LE CADRAGE COMME OUTIL DE PERCEPTION : LA VILLA
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LE CADRAGE COMME OUTIL DE PERCEPTION : LA VILLA
LE CADRAGE COMME OUTIL DE PERCEPTION : LA VILLA LEMOÎNE DE REM KOOLHAAS Anne Faure Faure Anne, « Le cadrage comme outil de perception : la villa Lemoîne de Rem Koolhaas. ». In Cinéma, architecture, dispositif, Elena Biserna et Precious Brown [sous la dir.], Campanotto Editore, 2011, 384 p. Le mot cadre, de l’italien quadro qui signifie carré et du latin quadrus (carré), dérivé de quattuor qui veut dire quatre, est le terme employé en peinture comme en architecture pour désigner un objet constitué d’éléments pouvant être réalisés à partir de différents matériaux assemblés (bois, pierre, marbre etc.) et qui forment une bordure qui entoure un tableau, une porte ou une fenêtre. Cependant, si la définition du mot cadre qui se rapporte à l’architecture, précise qu’il s’agit d’un objet qui a des fonctions techniques, puisqu’il permet de fixer la porte ou la fenêtre dans un mur, le cadre en tant qu’objet a aussi pour emploi, et c’est en cela qu’il se rapproche de la définition du cadre en peinture, de délimiter et de matérialiser un espace. Il s’agit d’un vide qui existe par les proportions et la forme que lui donne le cadre. En marquant la limite, le cadre converti le vide en chose. En peinture, la présence d’une limite visuelle qui isole l’image du contexte dans lequel elle est exposée – et particulièrement, l’isole du mur qui la reçoit – permet d’augmenter l’effet de la représentation. Le cadre qui est dans la plupart des cas rectangulaire, agit comme une barrière au champ optique en délimitant une fenêtre qui concentre le regard sur un espace visuel précis. La réalisation du cadre occidental en peinture apparaît quasiment au même moment que la construction perspective en Italie. Le cadre, par son architecture souvent chargée, prend alors autant d’importance que la représentation. Il vient circonscrire l’image et ainsi accentuer un peu plus l’axe de l’œil déjà projeté à l’intérieur de celle-ci par la construction mathématique qui propose un point de fuite unique. Mais s’il est une aide à la focalisation du regard, le cadre peut aussi être un obstacle à la lecture et à la compréhension de l’image. Selon Meyer Schapiro, dans son ouvrage Style, artiste et société,1 la feuille de papier rectangulaire – qui est à l’image du format du cadre traditionnel – utilisée aujourd’hui comme support d’écriture, de peinture ou de dessin, n’est pas un format naturel. L’utilisation du format rectangulaire fait parti de nos pratiques depuis de longs siècles, et elle est devenue un élément qui précède et s’impose au geste et à la pensée. Ce format apparaît donc comme une source d’appauvrissement de la création. Par ailleurs, la réponse d’un regard construit depuis un point de vue unique, dans un cadre, ne correspond plus à une époque ou le mouvement des machines s’impose au quotidien. Au XIXe siècle le cadre s’efface pour laisser tout son sens au sujet représenté et à l’espace construit. C’est tout d’abord dans les expérimentations plastiques que la suppression du cadre va être la plus significative. La suppression du cadre en architecture ne pourra se faire qu’en lien avec les avancées techniques et la volonté de penser le cadre, et le cadrage, comme un lien au monde, et comme une donnée de l’espace. Dans la villa de Jean-François et Hélène Lemoîne conçue en 1998 par l’architecte Neerlandais Rem Koolhaas à Floirac le développement du cadre, et du cadrage, aboutie à une multitude de points de vue, allant jusqu’à provoquer un décadrage. La villa construite sur un site au dessus de la ville de Bordeaux est composée de trois niveaux, trois strates ou, pour citer un ouvrage de Paul Virilio, de trois machines de visions,2 dont chaque niveau propose un rapport singulier entre l’individu et l’espace, par les rapports visuels qui s’établissent entre l’intérieur et l’extérieur. Dans la partie centrale de la villa, la séquence intermédiaire du dispositif à laquelle nous nous intéressons plus particulièrement, l’architecte fait totalement disparaitre le point de vue fixe qui limite le regard du spectateur. Il propose une multitude de points de vue, qui seront autant d’images ou de séquences. Le regardeur est alors confronté au spectacle du paysage à grande échelle. La fenêtre de Rem Koolhaas n’est pas, à l’image de la fenêtre pensée par l’architecte Auguste Perret dans les années 1920, une fenêtre anthropomorphe. Elle s’adresse au corps et au regard associés, et au-delà, à la pensée qu’engendre ce regard. Cette vision d’un paysage spectacle, est fortement liée au cinéma par le mouvement qu’elle implique à celui qui regarde bien sûr, collant bout à bout des images fixes que ce dernier pioche tout au long du travelling à 360° – un panoramique horizontal – mais aussi par le rapport d’échelles qu’elle propose depuis l’espace intérieur, vers la grande échelle du territoire, qui porte notre regard jusqu’aux bâtiments de la ville de Bordeaux et au-delà. Le mur de verre devient, par l’action du regard, une surface animée, où se croisent, le regard, le paysage et l’imaginaire. Par ce dispositif visuel, le rapport entre le regardeur et le paysage n’est plus contemplatif. Déjà dans les années 1920, les fenêtres en longueur réalisées par Le Corbusier ouvrent indéniablement l’espace construit au paysage. Cependant, ces propositions n’offrent encore qu’une vision attentive, à l’exemple de la photographie qui saisit un instant et le fige. Le maintien d’une limite perceptible de la fenêtre chez Le Corbusier ne lui permettra pas d’atteindre la pleine continuité, et la fluidité entre le dedans et le dehors que Rem Koolhaas obtient à Floirac. En 1923, Le Corbusier écrit d’ailleurs à ce propos que : « […] Pour que le paysage compte, il faut le limiter, le dimensionner par une décision radicale : boucher les horizons en élevant des murs et ne les révéler que par interruption de murs, qu’en des points stratégiques ».3 Chez Le Corbusier, la pensée de l’architecte maintien des seuils qui ne permettent pas au regardeur de faire corps avec le paysage. Mais au contraire, celui-ci est mis à distance, dans un espace délimité et construit. Le paysage que cadre la fenêtre chez Le Corbusier s’adresse essentiellement à l’œil et exclut le corps. La réalisation technique qui porte l’ensemble du projet de Rem Koolhaas permet de ne plus inscrire le regard dans un dispositif contemplatif immobile, mais dans un moment en mouvement, à l’image du cinéma, et à l’image de la ville qui bouge constamment sous nos yeux. Alors que les tableaux-fenêtres d’Alberti parlaient de peinture, les panoramas que réalise Claude Monet à Giverny, Les grandes décorations,4 ou encore les corps à corps avec la surface de Jackson Pollock dans les années 1940, annoncent les surfaces-écrans que Rem Koolhaas réalise pour la villa Lemoîne en 1998. Le panorama proposé depuis la villa est un outil visuel qui, tout en permettant de contempler le vaste paysage de tous côtés, est aussi un outil qui fait du paysage un spectacle. La décomposition du paysage en une série de clichés qu’impose au regardeur le panorama à 360°, dans un mouvement circulaire de l’œil et du corps, possible depuis une succession de points d’appui fixes et uniques, fait de l’individu un élément du milieu regardé. Par ce dispositif, Rem Koolhaas met en espace une pensée plus ancienne révélée par l’art pictural, selon laquelle, on ne regarde plus l’objet, élément constitutif du paysage, mais le paysage dans sa totalité. Le paysage infini devient le sujet du tableau. Dans la villa de Floirac, de la même façon, le paysage fait, et est l’architecture. La vision panoramique depuis l’espace intérieur est accentuée par le porte-à-faux de sept mètres du volume haut contenant les chambres des enfants, qui s’aligne au niveau de la dalle basse. La hauteur réduite sous plafond de 2,40 mètres comprime l’espace entre la dalle haute et la dalle basse, rappelant le format cinémascope des écrans de cinéma ou de télévision qui recadrent l’image. Cette conception accentue la trajectoire du regard vers le lointain, dans un mouvement de balayage horizontal. Rem Koolhaas utilise le panorama comme un subterfuge pour mettre en mouvement l’individu qui agit comme le moteur du dispositif. Ainsi, celui-ci bâtit son spectacle en se projetant dans l’image du monde en train de se faire. C’est sur ce même principe que sont pensés, à partir du XVIIIe siècle, et plus particulièrement au XIXe siècle, les panoramas peints donnant l’illusion à la personne d’être un acteur de l’image qu’il regarde, et bien avant, les tentatives d’inscrire dans la continuité l’espace architectural et le paysage à l’aide des trompe-l’œil ou des salles de perspectives. L’invention du panorama est principalement liée à la difficulté qu’a l’individu à situer l’espace de vie face au développement des villes, plus étendues et plus animées. Ces évolutions définissent une limite plus marquée entre l’espace collectif et l’espace privé que la fenêtre ne peut résorber que très partiellement. Car si la fenêtre donne un accès au spectacle de la rue, elle ne répond pas aux attentes des individus qui souhaitent prendre part pleinement à ce qui se déroule sous leurs yeux. Le rejet des règles du savoir sur lesquelles s’appuie l’ensemble des constructions picturales depuis plus de quatre siècles permet de faire entrer celui qui regarde au cœur du tableau. Lorsque Claude Monet place le regardeur au centre de la représentation, il ne s’agit plus de lui proposer une entrée unique. Au contraire, la vision directe de l’œil sur la nature qu’il propose, et qui est liée à la vision qui s’offre aux peintres qui sortent à cette époque de leur atelier pour travailler en extérieur, développe de nouveaux champs d’investigation pour l’œil. Ce regard inédit va renouveler la pratique artistique en incluant dans la représentation de l’objet, les données de l’espace qui le contient. Par son geste sans fin qui emplit les toiles et par l’absence de tout signe permettant de délimiter l’espace, l’image peinte par Claude Monet n’est plus la représentation figée d’« […] un fragment de l’espace […] mais un fragment de la durée ».5 L’œil est transporté d’un bout à l’autre du panneau, il contemple sans fin une image qu’il ne parvient pas à saisir. C’est un processus identique qui est mis en œuvre dans la villa de Floirac. En délimitant l’espace par des parois de verre, Rem Koolhaas plonge l’individu dans une réalité, dans un monde en action, qui se construit par le collage de séquences, en opposition à l’image contemplative que réalise la fenêtre traditionnelle. Ces nouvelles données de la pensée de l’espace qui dissolvent la limite entre le dedans et le dehors, et instaurent un regard actif, permettent une autre appropriation de l’espace construit. Par ce décadrement le paysage nous est, dans sa totalité, donné à regarder, et fait de l’individu un acteur du monde. Notes 1 Meyer Schapiro, Style, artiste et société, Gallimard, Paris 1982, p. 443. Paul Virilio, La machine de vision, Galilée, Paris 1988, p. 158. 3 Le Corbusier, Une petite maison, 1923 (1954), Birkhâuser, Basel-Boston-Berlin 2001, p. 80. 4 Le thème des Nymphéas est né chez Monet en 1897. Il le traitera jusqu’à la fin de sa vie en 1926. 5 Marianne Alphant, Claude Monet. Une vie dans le paysage, Hazan, Paris 1993, p. 710. 2