des frontières - Revue Défense Nationale

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des frontières - Revue Défense Nationale
TRIBUNE n° 814
Pourquoi pas une communauté
européenne de défense…
des frontières ?
Pierre-Erwan Giendaj
Chef de bataillon, breveté de la 23e promotion (« Verdun ») de l’École de Guerre
(EdG).
E
n 1950, Dean Acheson, secrétaire d’État américain, souhaite un rapide
réarmement allemand (« Je veux des Allemands en uniforme à l’automne
1951 ! », cité par Élisabeth du Réau). La France propose alors un subterfuge
permettant de le contrôler : la Communauté européenne de défense (CED), rassemblant quatre autres pays (Italie, Belgique, Luxembourg et Pays-Bas). Projet
concret et ambitieux, la CED ne verra jamais le jour, tuée dans l’œuf par ses
concepteurs français en 1954.
60 ans plus tard, l’Europe de la défense peine autant à s’affirmer que
l’Europe politique peine à exister. Le Vieux continent est en proie à des menaces
protéiformes, directes et indirectes : terrorisme, insécurité, violences, immigration
massive et incontrôlée… Hélas, les États européens ne semblent actuellement pas
en mesure de répondre individuellement à ces problématiques. Si leurs intérêts
divergent en politique extérieure et bloquent l’édification d’une véritable armée
européenne, il paraît envisageable de trouver un point de convergence intérieur
pour créer une véritable force de sauvegarde des frontières.
Les Européens, enfin acteurs de la sécurité de leur territoire ?
Les Pères de l’Europe seraient affligés : il ne se dessine aucune unité politique, diplomatique ou sécuritaire en Europe. Plus grave, il ne semble se dégager
aucune volonté commune. La CED était une formidable opportunité pour les
Européens de créer un outil de défense, mais aussi politique, intégré.
Si elle n’a pas vu le jour, ce n’est que parce que la France, en pleine reconstruction et cherchant à affirmer sa posture internationale, devait renoncer à ses
ambitions et à de nombreux avantages matériels et financiers. En adhérant à la
CED, l’armée française devenait Force européenne de défense. Elle perdait son statut de force d’occupation. À ce titre, l’Allemagne lui octroyait annuellement un
milliard de Deutschmark. Pour les emprises occupées en Allemagne, elle aurait
alors dû s’acquitter d’un loyer. Enfin, elle aurait dû engager au moins 9 divisions
www.defnat.fr - 08 septembre 2016
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dans cette CED pour ne pas abandonner le leadership aux Allemands. Or, pour
satisfaire à cette exigence, la France aurait dû engager le contingent en Indochine
dès 1952. Surtout, elle aurait dû renoncer à son programme nucléaire. En effet,
l’annexe II de l’article 107 du Traité de Paris du 27 mai 1952 prévoyait que les
membres de cette CED ne pouvaient détenir plus de 500 grammes d’uranium
enrichi. Or, en 1954, la France en produit 40 kilogrammes par mois. Elle ne
pouvait donc laisser aux Britanniques le premier rôle européen et renoncer à ses
privilèges de vainqueur du second conflit mondial.
D’autres projets ont depuis été proposés sans vraiment se révéler efficaces.
• Créée en octobre 1989, quelques semaines avant la chute
du mur de Berlin, la Brigade franco-allemande (BFA), initiative
prometteuse et concrète, ne donne malheureusement pas la pleine
mesure de ses capacités. Elle peine notamment à relever le défi de
l’interopérabilité des deux contingents, celui de la définition d’objectifs
communs ou encore celui du respect de contingences légales propres
aux deux États, limitant l’engagement opérationnel (caveats, c’est-à-dire les restrictions nationales nécessaires aux respects des normes des règles d’engagements, RoE).
• Le Corps européen (Eurocorps) * vient pour sa part de fêter
le 20e anniversaire de son existence. Il n’existe hélas pas davantage que
la BFA, même si les compétences et capacités des contingents français,
allemands, belges, espagnols et luxembourgeois sont reconnues. En
effet, l’emploi du corps européen en opération relève d’une décision
des cinq Nations cadres, lesquelles ont du mal à s’accorder sur l’emploi d’un
contingent mixte ou commun.
L’Europe de la défense ne peut exister sans volonté et unité politiques.
Toute armée sert un pouvoir politique qui use de la violence légitime pour imposer sa volonté. Pour certains, détracteurs d’un outil européen de défense, celui-ci
existe déjà : il s’agit de l’Otan. Or, celui-ci ne s’opposerait qu’aux menaces venant
de l’extérieur…
* Les effectifs de l’Eurocorps
Seules les Nations cadres fournissent des troupes, pour un effectif total de 60 000 hommes. Les contributions à géométrie variable dépendent des besoins spécifiques de chaque mission.
France : 15 000 hommes (EMF 1 de Besançon ou EMF 3 de Marseille).
Allemagne : 15 000 hommes (1re Division blindée de Hanovre ou 10e Division blindée de Sigmaringen).
Espagne : 15 000 hommes (Division lourde de Burgos).
Belgique : 5 000 hommes (Brigade Medium de Bourg-Léopold).
Luxembourg : 180 hommes (compagnie A de Diekirch).
La BFA en fait également partie depuis 1992 mais est un cas particulier ; elle a son quartier général à Müllheim
(Allemagne) et est composée de 5 000 soldats environ : 3e Régiment de hussards (Metz), 1er Régiment d’infanterie
(Sarrebourg), 291e (Illkirch-Graffenstaden, France) et 292e Jägerbataillon (Donaueschingen, Allemagne) ainsi que le
295e Artilleriebataillon (Immendingen, Allemagne) et la 550e Panzerpionierkompanie (génie blindé, Immendingen,
Allemagne) sans oublier un bataillon franco-allemand de commandement et de soutien.
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TRIBUNE
Une Europe si difficile à sécuriser
2015 et 2016 ont été marquées par de tragiques événements. Les attentats
perpétrés en France en janvier et novembre 2015 ainsi que le 14 juillet 2016 ont
rappelé, s’il en était encore besoin, que les menaces s’affranchissaient des frontières.
Les flux de migrants, à la recherche d’une vie meilleure, ont montré la perméabilité
et la fragilité des frontières de l’Europe ainsi que les carences du système voulu à
Schengen en 1985. L’espace collectif, plus connu sous le nom d’« Espace Schengen »,
crée en effet un espace de libre-échange et de libre circulation des biens et des
personnes.
De fait, des personnes entrées illégalement sur le territoire d’un des
membres peuvent se déplacer librement au sein de cet espace. Pourtant, la
Convention de Schengen, signée en 1990 pour compléter les Accords de 1985,
mettait en avant la coopération policière et la gestion de l’immigration. Or, en
2015, l’afflux massif et incontrôlé de migrants a engendré des drames (la barre du
Islande
Suède
Finlande
Norvège
Estonie
Lettonie
Danemark
Lituanie
Benelux
Allemagne
Pologne
République tchèque
Liechtenstein
France
Suisse
Slovaquie
Autriche
Hongrie
Slovénie
Portugal
Espagne
Italie
Grèce
Malte
Les 26 pays membres de l’espace Schengen en 2016
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million de migrants entrés en Europe a été dépassée en 2015 selon l’Organisation
internationale des migrations). Affectées, les opinions publiques ont également pris
conscience de la porosité de leurs frontières, tandis que certains États ont réagi par
un retour marqué au protectionnisme.
Terrorisme et immigration ne sont pas directement ou forcément liés.
Cependant, ils exigent une réponse commune. En effet, ils remettent en cause la
sécurité du continent européen et de ses populations . Il devient urgent d’unifier,
plus que coordonner, les actions de sauvegarde en Europe. Une solution possible
et pragmatique consisterait en la création d’un Corps européen de sauvegarde extérieure (CESE) ou European external protection corps (EEPC). Ce CESE ne pourrait
intervenir qu’au sein de l’Espace Schengen. Il regrouperait les unités douanières,
les unités de garde-côtes, les unités de la police de l’air et des frontières… Son
champ d’action serait donc complémentaire de ceux des forces de police. Ce CESE
intégrerait les unités mises à disposition par les pays membres jusqu’au plus bas
niveau. Agissant sous un commandement unique, elles disposeraient de matériels
communs, supprimant la problématique de l’interopérabilité, des véhicules aux
moyens de transmissions (ceux-ci profitant des infrastructures et réseaux de la
téléphonie mobile). L’efficacité des éléments déployés en serait alors fortement
accrue. Agissant en lien étroit avec Europol et les forces de sécurité intérieure des
pays membres, ce CESE participerait à la lutte conjointe contre le terrorisme et les
réseaux islamistes. Les forces de sauvegarde extérieure seraient à disposition
d’une entité européenne supranationale, relevant de la commission. Un poste de
commissaire à la sécurité serait alors créé, en complément du Haut représentant
pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, qui ne serait désormais plus
chargé que de la politique étrangère de l’Union. Ce commissaire aurait en charge
la coordination des politiques de sécurité des différents États-membres, permettant
de développer les synergies.
Apporter une réponse commune à l’insécurité des populations
Conseil des Affaires étrangères à Luxembourg, présidée par
Federica Mogherni, Haute représentante de l’Union pour les
affaires étrangères et la politique de sécurité, le 18 janvier 2016
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Un tel projet n’est pas
utopique. Il est aussi nécessaire
que réaliste et réalisable. Il fait
écho aux ambitions des Pères
de l’Europe ; et – en participant à une vraie optimisation
des ressources humaines,
matérielles et financières des
Européens – il répond également aux préconisations de
Wolfgang Schäuble, ministre
allemand des Finances qui a
estimé que la crise des réfugiés
nécessitait d’augmenter les
TRIBUNE
dépenses de Défense et de renforcer la Politique étrangère de sécurité commune en
attendant de former une armée européenne. « Notre objectif doit être une armée
commune. Les ressources que nous consacrons à 28 armées nationales pourraient
être utilisées beaucoup plus efficacement ensemble » (in Bild, le
27 décembre 2015). Il permet enfin de sécuriser et de contrôler les frontières de
l’Europe. Le libre-échange ainsi que la libre circulation des biens et des personnes
voulus par les Accords de Schengen dans l’espace du même nom prévoit également
une mesure de sauvegarde des frontières. Ce second volet montre actuellement
toutes ses limites. Il semble hélas avoir été négligé.
Cette entité supranationale, regroupant une pluralité de moyens, concrétiserait l’union des Européens et réaliserait matériellement et humainement leur
unité (la CED ne prévoyait pas qu’une alliance militaire : l’article 38 prévoyait
l’instauration d’une Communauté politique européenne et la mise en place d’institutions communes). Les tragiques événements de l’année 2015 doivent permettre
de relancer le processus de coopération européenne. Les États-membres doivent
saisir l’opportunité de montrer concrètement leur efficacité et leur solidarité. En
effet, ce corps permettrait de compenser les difficultés de certains États-membres à
faire face à l’afflux de migrants sans que soit remise en cause leur souveraineté
nationale. Au seul nom de la sauvegarde des frontières de l’Europe.
Bref rappel sur la construction européenne
18 avril 1951 : signature du Traité de Paris par la République fédérale d’Allemagne (RFA), la Belgique, la France,
l’Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas, prévoyant de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA).
27 mai 1952 : signature du Traité sur la Communauté européenne de défense (CED) par la RFA, la Belgique,
la France, l’Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas.
30 août 1954 : rejet du projet de CED par la France.
25 mars 1957 : signature des Traités de Rome créant la Communauté économique européenne (CEE) et la
Communauté européenne de l’énergie atomique (CEEA) par la RFA, la Belgique, la France, l’Italie, le Luxembourg
et les Pays-Bas.
14 juin 1985 : signature des Accords de Schengen.
17 février 1986 : signature de l’Acte unique européen (AUE) élargissant les compétences de la CEE (recherche et
développement, environnement, politique étrangère commune) et ouvrant la voie à la réalisation du Marché unique.
7 février 1992 : Traité sur l’Union européenne (ou Traité de Maastricht) remplaçant la CEE.
21 mai 1992 : création de l’Eurocorps par le président François Mitterrand et le chancelier allemand Helmut Kohl.
2 octobre 1997 : signature du Traité d’Amsterdam.
4 décembre 1998 : Sommet de Saint-Malo, le Royaume-Uni et la France posent les bases d’une défense européenne
autonome.
1er janvier 1999 : Création de la zone euro. Entrée en circulation de l’euro en 2002.
26 février 2001 : signature du Traité de Nice.
14 et 15 décembre 2001 : Adoption d’une déclaration d’opérationnalité de la Politique extérieure commune de sécurité et de défense (PESD).
12 juillet 2004 : création de l’Agence européenne de défense.
29 octobre 2004 : signature du Traité établissant une Constitution pour l’Europe (TCE).
13 décembre 2007 : signature du Traité de Lisbonne.
28 janvier 2008 : dans le cadre de la PESD et conformément à la résolution 1778 du Conseil de sécurité de l’ONU
(prise en 2007), le lancement d’une opération militaire, appelée EUFOR Tchad/RCA, est approuvé par l’UE.
5 février 2008 : le Haut Représentant de l’Union européenne pour la politique étrangère et de sécurité commune
Javier Solana reçoit le prix de la paix du Children’s United Parliament of the World (CUPW).
12 octobre 2012 : Attribution du Prix Nobel de la paix à l’UE.
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Éléments de bibliographie
Réau (du) Élisabeth : L’idée d’Europe au XXe siècle ; Complexe, 1996 ; 357 pages.
Henry Michel : « En 2015, plus d’un million de migrants sont arrivés en Europe », in Libération, le
22 décembre 2015 (www.liberation.fr/planete/2015/12/22/en-2015-plus-d-un-million-de-migrants-sont-arrives-eneurope_1422372).
Site officiel de l’Eurocorps (www.eurocorps.org/).
Site officiel du ministère de la Défense, fiche de présentation de la BFA (http://www.defense.gouv.fr/terre/presentation/organisation-des-forces/brigades/brigade-franco-allemande).
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