Dans un fauteuil ? Shakespeare et les écrivains liés au Romantisme

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Dans un fauteuil ? Shakespeare et les écrivains liés au Romantisme
Dans un fauteuil ? Shakespeare et les écrivains liés au Romantisme Si, accablé par l’échec de sa comédie en 1830, Musset poursuit à partir de 1832 sa carrière de dramaturge en composant son théâtre en vue d’un « spectacle dans un fauteuil », le succès du théâtre shakespearien en France n’a de son côté rien d’une victoire … dans un fauteuil. Pas étonnant dans un pays où les sièges portent souvent le nom de … Voltaire1. C’est à J. W. von Goethe (1742‐1832), dans Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister (1796, traduction de Blaise Briod revue par Bernard Lortholary © Gallimard) que l’on doit de voir pour la première fois consacrer la supériorité de l’auteur élisabéthain sur le théâtre classique (notamment Racine qui était aussi devenu une référence en Allemagne). Dans le Livre III, chapitre XI (extraits). le jeune Wilhelm Meister qui veut vivre pour le théâtre ne connait pas encore réellement Shakespeare auquel Jarno va l’initier (pour des raisons en partie discutables). « Wilhelm avait à peine lu quelques pièces de Shakespeare, et l'impression fut si forte qu'il ne se sentit pas en état de poursuivre. Son âme tout entière était ébranlée. Il chercha l'occasion d'en parler avec Jarno et ne put assez le remercier du plaisir qu'il lui avait procuré. «Je m'étais bien douté, dit celui‐ci, que vous ne pourriez rester insensible aux qualités suprêmes du plus extraordinaire et du plus admirable des écrivains. ‐ Oui, affirma Wilhelm, je ne sache pas qu'un livre, un être ou aucune circonstance de la vie ait jamais fait sur moi une impression aussi puissante que ces œuvres merveilleuses que je dois à votre obligeance de connaître aujourd'hui. On dirait l'ouvrage d'un génie céleste qui s'approche des hommes pour leur apprendre, de la manière la plus douce, à se connaître eux‐
mêmes. Ce ne sont pas des créations poétiques. On croit voir, ouverts devant soi, les livres immenses du destin, dans lesquels gronde l'ouragan de la vie la plus frémissante et dont il s'acharne à tourner et tourner les pages. J'ai été tellement frappé, tellement transporté et déconcerté par cette tendresse et cette force, par cette violence et ce calme, que je n'aspire plus qu'au moment de me retrouver en état de continuer ma lecture. ‐ Bravo, dit Jarno en tendant la main à notre ami et en serrant la sienne, voilà ce que je voulais ! Et le résultat que j'espère ne se fera certainement pas attendre. ‐ Je voudrais pouvoir, répondit Wilhelm, vous révéler ce qui se passe en moi à cette heure. Toutes les idées que je me faisais de l'homme et de sa destinée, cet ensemble de pressentiments qui m'ont accompagné dès ma jeunesse, sans que j'y prisse garde moi‐même, je les retrouve dans les œuvres de Shakespeare, accomplis et amplifiés. Il semble vous dévoiler tous les mystères, sans que l'on puisse dire cependant : voici ou voilà le mot de l'énigme. Ses hommes ont tout l'air d'être des hommes naturels et ils ne le sont pourtant pas. Ces créatures, les plus mystérieuses et complexes de la nature, agissent sous nos yeux comme des montres dont le cadran et le boîtier seraient de cristal, indiquant, selon leur destination, la marche des heures, et l'on peut en même temps distinguer les rouages et les ressorts qui les meuvent. Ces quelques incursions dans le monde shakespearien m'incitent, comme rien ne le fit jamais, à progresser d'un pas plus rapide dans le monde réel, à me mêler à ce flot de destins qui le mènent, et si j'y parviens, à puiser un jour, dans la vaste mer de la vraie nature, quelques coupes pour les répandre du haut de la scène sur le public altéré de nos théâtres. […] IV, III (extraits) Après sa première expérience de direction de troupe, Wilhelm relit Hamlet pour mieux se pénétrer de la psychologie du personnage principal. Et l’on voit que le jeune Meister a 1
Après la première représentation d’Hamlet, le 11 septembre 1827, Berlioz – cf. infra – dénoncera « l’immense ridicule des idées répandues en France sur Shakespeare par Voltaire. » quelque mal à appréhender l’unité du personnage, selon des critères classiques. « Vous connaissez l'incomparable Hamlet de Shakespeare par la lecture qui vous en a été faite au château, et qui vous avait enthousiasmés. Nous avions l'intention de la jouer, et je m'étais chargé, sans savoir ce que je faisais, du rôle du prince ; je croyais l'étudier en commençant par apprendre par cœur les passages capitaux, les monologues et ces scènes où la force d'âme, l'élévation d'esprit, la véhémence se donnent libre carrière, où l'âme émue peut se révéler en de pathétiques accents. « Je me figurais ainsi entrer parfaitement dans l'esprit du rôle en assumant pour ainsi dire le poids de cette profonde mélancolie et en cherchant, sous cette oppression, à suivre mon modèle à travers l'étrange labyrinthe de ses sautes d'humeur et de ses singularités. Ainsi allais‐je, apprenant, récitant et finissant par croire que je ne faisais plus qu’un avec mon héros. « Mais plus j'avançais, plus j'avais de peine à me faire une idée d'ensemble du tout, et j'en arrivais à penser que cela était quasi impossible. Alors je me mis à lire la pièce tout d'un trait et, cette fois encore, je me heurtai à maints obstacles. C'étaient tantôt les caractères, tantôt l'expression qui semblaient se contredire, et je désespérais presque de trouver le ton dans lequel je pusse tenir mon rôle tout entier, avec toutes ses déviations et ses nuances. Je me débattis longtemps en vain dans ce dédale, jusqu'au moment où je crus enfin approcher du but, par une voie tout à fait singulière. « Je me mis à rechercher tous les indices révélant le caractère d'Hamlet, dès avant la mort de son père ; je vis ce qu'il avait été, indépendamment de cette triste circonstance, indépendamment des terribles événements qui la suivirent, et ce qu'il serait peut‐être devenu sans eux. « Cette fleur royale, délicate et de noble race, croissait sous l'influence immédiate de la majesté ; la notion de justice et de dignité princière, le sentiment du bien et de l'équité se développaient en lui à l'unisson de la conscience qu'il avait de sa haute naissance. C'était un prince, un prince‐né et qui désirait régner à seule fin que l'homme de bien pût l'être sans entrave. Agréable à voir, distingué par nature, généreux par le cœur, il avait tout pour être un jour le modèle de la jeunesse et la joie du monde. […] IV, XIV (extraits) Wilhelm en vient à proposer une vision cohérente du personnage (qu’il incarnera dans le livre suivant) dans laquelle le déchirement est intérieur. Cette définition (soulignée par nous, en italique) peut sans doute aider à cerner l’un des aspects de Lorenzo de Medici, tel que Musset l’a imaginé … Ce portrait vaut au moins autant que celui que nous livre F. von Schiller dans la Conjuration de Fiesque (1783). « Avec toute la vivacité de votre imagination, représentez‐vous ce jeune homme, ce fils de roi, rappelez‐ vous bien quelle est sa situation, et observez‐le au moment où il apprend que l'ombre de son père est apparue ; accompagnez‐le dans cette nuit terrible, quand le spectre vénérable s'avance au‐devant de lui. Une épouvante énorme le saisit ; il adresse la parole à l'ombre, il voit qu'elle lui fait signe, il la suit, il l'écoute ... L'effroyable accusation portée contre son oncle retentit à ses oreilles, et l'appel à la vengeance, et la pressante prière, plusieurs fois répétée : "Souviens‐toi de moi!" « Et lorsque le spectre a disparu, qu'avons‐nous devant les yeux ? Un jeune héros altéré de vengeance ? Un prince‐né qui se sent heureux d'être appelé à défier l'usurpateur de la couronne ? Non ! La stupeur et la mélancolie s'abattent sur le malheureux abandonné de tous, et l'amertume à la vue des visages souriants des criminels ; il jure de ne pas oublier le défunt et termine sur une plainte significative: "Le temps est sorti de ses gonds ; malheur à moi qui suis né pour le rétablir." « C'est dans ces mots, me semble‐t‐il, que se trouve la clef de toute la conduite de Hamlet, et il est évident, pour moi, que Shakespeare a voulu peindre ceci : un grand acte imposé à une âme qui n'est pas à la hauteur de cet acte. Et c'est, à mon sens, sur cette idée que la pièce est construite d'un bout à l'autre. Un chêne a été planté dans un vase précieux qui n'était fait pour accueillir que des fleurs aimables ; les racines se développent, et le vase est brisé. « Un être de beauté, de pureté, d'une grande élévation morale mais privé de l'énergie matérielle qui fait les héros, succombe sous le fardeau qu'il ne peut porter ni rejeter ; tous les devoirs lui sont sacrés, mais celui‐ci est trop lourd. On exige de lui l'impossible, non pas l'impossible en soi, mais ce qui est impossible pour lui. Comme il s'agite, se tourne et se retourne, se tourmente, avance, recule, sans cesse ramené, se ramenant lui‐même constamment à son but, et finissant presque par le perdre de vue, sans toutefois retrouver jamais la joie. » Le compositeur Hector Berlioz (1803‐1869), dans son Lélio ou le retour à la vie (op. 14b, « mélologue en six parties » 1832) complète sa Symphonie fantastique en évoquant le sort du héros (alter ego du compositeur) après que celui‐ci a imaginé sa propre « marche au supplice ». « Vivre !... mais vivre, pour moi, c’est souffrir ! et la mort, c’est le repos. Les doutes d’Hamlet ont déjà été une première fois sans force contre mon désespoir ; seraient‐ils plus puissants contre la lassitude et le dégoût ? Je ne cherche pas à approfondir quels seront nos songes quand nous aurons été soustraits au tumulte de cette vie, ni à connaître la carte de cette contrée inconnue d’où nul voyageur ne revient... Hamlet !... profonde et désolante conception !... que de mal tu m’as fait ! Oh! il n’est que trop vrai, Shakespeare a opéré en moi une révolution qui a bouleversé tout mon être. Moore2, avec ses douloureuses mélodies, est venu achever l’ouvrage de l’auteur d’Hamlet. Ainsi la brise, soupirant sur les ruines d’un temple renversé par une secousse volcanique, les couvre peu à peu de sable et en efface enfin jusqu’au dernier débris. […] Et pourtant j’y reviens sans cesse, je me suis laissé fasciner par le terrible génie... Qu’il est beau, vrai et pénétrant, ce discours du spectre royal, dévoilant au jeune Hamlet le crime qui l’a privé de son père ! Il m’a toujours semblé que ce morceau pouvait être le sujet d’une composition pleine d’un grand et sombre caractère. Son souvenir m’émeut en ce moment plus que jamais... Mon instinct musical se réveille... Oui, je l’entends... » […..] Ô Shakespeare! Shakespeare! toi dont les premières années passèrent inaperçues, dont l’histoire est presque aussi incertaine que celle d’Ossian et d’Homère, quelles traces éblouissantes a laissées ton génie ! Et pourtant que tu es peu compris ! De grands peuples t’adorent, il est vrai ; mais tant d’autres te blasphèment ! Sans te connaître, sur la foi d’écrivains sans âme, qui ont pillé tes trésors en te dénigrant, on osait naguère encore dans la moitié de l’Europe t’accuser de barbarie !... Mais les plus cruels ennemis du génie ne sont pas ceux auxquels la nature a refusé le sentiment du vrai et du beau ; pour ceux‐là même, avec le temps, la lumière se fait quelquefois ! Non, ce sont ces tristes habitants du temple de la routine, prêtres fanatiques, qui sacrifieraient à leur stupide déesse les plus sublimes idées neuves, s’il leur était donné d’en avoir jamais ; ces jeunes théoriciens de quatre‐vingts ans, vivant au milieu d’un océan de préjugés et persuadés que le monde finit avec les rivages de leur île ; ces vieux libertins de tout âge qui ordonnent à la musique de les caresser, de les divertir, n’admettant point que la chaste muse puisse avoir une plus noble mission ; et surtout ces profanateurs qui osent porter la main sur les ouvrages originaux, leur font subir d’horribles mutilations qu’ils appellent corrections et perfectionnements, pour lesquels, disent‐ils, il faut 2
Thomas Moore (1779‐1852), poète irlandais à l’origine de mélodies d’inspiration populaire très célèbres dans l’Europe romantique. beaucoup de goût. Malédiction sur eux ! ils font à l’art un ridicule outrage ! Tels sont ces vulgaires oiseaux qui peuplent nos jardins publics, se perchent avec arrogance sur les plus belles statues, et, quand ils ont sali le front de Jupiter, le bras d’Hercule ou le sein de Vénus, se pavanent fiers et satisfaits comme s’ils venaient de pondre un œuf d’or. En 1839, le compositeur donne enfin son Roméo et Juliette d’après Shakespeare, sur un livret d’Emile Deschamps. Il avait été très impressionné par la pièce lors de sa représentation, dix ans plus tôt (et par l’actrice Harriet Smithson dont il était tombé éperdument amoureux et qu’il épousa en 1833). « Strophes (CONTRALTO SOLO ET PETIT CHŒUR) « Premiers transports que nul n’oublie! Premiers aveux, premiers serments De deux amants Sous les étoiles d’Italie; Dans cet air chaud et sans zéphyrs Que l’oranger au loin parfume, Où se consume Le rossignol en long soupirs! Quel art dans sa langue choisie, Rendrait vos célestes appas? Premier amour, n’êtes vous pas Plus haut que toute poésie? Ou ne seriez‐vous point, dans notre exil mortel, Cette poésie elle‐même, Dont Shakespeare lui seul eut le secret suprême Et qu’il remporta dans le ciel! » […] H Beyle Stendhal (1783‐1842), dans une suite de deux longs articles polémiques (Racine et Shakespeare, 1823‐1825) avait pour sa part contribué à une réception du théâtre de Shakespeare moins ridicule que celle que lui avait initialement réservée le public parisien, encore habitué aux règles du classicisme et traumatisé par la défaite napoléonienne de Waterloo3. Stendhal théorise la nécessité d’un théâtre qui soit contemporain au spectateur, ce qui le conduit à replacer les auteurs comme les contraintes formelles du passé dans leur contexte et à les … dépasser. Il invite enfin à revisiter sérieusement les concepts de bienséance et surtout de vraisemblance. Le romanticisme est l'art de présenter aux peuples les œuvres littéraires qui, dans l'état actuel de leurs habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible. Le classicisme, au contraire, leur présente la littérature qui donnait le plus grand plaisir à leurs arrière‐grands‐pères. Sophocle et Euripide furent éminemment romantiques ; ils donnèrent aux Grecs rassemblés au théâtre d'Athènes les tragédies qui, d'après les habitudes morales de ce peuple, sa religion, ses préjugés sur ce qui fait la dignité de l'homme, devaient lui procurer le plus grand plaisir possible. Imiter aujourd'hui Sophocle et Euripide, et prétendre que ces imitations ne feront pas bâiller le Français du XIXe siècle, c'est du classicisme. Je n'hésite pas à avancer que Racine a été romantique ; il a donné aux marquis de la cour de Louis 3
Dans son ouvrage Le Théâtre romantique, Florence Naugrette, raconte l’ accueil « désastreux » d’Othello en 1822 puis les triomphes de 1827‐1828, mais sur des textes remaniés, ce qui ouvre une nouvelle polémique. XIV une peinture des passions, tempérée par l'extrême dignité qui alors était de mode, et qui faisait qu'un duc de 1670, même dans les épanchements les plus tendres de l'amour paternel, ne manquait jamais d'appeler son fils Monsieur. C'est pour cela que le Pylade d'Andromaque dit toujours à Oreste : Seigneur ; et cependant quelle amitié que celle d'Oreste et de Pylade ! Cette dignité‐là n'est nullement dans les Grecs, et c'est à cause de cette dignité, qui nous glace aujourd'hui, que Racine a été romantique. Shakespeare fut romantique parce qu'il présenta aux Anglais de l'an 1590, d'abord les catastrophes sanglantes amenées par les guerres civiles, et pour reposer de ces tristes spectacles, une foule de peintures fines des mouvements du cœur, et des nuances de passions les plus délicates. Cent ans de guerres civiles et de troubles presque continuels, une foule de trahisons, de supplices, de dévouements généreux, avaient préparé les sujets d'Elisabeth à ce genre de tragédie, qui ne produit presque rien de tout le factice de la vie des cours et de la civilisation des peuples tranquilles. Les Anglais de 1590, heureusement fort ignorants, aimèrent à contempler au théâtre l'image des malheurs que le caractère ferme de leur reine venait d'éloigner de la vie réelle. Ces mêmes détails naïfs, que nos vers alexandrins repousseraient avec dédain, et que l'on prise tant aujourd'hui dans Ivanhoé et dans Rob‐Roy4, eussent paru manquer de dignité aux yeux des fiers marquis de Louis XIV. Ces détails eussent mortellement effrayé les poupées sentimentales et musquées qui, sous Louis XV, ne pouvaient voir une araignée sans s'évanouir. Voilà, je le sens bien, une phrase peu digne. Il faut du courage pour être romantique, car il faut hasarder. Le classique prudent, au contraire, ne s'avance jamais sans être soutenu, en cachette, par quelque vers d'Homère, ou par une remarque philosophique de Cicéron, dans son traité De Senectute5. Il me semble qu'il faut du courage à l'écrivain presque autant qu'au guerrier ; l'un ne doit pas plus songer aux journalistes6 que l'autre à l'hôpital. Lord Byron, auteur de quelques héroïdes sublimes, mais toujours les mêmes, et de beaucoup de tragédies mortellement ennuyeuses, n'est point du tout le chef des romantiques. […] Ce qu'il y a de romantique dans la tragédie actuelle, c'est que le poète donne toujours un beau rôle au diable. Il parle éloquemment, et il est fort goûté. On aime l'opposition. Ce qu'il y a d'antiromantique, c'est M. Legouvé, dans sa tragédie d' Henri IV, ne pouvant pas reproduire le plus beau mot de ce roi patriote «Je voudrais que le plus pauvre paysan de mon royaume pût au moins avoir la poule au pot le dimanche.» Ce mot vraiment français eût fourni une scène touchante au plus mince élève de Shakespeare. La tragédie racinienne dit bien plus noblement : Je veux enfin qu'au jour marqué pour le repos, L'hôte laborieux des modestes hameaux Sur sa table moins humble ait, par ma bienfaisance, Quelques‐uns de ces mets réservés à l'aisance. La Mort de Henri TV, acte IV. La comédie romantique d'abord ne nous montrerait pas ses personnages en habits brodés ; il n'y aurait pas perpétuellement des amoureux et un mariage à la fin de la pièce ; les personnages ne changeraient pas de caractère tout juste au cinquième acte ; on entreverrait quelquefois un amour qui ne peut être couronné par le mariage ; le mariage, elle ne l'appellerait pas l'hyménée pour faire la rime. Qui ne ferait pas rire, dans la société, en parlant d' hyménée ? Les Précepteurs, de Fabre d'Églantine, avaient ouvert la carrière que la censure a fermée. Dans 4
Romans de l’Ecossais Walter Scott (1771‐1832), père du roman historique qui marqua la redécouverte du Moyen‐âge par les Romantiques. 5
Dialogue dans lequel Cicéron (‐106 ‐ ‐43 av. J‐C) dresse un portrait idéalisé de la vieillesse. 6
Les journalistes, en fait les critiques, assurent par leurs articles le succès ou l’échec des représentations théâtrales. son Orange de Malte, un E... , dit‐on, préparait sa nièce à accepter la place de maîtresse du roi. La seule situation énergique que nous ayons vue depuis vingt ans, la scène du paravent, dans Le Tartufe de mœurs, nous la devons au théâtre anglais. Chez nous, tout ce qui est fort s'appelle indécent. On siffle L'Avare de Molière (7 février 1823) parce qu'un fils manque de respect à son père. Ce que la comédie de l'époque a de plus romantique, ce ne sont pas les grandes pièces en cinq actes, comme Les Deux Gendres : qui est‐ce qui se dépouille de ses biens aujourd'hui ? c'est tout simplement Le Solliciteur, Le Ci‐Devant jeune homme (imité du Lord Ogleby de Garrick), Michel et Christine, Le Chevalier de Canole, L'Étude du procureur, Les Calicots, Les Chansons de Béranger, etc. Le romantique dans le bouffon, c'est l'interrogatoire de l'Esturgeon, du charmant vaudeville de M. Arnault ; c'est M. Beaufils. Voilà la manie du raisonner, et le dandinisme littéraire de l'époque. M. l'abbé Delille fut éminemment romantique pour le siècle de Louis XV. C'était bien là la poésie faite pour le peuple qui, à Fontenoy, disait, chapeau bas, à la colonne anglaise : « Messieurs, tirez les premiers.» Cela est fort noble assurément ; mais comment de telles gens ont‐ils l'effronterie de dire qu'ils admirent Homère ? Les anciens auraient bien ri de notre honneur. Et l'on veut que cette poésie plaise à un Français qui fut de la retraite de Moscou ! De mémoire d'historien, jamais peuple n'a éprouvé, dans ses mœurs et dans ses plaisirs, de changement plus rapide et plus total que celui de 1780 à 1823 ; et l'on veut nous donner toujours la même littérature ! Que nos graves adversaires regardent autour d'eux : le sot de 1780 produisait des plaisanteries bêtes et sans sel ; il riait toujours ; le sot de 1823 produit des raisonnements philosophiques, vagues, rebattus, à dormir debout, il a toujours la figure allongée ; voilà une révolution notable. Une société dans laquelle un élément aussi essentiel et aussi répété que le sot est changé à ce point, ne peut plus supporter ni le même ridicule ni le même pathétique. Alors tout le monde aspirait à faire rire son voisin ; aujourd'hui tout le monde veut le tromper. […] Le poète romantique par excellence, c'est le Dante ; il adorait Virgile, et cependant il a fait La Divine Comédie, et l'épisode d'Ugolin, la chose au monde qui ressemble le moins à L'Enéide ; c'est qu'il comprit que de son temps on avait peur de l'enfer. Les romantiques ne conseillent à personne d'imiter directement les drames de Shakespeare. Ce qu'il faut imiter de ce grand homme, c'est la manière d'étudier le monde au milieu duquel nous vivons, et l'art de donner à nos contemporains précisément le genre de tragédie dont ils ont besoin, mais qu'ils n'ont pas l'audace de réclamer, terrifiés qu'ils sont par la réputation du grand Racine. Par hasard, la nouvelle tragédie française ressemblerait beaucoup à celle de Shakespeare. Mais ce serait uniquement parce que nos circonstances sont les mêmes que celles de l'Angleterre en 1590. Nous aussi nous avons des partis, des supplices, des conspirations. Tel qui rit dans un salon, en lisant cette brochure, sera en prison dans huit jours. Tel autre qui plaisante avec lui nommera le jury qui le condamnera. Nous aurions bientôt la nouvelle tragédie française que j'ai l'audace de prédire, si nous avions assez de sécurité pour nous occuper de littérature ; je dis sécurité, car le mal est surtout dans les imaginations qui sont effarouchées. Nous avons une sûreté dans nos campagnes, et sur les grandes routes, qui aurait bien étonné l'Angleterre en 1590. Comme nous sommes infiniment supérieurs par l'esprit aux Anglais de cette époque, notre tragédie nouvelle aura plus de simplicité. À chaque instant Shakespeare fait de la rhétorique : c'est qu'il avait besoin de faire comprendre telle situation de son drame, à un public grossier et qui avait plus de courage que de finesse. Notre tragédie nouvelle ressemblera beaucoup à Pinto, le chef‐d'œuvre de M. Lemercier. L'esprit français repoussera surtout le galimatias allemand, que beaucoup de gens appellent romantique aujourd'hui. Schiller a copié Shakespeare et sa rhétorique ; il n'a pas eu l'esprit de donner à ses compatriotes la tragédie réclamée par leurs mœurs. J'oubliais l'unité de lieu ; elle sera emportée dans la déroute du vers alexandrin. La jolie comédie du Conteur de M. Picard, qui n'aurait besoin que d'être écrite par Beaumarchais ou par Sheridan pour être délicieuse, a donné au public la bonne habitude de s'apercevoir qu'il est des sujets charmants pour lesquels les changements de décorations7 sont absolument nécessaires. Nous sommes presque aussi avancés pour la tragédie : comment se fait‐il qu'Émilie de Cinna vienne conspirer précisément dans le grand cabinet de l'Empereur ? comment se figurer Sylla joué sans changements de décorations ? Si M. Chénier eût vécu, cet homme d'esprit nous eût débarrassés de l'unité de lieu dans la tragédie, et par conséquent des récits ennuyeux ; de l'unité de lieu qui rend à jamais impossibles au théâtre les grands sujets nationaux : L'Assassinat de Montereau, Les Etats de Blois, La Mort de Henri III. Pour Henri III, il faut absolument, d'un côté : Paris, la duchesse de Montpensier, le cloître des jacobins ; de l'autre : Saint‐Cloud, l'irrésolution, la faiblesse, les voluptés, et tout à coup la mort, qui vient tout terminer. La tragédie racinienne ne peut jamais prendre que les trente‐six dernières heures d'une action ; donc jamais de développements de passions. Quelle conjuration a le temps de s'ourdir, quel mouvement populaire peut se développer en trente‐six heures ? Il est intéressant, il est beau de voir Othello, si amoureux au premier acte, tuer sa femme au cinquième. Si ce changement a lieu en trente‐six heures, il est absurde, et je méprise Othello. Macbeth, honnête homme au premier acte, séduit par sa femme, assassine son bienfaiteur et son roi, et devient un monstre sanguinaire. Ou je me trompe fort, ou ces changements de passions dans le cœur humain sont ce que la poésie peut offrir de plus magnifique aux yeux des hommes, qu'elle touche et instruit à la fois. Aux Ridicule et pathétique, qu’évoquait Stendhal vont répondre le grotesque et le sublime que cherche à faire correspondre Victor Hugo (1802‐1885), dans sa Préface de Cromwell en 1827, inspirée par un texte que Guizot publia dès 18218. Ici encore, une histoire des arts, et particulièrement du théâtre, amènera l’auteur à souligner l’importance que l’on doit accorder à Shakespeare, vu non seulement comme un précurseur mais comme un auteur ayant été capable de réaliser une synthèse et d’innover. […] Il est vrai de dire qu’à l’époque où nous venons de nous arrêter la prédominance du grotesque sur le sublime, dans les lettres, est vivement marquée. Mais c’est une fièvre de réaction, une ardeur de nouveauté qui passe ; c’est un premier flot qui se retire peu à peu. Le type du beau reprendra bientôt son rôle et son droit, qui n’est pas d’exclure l’autre principe, mais de prévaloir sur lui. […] Le moment est venu où l’équilibre entre les deux principes va s’établir. Un homme, un poète roi, pœta soverano, comme Dante le dit d’Homère, va tout fixer. Les deux génies rivaux unissent leur double flamme, et de cette flamme jaillit Shakespeare. Nous voici parvenus à la sommité poétique des temps modernes. Shakespeare, c’est le Drame ; et le drame, qui fond sous un même souffle le grotesque et le sublime, le terrible et le bouffon, la tragédie et la comédie, le drame est le caractère propre de la troisième époque de poésie, de la littérature actuelle. Ainsi, pour résumer rapidement les faits que nous avons observés jusqu’ici, la poésie a trois âges, dont chacun correspond à une époque de la société : l’ode, l’épopée, le drame. Les temps primitifs sont lyriques, les temps antiques sont épiques, les temps modernes sont dramatiques. L’ode chante l’éternité, l’épopée solennise l’histoire, le drame peint la vie. Le caractère de la première poésie est 7
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comprendre : les décors (donc, entorse à l’unité de lieu …) cf. Florence Naugrette, op. cit. la naïveté, le caractère de la seconde est la simplicité, le caractère de la troisième, la vérité. Les rapsodes marquent la transition des poètes lyriques aux poètes épiques, comme les romanciers des poètes épiques aux poètes dramatiques. Les historiens naissent avec la seconde époque ; les chroniqueurs et les critiques avec la troisième. Les personnages de l’ode sont des colosses : Adam, Caïn, Noé ; ceux de l’épopée sont des géants : Achille, Atrée, Oreste ; ceux du drame sont des hommes : Hamlet, Macbeth, Othello. L’ode vit de l’idéal, l’épopée du grandiose, le drame du réel. Enfin, cette triple poésie découle de trois grandes sources : la Bible, Homère, Shakespeare. […] La société, en effet, commence par chanter ce qu’elle rêve, puis raconte ce qu’elle fait, et enfin se met à peindre ce qu’elle pense. C’est, disons‐le en passant, pour cette dernière raison que le drame, unissant les qualités les plus opposées, peut être tout à la fois plein de profondeur et plein de relief, philosophique et pittoresque.