Dans les coulisses du Nouvel Observateur

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Dans les coulisses du Nouvel Observateur
Dans les coulisses
du Nouvel Observateur
www.librairiehannattan.com
[email protected]
[email protected]
@ L'Hannattan, 2006
ISBN: 2-296-01186-1
BAN : 9782296011861
Pierre Hédrich
Dans les coulisses du
Nouvel Observateur
Récit d'un maquettiste
au cœur d'un grand hebdomadaire
Préface de Jérôme Garcin
L 'Hannattan
S-7, rue de l'École-Polytechnique;
75005 Paris
FRANCE
L'HannattBn Hongrie
KOnyvesbolt
Kossuth
L. u. 14-16
1053 Budapest
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L 'Mannattan
Kinshasa
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L'Hannattan
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Sc. Sociales, Pol. et
Adm. ; BP243, KIN XI
Via DegIi Anisti,
Umv~iÙdeKmooua-RDC
ITALIE
10124 Torino
IS
L'Mannattan
Burkina
1200 logements
1282260
Ouagadougoù
faso
villa 96
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à ma famille:
Lélia, Mona et Robin
à ma famille professionnelle:
Elisabeth, Martine, Nathalie,
Stéphane et Jean-Yves
Préface
Grand Pierre
Il a ressuscité Jean-Jacques Rousseau, réinventé Mozart,
relooké Mao, détouré Mitterrand, agrandi Duras, piégé
Chirac, dessiné Francis Ponge à plus de 500 000 exemplaires, et on ne le connaît pas. Ou si peu.
Il est vrai qu'il n'aime guère se mettre en avant. Il travaille
plutôt à s'effacer. Sa nature l'y aide. Il est d'origine protestante. De sa timidité, il a fait une vertu et de sa délicatesse,
un art. Son visage a une douceur d'aquarelle et ses aquarelles, d'une tendresse qui n'a plus cours, expriment une humanité perdue.
Je me souviens du jour où, afin d'accompagner le récit de
mon pèlerinage à Saint-Florent-Ie- Vieil, je lui avais
demandé de portraiturer Julien Gracq. Il ne l'avait jamais
rencontré. A peine le lui avais-je raconté. Il lui a laissé sa
cravate et l'a adossé à un arbre. Aux pieds de l'écrivain
coule la Loire nonchalante. Au loin frémissent les maigres
peupliers de l'île Batailleuse. On entend crier deux mouettes
dans le ciel d'hiver. Le profil de l'auteur du Rivage des
Syrtes est marmoréen. Son regard semble fixer l'éternité.
Jamais Gracq n'a été plus ressemblant. Une immense
mélancolie corsetée par l'impeccable grammaire et corrigée
par une antique pudeur. Miracle de l'art, qui saisit ce que la
photo ignore.
Pierre Hédrich est ce qu'on appelle communément un
maquettiste. L'essence de son talent est de ne pas se voir.
Dans un journal, qui est toujours une grande association de
petites vanités, tout le monde signe: les journalistes, les
photographes, les illustrateurs, tant d'autres encore. Les
maquettistes, eux, ne mettent jamais leur nom en gras au bas
des pages qu'ils ont pourtant réalisées. L'injustice est
criante. Alors, je les cite ici, les enlumineurs de la place de
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la Bourse: Martine Kreder, Nathalie Lourdez, Elisabeth
Rascol, Stéphane Brunier,et leur cicérone, Jean-Yves
Lozach. Mais aussi Yann Guillemette, Rarri Peccinotti et
Mehdi Benyezzar. C'est comme si, sur l'affiche d'un théâtre, on oubliait le metteur en scène. Or les maquettistes sont
des metteurs en scène.
On leur donne, le plus souvent dans l'urgence, des titres, des
textes, et, en guise de décor, des photos, et avec tout ça,
débrouille-toi coco, ils doivent inventer, dessiner, faire vivre
les pages d'un journal, donner de la matière à des idées, du
rythme à une séquence, créer le spectacle continu de l'information. Et quand ils ont fini, ils s'éclipsent sur la pointe des
pieds, sans se retourner, ni tirer aucune fierté de ce qu'ils ont
fabriqué. Sans recueillir non plus les témoignages de gratitude que les journalistes, trop pressés de se plaire, négligent
toujours de leur exprimer.
Pierre Rédrich aime son métier passionnément. Il ne déteste
pas l'abnégation qui va avec. Et il décrit, pour la première
fois, la vie quotidienne d'un journal depuis la table surélevée du maquettiste. En somme, il analyse tout en plongée.
C'est une idée formidable. Personne, avant lui, ne l'avait
osée.
La presse, en effet, est toujours racontée, avec lyrisme, par
ses patrons, ses éditorialistes, ses syndicalistes. Jamais par
ses artistes de l'ombre. Ainsi, sur le Nouvel Observateur,
tout semble avoir été dit. Il ne manquait pourtant que cette
histoire discrète et décalée, venue subrepticement des coulisses. Elle m'a ému. Elle passionnera. Le néophyte y
apprendra en effet comment, heure après heure, naît un
magazine, ce que sont les BAT, les rough, les streamers, le
gris, la DR, les chapeaux ou les cabochons, à quoi œuvrent
les réviseurs, les documentalistes et les iconographes, par
quel tortueux parcours circule la copie, et par quel sortilège
une improbable succession de retards, de ratés, de précipitations, de désordres, d'accidents, finit par donner, le jeudi, un
magazine en kiosques, presque parfait. Il découvrira surtout,
observée à la loupe et à son insu, traitée de manière balzacienne, la petite comédie humaine d'une rédaction.
Depuis son poste de vigie, derrière sa bulle vitrée et devant
son écran, Pierre, qu'on voit si peu, voit tout. La prétention
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des uns, l'humilité des autres. Les bonheurs affichés et les
malheurs cachés. Les effets de voix et de plume. Il met de
l'humanité dans cette énorme machine qui, chaque semaine,
court désespérément après le temps. Il ajoute de la démocratie à une structure pyramidale, de l'horizontalité à une structure trop verticale. Il fait entendre la rumeur des femmes et
des hommes derrière les pages imprimées, un cœur qui bat
sous les folios.
Et le soir, lorsque le Nouvel Observateur est rendu au
silence de l'après tempête et à la solitude des pages blanches, il arrive à Pierre de veiller. Il ouvre des dossiers de
vieilles photos. Parfois, il retrouve le visage de son père,
pasteur de la Maison Verte, debout dans la rue entre Sartre
et Foucault, pour défendre haut et fort des idées qui ont
fondé, l'oublierait-on, ce grand journal de gauche. A moins
que, caché dans son coin, il n'écrive les pages du récit que
vous allez lire ou ne dessine des portraits avec un art dont il
parle si bien: « La grâce du pinceau, ses touches légères,
avenantes, qui insufflent le mouvement et font respirer la
ligne. Je guide ce filet d'encre qui glisse sur le papier avec
aisance, et que la moindre inclinaison de la main peut rendre
épais ou dévier de sa trajectoire. » Parce qu'en plus de tout,
il écrit bien et juste.
Au journal, on l'appelait Petit Pierre. Moi, je lui donne
volontiers du Grand Pierre, et je le remercie de lui.
Jérôme GARCIN
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Avant-propos
Au depart, il y a plus de quinze ans, ce livre s'est écrit tout
seul. A chaque moment fort dans le travail que je faisais,
j'ecrivais. Quelques pages simplement pour le plaisir de
retenir l'émotion qui m'avait parcouru. Je rangeais ces
quelques pages dans un tiroir. De temps en temps, j'en lisais
des passages à des amis. Et elles reprenaient le chemin du
tiroir.
Parfois, je me disais bien qu'un jour, je voudrais en faire
quelque chose. Je caressais l'idee d'ecrire un livre: l'envers
du decor d'un grand médiade la presse ecrite, le recit d'un
journal qui se fait, vu non pas du point de vue de l'écrit,
d'autres l'ont fait mieux que je n'aurais pu le faire, mais du
point de vue du visuel.
Je ne savais comment m'y prendre: un recit froid, distant,
décrivant tous les dessous de la fabrication de
l'Observateur. Je n'y croyais pas. Ça manquait d'âme.
L'autre alternative hait de m'impliquer davantage, de
raconter la vie du journal, vu de l'interieur à travers la lorgnette d'un metteur en page. Je n'y croyais pas non plus. Je
n'osais pas. Les annees sont passées. Les pages se sont
entassees. J'ai mûri.
J'ai ouvert à nouveau le tiroir, repris la matière de ces pages
ecrites sous l'émotion pour en modeler une esquisse de recit.
Raconter sous forme de petits croquis mon experience de
maquettiste au sein du Nouvel Observateur.
Maintenant ces pages, raturees et annotées sont dans la corbeille de papier. Aujourd'hui, je ferme le tiroir vide et vous
laisse ouvrir le livre.
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1. Etat de grâce
Ma vie était une grande plage vide où j'inventais chaque jour
l'avenir. Depuis février, je n'avais rien fait, rien de fixe :.une
semaine à Venise, quelques travaux d'illustration... Des journées à traîner de droite à gauche sans réelle activité. Je laissais passer les semaines. Je me levais tard, lisais le journal,
grignotais entre les repas. Je revenais d'une tournée de théâtre avec une troupe de chômeurs. Quelque chose s'était terminé. Nous rentrions de Saint-Etienne. Nous retrouvions
Paris avec son ciel gris et l'été qui ne voulait pas éclater. Je
cherchais du travail. Je cherchais sans chercher. Je faisais
durer. J'avais bien envoyé quelques lettres mais je n'y
croyais pas. J'avais des coups de fil à passer mais je ne les
passais pas. Les jours se déroulaient au gré des rencontres et
des événements. Je naviguais dans cette ère des possibles.
Sans projet, j'avançais dans l'année. Parfois, l'angoisse de
l'avenir venait me parcourir, et je laissais l'instant me combler pour oublier les desseins encore troubles des années
futures.
Et puis il y eut un numéro de téléphone donné par une amie
d'ami. Un grand hebdomadaire. Le Nouvel Observateur. Il
fallait appeler le directeur artistique. Je n'osais pas. Ça
m'impressionnait. Je m'y suis repris à plusieurs fois. J'avais
la voix qui hésitait, les mots qui ne venaient pas, le cœur qui
palpitait. Je bredouillai une demande d'embauche. Ils n'embauchaient pas.
« Retéléphonez- moi, on peut voir pour un stage. »
J'y suis allé. J'ai fait plusieurs fois le tour du pâté de maisons. Etienne-Marcel. 14 rue Dussoubs. Je respirais fort pour
chasser l'appréhension qui me serrait le ventre. L'ascenseur.
Troisième étage. Le long couloir aux baies vitrées.
L'impression de côtoyer le grand monde de la presse.
Je demande la personne appelée. J'écorche son nom. On me
montre du doigt un homme derrière une table à dessin. C'est
lui: Jean-Yves Lozach, directeur artistique. Je m'approche.
J'hésite. Il me serre la main. Il me dit que c'est d'accord
pour mercredi prochain. Il me montre une table et ajoute:
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«Vous vous installerez là. Ça sera pour une semaine non
rémunérée. » Cela n'a duré que deux secondes. Je salue les
gens du bureau, longe à nouveau le couloir vitré. Je vais me
promener dans le quartier. Je suis heureux. J'ai du mal à y
crone.
Mercredi 9 heures 30. Je revois encore les personnes et les
lieux tels qu'ils étaient quand j'ai poussé la porte du service
maquette. On me présente. On me montre ma place, ma
table, mes instruments de travail: cutter, colle, ciseaux,
gomme et crayon. Je ne dis rien. Je me suis assis et j'inspecte du regard les restes de photos découpées, des chutes
de papier, de vieilles épreuves d'articles abandonnés, quelques diapos en vrac sur une table, une pile de journaux épars
sur une étagère. Je me dis en moi-même que c'est ici que
tout se fait.
Dans cette pièce, on va réaliser la mise en page de tout un
numéro. Sur la paroi vitrée, on a scotché des réductions des
maquettes envoyées. Le journal est déjà là, affiché sur la
vitre. Et ces pages-là vont être imprimées, massicotées, brochées, paquetées, triées, chargées. Ces pages assemblées
vont traverser la France, en train, en camion, vont être
livrées de Marseille à Dunkerque, de Strasbourg à Brest... à
New York, à Bangkok, dans le monde entier. Peut-être qu'on
livre le Nouvel Obs dans un kiosque à Tokyo 1 Peut-être
qu'on l'affiche à la vitrine d'une petite librairie dans la
médina de Marrakech 1... Peut-être...
On m'a donné un gabarit, morceau de carton souple où les
délimitations des colonnes de texte sont dessinées en bleu.
Les articles photocomposés arrivent sur de grandes feuilles
On les découpe en une longue bande de mots qui s'enroule
sur elle-même comme une bande Velcro. Je mesure la répartition du texte, choisis la place de l'illustration. La page est
en chantier, encore fragile comme une ébauche. J'enduis de
colle le gabarit. Je divise l'article en pavés de texte et les
répartis dans les colonnes prédessinées.
On me dirige. Tout va très vite. Les secrétaires de rédaction
font des allées et venues, déposent les grandes épreuves des
nouveaux articles. Les iconographes apportent les photos,
de tout, de Reagan et Gorbatchev, de Mitterrand à Tokyo,
des réfugiés afghans, des terroristes d'Action directe, du
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dernier film de Woody Allen. On ouvre la chemise et, à travers les tirages, on a l'impression d'entrer dans le feu
vibrant de l'actualité. Les stars du monde politique ou de la
télévision habillent l'espace de leur présence. Les planches
de diapositives glissent d'une main à l'autre et, penchés sous
la lampe inclinée, nous découvrons dans la lumière Adjani
sous toutes les coutures, puis Montand, Moravia... Un défilé
de personnalités passe entre nos mains. Elles sont avec nous
un instant. Et notreregard croisele leur.Elles ne parlentpas. .
Elles ne bougent pas, mais dans leur petit cadre blanc, elles
semblent d'un coup plus proches. On a soudain l'impression
de les tenir et d'avoir du pouvoir sur elles.
~ Tu as les photos pour l'Afghanistan ?
- Je les attends. Gamma doit venir en apporter.
On colle. On photocopie. On découpe. Je reste médusé
devant cette effervescence. Les choses bougent. Le monde
bouge. Les drames, les guerres, les élections, les. victoires,
les défaites, les exploits, tout est là sur les photos reproduites et sur le papier encollé.
On m'a confié une page avec un texte du président de la
République. Le samedi précédent, François Mitterrand a
adressé un vibrant hommage à Léon Blum à l'occasion de
l'inauguration d'un musée consacré à cette figure emblématique du socialisme.
Je suis impressionné que l'on me laisse autant de responsabilités. Je pose les mots. Je les lis. Je les colle. Je consulte le
dossier photo. Je choisis la plus choc. Je fais glisser le texte
autour. Des directeurs se pressent derrière moi. « Ilfaut grossir le titre. On ne peut pas laisser ça ! Il faut changer !» On
parlemente. Le bureau se remplit d'un coup. Je ne dis rien.
l'applique les pavés de texte sur le gabarit avec attention.
l'efface les traces de gomme quand la colle guta est sèche.
Il y a devant moi la page de François Mitterrand. Ces mots,
je les ai calibrés, soupesés, collés, gommés. Les lettres noires, je les suis du regard et m'y promène comme dans une
calligraphie japonaise. Je m'arrête un instant sur la page
accomplie. Je savoure le bonheur d'être parti de rien, d'un
carton blanc et d'avoir fait naître une composition harmonieuse entre texte et image, plaisante à l' œil, attrayante à la
lecture.
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Demain, elle sera dans les kiosques. On l'ouvrira dans le
métro, dans le train, sur la plage, dans le jardin...
On me prend la page. Il ne faut pas traîner. Il faut la remettre au secrétaire de rédaction. Et après il y en a d'autres
encore jusqu'à ce que la pile de grandes feuilles blanches
dépliées disparaisse.
Hier, je n'étais rien, un chômeur en vadrouille à la recherche
d'un travail sans avenir tracé. Aujourd'hui, j'ai presque
oublié que je suis chômeur. Aujourd'hui le choix de cette
photo, son placement sont inscrits dans cette page. Et j'ai la
naïveté de croire que cela change quelque chose au monde.
Je me berce de cette illusion. Ma page va être publiée à plus
de 300 000 exemplaires. Mon travail se répercute comme un
écho au plaisir que j'ai d'agencer les mots.
Quand je quitte le journal, je m'en vais avec dans la tête
l'image de chaque page fabriquée. Je suis épuisé. Je sors
dans la rue. Les voitures klaxonnent. Les gens parlent au
coin des rues. Je suis fatigué, mais d'une fatigue heureuse,
enrichissante. Le plaisir de ce travail me porte. Et j'ai déjà
envie d'y retourner, d'être à nouveau devant la page blanche
et de faire s'épouser le texte et l'image. Cette émotion de
création ne me quitte plus.
Dans mon sommeil, des pages s'affichent et je revois des
modifications à faire, des photos à agrandir, des titres à
réduire. Je m'éveille. Je tourne et retourne dans mes draps
comme si je refaisais tout le journal.
Le lendemain, le Nouvel Observateur est là sur chacune de
nos tables, papier lisse, photo quadrichromie. Les titres gris
sont redevenus noirs. Les tirages rendus flous et imprécis à
la photocopieuse sont là, nets et contrastés. On pose ses
doigts sur le papier en semblant encore ne pas y croire. Je
feuillette le journal avec précaution comme si je découvrais
un précieux parchemin. Je prends mon temps. Je m'arrête
sur une page que j'ai maquettée. Je me dis « Ça c'est moi »,
encore médusé par la métamorphose de ce qui n'était qu'un
gabarit de carton vierge. Je me remplis d'orgueil un instant
et je tourne la page.
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2. De l'autre côté du décor
Il n'a fallu qu'un coup de fil. Et la magie des pages de mon
adolescence m'est apparue. J'avais treize ans et je lisais le
Nouvel Observateur. Mes parents y étaient abonnés. Et je
me souviens des samedis, rentrant du lycée en début d'aprèsmidi où je me jetais sur le journal. C'était devenu une habitude associée à la détente du week-end et à cet air de liberté
qui effaçait soucis et stress de la semaine. Je revois le divan
du salon, calé sous les fenêtres de la cour où je m'affalais littéralement. Je saisissais le journal. Je déchirais le bandeau
d'abonné. Et je plongeais dans ces pages avec gourmandise.
Elles remplissaient mon après-midi. Je lisais les Frustrés de
Bretécher, les programmes de télé, le ciné et quelques articles de politique et de société.
Et ces pages lues qui autrefois avaient occupé mes samedis
après-midi, maintenant, je les fabrique. Je les compose. Je
suis passé de l'autre côté du décor. Tous ces noms, signatures en caractère gras au bas des pages, qui ont nourri mon
adolescence, ils s'incarnent et m'apparaissent. Comme
l'héroïne de La Rose pourpre du Caire sortant de l'écran et
venant s'asseoir dans la salle obscure, ils sont là. Ilspoussent la porte, parlent, blaguent. Je ne dis rien. Je les regarde.
Ma timidité m'interdit de leur adresser la parole. Je les
observe simplement se mouvoir dans la pièce, semblant ne
pas encore y croire. Je les écoute discuter. Ils ne savent pas
qu'ils ont fait partie de mon adolescence, que leurs noms
sont comme les patronymes de lointains cousins ou de
copains disparus. Ils ignorent tout de cette affinité singulière
et pourtant impalpable qui nous unit. Ils quittent le bureau.
Lentement, la porte se referme. Et mon cœur reprend son
rythme normal.
Les ai-je bien vus? Fantômes ou mirages? J'ai du mal à réaliser. Le journal, le travail, tout est trop beau. Je suis comblé
d'une grâce inexpliquée.
En fait, rien ne me prédestinait à travailler dans la presse.
J'avais pourtant le souvenir de la fabrication du journal
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paroissial que mes parents publiaient chaque mois. Depuis
tout petit, j'assistais à ce rituel mensuel où, sur la table de la
salle à manger, ma mère calligraphiait l'ensemble des textes
de ce bulletin qui ne dépassait pas douze pages. Je sens
l'odeur de l'encre de Chine et j'entends le bruit métallique
des stencils claquer dans ma mémoire.
Sur des grandes plaques souples et perforées, elle crayonnait
les lignes en bleu et écrivait à la plume les articles qu'elle
agrémentait de dessins. Pour quelques jours, la table devenait un chantier. Mes frères et moi, nous la regardions mani-
puler les plaques <1;'aluminium avec beaucoupde précaution
car toute trace de doigts pouvait apparaître à l'impression.
Pour nous, enfants, c'est le souvenir le plus prégnant: ces
recommandations mille fois renouvelées.
Il faut dire qu'une fâcheuse catastrophe avait eu de quoi
redoubler la vigilance de nos parents. Un jour où ma mère
avait enfin terminé son bulletin mensuel prêt à être expédié
à Paris pour être ronéoté, mon frère jumeau et moi, laissés
sans surveillance et attirés par toute cette attention excessive
et mystérieuse, alliant nos forces, nous avions tiré notre parc
pour atteindre la table et nous emparer de ces plaques argentées si longtemps convoitées. La brillance et la matière de ce
fabuleux butin nous comblèrent tant qu'il fut pour nous un
véritable champ d'expérience pendant un bref et irrémédiable moment. Nous avions en un temps record froissé quatre
jours de travail d'écriture consciencieuse et appliquée au
grand dam de ma mère.
J'ai grandi avec la réalisation de ce «journal». Dès que j'ai
eu l'âge de dessiner, ma mère m'encouragea à réaliser des
dessins pour illustrer les articles. Plus tard, adolescent, déjà
engagé dans des études artistiques, je suis devenu le dessinateur attitré des couvertures de la Gerbe, journal de la
paroisse protestante de Montmartre. Le rituel s'était modernisé. L'église s'était procuré à bas prix une ronéo autour de
laquelle venait se réunir une équipe de bénévoles une fois
par mois dans la sacristie sombre et confinée. Le bruit saccadé et assourdissant de la rotative rythmait le travail de
chacun. Cela donnait une atmosphère d'imprimerie clandestine et artisanale. L'ambiance était conviviale. On tassait,
pliait, classait tout en mordant dans un sandwich. J'aimais
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voir mes dessins se multiplier sur les liasses des pages
imprimées qui se superposaient au rythme où la rotative les
rejetait. Magie de cette reproduction infinie que seuIl' arrêt
de la machine stoppait. En une soirée, nous avions imprimé
le millier d'exemplaires du journal. Et quand la petite équipe
s'était clairsemée peu à peu et que je quittais Michel, le responsable des opérations, encore en blouse, nettoyant les derniers rouleaux de la machine, j'étais heureux d'en avoir
suivi et accompli toutes les étapes.
Dans une rédaction de quatrième, j'avais clairement
exprimé mon rêve. Au sujet: «Quand je serai. grand, mon
métier de demain... », j'attaquais d'entrée: «journaliste ».
Dans des formulations un peu naïves, encore pleines d'illusions, je rédigeais ma « composition française» à la gloire
de ce métier que j'ambitionnais alors. Savais'-je ce qu'était
un maquettiste ou ignorais-je tout de la profession qui allait
devenir la mienne? Dans ce devoir, je relatais l'histoire du
journal que j'avais fait: un hebdomadaire dont j'inventais le
titre: Le Parfait Informateur.
L'élection présidentielle de mai 1974 suscita en moi un goût
accru pour l'actualité. l'écoutais les informations avec
beaucoup d'intérêt et d'ardeur, exalté par cette joute politique pour la conquête du pouvoir. Partisan, je l'étais, bien
sûr, à la façon candide, fougueuse et excessive d'un garçon
de mon âge. Je baignais dans la culture de mes parents. Je
me plongeais dans leur lecture hebdomadaire, le Nouvel
Observateur, avec l'impatiente fébrilité de l'échéanceélectorale, comme si je touchais déjà les prémices d'une révolution de société. «Changer la vie », prônait le programme
commun de la gauche; et c'est ce à quoi l'adolescent
ingénu, amer et mal dans sa peau que j'étais aspirait au plus
haut.
Je découpais les photos du candidat de la gauche unie: couvertures et photos intérieures de l'Obs. J'en tapissais ensuite
des tableaux de liège que je plaquais contre les vitres des
fenêtres de ma chambre, dans l'espoir de convertir quelques
citoyens encOre indécis. Les rares passants promenant leur
chien devaient regarder amusés ces panneaux partisans
devant mes fenêtres du rez-de-chaussée.
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A la même période, deux dessins consacrés à la campagne
des candidats ont été la source du premier numéro du
Parfait Informateur. Je me souviens de la fine pointe de
Rotring avec laquelle je les exécutais. Ces croquis sans but
de prime abord sont devenus les premières pierres de cette
aventure qui allait m'occuper plusieurs mois, et peut-être
faire jaillir une vocation que je ne soupçonnais pas alors.
Au dos de polycopiés usagés, je collais mes dessins et
m'évertuais à les agrémenter de colonnes de texte.
J'écoutais Europe 1 sur un petit poste de radio Bevox qu'un
oncle m'avait offert et retenais les nouvelles les plus marquantes. Les articles étaient courts. Quelques lignes manuscrites, irrégulières et truffées de fautes d'orthographe suivaient approximativement les colonnes prétracées. Je faisais
de la mise en page à mon insu. Novice, je m'initiais à cet art.
Savais-je que c'était un véritable travail, ou la joie d'assembler les images, de gérer les informations et de les rédiger
venait-elle naturellement comme un engouement que le
plaisir de la réalisation accomplie décuplait? Je vivais la
préhistoire de mon métier sans le savoir.
Le résultat n'était qu'un seul et unique exemplaire original
de deux ou trois pages que je ne faisais lire qu'à mes proches. Il n'y eut que cinq numéros. Cette entreprise
s'acheva au bout d'un peu plus d'un mois, non par lassitude mais en raison de la charge de travail que cela représentait. Il reste encore sur ces pages jaunies des articles
inachevés ou à peine débutés, comme si le travail suspendu
n'attendait qu'une suite. Le plus troublant quand je feuillette aujourd'hui ces numéros uniques, c'est la manière
dont l'adolescent que j'étais copiait l'Observateur. Le titre
Le Parfait Informateur était calqué sur celui du Nouvel
Observateur. Les photos, les pubs, les streamers; tous ces
détails d'un vrai Ip.agazine étaient reproduits avec un souci
d'authenticité naïve qui me faisait jubiler.
On aurait pu croire que l'enthousiasme de cette expérience
allait clarifier plus tard mes désirs d'orientation. Il n'en était
rien. J'avais bien suivi une formation artistique d'une école
d'arts appliqués renommée, l'Ecole Boulle. Je me promettais
à une carrière d'architecture intérieure, mais le mois de stage
de fin d'études passé dans une agence m'avait fait déchanter
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