Dans les coulisses du Nouvel Observateur
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Dans les coulisses du Nouvel Observateur
Dans les coulisses du Nouvel Observateur www.librairiehannattan.com [email protected] [email protected] @ L'Hannattan, 2006 ISBN: 2-296-01186-1 BAN : 9782296011861 Pierre Hédrich Dans les coulisses du Nouvel Observateur Récit d'un maquettiste au cœur d'un grand hebdomadaire Préface de Jérôme Garcin L 'Hannattan S-7, rue de l'École-Polytechnique; 75005 Paris FRANCE L'HannattBn Hongrie KOnyvesbolt Kossuth L. u. 14-16 1053 Budapest Esp_ L 'Mannattan Kinshasa fac..des L'Hannattan llaIia Sc. Sociales, Pol. et Adm. ; BP243, KIN XI Via DegIi Anisti, Umv~iÙdeKmooua-RDC ITALIE 10124 Torino IS L'Mannattan Burkina 1200 logements 1282260 Ouagadougoù faso villa 96 12 à ma famille: Lélia, Mona et Robin à ma famille professionnelle: Elisabeth, Martine, Nathalie, Stéphane et Jean-Yves Préface Grand Pierre Il a ressuscité Jean-Jacques Rousseau, réinventé Mozart, relooké Mao, détouré Mitterrand, agrandi Duras, piégé Chirac, dessiné Francis Ponge à plus de 500 000 exemplaires, et on ne le connaît pas. Ou si peu. Il est vrai qu'il n'aime guère se mettre en avant. Il travaille plutôt à s'effacer. Sa nature l'y aide. Il est d'origine protestante. De sa timidité, il a fait une vertu et de sa délicatesse, un art. Son visage a une douceur d'aquarelle et ses aquarelles, d'une tendresse qui n'a plus cours, expriment une humanité perdue. Je me souviens du jour où, afin d'accompagner le récit de mon pèlerinage à Saint-Florent-Ie- Vieil, je lui avais demandé de portraiturer Julien Gracq. Il ne l'avait jamais rencontré. A peine le lui avais-je raconté. Il lui a laissé sa cravate et l'a adossé à un arbre. Aux pieds de l'écrivain coule la Loire nonchalante. Au loin frémissent les maigres peupliers de l'île Batailleuse. On entend crier deux mouettes dans le ciel d'hiver. Le profil de l'auteur du Rivage des Syrtes est marmoréen. Son regard semble fixer l'éternité. Jamais Gracq n'a été plus ressemblant. Une immense mélancolie corsetée par l'impeccable grammaire et corrigée par une antique pudeur. Miracle de l'art, qui saisit ce que la photo ignore. Pierre Hédrich est ce qu'on appelle communément un maquettiste. L'essence de son talent est de ne pas se voir. Dans un journal, qui est toujours une grande association de petites vanités, tout le monde signe: les journalistes, les photographes, les illustrateurs, tant d'autres encore. Les maquettistes, eux, ne mettent jamais leur nom en gras au bas des pages qu'ils ont pourtant réalisées. L'injustice est criante. Alors, je les cite ici, les enlumineurs de la place de 9 la Bourse: Martine Kreder, Nathalie Lourdez, Elisabeth Rascol, Stéphane Brunier,et leur cicérone, Jean-Yves Lozach. Mais aussi Yann Guillemette, Rarri Peccinotti et Mehdi Benyezzar. C'est comme si, sur l'affiche d'un théâtre, on oubliait le metteur en scène. Or les maquettistes sont des metteurs en scène. On leur donne, le plus souvent dans l'urgence, des titres, des textes, et, en guise de décor, des photos, et avec tout ça, débrouille-toi coco, ils doivent inventer, dessiner, faire vivre les pages d'un journal, donner de la matière à des idées, du rythme à une séquence, créer le spectacle continu de l'information. Et quand ils ont fini, ils s'éclipsent sur la pointe des pieds, sans se retourner, ni tirer aucune fierté de ce qu'ils ont fabriqué. Sans recueillir non plus les témoignages de gratitude que les journalistes, trop pressés de se plaire, négligent toujours de leur exprimer. Pierre Rédrich aime son métier passionnément. Il ne déteste pas l'abnégation qui va avec. Et il décrit, pour la première fois, la vie quotidienne d'un journal depuis la table surélevée du maquettiste. En somme, il analyse tout en plongée. C'est une idée formidable. Personne, avant lui, ne l'avait osée. La presse, en effet, est toujours racontée, avec lyrisme, par ses patrons, ses éditorialistes, ses syndicalistes. Jamais par ses artistes de l'ombre. Ainsi, sur le Nouvel Observateur, tout semble avoir été dit. Il ne manquait pourtant que cette histoire discrète et décalée, venue subrepticement des coulisses. Elle m'a ému. Elle passionnera. Le néophyte y apprendra en effet comment, heure après heure, naît un magazine, ce que sont les BAT, les rough, les streamers, le gris, la DR, les chapeaux ou les cabochons, à quoi œuvrent les réviseurs, les documentalistes et les iconographes, par quel tortueux parcours circule la copie, et par quel sortilège une improbable succession de retards, de ratés, de précipitations, de désordres, d'accidents, finit par donner, le jeudi, un magazine en kiosques, presque parfait. Il découvrira surtout, observée à la loupe et à son insu, traitée de manière balzacienne, la petite comédie humaine d'une rédaction. Depuis son poste de vigie, derrière sa bulle vitrée et devant son écran, Pierre, qu'on voit si peu, voit tout. La prétention 10 des uns, l'humilité des autres. Les bonheurs affichés et les malheurs cachés. Les effets de voix et de plume. Il met de l'humanité dans cette énorme machine qui, chaque semaine, court désespérément après le temps. Il ajoute de la démocratie à une structure pyramidale, de l'horizontalité à une structure trop verticale. Il fait entendre la rumeur des femmes et des hommes derrière les pages imprimées, un cœur qui bat sous les folios. Et le soir, lorsque le Nouvel Observateur est rendu au silence de l'après tempête et à la solitude des pages blanches, il arrive à Pierre de veiller. Il ouvre des dossiers de vieilles photos. Parfois, il retrouve le visage de son père, pasteur de la Maison Verte, debout dans la rue entre Sartre et Foucault, pour défendre haut et fort des idées qui ont fondé, l'oublierait-on, ce grand journal de gauche. A moins que, caché dans son coin, il n'écrive les pages du récit que vous allez lire ou ne dessine des portraits avec un art dont il parle si bien: « La grâce du pinceau, ses touches légères, avenantes, qui insufflent le mouvement et font respirer la ligne. Je guide ce filet d'encre qui glisse sur le papier avec aisance, et que la moindre inclinaison de la main peut rendre épais ou dévier de sa trajectoire. » Parce qu'en plus de tout, il écrit bien et juste. Au journal, on l'appelait Petit Pierre. Moi, je lui donne volontiers du Grand Pierre, et je le remercie de lui. Jérôme GARCIN 11 Avant-propos Au depart, il y a plus de quinze ans, ce livre s'est écrit tout seul. A chaque moment fort dans le travail que je faisais, j'ecrivais. Quelques pages simplement pour le plaisir de retenir l'émotion qui m'avait parcouru. Je rangeais ces quelques pages dans un tiroir. De temps en temps, j'en lisais des passages à des amis. Et elles reprenaient le chemin du tiroir. Parfois, je me disais bien qu'un jour, je voudrais en faire quelque chose. Je caressais l'idee d'ecrire un livre: l'envers du decor d'un grand médiade la presse ecrite, le recit d'un journal qui se fait, vu non pas du point de vue de l'écrit, d'autres l'ont fait mieux que je n'aurais pu le faire, mais du point de vue du visuel. Je ne savais comment m'y prendre: un recit froid, distant, décrivant tous les dessous de la fabrication de l'Observateur. Je n'y croyais pas. Ça manquait d'âme. L'autre alternative hait de m'impliquer davantage, de raconter la vie du journal, vu de l'interieur à travers la lorgnette d'un metteur en page. Je n'y croyais pas non plus. Je n'osais pas. Les annees sont passées. Les pages se sont entassees. J'ai mûri. J'ai ouvert à nouveau le tiroir, repris la matière de ces pages ecrites sous l'émotion pour en modeler une esquisse de recit. Raconter sous forme de petits croquis mon experience de maquettiste au sein du Nouvel Observateur. Maintenant ces pages, raturees et annotées sont dans la corbeille de papier. Aujourd'hui, je ferme le tiroir vide et vous laisse ouvrir le livre. 13 1. Etat de grâce Ma vie était une grande plage vide où j'inventais chaque jour l'avenir. Depuis février, je n'avais rien fait, rien de fixe :.une semaine à Venise, quelques travaux d'illustration... Des journées à traîner de droite à gauche sans réelle activité. Je laissais passer les semaines. Je me levais tard, lisais le journal, grignotais entre les repas. Je revenais d'une tournée de théâtre avec une troupe de chômeurs. Quelque chose s'était terminé. Nous rentrions de Saint-Etienne. Nous retrouvions Paris avec son ciel gris et l'été qui ne voulait pas éclater. Je cherchais du travail. Je cherchais sans chercher. Je faisais durer. J'avais bien envoyé quelques lettres mais je n'y croyais pas. J'avais des coups de fil à passer mais je ne les passais pas. Les jours se déroulaient au gré des rencontres et des événements. Je naviguais dans cette ère des possibles. Sans projet, j'avançais dans l'année. Parfois, l'angoisse de l'avenir venait me parcourir, et je laissais l'instant me combler pour oublier les desseins encore troubles des années futures. Et puis il y eut un numéro de téléphone donné par une amie d'ami. Un grand hebdomadaire. Le Nouvel Observateur. Il fallait appeler le directeur artistique. Je n'osais pas. Ça m'impressionnait. Je m'y suis repris à plusieurs fois. J'avais la voix qui hésitait, les mots qui ne venaient pas, le cœur qui palpitait. Je bredouillai une demande d'embauche. Ils n'embauchaient pas. « Retéléphonez- moi, on peut voir pour un stage. » J'y suis allé. J'ai fait plusieurs fois le tour du pâté de maisons. Etienne-Marcel. 14 rue Dussoubs. Je respirais fort pour chasser l'appréhension qui me serrait le ventre. L'ascenseur. Troisième étage. Le long couloir aux baies vitrées. L'impression de côtoyer le grand monde de la presse. Je demande la personne appelée. J'écorche son nom. On me montre du doigt un homme derrière une table à dessin. C'est lui: Jean-Yves Lozach, directeur artistique. Je m'approche. J'hésite. Il me serre la main. Il me dit que c'est d'accord pour mercredi prochain. Il me montre une table et ajoute: 15 «Vous vous installerez là. Ça sera pour une semaine non rémunérée. » Cela n'a duré que deux secondes. Je salue les gens du bureau, longe à nouveau le couloir vitré. Je vais me promener dans le quartier. Je suis heureux. J'ai du mal à y crone. Mercredi 9 heures 30. Je revois encore les personnes et les lieux tels qu'ils étaient quand j'ai poussé la porte du service maquette. On me présente. On me montre ma place, ma table, mes instruments de travail: cutter, colle, ciseaux, gomme et crayon. Je ne dis rien. Je me suis assis et j'inspecte du regard les restes de photos découpées, des chutes de papier, de vieilles épreuves d'articles abandonnés, quelques diapos en vrac sur une table, une pile de journaux épars sur une étagère. Je me dis en moi-même que c'est ici que tout se fait. Dans cette pièce, on va réaliser la mise en page de tout un numéro. Sur la paroi vitrée, on a scotché des réductions des maquettes envoyées. Le journal est déjà là, affiché sur la vitre. Et ces pages-là vont être imprimées, massicotées, brochées, paquetées, triées, chargées. Ces pages assemblées vont traverser la France, en train, en camion, vont être livrées de Marseille à Dunkerque, de Strasbourg à Brest... à New York, à Bangkok, dans le monde entier. Peut-être qu'on livre le Nouvel Obs dans un kiosque à Tokyo 1 Peut-être qu'on l'affiche à la vitrine d'une petite librairie dans la médina de Marrakech 1... Peut-être... On m'a donné un gabarit, morceau de carton souple où les délimitations des colonnes de texte sont dessinées en bleu. Les articles photocomposés arrivent sur de grandes feuilles On les découpe en une longue bande de mots qui s'enroule sur elle-même comme une bande Velcro. Je mesure la répartition du texte, choisis la place de l'illustration. La page est en chantier, encore fragile comme une ébauche. J'enduis de colle le gabarit. Je divise l'article en pavés de texte et les répartis dans les colonnes prédessinées. On me dirige. Tout va très vite. Les secrétaires de rédaction font des allées et venues, déposent les grandes épreuves des nouveaux articles. Les iconographes apportent les photos, de tout, de Reagan et Gorbatchev, de Mitterrand à Tokyo, des réfugiés afghans, des terroristes d'Action directe, du 16 dernier film de Woody Allen. On ouvre la chemise et, à travers les tirages, on a l'impression d'entrer dans le feu vibrant de l'actualité. Les stars du monde politique ou de la télévision habillent l'espace de leur présence. Les planches de diapositives glissent d'une main à l'autre et, penchés sous la lampe inclinée, nous découvrons dans la lumière Adjani sous toutes les coutures, puis Montand, Moravia... Un défilé de personnalités passe entre nos mains. Elles sont avec nous un instant. Et notreregard croisele leur.Elles ne parlentpas. . Elles ne bougent pas, mais dans leur petit cadre blanc, elles semblent d'un coup plus proches. On a soudain l'impression de les tenir et d'avoir du pouvoir sur elles. ~ Tu as les photos pour l'Afghanistan ? - Je les attends. Gamma doit venir en apporter. On colle. On photocopie. On découpe. Je reste médusé devant cette effervescence. Les choses bougent. Le monde bouge. Les drames, les guerres, les élections, les. victoires, les défaites, les exploits, tout est là sur les photos reproduites et sur le papier encollé. On m'a confié une page avec un texte du président de la République. Le samedi précédent, François Mitterrand a adressé un vibrant hommage à Léon Blum à l'occasion de l'inauguration d'un musée consacré à cette figure emblématique du socialisme. Je suis impressionné que l'on me laisse autant de responsabilités. Je pose les mots. Je les lis. Je les colle. Je consulte le dossier photo. Je choisis la plus choc. Je fais glisser le texte autour. Des directeurs se pressent derrière moi. « Ilfaut grossir le titre. On ne peut pas laisser ça ! Il faut changer !» On parlemente. Le bureau se remplit d'un coup. Je ne dis rien. l'applique les pavés de texte sur le gabarit avec attention. l'efface les traces de gomme quand la colle guta est sèche. Il y a devant moi la page de François Mitterrand. Ces mots, je les ai calibrés, soupesés, collés, gommés. Les lettres noires, je les suis du regard et m'y promène comme dans une calligraphie japonaise. Je m'arrête un instant sur la page accomplie. Je savoure le bonheur d'être parti de rien, d'un carton blanc et d'avoir fait naître une composition harmonieuse entre texte et image, plaisante à l' œil, attrayante à la lecture. 17 Demain, elle sera dans les kiosques. On l'ouvrira dans le métro, dans le train, sur la plage, dans le jardin... On me prend la page. Il ne faut pas traîner. Il faut la remettre au secrétaire de rédaction. Et après il y en a d'autres encore jusqu'à ce que la pile de grandes feuilles blanches dépliées disparaisse. Hier, je n'étais rien, un chômeur en vadrouille à la recherche d'un travail sans avenir tracé. Aujourd'hui, j'ai presque oublié que je suis chômeur. Aujourd'hui le choix de cette photo, son placement sont inscrits dans cette page. Et j'ai la naïveté de croire que cela change quelque chose au monde. Je me berce de cette illusion. Ma page va être publiée à plus de 300 000 exemplaires. Mon travail se répercute comme un écho au plaisir que j'ai d'agencer les mots. Quand je quitte le journal, je m'en vais avec dans la tête l'image de chaque page fabriquée. Je suis épuisé. Je sors dans la rue. Les voitures klaxonnent. Les gens parlent au coin des rues. Je suis fatigué, mais d'une fatigue heureuse, enrichissante. Le plaisir de ce travail me porte. Et j'ai déjà envie d'y retourner, d'être à nouveau devant la page blanche et de faire s'épouser le texte et l'image. Cette émotion de création ne me quitte plus. Dans mon sommeil, des pages s'affichent et je revois des modifications à faire, des photos à agrandir, des titres à réduire. Je m'éveille. Je tourne et retourne dans mes draps comme si je refaisais tout le journal. Le lendemain, le Nouvel Observateur est là sur chacune de nos tables, papier lisse, photo quadrichromie. Les titres gris sont redevenus noirs. Les tirages rendus flous et imprécis à la photocopieuse sont là, nets et contrastés. On pose ses doigts sur le papier en semblant encore ne pas y croire. Je feuillette le journal avec précaution comme si je découvrais un précieux parchemin. Je prends mon temps. Je m'arrête sur une page que j'ai maquettée. Je me dis « Ça c'est moi », encore médusé par la métamorphose de ce qui n'était qu'un gabarit de carton vierge. Je me remplis d'orgueil un instant et je tourne la page. 18 2. De l'autre côté du décor Il n'a fallu qu'un coup de fil. Et la magie des pages de mon adolescence m'est apparue. J'avais treize ans et je lisais le Nouvel Observateur. Mes parents y étaient abonnés. Et je me souviens des samedis, rentrant du lycée en début d'aprèsmidi où je me jetais sur le journal. C'était devenu une habitude associée à la détente du week-end et à cet air de liberté qui effaçait soucis et stress de la semaine. Je revois le divan du salon, calé sous les fenêtres de la cour où je m'affalais littéralement. Je saisissais le journal. Je déchirais le bandeau d'abonné. Et je plongeais dans ces pages avec gourmandise. Elles remplissaient mon après-midi. Je lisais les Frustrés de Bretécher, les programmes de télé, le ciné et quelques articles de politique et de société. Et ces pages lues qui autrefois avaient occupé mes samedis après-midi, maintenant, je les fabrique. Je les compose. Je suis passé de l'autre côté du décor. Tous ces noms, signatures en caractère gras au bas des pages, qui ont nourri mon adolescence, ils s'incarnent et m'apparaissent. Comme l'héroïne de La Rose pourpre du Caire sortant de l'écran et venant s'asseoir dans la salle obscure, ils sont là. Ilspoussent la porte, parlent, blaguent. Je ne dis rien. Je les regarde. Ma timidité m'interdit de leur adresser la parole. Je les observe simplement se mouvoir dans la pièce, semblant ne pas encore y croire. Je les écoute discuter. Ils ne savent pas qu'ils ont fait partie de mon adolescence, que leurs noms sont comme les patronymes de lointains cousins ou de copains disparus. Ils ignorent tout de cette affinité singulière et pourtant impalpable qui nous unit. Ils quittent le bureau. Lentement, la porte se referme. Et mon cœur reprend son rythme normal. Les ai-je bien vus? Fantômes ou mirages? J'ai du mal à réaliser. Le journal, le travail, tout est trop beau. Je suis comblé d'une grâce inexpliquée. En fait, rien ne me prédestinait à travailler dans la presse. J'avais pourtant le souvenir de la fabrication du journal 19 paroissial que mes parents publiaient chaque mois. Depuis tout petit, j'assistais à ce rituel mensuel où, sur la table de la salle à manger, ma mère calligraphiait l'ensemble des textes de ce bulletin qui ne dépassait pas douze pages. Je sens l'odeur de l'encre de Chine et j'entends le bruit métallique des stencils claquer dans ma mémoire. Sur des grandes plaques souples et perforées, elle crayonnait les lignes en bleu et écrivait à la plume les articles qu'elle agrémentait de dessins. Pour quelques jours, la table devenait un chantier. Mes frères et moi, nous la regardions mani- puler les plaques <1;'aluminium avec beaucoupde précaution car toute trace de doigts pouvait apparaître à l'impression. Pour nous, enfants, c'est le souvenir le plus prégnant: ces recommandations mille fois renouvelées. Il faut dire qu'une fâcheuse catastrophe avait eu de quoi redoubler la vigilance de nos parents. Un jour où ma mère avait enfin terminé son bulletin mensuel prêt à être expédié à Paris pour être ronéoté, mon frère jumeau et moi, laissés sans surveillance et attirés par toute cette attention excessive et mystérieuse, alliant nos forces, nous avions tiré notre parc pour atteindre la table et nous emparer de ces plaques argentées si longtemps convoitées. La brillance et la matière de ce fabuleux butin nous comblèrent tant qu'il fut pour nous un véritable champ d'expérience pendant un bref et irrémédiable moment. Nous avions en un temps record froissé quatre jours de travail d'écriture consciencieuse et appliquée au grand dam de ma mère. J'ai grandi avec la réalisation de ce «journal». Dès que j'ai eu l'âge de dessiner, ma mère m'encouragea à réaliser des dessins pour illustrer les articles. Plus tard, adolescent, déjà engagé dans des études artistiques, je suis devenu le dessinateur attitré des couvertures de la Gerbe, journal de la paroisse protestante de Montmartre. Le rituel s'était modernisé. L'église s'était procuré à bas prix une ronéo autour de laquelle venait se réunir une équipe de bénévoles une fois par mois dans la sacristie sombre et confinée. Le bruit saccadé et assourdissant de la rotative rythmait le travail de chacun. Cela donnait une atmosphère d'imprimerie clandestine et artisanale. L'ambiance était conviviale. On tassait, pliait, classait tout en mordant dans un sandwich. J'aimais 20 voir mes dessins se multiplier sur les liasses des pages imprimées qui se superposaient au rythme où la rotative les rejetait. Magie de cette reproduction infinie que seuIl' arrêt de la machine stoppait. En une soirée, nous avions imprimé le millier d'exemplaires du journal. Et quand la petite équipe s'était clairsemée peu à peu et que je quittais Michel, le responsable des opérations, encore en blouse, nettoyant les derniers rouleaux de la machine, j'étais heureux d'en avoir suivi et accompli toutes les étapes. Dans une rédaction de quatrième, j'avais clairement exprimé mon rêve. Au sujet: «Quand je serai. grand, mon métier de demain... », j'attaquais d'entrée: «journaliste ». Dans des formulations un peu naïves, encore pleines d'illusions, je rédigeais ma « composition française» à la gloire de ce métier que j'ambitionnais alors. Savais'-je ce qu'était un maquettiste ou ignorais-je tout de la profession qui allait devenir la mienne? Dans ce devoir, je relatais l'histoire du journal que j'avais fait: un hebdomadaire dont j'inventais le titre: Le Parfait Informateur. L'élection présidentielle de mai 1974 suscita en moi un goût accru pour l'actualité. l'écoutais les informations avec beaucoup d'intérêt et d'ardeur, exalté par cette joute politique pour la conquête du pouvoir. Partisan, je l'étais, bien sûr, à la façon candide, fougueuse et excessive d'un garçon de mon âge. Je baignais dans la culture de mes parents. Je me plongeais dans leur lecture hebdomadaire, le Nouvel Observateur, avec l'impatiente fébrilité de l'échéanceélectorale, comme si je touchais déjà les prémices d'une révolution de société. «Changer la vie », prônait le programme commun de la gauche; et c'est ce à quoi l'adolescent ingénu, amer et mal dans sa peau que j'étais aspirait au plus haut. Je découpais les photos du candidat de la gauche unie: couvertures et photos intérieures de l'Obs. J'en tapissais ensuite des tableaux de liège que je plaquais contre les vitres des fenêtres de ma chambre, dans l'espoir de convertir quelques citoyens encOre indécis. Les rares passants promenant leur chien devaient regarder amusés ces panneaux partisans devant mes fenêtres du rez-de-chaussée. 21 A la même période, deux dessins consacrés à la campagne des candidats ont été la source du premier numéro du Parfait Informateur. Je me souviens de la fine pointe de Rotring avec laquelle je les exécutais. Ces croquis sans but de prime abord sont devenus les premières pierres de cette aventure qui allait m'occuper plusieurs mois, et peut-être faire jaillir une vocation que je ne soupçonnais pas alors. Au dos de polycopiés usagés, je collais mes dessins et m'évertuais à les agrémenter de colonnes de texte. J'écoutais Europe 1 sur un petit poste de radio Bevox qu'un oncle m'avait offert et retenais les nouvelles les plus marquantes. Les articles étaient courts. Quelques lignes manuscrites, irrégulières et truffées de fautes d'orthographe suivaient approximativement les colonnes prétracées. Je faisais de la mise en page à mon insu. Novice, je m'initiais à cet art. Savais-je que c'était un véritable travail, ou la joie d'assembler les images, de gérer les informations et de les rédiger venait-elle naturellement comme un engouement que le plaisir de la réalisation accomplie décuplait? Je vivais la préhistoire de mon métier sans le savoir. Le résultat n'était qu'un seul et unique exemplaire original de deux ou trois pages que je ne faisais lire qu'à mes proches. Il n'y eut que cinq numéros. Cette entreprise s'acheva au bout d'un peu plus d'un mois, non par lassitude mais en raison de la charge de travail que cela représentait. Il reste encore sur ces pages jaunies des articles inachevés ou à peine débutés, comme si le travail suspendu n'attendait qu'une suite. Le plus troublant quand je feuillette aujourd'hui ces numéros uniques, c'est la manière dont l'adolescent que j'étais copiait l'Observateur. Le titre Le Parfait Informateur était calqué sur celui du Nouvel Observateur. Les photos, les pubs, les streamers; tous ces détails d'un vrai Ip.agazine étaient reproduits avec un souci d'authenticité naïve qui me faisait jubiler. On aurait pu croire que l'enthousiasme de cette expérience allait clarifier plus tard mes désirs d'orientation. Il n'en était rien. J'avais bien suivi une formation artistique d'une école d'arts appliqués renommée, l'Ecole Boulle. Je me promettais à une carrière d'architecture intérieure, mais le mois de stage de fin d'études passé dans une agence m'avait fait déchanter 22