Football US marqué à la culotte - Clarence Edgard-Rosa

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Football US marqué à la culotte - Clarence Edgard-Rosa
Allez vous faire foot
Allez vous faire foot
Bientôt du foot américain féminin en soutif et culotte sur les pelouses de France ?
Pas si sûr… La création d’une franchise européenne de l’ancienne Lingerie Football League,
devenue Legends Football League, semble bien compromise.
Des plaquages sur gazon en culotte, soutien-gorge
et jarretière, c’est l’idée du producteur américain
­Mitchell Mortaza, initiée en 2004 à la mi-temps du
Super Bowl. Évidemment, ça plaît beaucoup aux
spectateurs, plutôt masculins. Cinq ans plus tard,
il crée une franchise, la Lingerie Football League
(LFL). Bien qu’en petite tenue, les athlètes jouent
pour de vrai, avec férocité et talent. Mais on met en
avant leur cul plutôt que leur jeu. Face aux critiques
qu’il se prend alors dans la poire, Mortaza profite du
passage de la LFL au rang de ligue semi-professionnelle, en 2013, pour changer son nom : désormais,
c’est la Legends Football League. Mais pas question
pour les joueuses d’enfiler un short ou un tee-shirt.
La communication agressive s’intensifie : chaque
match de la LFL est l’occasion de produire un clip
promotionnel, à la croisée de la bande-annonce de
film d’action et de la pub Victoria’s Secret.
Mitchell Mortaza se met alors en tête d’étendre le
concept en Europe. En octobre 2013, il contacte
la première équipe féminine de football américain en France, les Sparkles, créée en 2011 et basée
à ­Villeneuve-Saint-Georges (Val-de-Marne). Sarah
­Charbonneaux, la capitaine, séduite par l’idée, est
immédiatement nommée « ambassadrice française
de la LFL ». Nous la rencontrons au club de foot, un
dimanche d’entraînement. Elle raconte l’arrivée de
Mortaza à Villeneuve pour un tryout (session de recrutement, en tenue de sport habituelle) réunissant une
vingtaine de joueuses de plusieurs équipes françaises.
Il était accompagné d’une « grande blonde, ex-joueuse de
la LFL, aux allures de poupée », se souvient la capitaine
des Sparkles. « Quand Mitchell Mortaza m’a contactée,
j’ai vu une opportunité de devenir semi-pro et de voyager.
En France, on n’a aucun moyen : le sport féminin est invisible, alors je vous laisse imaginer ce que ça donne pour
un sport qui, déjà au masculin, est très peu développé ici. »
Sandra, qui joue aussi chez les Sparkles, lâche
­l’entraînement pour dire ce qu’elle en pense. « Ce genre
de concept me scandalise. J’ai toujours choisi des sports
qu’on m’a dissuadée de pratiquer parce qu’ils n’étaient “pas
pour les filles”… C’est pas pour me retrouver en culotte
sur un terrain aujourd’hui. » Anderson da Silva, l’un
des entraîneurs de l’équipe féminine des Molosses
d’Asnières-sur-Seine (Hauts-de-Seine), partage ce
point de vue. « Quand les filles ont été contactées pour
aller à Villeneuve, ça ne leur a pas plu, raconte-t-il.
Mais deux d’entre elles [qui n’ont pas souhaité témoigner, ndlr] y sont allées pour voir. Elles sont rentrées en
assurant que ce n’était pas pour elles. Dans l’équipe, il y
a tous les gabarits. Les filles font de 45 à 100 kilos, c’est
comme ça qu’on compose une bonne équipe. Le concept
de la LFL est discriminatoire, et c’est assumé. » Après
le tryout, ­Mitchell Mortaza est reparti pour les ÉtatsUnis en disant : « à bientôt. » Sarah Charbonneaux
attend toujours son appel.
On a déjà un aperçu de ce que peut donner l’exportation
de la LFL : en 2012, Mortaza crée une franchise australienne. Des équipes se forment, s’entraînent assidû­
ment en vue de la saison d’inauguration. Quelques
jours avant le premier match, Mortaza annule tout,
on ne sait pas trop pourquoi. Les Austra­liens renomment le tout Ladies Gridiron League, remplacent
culottes et soutiens-gorge par boxers et brassières de
sport, et ajoutent aux équipements des protections
Match entre deux équipes
de la Legends Football
League, Las Vegas
Sin versus Chicago Bliss,
à Las Vegas (Nevada),
en juillet 2014.
Une belle Langue de bois
Mitchell Mortaza a accepté de répondre à nos
­questions. Comment se sont déroulés les tryouts ? « ça
a été un succès. » La franchise européenne, c’est pour
quand ? « Le process est en cours. » Sur quels critères
physiques avez-vous jugé les joueuses ? « Comme pour
tous les sports, il faut être sportive. » Il use de sa plus
belle langue de bois. Peut-être n’avons-nous pas été
assez claire : « critères physiques » faisait référence
au sex-appeal. Réponse : « Ce n’est pas ce que l’on vise.
Nous recherchons chez les joueuses une qualité qui les
rend commercialisables. Ça peut être leur personnalité
ou l’intérêt qu’elles suscitent chez les fans. » Quand on
suggère que son concept présente les joueuses comme
des objets, il argue que nous méconnaissons le sport :
sinon nous saurions que ces femmes « n’accepteraient
jamais d’être objectivées ».
La langue de bois, Franck Lacuisse, lui, ne connaît
pas. Le président de la commission de la Ligue francilienne de football américain qualifie d’emblée la LFL
de « Pouffe Ligue ». « On ne fera rien pour l’aider à
s’implanter ici. C’est une entreprise de dévalorisation du
sport féminin. Ces Américaines sont des athlètes confirmées que des gens bourrés de testostérone transforment
Football US
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accepter la “nudité accidentelle”
supplémentaires. Christian Ganaban, le coprésident,
accepte de nous parler. Mais il signale, avant l’entretien, que la ligue ne souhaite être associée à Mitchell
Mortaza d’aucune manière. Ça sent le roussi. Ultra
remonté, il raconte « l’exploitation subie par les athlètes,
l’absence de rémunération, d’assurance, de prise en charge
des déplacements. Et Mortaza qui les traque pour coucher
avec elles ». Là aussi, impossible de parler aux athlètes.
Mais on sait qu’en 2009 plusieurs Américaines ont
reçu un courrier menaçant de leur coller une ordonnance restrictive après qu’elles se sont plaintes, sur les
réseaux sociaux, que la ligue n’avait jamais remboursé
leurs frais médicaux pour blessures.
L’année dernière, c’est une ex-joueuse californienne
qui accusait la LFL de « mauvais traitement des joueuses »
et portait plainte pour avoir passé « une saison entière
sans recevoir un centime ». Un extrait de contrat, ayant
fuité en 2009, stipule, en outre, que les a­ thlètes
doivent accepter la « nudité accidentelle » sur le ­terrain.
Et que si elles portent quelque chose sous leur uniforme pour éviter de se retrouver les fesses à l’air en
tombant, elles écopent d’une amende de 500 dollars,
soit environ 440 euros. Et vive le sport ! bien sûr. 2
© Ethan Miller/Getty Images/AFP
Par Clarence EDGARD-ROSA
en objets sexuels. » Il répond aux arguments de Sarah
Charbonneaux : « Il n’y a pas d’argent, oui, c’est clair.
Le foot et le rugby trustent 99 % des espaces publics et,
pour les équipes féminines, c’est encore plus compliqué.
Mais si la LFL arrive en France, ça tuera nos efforts.
Quand on leur dira “football américain”, les gens auront
en tête le stéréotype de la bimbo américaine et la vision
machiste qui va avec. » Si Mortaza veut finaliser son
« process » en France, le code du sport l’oblige à
demander l’accord à la Fédération. Sauf s’il présente
sa ligue non pas comme un sport, mais comme une
entreprise de spectacle.
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