De la fonction de la langue

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De la fonction de la langue
Dialogue des cultures : de la traduction
De la fonction et de l’usage
de la langue
Blandine Bruyère *
Louisa Moussaoui **
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La langue,
de surcroît quand elle est maternelle,
est un objet d’attachement
qui va au delà de son usage
dans l’interlocution.
Dans le cas clinique, la langue
maternelle s’avère trop chargée
pulsionnellement pour exprimer
l’intime.
Ainsi de la sexualité plus abordable dans
la langue d’accueil
qui mobilise moins d’affects.
Qu’en est-il alors de la traduction
de ces affects exprimés autrement dans
une autre langue ?
Les auteures de cet article en
donnent quelques exemples.
e langage est la faculté humaine mise
en œuvre au moyen d’un système de
signes –la langue- qui se manifeste à
travers la parole singulière de chaque locuteur.
En même temps qu’on apprend sa langue
on devient le sujet d’une parole et en même
temps on apprend à penser et à exister en relation avec d’autres dans un monde humain et
dans un contexte qui peut être plurilingue.
Parler ce n’est pas seulement dire le monde
c’est aussi se dire soi.
Dans la majorité des situations, la langue
est objet d’attachement, elle est un espace
d’appropriation symbolique lorsque la langue
maternelle n’est pas humiliée ou dépréciée sur
le marché des valeurs linguistiques.
(*) Psychologue clinicienne ,
(Association Appartenances Lyon)
(**) Interprète formatrice,
(ISM Corum Lyon)
Les énoncés que la langue permet de
produire parlent du monde, ils ne sont pas
le monde. La langue n’est pas seulement un
système de signes mis en œuvre mais aussi
un mode de socialisation, une façon d’être
et de comprendre le monde, un ensemble de
pratiques à la fois individuelles et sociales.
Elles révèlent l’aptitude à signifier et pas
Ecarts d'identité N°113 / 2008
« L’art de raconter des histoires est une
manifestation immémoriale de l’esprit
humain. Raconter des histoires pourrait
bien être la fonction fondamentale qui
nous distingue des animaux. La capacité
de raconter des histoires est une partie
inhérente de la fonction du langage. »
(A. Brink)
L
Dialogue des cultures : de la traduction
simplement à symboliser. Le rapport signifiant/signifié suppose un consensus.
son mari au Maghreb. On ne le nommera pas,
ce serait très inconvenant.
Le Dire de la langue
Donc la langue, comme le dit Saussure, est
un consensus social, c’est le moyen mis à la
disposition des individus alors que la parole
est l’utilisation que les individus font de cette
langue. C’est cette utilisation particulière, singulière de la langue qui fait le style de chacun,
les registres ou niveaux de langue.
Le contenu linguistique est lié au monde
et à l’expérience que le sujet en a, ce qui
explique la diversité de ce contenu à travers
l’espace et son évolution à travers le temps.
Le découpage de la réalité est donc différent
d’une culture à une autre. La façon dont nous
analysons le spectre des couleurs par exemple ne correspond pas à une réalité physique
universellement valable mais à une tradition
culturelle transmise par la langue. Si dans le
Nord, on a plusieurs mots pour désigner des
états différents de la neige (neige fondante,
glacée, mouillée, entrain de tomber…), dans
le Sud par contre on aura différentes appellations pour désigner les dattes (datte moelleuse, datte dure, lumineuse…).
Chaque communauté a sa propre conception du monde, du temps, de l’espace.
Concernant le temps par exemple, alors qu’en
français, la conception du temps est linéaire,
bande divisée en espaces d’égale dimension
avec une tendance à la tenue d’archives, de
registres, de datations, calendriers, emplois
du temps, chronologie etc… ; en berbère il
y a le temps lointain, à la fois irréel et passé
(zma : n), sans mesure possible, temps absolu
et le temps qui passe rythmé par la succession des jours et des nuits, des moissons ou
cueillettes et des grands événements de la
vie (naissance, circoncision, mariage, aïd,
deuil…) ; et le temps de l’absence ou exil.
Comme pour l’arabe la division du temps est
en Accompli et Inaccompli. Le temps présent
ne se conjugue pas.
Autre exemple, les termes de parenté sont
appréhendés linguistiquement de manière très
diverses. Comment parle-t-on à quelqu’un
ou de quelqu’un ? On dira « lui », « il », ou
le père de mes enfants » quand on parlera de
Ainsi ce qui est reçu est de la langue, ce qui
est plus ou moins produit est de la parole.
La langue est la condition nécessaire de la
parole, qui en est sa réalisation concrète. La
parole est un processus de communication à
étudier dans son contexte social.
Le registre de l’insulte par exemple, comprenant les injures, les sous-entendus, menaces et blasphèmes, constituent des « traces
symboliques » de ce qui appartenait aux
conduites sociales et à un imaginaire social
propre au monde féminin au Maghreb.
Le caractère à la fois transgressif et ritualisé de l’injure permet d’appréhender les
conduites instauré dans les rapports sociaux ;
à savoir une parole qui n’est plus inhibée tels
que chuchotis et murmures…
Mais l’échange symbolique est fondamentalement défini par un savoir partagé.
La fonction des menaces et/ou malédictions
est de constituer un artifice nécessaire pour
impressionner les enfants turbulents dans
certains milieux culturels ; ainsi, menaces
et blasphèmes fusent plusieurs fois par jour
sans réel conséquences, parallèlement à des
expressions laudatives du type « la prunelle
de mes yeux, ma vie, mon soleil, ma lumière
etc. »
Avec les pratiques magiques, ces actes de
parole sont considérés par les femmes comme
des actes symboliques les plus marquants
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socialement ; ils procèdent d’une stratégie
des échanges sociaux marquée par la distance
que pose le rituel lui-même, libérant de toute
responsabilité personnelle, sans conséquence
déterminante.
de pétrir la galette, la douleur intérieure
des proches d’un mort.… Tous ces chants,
les berceuses, les litanies, les contes
sont de fait et de droit chants de femmes
dans la société maghrébine en tous cas.
Ainsi, en même temps qu’on apprend sa
langue, on devient le sujet d’une parole et en
même temps on apprend à penser et à exister
en relation avec d’autres dans un monde
humain et dans un contexte qui peut être
plurilingue.
L’oral a un rôle fondateur dans la relation
à l’Autre. Musiques de sons, polyphonies
des locuteurs qui s’écoutent, s’interrompent,
se répondent.
Chacun s’approprie la langue de manière
singulière, en fonction de ses appartenances
tant familiales que sociales. La langue incarne
une expérience de vie et détermine la façon
dont nous percevons le monde. Elle est liée à
notre sentiment d’identité.
De la trace : la langue maternelle
La langue maternelle se décline de diverses
manières selon les langues : langue de naissance, langue primordiale, langue inaugurale,
langue infantile, langue sucée avec le lait maternel, langue-mère, terre de langues mères,
langue du sensuel.
La langue maternelle est donc un bain
de paroles, de sonorités, de mélodies, de
rythmiques, d’odeurs, de saveurs, dans lesquelles nous avons été immergés avant d’en
comprendre le sens.
C’est la langue de la mère nourricière, la
langue de la mémoire mythique des dits de
« l’Ogresse primitive ». C’est l’impossible
dissociation entre le corps et la parole, entre
le geste et la voix. C’est le mélange de sons,
de baisers mouillés et de mots.
La langue est d’abord et avant tout orale.
Le corps est intégré à cette parole
(percussions, claquement des mains, pas
de danse ; chants qui rythment le fait de
moudre le grain, le pilon, le tissage le fait
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Le désir de parler vient à l’enfant quand
la musique des voix, les chuchotements, les
caresses, les soupirs, les cris l’enveloppent et
l’appellent à exister pour son compte.
La présence du corps, de la pulsion dans
l’émission de gazouillis se manifeste dans
un matériau sonore qui deviendra plus tard
signifiant dans le cadre de la langue et pourra
en même temps connoter cette pulsion.
Donc appel, désir et désignation puis découverte du signe avec le caractère distinctif des
sons puis signes unitaires suivis quelques
temps après de signes phrases puis débute
la syntaxe.
Tout enfant, dans son apprentissage progressif, conquiert le langage véhiculé par la
mère pour à la fois le faire sien et s’en libérer
et ainsi accéder au langage en tant que sujet.
Nous savons que la construction du langage
s’opère au moment où l’enfant commence à
se dissocier de sa mère, moment où il doit
intégrer la fin de sa toute-puissance. La langue
se constitue donc à la rencontre de l’altérité.
Il semble que la «langue maternelle »
conserve les éléments qui constituent le Ça
et que les autres langues penchent du côté
du Surmoi. Selon A. Green, « notre langue
maternelle crée en nous des racines indestructibles parce qu’elles sont le fondement
même de notre substance, elles contiennent
des souvenirs qui nous ancrent à la mère par
le biais du plaisir de la répétition, répétition
dont nous avons fait l’expérience dans l’in-
Dialogue des cultures : de la traduction
timité de l’écho maternel et dans la création
de sens symbolique ».
Si on s’en tient à la langue de communication avec la mère, la langue maternelle serait
quelque chose de l’intraduisible, de supraverbal, et ne serait pas cette structure remplie
de règles strictes et parfois obscures. Ainsi,
en considérant cette idée, on pourrait penser
que la langue est plutôt paternelle. Elle sépare,
différencie et introduit à la symbolisation ;
elle n’existerait pas sans le tiers. La langue
ne peut se construire que dans la rencontre
avec la triangulation.
La langue structurée permet donc de
s’adresser au 1er autre. Cette langue conjugue
le babil et les mots familiers ou étrangers.
Comme on apprend sa langue dite « maternelle », on fait de même de l’expérience du
monde environnant du pays natal. L’adéquation s’établit entre soi, le monde et les objets
premiers, c’est ce qui permet la construction
de son identité, d’avoir un lieu, d’habiter sa
langue dans un espace partagé.
Nous verrons que cette opération qui aboutit
à l’introduction du sujet dans l’altérité peut
s’avérer difficile si les valeurs auxquelles
s’identifier sont dépréciées.
Mais la langue ne peut se construire que par
la transmission de celle-ci, organisée socialement à travers les contes, les proverbes, les
comptines etc.
L’enfant acquiert pour une large part ses
capacités lexico-syntaxiques au cours même
du processus de communication. C’est donc
l’aptitude au dialogue qui permet la socialisation de l’individu. Mais en même temps que
son rapport à l’autre, elle fonde et structure
son rapport au monde. On reconnaît en règle
générale, la fonction structurante des langues
maternelles ; on a montré qu’un ancrage
dans la langue maternelle apportait maîtrise
linguistique et stabilité identitaire.
Camillieri dans ces travaux et enquêtes auprès
d’enfants de migrants a conclu que ceux qui
maîtrisaient la langue maternelle et auxquels
on avait transmis et valorisé des croyances,
une culture familiale, un imaginaire, parvenaient plus facilement à apprendre la langue
du pays d’accueil et dans la plupart des cas
parvenaient plus aisément à affirmer leur
identité et s’épanouissaient au sein de leurs
appartenances plurielles.
C’est en effet, essentiellement par la parole
que vont s’opérer à la fois la socialisation et
sa prise de conscience du monde extérieur.
Par la parole, le sujet choisit les mots qu’il
faut évoquer : ce qui est dit mais aussi ce qui
n’est pas dit, ce qui est suggéré, ce qui persiste
dans nos mémoires et nos silences. Chaque
langue a un rapport particulier avec le secret,
le caché, le mystère, le mensonge. Ainsi la
parole exprime les pensées, les émotions, les
désirs, les souffrances du sujet. On apprend
sa langue par la médiation de la parole. Cette
dernière permet la reconnaissance de l’autre
comme un autre soi-même. Justement les
enfants de migrants peuvent nous rendre
sensible à la question de l’Autre. Dans le
bilinguisme, les deux langues n’ont pas le
même statut ; souvent l’une est dominante,
l’autre est dominé.
Mais plusieurs scenarii sont possible lorsque des langues sont en contact :
- les deux langues se maintiennent séparées
- l’une des langues déloge l’autre
- l’une et l’autre se font des concessions
mutuelles ; il apparaît un 3ème instrument de
communication appelé créole.
Bien entendu c’est beaucoup plus complexe que cela. Les situations de diglossie ou
de plurilinguisme sont caractéristiques des
rapports de force et rapports de langue, de
politiques linguistiques mais également au
niveau du sujet, de la reconnaissance ou non
de soi par les autres, et les autres reconnus ou
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non comme semblables à soi.
C’est le cas des enfants de migrants qui peuvent avoir du mal à faire coexister en eux les
deux pôles culturels.
Quand on naît dans un pays, « ici »,
alors que vos parents viennent d’un autre
pays, « ailleurs », on est d’ici par la naissance
et on est aussi d’ailleurs par loyauté affective
aux racines parentales même si cet ailleurs
on ne le connaît que par les fantasmes et les
souvenirs des parents. On entend souvent
l’expression par exemple : « ma mère c’est
l’Algérie, mon père c’est la France». Cet
exemple d’énoncé nous indique que la communication interculturelle est traversée par
les représentations que les cultures se font les
unes des autres, images traditionnelles plus ou
moins refoulées, images véhiculées aussi par
un discours social venant résonner avec l’imaginaire et l’expérience affective de la personne
qui produit le discours. Il arrive que des descendants d’émigrés adoptent comme langue
unique ou principale celle du pays d’accueil
car elle prend une valeur symbolique forte et
prestigieuse par rapport à la langue d’origine
des parents, considérée comme minoritaire
ou dépréciée. Nous devons alors interroger
les silences dans la transmission de l’histoire
familiale.
Au niveau de la société, les toponymes ou
les emprunts d’une langue à l’autre constituent des témoignages historiques, des fossiles, des traces linguistiques des différentes
invasions ou colonisations par exemple ou
tout simplement contact de langues.
L’histoire du plurilinguisme algérois par
exemple, se présente comme une superposition de strates formées de différents schèmes
de contacts de langues. Il y a eu des cohabitations linguistiques successives depuis les
phéniciens jusqu’à aujourd’hui.
Des enquêtes récentes menées par des sociolinguistes illustrent bien ce mélange des co36 ■
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des en Algérie par exemple. Une phrase commence en arabe dialectal, continue en français
puis se termine en kabyle avec parfois, pour
ponctuer le propos, une expression « langue
de bois » en arabe littéraire. Ou encore nous
avons des termes dont la racine est française
et la morphologie ou suffixe et préfixe arabe et
vice-versa (defendani : il m’a défendu », fla :
m » film au pluriel sur une construction qui
inclut le pluriel par le changement de voyelle
comme « kalma = une parole pluriel= kla :
m ; digoutit = je suis dégoûté »). Toutes les
combinaisons coexistent.
Du désir de se dire et
de la difficulté de dire, de se dire
Mais quelle est la fonction de la langue
choisie ? Peut-on dire les mêmes choses en
chinois, en arabe, en turc ? Il y a une question
du choix de la langue pour dire le trauma, ce
que certains ont appelé «la langue tamis».
Le recours à la langue étrangère permet d’entraver le développement de nouvelles inhibitions. Il permet au sujet d’atténuer l’impact
de ce qu’il dit, de médiatiser la pensée par
un dire autre.
Aborder le thème de la sexualité, dire tout
simplement « je t’aime » dans la langue de la
mère est impossible ou en tous cas très difficile pour de nombreux locuteurs maghrébins
car trop chargée d’affects primaires, assorti de
loyauté au groupe premier. Les jeunes notamment préfèrent dire lorsqu’ils draguent : « I
love you, je t’aime ou te quiero ou les trois
à la suite ».
L’expression « je t’aime » en arabe ou
berbère est une expression qui dépasse l’idée.
Certains peuvent l’écrire mais pas le dire.
L’interdit les pousse à la périphrase ou à la
langue étrangère.
Les femmes venues d’Irak, du Soudan ou
du Maghreb rencontrées lors des journées
Dialogue des cultures : de la traduction
d’informations sur la contraception, le sida,
etc., dans les centres de planning du conseil
général ou dans les bus-info-santé utilisent
les termes de la langue savante, la langue
scientifique, lorsqu’elles posent des questions,
ce qui permet semble-t-il, d’aborder l’organe,
de le chosifier ; impossible de le dire dans la
langue intime. Les soudanaises et irakiennes
utilisent les termes anglais, les maghrébines
les termes équivalents en français.
La possibilité d’utiliser la langue maternelle
peut permettre de rendre présent dans l’espace thérapeutique notamment, les références
culturelles du patient, et le surgissement de
processus primaires inaccessibles autrement.
En effet, la difficulté de se faire entendre
et comprendre peut être vécue comme une
agression ou une profonde frustration et peut
générer un sentiment d’impuissance et de
dévalorisation.
Les signifiants de la langue maternelle sont
trop chargés pulsionnellement, donc on utilise
la langue étrangère pour extérioriser, désacraliser ce qui pourrait être dangereux ou difficile
à aborder dans la langue maternelle.
La personne se sent réduite à « l’infans »,
c’est-à-dire réduite au silence, privée de parole et comme le dit si bien François CHENG,
écrivain chinois de langue française : « on se
sent aussi nu qu’un nouveau né » et on découvre que « la langue confère la légitimité
d’être » (in Dialogue).
Cette langue maternelle est frappée d’interdits pour certains enfants et adolescents
car c’est la langue intime du couple parental.
Souvent les parents parlent la langue maternelle pour que les enfants ne comprennent
pas justement.
Certains, par contre, choisissent l’utilisation
de la langue étrangère de manière ludique ou
comme moyen de libération ou par fascination
ou pour sortir d’une contradiction.
La nouvelle langue défait les liens affectifs premiers et permet comme une nouvelle
naissance. Changer de langue n’est pas simplement traduire, c’est aussi interpréter. Le
passage d’une langue à l’autre ne va pas sans
faire émerger qu’il y a toujours de l’intraduisible, de l’absence d’un lieu où rien n’étaye
la langue quelle qu’elle soit.
La question ensuite est de préciser en quoi
la capacité polyglotte peut servir de refuge
au symptôme. Il semble que ce qui relève des
processus primaires ne peut s’exprimer autrement que dans la langue d’origine, alors que
les processus secondaires peuvent se montrer
dans une langue tiers.
Que se soit à l’intérieur d’une langue ou
d’une langue à l’autre, la communication
implique toujours une traduction.
La traduction elle-même ne peut être
considérée comme simple transmission mot
à mot.
L’acte de traduire permet par le processus
de traduction que s’établissent des liens nouveaux, des effets de passage d’une langue à
l’autre, des univers sémantiques auparavant
disjoints qui se trouvent mis en communication et qui ouvrent de nouveaux horizons
possibles(ex : Ah ! on dit comme ça chez
vous, chez nous…)
La traduction est le lieu même d’un dialogue entre les langues et les cultures, le lieu
de rencontre avec l’altérité par excellence.
Les interlocuteurs prennent conscience de
l’importance du choix des mots au plus juste
de leur sens, pour éviter les malentendus,
de la polysémie des termes, des registres de
langues, des doubles sens etc.…
La langue ne va pas de soi ; la langue
n’est pas un calque de la réalité, n’est pas
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Dialogue des cultures : de la traduction
une nomenclature. Il faut comprendre par là
que l’interprétariat n’est pas la transposition
d’une liste de mots d’une langue à l’autre et
réciproquement ; car chaque communauté à
son propre découpage de la réalité, du temps,
de l’espace notamment.
Golstein nous indique que « dès que
l’homme se sert du langage pour établir
une relation vivante avec lui-même ou avec
ses semblables, le langage n’est plus un
instrument, n’est plus un moyen, il est une
manifestation, une révélation de l’être intime
et des liens psychiques qui nous unissent au
monde et à nos semblables. »
Retour « à » ou « de »
la langue maternelle : l’intraduisible
Comment la langue maternelle œuvre-t-elle
pour vaincre la résistance ou lever le refoulement qui la frappe ? La colère, la douleur, les
blasphèmes, les injures font surgir la nature
primitive malgré les entraves de l’éducation
ou la culture.
Lorsqu’une femme maghrébine parlant
français, désirant exprimer le mal du pays
natal d’un mot choisira plutôt le terme de la
langue maternelle avec l’intonation qui va
avec : eh! « elkebda » (arabe) ou « tassa »
(berbère) ; ce terme suffit à charrier des pans
entiers de paysages, de parfums, de saveurs,
de musique engloutis, bref un condensé de
signifiés, d’états, de contextes, des connotations, d’héritages culturels. Il s’agira de tout
ce qui est lié au pays natal, à la mère, la terre,
les proches, la mémoire collective. Comme on
le voit, il y a de l’intraduisible. Si l’on traduit
mot à mot ce serait : « ah mon foie ! ». Le
siège de l’affect est le foie en langue arabe
du Maghreb ou berbère. Lorsqu’on veut dire
« j’ai laissé mes enfants au pays, on dit « j’ai
laissé mon foie là-bas. »
En situation d’interprétariat en milieu soignant ou social, les personnes rencontrées,
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même celles se débrouillant en français, expriment de manières différentes leurs sentiments
de nostalgie du pays natal, leurs affects, et le
choix d’un terme ou d’un autre n’est pas le
fruit du hasard. Il y a bien entendu plusieurs
manières de se sentir « étranger », donc d’exprimer son sentiment d’étrangeté.
Pour illustrer ces idées, appuyons-nous sur
l’exemple suivant lié à la notion d’exil : nous
avons soit le champ sémantique : « WAHCH »
ou celui de « GHORBA »
En arabe le choix d’un mot que fait le sujet comporte en lui une racine qui engendre
d’autres mots, car chaque mot, ou presque,
est une branche née d’une racine de 2 ou 3
consonnes.
« Wahch, twahecht… » = nostalgie dans l
champ sémantique de la peur, de la solitude ;
figure de l’animal sauvage doublé du sentiment d’abandon, de dépouillement, inhabité,
désert, vide.
« Ghorba » = nostalgie avec l’idée d’exil,
d’éloignement, d’étrangeté ; insolite ; avec
cette idée sous-jacente de quitter jusqu’à la
sensation de disparaître (comme le soleil
couchant qui disparaît progressivement).
L’interprète, dans ces cas, devra jouer un rôle
de mise en lien, de portage culturel. Comment
traduire un mot et une intonation qui charrient
tant de signifiés !
Un espace s’ouvre pour de nombreux sujets
entre deux espaces, entre deux imaginaires,
entre deux langues ; dans le tissage ou dans
la déchirure ? Quête, errance, folie, division,
mutisme. Le sujet est ainsi toujours en traduction par rapport à l’infantile en lui.
Le linguiste Alain Bentolila, dans un article
récent publié dans « Le Monde » s’interroge :
«comment distribuer de manière plus équitable le pouvoir linguistique afin que la majorité
des enfants de ce pays expriment leur pensée
Dialogue des cultures : de la traduction
au plus juste de leurs intentions et recevoir la
pensée des autres avec discernement ?» Les
interdits de langage réduisent, appauvrissent
les facultés de communication, et de là, comment ne pas penser que cet appauvrissement
engendre des difficultés de représentations
de symbolisations, voire de compréhension
tout simplement.
Hannah Arendt rappelle que parfois, « le
pays natal était le territoire de l’ennemi».
De nombreux écrivains évoquent bien dans
leur récit cette souffrance, ce sentiment de
division, de fragmentation et d’arrachement
à leur mère, qu’ils ont vécu et qu’ils essayent
de transcender par l’écriture et la création
littéraire.
Quand nous parlons, rêvons, pensons et écrivons avec nos mots de tous les jours, nous
charrions souvent sans en être conscients
une kyrielle de significations, venues de
loin, brassées, transformées, déformées puis
reprises par nous et actualisées à la fois par
l’histoire ambiante et par la nôtre propre. Le
tout réuni dans des dictionnaires fait, selon les
jours et pour qui sait les entendre, tantôt un
tintamarre qui vous réveille en plein sommeil,
tantôt un bruissement qui vous berce et vous
rendort. » n
Toute langue est une traduction s’agissant
de l’individu ; sa langue ou plutôt sa parole
endiguée par une langue est la traduction des
pulsions de son corps, de son être dans le
monde. Le carambolage des langues peut susciter l’amnésie passagère ou alors le vertige,
l’inversion des genres dans la traduction.
Certains patients parlent de perte irrémédiable lorsqu’ils n’ont plus la parole de la
mère, mais rêvent de voir son regard posé
sur eux pour les protéger. Nous connaissons
bien l’importance du regard, de l’œil dans le
champ sacré au Maghreb.
Les psychothérapeutes savent que l’inconscient jette des ponts verbaux qui assurent le
passage d’une chaîne signifiante à une autre
ou le procédé de l’identité de sons entre Signifiant de la même langue ou de deux langues
différentes c’est-à-dire l’homophonie.
L’homophonie ouvre cette voie permettant
la circulation et le mélange entre deux langues.
Pour finir, quelques lignes de Rosie Pinhas
Delpuech tiré de « l’étranger » :
« Les mots des langues ont une mémoire,
ils portent en eux les traces de leur histoire.
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