Éducation, culture à La Réunion dans les années soixante
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Éducation, culture à La Réunion dans les années soixante
Education, culture à La Réunion dans les années 1960 Prosper Eve Université de La Réunion Le 10 octobre 1851, l’inspecteur de l’Instruction Publique, Louis Crivilli, défend dans une lettre au directeur de l’Intérieur la nécessité d’une école primaire professionnelle à La Réunion pour les fils de famille pauvres, la seule valable pour eux : « C’est dans l’école seule et non dans la famille que l’enfant du prolétaire créole recevra les principes de la morale et de la religion ; c’est dans l’école seulement qu’il pourra acquérir les notions de l’instruction élémentaire; c’est encore dans l’école seulement qu’il pourra arriver à aimer le travail manuel, l’apprendre et s’y accoutumer. L’instruction morale et religieuse, l’instruction primaire, le travail de l’atelier et de l’agriculture tout doit donc s’y trouver et être obligatoire ». Il milite alors pour la fondation d’un Institut Normal d’agriculture théorique et pratique afin que l’école réponde aux besoins des entreprises de la colonie et soit en même temps acceptée par tous : « Le jour où des élèves pris parmi les plus aptes dans les différentes écoles, écrit-il, après avoir suivi pendant deux ans des cours propres à en faire des chefs d’ateliers, retourneront dans les communes pour initier leurs jeunes camarades aux études qu’ils auront suivies et les diriger à leur tour dans les travaux de la campagne ; ce jour-là, tout le monde reconnaîtra la nécessité et les avantages de l’instruction primaire donnée aux enfants du pauvre… Cette instruction sera utile aux yeux de tous parce qu’elle sera devenue pratique » ! Finalement, peu de fils de pauvres ont bénéficié de ce minimum défini par cet inspecteur tant sous le Second Empire que sous la Troisième République. En 1946, La Réunion devient département français, la donne change pour l’école ; mais le système est si déficient que les douze années de la Quatrième République ne peuvent suffire à le rendre efficace. En 1954, 36 % de la population scolaire ne fréquente pas l’école ; 48 classes ont alors de 40 à 60 élèves, 35 classes de 50 à 80 élèves, 14 classes de 80 à 100 et 5 classes de plus de 100. En 1956, le département n’a pas suffisamment d’écoles pour accueillir tous les enfants qui se présentent chaque rentrée[1]. Le 14 juin 1956, Roger Guichard décrit dans Le Balai cet inquiétant problè[1] ADR, 1 Per 81/87, Le Progrès, 23 mars 1955, « L’Enseignement réunionnais ». 147 me et avoue qu’une solution doit intervenir dans les plus brefs délais : « Tous les ans, il y a toujours des gosses qui sont renvoyés faute de places. Dans beaucoup d’écoles on est contraint, pour les petites classes de pratiquer le système dit de “mi-temps”, c’est-à-dire que les gosses ne vont en classe qu’une demi-journée. Comme il y a malgré tout un programme à suivre, et que ce programme doit être réalisé en fin d’année scolaire, on conçoit que les petites têtes doivent être transformées en véritables magasins de stockage. Or tel n’est pas leur objet… Le résultat c’est que les gosses croient avoir obtenu quelque chose de leur passage à l’école, alors qu’ils n’ont fait qu’emmagasiner une suite plus ou moins incohérente de notions fort vagues… Toute la jeunesse d’un pays ou du moins une bonne fraction, est menacée d’être privée de l’enseignement élémentaire par manque de locaux ». Ce journaliste demande pour sauver de l’ignorance des centaines d’enfants d’utiliser les locaux disponibles sans se préoccuper de savoir s’il y a des plafonds ou non, si la cour est ou non clôturée. « Beaucoup d’hommes… se rappellent avoir été en classe dans des bâtiments qui n’avaient qu’une très lointaine analogie avec ceux définis par les normes classiques. Non seulement ils n’en sont pas morts, mais ils y ont acquis une solide instruction »[2]. En 1957, pas une seule classe en dur n’a été réalisée, faute de crédits suffisants. Face aux besoins pressants, des classes provisoires sont construites entre 1958 et 1960[3]. Pendant les dix premières années de la Cinquième République, l’école n’est pas en mesure de former tous les jeunes Réunionnais et de leur donner l’espoir d’une vie meilleure. Les défaillances du système éducatif ne permettent pas d’augurer un comblement rapide du fossé existant entre la minorité bourgeoise éclairée et l’immense majorité de la population peu ou prou défavorisée sur le terrain culturel. I. L’ÉDUCATION : UN SYSTÈME ENCORE DÉFAILLANT 11 à 16 % d’enfants scolarisables de 6 à 14 ans ne fréquentent pas l’école dans la seconde moitié des années 1950 et au début des années soixante. Ils sont appelés à grossir le peloton des analphabètes. Chaque génération d’enfants ne se présente pas à l’école dans sa totalité à six ans. Le retard à la scolarisation d’une partie des enfants est de un, deux, quelquefois trois ans. Des enfants quittent l’école prématurément à l’âge de douze ans parce qu’ils n’en tirent aucun profit, parce qu’ils sont dégoûtés d’être laissés-pour-compte par l’enseignant et d’entendre des remarques désobligeantes, parce que l’école telle qu’elle fonctionne n’offre aucune perspective d’avenir aux élèves en difficulté. Les enfants de 6, 7 et quelquefois 8 ans ne sont pas encore inscrits à l’école et ceux de 12 – 13 ans l’ont déjà quittée prématurément. [2] ADR, 1 Per 98/1, Le Balai, 14 juin 1956, « Un problème inquiétant ». [3] ADR, 1 Per 94/12, Le Journal de l’Ile de La Réunion, 15 novembre 1960, « M. le Député Marcel Cerveau expose à la tribune de l’Assemblée Nationale ». 148 Tableau 1 : Les enfants scolarisés de 1956 à 1961 à La Réunion[4] Années Nbre d’enfants d’âge scolaire Nbre d’enfants 6 à 14 ans scolarisés % d’enfants scolarisés 1955-56 54 253 45 403 83.68 % 1956-57 56 461 47 861 84.75 % 1957-58 58 887 51 433 87.34 % 1958-59 63 157 55 644 88.10 % 1959-60 68 247 60 424 88.24 % 1960-61 72 786 64 472 88.57 % En 1965-1966, la fréquentation scolaire avec un taux de 91.6 % est en nette amélioration grâce à l’action vivifiante des cantines scolaires et à celle de la gendarmerie qui s’est intensifiée contre la présence des enfants dans les rues aux heures de classes. Si entre 1958 et 1960, le nombre d’inscrits en septembre diminue peu et, est à peu près semblable en décembre (la perte est de 0.66 %), il subit une assez grosse variation en 1961[5]. Tableau 2 : Evolution des élèves des écoles primaires publiques entre septembre et décembre. Inscrits en septembre Année 1958 1959 1960 Total 56 084 61 052 66 339 Inscrits au 10 décembre 1958 1959 1960 55 487 60 662 66 227 - 1.1 % -0.7 % -0.2 % Sur 69 952 élèves inscrits à la rentrée d’août 1961 dans le primaire, 90 % seulement sont présents à l’école en décembre. En l’espace de quatre mois, le taux d’évaporation est de 10 %. Dans ce groupe, quelques-uns ne se sont jamais présentés à l’école, mais d’autres ont déserté les rangs entre temps, faute d’avoir été pris en charge correctement. Tous les niveaux sont concernés par cette désaffection. Le taux de présents en décembre par rapport aux inscrits à la rentrée est de 89,9 % pour la maternelle, de 89,5 % pour le cycle élémentaire et de 93,4 % pour le collège. Tableau 3 : Evolution de l’effectif des élèves des écoles publiques et primaires d’août 1961 au 10 décembre 1961[6] : Août 1961 10 décembre 1961 Ecoles maternelles 4 568 4 110 Ecoles primaires 57 784 51 700 CEG 7 600 7 100 TOTAL 69 952 62 910 [4] ADR, Rapports des Services Administratifs 1960-1961. [5] ADR, Rapports des Services Administratifs 1961. [6] ADR, Rapports des Services Administratifs 1961. 149 La baisse de l’effectif par classe au cours des années soixante est un élément positif. Elle est due à la politique de constructions qui vise à mieux accueillir les élèves. En 1962, sur 2 110 salles de classe en fonction, 1 245 seulement, soit 59 % méritent ce nom. Jusqu’en 1962, les classes sont surchargées et ont plus de quarante-six élèves. En 1960-1961, 92,8 % des classes peuvent être considérés comme bien loties avec 46 élèves, 6,1 % ont entre 47 à 60 élèves et 1,1 % ont entre 61 et 100 élèves. En 1961-1962, les classes de 80 à 100 élèves sont supprimées. En 1963-1964, 19,6 % des classes ont moins de 20 à 30 élèves, 70,7 % des classes ont entre 31 et 45 élèves ; 9,6 % gardent des effectifs pléthoriques de 46 à 80 élèves. A la fin des années soixante, 55 % des classes ont de 31 à 40 élèves ; le nombre de classes à gros effectif est en net recul, mais 23 à 28 % ont toujours plus de 40 élèves. Dans de telles conditions, la réussite de l’élève ne dépend pas seulement de ses potentialités, mais de l’investissement parental. Seuls les élèves les plus doués et qui bénéficient d’un soutien auprès d’un membre de la famille après la classe et pendant les vacances ou dans une école marronne sont armés pour suivre une scolarité normale et correcte. Tableau 4 : Nombre de classes d’après le nombre d’élèves de 1960 à 1969[7] - 20 élèves 20 à 30 31 à 40 41 à 45 46 à 50 51 à 60 de 46 47 à 60 61 à 80 81 à 100 3 Total 1960-61 1 775 116 18 1961-62 1 851 141 10 1 912 2 002 1962-63 1963-64 46 344 1 091 313 126 60 4 1984 1965-66 34 398 1 195 422 135 48 1 2 233 1966-67 40 368 1 253 419 171 70 5 2 346 1967-68 43 424 1 428 431 113 39 7 2 485 1964-65 Au cours des années soixante, les progrès sont sensibles en matière d’accueil d’élèves. En 1969-1970, 205 classes de maternelles ou enfantines accueillent 8 000 enfants d’âge pré-scolaire ; l’année suivante avec 106 classes de plus, l’effectif passe à 10 972 (dont 8 335 de cinq ans, 1 911 de quatre ans, et 426 de trois ans) soit une moyenne de trente-six élèves par classe. Dés lors que la moyenne nationale est de quarante cinq, l’administration considère qu’il est possible d’inscrire sans moyens supplémentaires 14 000 jeunes enfants et prioritairement ceux âgés de cinq ans. Le vivier des écoles marronnes est appelé à se tarir… La disparition de ce levier entre les mains des familles pauvres ne prédit rien de bon pour l’avenir des enfants en matière de suivi scolaire. En 1962, le département compte 322 écoles et 2 100 salles de classe dont 606 seulement sont vraiment fonctionnelles. En 1970, il en possède 356 et 2 950 salles de classe (soit 850 de plus) dans des constructions de meilleure qualité par leurs dimensions et leurs conditions de salubrité. [7] ADR, Rapports des Services Administratifs 1960-1961. 150 Entre 1963 et 1970, six cités scolaires voient le jour (Butor à Saint-Denis avec un lycée classique et moderne, un lycée technique, un CET, Tampon de même configuration, Saint-Louis avec un CET et un CES, de Saint-Benoît avec un CET et un CES, Port avec un CET et un CES, Saint-Pierre avec un CET et un CES) et 11 CES (à Piton Saint-Leu, Sainte-Suzanne, Saint-Paul centre, Bois de Nèfles, le Tampon, Saint-Joseph, Saint-André, Sainte-Clotilde, Cilaos, Saint-Denis). En 1962, l’enseignement du premier degré souffre d’une insuffisance d’instituteurs titulaires. Sur 2 300 postes, 1 448 sont occupés par des titulaires soit une couverture de 58 %. Sur ces 1 448 titulaires, 550 seulement sont pourvus du baccalauréat ou du brevet supérieur (soit 38 %). En 1970, on compte 2185 titulaires pour 2950 classes ouvertes, dont 1 139 sont bacheliers. Si on ajoute les 329 instituteurs remplaçants titulaires de ce diplôme, le nombre d’instituteurs bacheliers s’élève à 1 468 (soit 67,2 %)[8]. La baisse de l’effectif par classe traduit un meilleur encadrement des élèves et aurait dû entraîner de meilleurs résultats aux examens. Ce qui est loin d’être le cas, sauf au BEPC. Tableau 5 : Résultats aux examens du primaire de 1957 à 1969 à La Réunion[9] Années entrée en 6e I A % P CEP A % P 1957-58 BEPC A % P BE A 2 149 1 384 64,4 1 572 577 36 553 180 % 32 919 218 23 1958-59 3 076 1 852 60,2 1 820 878 48 635 1959-60 2 960 1 999 67,5 1 830 914 50 923 106 17 1 047 144 14 265 28 1 264 259 1960-61 3 263 1 946 59,6 2 247 965 42 20 1 165 253 21 1 509 179 11 1961-62 4 314 2 817 65,3 2 648 1 097 41,4 1 297 236 18 2 067 494 23,9 5 117 3 280 64,1 3 701 1 624 43,8 1 729 850 49,2 1 771 359 20,3 1965-66 6 416 3 241 50,5 5 212 2 151 41,3 2 289 1 049 45,8 2 431 298 12,2 1966-67 7 012 4 134 60,3 6 221 2 463 39,6 2 636 1 356 51,4 2 628 342 13 1967-68 7 524 4 839 64,5 6 598 2 800 41,4 2 680 1 539 57,1 3 238 446 13,7 1968-69 9 418 6 517 71,5 3 001 1 763 58,7 3 645 422 11,5 1962-63 1963-64 1964-65 La proportion d’élèves admis en 6e avec ou sans examen évolue vraiment en 1969 avec 72,5 %. Elle oscille auparavant entre 50 et 67 %. Le tiers des élèves du cours moyen ne franchit pas alors la 6e. Si certains se résolvent à doubler, d’autres quittent l’école sans un bagage solide, sans qualification et certainement désorientés et aigris. Les rares qui sont orientés vers les classes de préparation au Certificat d’Etudes Primaires voient s’ouvrir devant eux un nouvel horizon, mais le succès n’est pas garanti sans un gros investissement personnel et familial. Le taux de réussite qui atteint 50 % des candidats présents en 1959, redescend au-dessous de 45 % au cours des années soixante. Les plus jeunes des reçus à cet examen et les plus brillants ayant la possibilité de poursuivre leur scolarité au collège, les élèves ne ménagent pas leurs efforts. [8] ADR, Rapports des Services Administratifs 1970. [9] ADR, Rapports des Services Administratifs 1960-1970. 151 Jusqu’au début des années soixante, le taux d’échec au BEPC oscille entre 68 et 82 %. On observe une nette amélioration à partir de 1964, il chute à 41 % en 1969. L’hécatombe se produit au Brevet Elémentaire, peut-être parce que ce diplôme ouvre dans le privé à des postes à responsabilités et dans la Fonction Publique à des postes enviables, notamment dans l’enseignement, à la fonction d’enseignant du primaire. Le taux de réussite en 1969 est au niveau de 1961 (11 %). Il ne nous semble pas que le motif avancé par les responsables administratifs pour expliquer ces résultats décevants, à savoir la mauvaise maîtrise de la langue française pour la plupart des élèves du premier cycle soit très pertinent. La note de français aurait pu être compensée par les sept autres (Langue, Histoire, Géographie, Mathématiques, Musique, Education Physique). Il est d’autant moins acceptable que les candidats réussissent mieux au BEPC malgré l’épreuve de français. Les responsables du système éducatif pensent que la scolarisation des enfants dès l’âge de cinq ans, la mise en application de méthodes audio-visuelles afin d’aider les maîtres débutants dans leur tâche, permettraient d’augmenter rapidement le nombre de reçus. Peut-être a-t-on vent de la réforme de l’enseignement du français que prépare la commission Rouchette depuis 1963[10]. La présence à tous les niveaux d’élèves en retard sur l’âge normal atteint des taux inhabituels. Au cours préparatoire, croupissent des élèves en retard de sept ans, en quatrième de cinq ans, en troisième de quatre ans. Les retards qui s’accumulent dès la première année s’expliquent par une fréquentation initiale très accidentelle à cause de la distance à parcourir, des caprices de la météorologie, de la surcharge des effectifs des classes. Au CEG, la présence d’élèves deux, trois, quatre, cinq ans de suite sont dans certaines classes tiennent aux effectifs, aux locaux et aux moyens pédagogiques insuffisants. Le souci de tout tenter pour décrocher le Brevet Elémentaire ou le Brevet d’Etudes du premier Cycle qui permettent d’occuper un emploi décent maintient longtemps en quatrième et en troisième des adolescents en désespoir. Si l’effectif progresse dans le primaire au cours des années soixante, l’efficacité du système éducatif reste à prouver. Tableau 6 : Evolution de l’effectif du Primaire de 1960 à 1968[11] Années Nombre 1960-61 78 880 1961-62 83 346 1962-63 1963-64 92 390 1964-65 1965-66 105 259 1966-67 110 055 1967-68 115 693 [10] Antoine Prost, Education, société et politique, Paris, Le Seuil, 1997, 257 p. Jean Combes, Histoire de l’école primaire élémentaire en France, Paris, P.U.F, 1997, 127p. [11] ADR, Rapports des Services Administratifs 1960-1970 CEG, collège d’enseignements général, à partir des anciens cours complémentaires par le décret Berthoin en 1959. 152 Cette évolution de l’effectif trouve ses causes dans des phénomènes humains durables et des améliorations sociales: à la croissance démographique, la création et l’extension d’un réseau de plus en plus dense de transports d’élèves qui couvre le département, à la prolongation de la scolarité jusqu’à dix-huit ans, à l’amélioration du pourcentage de scolarisation qui passe de 70 % en 1962 et dépasse 90 % en 1970, à l’attribution de bourses. L’augmentation dans les écoles primaires est de 59 % pendant cette même période de 58 000 élèves on passe à 92 300. Entre 1961 et 1970, l’effectif des élèves des CEG[12] triple mais, l’échec aux examens terminaux atteste l’existence de défaillances. Pendant toute la période, les filles paraissent plus studieuses que les garçons. Elles constituent près de 60 % de l’effectif des CEG. Tableau 7 : Effectif des CEG de 1960 à 1969[13] Années Total Observations 1959-60 5 990 2 456 g + 3 534 F 1960-61 6 738 2 730 g + 4 008 F 1691-62 7 565 3 045 + 4 520 F 1962-63 8 908 1963-64 10 954 1964-65 11 951 1965-66 13 249 1966-67 13 391 5 496 g + 7 895 F 1967-68 14 266 5 835 g + 8 431 F 1969-70 21 900 Le mot d’ordre d’égalité des chances qui se diffuse en France dans les années soixante n’a pas véritablement cours dans ce jeune département français de l’océan Indien. Peu de fils de prolétaires peuvent accéder à l’enseignement secondaire. Celuici reste l’affaire des fils de famille, des enfants de fonctionnaires. Les quelques boursiers issus du petit peuple sont des bûcheurs qui ont de réelles potentialités. Ils accèdent au lycée après avoir subi un concours. Les fils de famille aisés qui échouent à ce concours vont poursuivre leur scolarité dans des institutions privées à Madagascar. En 1967-1968, le rythme des constructions neuves reste insuffisant ; il ne peut suivre l’augmentation des effectifs et remplacer les locaux vétustes et inadaptés. Les communes s’efforcent d’offrir aux écoles un nombre convenable de classes supplémentaires. Mais l’obligation de louer provisoirement des cases ou baraques, d’équiper ces locaux de fortune à leurs frais les défavorisent, puisque le rang sur la liste d’urgence est reculé par suite de la solution provisoire adoptée. Malgré les efforts en matière de construction, d’ouverture de classes, de recrutement de personnels, la misère intellectuelle est grave à la Réunion. Le recense[12] CEG, collège d’enseignement général à partir des anciens cours complémentaires par le décret Berthoin en 1959. [13] ADR, Rapports des Services Administratifs 1960-1970. 153 ment de 1967 permet d’établir que 86 500 Réunionnais de plus de 15 ans sur 216 000 habitants sont illettrés, soit 40 %. Seuls 283 Réunionnais sur 446 000 habitants ont un diplôme d’Enseignement Supérieur. L’analphabétisme reste important chez les catégories sociales les plus défavorisées : journaliers agricoles (64 %), exploitants agricoles (56 %), ouvriers (86 %). Sur 140 000 enfants qui fréquentent les écoles, il existe 50 000 retardés, soit 35,7 %. En 1970, 8 300 jeunes de seize ans, soit les trois quarts de leur classe d’âge se retrouvent à la vie active sans diplôme. Le goût du livre ne peut être aigu dans cette société. L’hebdomadaire de l’Église catholique, Dieu et Patrie, reconnaît le 17 avril 1966 que la société réunionnaise ne permet pas à tous les Mozart de s’épanouir et d’exploiter leurs talents : « Lorsqu’un homme qui a honoré La Réunion disparaît, invariablement, son éloge funèbre contient cette phrase: « il fit de “brillantes” études au lycée Leconte de Lisle ». Le passage par cet établissement secondaire (dont nous pouvons être légitimement fiers) a longtemps été la seule et nécessaire voie d’accès aux situations valables sur le plan individuel et profitables à la communauté. Depuis quelques années l’éventail s’ouvre plus largement et le bouleversement de la réforme scolaire coïncide chez nous avec l’ouverture d’un nombre accru de CEG, du Lycée du Tampon et bientôt de celui du Chaudron, laisse espérer un accueil toujours plus large au niveau de la sixième : il est vrai qu’en 1954, 1 200 élèves frappaient à la porte de la sixième, sans pouvoir y entrer tous, car l’examen était obligatoire ; aujourd’hui ils sont plus du double et leur nombre ne cessera d’augmenter, si l’on considère que les générations de forte natalité et de faible mortalité ont à peine dix ans à ce jour. Même en admettant que les classes de sixième puissent rapidement accueillir tous les candidats qui le “méritent” (et il faut souligner l’effort considérable accompli par l’Education Nationale pour atteindre cet objectif), il reste encore les Mozart assassinés beaucoup plus nombreux qu’on ne pense. L’entrée en sixième suppose une scolarité à peu près régulière dans les années précédentes : Combien y a-t-il d’enfants ici qui ne peuvent pas aller régulièrement à l’école ? Il peut apparaître inutile de rappeler quelques unes des causes de cet absentéisme total ou fréquent; obligation d’aller chercher l’eau, manque de linge, fatigue causée par la nourriture insuffisante, le repos en travers d’un lit ou sur le sol ; en un mot toute cette misère qui trouve son lieu d’élection dans ces taudis, dont il est faux de dire que le nombre diminue. Je pense en particulier à cette fille de 15 ans évacuée de la commune Prima à l’occasion du cyclone IVY et qui n’avait jamais mis les pieds à l’école. De ces enfants qui vont naître dans les taudis, une bonne partie (fera-t-on un jour une enquête sérieuse ou a-t-on peur de faire connaître la réalité) sont condamnés dès leur naissance à ne jamais développer leur personnalité pour eux et pour la collectivité. Il suffit d’y aller voir pour comprendre. Il suffirait peut-être que beaucoup comprennent pour trouver une solution humaine. Car il ne s’agit pas ici d’infanticides isolés, mais d’un véritable massacre, dont nous sommes tous responsables »[14]. [14] AESD, Dieu et Patrie, 17 avril 1966 « Mozart enfant, Mozart assassiné ». Cet article qui date de 1966 conforte notre analyse pour les années 1890-1940. Aussi considérons-nous que la critique fielleuse de Mme Paule Fioux est gratuite, déplacée et exagérée. (Paule Fioux, L’école à l’île de La Réunion entre les deux guerres, p. 151, Paris, Karthala, 1999). 154 Le fossé est forcément grand entre les illettrés, ceux qui disposent d’un modeste bagage scolaire et ceux qui ont poursuivi des études supérieures. La société réunionnaise se compose de deux classes bien déterminées : d’un coté ceux qui vivent avec aisance et de l’autre ceux qui tiennent au désespoir. Le premier groupe qui comprend les fonctionnaires des administrations et les employés cadres du secteur privé lutte pour l’amélioration des conditions de travail, le réajustement des salaires. « Il s’agit d’un raffinement normal et naturel », note Le Progrès le 19 janvier 1969. Ceux qui sont soumis veulent se munir un peu plus. Le confort appelle le confort. La nourriture n’est plus un problème. Il n’existe qu’un souci celui du perfectionnent des biens qui doivent refléter la montée de l’homme dans la hiérarchie sociale ! « En plus de la considération, ils arborent la suffisance ». Leur aisance financière ne fait pas d’eux des consommateurs effrénés des produits culturels. Une petite minorité de la bourgeoisie réunionnaise s’intéresse à la culture, quelques-uns d’entre eux sont promoteurs d’activités culturelles. Le métropolitain participe plus volontiers que le Réunionnais à des activités post-professionnelles[15]. Le deuxième groupe ne disposant pas du minimum vital ne peut-être intéressé par la culture. Les ouvriers agricoles se taisent et règlent leurs différends par des gestes violents. Le prolétariat de la ville côtoie journellement ou épisodiquement un univers de gens nantis, un univers de richesses apparentes : magasins, voitures, restaurants, librairies, panneaux publicitaires, mais ils restent des consommateurs virtuels[16]. Comme il n’a pas les moyens d’acheter ce que la société de consommation étale sous ses yeux, il ne peut que regarder et souffrir en silence de ne pas pouvoir goûter aux joies de la consommation. Peu de gens sont armés pour fréquenter les bibliothèques, assister au théâtre, visiter les musées, assister à des conférences; peu de gens ont les moyens financiers pour s’approcher des librairies. La lutte menée par les départementalistes pour maintenir La Réunion au sein de la République française passe par la persécution de tous ceux qui n’épousent pas leurs idées, notamment lorsqu’ils extériorisent un aspect de leur culture ancestrale. Pour être récompensé, reconnu, il faut être départementaliste. Alors que l’Etat laïc depuis le début du XXe siècle n’a pas à se mêler des affaires religieuses, le 3 août 1962, le préfet Perreau-Pradier et le maire de Saint-Denis, Gabriel Macé, inaugurent la nouvelle mosquée de la capitale[17]. II. CULTURE POPULAIRE ET CULTURE DE L’ÉLITE : A l’exception des fêtes religieuses des différents cultes : catholique, hindouiste, islamique et des fêtes familiales à l’occasion de la naissance, du mariage, la vie est assez terne à La Réunion. En organisant des rassemblements de prières et des kermesses paroissiales, l’Église catholique tente d’offrir aux habitants des occasions d’être ensemble et un peu d’évasion. En février, se déroule la fête de Notre Dame de Lourdes à Saint-Paul, le 1er mai des travailleurs de l’usine de Savanna convient ceux de l’île à assister avec eux à trois messes dites à cinq heures, sept heures et huit heures trente. La dernière est précédée par la bénédiction des outils de travail et se termine à la sortie par une distribution de gâteaux bénis aux enfants et aux vieillards. En juin, se déroule [15] ADR, 1 Per 82/47, Le Progrès ; 19 janvier 1969 « La vie Culturelle à La Réunion ». [16] ADR, 1 Per 82/47, Le Progrès ; 26 janvier 1969 « La vie Culturelle à La Réunion ». [17] ADR, 1 Per 86/10, Le Cri du Peuple, 2 août 196, « Inauguration ». 155 la kermesse de l’école du Sacré-Cœur à Saint-Denis et le pèlerinage diocésain aux Colimaçons, en août et en octobre la fête de la conférence de Saint-Vincent de Paul dans les différentes paroisses, en septembre les fêtes de Notre-Dame de La Délivrance à Saint-Denis et de Notre-Dame de La Salette régulièrement à Saint-Leu et épisodiquement à Sainte-Marie, en octobre les fêtes de Notre Dame du Rosaire à la Rivière Saint-Louis, de la Vierge Noire à la Rivière des Pluies, le 1er novembre la procession de Notre-Dame du suffrage à Saint-Denis de l’église Saint-Jacques au cimetière de l’Est où l’absoute est présidée par l’évêque ou son vicaire général. Le 2 décembre, le pèlerinage de Sainte-Vivienne à Quartier-Français et le 3, la kermesse annuelle de la fête patronale de l’Immaculée Conception aux Avirons. La bénédiction d’une nouvelle chapelle ou d’une nouvelle église est un grand moment dans la vie du quartier[18]. Les laïcs ne laissent pas à l’Église le monopole de l’animation. Les associations amicales ont aussi leur jour annuel de réjouissances. Le 3 juillet 1965, l’Association des Anciens Elèves du Lycée Leconte de Lisle tiennent leur banquet annuel à l’hôtel Labourdonnais. Pour contrer les syndicats proches du Parti Communiste Réunionnais, la municipalité dionysienne célèbre à sa manière le 1er mai. En 1962, elle propose la veille, une séance de cinéma gratuit sur la place de la Préfecture, le lendemain matin un défilé de la clique municipale et l’après-midi un match de football à la Redoute. Elle est suivie par la municipalité portoise dirigée par André Gonthier qui organise différentes courses : cycliste, en sac, à la ficelle, aux œufs, un concours de boules et un bal populaire. A l’occasion du jumelage de la ville de Saint-Denis et de Nice en 1962, il est prévu un bal populaire et un feu d’artifice. Le maire propose à ses administrés de pavoiser leurs maisons et aux commerçants d’illuminer leurs vitrines[19]. Le 14 juillet ne se passe pas sans réjouissances populaires. Elles commencent par la retraite aux flambeaux, continuent par la course en sacs ou en barques, le match de football, la distribution de gâteaux aux enfants, et se terminent par le feu d’artifice. Le sport procure aussi ses moments de joie. L’inauguration du stade du Port le 30 mai 1965 se fait dans l’allégresse[20]. Dans la deuxième semaine de juillet, le tour de l’île cycliste avec la participation d’équipes venues de Métropole et des îles de l’océan Indien, fait vibrer la plupart des Réunionnais. Jeunes et moins jeunes se retrouvent au bord des routes lors du passage des cyclistes pour les admirer ou les applaudir. Le cinéma a la capacité de drainer les gens modestes. Les places du poulailler ne leur sont pas strictement réservées, mais c’est le seul billet qu’ils peuvent s’offrir. Pour ne pas être à leur contact, les gens aisés désertent les salles commerciales pour les ciné-clubs ou la salle de Cinéma d’Art et d’Essai pour être entre « gens comme il faut » et condamnent les directeurs de salles commerciales à ne distribuer que des « navets » ! Au début de l’année 1968, la situation semble bloquée. Un journaliste du Progrès écrit à ce propos : « En ce début d’année, les trois salles de la capitale qui sont les clés des circuits de distribution dans toute l’île ne nous offrent apparemment que des [18] AESD, Dieu et Patrie, 1960 à 1969. [19] ADR, 1 Per 86/10, Le Cri du Peuple, 31 mai 1962, « Communiqué », p. 3. [20] ADR, 1 Per 94/24, Le Journal de l’île de La Réunion, 1er juin 1965, « Inauguration ». 156 films commerciaux sans intérêt. La programmation se complait comme l’an dernier dans sa série de films monotones et idiots allant d’un quelconque policier James Bond ou autres enquêtes chez les mecs dangereux, aux balbutiements rose bonbon de femmes vivant dans une antiquité de carton pâte autour d’un maciste vieillissant… D’ailleurs, il serait utopique de faire disparaître les “macisteries” de nos écrans ; ce serait le glas de l’exploitation cinématographique à La Réunion… Alors reconnaissons une dernière fois et définitivement jusqu’à nouvel ordre que seuls les navets font exister l’exploitation du film dans notre île, peuvent encore attirer les foules du mercredi soir et du samedi soir »[21]. Les cinéphiles qui fréquentent le ciné-club boudent toutes les salles commerciales si bien qu’au bout de deux jours de programmation Jacques Becker est retiré honteusement de l’affiche. Luis Bunuel n’est pas mieux traité. Gérard Philippe joue pour dix personnes un de ses meilleurs rôles. Le même journaliste s’écrie : « C’est un scandale que j’impute aux foules qui attendent aux guichets du Cinéma d’Art et d’Essai, aux adhérents des ciné-club »[22]. La télévision qui voit le jour le 24 décembre 1964 est pour l’instant accessible aux plus aisés. En avril 1968, 12 000 téléviseurs sont recensés officiellement soit 1 poste pour 35 habitants contre 1 pour 5 en Métropole. Les régions de Saint-Joseph à Saint-Philippe, les cirques d’Hell-Bourg, Cilaos et Mafate ne sont pas encore desservis[23]… La célébration du tricentenaire du peuplement de l’île du 3 au 10 octobre 1965 en présence du ministre des Départements d’Outre-Mer, M. Louis Jacquino, est une fête exceptionnelle. Le programme établi ne laisse aucune ville à l’écart, mais les réjouissances sont plus nombreuses à Saint-Paul, Saint-Denis et Saint-Pierre. Elles sont suffisamment variées pour plaire à tous les goûts et intéresser le plus large public. Les unes sont vraiment populaires : défilé de barques illuminées le 3 à Saint-Paul suivi de feux d’artifice et d’un bal populaire, semaine commerciale à Saint-Denis à partir du 4 et kermesse au square Labourdonnais, match de basket-ball à Saint-Pierre et championnat de lutte gréco-romaine, d’haltérophilie et de catch, défilé des chars traditionnels de la fête patronale de Saint-Denis le 10 et des chars du Tricentenaire de la Caserne des Pompiers rue Maréchal Leclerc à l’Hôtel de Ville en passant par les rues Voltaire, Général de Gaulle et de Paris. Les autres sont destinées à un public plus restreint et cultivé : soirée théâtrale le 4 à Saint-Denis, puis à Saint-Pierre le 7 et Trois-Bassins le 9 par la société L’Avant-scène avec pour programme, « Le mariage forcé » de Molière et « Un Caprice » d’Alfred de Musset. Une conférence est donnée par le directeur des services d’Archives de La Réunion, M. André Scherer, le 4 à Saint-Pierre sur « Les origines de Saint-Pierre » et une autre par le directeur des Archives de l’île Maurice, Auguste Toussaint, sous l’égide de la Société des Sciences et Arts : « Hollandais et Français aux Mascareignes au XVIIe siècle » le 6 à Saint-Pierre, et le 8 à Saint-Denis[24]. [21] ADR, 1 Per 82/46, Le Progrès, 4 février 1968, « Le Cinéma » p. 6-7. [22] ADR, 1 Per 82/46, Le Progrès, 4 février 1968, « Le Cinéma ». Pour les ramener, les directeurs de salles seront dans l’obligation de supprimer, d’aménager des salles très confortables à prix unique et élevé et de ne programmer qu’un film par séance. [23] ADR, Réalités et Perspectives Réunionnaises, N° 3, juin 1968, « Réflexion sur la télévision réunionnaise ». [24] ADR, 1 Per 94/25, Le Journal de l’île de La Réunion, 28 septembre 1965, Programme de la fête du Tricentenaire du peuplement. 157 Pour les départementalistes qui sont au pouvoir dans les municipalités et au Conseil général, le but de cette célébration est de renforcer le sentiment d’attachement à la France[25]. Il s’agit bien d’une récupération de l’histoire à des fins politiciennes pour défendre la politique assimilationniste et rappeler la nécessité et les bienfaits de l’amour filial envers la patrie. Pour Michel Debré, plus que jamais La Réunion doit penser à son avenir et à son rôle qui est d’assurer le rayonnement de la culture française dans cette zone géographique. « Que par ses progrès, La Réunion soit et demeure un fidèle reflet de la Métropole »[26]. Pour le président du Conseil général, Roger Payet, le succès de cette célébration a presque valeur de référendum puisqu’il scelle définitivement le destin de La Réunion dans le giron français. « Après trois siècles de fidélité, La Réunion a rempilé pour toujours sous la bannière française. »[27]. Ce n’est pas pour rien que Le Journal de l’île de La Réunion rappelle la parole d’un artisan dionysien sur le sens de cette célébration « Célébrer le tricentenaire, c’est manifester son attachement à la Mère Patrie ». La décision du Conseil Municipal de Saint-Benoît d’attribuer à une place de la ville le nom du promoteur de la vanille, l’esclave Edmond, affranchi en 1848 sous le nom d’Albius, décédé en 1880 sur un cadre d’indigents à l’hospice communal de Sainte-Suzanne, donne un autre ancrage à cette fête. L’organe de l’Église catholique tire heureusement d’autres conclusions de cet évènement. Il juge qu’après cette fête, les Réunionnais doivent prendre conscience qu’ils sont un modèle pour le monde, qu’ils ne doivent plus se sentir inférieurs aux métropolitains qui viennent de plus en plus nombreux dans l’île. Ils doivent tirer leur force de leur unité. « N’est-ce pas dans ces occasions qu’on s’aperçoit qu’il existe une âme commune, vibrant aux mêmes émotions, communiant au même idéal ? Sans distinction de classe sociale, d’âge, d’origine, tous les participants perçoivent que malgré tant de choses qui divisent, s’est enracinée une solidarité basée sur notre communauté de destin et de culture… N’est-ce pas dans de pareilles circonstances que se développe notre fierté d’être Réunionnais, stimulant à notre dynamisme ?…Nous autres, Réunionnais, avons réussi à faire de notre population si disparate par ses origines ethniques, une communauté fraternelle où chacun est traité sur un pied d’égalité… Si nous avons des défauts qu’il nous faut corriger, nous n’avons pas pour autant à nous sentir inférieurs en tant que personne. »[28]. Le retour des restes de Leconte de Lisle en 1968 reste l’affaire des hommes politiques au pouvoir et d’une minorité d’intellectuels. Cette société secrète tant la violence, que la population aisée craint le pire de ceux qui n’ont pas accédé à l’école ou qui ont été marginalisés par elle. La migration n’est pas proposée à ceux qui ont un petit bagage intellectuel, aux orphelins et aux enfants de familles très démunies uniquement pour atténuer les effets de la pression démographique. Il semble bien que l’objectif inavoué est de diminuer le nombre des damnés de la terre qui peuvent grossir à terme le rang des autonomistes. Le journal La Démocratie présente en 1962 la rue à Saint-Denis comme pas sûre. [25] ADR, 1 Per 94/25, Le Journal de l’île de La Réunion, 4 octobre 1965, « 1665-1965 : Trois cents ans d’amour filial » [26] ADR, 1 Per 94/25, Le Journal de l’île de La Réunion, 5 octobre 1965, p. 1 [27] ADR, 1 Per 94/25, 5 octobre 1965, p. 8 [28] ASED, Dieu et Patrie, 24 octobre 1965, « Qu’en reste-t-il ? » 158 « Dès dix-neuf heures, elle est la propriété de la pègre, de la voyoucratie. Les familles respectables, les dames n’osent plus circuler en ville dit cet organe de presse. Le trottoir éternellement défoncé est occupé par quelques ivrognes imbibés de rhum qui hurlent à tue-tête des chansons obscènes ou un jazz à la mode. Ils vous heurtent violemment et souvent aussi arrachent les sacs des dames qui vont assister à la messe de cinq heures »[29]. A la fin de l’année, ce même hebdomadaire signale que dans la capitale les agressions nocturnes sont multiples de la part d’individus qui se déplacent à trois ou quatre en état d’ivresse, font du bruit, lancent des pierres sur les voitures en stationnement et même sur celles qui circulent ou les antennes de TSF des voitures arrêtées. Ils agressent les passants isolés, provoquent des chutes de cyclistes. Ces individus agressifs marchent presque tous avec des couteaux de cuisine[30]. Les mécontents ne s’attaquent pas seulement aux personnes physiques et à certains biens des particuliers, mais aussi à certains monuments commémoratifs communs. Sans les nommer directement, La Démocratie laisse entendre sans avancer la moindre preuve que les autonomistes sont les auteurs de ces dégradations et propose le recrutement de gardes pour leur surveillance diurne et nocturne. Comme les communistes accusés de séparatistes sont honnis, il est plus facile de les rendre responsables de tous les forfaits perpétués dans cette société. Peut-être s’agit-il de cris de colère de gens qui ne supportent pas qu’on ait pu se livrer à des dépenses somptuaires dans cette île alors que rien n’a été vraiment entrepris pour éradiquer la misère !.. « Les vandales de Saint-Denis continuent leurs œuvres de destruction. Après les colonnettes du Boulevard Jeanne d’Arc, ce sont les bancs en maçonnerie de la place Leconte de Lisle qui sont brisés. Ces vandales appartiennent à toutes les couches de la société. Un homme affecté à la garde et à l’entretien des places et des monuments publics est devenu indispensable. Ne pouvant se venger sur un adversaire politique, ils prouvent leur lâcheté et leur manque d’intelligence en détruisant tout ce qui enjolive Saint-Denis »[31]. La culture des non-Européens n’a jamais été appréciée à La Réunion. A la fin du XIXe siècle, la fête organisée par les Indiens hindouistes pendant leur temps de repos horripile les bien-pensants. Selon l’analyse de Joseph Bertho du Petit journal de l’île de La Réunion du 27 décembre 1896, le jour de l’an est alors assimilé au Pongol. Comme ceux qui sont au sommet de l’échelle sociale craignent pour leur sécurité, ils ne perçoivent pas le sens religieux de cette fête. L’unité créée autour d’elle n’est pas analysée comme un élément positif. Ce commentateur évoque inconsciemment la crainte éprouvée par des non-hindouistes devant ceux qui pratiquent ce culte qu’ils ignorent. Ce souci de remercier les dieux après une année d’efforts et de se placer sous leur protection pour l’année nouvelle les dérange, car ils se retrouvent là sur un territoire inconnu. Aussi n’est-il pas étonnant que Joseph Bertho, en présentant le Pongol, insiste surtout sur l’aspect bachique. Il est frappé par l’accessoire, la forte consommation d’alcool. L’esprit de dénigrement l’empêche d’aller à l’essentiel. En recommandant aux pouvoirs publics de façon anodine de lutter contre cette consommation excessive d’alcool, son objectif inavoué est inéluctablement de porter le coup de grâce à cette fête. Le [29] ADR, 1 Per 84/15 La Démocratie, 1er mai 1962, « La rue à Saint-Denis ». [30] ADR, 1 Per 84/15, La Démocratie, 25 décembre 1962, « Les voyous ». [31] ADR, 1 Per 84/15, La Démocratie, 8 juin 1962, « Vandales de Saint-Denis ». 159 résultat n’est pas garanti d’avance, mais Bertho préfère se distinguer dans ce combat, peut-être pour ne pas être taxé de laxiste et pour plaire à ses lecteurs appartenant aux classes dominantes. Il écrit : « L’état d’effervescence qui règne actuellement dans nos ateliers agricoles indique les approches du jour de l’an, c’est à dire des fêtes du Pongol. L’activité déployée est telle, qu’aux champs la tâche est doublée et même triplée et qu’à l’usine l’on travaille de jour comme de nuit et par escouade de relève ; et c’est en chantant que l’on prend et quitte la besogne. Les charroyeurs, eux, font donner le dernier coup de collier par les malheureuses bêtes qui n’en peuvent plus pour terminer les champs entrepris. En un mot, la coupe, exceptionnellement favorisée par un splendide beau temps, bat son plein, sans cependant pouvoir être terminée au 31 décembre. L’insuffisance des usines et le manque de chauffage, deux causes majeures qu’il n’est guère facile de remédier, feront qu’un bon quart au moins de la récolte pendante restera sur pied. Quoi qu’il en soit, la tradition du Pongol se perpétue et ne cesse de s’étendre outre mesure. Ce ne sont plus les engagés seuls qui se préparent au Pongol au son des tam-tam, du fifre et du légendaire bobre ; toutes les classes de travailleurs s’y associent et les violons, accordéons et tambours feront merveille à la campagne pendant la durée de ces fêtes. Le Pongol, qui ne devrait être qu’une fête du travail solennisée par la présence des autorités et rehaussée par l’exposition de produits agricoles primés à titre d’encouragement, le Pongol agricole tel qu’il se pratique à cette heure, ne présente que le caractère de véritables orgies, où l’ivresse s’étale et se manifeste sous ses formes les plus hideuses et les plus terribles. De trop copieuses libations faites à cette occasion ne déterminent-elles pas fréquemment des accidents graves et mortels ? Puissent les classes dirigeantes réagir énergiquement contre cette funeste tendance qu’ont aujourd’hui les masses à s’alcooliser et à tomber dans un état d’abrutissement qui détruit toute notion exacte de bien, de prévoyance, d’économie domestique et de bonheur intérieur. S’illusionner autrement sur la réalisation d’une telle réforme en sera l’œuvre du temps, il faut se résigner celle année à assister à l’écœurant et douloureux spectacle de l’encombrement des dépôts centraux, des allées et venues des acheteurs y faisant queue, du colportage à tête d’homme et en véhicule de rhum et autres boissons alcoolisées pendant quinze jours consécutifs au moins. Comme conséquence, il faudra voir les ivrognes tituber sur la route et n’en pouvant plus se coucher le long des cuvettes. Il faudra entendre les propos malsonnants de ces malheureux ivres morts et les cris forcenés ou râlants de ceux que l’alcool surexcite ou anéantit ». Cette lutte s’est soldée par un échec puisque le 22 février 1962 des communiqués dans la presse annoncent la cérémonie de marche sur le feu dans les différentes localités[32]. [32] ADR, 1 Per 86/10, Le Cri du Peuple, 22 février 1962 « Annonce à Saint-Pierre » ; 1 Per 85/19, Témoignages, 25 juin 1962, « Marche sur le feu le 1er juillet 1962 à la chapelle Michel Bima à Saint-Gilles-Les-Hauts ». 160 Tout n’est cependant pas acquis. Dans les années soixante, la figure du « Jacot » se trouve dans le collimateur des censeurs. Dans les légendes indiennes, le « Jacot », rusé et intelligent, représente Hanuman celui qui dans le Ramayama et le Mahabharata aide Rama à libérer son épouse Sita, après son enlèvement[33]. Le 27 avril 1962, un journaliste de La Démocratie condamne la présence des « jacots » dans les rues de Saint-Denis le jour de la fête de Pâques. « Depuis deux ou trois ans, note-t-il, les Dionysiens sont scandalisés de constater que la fête de Pâques est transformée par une douzaine d’enfileurs de coups de secs en journées de mascarades. Dans les rues de Saint-Denis, notamment rue Maréchal Leclerc, le Butor, les passants sont arrêtés par ces hommes peinturés, barbouillés, portant pour tout vêtement un bout de chiffon sale entre les jambes ; se livrant à mille contorsions sur la voie publique. Les jacots sont escortés de batteurs de tam-tam et de quêteurs pour ramasser les billets de banque et les pièces de monnaie que des superstitieux qui ont peur du mauvais sort s’empressent de distribuer. Pour ainsi transformer le dimanche de Pâques en fête profane, il faut que les jacots aient obtenu une per- [33] Pour le Réunionnais depuis la seconde moitié du XXe siècle, le « Jacot » appartient au patrimoine des Indiens hindouistes. Il s’avère qu’à l’origine on trouve un esclave africain portant le nom de « Jacquot Mayaco ». Celui-ci animait les rues de la capitale au son du bobre et de ses chants et il se livrait à de multiples exercices gymniques pour gagner de quoi assurer sa survie et celle de son propriétaire. En effet, parmi les petits propriétaires, certains avaient pris l’habitude de louer leurs esclaves aux grands propriétaires et d’autres leur demandaient d’aller se livrer à des activités diverses et de rapporter ainsi de quoi manger. Ce « Jacquot Mayaco » a tellement marqué les esprits qu’il a eu les honneurs de l’Album de La Réunion réalisé par Louis–Antoine Roussin. Y-a-t-il une familiarité entre ce « jacot mayaco» et le « jako malbar » ou « danseur-singe malbar » ? Le « jako malbar », a le corps recouvert de peintures de multiples couleurs, les chevilles entourées de clochettes, les reins ceinturés d’une chaîne, les mains armées de griffes d’acier, les cheveux cachés sous un morceau de toile, des cartes à jouer derrière les oreilles ; accompagné de quelques acolytes et de musiciens il s’avance en gesticulant quand un spectateur lui lance par terre une pièce, dans un saut courbé en arrière, tel un acrobate, il saisit la pièce dans sa bouche et la dépose dans sa cagnotte. Le jako prie le dieu. Les uns disent que le jako imite Almal (fils de Raya et Sita) qui est allé sauver sa mère enlevée par le roi de Ceylan, d’autres qu’il exécute la danse du tigre devant le char sacré pour aller à la marche sur le feu, d’autres encore établissent un lien entre le dieu des singes et le dieu des lascars car c’est devant le nargoulam que le jako se prosterne et prie [C. Barat, « Le Nargoulam, dieu des Lascars », in Etudes sur l’océan Indien, 1984, p. 259-279.]. Si « Jaco Mayako » est un individu non déguisé qui œuvre seul, le « jako malbar » est déguisé et agit entouré de batteurs de tambours. Le second ne peut rien sans suivre un carême strict, sans obéir à un rituel et vénérer Dieu, le premier exploite sa force physique pour amuser les badauds et assurer sa survie. Les deux personnages sont bien différents. Ils n’appartiennent pas au même registre. Mais il n’est pas invraisemblable que ceux qui ont attribué le titre de jako « au danseur singe indien » ont puisé leur inspiration dans le personnage de « jako mayaco ». Un texte publié le 8 mai 1847 par l’Indicateur Colonial apprend que la police ne veut plus tolérer la présence de « Jacot Mayaco » dans les rues : « Vous savez ce grand Noir, ce grand Bibi, Jacot, enfin Jacot Mayako, qui aux coins des rues attirait tant de nénènes, tant d’enfants ; qui mettait dans son grand boursac en toile grise tant de sous. Celui qui faisait des centaines de grimaces pour un marqué ; des milliers de contorsions pour un macatia, qui dansait d’une manière si exorbitante ; qui crie un chant si rauque, si sauvage. Eh bien ! La police, dit-on, ne veut plus qu’il danse, ne veut plus qu’il chante. Pourquoi ? Parce ce que pauvre Mayaco mettait une queue quand il faisait le singe ; parce qu’il avait un plumet rouge à son chapeau, tout comme Diavolo. Pourquoi? Parce qu’il détournait les domestiques de leurs ouvrages et de leurs commissions et empêchait les petits garçons d’aller à l’école. Si ces faits ont quelque gravité, il faut convenir aussi que la police est par trop cruelle envers ce pauvre Mayaco. Mais que va-t-il faire ? Que va-t-il devenir ? Lui qui ne sait que briser ses reins, que battre du tamtam, que crier « hé ho ! Mayaco ! Hého ! Hého ! Mayaco ! ». Lui qui ne comptait que sur sa souplesse de corps et sa laideur pour rapporter à sa maîtresse le prix de sa journée. C’est lui qui pouvait justement dire : je loue mon corps ? Réellement, que vont devenir son chapeau, son plumet, son tam-tam ? Lui et toutes ces choses ont-ils eu leur temps ? Est-ce fini ? Ne garderons-nous de lui que sa lithographie qu’on trouve dans l’Album de Roussin ? Eh non ! Les petits enfants de ce temps en garderont son souvenir et en parleront à leurs petits enfants, mais moi je voudrais garder son petit chapeau. ». C’est à la fin des années 1980 que le « Jacot » refait surface. Voir Fonds local, Dossier « Jacot », Témoignages, 21 avril 1987, Saint-Louis, « Voir Jacot dans la ville », p. 3, Le Quotidien de La Réunion 8 janvier 1992, « Kozman » sur le Jako du jour de l’An, Le Journal de l’île de La Réunion, 2 janvier 1998, « Après ? d’absence, le grand retour du Jako (Saint-Benoît) », p. 10-11-12. 161 mission »[34]. Accusé d’avoir agressé les Malabars, ce journaliste se défend habilement puisqu’il s’est bien gardé de les désigner. « Nous n’avons pas dit qu’il s’agit de Malabars, toutes les religions sont respectables, sauf celle des jacots »[35]. Lorsque les jacots se manifestent à nouveau le jour de Noël, ce même organe de presse conclut que la religion catholique n’est plus respectée à Saint-Denis par une minorité qualifiée de « voyous alcooliques » qui agit avec la complicité des autorités politiques et administratives. Il note qu’ils sont « grimés de peinture, véritables caricatures ambulantes. Depuis peu, ces gosiers en pente cuits par le rhum, profitent des fêtes religieuses : Pâques, Noël pour se promener le corps presque nu et le visage qui n’a plus rien d’humain. Les familles créoles ou chrétiennes sont scandalisées depuis que les jacots ont obtenu de la municipalité ou de la police l’autorisation de se donner en spectacle. Les jacots profanent des journées sacrées »[36]. Les conditions ne sont plus réunies pour qu’ils s’expriment sur la voie publique. Le maloya fait alors partie de la culture de la nuit. Lors d’un bal organisé par l’Union Générale des Etudiants Créoles de La Réunion à Saint-Denis en août 1962, des jeunes intellectuels réunionnais découvrent pour la première fois des musiciens jouant le maloya et une partie de l’âme réunionnaise. Ils découvrent la musique et la danse du samedi soir dans les camps où vivent les descendants afro-malgaches à Beaufonds, à Mahavel, au Désert, à Savannah. Le journaliste du Progrès qui retrace cet évènement montre son incompréhension par l’emploi du mot sauvage pour qualifier les rythmes de cette musique. « Les hommes et les femmes scandent des rythmes « sauvages » en créole et en malgache »[37]. Des descendants d’affranchis chantent aussi le maloya quand ils se souviennent des souffrances de leurs parents le 20 décembre, jour commémorant l’abolition de l’esclavage. Comme il n’est pas un rejeton de la culture française, les départementalistes considèrent que sa libre expression peut mettre en péril l’avenir de La Réunion dans la maison France[38]. L’heure n’est pas encore à l’acceptation par tous de la culture afro-malgache et à la réelle tolérance. Seul le Parti Communiste Réunionnais (né en 1959) accorde alors une attention particulière à cette culture de la nuit. Après avoir livré un combat à la fin du XIXe siècle pour contrôler les personnes qui participent au carnaval, au début du siècle suivant, l’élite économique et intellectuelle dionysienne veut voir disparaître cette manifestation populaire. Le 10 février 1902, Le Petit Journal de l’île de La Réunion ose écrire que les manifestants déguisés en diable, donnent l’impression de sortir de l’enfer. « Sous les yeux défilent les diables rouges et tout noirs dansant aux sons du bobre et du caïambe. L’huile et la suie dont ils sont enduits leur coulent sur tout le corps. Puis les charrettes de diables hurlant et ayant l’air de sortir véritablement de l’enfer ». Un an plus tôt, il les qualifiait de bandes de voyous. C’est presque le droit de s’amuser qui est contesté aux jeunes des bas-fonds. Le 9 mars 1905, Joseph Bertho du Journal de l’île de La Réunion va plus loin en soutenant que ces manifestants n’appartiennent pas au peuple. Ce sont « des sauvages », « de la crapule », « des gens sans aveu », « des échappés de prison et des cambrioleurs [34] ADR, 1 Per 84/15, La Démocratie, 27 avril 1962, « Le jacot dans Saint-Denis ». [35] ADR, 1 Per 84/1, La Démocratie, 15 mai 1962, Critique, 82. [36] ADR, 1 Per 84/15, La Démocratie, 28 décembre 1962, « Respectez la religion catholique ». [37] ADR, 1 Per 82/40, Le Progrès, 4 septembre 1962, « Le séga maloya ». [38] Voir sur cette question P. Eve, Le 20 décembre 1848 et sa célébration à La Réunion : du déni à la réhabilitation, Paris, 2002. 162 avérés », car « le vrai peuple, le peuple qui travaille ne va pas dans les rues les jours de mardi-gras, à moitié vêtu de loques infectes, danser comme des singes, hurler comme des sauvages. Tous ces gens-là ne sont pas du peuple. C’est de la crapule et rien que de la crapule seulement digne de la matraque des chiourmes ». Au fil des ans, l’émoi est si grand chez les gens aisés que le maire Le Cocq Du Tertre prend le 24 janvier 1910 un arrêté interdisant à toute personne de se travestir ou de se masquer pour se promener en ville lors du prochain carnaval, si elle ne s’inscrit pas par avance au commissariat de police pour se voir délivrer une carte. Il précise en outre que les masques ne doivent pas blesser la décence publique et les cris, gestes obscènes sont interdits. Ce texte ne semble pas avoir été connu du grand public. En 1913, le Nouveau Journal fait remarquer que « depuis des années, les honnêtes gens supplient l’administration municipale de mettre un frein à ces scandaleuses exhibitions et à ces batailles acharnées mais rien n’a été fait ». Certains prétendent même que les scènes dégoûtantes du carnaval ne sont que la suite logique des manifestations organisées par les candidats officiels pendant les campagnes électorales et tolérées par le pouvoir politique. A force de mettre en exergue l’impuissance de l’équipe municipale, celle-ci parvient à interdire le carnaval. Le 23 février 1966, Le Journal de l’île de La Réunion est fier de relater que la tradition joyeuse du carnaval arrêtée en 1913 vient de reprendre à Saint-Denis. Les groupes costumés partis à seize heures de la Caserne des Pompiers rue Maréchal Leclerc empruntent les rues Voltaire, Général de Gaulle, de Paris pour se rendre à l’Hôtel de Ville où des prix sont attribués aux meilleurs déguisés. Le carnaval rassemble cinq mille Dionysiens dans les rues comme les fêtes du Tricentenaire en octobre 1965. Au sommet de la pyramide sociale, l’élite intellectuelle qui a accès aux livres, à la presse locale et nationale, aux revues spécialisées participe au rayonnement de la culture française à travers la société des Sciences et Arts et l’Académie de La Réunion. L’Académie de La Réunion est particulièrement dynamique. Au sein de cette société, les fonctionnaires devancent les professions libérales (avocat, médecin, industriel, négociant, compositeur, journaliste). Les premiers représentent en moyenne 54 % des membres titulaires et associés et parmi eux 40 à 50 % sont des enseignants. Les autres sont les responsables des services administratifs (eaux et forêts, météorologie, archives, impôts). Les seconds totalisent près de 40 % de l’effectif. Le clergé est représenté par l’ancien évêque Mgr Cléret de Langavant et le Père Jean Barassin. Tableau 8 : Profession des membres de l’Académie de La Réunion de 1960 à 1969 : Enseignant Titulaires Adm. Avocat Médecin Industriel Compositeur Négociant Clergé Journaliste 5 9 3 4 1 2 Titulaires 7 7 4 2 1 2 Assesseurs 2 1 1 3 Titulaires 5 8 3 1 3 1 1 Assesseurs 2 2 1 2 Assesseurs 1 1 163 1 Cette société connaît ses heures de gloire avant la Deuxième Guerre Mondiale. Elle ne peut faire paraître par sa revue pendant les temps de pénurie que constituent les années 1940. Sur 163 articles exposés en séance et publiés de 1913 à 1969, 78,5 % l’ont été jusqu’en 1939 et le reste entre 1950 et 1969. La décennie 1960-1969, avec 19 articles est un peu plus prolifique que la précédente. Trois domaines d’étude paraissent privilégiés de 1913 à 1969 : la littérature (41,8 %), l’histoire (28,2 %) et les sciences (23,3 %). Les autres thèmes abordés sont la politique (0,6 %) et le journalisme (0,6 %). La décennie 1960-1969 ne rompt pas avec la tradition puisque 52,6 % des articles concernent la littérature, 26,3 % l’histoire et 21,1 % les sciences. Tableau 9 : Thème des exposés à l’Académie de La Réunion de 1913 a 1969 Période Littérature Histoire Sciences Politique Journalisme Démographie 1913-1919 14 2 8 1 1920-1929 22 14 11 2 1930-1939 17 15 15 6 1950-1959 5 10 1960-1969 10 5 4 Total 68 46 38 1 Total 26 49 53 1 16 1 163 19 9 1 En littérature, les auteurs décortiquent les grands auteurs de La Réunion : Evariste de Parny (La sensibilité de Parny par B. Lecherbonnier, Chansons madégasses par le chevalier de Parny), Leconte de Lisle (Leconte de Lisle et le catéchisme populaire républicain par H. Cornu), Joseph Bédier (« Le romancier de Tristan et Iseult » par Y. Drouhet, « L’homme, le médiéviste » par H. Foucque, ainsi que « La nature dans les poèmes réunionnais de Leconte de Lisle »), Marius et Ary Leblond (« Trois missions de M. A Leblond dans l’océan Indien 1905-1911-1930 » par Benjamin Cazemage). Après les publications de Jules Hermann et de Rémy Nativel sur le créole, l’un d’entre eux, R. Chaudenson, apporte sa contribution (« Apport lexical malgache au créole réunionnais »). En histoire, Jean Barassin révolutionne la connaissance en frayant deux voies : la démographie (Etude sur les origines extérieures de la population libre) et l’histoire de l’art religieux (« Les premiers édifices religieux »). Les scientifiques s’intéressent surtout à la géologie, à la botanique, à l’agronomie tropicale (« L’érosion des sols à La Réunion » par Paul Benda, « Les derniers résultats obtenus par la recherche agronomique dans la culture du vanillier et la préparation de la vanille » par R. Dadant, « L’Ichtyologie et géologie sous-marine à La Réunion » par Paul Guézé, « La mystérieuse histoire de la flore de Bourbon » par J. M. Miguet). Au début de l’année 1968, des intellectuels autonomistes font paraître une revue généraliste Réalités et perspectives réunionnaises publiée sous la direction de Mme Bernadette Léger. La situation politique condamne à l’anonymat les membres du comité de rédaction. Pour le peuple réunionnais dont la diversité ethnique ne saurait 164 mettre en cause ses attaches privilégiées avec la France, cette revue réclame le droit au développement économique, à la promotion sociale, à la responsabilité politique et condamne de la sorte la politique d’intégration menée depuis vingt ans. Il s’agit de trouver des solutions pour sortir La Réunion de la crise qu’elle subit - économie fragile et instable, balance commerciale de plus en plus déficitaire - et bâtir une Réunion libre et heureuse. En 1968-1969, quatre numéros sont édités et un supplément qui reproduit une interview de Paul Vergès, secrétaire général du Parti Communiste Réunionnais sous le titre « La Réunion demain ». Sur dix-huit articles publiés, 33,3 % concernent la culture (présentation du peintre créole : Eugène Poisson, du conte de Leconte de Lisle, Sacatove, de l’Album d’Antoine Roussin, d’Ubu, -la- fraude Ambroise Vollard, le roman Mandingo. 22 % l’histoire du peuplement ou de l’esclavage (Extrait de la thèse soutenue à la faculté de Médecine de Montpellier en 1838 par Joseph Morizot sur « l’état de l’esclavage à l’île de Bourbon », « La guerre des marrons dans le cirque de Cilaos », « La révolte de Saint-Leu », autant l’économie (« Un trust capitaliste : les sucreries de Bourbon », « Le développement agricole à La Réunion », « La pêche à Saint-Philippe »). 16,7 % la société (l’enseignement; la télévision, l’année climatique) et 5,6 % la politique. Le premier article économique « Les exigences de la lutte conte le sousdéveloppement » d’après l’analyse de l’ouvrage de Charles Bettelheim Planification et croissance accélérée donne le ton et dénonce le monopole de pavillon, les sommes investies en fonction des intérêts des capitalistes métropolitains, la production sucrière définie en fonction des intérêts des betteraviers métropolitains. Suit un excellent article sur la pêche à Saint-Philippe qui met en valeur le recul de ce secteur dans cette localité du Sud (42 pêcheurs en 1957, 25 en 1967), les difficultés rencontrées par ces pêcheurs (mauvaises conditions naturelles, influence des conditions météorologiques : fermeture du port du Tremblet, le recul d’activité du port de Saint-Philippe au profit de l’Anse des Cascades), les types de pêche (à la ligne de fond à trois ou quatre sur un canot, sur les quais spécialisés : quais de rouges, quais de rougettes, quais de vivaneaux, pêche au creux (150 à 300 brasses) ou à terre (10 à 30 brasses), pêche à la traîne pour capturer les poissons migrateurs ; thons-empereurs, carangues… pêche à la gaulette de bambou ou au lancer à partir du rivage fait d’amateurs quand la mer est belle, pêche sous-marine fait de quelques jeunes hommes courageux à la recherche de poissons à bon marché). « La vie quotidienne de ces pêcheurs est rude, exaltante et dangereuse. On se lève au petit jour, on cherche des appâts, on va avec sa barque labourer la mer bleue, on pêche tout le jour, en butte souvent aux sautes d’humeur de l’océan. Parfois, la barque chavire et des marins périssent, des croix en béton sur le rivage rappellent leur souvenir. La nuit alors que les marins dorment, fatigués, il arrive que la mer se déchaîne brusquement, que les vagues monstrueuses emportent la barque que l’on croyait à l’abri. Tout est perdu. Alors on recommence, on essaie d’avoir une aide problématique de l’Administration, ou bien le plus souvent le patron d’hier redevient simple pêcheur sur la barque épargnée d’un de ses compagnons de misère, dans la mesure des places disponibles. Au total, une vie primitive, dangereuse et précaire. » Le jeune Centre Universitaire de La Réunion apporte sa pierre au débat intellectuel. Du 1er au 3 juillet 1965 se tient à Saint-Denis le premier congrès du Droit 165 Comparé Maurice – La Réunion. Les étudiants s’approprient l’évènement. L’Association Réunionnaise des Etudiants en Droit et l’Association des Etudiants en Lettres et en Sciences organisent une soirée de gala le 2 juillet 1965 dans les jardins du Centre universitaire en l’honneur des délégués mauriciens au congrès[39]. Le Centre Réunionnais d’Action Culturelle fondé le 29 novembre 1965 qui s’adresse à la couche cultivée propose des activités multiples : stage d’art dramatique, répétition d’une troupe de théâtre d’amateurs, chorale, ciné-club hebdomadaire, ciné photo club[40]. Quatre mois après la réouverture du musée Léon Dierx en avril 1960, sa direction annonce triomphalement que 7 103 adultes l’ont visité, soit une moyenne mensuelle de 1775 et qu’elle entend accueillir les enfants des écoles, collèges et lycées sous la conduite de leurs enseignants[41]. Il ne semble pas que cet appel ait été entendu, car aucun communiqué n’a suivi le premier. Après avoir ouvert le 3 mai 1962 une section pour les jeunes de six à seize ans, la Bibliothèque Départementale déclare deux ans plus tard que celle-ci compte 700 lecteurs inscrits et qu’ils ont emprunté au cours de cette dernière année 41 095 volumes dont 24 355 romans, 5 538 contes, 5 447 albums et 5 570 documentaires (soit 59 volumes par an par personne). La section adulte totalise 1 729 inscrits qui ont sorti 24 355 volumes dont 8 174 documentaires et 16 181 romans divers (soit 14 volumes par an par personne). Cette dernière section accueille journellement un public de curieux qui viennent tirer profit des trente-deux revues auxquelles la Bibliothèque est abonnée. En 1965, le nombre d’inscrits s’élève à 2 702 soit une augmentation de 56,5 % et en 1966 à 3 610 soit une nouvelle progression de 33,6 %. Cette évolution est due à une émission télévisée consacrée à cette bibliothèque. La Bibliothèque Centrale de Prêt installée en 1956 étend l’action de la Bibliothèque Départementale en multipliant les points de dépôts dans l’île pour atteindre surtout les jeunes lecteurs des quartiers. En 1966, elle ouvre un soixante-dixième dépôt dans le département et réalise un peu plus de 400 000 prêts dans toute l’île. A la fin des années soixante, le bilan du système éducatif à La Réunion est loin d’être élogieux. La politique engagée par les pouvoirs publics en matière de construction et d’encadrement est trop timorée pour répondre aux besoins réels de toute la jeunesse. Année après année, ceux qui échouent après s’être accrochés à la bouée de secours qu’est l’école pour tenter de réaliser leur rêve de promotion sociale vont grossir le rang de ceux qui ont une image négative d’elle. Peu de jeunes franchissent le cap de la troisième et quittent le circuit scolaire munis d’un diplôme. L’avenir s’annonce sinistre pour eux. Comme la majorité de la population a du mal à gagner son « gazon d’ri », elle ne peut participer au banquet de la culture et avoir un engouement pour le livre. La petite élite intellectuelle qui met un point d’honneur à multiplier les études et les débats scientifiques, littéraires, artistiques, évite d’être en contact avec les gagne-petits. Elle qualifie encore leur culture de « sauvage ». Elle colonise tous les nouveaux lieux de diffusion culturelle : CRAC, ciné-club. La culture des pauvres reste une culture de la nuit. Dans cette Réunion qui n’a pas le goût du livre, une révolution technologique peut-elle charrier le bon grain ? [39] ADR, 1 Per 94/24, Le journal de l’île de La Réunion, 29 juin 1965, « Annonce ». [40] AESD, Dieu et Patrie, 9 avril 1967, « Le CRAC ». [41] AESD, Dieu et Patrie, 16 octobre 1960, « Communiqué Musée Léon Dierx ». 166