Perceptions de l`Islam en Espagne
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Perceptions de l`Islam en Espagne
________________________________________________________ Perceptions de l'Islam en Espagne ________________________________________________________ Gema Martin-Muñoz Existe-t-il une question islamique en Espagne? ou autrement dit, l e fait islamique est-il, de nos jours en Espagne, une réalité suffisamment forte pour éveiller des sensibilités et des courants d'opinion publique? Cette interrogation comporte deux niveaux de réponse selon que nous nous plaçons dans le domaine du réel ou de l'imaginaire: en effet l'écart est tout à fait considérable en fonction de l'un ou l'autre cas. Ainsi, même si l'incidence du fait islamique en Espagne devrait être peu importante compte tenu de la taille de l a communauté musulmane; l'attachement à la figure du "Maure" t e l qu'il existe dans la mémoire collective des Espagnols, ainsi que l e grand impact psychologique des deux phénomènes actuels, à savoir l'immigration maghrébine et l'islamisme, donnent à la question islamique en Espagne une dimension "imaginaire" qui dépasse largement la réalité des chiffres. Bien qu'on ne puisse recourir à des chiffres exacts à cause du caractère clandestin de cette communauté, les musulmans d'Espagne se répartissent "grosso modo" en deux catégories: ceux qui sont de nationalité espagnole et ceux qui sont étrangers. Parmi les premiers, on dénombre, en plus des quelques 1000 Espagnols convertis 1, environ 16 000 musulmans originaires de Ceuta et Melilla 2, ainsi que les citoyens naturalisés espagnols provenant des continents africain et asiatique. D'après l'Annuaire des Migrations 3, le nombre de citoyens naturalisés entre 1960 et 1990 en provenance des pays africains s'est élevé à 17 265, dont 94,5% venaient de pays islamiques ou à majorité islamique. Ceux originaires du continent asiatique seraient 7 209 dont 48,7% viendraient de pays islamiques ou à majorité islamique tout en sachant que ce n'est pas parce qu'ils sont ________________________________________________________ Automne 1996 189 originaires de ces pays-là qu'ils doivent être tous musulmans. En ce qui concerne les musulmans de statut étranger, une étude de 1988 réalisée par l'organisation non-gouvernementale Caritas dressait une estimation provisoire de 175 000 personnes. Toutefois des études ultérieures ont relativisé ces chiffres considérés élevés pour 1988, et de fait, ils correspondraient plutôt à la réalité d'aujourd'hui. Leur nombre et le résultat du calcul global des musulmans naturalisés, des immigrants régularisés en décembre 1991, des résidents antérieurs à cette régularisation, de ceux dont la régularisation n'a pas été accordée, des musulmans de Ceuta et Melilla qui ne sont pas espagnols ainsi que des clandestins dont le nombre,de toute façon, ne dépasserait pas le tiers des immigrants musulmans avec permis de séjour. Du point de vue géographique la communauté musulmane en Espagne est concentrée principalement à Ceuta et Melilla, en Catalogne, à Madrid et dans les îles (Canaries surtout). Le reste est dispersé notamment sur la côte Est et en Andalousie. D'un point de vue socio-économique, la plupart sont des travailleurs immigrés. S'y ajoutent quelques étudiants, en faible proportion (plus souvent originaires du Moyen Orient que du Maghreb). Il en découle donc que la grande majorité fait partie des catégories inférieures de l'économie et ont un niveau socio-économique précaire. Sans doute les immigrants marocains constituent ils la plus grande communauté musulmane en Espagne; après le processus de régularisation réalisé entre juin et décembre 1991, ils sont près de 70 000 individus avec permis de séjour, constituant ainsi le premier groupe du collectif étranger en Espagne. Si nous observons leur lieu d'origine Alhucemas est en tête avec un quart de l'immigration marocaine, suivi de près par d'autres villes du Nord du Maroc (Tetuan, Nador, Tango, Larache Aledzar) qui totalisent 30%. Le reste provient de la côte atlantique (Casablanca, Rabat, Kenitra) et des régions de l'intérieur. Bien que ce soient majoritairement des hommes seuls, il faut souligner une forte poussée du nombre de femmes immigrantes, originaires normalement des zones les plus urbanisées (quelques 28% du total) - En ce qui concerne leur répartition en Espagne, 60% des Marocains résident en Catalogne (Barcelone et Crerona surtout) ainsi qu'à Madrid. Le reste est concentré sur des points du littoral (Murcie - Malaga - pays valencien) et dans les Iles Baléares et des Canaries 4. De plus, le processus de régularisation de 1991 a mis en lumière l'existence d'une autre communauté maghrébine, la communauté algérienne, et même si celle-ci reste actuellement encore très minoritaire, il existe suffisamment d'indices, ajoutés à l'instabilité politique de ce pays, qui permettent de considérer qu'elle est appelée à augmenter et à jouer un rôle beaucoup plus important. Même si cette communauté est constituée de 2 598 personnes, le pourcentage d'Algériens en situation régulière, en comparaison avec les résidents de l'année 1990 est même supérieur à celui des Marocains: 370% face à 262% de Marocains. Le lieu où les Algériens se sont le plus regroupés sur le territoire espagnol est sans aucun doute Valence et sa plaine alentour, ce qui n'est pas étranger à la ligne maritime qui unit Alicante à Oran plusieurs fois par semaine. Si l'on voit ce que représente en chiffre le collectif musulman en ________________________________________________________ Confluences 190 Espagne, qui frise les 200 000 personnes, nous voyons qu'il recouvre 24,3% du total des étrangers sur le sol espagnol; ils ne représentent pas plus de 2% de la population totale et 0,7% de la population active du pays, chiffre insignifiant si on pense aux pourcentages de France, d'Allemagne, ou de Grande Bretagne. Autrement dit, nous pouvons affirmer que l'Islam n'a aucune incidence religieuse ou culturelle en Espagne et la preuve en est le nombre réduit des lieux de culte dans le pays; entre 40 et 50 musallats ou salles de prière et 5 mosquées 5. D'ailleurs, l'Etat espagnol et la communauté musulmane n'ont signé que très récemment un accord de coopération qui reconnaît le droit à la différence religieuse des musulmans, ce qui montre bien la faible ampleur du phénomène. La constitution espagnole de 1978, tout en stipulant le caractère laïque de l'Etat envisage la possibilité pour celui-ci de conclure des accords de coopération avec les communautés appartenant à des confessions religieuses "bien implantées" dans le pays, de par le nombre de croyants et la diffusion du culte. Les protestants et les juifs ont obtenu de la Commission consultative en matière de liberté religieuse du ministère de la Justice ce statut en 1984 et les musulmans le 14 juillet 1989. Le 11 octobre 1989 les deux parties entament le dialogue et aboutissent le 28 avril 1992 à la signature de l'accord 6 sus-mentionné dans lequel sont établis le statut des dirigeants religieux islamiques et des imams, la protection juridique des mosquées, la reconnaissance civile du mariage célébré selon le rite religieux islamique (mais on n'y reconnaît pas les institutions du mariage musulman, discriminatoires envers la femme, telles que la polygamie et la répudiation). De même sont aussi reconnus:l'enseignement religieux islamique dans les collèges et lycées publics et privés accrédités, la commémoration des fêtes islamiques et la collaboration de l'état à la "commission islamique d'Espagne" pour la conservation et la promotion du patrimoine historico-artistique islamique. Avec ces accords, l'Etat espagnol, comme l'Etat belge, a reconnu officiellement l'Islam et comme l'Etat hollandais, la possibilité de création d'écoles islamiques. En fait avec cet accord, l'Espagne s'érige comme l'Etat européen où la religion musulmane est le mieux reconnue, ce qui, il faut bien le dire, est aujourd'hui d'une portée sociale très limitée et a plutôt le sens d'une reconnaissance historique étant donné les liens qui unissent l'Espagne à la civilisation islamique. C'est ce que montre l'exposé des motifs de l'Accord dans lequel on affirme que la religion musulmane "est de tradition séculaire dans notre pays, d'une importance exceptionnelle dans la formation de l'identité espagnole". ________________________________________________________ L'Arabe musulman dans les enquêtes ________________________________________________________ Si on observe les enquêtes réalisées par l'Eurobaromètre pour la Commission de la Communauté Européenne et celles sur l'immigration et le racisme ou celles réalisées par le Centre de recherche sociologiques - ________________________________________________________ Automne 1996 191 CIS) et par le CIRES entre 1990 et 1995, ces dernières révèlent que le problème du racisme, du rejet de l'Autre, qui est majoritairement arabe et musulman, n'est pas actuellement préoccupant dans la société espagnole 7. Cependant, les 11% de réponses positives à la question "voteriez-vous pour un parti politique à idéologie raciste 8?" indiquent qu'il existe une prédisposition dans certains secteurs de la société qui, d'autre part, tendent à considérer que les travailleurs étrangers en Espagne sont "trop nombreux" (36 % des personnes interrogées en 1990). Ils pensent aussi que la main d'oeuvre étrangères a une mauvaise influence sur la croissance économique espagnole (38 % des personnes interrogées en 1990). Il faut ajouter que cette opinion tend à se développer comme cela apparaît dans les enquêtes du CIRES pour 1994; en effet, alors que dans les années précédentes, on n'avait pas encore clairement conscience de l'importance du nombre d'immigrants en Espagne, pour la première fois en 1994, la majorité des personnes interrogées considèrent qu'ils sont relativement nombreux. En réalité, ce sont "les moins de 30 ans, les couches socio économiques favorisées, ceux qui sont des fonctionnaires des organismes supra-nationaux et les non xénophobes, qui pour la plupart, trouvent que les immigrants ne sont pas nombreux" 9. Les indicateurs qui concernent les communautés étrangères les moins bien considérées par les Espagnols sont d'un intérêt tout particulier, lorsqu'il s'agit de se prononcer en termes de sympathie, les Espagnols avouent que derrière les Gitans, ce sont les Arabes et les musulmans qui suscitent le plus leur rejet. Ainsi la personne interrogée sur les différentes communautés étrangères pense que celles qui viennent du Nord de l'Afrique ou du Moyen Orient sont toujours les moins bien considérées. D'autre part, une autre enquête publique datée de décembre 1991 destinée à répondre à la question "que pensent les Espagnols de l'islam?" 10, révèle que les personnes contactées perçoivent l'Islam comme lié à la violence (35%), la régression (59%) et lé fanatisme (67%), mais cette enquête doit être prise avec beaucoup de prudence étant donné qu'elle n'a pas été préparée par des professionnels d'enquêtes sociologiques. En réalité, ces opinions négatives que détectent les enquêtes, ne correspondent pas à la faible incidence du fait islamique dans la société espagnole où le processus d'immigration est encore embryonnaire; Pour l'heure il n'a pas été exploité par les populismes partisans et n'a pas eu une grande portée sociale dans l'opinion publique 11. Les causes de ce sentiment négatif, doivent être recherchées dans la mythologie culturelle créée par l'Espagnol autour du monde arabe et musulman, mythologie présente dans la conscience collective, dans la formation scolaire et reprise quotidiennement dans les médias. Dans la construction de l'imaginaire espagnol au sujet de l'Islam, différents éléments ont exercé une grande influence: d'une part l'école historiographique espagnole dominante qui s'est consacrée, avec acharnement, à prouver les racines romano wisigotico chrétiennes de l'Espagne, en opposition à l'héritage musulman, et à consolider la rupture avec la civilisation islamique provoquée par l'expulsion des maurisques au XVIIè siècle. D'autre part, il s'est accumulé une longue expérience ________________________________________________________ Confluences 192 historique dans laquelle le langage du conflit et de la menace s'est essentiellement focalisé sur le sud. Tout cela a favorisé une profonde "incommunication", source des préjugés vis à vis de l'islam qui existent chez l'Espagnol. ________________________________________________________ Les relations entre l'Espagne et l'Afrique du Nord ________________________________________________________ La construction de l'image de l'Autre est un phénomène universel qui est étroitement lié aux faits culturels, historiques et sociaux de la société qui le façonne, la donnée géographique ayant toujours une grande importance. Dans le cas de l'Espagne et du monde arabe musulman, ce facteur géographique a un poids particulier, étant donné que ça n'a pas été seulement le voisinage mais la vie en commun pendant huit siècles qui l'a unie à l'islam. L'image de cet Autre, quand bien même elle est "positive", ne peut être, selon Juan Goytisolo que' l'expression "d'un impossible idéal" représenté à travers un romantisme ou un orientalisme aussi éloigné de la réalité que l"image négative" presque toujours dominante. En réalité cette "image positive" exotique et esthétique — comme l'a déjà signalé Edward Saïd en 1978 — eut moins à voir avec l'Orient qu'avec l'Occident lui même et fut surtout une révolte de l'homme de la fin du siècle par rapport à l'Europe moderne: "un rejet de la société contemporaine, de l'utilitarisme, des luttes des classes, de l'anéantissement de l'individu, du conformisme bourgeois" 12. L'arabisant Maxime Rodinson l'a expliqué en termes remarquables dans son oeuvre la Fascination de l'Islam: "Personne ne déteste ou ne vénère gratuitement un peuple, un univers culturel étranger au sien. Les images passent par le processus habituel de l'information et de l'exécution des idéologies". Dans le cas espagnol, depuis la prise de Grenade, dernier émirat hispano arabe, l'horizon de la vie espagnole a été sans cesse dominé par la différence entre le Maure et le Chrétien. L'autre sera à la fois musulman et étranger, en accord avec la vision mise en place en Espagne depuis le règne des rois catholiques: la conception de l'unité à travers l'homogénéité culturelle et religieuse. La transition du "Maure" au "morisque" signifiera pour ce dernier la perte de la dignité, reconnue au premier comme digne rival, détenteur de sa culture et d'une identité propre. Le morisque, obligé d'assimiler une autre culture et une autre identité sera objet de mépris et de satire, devenant le bouc émissaire de la crise interne dont souffrait l'Espagne de Philippe III: Il servira de dépositaire des défauts, que d'autres peuples — français et génois —attribuaient aux Espagnols, comme le fait d'être oisifs ou fainéants, et sera le bouc émissaire des maux qui affligeront le pays 13. Avant d'être définitivement expulsé en 1609, il sera systématiquement persécuté au XVIème siècle par un clergé fanatisé et raciste. De surcroît, la psychose de la menace islamique liée à la progression turco-ottomane en Méditerranée, fera pendant des siècles de l'ennemi ________________________________________________________ Automne 1996 193 musulman une sorte de révulsif destiné à regrouper les efforts d'une chrétienté qui, par la proximité et le dynamisme de ce dernier, se sentait directement menacée 14". Les attaques des corsaires marocains et berbères d'Afrique du Nord, l'insurrection des Maures de las Alpujarras en 1501, avec la hantise qu'ils ne soient appuyés par les Nord-africains et les Turcs, ainsi que l'affrontement avec les Turcs aux XVIIème et XVIIIème siècles ont été les premières étapes de la construction du fait islamique en tant que "menace" et "invasion" 15. Les terres de Berbérie constitueront la limite géographique et culturelle la plus nette de la vision du monde prévalant dans la péninsulaire et "ce qu'on appelle aujourd'hui le Maghreb arabe fut, pendant près de trois siècles, la cible méridionale vers laquelle s'est tournée l'impulsion ibérique à plusieurs reprises" 16. A partir du XIXème siècle, en raison de la relation belligérante avec le Maroc, l'image d'un Arabe "sauvage" et "fanatique" se transmet peu à peu à l'univers populaire espagnol, diffusée autant par les partisans de la guerre avec le Maroc (pour exalter les esprits) que par ses opposants, (pour les intimider) durant la fameuse "guerre romantique" de 18591860. En fait, les guerres successives avec le Maroc, de la campagne de O'Donnell de 1859 à la guerre du Rif(1921-1926), de même que la "réapparition" du Maroc lors de la guerre civile de 1936 du fait du général Franco 17, ne feront que renforcer l'image négative des Arabes et par extension de l'Islam. Pourtant des voix s'élèvent en faveur de la fraternisation hispano-marocaine et d'un espace de coexistence comme ce fut sans aucun doute le cas avec Joaquin Costa au XIXème siècle. Mais malgré tout, c'est l'inertie de l'expérience historique prolongée, enserrée dans des siècles de rivalité, qui prévaudra dans la conscience populaire espagnole. Dès lors, les résultats de l'expérience espagnole avec une partie du monde arabe seront extrapolés à l'ensemble arabo-islamique et même à l'ensemble du monde musulman 18. Plus tard, la rhétorique de l'"Amitié avec le monde arabe" qui caractérisa le régime du Général Franco, loin d'être une politique extérieure planifiée n'a été qu'une fuite en avant face à l'isolement dans lequel les pays du Nord de l'Europe maintenaient l'Espagne et n'a absolument pas contribué à améliorer la vision des Espagnols envers leurs voisins du sud. Bien au contraire, l'identification du monde arabe à la dictature franquiste ne pouvait avoir de répercussions positives dans une population majoritairement opposée au régime. D'un autre côté, la politique extérieure espagnole envers le Maghreb, depuis l'affrontement militaire de la Guerre des Sables entre l'Algérie et le Maroc, en 1963 jusqu'aux années 80, s'appuiera sur une approche isolée de chacun des pays qui compose cette région. Non seulement on évitera de formuler une politique maghrébine globale, mais on considérera même que les divergences entre les voisins nord-africains, principalement entre l'Algérie et le Maroc, favorisaient l'Espagne et sa présence au Sahara Occidental. Après la Marche Verte et la décolonisation du Sahara, cette vision de la diplomatie espagnole, reprise par la presse, transmise à l'opinion publique espagnole, s'appliquera ainsi à Ceuta et Melilla considérant que l'affrontement entre le Maroc et l'Algérie au Sahara protégeait Ceuta et Melilla des revendications territoriales marocaines. ________________________________________________________ Confluences 194 Cette façon de procéder entraîna l'Espagne à mener une politique extérieure vis-à-vis du Maghreb basée sur les relations bilatérales et sur le rapprochement en alternance tantôt avec l'Algérie, tantôt avec le Maroc, en exploitant les désaccords entre ces deux pays. En fait, le résultat fut la manipulation des relations hispano-maghrébines à travers des contentieux de différentes natures, dont beaucoup ont été utilisés par les régimes maghrébins pour faire pression sur l'Espagne et faire pencher la balance en leur faveur surtout en ce qui concerne la question du Sahara. Cette stratégie a entraîné une série de conflits qui a caractérisé les relations hispano maghrébines pendant une trentaine d'années: offensive algérienne à l'OUA demandant en 1978 que les îles Canaries soient déclarées "territoires africains", appui algérien au Mouvement indépendantiste des Canaries, contentieux sur la pêche avec le Maroc, revendications marocaines sur Ceuta et Melilla, conflit du gaz avec l'Algérie, couverture des activités de l'ETA en Algérie, etc. Sans doute, depuis d'adhésion de l'Espagne à la CEE en 1986, la diplomatie espagnole a t elle consolidé une politique globale au Maghreb renforcée par la dimension méditerranéenne de sa politique extérieure en faveur du partenariat et du codéveloppement, qui a corrigé pour une bonne part les erreurs de la situation antérieure. Cependant, tous les contentieux passés ont contribué à créer dans l'opinion publique espagnole une méfiance envers les voisins du Sud, et à continuer d'alimenter en images négatives la perception que l'espagnol a de sa frontière méridionale. Cette réalité apparaîtra clairement dans le traitement de ces questions par les médias. L'alarme militariste, sans base réelle qui a été provoquée par l'accord de 1984 entre le Maroc et la Lybie dans la presse espagnole fut un bel exemple des fantasmes qui couvent dans l'imaginaire espagnol. ("Si l'Espagne repoussait une hypothétique attaque marocaine contre Ceuta et Melilla, le Maroc pourrait compter sur les Forces Armées de Lybie" - ABC 23/8/? Autre exemple, la peur, voire la paranoïa, transmises par les médias à l'annonce du triomphe du FIS aux élections municipales de juin 1990 et aux législatives de 1992, ce qui relevait davantage de la réactivation des vieux réflexes ataviques que de l'expression d'un réel danger ("Messianisme aux portes de l'Europe", "guerre sainte que personne ne sait contrôler" dans el pais 14/5/1990). "Le danger idéologique du futur se déplace du côté de l'ensemble du monde musulman" dans la Vanguardia du 11/6/1990; 500 ans après la chute de Grenade, la frontière revient au Sud" dans El Siglo 12/1/1992; "Radicalisme islamique: la menace vient du sud", dans Nueve Revista 22/2/1992). Plus récemment le contentieux sur la pêche avec le Maroc a de nouveau déchaîné des préjugés ancestraux qui ont empêché certains secteurs de réaliser une analyse sereine et réaliste de la situation. Cet ultime conflit avec le Maroc a montré dans le cadre de l'analyse qui nous intéresse ici, la distance qui peut exister entre les discours officiels et les perceptions de la population; les premiers peuvent évoluer plus facilement et de fait sont devenus des discours de Paix et de dialogue, alors que les secondes restent bien ancrées dans la société et il demeure très difficile d'en éliminer les préjugés et les fantasmes. ________________________________________________________ Automne 1996 195 ________________________________________________________ Immigration et islamisme: le nouveau syndrome de la menace du Sud ________________________________________________________ Depuis le XVIème siècle, le syndrome de la menace du sud a atteint quelquefois des moments de psychose collective qui n'a pas diminué de nos jours. Dans l'actualité, c'est ce qu'on appelle l'intégrisme islamique et l'immigration qui alimentent la "menace", phénomènes véritablement "diabolisés" et qui sont pratiquement les euls à faire passer l'image de l'islam en Europe. La tendance à la répression de l'immigration clandestine qui caractérise les pays d'accueil européens, depuis la fin des années 70, a poussé ces derniers à se doter d'un appareil légal répressif contre les clandestins et ceux qui les engagent. Dès lors, l'image du clandestin devient "une menace pour l'ordre public" et on l'assimile même au trafiquant de drogue et au criminel, dans les services du ministre de l'Intérieur où l'on traite de ces questions; ce qui n'est pas sans risque quand on sait que l'abus du langage policier en matière d'immigration et l'assimilation de l'immigration à la criminalité risquent de banaliser la xénophobie et le racisme. D'un autre coté, la perception "schizophrène" du "bon" immigrant (donc légal), "'intégrable", et du "mauvais" immigrant (donc clandestin) "expulsable" ne peut que conduire à nourrir en images négatives la compréhension de l'Autre quel qu'il soit (arabe, musulman, noir...), à le percevoir comme une menace et comme un élément destabilisateur dans un territoire qui n'est pas le sien 20. En Espagne, la "loi sur l'immigration" de 1985, a contribué à transmettre cette idée dans l'opinion publique espagnole exacerbée par le conflit que cette loi a déclenché à Ceuta et Melilla. Quelques mois avant son entrée à la CEE, l'Espagne s'est dotée précipitamment d'une nouvelle législation qui, en plus de la gestion de l'immigration sur son territoire, devait intégrer la "philosophie" européenne de l'époque destinée à contenir la pression migratoire. Il s'agissait, entre autres, de démontrer aux partenaires européens que la réputation de l'Espagne comme "passoire" des immigrants n'était pas justifiée, et en même temps de faire face à l'immigration clandestine, en provenance surtout du Maroc. La loi sur les droits et Libertés des étrangers en Espagne du 1er juillet 1985 21, fruit de l'époque, est née davantage de la volonté de freiner considérablement le flux migratoire et de poursuivre les illégaux, que de traiter correctement le problème. Tout ceci a entraîné des ambigüités et des discriminations qui ont engendré de graves tensions à Ceuta et Melilla 22, conduit le "Défenseur du Peuple" à présenter un recours d'anticonstitutionnalité et transmis à l'opinion publique une image amplifiée et déformée du phénomène de l'immigration. En ce qui concerne l'islamisme, ou l'intégrisme islamique, comme on l'appelle plus fréquemment, celui-ci est soumis à un processus extrême de diabolisation qui a pour effet pervers de provoquer la méfiance et la peur ________________________________________________________ Confluences 196 généralisée envers tout ce qui provient du domaine islamique. On a transmis à l'opinion publique espagnole et européenne toute entière un discours manichéen et réducteur des conflits du monde islamique actuel, accentué encore dans le cas de l'Algérie, et qui cherche à établir une fausse démarcation entre "démocrates" et "islamistes", "laïques" et "islamiques", "modernistes" et "fanatiques". Un tel discours, il faut bien le dire, a été transmis non seulement par les médias mais aussi par une bonne partie des intellectuels: ceux-ci, confortés par un discours qui, apparemment, épouse leur perception dominante de la modernité, n'ont pas abordé les thèmes "épineux" tels que la situation des droits de l'homme, la recherche de formules alternatives de démocratisation, ou la remise en question de l'information. Précisons que cette information contrôlée et filtrée par les régimes en place, arrive en Occident pour donner l'image d'une situation manichéenne qui ne correspond pas à la réalité, beaucoup plus complexe et diversifiée. De même il faut signaler que la facilité avec laquelle s'est introduit un tel discours n'est pas étrangère à ce que nous pourrions appeler "l'effet de miroir" des sociétés occidentales qui tendent essentiellement à identifier et rendre crédibles les acteurs d'autres sociétés qui reflètent leur propre image. En conséquence, on connaît et on prend en compte les circuits inspirés de notre propre modèle occidental parce que leurs discours sont plus facilement compris, alors que prédomine le rejet par force d'inertie de ce qui exige un effort de compréhension beaucoup plus grand et plus difficile. Cependant, il faut insister sur le fait que la transmission de la "menace" se fait dans deux directions: depuis le nord, nourrie par la peur de "l'invasion" (culturelle, économique, identitaire) et depuis le sud même, utilisée comme instrument politique des régimes en place qui utilisent la peur de l'immigration et de l'intégrisme pour trouver l'appui et l'aide dont leurs Etats discrédités et affaiblis ont besoin. Ils contribuent ainsi à instaurer les perceptions menaçantes venant du sud. Dans le fond, cette attitude défensive/offensive qui caractérise le comportement collectif des populations européennes vis à vis de l'Islam, repose sur un étonnant manque de compréhension des problèmes du monde islamique. De même, on ne tient pas compte des conséquences que cette attitude provoque dans la perception négative que se font les populations musulmanes de l'Occident. Les problèmes qui touchent la rive sud de la Méditerranée sont essentiellement les questions de la légitimité politique des gouvernants, les aspirations frustrées d'une nouvelle génération très nombreuse, les carences du développement économique, les disparités sociales dues à une injuste distribution des richesses, l'"ethnocentrisme" culturel occidental... et donc ce doit être par le dialogue, la coopération, et le consensus entre états, cultures et peuples qu'on droit traiter ces questions. En fait, au cours de ces dernières années, cette perception a évolué et commencé à inspirer la politique méditerranéenne de l'Union européenne; toutefois, face à cela, il demeure une très forte conscience générale qui tend à faire un usage négatif des problèmes en les présentant comme des menaces: ________________________________________________________ Automne 1996 197 démographique, islamiste, et éventuellement nucléaire. Le résultat est une extraordinaire contradiction entre la volonté politique de répondre aux problèmes de la rive sud de la Méditerranée en termes de coopération, de dialogue culturel et de consensus que défendent quelques instances européennes et les attitudes militaires et policières émanant d'autres enceintes. D'autre part on ne donne pas une part suffisante au dialogue culturel, à la connaissance et à l'acceptation de l'Autre. En conséquence, on tend à observer l'islam et les sociétés musulmanes de façon statique, comme si elles étaient irrationnelles, voire simplement à tendance fanatique et obscurantiste. Les échanges entre les deux rives reposent sur des aspects principalement matériels et monétaires avec l'espoir de contenir leur culture, leurs émigrants, et l'affirmation de leur identité. Les "retrouvailles" entre les deux rives de la Méditerranée ne pourront se réaliser si on ne repeuple pas les imaginaires en termes positifs, et pour cela, il faut commencer par investir dans l'éducation des futures générations et dans la révision des relations tissées dans tout l'espace méditerranéen. Gema Martic-Muñoz est Professeur de sociologie du Monde arabe à l'Université Autonome de Madrid. NOTES: ________________________________________________________ Confluences 198 La revue Cambio 16 du 9/2/1987 dans un article tendancieux intitulé "l'islam nous pénètre" avançait le chiffre de 3 000 convertis. Ce chiffre est tout à fait excessif et il semble bien qu'il répondait aux objectifs alarmistes de ceux auxquels s'adressait cet article. Les convertis espagnols vivent en communautés restreintes qui cherchent dans l'esprit islamique un idéal et un mode de vie différents et leur représentativité est probablement inférieure à celle que leur prêtent les médias. Sur le Registre des Communautés religieuses du Ministère de la Justice, 12 associations sont enregistrées dans lesquelles tous les responsables sont des convertis (6 à Grenade, 2 à Cordoue, 1 à Séville, 1 à Malaga, 1 à Almeria et 1 à Madrid). Mouvement associatif un peu hypothétique qui montre le caractère conjoncturel et les intérêts divers qui mobilisent ces groupes. 2 D'après l'"Etude statistique des communautés musulmanes de Ceuta et Melilla" réalisée en 1987 par l'Institut National de Statistique (INE) il y en avait 8 463 auxquels il faut ajouter 6 972 nouvelles nationalisations obtenues entre 1988 et 1991. De toutes façons, il faut souligner le faible pourcentage de musulmans espagnols dans ces deux villes: D'après l'étude de l'INE, ils composaient 15,8% de la population recensée à Ceuta et 34,1% à Melilla, la majorité étant née dans ces villes mêmes. (75,86 % des musulmans de Ceuta et 70,63% de Melilla), les raisons en sont principalement politiques: par peur de la réaction du "secteur nationaliste espagnol" en voyant s'installer des musulmans aux niveaux de responsabilité politique et administrative, autant que par peur de l'utilisation potentielle qui pourrait être faite de cette donnée musulmane par le Maroc. 3 Ministère du Travail et de la Sécurité sociale, Direction générale des migrations, Madrid. 1992, pp. 137-147. 4 Voir L'annuaire de l'Emigration - Maroc, sous la direction de K. Barfao Et H. Toarzi Fondation Hassan II pour les Marocains résidant à l'étranger, Rabat. 1994, pp. 189-267. 5 Les mosquées espagnoles, hormis Ceuta et Melilla, se trouvent: 2 à Madrid, 1 à Marbella, 1 à Fuengizola, 1 à Bedro Abad, appartenant à la secte "Ahmadia" et un Ermitage à Cordoba que Franco fit construire pour les Marocains venus se battre avec lui en 1936, cédé il y a quelques années au Maroc par le maire de la ville. 6 La longueur du processus de négociations s'explique pour une bonne part par la division entre les différentes 1 ________________________________________________________ Automne 1996 199 associations musulmanes, ce qui empêchait d'obtenir le consensus nécessaire pour constituer "la commission islamique d'Espagne", représentante de la communauté musulmane espagnole lors de ces négociations. Dans l'étude d'Emilia Alonson, précédemment citée, on trouve une analyse détaillée des 31 associations musulmanes; il en ressort que même si leur idéologie conservatrice islamique les rapproche, leurs intérêts les divisent, quand ce n'est pas leurs liens avec certains pays arabes. Cependant, il convient de signaler que l'une d'elles, l'association Al Nisa des femmes musulmanes, présidée par Jadicha Candela, qui a fait partie du comité directeur de la commission islamique d'Espagne qui a signé ses accords, s'est distingué par ses positions progressistes, principalement sur tout ce qui concerne le statut de la femme dans l'Islam. 7 On peut interpréter de cette façon les réponses à des questions telles que "la situation des immigrants illégaux devait-elle être régularisée" (51% de oui parmi les personnes interrogées et 60,7% parmi ceux qui se sont prononcés; dans l'enquête de 1989 ce pourcentage était de 66%); les conditions de vie des travailleurs étrangers doiventelles être similaires à celles des nationaux (68% de oui) et si ceux-ci doivent jouir des pleins droits politiques, sociaux, économiques (69% de oui). 8 Réparti entre 9% "si l'installation d'étrangers en Espagne supposait un danger grave" et 2 % "même si la présence des étrangers ne supposait aucun problème". Le triomphe du non est clair: 69% (CIS 1990). C'est aussi bon signe que l'indice de Xénophobie n'ait pas augmenté dans les années 90; d'après les études réalisées par le CIRES "La réalité sociale en Espagne 1993-1994" - Madrid 1995, les enquêtes témoignent "qu'un peu moins de 60% des espagnols ne sont par xénophobes bien qu'il existe une certaine tendance dans les 43% restant de la population, et une ferme conviction seulement parmi 7%. 9 CIRES - op. cit. p. 618. 10 Galindo, E: "Que pensent les Espagnols de l'islam"; rencontre Islamo-chrétienne, Madrid. 1991, p. 236. 11 Des questions relatives à l'immigration maghrébine installée en Espagne sont apparues pour la première fois, dans le programme des partis politiques espagnols aux élections législatives du 6/6/1993. 12 Lirvak: "Exotisme de l'Orient musulman-fin de siècle" Revue Awraq, Vol. monographique, annexe au XI, 1990-, p. 76. ________________________________________________________ Confluences 200 13 Par exemple on le rendrait coupable de l'inflation du XVIème siècle, ce qui aboutira au mythe du "Trésor du Maure" - Sur les mythes qui se sont créés autour des morisques, voir les travaux de Jose Maria Perez de Percerd: "Al a recherche du Trésor des Maures" - Institut d'Etudes d'Alméria - 7 - 1987; p. 175-182 et "Dégoût et saleté du mauresque d'après les apologistes chrétiens du siècle d'or"; "la Tour" (Université de Puerto Rico) - janvier/mars 1990, p. 21-47. 14 Goytisolo, J.: Chroniques sarrasines, Ruedo Iberico, Barcelone. 1982. 15 La perception de l'Espagne musulmane comme une "invasion" de 8 siècles a constitué la version officielle d'une certaine historiographie plus moderne que médiévale, qui a inventé le terme de "Reconquête" pour y exprimer un sentiment de menace de 1800 ans. 16 V Morales: Africanisme et orientalisme espagnol au XIXème siècle, UNED, Madrid. 1988 17 R. de Madariaga: "L'image du Maure et retour du Maure dans la guerre civile de 1936", in Revue internationale de sociologie -, N° 46, 1988, p. 509-520. 18 Quand des régions pour ainsi dire inconnues de l'Espagnol moyen viendront au premier plan de l'actualité, comme par exemple l'Iran de Khomeiny, celles-ci rejoindront l'espace "maure" dans la société espagnole. 19 Voir Gema Martin Muñoz: "La communauté européenne et les droits des immigrants" dans le livre coordonné par l'auteur Démocratie et droits de l'homme dans le monde arabe, Madrid, Institut de Coopération avec le monde arabe, 1993, p. 213-230. 20 Loi 7/1985 - JOE du 3/7/1985. 21 L'origine du conflit a Ceuta et Melilla a été la résistance des législateurs à faciliter pour les musulmans nés dans ces villes d'Afrique du Nord, l'accès à la nationalité espagnole, ignorant de ce fait une réalité sociale indubitable à savoir le désir de cette population d'obtenir la nationalité espagnole. Ajouté à cela, la loi commet une discrimination puisqu'elle met sur le même pied d'égalité la population musulmane de Ceuta et Melilla et n'importe quel immigrant ou étranger, alors même qu'il reconnaît aux Latino-américains, aux Portugais, aux Andorrans, aux Guinéens, Philippins et juifs séfarades, certaines facilités pour obtenir la nationalité espagnole (2 ans de résidence), au nom des liens historiques qui unissent ________________________________________________________ Automne 1996 201 l'Espagne à ces peuples (art 18 et 23) - Les raisons de cette situation, comme nous l'avons analysée, plus haut, vient de la crainte de la réaction de l'influent secteur "espagnoliste" de Ceuta et Melilla, opposé à toute mesure qui implique une augmentation de la présence arabe-musulmane dans la politique et l'administration des deux villes. Le long affrontement qu'a suscité la protestation des musulmans, de Ceuta et de Melilla à cause de cette loi sur l'immigration a duré deux ans et a atteint sur la fin des degrés élevés d'affrontement communautaire que finalement les autorités espagnoles ont essayé d'apaiser en élargissant l'octroi des natturalisations. 22 L'analyse des livres scolaires espagnols nous a permis de vérifier combien leur mise à jour est nécessaire afin d'éviter qu'on ne continue de transmettre aux jeunes des préjugés et de mauvaises interprétations à propos de la civilisation islamique. Il serait bon aussi d'y corriger la nature sousjacente dans tous ces manuels où le fait islamique est considéré comme étranger, irrémédiablement opposé au fait occidental d'origine judéo chrétienne. Les résultats de cla recherche que nous avons réalisée entre 1994 et 1995 ont été concrétisés dans l'ouvrage "l'islam et le monde arabe dans le système éducatif espagnol. Guide destiné aux professeurs et formateurs", dont la publication actuellement sous presse est prévue pour la fin de cette année. ________________________________________________________ Confluences 202