2009-rapport jury-CAPESA Lettres Modernes-EXTERNE

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2009-rapport jury-CAPESA Lettres Modernes-EXTERNE
CAPESA externe Lettres Epreuve N°2 (session 2009)
RAPPORT DE JURY
Les auteurs soumis aux candidats étaient cette année, indubitablement des classiques.
Mieux, les œuvres mêmes dont étaient extraits les textes n’ont pu échapper à leur attention, sinon
à leur lecture, à un moment ou l’autre de leur scolarité. Quoiqu’il en soit, qu’un auteur inconnu,
qu’une œuvre inconnue ne découragent jamais le candidat ! Ils lui éviteront du moins les idées
reçues qui ont manifestement entouré cette année la prétendue connaissance d’un auteur comme
Proust…
Les questions de vocabulaire de même n’avaient rien d’étonnant : un verbe, un nom, un
adjectif, un adverbe. Les candidats se doutent que le total de quatre points alloués au vocabulaire
impose d’une part une attention à peu près égale aux deux mots à analyser, d’autre part un usage
varié des faits de langue : attention aux propos exclusivement sémantiques !
La partie de morphosyntaxe du sujet proposait deux sujets dont l’un se présentait le plus
immédiatement comme un sujet de morphologie (infinitifs et participes) quand l’autre se
présentait d’emblée comme un sujet syntaxique (propositions relatives). Seules les moins bonnes
copies ont sous-estimé dans le premier cas les considérations syntaxiques et dans le second cas
les analyses formelles.
Les commentaires stylistiques, entièrement rédigés, doivent ensuite montrer au jury que le
candidat sait bien user de son temps et ne se cantonne pas, pour le texte analysé en deuxième lieu,
à quelques généralités écrites en style télégraphique. Tout commentaire linéaire est exclu. Est-il
besoin de préciser que le barème appliqué implique nécessairement qu’une copie excellente qui
n’analyse qu’un texte ne bénéficie d’aucune indulgence ?
Quant à la bonne méthode, la voici tout de suite en quelques mots. Pour la partie
consacrée au vocabulaire, le jury attend une analyse morphonologique ou des considérations
étymologiques (ne pas inventer en la matière : cela ne paie jamais), les sens en langue, le sens en
contexte, les synonymes et/ou antonymes, les mots de même famille.
Voici les grands traits de la méthode en morphosyntaxe dont on attend qu’elle produise un
plan ordonné :
– une introduction définira clairement le phénomène à étudier, le sens des notions qui seront
utilisées dans le développement (expliciter le libellé du sujet permet aussi de justifier le plan de
l’étude), le plan ;
– les occurrences sont relevées, accompagnées de leur référence (numéro du vers ou de la
ligne), même si le candidat peut se contenter, à cette étape, d’en indiquer seulement le nombre,
notamment s’il est élevé, puisque le détail en est donné dans le classement qui suit ;
– un plan, éventuellement muni de titres et sous-titres explicites propose un classement des
occurrences, où chaque exemple peut faire l’objet d’une description et d’un commentaire, sans
que l’on s’attarde inutilement sur les cas simples ; les candidats affronteront les vrais problèmes
sans économiser l’effort de la réflexion, quitte à proposer plusieurs analyses concurrentes ;
– le propos s’achève par une brève conclusion.
Le commentaire stylistique se compose : d’une introduction rédigée qui présente le texte,
dégage un axe de lecture principal et annonce le plan suivi ; d’un développement rédigé en deux
ou trois parties, à l’aide d’exemples référencés ; d’une conclusion rédigée. La question de
morphosyntaxe est généralement utile au commentaire ; le candidat peut donc y renvoyer… à
condition de ne pas en faire une partie entière ! Il est d’usage de reporter explicitement les titres
des parties et sous-parties dans le corps du devoir.
Il convient de rappeler que le commentaire stylistique n’équivaut pas à une paraphrase
interprétative, plus ou moins, élégante, d’un texte, donnant quelques exemples de propriétés
formelles : c’est un relevé systématique de faits d’expression (morphologiques, lexicaux,
phraséologiques, syntaxiques) bien identifiés sur le plan grammatical, classés, triés, regroupés et
interprétés en fonction d’hypothèses, énonciatives, pragmatiques, rhétoriques, tenant compte du
genre de l’œuvre, de son époque, de la nature de l’extrait, des parties qui le composent.
Rappelons enfin qu’un sort est toujours fait, lors de la correction du commentaire
stylistique, aux qualités de rédaction des candidats ainsi qu’à l’orthographe. Ah, « ellipse »,
« élidé », « occurrence » et « métonymie »…
Le corrigé qui suit, détaillé dans ses deux premières parties et synthétique dans sa partie
stylistique, n’entend pas décourager les candidats par son volume : il ne correspond aucunement à
une copie à laquelle nous nous serions attendu ; il correspond plutôt à un manière d’hommage
que nous rendons à la complexité de la langue française. Nous voudrions seulement que les
candidats futurs puissent, nous lisant, se dire à de certains moments : « Cela, je le sais, je pourrais
l’écrire ! » ou encore : « Cela se voyait clairement dans le texte, j’aurais pu y penser ! »
1. Grammaire
1.1. Vocabulaire (4 points)
Expliquez les mots soulignés dans le texte :
– sied (vers 2) ;
TEXTE 1
Sied est formé sur le radical fort sié- suivi d’un d graphique étymologisant (vs séant) qui a
pu, en plus du e étymologique de seoir, mettre les candidats sur la voix du latin classique sedere
(I.-E. : *sed), le tout prononcé [sje], une syllabe.
Il s’agit de la P3 du présent de l’indicatif de la voix active du verbe seoir.
Ce verbe est éminemment défectif : voix passive, mode impératif, tiroir du passé simple,
temps composés n’existent pas ; P1, P2, P4 et P5 sont rarissimes.
NB : On a accepté la mention des formes seyait, seyaient aussi bien que de séyait,
séyaient.
Le verbe est en emploi intransitif, et non dans son vieil emploi pronominal (synonyme de
« s’asseoir » encore chez Anatole France en 1896 : « Chevalier, seyez-vous et buvez, je vous
prie »).
Le verbe est en emploi impersonnel (« quelque chose sied à quelqu’un ou à quelque
chose »), comme au vers précédent : « il n’est plus temps de répandre des pleurs ». Ici, c’est
l’apostrophe qui précise à qui s’adresse le rappel d’une vérité par ailleurs générale : « Ma fille,
[…] il sied mal […] ».
Le verbe est de sens abstrait et non concret, comme au sens juridique de « tenir séance »
(« L’Assemblée du Clergé, séante en 1705, s’empressa de la recevoir [la Bulle du Pape] sur
l’invitation du roi », chez Sainte-Beuve en 1859). La dérivation de sens remonte au bas latin
(Ve siècle).
Le verbe est pris au sens moral de « convenir ».
La convenance est ici morale et non vestimentaire (cf. « Cette coiffure me sied à ravir »,
chez Jouy en 1812), quoique le vieil Horace pourrait dans son intransigeance qualifier
d’esthétique la déploration de Camille. Corneille dans ce passage utilise aussi « devoir » (v. 6,
18) et « falloir » (v. 11) dans le même ordre d’idées.
Plusieurs constructions impersonnelles sont possibles pour exprimer cette convenance
imaginée et voulue : « Il sied de » + infinitif (ici) ; « Il sied que » + subjonctif.
Avec ou sans « il » impersonnel, diverses connotations sont possibles : « L’ébranlement
sied bien aux plus fermes courages » au début de Horace ; « Quelle offrande sied mieux que celle
de nos pleurs ? » chez Racine dans Athalie. Certaines lexicalisations pourront y faire songer :
bienséant, bienséance, messeoir.
« Seoir » (attesté dès le Xe siècle) est néanmoins qualifié de vieilli au sens concret dès le
XVII siècle (Richelet), où il a été remplacé par son dérivé s’asseoir. Au sens moral et
vestimentaire, convenir et aller l’ont remplacé, le premier appartenant à la famille du très
fréquent venir et le second étant bien sûr très fréquent.
Comme les participes passés et présents sont pris comme adjectifs (il n’est pas séant de,
une couleur seyante, sis), ils peuvent figurer dans les dérivés du simple seoir, aux côtés d’une
longue liste :
– de suffixations : séance (préséance) ;
– de préfixations : asseoir (assise, assiette, rasseoir…), surseoir (sursis, sursitaire…).
D’autres termes remontent à des dérivés d’époque latine : mots savants (obséder,
posséder, présider, session…) ou populaires (selle, siège…).
e
– cœur (vers 17).
Voici un nom commun masculin singulier, prononcé [kœr], [kœ ] ou [kœ ] selon les
conventions choisies) soit une syllabe. Il possède un homophone : « chœur ».
La bonne graphie du mot exige un « e dans le o », même si l’œil est satisfait de la rime
« cœur / vainqueur ».
Ce mot, simple lui aussi, vient du latin classique cor (peut-être par l’intermédiaire d’une
forme *corem), qui, dans la conception antique, est siège de la vie et des fonctions vitales («
cœur, estomac »), des passions et des émotions, des pensées et de l’intelligence, de la mémoire et
de la volonté, comme le grec
(kardía ; I.-E. *kerd).
Le classement des sens présentait une grande importance, même si le sens en contexte
était sans surprise. La langue a progressivement distingué les sens suivants :
I. Sens général. Les progrès de la médecine le définissent maintenant comme « organe
musculaire, creux et pulsatile assurant la circulation sanguine dans le corps humain ou animal »
(T.L.F.). Du coup, certains classent le sens d’« estomac » comme familier et métonymique («
avoir mal au cœur », « haut-le-cœur »), parti-pris synchronique. En fait toute la région
épigastrique est désignée par le terme, tantôt notre cœur, tantôt notre estomac…
A. Par métonymie, partie de la poitrine où les battements du cœur se font sentir : « Mettre
la main sur son cœur. »
B. Par analogie de la forme, ce qui figure l’organe : « la bouche en cœur » (au propre et
au figuré : d’une manière affectée) et particulièrement, l’une des quatre enseignes d’un jeu de
cartes ( ) : « Dix de cœur ! »
C. Par analogie de la situation, milieu, centre (parfois symbolique) d’un objet, d’un
endroit : « le cœur d’un réacteur », « une table faite de cœur de noyer », « L’ennemi était au cœur
du royaume. »
II. Sens particuliers. Organe considéré comme susceptible thématiquement de divers
mouvements.
A. Siège des émotions, de l’affectivité : « La joie dilate le cœur. » ; dès le XIIe siècle,
cœur désigne par métonymie la personne chérie.
B. Siège du désir, de la volonté : « de gaieté de cœur » (1579) ; « à contre(-)cœur »,
« avoir à cœur de faire quelque chose ».
C. Siège du sentiment moral, du courage : « Avoir le cœur sur la main » ; « À cœur
vaillant, rien impossible » (1508) ; « Rodrigue, as-tu du cœur ? » (1637).
D. Siège de l’intelligence ; au XVIIe siècle, le cœur est spécialement en théologie le siège
de la grâce, permettant la communication avec Dieu : « Le cœur a ses raisons, que la raison ne
connaît point » (Pascal).
E. Siège du souvenir, de la mémoire : « retenir par cœur » (1200).
La famille des dérivés de cœur est large ; trois bases sont utilisées pour l’essentiel :
– cœur- (populaire), dans écœurer, écœurement…
– cour- (populaire), dans courage, décourager, découragement, encourager…
– cord- (savante), dans accorder, accord, concorder, concorde, concordance, concordat,
concordataire, désaccord, discorde, cordial (et même accordéon via l’allemand ou record via
l’anglais).
Les composés sont nombreux : accroche-cœur, cache-cœur, crève-cœur, Sacré-Cœur,
sans-cœur…
NB : On doit écarter courroucer (bas latin *corruptiare) et rancœur (lat. class. rancor).
En contexte, on notera que courage, dont la connotation est toujours positive, est
synonyme de cœur dans tous ses emplois figurés jusqu’au XVIIe siècle, d’autant qu’il figure en
même place au vers précédent, dans les tours parallèles : « son grand courage » / « un si noble
cœur ». C’est justement dans le courant du XVIIe siècle que courage et cœur se dissocient,
courage connaissant une restriction de sens, alors que cœur a conservé la plupart de ses
acceptions médiévales.
Cependant, le sens du mot au vers 17 est presque indécidable : II.A, II.B, II.C ? Le sens
II.B semble à privilégier, et plus encore l’argumentation qui mènera à l’une ou l’autre de ces
solutions. II.A a pour lui la proximité d’« amour » mais aussi la largeur du sens d’« affectivité » ;
II.B a pour lui l’extériorité apparente de la prudence et du courage, seuls à même de régler selon
le vieil Horace la conduite de Camille ; II.C a pour lui le parallélisme déjà remarqué de la fin des
vers 16 et 17 et l’extériorité apparente de l’« amour » (puisqu’il peut « régner » sur ce cœur).
1.2. Morphosyntaxe (6 points)
Étudiez les infinitifs et les participes du texte.
Introduction
Citons en manière de définition(s) la Grammaire du français de Delphine Denis et Anne
Sancier-Chateau : « l’infinitif entre, avec le participe et le gérondif, dans la catégorie des modes
du verbe non personnels […], non temporels » (s.v. « Infinitif »). Les auteurs distinguent donc
plusieurs infinitifs et plusieurs participes : voix active et passive, aspect accompli et non
accompli, chronologie relative à une forme simple (antériorité de l’infinitif dit « passé »,
concomitance de l’infinitif dit « présent »).
On peut ensuite, avec la Grammaire méthodique du français (G.M.F.), classer les modes
impersonnels par leur désinence : -r pour l’infinitif, -ant pour le participe présent et le gérondif, V le plus souvent pour le participe passé (p. 251), et préciser : « Les modes impersonnels et
intemporels, qui ne possèdent pas de désinences pour distinguer les personnes : l’infinitif et le
participe (et le gérondif). Ces modes ne sont pas aptes non plus à situer le procès dans le temps :
c’est le verbe personnel dont ils dépendent ou le contexte qui assurent le repérage temporel. On
considère également l’infinitif et le participe comme des formes nominales du verbe : le premier
possède certaines propriétés du substantif, le second partage des caractéristiques communes avec
l’adjectif qualificatif. » (p. 288).
Marc Wilmet dans sa Grammaire critique du français permet de préciser les valeurs
aspectuelles des formes verbales :
– il distingue les formes simple, composée, surcomposée de l’infinitif puis se montre
poète guillaumien : « À l’inexpression de la personne et de l’époque, commune à marcher,
marchant, marché, l’infinitif la forme du verbe la plus proche du nom ajoute le potentiel
inentamé du temps incident et de l’aspect global, qui laissent aux procès leur virtualité
maximale. »
– après la même distinction pour le « participe 1 », il précise : « Le temps incident croisée
de temps décadent entame la virtualité du procès, qui, de ce fait, trouve normalement le point de
chute cotextuel d’un nom ou d’un pronom. » L’aspect est pour sa part sécant dans marchant.
– après la distinction pour le « participe 2 » entre forme simple et composée, il précise :
« Le temps décadent livre une forme morte du verbe presque inutilisable en discours sans le
support d’un nom ou d’un auxiliaire. » L’aspect est global dans marché.
Diverses questions pouvaient donner forme à l’analyse : ces modes vont-ils ensemble ?
qu’est-ce qui les relie ? qu’est-ce qui prime, le singulier (l’infinitif) ou le pluriel (comme dans
l’intitulé du sujet) ? tiennent-ils du nom ou du verbe ? sont-ils variables ou pas ?
Relevé des infinitifs
1
4
8
12
Ma fille, il n’est plus temps de [ répandre
des pleurs], [1]
Il sied mal d’ [en verser où l’on voit tant
d’honneurs], [2]
On pleure injustement des pertes
domestiques
Quand on [en voit sortir des victoires
publiques]. [3]
Rome triomphe d’Albe, et c’est assez pour
nous,
Tous nos maux à ce prix [nous doivent
être doux]. [4]
En la mort d’un amant vous ne perdez
qu’un homme
16
20
Dont la perte est aisée à [ réparer ] dans
Rome : [5] ou Dont la perte est aisée à [
réparer dans Rome ]
Après cette victoire, il n’est point de
Romain
Qui ne soit glorieux de [ vous donner la
main]. [6]
Il me faut [ à Sabine en porter la
nouvelle], [7]
Ce coup sera sans doute assez rude pour
elle,
Et ses trois frères morts par la main d’un
époux
Lui donneront des pleurs bien plus justes
qu’à vous :
Mais j’espère [ aisément en dissiper
l’orage], [8]
Et qu’un peu de prudence aidant son
grand courage
[ Fera bientôt [ régner sur un si noble
cœur] ou [ Fera [ bientôt régner sur un si
noble cœur] ou encore [ Fera bientôt
régner sur un si noble cœur [9]
Le généreux amour qu’elle doit au
vainqueur].
Cependant étouffez cette lâche tristesse,
Recevez-le, s’il vient, avec moins de
faiblesse,
Faites-[vous voir sa sœur], et qu’en un
même flanc [10] mais le découpage est
difficile
Le Ciel vous a tous deux formés d’un
même sang.
Dans ces dix occurrences, la délimitation des groupes verbaux à l’infinitif devient plus difficile
vers la fin du texte. Une majorité de positions à droite s’explique par l’unité syntaxique du vers.
Un groupement selon la conjugaison présente peu d’intérêt : groupe 1 (« régner » et les autres),
groupe 3 (« répandre, sortir, être, voir »).
Relevé des participes
8
En la mort d’un amant vous ne perdez
qu’un homme
[ Dont [ la perte ] [ est [ aisée [ à [ réparer
] ] ] dans Rome ] ] voire [ Dont [ la perte ]
[ est [ aisée [ à [ réparer dans Rome ] ] ] ]
]:
Après cette victoire, il n’est point de
Romain
Qui ne soit glorieux de vous donner la
main.
Il me faut à Sabine en porter la nouvelle,
Ce coup sera sans doute assez rude pour
elle,
Et [ ses trois frères morts [ par [ la main
d’un époux ] ] ] (à la différence du nom
« mort » au v. 7)
Lui donneront des pleurs bien plus justes
qu’à vous :
Mais j’espère aisément en dissiper
l’orage,
Et [ qu’ [ un peu de prudence [ aidant [
son grand courage ] ] ]
Fera bientôt régner sur un si noble cœur
Le généreux amour qu’elle doit au
vainqueur ].
Cependant étouffez cette lâche tristesse,
Recevez-le, s’il vient, avec moins de
faiblesse,
Faites-vous voir sa sœur, et [ qu’ [ en un
même flanc
Le Ciel [ vous a tous deux ] formés [ d’ [
un même sang ] ] ] ].
12
16
20
Vu la position tardive des participes, on espérait que « aisée », difficile, soit repéré. C’est
par son participe passé, masculin ou féminin, que le verbe « mourir » nous apparaît dans les
deux premières attestations du T.L.F. (881-1000). Toute allusion à l’origine participiale de
« cependant » (v. 18) a été prise en compte.
Vu la pauvreté des variations formelles des infinitifs, un classement syntaxique s’impose.
Les participes, étant moins nombreux et il n’y a pas de participiales , peuvent être traités
ensemble.
1. Infinitifs
1.1. En groupe prépositionnel
1.1.1. Complément de verbe
Il sied mal d’ [en verser où l’on voit tant d’honneurs], [2]
Commentaires : si l’infinitif n’a pas ici de sujet, il implique néanmoins logiquement un sujet
virtuel, pris en toute généralité (l’ensemble des êtres susceptibles de pleurer), d’ailleurs le CC de
lieu est lui-même assez logique (« dans les situations où… »).
1.1.2. Complément de locution verbale
Ma fille, il n’est plus temps de [ répandre des pleurs], [1]
Commentaires : on notera la construction à droite (cf. « il est question de… », « c’est le moment
de… », en général GN temporel) + infinitif où que + subjonctif est possible ; le contrôleur est
absent explicitement mais, ici encore, virtuel et aussi large qu’en [2] (le tour est impersonnel ou
« quasi-impersonnel », selon l’expression de Le Goffic) ; on peut aussi bien sûr y voir
analytiquement un complément du nom temps voire considérer que « de répandre des pleurs »
serait le sujet réel de être temps, muni d’un il cataphorique, quoiqu’on n’accepte pas *« (de)
répandre des pleurs n’est plus temps ».
1.1.3. Complément de participe passé
En la mort d’un amant vous ne perdez qu’un homme
Dont la perte est aisée à [ réparer ] dans Rome [5] ou Dont la perte est aisée à [ réparer dans
Rome ]
Commentaires : voir la partie II.
1.1.4. Complément d’adjectif
Après cette victoire, il n’est point de Romain
Qui ne soit glorieux de [ vous donner la main]. [6]
Commentaires : le tour est personnel à gauche (cf. la locution verbale impersonnelle « Il est
glorieux de » + infinitif = « Il est honorable de… ») ; l’adjectif glorieux, rarement suivi d’un
pronom ou d’un nom introduit par de précisant le motif de la gloire (« être de glorieux de soi » =
fier, content…), utilise ici la préposition de pour introduire un infinitif (« la gloire qu’il y a à… »
vs « la gloire de… »), COS et COD entre crochets dépendent de l’infinitif.
1.2. Hors groupe prépositionnel
1.2.1. Après espérer
Mais j’espère [ aisément en dissiper l’orage] [8]
Commentaires : la coréférence est normale entre le contrôleur de dissiper et le sujet du verbe
introducteur (espère), qui régit l’infinitif (commutation avec GN : « espérer la dissipation d’un
orage », complétive : « espérer que se dissipe [ind.] un orage ») sans qu’il soit véritablement
COD (la passivation est impossible, par exemple) ; l’infinitif dissiper est porteur du sens
principal, espérer, verbe d’opinion, étant auxiliaire de modalité.
1.2.2. Après voir
On pleure injustement des pertes domestiques
Quand on [en voit sortir des victoires publiques]. [3]
Commentaires : sont admises les diverses interprétations habituellement données du tour
(complément double, deux compléments directs, proposition infinitive, objet et prédicat de
l’objet…), normalement remplaçable par une relative (mais « on voit des victoires publiques qui
en sortent » n’est guère gracieux : problème entre concret et abstrait) et, ici, remplaçable par une
complétive (verbe de perception), sans intellectualisation notable du sens : « on voit qu’en sortent
[ind.] des victoires publiques » ; le contrôleur est mobile en l’absence de COD de l’infinitif (« je
vois des victoires publiques en sortir » est possible malgré la cadence mineure ; on a seulement
« Voici venir mon père. ») ; fonctionnent pareillement écouter, entendre, regarder, sentir.
1.2.3. Après faire : l’infinitif qui fait partie nulle
Faites-[vous voir sa sœur], et qu’en un même flanc [10]
Le Ciel vous a tous deux formés d’un même sang.
Commentaires : bien placé pour être une transition, cet exemple est difficile, qu’on peut gloser
aujourd’hui par « faites-vous voir comme sa sœur » (= « laissez paraître au grand jour que vous
êtes sa sœur ») avec vous COD (« faites-le voir… ») de faire ou plutôt faire voir pronominal et
figé, et sa sœur attribut du COD, comme l’exemple de se laisser voir que donne le T.L.F. :
Malgré le débraillé et le sans-gêne des professeurs, cet examen se laissait voir plus sérieux au
fond que l’examen de droit auquel nous venions d’assister (Anatole France, La Vie en fleur,
Calmann-Lévy, 1922, p. 435 : T.L.F., s.v. « voir », 1re section, I, A, 1, b, !) ; la difficulté réside
dans la nature de GN de l’attribut mais surtout dans le tour pronominal et dans le sens particulier
(relativement abstrait : « paraître » et à l’opposé du sens habituel du verbe) que finit par prendre
l’expression avec voir ; on a donc été tolérant avec les interprétations passivantes : « faites en
sorte que vous soyez vue / qu’on vous voit comme (étant) sa sœur » avec vous = COD de voir
(mais le trait d’union suffit à ruiner cette explication).
Mais j’espère aisément en dissiper l’orage,
Et qu’un peu de prudence aidant son grand courage
[ Fera bientôt [ régner sur un si noble cœur] ou [ Fera [ bientôt régner sur un si noble cœur] ou
encore [ Fera bientôt régner sur un si noble cœur [9]
Le généreux amour qu’elle doit au vainqueur].
Commentaires : les deux verbes concernés (factitif faire et régner) ne sont pas exactement en
relation d’auxiliarité ; la troisième explication, fusionnelle, est peut-être plus juste (cf. la
remontée du clitique dans « Lui, je l’ai fait régner », l’accord dans « Elle, je l’ai fait régner »
d’après la norme traditionnelle, la position en facteur commun de bientôt en cotexte) ; l’ordre est
notable, et c’est le seul possible : faire + infinitif + GN contrôleur (mais un vrai COD peut s’y
placer seul : « Ils firent réélire leur ami. ») ; l’infinitif est contrôlé par le GN postposé et même,
en cotexte, dissocié.
1.2.4. Après devoir, falloir : l’infinitif vainqueur
Rome triomphe d’Albe, et c’est assez pour nous,
Tous nos maux à ce prix [nous doivent être doux]. [4]
Commentaires : l’infinitif vient directement après un verbe de modalité pure (ex. devoir, pouvoir,
oser…), n’admettant pas de complétive ; entre le contrôleur d’être et le sujet du verbe
introducteur la coréférence est normale ; nous est complément de l’adjectif attribut (et se trouve
édité, plus classiquement, entre « doivent » et « être », dans d’autres éditions que l’édition
consultée).
Il me faut [ à Sabine en porter la nouvelle] [7]
Commentaires : le complément est remplaçable par le clitique accusatif (« il le faut ») et par une
complétive au subjonctif (considérée comme sous la dépendance d’un facteur extérieur : « il faut
que j’en porte la nouvelle à Sabine ») ; me est COI de falloir et contrôleur de l’infinitif, alors que
« à Sabine » est COI de porter.
2. Participes
2.1. En fonction de verbe
« Faites-vous voir sa sœur, et [ qu’ [ en un même flanc
Le Ciel [ vous a tous deux ] formés [ d’ [ un même sang ] ] ] ]. »
Commentaires : l’accord est canonique (« à gauche… du participe » ne précisent pas les
grammaires) ; la construction à droite est complexe, le deuxième COD de voir aux deux derniers
vers étant peut-être mieux expliqué ainsi :
GV (partie 1)
GP (lieu)
GNS
GV (partie 2)
V (composé)
GP (origine ;
quasi-COI)
_GN___V aux.__V part
__GN__GPr. (COD)
__GN_Pr.__GPr._____en_un_même_flanc_le_Ciel_vous_a_tous_deux_formés_d’_un_même_s
ang__
On pouvait utiliser comme transition le fait que le participe passé est un quasi-attribut du COD de
par son origine latine.
2.2 En fonction d’attribut du sujet
« En la mort d’un amant vous ne perdez qu’un homme
[ Dont [ la perte ] [ est [ aisée [ à [ réparer ] ] ] dans Rome ] ] voire [ Dont [ la perte ] [ est [ aisée
[ à [ réparer dans Rome ] ] ] ] ] »
Commentaires : l’accord pouvait être expliqué rapidement ; le verbe n’existe plus en synchronie
(participe passé de l’ancien français aisier, « fournir ce qui est nécessaire », ensuite adjectivé ;
concurrencé aujourd’hui par facile) ; l’attribut est suivi d’une construction à droite (« l’aisance
à… » ; cf. « il est aisé de… »).
2.3. En fonction d’épithète
« Et [ ses trois frères morts [ par [ la main d’un époux ] ] ] (à la différence du nom « mort » au v.
7)
Lui donneront des pleurs bien plus justes qu’à vous »
Commentaires : l’accord ne demandait pas de longues analyses mais plutôt la construction à
droite quasi-passive (l’ancien français connaît un mourir transitif, « tuer »), et surtout le latinisme
(« la mort de ses trois frères », interfectis tribus fratribus suis), qui explique l’absence de virgule.
« Mais j’espère aisément en dissiper l’orage,
Et [ qu’ [ un peu de prudence [ aidant [ son grand courage ] ] ]
Fera bientôt régner sur un si noble cœur
Le généreux amour qu’elle doit au vainqueur ]. »
Commentaires : le contrôleur du participe devait être déterminé (« un peu de prudence » et non
« prudence ») ; la construction à droite devait être identifiée comme COD de la forme verbale
régissante et constituait un groupe participial, où se retrouve l’influence sensible (une fois encore
sans virgule) du latinisme N + participe passé : c’est la prudence si et seulement si elle aide le
courage, qui fera régner…
2. Stylistique (10 points)
La réplique du vieil Horace, qui était une tirade et non point un monologue, puisque
Camille (dont on ne sait d’ailleurs l’attitude : elle semble anéantie, pour rester muette…) est sur
scène, ne fait certes pas partie des passages les plus fameux d’Horace et la scène, qui ne dépasse
pas les dimensions du texte proposé aux candidats, n’est qu’une scène de transition, parfois
proche de la cacophonie (un « cétacé » au vers 5, malgré le rappel du « Moi, dis-je, et c’est
assez » de Médée ; un « téter » au vers 8), mais c’est sans doute à cause de la maladresse du
personnage masculin, piètre connaisseur du cœur féminin ou plutôt insensible à ses raisons, sans
aller cependant jusqu’à la commination.
La domination oratoire du vieil Horace, sûr du caractère inopportun de l’attitude de
Camille frappée par la peine, l’invincibilité de son style coupé découlent de son autorité, dont
l’apostrophe initiale rappelle le fondement familial. Ce texte délibératif est près de démontrer la
culpabilité de Camille si elle persévère.
Les faits de versification appelaient des remarques précises :
– sur le mètre certes (le tétramètre, alexandrin classique),
– sur le rythme (on attend que les candidats sachent par exemple scander le premier vers
convenablement : 2/4//3/3…),
– sur les enjambements (vv. 13-14 et surtout 16-18) et un contre-rejet (vv. 21-22),
– sur les rimes (genres alternant, quantités, disposition suivie),
La présence de nombreuses répétitions (vv. 1, 14 : « pleurs », et par isolexisme et
dérivation v. 3 : « pleure » ; v. 3 : « pertes », et par isolexisme v. 7 : « perdez » ; vv. 4, 9 :
« victoire(s) », et par isolexisme v. 18 : « vainqueur » ; vv. 5, 8 : « Rome », et par isolexisme v.
9 : « Romain » ; vv. 7-13 : « mort(s) ») invitait à une lecture verticale des rimes et à se montrer
attentif à la place des mots dans le vers (sous l’accent, à l’hémistiche, à la rime).
Le mouvement du texte devait être dégagé à partir de critère précis tel que les temps
(présent, futur et de nouveau présent : vv. 1-10, 11-18, 19-22), les modes verbaux (indicatif : vv.
1-18, impératif : vv. 19-22), les personnes grammaticales (P5 : vv. 1-10, P1 : vv. 11 ou 15 à 18,
P5 : vv. 19 et suiv.) ou encore les associations de vers par paire (vv. 5-6) ou quatrain (vv. 1-4, 710, 11-14 et 15-18, 19-22).
Chaque vers ou presque avait sa fonction rhétorique :
– le premier vers constitue la conclusion du syllogisme ;
– la prémisse majeure procède par condamnation (v. 2) puis développe la maxime (vv. 34) ; la prémisse mineure suit (premier hémistiche, v. 5) ;
– la conclusion se trouve reformulée (second hémistiche, v. 5 ; v. 6) ;
– un exemple vient illustrer les malheurs survenus (vv. 7-8) ; suit l’explication de
l’exemple (vv. 9-10) ;
– en un parallèle implicite entre Sabine et Camille, le vieil Horace revient à la prémisse
mineure (v. 11, là où grammaticalement néanmoins « cette victoire » au vers 8 est repris par
« en ») ;
– la conséquence prévisible certaine (tel est bien le sens fort de « sans doute » au siècle
classique ; de même « assez » renforce-t-il l’adjectif, sans désigner une quantité suffisante) forme
une prolepse (v. 12) ; suit une antéoccupation accordant à Sabine que son accueil pathétique de la
nouvelle, à savoir ses pleurs éventuels, serait moins blâmable que les larmes de Camille (vv. 1314) ; l’hypobole se déploie enfin sur quatre vers (vv. 15-18) – dans le premier le vieil Horace
affirme être sûr de sa propre invincibilité rhétorique, dans les trois derniers est énoncé par
manière de programme l’argument qu’utilisera le vieil Horace au moment de la scène suivante
(« bientôt ») : on doit amour au vainqueur ;
– dans les quatre derniers vers à l’intention pragmatique sinon dramatique (« cependant »,
non concessif, signifie « pendant ce temps », c’est-à-dire durant la scène 4 de l’acte IV), le vieil
Horace formule une première injonction (v. 19 ; impératif présent latin) puis une seconde,
donnant lieu à une mise en scène programmatique de la scène 5 de l’acte IV (v. 20 ; impératif
futur latin) et assortie d’une exhortation (vv. 21-22) à imiter le modèle de l’attitude de Sabine
telle que prévue aux vers 16-18.
L’analyse des figures permettait encore de relever :
– une gradation (vv. 1-3 : « il n’est plus temps », « il sied mal », injustement ») ;
– une audacieuse personnification à la fin du noème initial, v. 4, que Voltaire ne manque
pas de le blâmer en ces termes : « Des victoires qui sortent font une image peu convenable. On ne
voit point sortir des victoires, comme on voit sortir des troupes d’une ville. » ;
– deux métonymies, vv. 5 (synecdoque « Rome » = les Romains) et 10 (où « donner la
main » signifie « épouser ») ;
– un vers 6 composé de nombreux monosyllabes didactiques que peut rendre une diction
didactique (« Tous-nos-maux-à-ce-prix-nous-doivent-être-doux. » ; l’exception est en italiques) ;
– une pronomination (« Curiace » réduit à « un amant », ce qui occulte en passant le
serment des fiancés, justification extra-technique de la peine de Camille [v. 158] ; cf. « des pertes
domestiques ») suivie d’exténuation au vers 7 (« amant » réduit à « homme ») ;
– une implication au vers 13 (« trois frères morts » = « la mort de trois frères » ; cf. v. 7) ;
– une paromologie aux vers 13-14 ;
– une métaphore du don quelque peu alambiquée, v. 14 (et Voltaire de se draper en
puriste : « Lui donneront des pleurs justes n’est pas français. C’est Sabine qui donnera des pleurs
; ce ne sont pas ses frères morts qui lui en donneront. Un accident fait couler des pleurs, et ne les
donne pas. ») ;
– la métaphore in præsentia de l’orage des pleurs, relevant du cliché, v. 15 ;
– un passage qui tourne à l’épithétisme, vv. 16-19 (« grand », « noble », « généreux » au
sens de « magnanime », « lâche ») ;
– une seconde pronomination (« le vainqueur » pour Horace), v. 18 ;
– un zeugme, ou attelage, qui confine à l’anacoluthe, v. 20 (Voltaire : « Faites-vous voir
et qu’en est un solécisme : parce que faites-vous voir signifie montrez-vous, soyez ma sœur ; et
montrez-vous, soyez, paraissez ne peut régir un que. ») ;
– une apparente redondance, ou pléonasme, vv. 21-22 (« Voltaire : « après lui avoir dit
faites-vous voir sa sœur, il est très-superflu de dire quelle est sortie du même flanc. ») où nous
préférons pour notre part voir un hendiadyn emphatique ;
– un parallélisme morphosyntaxique que l’œil remarquait aisément dans la chute de cette
tirade, vv. 21-22.
Tout ce catalogue donnait bien entendu de la matière au commentaire, à condition de ne
pas commettre de contresens sur le texte même, dans le détail (les vers 9-10, preuve extratechnique faisant appel à la renommée des Horaces, ne semblent point hyperboliques ; le « coup »
du vers 12, loin d’être un euphémisme, désigne une action extraordinaire) ou en général : était-ce
une remontrance du pater familias à une femme de la maison ou une consolation d’un père à sa
fille ? La tirade, qui opposait Sabine et Camille tout en laissant paraître une allusion à Valère (vv.
9-10), laissait en réalité peu de place à l’expression des sentiments (nulle ponctuation affective),
que la raison doit gouverner. Que valaient des termes comme « pertes », « maux », « nouvelle »
ou « coup » face à l’usage insistant de l’omnipersonnel « on », du présent de vérité générale,
d’euphémismes comme « tristesse » et « faiblesse » (vv. 19-20 ; alors même que la mort n’est pas
taboue) pour désigner, du moins peut-on l’imaginer ainsi, Camille continuant de pleurer ?
Le vers 8 rappelle quant à lui Le Cid (v. 1058 : « Nous n’avons qu’un honneur, il est tant
de maîtresses ! ») et annonce Polyeucte (v. 390 : « Vous trouverez à Rome assez d’autres
maîtresses »). Voltaire y voit un défaut supplémentaire : « L’auteur répète trop souvent cette idée,
et ce n’est pas là le temps de parler de mariage à Camille. » Mais qui peut apercevoir ce défaut, si
ce n’est l’hyperlecteur de Corneille ? Le grief fondé sur la bienséance, sur la convenance sociale
garde en revanche toute sa portée : les vers 7-8 sont-ils dignes, et dignes du vieil Horace, ou
nuisent-ils à sa gravité ?
Voltaire dans ses Commentaires sur Corneille semble donc être injustement sévère
lorsqu’il déclare à propos de cette scène : « le vieil Horace n’a plus rien à dire, et […] perd le
temps à répéter à Camille qu’il va consoler Sabine. » Il est vrai que le vieil Horace déprécie le
lien qui existe entre Camille et Curiace (v. 7 : « amant », c’est-à-dire cet homme qui, ayant
déclaré des sentiments amoureux à une femme, attend d’être aimé en retour ; cf. « époux », v. 12)
mais il ne semble pas tomber dans l’expolition ni dans la paraphrase.
Diderot dans son Paradoxe sur le comédien (1773) sera plus clément : « les propos et le
ton de Camille et du vieil Horace » sont grands « parce qu’ils ont de l’âme ».
TEXTE 2
1. Grammaire
1.1. Vocabulaire (4 points)
Expliquez les mots soulignés dans le texte :
– individuelles (ligne 20) ;
L’adjectif individuel, attribut du COD du verbe croire : villes, prononcé [ divid l(l)( )],
est au féminin pluriel comme ce nom.
Adjectif non point exactement qualificatif ni bien entendu déterminatif (d’autant que
l’adjectif est ici attribut) mais plutôt relationnel parce que non gradable : « *un comportement
moins / très individuel » vs « un comportement moins / très individualiste », du moins en langue,
il exprime bien une qualité pour Proust, à preuve la gradation de la première occurrence de
l’adjectif dans le texte : « quelque chose de plus individuel encore » (l. 8).
Vieux mot (XIVe siècle) issu, de même que de ses dérivés, de la francisation du latin
scolastique individualis, « propre à l’individu » (attesté dès le XIIe siècle), l’adjectif est
dénominal, formé sur le nom individu avec suffixation en -el, doublet populaire du savant -al :
individuel vs individualité. Le vocalisme final a d’ailleurs hésité entre -el et -al : on trouve ainsi
chez Rabelais mention de l’« individuale muliebrité » en 1546.
La base divid-, latinisante (lat. dividere, « diviser », qui a donné l’ancien français deviser),
a fourni dividende (XVIe s.) et la « famille » d’individu (classement chronologique et logique) :
e
individuer (XV s.)
individuation (XVIe)
individuant
(XVIIIe)
individu (XIVe s.)
individuel (XIVe s.)
individuellement
individualiser
(XVIe)
(XVIIIe)
individualisation
(XIXe)
individualité
(XVIIIe)
individualiste
(XIXe)
individualisme
(XIXe)
Les autres bases de la même famille sont :
– devis- dans deviser, devis, devise ;
– divis- dans indivis, indivisible, division…
L’analyse sémantique n’est pas très difficile, sauf à vouloir entrer dans des détails
philosophiques (le T.L.F. se perd ainsi dans des nuances de sens oiseuses).
A. Qui est relatif à un individu : « L’histoire individuelle. »
1. [spécialement] Qui constitue l’originalité de quelque chose ou de quelqu’un :
« Quelque chose d’individuel. »
2. [spécialement] Qui concerne un seul individu : « Fiche individuelle d’état civil. » Loc.
adv. « À titre individuel », en qualité de personne privée. « Agir à titre individuel. »
3. [en sociologie] Qui appartient à un individu considéré isolément dans le groupe auquel
il appartient : « Propriété individuelle et propriété collective. » « Les sports individuels et les
sports d’équipe. »
4. [en grammaire] Désignant un individu particulier : « Les noms collectifs s’opposent
aux noms individuels. » (terminologie de Grevisse p. ex.)
B. [par métaphore] Qui ressemble à un individu : « Un organisme individuel. »
On appréciera la mention des substantivations, récentes dans l’ensemble :
– au sens philosophique (XIXe siècle), le masculin singulier à valeur de neutre désigne :
« Cet affrontement de l’individuel et de l’universel, c’est tout le Bloc-Notes. » (Mauriac en
1958).
– en sports (XXe siècle), le masculin singulier désigne un sportif qui n’appartient pas à un
club, qui ne fait pas partie d’une équipe. « Je me suis inscrit au tournoi en individuel. » et le
féminin désigne une épreuve individuelle (par opposition aux épreuves par équipe) : « Dans
l’individuelle, le coureur cycliste belge prit sa revanche. »
En contexte, le mot est l’objet d’une reformulation : « uniques comme des personnes », ce
qui peut faire songer à deux synonymes : unique, personnel. Il s’oppose même à ces « choses
conçues comme pareilles à toutes celles de même sorte ». C’est le sens B plus précisément que de
le sens A2.
– uniformément (ligne 23).
Adverbe écrit d’abord uniformement (XIVe siècle) puis uniformément (XVIe siècle), le
mot présente effectivement un certain intérêt morphologique, dû à la présence de l’accent. Il
existe effectivement dans les adverbes en -ment une alternance vocalique e caduc / e fermé. La
transcription phonétique du mot est [ynif memã] ou bien [ynif mem ] selon la convention
choisie.
La règle énoncée par Bouhours en 1694 est la suivante : « Quand l’adjectif masculin a un
é fermé à la fin, l’adverbe qui lui répond a aussi un é fermé devant -ment. » Ainsi trouve-t-on
démesurément, sensément… et par analogie les adverbes dont l’adjectif masculin est en -s :
confusément, expressément… Font exception : communément, profondément, conformément mais
encore énormément ou uniformément, qu’il ne cite pas.
L’adverbe dérive bien sûr de l’adjectif uniforme (du latin impérial uniformis, « simple »)
par suffixation avec le suffixe français -ment (du féminin latin mente, « avec un esprit ») typique
de la classe adverbiale.
L’analyse sémantique n’est pas difficile à condition d’éviter la paraphrase « de manière
uniforme » en la précisant :
1. De manière uniforme dans sa qualité
(concret) « Une foule uniformément noire. »
(abstrait) « Uniformément triste. » (Van der Meesch dans le T.L.F.)
2. De manière uniforme dans l’espace
(concret) « Quatre petits billets semblables et uniformément repliés » (Gide dans le
T.L.F.), « Ils ont tous opiné uniformément. »
(abstrait) d’une façon commune à tout le monde : « C’est un usage uniformément
répandu. »
3. De manière uniforme dans le temps
(concret) ainsi en mécanique : « le mouvement uniformément varié est celui dans lequel
la vitesse varie proportionnellement au temps. » (Littré)
(abstrait) « Tous les Pères ont écrit uniformément sur ce sujet. » (Acad. française, 8e éd.)
En contexte, il semble que le sens 1 concret soit plus exact que le sens 2 concret.
1.2. Morphosyntaxe (6 points)
Étudiez les propositions relatives du texte.
Introduction
Définissons la proposition comme une phrase simple (prop. indépendante) ou une partie
d’une phrase complexe constituée hiérarchiquement (prop. subordonnée, prop. principale) ou
égalitairement (prop. indépendantes coordonnées ou juxtaposées) obéissant au schéma SVC ou
GNS + GV.
Définissons la proposition subordonnée comme une proposition inapte à constituer une
phrase à elle seule et entrant dans une relation asymétrique de dépendance vis-à-vis d’une
proposition dite principale ; la subordonnée joue donc le rôle d’un constituant dans la phrase.
Définissons la proposition subordonnée relative, morphologiquement, comme celle qui
utilise les pronoms ou (mieux) outils (ou mots) relatifs : relatifs simples (qui, que / qu’, où ; sans
oublier quoi), relatif simple apparemment (dont) et relatifs composés (lequel et laquelle,
auxquels…) qui jouent un rôle démarcatif et assument une fonction syntaxique dans la
subordonnée, comme constituant du groupe nominal.
Distinguons ensuite différents types syntaxiques : la relative adjective possède un
antécédent qu’elle précise (« Les joueurs qui perdent sont appelés les perdants. ») ; la relative
substantive sans antécédent possède une fonction nominale (« Qui perd gagne. ») ; la relative
attributive qui possède un antécédent et se comporte comme un attribut par rapport à lui (« Il est
là qui perd. »).
Enfin, dans les relatives adjectives, était attendue la connaissance de la distinction :
déterminative (ou restrictive) vs appositive (ou explicative ou non-restrictive) avec mélodie de
parenthèse et double virgule.
Relevé
Je ne me représentais pas alors les villes, les paysages, les monuments comme des
tableaux plus ou moins agréables, découpés çà et là dans une même matière, mais chacun d’eux
comme un inconnu, essentiellement différent des autres, [ dont mon âme avait soif ] (1) et [ qu’
elle aurait profit à connaître ] (2). Combien ils prirent quelque chose de plus individuel encore,
d’être désignés par des noms, des noms Ø [ qui n’étaient que pour eux ] (3), des noms comme en
ont les personnes ! Les mots nous présentent des choses une petite image claire et usuelle comme
celles Ø [ que l’on suspend aux murs des écoles pour donner aux enfants l’exemple de ce Ø [ qu’
est un établi, un oiseau, une fourmilière, choses conçues comme pareilles à toutes celles de même
sorte ] (5) ] (4). Mais les noms présentent des personnes et des villes Ø [ qu’ ils nous habituent
à croire individuelles, uniques comme des personnes ] (6) une image confuse Ø [ qui tire d’eux,
de leur sonorité éclatante ou sombre, la couleur Ø [ dont elle est peinte uniformément comme une
de ces affiches, entièrement bleues ou entièrement rouges, [ dans lesquelles, à cause des limites
du procédé employé ou par un caprice du décorateur, sont bleus ou rouges, non seulement le ciel
et la mer, mais les barques, l’église, les passants] (9) ] (8) ] (7). Le nom de Parme, une des villes
Ø [ où je désirais le plus aller, depuis que j’avais lu la Chartreuse ] (10), m’apparaissant
compact, lisse, mauve et doux, si on me parlait d’une maison quelconque de Parme Ø [ dans
laquelle je serais reçu ] (11), on me causait le plaisir de penser que j’habiterais une demeure lisse,
compacte, mauve et douce, [ qui n’avait de rapport avec les demeures d’aucune ville d’Italie
puisque je l’imaginais seulement à l’aide de cette syllabe lourde du nom de Parme, [ où ne circule
aucun air ] (13), et de tout ce Ø [ que je lui avais fait absorber de douceur stendhalienne et du
reflet des violettes ] (14) ] (12).
Notre numérotation est indiquée à la fin (et à droite) des propositions mais est déterminée par
leur début… ce qui choque l’œil parfois. On peut estimer valable un autre découpage : [ dont elle
est peinte uniformément ] (7) comme une de ces affiches, entièrement bleues ou entièrement
rouges, dans lesquelles, à cause des limites du procédé employé ou par un caprice du décorateur,
sont bleus ou rouges, non seulement le ciel et la mer, mais les barques, l’église, les passants.] (8)
Le classement par modes ne fonctionne pas : l’indicatif est omniprésent. La « part
syntaxique » de l’analyse doit servir au plan, à condition des maîtriser les subdivisions des
relatives adjectives ; les autres sont absentes, sauf à considérer avec la G.M.F. que « ce qu’est un
établi » est une relative périphrastique « sans véritable antécédent » (p. 487). Le classement par
pronoms relatifs est nettement moins bon : il conduit à des redites et hiérarchise mal les faits de
morphosyntaxe.
1. Déterminatives
Combien ils prirent quelque chose de plus individuel encore, d’être désignés par des
noms, des noms Ø [ qui n’étaient que pour eux ] (3), des noms comme en ont les personnes !
Commentaires : le tour périphrastique donne le point de vue proustien sur la fameuse question de
la référence des « noms propres » (ni nulle ni infini mais unique) ; l’antécédent provoque l’accord
à travers une forme, qui, invariable en genre, nombre et personne (ici masculin… pluriel de la P3
intrinsèque au nom, comme on voit d’après le verbe accordé étaient) ; la démarcation de la
relative est aisée la virgule de fin n’en fait pas une appositive.
Mais les noms présentent des personnes et des villes Ø [ qu’ ils nous habituent à croire
individuelles, uniques comme des personnes ] (6) une image confuse Ø [ qui tire d’eux, de leur
sonorité éclatante ou sombre, la couleur Ø [ dont elle est peinte uniformément comme une de ces
affiches, entièrement bleues ou entièrement rouges, dans lesquelles, à cause des limites du
procédé employé ou par un caprice du décorateur, sont bleus ou rouges, non seulement le ciel et
la mer, mais les barques, l’église, les passants] (8) ] (7).
Commentaires (6) : la réflexion proustienne porte donc non sur le caractère de tous les noms
propres mais sur quelques-uns et sur quelques villes, encore assez indéfinies ; que élidé est COD
de croire et doté de deux attributs : individuelles et uniques comme des personnes ; il est ici
féminin, ce qui paraît dans individuelles, et pluriel, ce qui paraît dans individuelles et uniques.
Commentaires (7) : la relative enchâssante fournit une deuxième qualité à image, vue d’abord
comme confuse ; il est à noter que le mouvement cataphorique du relatif est redoublé par le
pronom de rappel du groupe d’eux ; qui inanimé (et même immobile : photographie plus que
cinéma) est sujet de tire.
Commentaires (8) : la relative est enchâssée ; dont contient une préposition de qui introduit dans
la relative un complément de moyen (« peindre au moyen d’une couleur »), de matière (« peindre
avec une couleur » ; mais les rapports couleur/matière nous emmènent dans des considérations
techniques) ou même de couleur (« peindre d’une couleur »), selon la précision de la
terminologie choisie ; le lieu (« peindre sous / dans / en telle couleur… », qui serait ici un lieu
d’origine) ou la manière (« peindre d’une manière colorée »), le complément d’agent (« peint par
untel » semblent à exclure ; uniformément ne nous aide pas. On attendait moins une réponse
précise que l’indication d’une piste, voire de la difficulté rencontrée.
Le nom de Parme, une des villes Ø [ où je désirais le plus aller, depuis que j’avais lu la
Chartreuse ] (10), m’apparaissant compact, lisse, mauve et doux, si on me parlait d’une maison
quelconque de Parme Ø [ dans laquelle je serais reçu ] (11), on me causait le plaisir de penser que
j’habiterais une demeure lisse, compacte, mauve et douce […]
Commentaires (10) : le relatif où est adverbe, plutôt que pronom (bien que l’antécédent soit
clairement identifié comme nom), en tant que remplaçable par un GP de lieu si l’on extrait de la
subordonnée une sous-phrase ; tout se perd de l’antécédent : genre, nombre, personne, dans
l’outil relatif comme dans le reste de la subordonnée ; cela explique une certaine difficulté à
l’identifier : « une des villes qui m’attira » vs « une des villes qui m’attirèrent » (solution : si tous
les êtres sont concernés, comme ici, accord au pluriel ; sinon, accord au singulier, comme pour
« il répondit à un des consuls qui l’interrogeait… » dans Grevisse, § 1987) ; la relative court
jusqu’au mot Chartreuse (CC de temps).
Commentaires (11) : on pouvait remarquer la forme composée du relatif, dans une variation
manifeste (en plus de considérations syllabiques) par rapport au premier outil relatif où ;
l’antécédent est relativement éloigné mais indubitable d’après le sens de « recevoir à domicile »,
quoique Parme soit un nom propre féminin singulier (comme laquelle) et qu’on dise « dans
Parme ».
2. Cas particulier : les intégratives de la G.M.F.
Les mots nous présentent des choses une petite image claire et usuelle comme celles Ø [
que l’on suspend aux murs des écoles pour donner aux enfants l’exemple de ce Ø [ qu’ est un
établi, un oiseau, une fourmilière, choses conçues comme pareilles à toutes celles de même sorte
] (5) ] (4).
Commentaires (4) : la relative est enchâssante ; l’antécédent celles renvoie lui-même à image
avec décalage de nombre (oublié dans que, exemple, ce que mais réapparaissant dans les groupes
juxtaposés à la fin de la relative) ; le démonstratif se présente sous sa forme simple (cf. celles-ci,
celles-là) ; que a la fonction de COD, inanimé en l’occurrence ; l’on étymologique mais à
motivation essentiellement euphonique, ici, au début de la relative.
Commentaires (5) : la relative est enchâssée ; l’antécédent ce prend un sens général (trait
inanimé) et comme pronom trouve difficilement son explication en cotexte ailleurs que dans la
relative même : « choses conçues comme pareilles à toutes celles de même sorte » ; il importait
de bien identifier sous l’élision un « e » (« ce que tu es »), que étant attribut, et non sujet (qui) ;
que bien que lié à un antécédent au singulier est d’ailleurs attribut de plusieurs sujets : « un établi,
un oiseau, une fourmilière ».
[…] je l’imaginais seulement à l’aide de cette syllabe lourde du nom de Parme, où ne
circule aucun air, et de tout ce Ø [ que je lui avais fait absorber de douceur stendhalienne et du
reflet des violettes ] (14).
Commentaires : l’antécédent ce possède un sens général (trait inanimé) et comme pronom trouve
lui aussi difficilement son explication en cotexte ailleurs que dans la relative même : « douceur
stendhalienne et […] reflet des violettes », GN sous la dépendance d’une préposition de (GP
complément d’origine du verbe absorber dans la relative mais qui se teinte d’une valeur partitive
quand on les relie à tout ce) ; plutôt que « chose » cette fois, c’est donc sensation ou impression
qui vient à l’esprit, faute d’antécédent ; que est COD d’absorber ou fait absorber (cf. premier
texte, partie morphosyntaxique).
3. Appositives
[…] je l’imaginais seulement à l’aide de cette syllabe lourde du nom de Parme, [ où ne
circule aucun air ] […] (13)
Commentaires : l’antécédent ne peut être Parme, ville que le narrateur désirait découvrir ; encore
une fois, Parme est exclue des antécédents possibles : c’est décidément l’impression reçue de la
ville qui compte et non la ville elle-même ; l’antécédent est donc le mot syllabe ou encore le mot
nom, puisque le mot Parme est monosyllabique ; pour où, voir précédemment peut ici le gloser
dans lequel/laquelle (situation), voire par lequel/par laquelle (passage).
4. Cas douteux : déterminative ou appositive ?
Je ne me représentais pas alors les villes, les paysages, les monuments comme des
tableaux plus ou moins agréables, découpés çà et là dans une même matière, mais chacun d’eux
comme un inconnu, essentiellement différent des autres, [ dont mon âme avait soif ] (1) et [ qu’
elle aurait profit à connaître ] (2).
Commentaires : (1) et (2) sont coordonnées, dans une complexité décroissantes (dont
remplaçable par un GP moyennant autonomisation de la relative, que remplaçable par un GN) ;
mais la coordination peut être vue en fait comme ternaire, « essentiellement différent des autres »
pouvant être une épithète détachée à mélodie parenthétique avant deux appositives… à moins
qu’on n’y voie une épithète détachée avant deux déterminatives ; et la complexité reste présente :
dont est complément du COD (soif) ou d’une locution verbale figée d’une part (avoir soif de), et
que est COD de l’infinitif connaître, lui-même dépendant de la locution verbale avoir profit à.
Nous préférons l’explication par deux appositives, mais aucun indice formel ne permet de rejeter
l’autre possibilité (« dont mon âme avait soif » = désiré, « qu’elle aurait profit à connaître » =
instructif).
Mais les noms présentent des personnes et des villes qu’ils nous habituent à croire
individuelles, uniques comme des personnes une image confuse qui tire d’eux, de leur sonorité
éclatante ou sombre, la couleur dont elle est peinte uniformément comme une de ces affiches,
entièrement bleues ou entièrement rouges, [ dans lesquelles, à cause des limites du procédé
employé ou par un caprice du décorateur, sont bleus ou rouges, non seulement le ciel et la mer,
mais les barques, l’église, les passants. ] (9)
Commentaires : pour la question du nombre de l’antécédent (« une de ces affiches »), voir les
commentaires de la (10) ; même hésitation que pour les (1)-(2) sur la nature de cette relative, à
cause de la présence d’une virgule initiale due à une coordination antérieure et d’une fin de
phrase qui empêche de vérifier la présence éventuelle d’une double virgule ; cas assez voisin,
quant au relatif, du (11) avec dans laquelle.
[…] on me causait le plaisir de penser que j’habiterais une demeure lisse, compacte,
mauve et douce, [ qui n’avait de rapport avec les demeures d’aucune ville d’Italie puisque je
l’imaginais seulement à l’aide de cette syllabe lourde du nom de Parme, où ne circule aucun air,
et de tout ce que je lui avais fait absorber de douceur stendhalienne et du reflet des violettes. ]
(12)
Commentaires : nous ressentons la même hésitation que pour les (1)-(2) et (9), à cause de la
présence d’une virgule initiale due à une coordination antérieure et d’une fin de phrase qui
empêche de vérifier la présence éventuelle d’une double virgule ; l’antécédent de qui est demeure
et le pronom relatif a l’avantage stylistique d’éviter une répétition du mot dans la relative et
d’espacer la répétition à l’échelle de la phrase ; dans une subordonnée de cause intérieure à la
relative le pronom de rappel l’ (= la) renvoie à l’antécédent sans difficulté, alors qu’au niveau du
verbe principal de la relative tout double renvoi serait impossible.
Conclusion
Il peut être significatif stylistiquement qu’il n’y ait pas de formes prépositionnelles
discriminantes entre animés et inanimés. La gradation de la complexité des relatives et les beaux
enchâssements dans ce texte, en deux niveaux de relatives :
Les mots nous présentent des choses une petite image claire et usuelle comme celles Ø [
que l’on suspend aux murs des écoles pour donner aux enfants l’exemple de ce Ø [ qu’ est un
établi, un oiseau, une fourmilière, choses conçues comme pareilles à toutes celles de même sorte
] (5) ] (4).
[…] on me causait le plaisir de penser que j’habiterais une demeure lisse, compacte,
mauve et douce, [ qui n’avait de rapport avec les demeures d’aucune ville d’Italie puisque je
l’imaginais seulement à l’aide de cette syllabe lourde du nom de Parme, [ où ne circule aucun air
] (13), et de tout ce Ø [ que je lui avais fait absorber de douceur stendhalienne et du reflet des
violettes ] (14) ] (12).
et même en trois niveaux :
Mais les noms présentent des personnes et des villes qu’ ils nous habituent à croire
individuelles, uniques comme des personnes une image confuse [ qui tire d’eux, de leur
sonorité éclatante ou sombre, la couleur Ø [ dont elle est peinte uniformément comme une de ces
affiches, entièrement bleues ou entièrement rouges, [ dans lesquelles, à cause des limites du
procédé employé ou par un caprice du décorateur, sont bleus ou rouges, non seulement le ciel et
la mer, mais les barques, l’église, les passants] (9) ] (8) ] (7).
débouchent naturellement sur les analyses stylistiques.
2. Stylistique (10 points)
Une analyse phonétique, articulatoire même, de la phrase proustienne pouvait s’appuyer
sur les acquis de la partie morphosyntaxique de la copie et montrer la disproportion entre
principale et subordonnées menaçant la phrase (l. 39 : « aucun air »), après avoir établi la
structure du texte.
Texte ô combien fameux : Roland Barthes et Gérard Genette, entre autres, l’ont expliqué
en stylisticiens, insistant sur le cratylisme de ce passage. Notre texte était donc une démonstration
de la force stylistique contenue à la fois dans le nom et dans la phrase.
Henri Bergson avait décrit en philosophe la nécessité d’une phrase au-dessus des mots :
« Le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal, qui emmagasine ce qu’il y a de stable, de
commun, et par conséquent d’impersonnel dans les impressions de l’humanité, écrase ou tout au
moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle » ; notre
texte explique comment les noms mêmes concourent à ce succès de la phrase, et singulièrement
de la période.
Le texte se laissait subdiviser grâce aux outils traditionnels d’analyse du style périodique :
- la première phrase a bien une cadence mineure, comme le montre sa longue protase (ll.
1-4 : « Je ne me représentais pas […] dans une même matière »), son large acmé (ll. 4-6 : « mais
chacun d’eux comme un inconnu ») et sa relativement brève apodose (ll. 6-7) en rythme ternaire ;
- la deuxième phrase avait davantage d’allant, étant exclamative, en cadence majeure
(ceci redoublant l’opposition aspectuelle entre imparfait et passé simple) : sa protase (ll. 7-9 :
« Combien ils prirent […] plus individuel encore » avec acmé sur « encore ») est quelque peu
inférieure à son apodose, encore en rythme ternaire (ll. 9-11) ;
- la troisième phrase présente une courte apodose (ll. 11-13 : « Les mots […] une petite
image claire et usuelle ») suivie d’une protase un peu plus longue (ll. 13-16 : « comme celles […]
une fourmilière »), elle-même conclue par une hyperbate.
- la quatrième phrase, plus « confuse », semble construite sur une longue protase (ll. 1721 : « Mais les noms […] une image confuse »), un large acmé (ll. 21-24 : « qui tire d’eux […]
uniformément »), une très longue apodose (ll. 24-29) ;
- la cinquième et dernière phrase, encore et toujours descendante, possède une cadence
nettement mineure (protase : ll. 29-35 ; acmé sur les synesthésiques « lisse, compacte, mauve et
douce » ; apodose : ll. 35-41).
Si c’est sans doute un penchant de l’écriture de Proust que de concevoir des périodes
descendantes, ce passage néanmoins annonçait par le rythme, lourd de menaces, la déception qui
allait frapper le voyageur Marcel, face aux lieux et aux personnes dont les noms sont si
évocateurs.
Autre mouvement plein d’enseignements : le texte proustien, issu de la troisième partie
(« Noms de pays : le nom ») de « Du côté de chez Swann », présentait des phrases à méandres où
l’écrivain se livre à l’effort d’une autoanalyse qui, sans exclure l’exclamation (l. 11) ni le stylème
de la parenthèse (double tiret, ll. 18-21 ; audacieux éloignement du sujet et du verbe, ll. 29-31),
emprunte souvent la voie de la négation puis de l’affirmation (anteïsagôgê procédant par l’usage
répété de « mais » : ll. 4, 17, 28) pour trouver le mot juste (« individu », l. 5 ; « personne », l. 11),
au sein même d’une conception synesthésique (« sonorité […] sombre », l. 22 ; « lisse », l. 31 ;
« douce », l. 32 ; cf. la « soif » métaphorique, l. 6) du nom propre : « image confuse » opposée à
l’« image claire » du nom commun, mais aussi monochrome évocateur (bleu, rouge, mauve ;
Malévitch a présenté ses premiers monochromes en 1915…).
Le narrateur, sur la base d’une expérience passée, établit une vérité générale en même
temps qu’il commente l’œuvre La Chartreuse de Parme et les évocations du mot « Parme ». Le
texte lui-même se présentant comme une manière d’analyse stylistique, tous les aperçus métastylistiques furent les bienvenus, même s’il n’était pas exigé de connaître par le menu les romans
de Stendhal, ni les villes d’Italie chères au narrateur de la Recherche : Venise, Florence, Pise,
Parme ! Proust estime confuse l’image présentée par le nom propre, d’une confusion due à la
représentation extra-linguistique de la personne ou de la ville, qui souvent préexiste aux
suggestions évoquées par le nom.
L’attention au lexique spécifique de la description et de la peinture devait simplement
amener quelques considérations sur la concurrence entre arts à laquelle se livrait la phrase,
ressuscitant des images d’enfants et constituant un véritable tableau paysager, notamment par le
moyen de l’outil grammatical « comme » (ll. 2, 5, 11, 13, 16, 20, 24), par les petites touches de
virgules omniprésentes et de groupes rythmiques binaires (« d’eux, de leur sonorité éclatante ou
sombre ») ou, plus souvent, ternaires (« les villes, les paysages, les monuments » avec une belle
gradation, ll. 1-2). L’audition colorée ou synopsie de Kandinsky n’est pas loin ; la peinture
converge avec la musique. Ainsi les « violettes » stendhaliennes (cf. les « lys » de Venise et
Florence), amenées par les quatre épithètes tactiles, olfactives et visuelles « compact, lisse,
mauve et doux », définissent-elles dans le domaine auditif la « syllabe lourde du nom de Parme »,
provoquant chez le narrateur l’image mentale d’une fleur romantique et littéraire.
La synesthésie n’est point spontanée, mais le fruit d’une association qui peut être lexicale
aussi bien que littéraire ; Stendhal vient même contrecarrer l’association possible avec le jambon
de Parme. Parme est donc à la fois couleur (mauve) et romantisme (stendhalien) : « j’imaginais
Mme de Guermantes comme j’imaginais Parme à l’aide de la seule couleur de son nom et de
quelques récits » (« Du côté de chez Swann », cahier 30 de 1910). « Mais au fur et à mesure que
nous approchons des personnes, le nom finit par contenir la personne vraie, de chair et d’os »
(ibidem, cahier 66 de 1910) ; ainsi y voyons-nous aussi les labiales enfantines de papa et maman
(cf. « Balbec, Bayeux, Guermantes »), ainsi que le [a], avec ou sans nasalisation, associé à une
liquide ; dans ce véritable code sémiotique, l’aperture maximale du phonème vocalique motive
également un signifié de /ouverture/, /largeur/ propice pour le jeune Marcel aux notions de
voyage et de rêve. Même « éclatante » rappelait Guermantes et « sombre » Combray…
L’analyse des temps du passé dans le texte (la chronologie exacte de l’expérience narrée
n’en conservait pas moins quelque flou, malgré le passage de l’imparfait au passé simple, ll. 115) pouvait inciter les candidats à montrer comment les deux facultés créatrices du souvenir et de
l’imagination (cf. « avait » et « aurait », ll. 6-7 ; « parlais » et « serait reçu », l. 32)
s’entremêlaient en de nombreuses harmonies sonores ([a], [o], [i], [p] au début du texte ; [ ] à la
fin), reposant pour partie sur des répétitions (ll. 24-27) et des variations (adjectifs, ll. 31-32 et 35).
Si, au niveau de l’unité lexicale sont opposées la clarté référentielle du mot, image des
choses, et la confusion psychologique du nom, aux sonorités suggestives, mixtes de psychologie
et d’ontologie : « Les sons émis par la voix sont les symboles des états de l’âme. », notre passage
était peut-être dans les faits stylistiques eux-mêmes davantage une illustration des ressources de
cette phrase complexe qu’est la période.
BIBLIOGRAPHIE
Lexicologie
Roland Eluerd, La Lexicologie, PUF, « Que sais-je ? », 2000.
Alise Lehmann et Françoise Martin-Berthet, Introduction à la lexicologie, Colin, 2005.
Christian Touratier, La Sémantique, Colin, coll. « Cursus », 2000.
Dictionnaires : le Trésor de la langue Française, le Dictionnaire Historique de la Langue Française (Robert).
Grammaire
Delphine Denis et Anne Sancier-Chateau, Grammaire du français, Le livre de Poche, 1994.
Nathalie Fournier, Grammaire du français classique, Belin, 1998 ; rééd. 2002
Martin Riegel, Jean-Christophe Pellat et René Rioul, Grammaire méthodique du français, PUF, 1994 ; rééd. 2004
Marc Wilmet, Grammaire critique du français, Hachette/Duculot, 1997 ; rééd. 2007
Stylistique
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Frédéric Calas et Dominique-Rita Charbonneau, Méthode du commentaire stylistique, Nathan, 2000.
Anne Herschberg-Pierrot, Stylistique de la prose, Belin, 1993 ; rééd. 2003.
Georges Molinié, Dictionnaire de rhétorique, Le Livre de Poche, 1992 ; rééd. « Pochothèque », 1996
Nous penchons d’autant plus pour le vers 11 que les éditions de 1641 à 1657 portent « Je m’en vais à
Sabine […] ».
Commentaires sur Corneille, Imprimerie de la Société littéraire typographique, 1785, p. 413.
Édition consultée : Sautelet, 1830, p. 62.
On pouvait aussi dissocier les relatifs en termes en qu- (qui, que / qu’, quoi, lequel et laquelle, auxquels…)
et en termes où l’initiale *kw- est tombée (où, dont).
Ce deuxième type est parfois (par exemple dans la Grammaire de la phrase française de Pierre Le Goffic,
qui parle d’intégrative) exclu des relatives, exclusion acceptable si et seulement si elle est justifiée.
Barthes, « Proust et les noms » (Nouveaux essais critiques, Seuil, 1967) : « Par son épaisseur sémantique, le
Nom proustien s’offre à une véritable analyse sémique » ; à quoi répond G. Genette dans « Proust et le langage
indirect » (Figures II, Seuil, 1969, p. 240) : « R. Barthes insiste à juste titre sur le caractère imaginaire des complexes
sémiques évoqués par la rêverie des noms ; et sur l’erreur qu’il y aurait à confondre le signifié avec le référent ; mais
cette erreur est très précisément celle de Marcel ».
Essai sur les données immédiates de la conscience, Alcan, 1889, pp. 99-100.
Une tradition quasi-unanime, qui porte néanmoins à contresens, orthographie « antéisagoge » ; les étudiants
de lettres classiques savent qu’il s’agit de l’
, avec le préverbe
comme le rappelle Henri Morier
dans son Dictionnaire de poétique et de rhétorique. Bary dans sa Rhetorique françoise écrit : « anteisagoge ».
Selon nos décomptes, il est cinq fois question, dans La Chartreuse de Parme, du parti des « bas violets », et
l’adjectif ne paraît pas ailleurs ; dans Le Rouge et le Noir, l’adjectif ne paraît que deux fois et les fleurs, une seule
fois (Julien disant à la serveuse Amanda : « Si vous pensez à moi, quand je passerai, ayez un bouquet de violettes à la
main. »).
Aristote, De l’interprétation, I, 16a.