le problème du mal dans justine de sade mémoire

Transcription

le problème du mal dans justine de sade mémoire
UNIVERSITÉ PARIS VIII
MASTER
SCIENCES HUMAINES, PHILOSOPHIE
ET
CRITIQUE CONTEMPORAINE DE LA CULTURE
(2006-2008)
JEAN-CLAUDE NOËL
(231369)
LE PROBLÈME DU MAL
DANS JUSTINE DE SADE
MÉMOIRE
SOUS LA DIRECTION DU PROFESSEUR
ALAIN BROSSAT
0
À MA MÈRE…
1
REMERCIEMENT
Un remerciement spécial à M. Bérard Cénatus, M. Vertus
Saint-Louis, Nixon Calixte< pour leur soutien et
encouragement ; surtout mon directeur, le professeur
Alain Brossat.
2
SOMMAIRE
DÉDICACE
…….....................................…….....................................…….........................................................
1
REMERCIEMENT
…….....................................…….....................................…….........................................................
2
INTRODUCTION
…….....................................…….....................................…….........................................................
5
PREMIÈRE PARTIE
SADE ET LE DIX-HUITIÈME SIÈCLE……..................................................................................
13
CHAPITRE I
QU’EST-CE QUE LE DIX-HUITIÈME SIÈCLE ?……..................................................................
14
CHAPITRE II
LE PROBLÈME DE LA MÉTAPHYSIQUE AU XVIIIe SIÈCLE……..........................................
24
CHAPITRE III
SADE ET LES LUMIÈRES…….....................................…….....................................……………
29
CHAPITRE IV
DE LA PHILOSOPHIE COMME PÉDAGOGIE……........................................................……….
39
DEUXIÈME PARTIE
LA THÉODICÉE SADIENNE COMME TRAGIQUE……...........................................................
44
CHAPITRE I
POURQUOI ÉCRIRE ?…….....................................……................................................................
45
CHAPITRE II
LA MÉTHODE DE SADE…….......................................................................................................
54
CHAPITRE III
EN GUISE D’INTRODUCTION : « IDÉE SUR LES ROMANS »…….........................................
58
CHAPITRE IV
LES TROIS VERSIONS…….....................................……..............................................................
62
CHAPITRE V
L’ANALYSE DES TROIS EXORDES…….....................................……......................................
73
CHAPITRE VI
VERS UNE DÉFINITION DU TRAGIQUE……..........................................................................
85
CHAPITRE VII
L’HUMANISME SADIEN…….....................................…….............................................................
89
CHAPITRE VIII
LE SADISME COMME UNE PHILOSOPHIE DU TRAGIQUE……..........................................
94
CHAPITRE IX
SADISME, ÉROTISME ET MORT : ÉROS ET THANATOS……................................................
101
CONCLUSION
…….....................................…….....................................……........................................................
108
POSTFACE
…….....................................…….....................................……..........................................................
111
BIBLIOGRAPHIE
…….....................................…….....................................……..........................................................
112
3
« …Je cherche la région cruciale de l’âme ou le mal
absolu s’oppose à la fraternité. » (André MALRAUX,
Lazare, 1974)
4
INTRODUCTION
« Je passerai légèrement sur les premières années de Mangogul. L’enfance
des princes est la même que celle des autres hommes, à cela près qu’il est
donné aux princes de dire une infinité de jolies choses avant de savoir
parler1. »
Notre travail ne prétend à aucune exhaustivité. Au contraire, il se veut
un compte-rendu : l’expression d’un amour et le fruit d’une passion, c’est-àdire la transcription d’un ensemble d’idées ou d’analyses, résultat de la
rencontre avec une œuvre et un auteur.
Pourquoi cet intérêt pour Justine, précisément les trois versions de
cette œuvre ? Dépendamment de la puissance envoûtante de l’œuvre, cet
intérêt tient à la problématique du mal qui, pensons-nous, y est traitée avec
une acuité toute particulière.
La problématique du mal, en effet, est la question métaphysique par
excellence. Or celle-ci étant au cœur de l’œuvre sadienne, en fait
nécessairement une philosophie. Et dans ce cas Justine est un cas d’espèce.
C’est dire combien le roman est riche de pistes et en interrogations
spécifiques. Nous pensons que le problème du mal est traité d’une façon
éminente à travers les trois versions de Justine. L’acuité et l’éminence du
problème se trouvent dans le chiffre « trois » : pourquoi trois versions d’une
seule et même œuvre ? Justine appelle, en fait, une interrogation qui est à la
fois un questionner de génétique textuelle – relative à la production et
DIDEROT, Denis, Œuvres, Les Bijoux indiscrets, Paris, col. « Bibliothèque de La Pléiade »,
Gallimard, 1969, p. 3.
1
5
l’évolution du texte –, de littérature et de philosophie. Questionner génétique,
parce que l’œuvre exige des éclaircissements sur le « génotype » et le
« phénotype » du texte ; questionner littéraire, parce qu’elle pose le problème
du littéraire – de la poétique et de l’esthétique ; enfin, questionner
philosophique du fait qu’elle interpelle le système sadien qui se fait en se
faisant questionnement de la problématique du mal.
Nous n’avons pas la prétention, ici, de répondre à toutes ces
questions. Ceci n’exclut pourtant pas des références aux divers plans. Mais
nous prioriserons la problématique philosophique du mal à travers les trois
versions de Justine, dont les exordes constituent le terrain nourricier. Voilà
une autre limitation volontaire à notre sujet.
Nous pensons, en effet, et nous jugeons aussi, que le nœud final du
problème se situe dans les trois exordes, au sens où ils contiennent
également la clé du dénouement. Nous utilisons les concepts de nœud et de
dénouement parce qu’il s’agit, pour nous, de traduire la pensée sadienne du
mal, la « théodicée » de Sade, dans les termes d’une pensée du tragique. Ainsi,
nous chercherons à préciser en quoi consiste ce tragique sadien – sa
théodicée ? Et subséquemment, quelle anthropologie il véhicule, (c’est peutêtre pareil) le véhicule ? C’est-à-dire s’il constitue une quête de l’humanité
dont l’essence serait dans le mal ?
Bien que le concept de théodicée soit essentiellement leibnizien 2, il
signifie chez nous, et, in extenso, une théorie générale du mal, ou de la
2
Essai de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal (1710).
6
problématique ou de la métaphysique du mal. Donc, quand nous parlons de
théodicée sadienne, il s’agit de la conception de Sade du mal et le traitement
qu’il en fait (nous y reviendrons). Nous préciserons, cependant, la nette
démarcation entre la conception sadienne du mal d’avec celle de Leibniz, ou
plus spécifiquement de celle des Lumières en général qui n’est pas, de façon
générale, loin trop éloignée de la conception traditionnelle, c’est-à-dire
l’inscrivant dans le cadre du déisme3. En effet, pour Leibniz – ce qui est dans
le prolongement et la défense de la théologie chrétienne –, le mal est un
accident, la responsabilité incombe non pas à Dieu mais à l’homme. Son
Essai de théodicée s’inscrit alors dans un procès de disculpation de Dieu, non
seulement du point de vue théologique mais aussi philosophique. Alors,
l’Essai de théodicée constitue une théorie générale des desseins de Dieu quant
au point des origines mais également eschatologique. C’est ce que Voltaire
raillera plus tard comme un optimisme béat dans Candide ou l’Optimisme
(1759).
On sait que la tragédie grecque représente et problématise le rapport
entre les Dieux et l’homme et qu’elle est en quelque sorte méditation sur le
rôle et l’influence de la Fortune – le Fatum – sur/dans la vie des hommes.
Ainsi, le tragique se dessine comme réflexion sur le rapport entre le
surnaturel et le naturel, entre le divin et l’humain, entre la divinité et
l’humanité. Alors, le tragique, en tant que questionnement de l’humain en
particulier, charrie nécessairement la problématique du mal. En ce sens
qu’elle s’interroge et interroge l’avènement de l’hybris, la démesure.
3
V. PLEYNET, Marcelin, « Sade lisible », Tel Quel, col. « Point », Seuil, 1968, p. 283-296.
7
L’hybris, dans la tradition grecque, est une infraction à l’ordre du
monde envisagé comme Cosmos (κοσμος). Et c’est pour rétablir cet ordre
que le bouc – tragos, τραγοσ – était sacrifié dans les dionysies. Le tragos
traduit donc l’idée de sacrifice comme inhérent à toute réparation de l’hybris,
d’une part ; de l’autre, il montre que la réparation du mal ne peut être que
sanguinaire, sanglante. C’est, en effet, cette définition de la philosophie
comme tragédie que posent les trois exordes. Sade parle, lui, d’isolisme4 et la
postérité, plus tard, emploiera le mot sadisme, mais G. Bataille parle, lui,
d’unicisme5.
À travers Justine, Sade analyse « l’inadéquation de la vertu à la réalité
sociale6 ». La vertu non seulement est inadéquate à la réalité sociale, qui est
cruelle, corrompue, dangereuse – tragique –, mais aussi à la Nature. Pour lui,
la société, composée d’hommes dont la nature est dominée par l’ego dans
Nous reproduisons ici un extrait des trois versions, où figure explicitement le concept, néologisme
de Sade s’équivalant au concept d’isolement, que l’on retrouve déjà dans Aline et Valcour ou Le
Roman philosophique (1795), p. 577, in SADE, Œuvres, II, Paris, col. « Bibliothèque de La Pléiade »,
Gallimard, 1995. La Nouvelle Justine ou Les Malheurs de la vertu, suivie de l’Histoire de Juliette, sa
sœur, p. 401. « Et la malheureuse Justine, repoussée, calomniée, insultée dès le premier jour qu’elle est
condamnée à l’ISOLISME (sic), entre dans une maison où elle voit un écriteau, loue un petit cabinet garni au
cinquième, le paye d’avance, et s’y livre à des larmes d’autant plus amères, qu’elle est naturellement très
sensible, et que sa fierté vient d’être cruellement compromise. » Et encore, p. 431, la Dubois : « Soyons
isolés, ma fille, comme nous a fait naître la nature : lui voyons-nous jamais lier un homme à un homme ? Si
quelquefois nos besoins nous rapprochent, séparons-nous dès que nos intérêts l’exigent, parce que l’égoïsme
est la première des lois de la nature, la plus juste, la plus sacrée, sans doute. » (V. aussi Les Infortunes de la
vertu, p. 7 ; Justine ou les Malheurs de la vertu, p. 136.)
4
5
BATAILLE, Georges, L’érotisme, Paris, col. « 10/18 », Éditions de Minuit, 1957, p. 185.
6
V. DELON, Michel, in SADE, Œuvres, II. Introduction.
8
tous ces états – l’isolisme7 –, est l’expression de la cruauté de la nature, de son
essence tragique – « de la carrière épineuse de la vie8 ».
Dans ce cas, les trois versions de Justine représentent-elles un refus de
la morale ? Ou, considérant qu’elles ont été écrites subséquemment,
établissent-elles trois positions différentes d’un même problème ? Ou sontelles complémentaires d’un point de vue chronologique, c’est-à-dire
progressivement élaborées ?
L’archétype des deux sœurs campé dans le roman semble répondre
par l’affirmative. Justine représenterait-elle la faiblesse, l’échec de la morale
(surtout la morale chrétienne) face à la réalité, dont le principe est le vice
érigé en système ? Et Juliette, le choix d’un agir qui ferait l’économie de la
morale, voire de toute morale ? Ou, pour éviter les extrêmes, Juliette
représenterait-elle le réalisme moral, c’est-à-dire une morale purement
sociale, donc conformiste9 ?
La Nouvelle Justine, p. 431, la Dubois : « Soyons isolé... » Et plus loin, p. 450, les arguments de Cœurde-Fer. « Quels épouvantables sophismes ! dit Cœur-de-Fer. Ce n’est pas la vertu qui soutient les
associations criminelles : c’est l’intérêt, c’est l’égoïsme. Il porte donc à faux, Justine, cet éloge de la vertu, que
vous avez tiré d’une chimérique hypothèse. Ce n’est nullement par vertu que, me croyant, je le suppose, le
plus fort de la troupe, je ne poignarde pas mes camarades pour les dépouiller ; c’est parce que, me trouvant
seul alors, je me priverais des moyens qui peuvent assurer la fortune que j’attends de leurs secours. Ce motif
est l’unique qui retienne également leurs bras vis-à-vis de moi. Or, ce motif, vous le voyez, Justine, il n’est
qu’égoïste, il n’a pas le plus léger caractère de vertu. Celui qui veut lutter seul, dites-vous, contre les intérêts
de la société, doit s’attendre à périr. »
7
Justine ou les Malheurs de la vertu, p. 131. La Nouvelle Justine ou Les Malheurs de la vertu, suivie de
l’Histoire de Juliette, sa sœur, p. 395 et 424, note.
8
La référence ou l’évocation au Tartufe de Molière dans la dédicace à Constance, sa compagne,
après sa libération en 1790, semble le suggérer. C’est-à-dire d’un refus du conformisme, de
s’identifier au troupeau, comme dirait Nietzsche< « Le procès de Tartuffe fut fait par des bigots ; celui
de Justine sera celui des libertins, je les redoute peu : mes motifs dévoilés par toi, n’en seront point désavoués ;
9
9
En effet, le conflit entre la morale et la réalité relève d’une « dialectique
de la nature10 », donc d’un certain mystère. Car, le panorama de la cruauté
humaine n’est pas celui de la cruauté de la nature. Voilà pourquoi les trois
versions de Justine sont une amplification de détails : l’expression croissante
des détails. D’une version à l’autre se soulèvent les discrétions : une sorte de
recherche exhaustive de ce panorama. Enfin, la constante volonté (chez
Sade) de réécrire l’œuvre, c’est-à-dire de l’amplifier. Comme si les
événements allant se multipliant, la nature humaine, la morale (s’il y en a
une) vont immobiles, si ce n’est dans leur capacité à s’adapter. Comme il
dira plus tard : « à varier les genres ».
Par ailleurs, l’œuvre sadienne garde une dimension historique
incontestable. Et subséquemment, on peut dire qu’elle garde un lien avec la
Révolution ; au sens où d’un point de vue historique et éditorial, sa
publication est essentiellement postrévolutionnaire. Ce qui ne sous-entend
pas que la Révolution serait la source ou ce qui aurait amené Sade à
l’écriture, mais que celle-ci, d’une manière ou d’une autre, a influencé cellelà, quitte au niveau du contexte, de la situation sociopolitique nouvelle
qu’elle a créée, obligeant l’homme Sade ainsi que l’écrivain (au sens où
ton opinion suffit à ma gloire, et je dois après t’avoir plu, ou plaire universellement, ou me consoler de toutes
les censures. » (Justine ou les malheurs de la vertu, dédicace.)
Il ne s’agit pas de l’ouvrage de Friedrich Engels (1820-1895), Dialektik der Natur (la Dialektik de la
nature, 1873-1883, publié seulement en 1925, qui fonde le matérialisme dialectique sur la réalité des
lois objectives dans la nature ; mais, nous entendons par là le côté immoral, plutôt amoral de la
nature, c’est-à-dire agissant et fonctionnant par delà bien et mal (Nietzsche). En effet, du point de vue
de la Nature, soit hypostasiée ou banalisée, le bien et le mal ne sont que les deux faces d’une même
médaille : pile ou face. Enfin, le principe du plaisir et celui du désir, voire de réalité, se confondent.
10
10
l’entend le XVIIIe siècle) non pas à réviser ses batteries mais à s’ajuster et
ajuster sa stratégie11.
Notre travail comportera deux grandes parties. Dans la première,
nous chercherons à déterminer ce qui fait de Sade un homme du dixhuitième siècle, donc un homme des Lumières. C’est-à-dire, qu’est-ce qui
l’identifie aux autres philosophes du siècle (des Lumières) ? En quoi il
s’apparente à eux ?
I.
Il s’agira ici, d’indiquer les lignes inclusives de Sade dans la confrérie
(le mouvement) des Lumières. Aussi, tâcherons-nous d’élucider la
problématique : Sade est-il un écrivain ou un philosophe ? Question
appelant donc une lecture génétique du XVIIIe siècle ainsi que ce
questionnement : qu’est-ce qu’être philosophe au XVIIIe siècle ? En quoi
consiste l’espace-temps du XVIIIe siècle ? Où commence-t-il et où finit-il
?
II.
Une fois cette filiation démontrée et analysée, il conviendra de faire
surgir la singularité de Sade. Ainsi nous montrerons que celle-ci réside
dans ce que nous appelons sa « filiation œdipienne ». En effet, il s’affirme
et se retrouve comme l’un des plus farouches adeptes, parents de
l’idéologie des Lumières, mais encore celui qui la radicalisera le plus,
au point de la pousser jusqu’à ses limites les plus extrêmes.
Tout en ayant une certaine parenté avec le concept psychanalytique
freudien de « complexe d’Œdipe », nous utilisons cette expression non pas au
11
Cf. STRAUSS, Leo, Art d'écrire, politique, philosophie. Texte de 1941 et études, Paris, Vrin, 2001.
11
sens strict freudien, mais désigne chez nous le rapport conflictuel,
polémique et thanatologique de Sade avec les Lumières. C’est-à-dire, tout en
étant fille et congénère des Lumières, la philosophie de Sade constitue la
radicalisation de leur idéologie, d’une part ; de l’autre, par la méthode du
plagiat – pervertir, assumer et rejeter sous le couvert du travestissement, du
masque –, du double masque : l’exotérisme et l’ésotérisme. Le sadisme,
plutôt l’isolisme, tout en affirmant l’existence, la nécessité du prochain, fait de
celui-ci une proie, un sang d’existence ; mais encore de la nécessité du
prochain comme objet (présent) et victime (future) – la prochaine victime du
sadique, dont le plaisir de vivre coïncide avec celui de tuer – de donner la
mort. Pas la mort pour le simple plaisir de tuer, mais la mort, le crime
comme art de vivre, comme hédonisme.
Les trois versions de Justine traduisent cette « filiation œdipienne »,
justement comme radicalisation de la philosophie des Lumières et mettant
par là à nue son masque, et également au sens où cette œuvre constitue
l’expression et l’intention d’un penseur qui a voulu pousser l’interrogation
du mieux-vivre, du comment tirer le meilleur parti de son existence à son
paroxysme. Il est évident que ces questions relèvent de l’éthique, par
conséquent de la problématique du mal – la théodicée. Que faire ? Faut-il
choisir la voie du vice – du mal – ou de la vertu – du bien ? Tout est dans
l’archétype des deux sœurs : Justine, la vertueuse, et Juliette, la vicieuse.
Tout le dilemme est là, donc tout le tragique aussi ! Peut-il y avoir de
tragique sans aporie, sans dilemme ?
12
PREMIÈRE PARTIE
SADE ET LE DIX-HUITIÈME SIÈCLE
« Je passe pour le loup-garou ici. Les pauvres petites poulettes avec leurs
mots d’effroi ! Mais pourquoi s’en plaindre ? C’est l’usage, on aime à
prononcer le sentiment qu’on inspire. » (Sade, Lettre à Gaufridy)
13
CHAPITRE I
QU’EST-CE QUE LE DIX-HUITIÈME SIÈCLE ?
« Ce n’est pas parce que le plaisir de la douleur est un
soulagement dans le malheur moderne que l’ignorance de ce
plaisir était un manque dans le bonheur antique12. »
Cette question peut paraître anodine, pourtant elle garde toute son
importance. Celle-ci est non seulement une question ontologique (y a-t-il
un dix-huitième siècle ? Dans ce cas, ce qu’il est ?) ; mais encore spatiotemporelle (qu’elle est sa borne temporelle et spatiale ?). « À la limite, la
question est légitime, les Lumières ont-elles même la possession exclusive d’une
tranche chronologique d’un temps, en Europe *<+ ?13 » Certes, il est admis
comme allant de soi que les Lumières ont existé. Mais, comme le fait
justement remarquer Yvon Belaval, « <dès qu’on veut la *philosophie des
Lumières] définir, la dater, la situer, les embarras commencent14.»
En effet, la chronologie des Lumières ne fait pas unanimité. Elles
sont comme une tunique de Nessus. Pierre Chaunu en distingue trois
grands moments ou plutôt deux « temps forts », – car « l’histoire s’organise
sur des temps forts15 » – et situe sa naissance en 1680, tout comme Paul
12
LEOPARDI, Giacomo, La théorie du mal, Paris, Éditions Allia, 1994, p. 11.
CHAUNU, Pierre, La civilisation de l’Europe des Lumières, Paris, col. « Champs », Flammarion,
1982, p. 7-8.
13
BELAVAL, Yvon, in Dictionnaire des genres et notions littéraires, art. « Philosophie des
Lumières », Paris, Albin Michel/Encyclopædia Universalis, 1997.
14
15
CHAUNU, Pierre, op. cit., p. 8.
14
Hazard16, ainsi que Michel Delon et Pierre Malandain17. Pour Y. Belaval,
interrogativement, en 1685, en Angleterre. Cependant, malgré cette
divergence diachronique, l’amitié synchronique demeure. Ils s’entendent à
inclure la compréhension des Lumières, de leur histoire, moins dans
l’événementiel, mais dans le « sériel ». En ce sens qu’« il y a donc *<+
possibilité d’une saisie du XVIIIe siècle dans les rets de l’histoire sérielle, entendez
d’une connaissance historique qui ne se contente pas de décrire, mais qui mesure,
qui dépasse les pensées claires de l’élite, pour les aspirations confuses de l’armée
anonyme des sans grade. [Parce que] : « L’Europe des Lumières a ses temps forts
dans l’ordre des pensées comme dans l’ordre des choses18. »
E. Cassirer aborde dans le même sens, en situant « la philosophie des
Lumières dans le cadre d’un plus vaste enchaînement historique *<+ ». Poursuitil, « le mouvement que nous proposons de dépeindre, en effet, loin d’être replié sur
soi, est au contraire attaché de mille liens à l’avenir comme au passé. Il ne
constitue qu’un acte, une phase singulière de l’immense mouvement d’idées grâce
auquel la pensée philosophique moderne a acquis la certitude de soi-même, son
sentiment spécifique de soi et sa conscience spécifique de soi19 ».
HAZARD, Paul, La Crise de la conscience européenne (1680-1715), Paris, Boivin & Cie, Éditeurs,
1935.
16
DELON, Michel, et Pierre Malandain, Littérature française du XVIIIe siècle, Paris, col. « Premier
cycle », PUF, 1996.
17
18
CHAUNU, Pierre, op. cit., p. 9-10.
19
CASSIRER, Ernst, La Philosophie des Lumières, Paris, Presse Pocket, Agora, 1966, p. 32.
15
C’est aussi la thèse de G. Benrekassa dans Le concentrique et
l’excentrique : Marges des Lumières20. Le sous-titre est d’ailleurs assez
expressif : l’heure est à établir une histoire, étude souterraine des
Lumières : une « cryptologie !»
Le premier temps fort (1680-1715), celui des « Lumières naissantes »,
c’est un temps de travails : un temps sur fond d’enfantement. Une Europe
en crise. « Crise de la conscience européenne » pour reprendre la formule de P.
Hazard. Sur le plan politique, la fin d’un règne, celui de Louis XIV. Mais
les « Lumières naissantes », leur spatialité n’est pas confinée au seul terroir
français ou anglais : c’est un mouvement européen. Mais on peut parler
d’une triangulation lumineuse composée de la France, de l’Angleterre et
des Provinces-Unies de Hollande, complétée après par l’Allemagne. C’est
le temps de la confirmation d’une civilisation européenne qui va
crescendo.
La chrétienté s’efface. La petite Europe s’ouvre à la grande « par la
réinsertion de l’Europe danubienne21 *<+, la marche en avant des Européens à
l’intérieur du continent américain *<+22 ». La Scandinavie aussi bien que
l’Europe du sud, etc. : le cosmopolitisme en mouvement et manifestation.
Les distances se réduisent. Et, parallèlement, le champ optique et les
perspectives s’élargissent. Le tourisme, les voyages s’imposent en mode et
BENREKASSA, Georges, Le concentrique et l’excentrique : Marges des Lumières, Paris, col.
« Bibliothèque historique », Payot, 1980.
20
Il s’agit de la Russie de Pierre le Grand et de Catherine II, l’Europe allemande, l’Europe de l’Est
quoi !
21
22
CHAUNU, Pierre, op. cit., p. 9.
16
nécessité. C’est l’Europe des mutations. L’Europe des raisons. Tout devient
objet d’interrogation, donc de savoir. En littérature, « la querelle des Anciens
et des Modernes » fait des émules et les derniers font de l’ombre aux
premiers. Le paradigme mécaniste s’impose. La réalité n’est plus conçue
comme un totum. Désormais, « la vérité ne peut plus s’atteindre que
partiellement, fragmentairement, non sur une intuition globale, mais sur une
conquête pièce à pièce du domaine naturel23 ».
La poésie devient militante, une poésie d’idées. En politique, la
monarchie absolue, de droit divin est contestée. La précaution cartésienne
ne tient plus. Désormais le profane peut s’immiscer et s’intéresser au
sacré : il y a la sécularisation de la révélation. En esthétique, le rococo
pointe à l’aube tout comme le néoclassicisme et tendent à s’imposer. En
science, la mathématisation du monde, de la nature s’impose et constitue
désormais une vulgate. C’est la « révolution galiléenne24 » qui s’est imposée
un peu plus tôt déjà.
Ibid., p. 236. « La philosophie mécaniste aboutit à un scepticisme quant à la possibilité de lier la totalité
de la nature et de l’entendement dans une explication globale. Le multiplicateur de la connaissance, en
montrant un moyen efficace d’atteindre une approche partielle de la réalité, en dégageant la notion de
phénomène, achemine la philosophie naturelle mécaniste vers une phénoménologie : il conduit donc au
scepticisme face aux systèmes, dont la succession même indique la vanité ; il tend vers 1680 et encore vers
1710-1720, à une double attitude. D’une part la griserie du sape aude. Rien ne doit résister. Jamais tout ne
sera atteint, mais tout peut être atteint *<+ mais toute recherche de la vérité est veine. On ne peut prendre
la corde d’un arc. La méthode de la philosophie mécaniste, qui ordonne les apparences selon la logique des
modèles mathématiques, est la corde [cf. La métaphore du fil d’Ariane de Kant dans la Critique de la raison
pure]. » L’étude de Georges GUSDORF, en deux tomes, La Révolution galiléenne, consacrée à la
révolution mécaniste explique plus largement et de façon détaillée l’avènement du nouvel
univers épistémologique créé par le mécanisme, dont Galilée est le contributeur le plus net et le
plus vigoureux.
23
La formule « révolution copernicienne » est plus courante que son équivalente « révolution
galiléenne ». En effet, « Galilée est l’auteur de la révolution copernicienne, ou du moins son héros,
24
17
Le second temps fort (1715-1750), le crépuscule de la monarchie
absolue. Le despotisme éclairé se profile à l’horizon des réflexions. Les
Lumières sont triomphantes dirons-nous. La croissance fait sourire. Les
idées fructifient, s’affirment bon an mal an. L’Encyclopédie prend le relais
et devient l’activité conclusive du siècle. Les idées pullulent et sont en
effervescence.
Enfin, le dernier temps fort, le troisième (1750-1790). « Le glissement
social et le retour aux systèmes. Après les facilités de la destruction, les difficultés
de la reconstruction. Les nouvelles Lumières s’articulent sur une métaphysique
des mœurs25, la nécessité de construire l’éthique, morale individuelle et morale de
la cité. Rousseau et Kant. Sur cette ligne franco-britannique, l’Aufklärung
apparaît comme une modalité propre et tardive. La phase critique est atténuée. La
nouvelle herméneutique biblique prend une forme scientifique, dans un cadre
universitaire d’Église. Le tournant se prend plus tardivement mais fortement
confesseur et martyr, la révolution ne devant pas être compris comme un épisode de l’astronomie, mais bien
comme une réévaluation de toutes les valeurs. Jusqu’alors tributaires des décrets divins, elles gravitent
autour de la volonté transcendante de Dieu ; désormais elles s’ordonneront en fonction de l’intelligence
humaine selon les normes de la connaissance rationnelle. Non que Dieu soit mort, et que l’homme l’ait
renié ; mais la pensée humaine s’affirme comme un relais de la pensée divine. L’homme est de plus en plus
au centre de regroupement de la pensée ; sa responsabilité majeure est de mettre un ordre intelligible dans
la multiple diversité des phénomènes et des valeurs. » (GUSDORF, Georges, La Révolution galiléenne,
tome I, Paris, col. « Bibliothèque scientifique », Payot, 1969, p. 66.)
Justine ou les malheurs de la vertu date de 1791. La Philosophie dans le boudoir, 1795. Deux œuvres
qui s’inscrivent explicitement – l’œuvre de Sade en général – dans cette métaphysique des mœurs.
En effet, les diverses versions de Justine traduisent ce souci éthique, volonté manifeste de fonder
la morale sur d’autres fondements que la religion ou les préjugés quelle que soit leur source.
D’un autre côté, les diverses versions, donc cette hantise scripturaire de réécrire, l’œuvre est
manifeste de ce souci métaphysique et éthique.
25
18
entre 1770 et 1780 ; les directions intellectuelles de l’Europe glisse de Londres et
Paris vers Königsberg, l’empire est partagé26. »
Toutefois, comme le souligne Pierre Malandain et Michel Delon, « il
faut soigneusement se garder de réduire le schéma de ces trois naissances à une
pure succession chronologique, et s’efforcer de les penser ensemble. Chacun des
phénomènes littéraires de la période sera ainsi marqué, à nos yeux, de trois traces :
le souvenir d’une douleur, l’élan d’une libération, l’effort d’une conquête27. »
C’est donc dans ce troisième moment qu’il faut placer le divin
marquis et son œuvre. Cependant, rappelons-le, si l’homme Sade (17401814) et son œuvre, pour avoir fait scandale, ont marqué le siècle, l’auteur
est essentiellement postrévolutionnaire28. Car, même si certains de ses
textes datent d’avant la Révolution, ceux majeurs, et qui marquent sa
naissance d’auteur datent d’après. Et certaines ne seront connues qu’au
XXe siècle. Par exemple, Justine ou les malheurs de la vertu, son œuvre
majeure, la cause de son emprisonnement sous l’Empire, sont de 1791 ; Les
Infortunes de la vertu, 178729 ; La Nouvelle Justine, suivie de L’Histoire de
Juliette, sa sœur, 1797 ou 1799 ou 1800 ; Aline et Valcour ou le roman
philosophique et La Philosophie dans le boudoir, 1795. Quant aux Cent-vingt
26
CHAUNU, P., op. cit., p. 234.
DELON, Michel, et Pierre Malandain, Littérature française du XVIIIe siècle, Paris, col. « Premier
cycle », PUF, 1996, p. 6.
27
L’entrée en scène, en 1791, de l’auteur est double : philosophique et littéraire, artistique et
dramaturgique. Respectivement avec Justine ou les malheurs de la vertu et la représentation du
Comte Oxtiern ou les Effets du libertinage. Le divin marquis se présentait alors comme « homme de
lettres ».
28
Ce conte philosophique sera publié au début du XXe siècle, plus précisément en 1930, par les
soins de Maurice Heine.
29
19
journées de Sodome ou l’École du libertinage, écrit avant 1789, il sera publié
pour la première fois en 1931-1935.
C’est alors à juste titre que G. Bataille fait voir : « On voit qu’un auteur
et un livre ne sont pas immanquablement les heureux résultats d’un temps calme.
Tout se lie dans le cas présent [celui de Sade+ à la violence d’une révolution. Et la
figure du marquis de Sade n’appartient que d’une façon vraiment distante à
l’histoire des lettres30. »
La dimension des Lumières se situe dans sa syntaxe : les Lumières,
non pas la lumière ! Pour répéter Chaunu, il y a un « convoi sémantique des
Lumières31 ». Les diverses appellations du siècle, surtout celle de siècle des
Lumières, sont explicites et traduisent une nette volonté de rupture et
polémique, amis encore de jugement négatif sur le passé. Les lumières
signifient à la fois éclairage du passé, également critique, sous le crible de
la raison, de tout sans exception, et projection sur l’avenir. D’où l’idée de
progrès.
« Mais la lumière dès le XVIIIe siècle, cesse d’être le propre de Dieu ou du savant. L’homme
éclairé selon Furetière est celui qui a "un bel esprit et une grande capacité". C’est évidemment au
XVIIIe siècle que s’emparent les Lumières, reléguant ipso facto le passé dans les ténèbres. Écartant
la révélation, devenue obscurantisme, le terme est appliqué à l’activité intellectuelle, politique et
BATAILLE, Georges, La Littérature et le mal, Paris, col. « Folio essais », Gallimard, 1990,
p. 82.
30
DUPONT, A., cité par Pierre Chaunu, La Civilisation de l’Europe des Lumières, Paris, Flammarion,
col. « Champs », 1982, p. 12. « Alors prenons le convoi sémantique des Lumières et de la raison :
"philosophie, préjugé, superstition, tolérance, vertu" (Voltaire, Dictionnaire) auxquels viennent se joindre
"des mots hantises tels qu’abus et réforme, abusif, réformer, constitution, libertés, encore lourds
d’archaïques pensées, sujet et citoyen dans leur tension complémentaire, liberté, égalité, droits< »
31
20
sociale de l’homme. L’homme des Lumières, éclairé par la Raison, est libre de se consacrer aux
sciences et aux arts qui doivent libérer le monde des pesanteurs du passé et contribuer à le
transformer de façon utilitaire pour le bonheur du plus grand nombre possible. Car l’objectif de
l’homme éclairé demeure le bonheur et de préférence un bonheur immédiat – qui commence sur
terre. Contre la révolution. Contre l’autorité et la tradition, les Lumières se fondent sur
l’expérience et recherchent les lois de la nature à partir de l’observation, de l’analyse, de la
comparaison. L’esprit des Lumières est conquérant et doit de proche en proche contribuer au
progrès indéfini de l’esprit humain. *Mais<+ ce sont des Lumières éclatées qui viennent accoster
au rivage révolutionnaire et qui demeurent bien difficiles à saisir32. »
L’espace-temps des Lumières – les Lumières tout court – est mouvant,
le mouvement en est le leitmotiv : donc le siècle du progrès. Ce
mouvement entraîne non seulement l’espace, la vie et ses composantes,
mais encore plus les hommes, de l’intérieur vers l’extérieur, de l’extérieur
vers l’intérieur. La physique – la matière –, le monde aussi bien que la
psychologie – l’esprit, la pensée, l’homme. Donc autant la cosmologie que
l’anthropologie connaissent un formidable mouvement au temps des
Lumières.
Deux exemples.
D’abord la matière terrestre : les sciences physiques et naturelles, la
physiocratie ; puis humaine : le boom démographique : marrée humaine –
la ligne ascendante des naissances et celle décroissante de la mortalité :
l’espérance de vie se démocratise et prend forme, augmente, grandit. La
COTRET, Monique, in Dictionnaire de l’Ancien Régime, art. « Lumières », sous la direction de
Lucien Bély, Paris, PUF, 1996.
32
21
mort ! Oui la mort ! Elle change de visage. Elle s’humanise, se
personnalise33.
L’esprit aussi se dilate, en conformité avec l’espace, avec l’extension
exponentielle des choses ; mais en élargit l’horizon par l’agrandissement
du (de son) champ optique : « Le monde clos fait place à l’univers infini34 ».
Mais cet univers grand et expansible, infini est aussi réductible, car
mathématisé et mathématisable, c’est-à-dire mesurable35. Dieu ou les dieux
reculent, s’éloignent tandis que l’homme et les phénomènes se
rapprochent : le champ de la métaphysique – l’ontologie et la théologie –
s’amenuise
et
se
dévalue
au
profit
de
celui
d’une
sorte
de
phénoménologie36. Désormais, c’est le règne de l’entendement ou encore
de la raison calculatrice et calculante qui s’érige en système, au point de
constituer un nouveau mythe (Adorno et Horkheimer), voire une
idéologie37 (Benrekassa). Le luxe, le superficiel, le goût de l’instant, du
temps qui passe, qui coule, la sensualité – l’érotisme – sont vénérés38.
ARIÈS, Philippe, Essais sur la mort en Occident du Moyen Âge à nos jours, Paris, col. « PointsHistoire », Seuil, 1975.
33
34
KOYRÉ, Alexandre, Du Monde clos à l’univers infini, Paris, col. « Tel », Gallimard, 1973.
Pour preuve, « Le défi du dynamisme newtonien et l’agression du microscope manié par le grand et
étrange Leeuwenhoek *<+ La perception fine, l’ouverture à l’investigation scientifique d’un au-delà de
même nature, un sensoriel en extension, non un au-delà sensoriel, grâce aux multiplicateurs visuels,
microscopes et lunettes, appelle d’autre part un nouvel outil conceptuel. *<+ Calcul des fluxions,
développement du binôme, calcul infinitésimal qui permet le dépassement pratique, opérationnel du fini et
de l’infini *<+. » (CHAUNU, P., op. cit., p. 177.)
35
La phénoménologie doit s’entendre ici non pas au sens qu’elle désigne aujourd’hui le système
philosophique de Husserl et de Heidegger, mais au sens étymologique d’une étude, d’une
science des phénomènes.
36
Les utopies (politiques), nous y reviendrons plus loin, comme celle du « Contrat social » de
Rousseau, pullulent. Cependant, L’utopie politique sadienne et sadiste (exprimée essentiellement
37
22
Désormais, « Tout ce qui ne se conforme pas au critère du calcul et de
l’utilité est suspecte à la Raison *<+. La Raison est totalitaire *<+. Le mythe
devient Raison et la nature pure objectivité *<+. Mais la raison constitue en même
temps l’instance d’un penser calculateur qui organise le monde en vue de la
conservation de soi et ne reconnaît d’autres fonctions que celles de la préparation
de l’objet à partir du simple matériel sensoriel, pour en faire le matériel de
l’asservissant39. »
La place de Sade est on ne plus doublement évidente, au sens où il
défraie doublement la chronique, parce qu’il fait scandale par sa vie tout
autant que par son œuvre. On rappellerait bien ses démêlées avec la police,
donc la justice de l’époque. Il participe dans « ce convoi sémantique », non
pas forcément en méprisant le choix ordinaire de ses pairs, mais dans
l’exploration et l’enrichissement du lexique du libertinage. Tout en
acceptant la défense de l’habeas corpus, Sade explore ce qui le sous-tend, et
le côté noir et abyssal du cœur humain : le bas-fond du mal. Voilà, en peu
de mots, ce en quoi il se singularisera de ses pairs.
dans le pamphlet politique « Français encore un effort si vous voulez être républicains ») n’est pas une
philosophie de la fin de l’histoire, mais une « théodicée négative ». Elle est une réponse politique
non à l’éradication du mal mais plutôt de sa gestion. Nous préciserons que pour nous, sadien
renvoie à la personne de Sade et sadiste à sa philosophie.
VOLTAIRE, « Le Mondain » (1736) : « J’aime le luxe, et même la mollesse. » MAUZI, Robert, L’Idée
de bonheur au XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, 1967. Introduction.
38
HORKHEIMER, Max, et Theodor W. Adorno, La dialectique de la raison, Paris, col. « Tel »,
Gallimard, 1974, p. 24<, 94.
39
23
CHAPITRE II
LE PROBLÈME DE LA MÉTAPHYSIQUE AU XVIIIe SIÈCLE
« <Toi aussi tu es pour l’ordre, finalement, on le voit à tous tes propos. Làdessus on me demande : l’homme est-il bon, ou lui faut-il une bonne poigne ?40 »
Au XVIIIe siècle le débat et la polémique sur la nécessité – l’utilité – ou non
de la métaphysique ainsi que les critiques, sont virulents et sérieux. Question qui
divise les Lumières. Pour certains, elle est inutile – en ce sens qu’elle engendre et
encourage la division et la polémique entre les hommes (les philosophes) – ; pour
d’autres, Kant en particulier, elle est nécessaire.
En effet, Kant, tout en partageant l’idée que la métaphysique entretient
réellement la guerre entre les philosophes, les penseurs – « Le champ de bataille où
se livrent [des combats sans fin <+ » –, reconnaît dans « La Critique de la raison pure »
(1781, première édition) l’utilité et la nécessité du débat. Mais l’objet doit être
sciemment située et comprise. D’abord comme inhérente à la nature de l’esprit
humain – la raison –, ensuite inhérente à l’activité philosophique elle-même.
L’interrogation des Lumières consiste à savoir si la philosophie doit être
épistémologie ou métaphysique, c’est-à-dire, si elle doit être science du concept –
meta-phusis : μεταΦυσις ; theoria : θεορια –, spéculative, (élucubration,
gymnastique intellectuelle pour quelques-uns) ; ou la branche du savoir humain,
connectée au progrès, et qui est au service du bonheur de l’humanité. La
philosophie doit s’imposer comme arme critique par excellence, comme «
40
MUSIL, Robert, L’homme sans qualités, t. 2, Paris, col. « Points », Seuil, 1982, p. 401.
24
Critique » en rendant possible la science politique, la linguistique, la sociologie,
les sciences naturelles, etc.41
Dès la première (1781) et la deuxième (1787) introduction à la première
critique, Kant pose cette question. La dialectique transcendantale représente le
lieu stratégique où la solution est avancée : la métaphysique devient une
« Dialectique », une « logique de l’apparence », c’est-à-dire, sciences des « Idées42».
Ces dernières, au nombre de trois : l’Idée de l’Ame, de Dieu et de Monde, jouent
un rôle régulateur : ce sont des Idées régulatrices.
Il convient également de souligner que le XVIIIe siècle a le grand mérite –
d’avoir découvert la nécessité
d’introduire un
humanisme
intégral, une
Nous ferons remarquer plus loin que ce même questionnement traverse la pensée de Sade,
essentiellement dans l’exorde des Justines.
41
Les Idées kantiennes sont loin d’être les Idées platoniciennes. Cependant, elles n’y sont pas sans une
certaine commune mesure. Ce qui peut être expliqué par la référence à Platon qu’il en fait dans
l’introduction de la Dialectique transcendantale. Ibid. P. 318. « Le mot idée au sens platonicien, est rendu soit
par ίδέα, *<+ soit par είδος (et surtout le pluriel είδη). L’είδος, l’είδέα, c’est, au sens primitif du terme,
l’ensemble des caractères sous lesquels se manifeste la chose, et, par suite, cette chose elle-même. Chez les Atomistes,
le terme ίδέα a le sens d’atome, et signifiait d’abord élément (on disait aussi µορφή) *<+ Il y a pratiquement, pour
Platon comme pour Aristote, aucune différence entre ίδέα et είδος. Tout au plus peut-on dire *<+ que ίδέα met
l’accent sur le sens logique et ontologique que le terme a pris chez Platon, et είδος sur l’aspect scientifique et causal
sous lequel l’emploie principalement Aristote : c’est cette différence qu’exprime la traduction usuelle d’Idée
platonicienne et de Forme aristotélicienne.
42
« <L’Idée platonicienne qui réalise tout ce qu’il y a d’intelligible dans le sensible, s’analyse donc en une essence
extra-temporelle, existant absolument par soi et en dehors de toute pensée, ingénérable et incorruptible, subsistant
toujours dans les mêmes rapports, éternelle et simple sous réserve de sa nature de mixte *<+, intelligible (νοητόν),
et, comme telle, échappant à la sensation et comme uniquement par l’intellect (νοούµενον). » (In ARISTOTE, La
Métaphysique, T. I, avec les commentaires de J. Tricot, col. « Bibliothèque des textes philosophiques »,
Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 1964, note 5, p. 5-6.) Pour une vue exhaustive du concept de
métaphysique et de son histoire, voir TIERCELIN, Claudine, « Métaphysique », in Notions de philosophie, II,
(sous la direction de) Denis KAMBOUCHNER, Paris, col. « Folio essais », Gallimard, 1995, ainsi que la
bibliographie proposée. Voir aussi : CASSIRER, Ernst, La philosophie des Lumières, Paris, col. « Agora »,
Presses Pocket., 1966, chapitre 4, 1, « Le dogme du péché originel et le problème de la théodicée », p.
196< HEIDEGGER, Martin, Kant et le problème de la métaphysique, Paris, col. « Tel », Gallimard, traduction
d’Alphonse de Waelhens et Walter Biemel, 1953.
25
réflexion sur l’homme total – de s’être intéressé d’une manière toute nouvelle et
particulière au problème de la théodicée. La théodicée des Lumières est
essentiellement négative, c’est-à-dire une théodicée dont le souci n’est pas la
disculpation de Dieu. Mais celle-ci en fait la négation ou le cas échéant son rejet
dans le très lointain. Subséquemment, le problème du mal devient alors celui du
malheur : le mal, c’est le malheur. Ce qui renvoie ipso facto au titre du roman qui
nous concerne ici et qui est l’objet de nos analyses : Justine ou les Malheurs de la
vertu et ses diverses versions.
Si la « dialectique transcendantale » démontre la nécessité de la métaphysique
ou de sa dérive, comme une inhérence – qualité ou défaut – de la raison, serionsnous tentés, alors, de conclure avec Sade de la nécessité, c’est-à-dire de
l’inhérence du mal dans l’agir humain et consubstantiel à lui ? Ainsi le mal,
consubstantiel à l’homme et au genre humain, l’insère dans une tragédie
permanente et perpétuelle, au sens où ses actes l’enracinent et l’inscrivent
désormais dans un tragique existentiel comme pathos et agent.
Aristote est le premier, dans l’histoire littéraire et philosophique, à
s’intéresser formellement et explicitement à la problématique des genres ;
problème auquel il a consacré tout un enseignement et qui nous est
fragmentairement parvenu sous le nom de Poétique. La Poétique d’Aristote qui, en
même temps, recoupe la sociologie littéraire, expose les critères de classification
des différents genres : tragédie, comédie, épopée, poésie. Sociologie littéraire, en
ce sens qu’elle s’interroge sur la relation entre l’œuvre (littéraire) et le public,
mais aussi de son influence sur le lecteur, le spectateur. C’est dans ce rapport
entre le spectacle et le spectateur (théa – θέα – et theatès – θεατής) qu’Aristote
26
élabore sa théorie d’une vertu cathartique de la tragédie. La fonction cathartique
de la tragédie consiste en son pouvoir purgatif, épuratif, conforme à sa nature :
« <L’imitation d’une action noble, conduite jusqu’à sa fin et ayant une certaine étendue,
en un langage relevé d’assaisonnements dont chaque espèce est utilisé séparément selon
les parties de l’œuvre ; c’est une imitation faite par des personnages en action et non par
le moyen d’une narration, et qui par l’entremise de la pitié et la crainte, accomplit la
purgation des émotions de ce genre43. »
Les notions de spectateurs et de spectacles sont très significatives et sont
donc des signifiés. L’idée que la vie soit un grand spectacle ou théâtre est admise
au siècle des Lumières : « Société du spectacle » (Guy Debord). Voilà ce qui justifie
l’emploi de la forme dramatique par divers auteurs du siècle, et Sade en
particulier. Ainsi, « notre existence *<+ est une représentation jouée des instincts et des
pulsions. La sexualité, la mort, l’échange économique ou esthétique, le travail, tout est
manifeste, tout est joué. L’homme est le seul animal dramatique<44 »
La théodicée sadienne – au sens où l’avons clarifié dans l’introduction – est
aux antipodes de celle leibnizienne. Chez Sade, théodicée ne signifie plus « justice
divine » ou disculpation de Dieu dans la question de l’avènement du mal, mais
l’inscription de celui-ci soit dans un non-lieu ou non-être, un néant, ou le mal
absolu : « l’être suprême en méchanceté », utilisé ironiquement par Sade.
« Ainsi, les détestables éléments de l'homme mauvais s'absorbent dans le centre de la méchanceté, qui est
Dieu, pour retourner animer encore d'autres êtres, qui naîtront d'autant plus corrompus, qu'ils seront le
fruit de la corruption *<+. Quand vous avez vu que tout était vicieux et criminel sur la terre, leur dira
43
ARISTOTE, Poétique, Paris, Éd. M. Magnien, Le Livre de poche, 1449 b, p. 110.
44
DUVIGNAUD, Jean, Spectacle et société, Paris, col. « Méditations », Denoël/Gonthier, 1970.
27
l'Être suprême en méchanceté, pourquoi vous êtes-vous égarés dans les sentiers de la vertu ? Vous
annonçai-je par quelque chose que ce monde fût fait pour m'être agréable ? Et les malheurs perpétuels
dont je couvrais l'univers ne devaient-ils pas vous convaincre que je n'aimais que le désordre, et qu'il
fallait m'imiter pour me plaire ? Ne vous donnai-je pas chaque jour l'exemple de la destruction ?
Pourquoi ne détruisiez-vous pas ? Les fléaux dont j'écrasais le monde, en vous prouvant que le mal était
toute ma joie, ne devaient-ils pas vous engager à servir mes plans par le mal ? 45 »
La cosmologie ou cosmogonie sadienne n’admet pas ce monde comme « le
meilleur des mondes possibles46 », mais comme celui dont l’équilibre dépend de la
part équilibrée de mal et de bien, ou selon les extrêmes, d’essence maléfique.
Si, comme le souligne Jean-Jacques Wunenburger dans ses Questions
d’éthique, la question de l’origine du mal se ramène à deux sources : cosmologique
ou ontologique47, la problématique sadienne du mal relève à la fois de la
cosmologie et de l’ontologie. Au sens où c’est la première qui rend possible la
seconde. La cosmologie sous-tend la conception naturaliste du mal, c’est-à-dire
du mal comme consubstantiel au cosmos, à la Nature, d’une cosmologie et
cosmogonie athées, qui fait l’économie d’un dieu créateur ou lui substituant une
nature ou cosmos autosuffisant, amenant l’existence de tout au-delà à une
chimère. L’ontologie inscrit le mal comme consubstantiel à l’homme, dont le
cœur en est le siège. Voilà pourquoi il s’agit pour Sade de pénétrer dans ce
dédale.
Histoire de Juliette, 2e partie. Une précision cependant s’impose. Sade est un athée de principe, comme le
prouve son poème La Vérité – « Quelle est cette chimère impuissante et stérile, / Cette divinité que prêche à
l'imbécile< ». Donc, Sade est ironique en parlant de « l’Être suprême en méchanceté ». Il n’est nullement
déiste comme Voltaire.
45
LEIBNIZ, W. G., Discours de métaphysique (1686), Paris, col. « Agora », Pocket, 1993. Cf. aussi La
Monadologie (1774) et Essai de théodicée (1710).
46
47
WUNENBURGER, Jean-Jacques, Questions d’éthique, Paris, col. « Premier cycle », PUF, 1993, p. 13-115.
28
CHAPITRE III
SADE ET LES LUMIÈRES
« Moi, Alma Viva Jean Joseph, moi Cocotte, sœur marassa de Violaine
devant les Loas, je peux dire en toute conscience que j’ai vu la terre
basculer48. »
L’écriture pornographique et érotique au XVIIIe siècle n’est pas le seul
apanage de Sade. Il s’agit d’un mouvement : une mode qui existait à l’époque,
« le goût de la liberté49 ». Cette dernière se rapproche au libertinage. Ce droit ou
cette liberté d’action et de pensée Sade s’en réclame non seulement en tant que
philosophe mais encore plus en tant qu’homme de lettres, voire en tant
qu’homme tout court50. Car, « <le libertinage, auquel s’abandonne l’époque, n’est
qu’une forme de la liberté revendiquées par les philosophes51 ».
D’entrée de jeu, clarifions que l’œuvre de Sade, quoique dans le
prolongement du roman libertin, ne peut y être réduite. En effet, son œuvre a
cette particularité d’être un carrefour entre les différents angles lumineux
traversant le XVIIIe siècle au sens d’un aboutissant. La vie de l’homme Sade est
aussi exemplaire que son œuvre au sens où elles s’influent mutuellement. Par sa
vie et par son œuvre, Sade déjoue la démarcation entre libertinage d’esprit,
libertinage de plume et libertinage d’action. Cependant, tout cela exclut l’idée
48
DESQUIRON, Lilas, Les chemins de loco-miroir, Paris, Stock, 1990, p. 80.
49
DELON, Michel, Le Savoir-vivre libertin, chap. I, « Le goût libertin », Paris, Hachette Littératures, 2000.
Rien de ce qui est humain ne doit lui être étranger. « Homo sum et nihil humani a me alienum puto. (« Je
suis homme et rien de ce qui est humain ne m'est étranger. »
50
BERGEZ, Daniel (sous la dir. de), Précis de littérature française, Paris, Dunod, 1995, p. 253. V. aussi
GOULEMOT, Jean-Marie, Ces livres qu’on ne lit que d’une main. Lecture et lecteurs de livres pornographiques au
XVIIIe siècle, Aix-en-Provence, Alinéa, 1991.
51
29
que le divin marquis ait commis les atrocités décrites dans son œuvre, en
particulier dans les Justines et les Cent-vingt Journées. D’ailleurs, il s’en est
défendu lui-même.
Disons donc que Sade est sensualiste, c’est-à-dire matérialiste à la La
Mettrie, à la d’Holbach< Mais, ce qui lie Sade le plus aux Lumières, à ses
contemporains et frères de combat, c’est son éclectisme, son art du plagiat. Par-là,
il se fait vulgarisateur – éducateur –, citant ça et là dans son œuvre les autres, fait
de l’art de la citation, de ce genre d’argument d’autorité une norme. Le plagiat
consiste à reprendre sur son compte, pour son compte la parole, la pensée<
d’autrui. Agissant ainsi, Sade traduit et qualifie ces pensées de propriétés, de
vérités universelles, c’est-à-dire appartenant à l’humanité : le plagiat n’est qu’un
art52 des correspondances. S’approprier la pensée, la parole, l’idée d’autrui,
signifie la désappropriation, acte de généralisation, d’impersonnalisation, la
reconnaissance du fait de participer à un héritage commun que l’on peut
nommer indistinctement culture ou civilisation. Jean Deprun situe la parenté de
Sade aux Lumières par cette stratégie instituée en méthode53. « <Et l’on est tenté
de se demander si Sade n’a pas voulu discréditer à sa manière les immortels principes de
Quelque part, il ne serait pas totalement conjectural de déceler une certaine similitude avec le baroque
d’une part (cf. BOUTOUTE, Éric, Sade et les figures du baroque, Paris, l'Harmattan, 1999) ; et, d’autre part,
avec le « rococo », au sens où « Le terme « rococo » appartient au registre des beaux-arts et sert à désigner, de
façon péjorative, le style répandu à l’époque de la Régence et de Louis XV, fait d’enjolivement dans les détails, de
recherche esthétique (c’est la forme « rocaille ») et de fantaisie exotique. » (BERGEZ, Daniel, op. cit., p. 157.)
Justement, le mot régence de la citation rappelle sa vie dissolue, une sorte de rupture à l’austérité, le
rigorisme religieux de la fin de règne de Louis XIV.
52
53
DEPRUN, Jean, « Sade philosophe », in SADE, Œuvres, I, Paris, col. « Bibliothèque de La Pléiade », 1990.
30
89 ; si ce grand seigneur déchu n’embrassa pas la philosophie des Lumières à seule fin
d’en révéler les ténébreux fondements54. »
Cependant, cet éclectisme travestit une réelle intention polémique, voire
perverse. Nous pouvons citer pour preuve la citation du Zadig de Voltaire : « <Il
n’y a aucun mal dont il ne naisse un bien. » Dans la Nouvelle Justine et L’Histoire de
Juliette cette tactique devient ou se fait plus systématique. La distance se crée par
les interventions « rhématiques » de Sade : ce qu’il appelle les « dissertations » ;
distinguant récit et rhème55. Telle est ce que nous appelons sa « filiation
œdipienne ».
Notre concept de filiation œdipienne peut s’apparenter ou se comparer à celui
d’ « athéisme intégral » de Pierre Klossowski dans Sade mon prochain. C’est-à-dire
que « La raison se voulait affranchie de Dieu. Sade – mais seulement – veut affranchir la
pensée de toute raison normative préétablie : l’athéisme intégral sera la fin de la raison
anthropomorphe. Nonobstant cette obscure volonté, Sade ne distingue ni ne cherche non
plus à distinguer le fait de penser du fait de se référer à la raison universelle hypostasiée
dans son concept de nature. Cette distinction ne s’exprime que dans les actes aberrants
qu’il décrit, pour autant que la pensée ait ici une portée expérimentale, soit insouciante,
soit malin plaisir aux situations contradictoires, en tant que romancier il donne à ses
personnages des allures de « philosophes gangrenés de scélératesse56. »
KLOSSOWSKI, Pierre, Sade mon prochain, « Le philosophe scélérat », Paris, col. « Points », Seuil, 2002, p.
85, 93.
54
V. pour plus de détails bibliographiques, l’introduction de M. Delon aux œuvres complètes de Sade,
Librairie de la Pléiade, p. XLIII-L.
55
KLOSSOWSKI, Pierre, Sade mon prochain, « Le Philosophe scélérat », Paris, col. « Points », Seuil, 2002, p.
21. V. aussi p. 93.
56
31
Dans La Dialectique de la raison, Horkheimer et Adorno parlent de « vaincre la
civilisation avec ses propres armes ». Ainsi :
« Cette philosophie [celle de Sade] est une des plus fortes et des plus destructrices qui soit. Elle nie deux
postulats trop généralement admis, pense Sade : l’existence de Dieu, la bonté de la Nature. Le philosophe
s’attaque donc à la fois aux religions et à tout un courant de pensée cher au XVIIIe siècle. Dieu n’existe
pas : rares sont ceux qui l’ont proclamé avec tant de violence. Si l’idée de Dieu est encore présente chez
Sade, c’est pour la véhémence du sacrilège. Quant à la Nature, l’écrivain conteste d’abord la notion ellemême – en quoi il est fidèle à la tradition de Pascal et de la libre pensée. Tout ce qui est dans la nature est
naturel, par le fait même : les forces destructrices, tout autant que les puissances créatrices. Le sadisme
n’est pas seulement un comportement sexuel algolagnique (de algos : douleur, et lagneia : rapport sexuel),
il est aussi une éthique et une métaphysique (l’homme meurtrier collabore à l’œuvre de la Nature). Il est
enfin une esthétique. Dans le roman, la destruction de la victime devient le symbole efficace de
l’anéantissement des valeurs sociales et morales, et finalement de la négation de Dieu57. »
Sade n’a pas forcément inventé une terminologie propre. Il s’est contenté
des mots de ses confrères des Lumières. Mais de cette terminologie reçue et
courante, il l’a poussée à ses limites et ses extrêmes. « Il poussera l’explication
mécaniciste de l’homme jusqu’au délire et montrera l’application pratique entre les mains
de ceux que, précisément, le sens commun renie58. » Il s’inscrit ainsi en faux contre « la
psychologie mécaniciste », au sens où le mobile des actions humaines n’est plus
l’intérêt mais plutôt, le plus souvent celui-ci agit dans l’économie de celle-ci. En
fin de compte, ce qui meut l’être humain ce n’est point la conscience mais
l’inconscient. Il fait alors de l’homme un jouet de la Nature, par opposition à la
vulgate commune. Car, c’est justement de cette conception de voir l’homme
57
DIDIER, Béatrice, in Encyclopaedia Universalis, art. « Sade ».
58
KLOSSOWSKI, Pierre, op. cit.
32
comme un jouet de lui-même, de ses passions, de la société, ou de la nature qu’il
construit son système59, en montrant que la liberté n’est possible que dans
l’univers de l’imagination. Celle-ci – la liberté ou plutôt cette liberté – relève chez
de l’homme de « sa capacité de varier les genres60 ».
Système non pas au sens classique, au sens d’un enchaînement rigoureux, rationnel et rationalisant :
vision de la totalité, mais comme simple combinatoire. Nous rappelons avec Cassirer qu’il y a chez les
Lumières une sorte d’antisystème ou du danger du système ou d’une systématisation de la philosophie.
Soulignons, par contre, cette impasse ne recouvre pas le champ de la nature et du monde : pensons au
système de la nature de d’Holbach, ou encore L’Homme-machine de La Mettrie. « On peut encore, pour le XVIIe
siècle, garder l’espoir de décrire la totalité du contenu et du développement de la philosophie en suivant ce
développement de système en système, de Descartes à Malebranche, de Spinoza à Leibniz, de Bacon à Hobbes. Mais
ce fil conducteur nous abandonne dès le seuil du XVIII e siècle, car c’est alors le système philosophique comme tel qui
n’a plus ni force de loi ni représentativité. Et celui qui voulait à toute force rester fidèle à la forme systématique,
croyant qu’elle renfermait toute vérité spécifiquement philosophique, Christian Wolff, a tenté par ce moyen la
totalité des problèmes philosophiques de son temps. La pensée du XVIIIe siècle arrive toujours à déborder le cadre
rigide du système, à s’arracher, et justement chez les esprits les plus féconds et les plus originaux, à sa stricte
discipline *<+. » (CASSIRER, Ernst, La Philosophie des Lumières, Paris, col. « Agora », Presse Pocket, 1966, p.
35.)
59
« Deux forfaits s’offrent ici, Justine, à tes yeux peu philosophiques : la destruction d’une créature qui nous
ressemble, et le mal dont cette destruction s’augmente, selon toi, quand cette créature nous tient d’aussi près. À
l’égard du crime de la destruction de son semblable, sois-en certaine, chère fille, ce crime est purement chimérique :
le pouvoir de détruire n’est pas accordé à l’homme ; il a tout au plus celui de varier des formes mais il n’a pas celui
de les anéantir. Or, toute forme est égale aux yeux de la nature ; rien ne se perd dans le creuset immense où ses
variations s’exécutent *cf. Lavoisier+ ; toutes les portions de matière qui y tombent en rejaillissent incessamment
sous d’autres figures ; et, quels que soient nos procédés sur cela, aucun ne l’outrage sans doute, aucun ne saurait
l’offenser. Nos destructions raniment son pouvoir ; elles entretiennent son énergie, mais aucune ne l’atténue ; elle
n’est contrariée par aucune. Et qu’importe à sa main créatrice que cette masse de chair conformant aujourd’hui,
l’individu bipède, se produise demain sous la forme de mille insectes différents ! Osera-t-on dire que la construction
de cet animal à deux pieds lui coûte plus que celle du vermisseau, et qu’elle doit y prendre un plus grand intérêt ? Si
donc ce degré d’attachement, ou bien plutôt d’indifférence, est le même, que peut lui faire que, par le glaive d’un
homme, un autre homme soit changé en mouche ou en herbe ? Quand on m’aura convaincu de la sublimité de notre
espèce, quand on m’aura démontré qu’elle est tellement importante à la nature, que nécessairement ses lois s’irritent
de cette transmutation, je pourrai croire alors que le meurtre est un crime ; mais quand l’étude la plus réfléchie
m’aura prouvé que tout ce qui végète sur ce globe, le plus imparfait des ouvrages de la nature, est d’un égal prix à
mes eux, je n’admettrai jamais que le changement d’un de ces êtres en mille autres, puisse en rien déranger ses vues.
Je me dirai : Tous les animaux, toutes les plantes croissant, se nourrissant, se détruisant, se reproduisant par les
mêmes moyens, ne recevant jamais une mort réelle, mais une simple variation dans ce qui les modifie, tous, dis-je,
paraissant aujourd’hui sous une forme, et quelques années après sous une autre, peuvent, au gré de l’être qui veut
les mouvoir, changer mille et mille fois dans un jour, sans qu’aucune loi de la nature en soit un instant affectée. Que
dis-je ! sans que ce transmutateur ait produit autre chose qu’un bien, puisqu’en décomposant des individus dont les
bases redeviennent nécessaires à la nature, il ne fait que lui rendre, par cette action improprement appelée criminelle,
l’énergie créatrice dont le prive nécessairement celui qui, par une stupide indifférence, n’ose entreprendre aucun
60
33
Il apert de tout ceci (des arguments de Bressac) que le crime, le mal, loin
d’être réel, est virtuel, et in extenso chimérique ; et dans ce cas, est un non-lieu –
un atopos – dans l’ordre et l’esprit de la nature, au sens où l’homme n’a aucun
pouvoir sinon celui d’inventer par ses activités maléfiques. Alors, le méchant, au
lieu d’être celui qui tombe mal – meschoir, comme l’exprime l’étymologie latine –,
est celui, plutôt, qui tombe à pic : l’essence de la nature réside dans le mal, la
destruction, la polymorphie d’êtres, sans quoi elle cesserait d’être vie. Le
méchant fait ainsi preuve d’une vigueur, d’une énergie naturelle sans appel,
contrairement au vertueux, il est l’agent naturel actif.
Ainsi, le matérialisme et le mécanisme (des Lumières) ont-ils échoué dans
leur tentative de libérer l’homme des superstitions, des idéologies et de la
morale. Car, la raison qu’ils prônent fort et haut est aussi une idéologie parmi
tant d’autres61. Ad infinitum, l’imagination, voilà ce qui peut permettre à l’homme
de découvrir la piste de cette liberté originelle, donc de parvenir à cette « liberté
intérieure sur le plan social ».
Sade serait-il un apologiste de l’Ancien Régime ?
bouleversement. C’est le seul orgueil de l’homme qui érigea le meurtre en crime : cette vaine créature s’imaginant
être la plus sublime du globe, se croyant la plus essentielle, partit de ce faux principe pour assurer que l’action qui la
détruisait ne pouvait qu’être horrible ; mais sa vanité, sa démence ne change rien aux lois de la nature ; il n’y a point
d’être qui n’éprouve au fond de son cœur le désir le plus véhément d’être défait de ceux qui le gênent, ou dont la
mort peut lui être avantageuse ; et de ce désir à l’effet, Justine, imagines-tu que la différence soit bien grande ? Or, si
ces impressions nous viennent de la nature, est-il présumable qu’elles l’irritent ? Nous inspirerait-elle ce qui la
dégraderait ? Ah ! tranquillise-toi, chère fille : nous n’éprouvons rien qui ne lui serve. Tous les mouvements qu’elle
place en nous sont les organes de ses lois ; les passions de l’homme ne sont que les moyens quelle emploie pour
accélérer ses desseins. A-t-elle besoin d’individus ; elle nous inspire l’amour : voilà des créations. Les destructions
lui deviennent-elles nécessaires ; elle place dans nos cœurs la vengeance, l’avarice, la luxure, l’ambition : voilà des
meurtres. Mais elle a toujours travaillé pour elle, et nous sommes devenus, sans nous en douter, les débiles agents de
ses moindres caprices. » (La Nouvelle Justine, chapitre V.)
HORKHEIMER, Max, et Theodor Adorno, op. cit., p. 31. « La raison des Lumières voulant être négation du
mythe, en est la radicalisation : elle est une nouvelle mythologie. »
61
34
Charles de Villers dresse une analyse et une conclusion très cynique de
Sade et de son œuvre, plus particulièrement du roman Justine ou les malheurs de la
vertu. Il situe le roman dans le cadre direct, terrifiant et monstrueux de la
Révolution. Cette œuvre sert d’opium, de drogue à la situation sanguinaire et
sanglante aux tenants du Comité de salut public. Il débouche sur trois conclusions :
la relativité du bien et du mal ; l’efficacité du vice ; l’équivalence du vice et de
l’énergie, de la vertu et de la faiblesse. La conclusion politique qu’il en tire n’est
pas totalement gratuite. Le roman « Justine ou les Malheurs de la vertu » est le
miroir de la terreur instituée par le « Comité de salut public », en pleine fougue
révolutionnaire, sous le contrôle de Robespierre. Ainsi, la méthode de
Robespierre est le sadisme en politique Sade, comme l’est Sade en littérature. Or,
l’histoire apporte un démenti à cette conclusion, quand on sait qu’il (Sade) a été
accusé de modérantisme pour avoir refusé de voter une mention inhumaine, en
tant que président de la Section des Piques, en août 1793, et jeté en prison le 5
décembre de l’année en cours. S’ajoutent à tout cela ses démêlées avec la police
de l’époque, surtout après l’événement d’Arcueil. Nous dirons même ses
persécutions par la police – dont il s’en plaint dans ses lettres à sa femme 62 –
qu’incarne le lieutenant général Sartine. D’ailleurs, il passera près de trente ans
de sa vie en prison, et c’est là qu’il rendit l’âme en 1814.
Des lettres, souligne G. Lely, « rédigées *<+ dans l’élan de son désespoir, de son indignation ou de sa tragique
gaieté *<+ ». Citant Sade, il poursuit : « Comme un prisonnier prend toujours tout pour lui et s’imagine toujours
que tout ce qu’on fait le regarde, que tout ce qu’on dit à dessein, n’ai-je pas été me fourrer dans la cervelle que ce
maudit carillon me parlait et qu’il me disait – mais très directement : Je te plains, je te plains, / Il n’est plus
pour toi de fins / Qu’en poudre, / Qu’en poudre ? ». (LELY, G., Vie du marquis de Sade avec un examen de ses
œuvres, II, Paris, Gallimard, 1957, p. 313.)
62
35
En effet, si l’on considère la position de Rétif et de Mercier, qui choisissent
de mettre en relief et en vedette des gens du peuple  du bas peuple : du tiersétat –, contrairement à Sade qui, lui, construit ses romans avec des personnages
proches, d’une certaine manière de celle de la tragédie 63 ; en ce sens qu’ils (les
personnages) sont pour la plupart de souche aristocratique  de la noblesse, de
l’aristocratie. Or, à bien lire et considérer Sade, certains de ses personnages,
quoique de souches aristocratiques, susceptibles de représenter une classe de
« privilégiés » , pourraient servir, au-delà de cette apparence, de critique et de
dénonciation des tares d’une société vieillissante, génératrice d’abus et
d’inégalités de toutes sortes64. La publication d’Idée sur les romans (1800), où Sade
fait l’éloge d’une méthode, d’une philosophie qui consiste à passer par le chemin
inverse pour dire, dévoiler, faire découvrir la vérité : comme, par exemple le
choix de la mise en scène du mal au lieu de celle du bien, pourrait bien le
prouver. Il ne s’agit pas pour lui de faire aimer le bien par le bien, mais celui-ci
par le mal. En effet, les Justines entremêlent les gens des trois ordres, créant de la
sorte une sorte de « comédie humaine », ne voulant rien laisser en reste. Sade a tout
mis en laisse. Toujours dans cette volonté panoramique et taxonomique traduite
par et dans les Cent-vingt journées.
La tragédie, dès l’Antiquité grecque, est considérée comme un genre noble. Et en conséquence les
masques (les personnages) doivent être de cette même qualité. La définition d’Aristote est très
significative. « La tragédie est *<+ l’imitation d’une action noble (c’est nous qui soulignons), conduite jusqu’à sa
fin et ayant une certaine étendue, en un langage relevé d’assaisonnements dont chaque espèce est utilisée séparément
selon les parties de l’œuvres ; c’est une imitation faite par des personnages en action et non par le moyen d’une
narration, et qui par l’entremise de la pitié et la crainte, accomplit la purgation de l’âme. » (Cité par COUPRIE,
Alain, Lire la tragédie, Paris, col. « Lettres Sup », Dunod, 1998, p. 4.)
63
64
Cf. L’introduction des Cent-vingt journées.
36
Sade n’est pas le seul, quoique le premier, à faire du mal l’objet exclusif, de
la littérature et de la philosophie. Le premier, pas le seul, au sens où il a fait des
émules, et pas le moindre, au point d’être considéré par Sainte-Beuve, avec
Byron, comme le précurseur de la littérature moderne. « <J’oserai affirmer, sans
crainte d’être démenti, que Byron et de Sade (je demande pardon du rapprochement) ont
peut-être été les deux grands inspirateurs de nos modernes, l’un affiché et visible, l’autre
clandestin – pas trop clandestin. En lisant certains de nos romanciers en vogue, si vous
voulez le fond du coffre, l’escalier de l’alcôve, ne perdez jamais cette dernière clé65. »
On a l’exemple célèbre de Charles Baudelaire qui, se trouvant devant le
dilemme de ce que doit être sa poésie, découvre qu’il ne lui reste que le mal : la
part diabolique des choses, du monde, des êtres, de la vie. Voilà pourquoi son
premier recueil s’intitulera Les fleurs du mal.
Ainsi que le commente M. Delon, l’œuvre de Sade, bien que frappée d’un
ostracisme public, ceci ne l’empêchait pas pour autant d’être vénérée, quitte pour
son côté non-conformiste, voire révolutionnaire, d’une part. D’autre part, cette
œuvre exerce une sorte d’influence ésotérique : l’affaire des « curieux66 »
(Apollinaire).
« Il est vrai que le nom de Sade servait de signe de ralliement à tous ceux qui ne se reconnaissaient pas
dans une institution littéraire, solidaire de l’appareil judiciaire, dans cette institution littéraire *<+.
SAINTE-BEUVE, « Quelques vérités sur la situation en littérature », Revue des Deux Mondes, juillet
1843, p. 14. Cité par DELON, Michel, in SADE, Œuvres I, col. « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard,
Paris, 1990, Introduction, p. X.
65
Apollinaire édite, en 1909, des « pages choisies » de Sade dans la « Bibliothèque des curieux ». Il
écrivit lui-même à propos de Sade : « Sade, cet esprit le plus libre qui ait existé. *<+. Cet homme qui parut ne
compter pour rien durant tout le XIXe siècle pourrait bien dominer le XXe. » (APOLLINAIRE, Les Diables
amoureux, Œuvres complètes, Balland et Lecat, 1966, t. II, p. 231. Cité par M. Delon, ibid., p. XII.)
66
37
Génération après génération, la révolte des jeunes écrivains du XIXe et du XXe siècle s’est nourrie de la
fiction sadienne. Bousingots et petits romantiques, poètes baudelairiens et romanciers flaubertiens,
décadents et esthètes fin de siècle, militants surréalistes et disciples du groupe « Tel quel » ont conforté
leur refus de l’ordre bourgeois et du dogmatisme moral à la lecture de romans qui ruinaient les bonnes
consciences67. »
Ainsi, le rapport que Sade entretient avec son époque est « œdipien ». Au
sens où il s’en revendique pour en même temps la critiquer et la pervertir. Et
c’est sur cette base qu’il construit son système, selon G. Bataille.
« Le système du marquis de Sade, en effet, n’est pas moins l’accomplissement que la critique d’une
méthode menant à l’éclosion de l’individu intégral au-dessus d’une foule fascinée. *<+ De privilégié, il
devin au donjon de Vincennes, puis à la Bastille la victime de l’arbitraire qui régnait. Cet ennemi de
l’Ancien Régime le combattit *<+. Il développa sa critique du passé sur deux registres, indépendants l’un
à l’autre et bien différents. D’une part, il prit parti de la Révolution et critiqua le régime royal, mais de
l’autre il mit à profit le caractère illimité de la littérature : il proposa à ses lecteurs une sorte d’humanité
souveraine dont les privilèges cesseraient de se proposer à l’accord de la foule68. »
67
DELON, M., ibid. p. X-XI.
68
BATAILLE, Georges, L’érotisme, Paris, col. « 10/18 », Éditions de Minuit, 1957, p. 184-185.
38
CHAPITRE IV
DE LA PHILOSOPHIE COMME PÉDAGOGIE
« La question qui se pose alors est celle de savoir si la finalité universelle, celle
d’un Tout organisé, peut être pensée autrement qu’à l’aide du détour
anthropologique par la morale *<+69. »
À travers le texte « Eugénie de Franval70 », on peut s’interroger sur la
pédagogie de Sade. Deux raisons sous-tendent le projet. Premièrement, parce
que Sade lui-même dit écrire pour « éduquer et former » ; deuxièmement, parce
que la question de la pédagogie est au cœur de la philosophie des Lumières. Car,
en se désignant de la sorte, les Aufklärung se désignent comme des avant-gardes,
des hommes dont la mission est d’éclairer, c’est-à-dire d’éduquer  d’abord dans
le sens étymologique du terme : conduire  et de former.
Cependant, quoique Sade, formellement, s’assimile aux Lumières  voire
aux encyclopédistes  puisqu’il se fait, comme eux, pédagogue, il ne se tient pas
moins en « marge71 » d’eux. En ceci, il se dessine à l’opposé de Rousseau. Si pour
ce dernier, l’homme est originellement bon, sa corruption est imputable à la
société corrompue 72 ; Sade rejette cette hypothèse, tout en admettant le fait que
la société soit corrompue, mais en voyant dans sa corruption une constitution
d’être, une essence de l’homme même. La conception sadienne est moniste (tout
WEIL, ÉRIC, Essai sur la nature, l’histoire et la politique, Paris, Presses universitaires du Septentrion, 1999,
p. 94.
69
70
Eugénie de Franval n’est pas l’Émile de Rousseau. 1) C’est une fille ; 2) c’est quelqu’un du monde.
Cf. George Benrekassa, Le Concentrique et l’Excentrique : Marges des Lumières, Paris, col. « Bibliothèque
historique », Payot, 1980.
71
Cette thèse rappelle celle exprimée dans le pamphlet politique « Français, encore un effort si voulez être
républicains », qui insiste sur la nécessité d’une religion civile, c’est-à-dire citoyenne.
72
39
en débouchant sur un manichéisme pratique). Parti d’un fatalisme naturel, Sade
pense ainsi que les hommes sont intrinsèquement méchants, dépravés, mauvais.
Mais certains hommes, refoulant en eux cette essence maléfique, pensent pouvoir
y échapper. Du contraste entre cette attitude et le tempérament opposé découlent
deux destinés distinctes. L’une débouche sur le malheur (subi) tandis que l’autre
est le bonheur, puisqu’il consiste à faire le malheur de l’autre pour le bonheur de
soi.
La question rousseauenne de l’éducation est la même que l’interrogation
sadienne : quelle est l’éducation valable pour et dans un monde pervers et
corrompu ? Si pour Rousseau, il faut être vertueux : tel est le but de l’éducation :
rendre vertueux ; pour Sade, au contraire, il faut se mettre en diapason avec la
société : être aussi corrompu qu’elle et savoir ruser avec73. Explicitement, La
philosophie dans le boudoir est consacré au problème de l’éducation et de la
pédagogie74.
Ecrit en 1795, six ans après la Révolution de 1789, dans ce texte, Sade met
en scène75 sept personnages, dont les principaux sont Dolmacé, sodomite
On ne sait pas si la distinction est tenable, on verrait dans « la corruption de la société », chez Rousseau,
une thèse, mais un fait chez Sade. Chez le premier, cette corruption est un accident, tandis qu'elle est une
essence, chez le dernier. Ainsi nous pourrions conclure que le tragique n’est pas un accident chez Sade
comme il l’est chez Rousseau.
73
Le titre complet est « La Philosophie dans le boudoir ou Les Instituteurs immoraux. Dialogues destinés à
l’éducation des jeunes demoiselles »
74
Sur La méthode de la « mise en scène » et la forme dialoguée dans les romans de Sade, il convient de
rappeler que ce dernier, comme ses paires du siècle des Lumières, est hanté par l'art dramatique. Durant
sa détention à Charenton, il s'est grandement adonné au théâtre* et s'en est servi comme moyen de
divertir les codétenus ou pensionnaires. Pour plus de détails, V. DELON, Michel, et Pierre Malandain,
Littérature française du XVIIIe siècle, Paris, col. « Premier cycle », PUF, 1996 : Première partie, chap. III.
75
* Le fait pour Sade de s'adonner au théâtre**, lors de sa détention à Charenton, en organisant divers
spectacles et représentations pour amuser et divertir les autres prisonniers, pourrait être considéré
40
invétéré, Mme de Saint-Ange et le Chevalier, son frère, et Eugénie. Dans
l’intention de Sade, ce texte est un traité de pédagogie. Donc peut tenir lieu d’une
œuvre théorique de grande importance : il s’agit d’initier à la vie sexuelle,
charnelle et au libertinage la pucelle Eugénie. Le procédé d’écriture qu’utilise
Sade est celui de la forme dialoguée.
La philosophie dans le boudoir contient sept dialogues inégalement
répartis, dont l’évolution culmine  comme d’habitude  sur un sadisme
paroxysmique. Cependant, ce texte est empreint d’une certaine douceur 76, faisant
contraste avec d’autres textes, tels les Cent-vingt journées de Sodome (1785) et les
Justines, par exemple. La cruauté y est moins crue. Il s’agit surtout, comme nous
l’avons dit tantôt, d’une œuvre théorique de premier plan77. (Si vous voulez, de
second plan, après Idée sur les romans). Néanmoins, une fois de plus, Sade
choque. Car, les arguments avancés pour justifier la cruauté, l’hédonisme pur,
l’athéisme, l’irréligion  anticléricalisme  voire le fatalisme matérialiste, le
républicanisme, qui sont d’une texture solide ; conservent toute leur dureté
comme une confirmation de la thèse aristotélicienne du pouvoir cathartique de la tragédie, avec
l’extrapolation de celle-ci à l'art dramatique en général. « Le théâtre est un lieu idéal pour donner vie quelques
instants à ces chimères, transformer la magie de son lieu en mirage d'un lieu utopique, et mener, le temps d'une
représentation, l'expérience d'une vie sociale dont seraient radicalement modifiées les règles et les valeurs. » (Ibid.,
p. 112.)
** Durant sa courte période de liberté sous la Révolution, il a aussi eu une période dramatique intense et
active. Sade s'est essayé à tous les genres du théâtre : le comique, le tragique, l'opéra... et avec la pièce
« Eugénie de Melun ou le Siège D'Alger », « on a [même] parlé, sans doute de manière abusive, de « tentative de
théâtre total ». (BARONIAN, Jean-Baptiste, in « Les manuscrits de Sade », Magazine Littéraire, no 372,
BECKETT, 1999, p. 8.)
Cf. Gilbert Lely, Vie du Marquis de Sade avec un examen de ses ouvrages, t. II, Paris, Gallimard, 1957, p. 542546.
76
Quatre raisons semblent corroborer cette idée. a) L’épitaphe, la citation de Piron, tirée de La Métromanie
ou le poète (1738), en frontispice : « La mère en prescrira la lecture à sa fille » ; b) l’avis « Aux libertins » ; c)
l’insertion du pamphlet politique « Français encore un effort si vous voulez être républicains » ; d) le sous-titre
de l’édition de 1805 : « <ou les Instituteurs immoraux » (ibid., p. 543).
77
41
polémique et criminelle. La stratégie sadienne dans La Philosophie dans le boudoir
(1795) se démarque du travestissement (masque) courant dans les autres textes,
mis à part Idée sur les romans (1800). Ici, le discours et l’écriture se font beaucoup
plus persuasifs, directs et personnalisés.
On découvre le Sade républicain, citoyen, philosophe, non seulement en
tant qu’Aufklärer, mais également au-delà d’eux, ou, selon l’expression de G.
Benrekassa, « en marge » d’eux. Sade ne se contente pas, ici, d’étaler, de faire
suivre les scènes de libertinage entremêlé de sadisme. Au contraire, tout au long
du texte se dessine un projet théorique, philosophique et argumentaire solide.
Sur beaucoup de points, le républicanisme de Sade se rapproche de celui de
Rousseau.
En effet, une lecture attentive du pamphlet inséré dans ce livre : « Français,
encore un effort si vous voulez être républicains », fait remarquer la nécessité d’une
religion civile à la place de la chrétienne, du christianisme. Alors, Sade se révèle à
la fois révolutionnaire des mœurs et de la politique. « J’aurai contribué en quelque
chose, au progrès des lumières78 et je serai content79 », souhaite Sade au début du
texte. Son combat est le même que celui de Spinoza dans le Traité théologicopolitique : la liberté de penser, mais aussi celui d’agir. Il s’agit ainsi pour lui de
fonder solidement, politiquement, des mœurs, cette liberté sociale sur le plan
éthique.
78
Nous soulignons.
SADE, Œuvres, III, La philosophie dans le boudoir, Paris, col. « Bibliothèque de La Pléiade », Gallimard,
1998, p. 110.
79
42
« <Il nous faut un culte et un culte fait pour le caractère d’un républicain, bien éloigné de jamais
pouvoir reprendre celui de Rome ; dans un siècle où nous sommes convaincus que religion doit être
appuyée sur la morale et non la morale sur la religion, il faut une religion qui aille aux mœurs, qui en soit
comme le développement à la hauteur de cette liberté précieuse dont elle fait aujourd’hui son unique idole
*<+80. »
Rousseau traite de la religion civile dans Le Contrat social, au livre IV, chap.
VIII. La thèse de Rousseau, qui est aussi, dans une large mesure, celle de Sade,
est que la religion chrétienne, le christianisme, étant une religion du
déracinement, du renoncement est incapable de favoriser la cohésion sociale
nécessaire à l’établissement de l’État ou encore de la nation. Cette thèse qui est
une thèse sociologique et politique, est celle soutenue par Émile Durkheim dans
Les Formes élémentaires de la vie religieuse.
En effet, la thèse durkheimienne de la religion  ce que R. Aron appelle
une théorie générale de la religion  est que celle-ci loin d’être définie comme la
foi, la recherche de l’absolu, favorise et exprime plutôt un pragmatisme : la
cohésion sociale. Aussi découvre-t-il, par l’étude de certaines religions
totémiques, comme celles des aborigènes d’Australie, que la définition classique
de la religion ne tient plus. « Les intérêts religieux ne sont que la forme symbolique
d’intérêts sociaux et moraux81. »
80
Ibid., p. 111.
Cité par ARON, Raymond, Les Étapes de la pensée sociologique, « Émile Durkheim », Paris, col. « Tel »,
Gallimard, 1967, p. 346. Cette thèse sociologique de la religion est aussi celle soutenue par A. Comte,
surtout dans Catéchisme positiviste ou sommaire exposition de la religion universelle, et qui s’inscrit dans le
droit fil du « Système de politique positive ».
81
43
DEUXIÈME PARTIE
LA THÉODICÉE SADIENNE COMME TRAGIQUE
« On n’est point criminel pour faire la peinture
Des bizarres penchants qu’inspire la nature. »
(Sade, épigraphe à la Nouvelle Justine<)
44
CHAPITRE I
POURQUOI ÉCRIRE ?
« À la vérité, cette ville m’a toujours semblé une prison82. »
Comment expliquer la fougue et la prolixité scripturaire de Sade,
tandis qu’il a été en prison la majeure partie de sa vie ? Sans doute, Sade y
recourt-il comme stratégie libertaire : pousser l’imagination à ses limites ou
les dépasser ; écrire, écrire et écrire encore, voilà, pour lui, le moyen d’être
libre. Et si par ce moyen-là il communique avec d’autres esprits  d’autres
imaginaires  en visant l’universalité, voire l’intersubjectivité, il fait alors de
cette même pierre de l’écriture deux coups. Un coup dont la poussée a pour
horizon l’universalité précédemment soulignée ; mais également un autre
coup qui l’isole, le met en quarantaine : en ce sens que le contenu et l’allure
de ses écrits sont sulfureux, bousculent la morale (populaire et publique).
Ainsi est-il considéré « comme l’image même du mal83. »
La perversion sadienne est avant tout scripturaire. Celle-ci, dont
l’apparence s’offre dans les personnages campés ou les faits narrés, est
encore plus profonde. Cette perversion de l’écriture ou encore de l’écriture
perverse se joue dans le lexique inventé et emprunté, mais encore par la
torsion des propos d’autrui, soit par l’exotisme, le dépaysement, la
recontextualisation – ou la décontextualisation –, ou, enfin, la réécriture.
82
DALEMBERT, Louis-Philippe, L’autre face de la mer, Paris, Stock, 1998, p. 25.
83
DIDIER, Béatrice, in Encyclopaedia Universalis, art. « Sade ».
45
La vie et l’œuvre de Sade sont aussi l’expression d’un paradoxe : celui
du libertin emprisonné84. Qu’est-ce qu’un libertin, sinon qu’un homme
mobile, c’est-à-dire libre dans ses choix et ses résolutions. Comment Sade
résout-il cette équation, apparemment impossible ? En lieu et place de cette
liberté concrète, impossible, interdite, Sade choisit celle abstraite, spirituelle
et imaginaire : « Mes écrits, voilà pour moi ce qui me permettra d’être libre et ma
poétique littéraire85, en choisissant ce que les autres et la société rebutent : l’apologie
du mal, d’être philosophe en un mot. »
En effet, pour Sade, le philosophe est celui qui ordonne sa vie et son
corps en fonction d’un hédonisme tout-puissant. Justement, il fait fi de la
dichotomie disjonctive entre l’esprit et le corps. Pour lui, au contraire, ces
deux entités ont une relation osmotique au point qu’il est difficile de les
départager, les disjoindre, c’est-à-dire, enfin, de les hiérarchiser. Ces deux
substances de l’ontologie classique agissent harmonieusement et sont en
communion86. Si l’esprit relevait de l’abstrait et le corps du concret, par
analogie, l’écriture se ramènerait au premier et l’image, l’illustration au
second.
Sade est cosmopolite dans ses différents transferts carcéraux. Tel un roman d’aventures, dont le
rocambolesque va crescendo. À diverses reprises il s’est évadé et essayé de le faire. Pour preuve, son
transfert de la Bastille, avant le 14 juillet 1789, chez les religieux de Charenton-Saint-Maurice, est dû
« pour avoir tenté d’ameuter le peuple en criant par la fenêtre de sa chambre qu’on voulait égorger les
prisonniers [...]. » Avant la Bastille, il est emprisonné à Vincennes. Etc.
84
85
Ici, ce terme est pris strictement en référence à la linguistique et la critique littéraire.
Cette problématique (du rapport entre l’âme et le corps) traverse toute l’histoire gnoséologique,
épistémologique et philosophique occidentale et a suscité diverses apories. Et jusqu’à aujourd’hui,
malgré les progrès scientifiques, en biologie, neurobiologie surtout (pensons au livre de ECCLES,
John C., Évolution du cerveau et création de la conscience, Paris, col. « Champs », Flammarion, 1994),
cette problématique a refait surface et persiste. Au chapitre VII de La Nouvelle Justine, p. 596, note,
Sade aborde la question sous l’angle des rapports entre « le morale et le physique ». « Preuve invincible
de l'extrême connexité qui se trouve entre le moral et le physique ; sachez élever l'un, vous serez toujours
maître de l'autre *<+. »
86
46
Pour casser cette dichotomie, Sade joint les deux. Ses œuvres sont
généralement assorties d’illustrations. Il y a tout à la fois une « géométrie »
(spatiale), résumant « l’analyse » de l’écriture. Ce qu’il appelle le « métier de
peintre du cœur », de la nature (humaine) de l’écrivain. Cependant, la
question pourquoi écrire, du « désir d’écrire », demeure. Cette interrogation
touche du même coup celle subséquente, pourquoi Sade a-t-il écrit plusieurs
versions d’une seule et même œuvre : les Justines87 ?
Sade est doublement maudit. D’une part en tant qu’homme, d’une
autre, comme auteur. Ainsi, deux grilles d’analyse s’offrent à nous. On peut
partir de l’homme, de considérations ad hominem, pour comprendre son
œuvre ; ou chemin inverse, de l’œuvre à l’homme88. C’est la méthode des
études de notre temps. Mais, une poétique de l’œuvre de Sade est-elle
réellement possible ? Ce que nous appellerons après Marcelin Pleynet, « Sade
lisible89 ». Dans ce cas, qu’en est-il d’une étude positive de l’auteur, de son
œuvre, c’est-à-dire comment éviter que l’œuvre ne soit obscurcie par
l’auteur ?
Cette constante amplification tient à deux nécessités selon Michel Delon. 1) Rhétorique, selon la
définition qu’en donne l’Encyclopédie : « L’orateur exagère une louange, étend une narration par le
développement de ses circonstances, présente une pensée sous diverses faces, et produit des émotions à son
sujet » ; 2) Historique, en ce sens que Les Infortunes de la Vertu correspondrait à l’Ancien Régime,
Justine aux espoirs de la monarchie constitutionnelle, La Nouvelle Justine à la France thermidorienne
et directoriale (DELON, Michel, ibid.)
87
Ce risque, ou cette fausse route, est clairement exprimé par l’ancien conventionnel Marc-Antoine
Baudot : « C’était, sans contredit, un homme pervers en théorie, mais enfin il n’était pas fou, il fallait le faire
juger sur ses œuvres. Il y avait là germes de dépravation, mais pas de folie ; un pareil travail supposait une
cervelle bien ordonnée, mais la composition même de ses ouvrages exigeait beaucoup de recherches sur la
littérature ancienne et moderne, et avait pour but de démontrer que les plus grandes dépravations avaient été
autorisées par les Grecs et les Romains. » (Notes historiques sur la Convention nationale, le Directoire,
l’Empire et l’exil des votants, Paris, 1893, p. 64. Cité par DELON, Michel, in SADE, Œuvres, I.
Introduction, p. XLI.)
88
89
PLEYNET, Marcelin, op. cit., p. 283-296.
47
Le sadisme est couramment interprété soit comme une théorie
littéraire – une poétique –, une philosophie – une conception du monde et de
la vie – ou encore une psychopathologie, voire une théorie politique90. La
dernière, à notre avis, ne constitue qu’une lecture, une interprétation
extérieure. La vérité du sadisme, c’est-à-dire de la philosophie de Sade,
résiderait non pas dans une vue partielle ou partiale de l’une ou l’autre
interprétation, mais, comme le souligne Simone de Beauvoir, dans une prise
d’ensemble : saisir ce que l’auteur apporte à l’œuvre et l’inverse.
Simone de Beauvoir joint les deux voies, au sens que ce choix contient
une dimension éthique et théorique.
« En vérité, ce n’est ni comme auteur ni comme perverti sexuel que Sade s’impose à notre attention :
c’est par la relation qu’il a créée entre ces deux aspects de lui-même. Les anomalies de Sade prennent
leur valeur du moment où, au lieu de les subir comme une nature donnée, il élabore un immense
système afin de les revendiquer ; inversement, ses livres nous attachent dès que nous comprenons
qu’à travers leurs rabâchages, leurs clichés, leurs maladresses il essaie de nous communiquer une
expérience dont la particularité est cependant de se vouloir incommunicable. Sade a tenté de
convertir son destin psychophysiologique en un choix éthique ; et de cet acte par lequel il assumait sa
séparation, il a prétendu faire un exemple et un appel : c’est par là que son aventure revêt une large
signification humaine. Pouvons-nous sans renier notre individualité satisfaire nos aspirations à
l’universalité ? ou est-ce seulement par le sacrifice de nos différences que nous pouvons nous
intégrer à la collectivité ? Ce problème nous touche tous. Chez Sade, les différences sont poussées
jusqu’au scandale, et l’immensité de son travail littéraire nous montre avec quelle passion il
souhaitait être accepté par la communauté humaine : le conflit qu’aucun individu ne peut éluder
sans se mentir, on le rencontre donc chez lui sous sa forme la plus extrême. C’est le paradoxe et, en
Cf. Charles de Villers qui assimile la terreur instituée par le Comité de salut public à une application
du « sadisme », de la terreur décrite par l’auteur de Justine.
90
48
un sens, le triomphe de Sade, que pour s’être entêté dans ses singularités, il nous aide à définir le
drame humain dans sa généralité91. »
Dans le fragment 93 du Gai savoir, Nietzsche, sous une forme
dialoguée, met en scène cette interrogation.
« Mais toi, pourquoi écris-tu ? – A – Je ne suis pas de ceux qui ne pensent qu’une plume mouillée à
la main ; encore de ceux qui s’abandonnent à leurs passions quand ils sont assis sur une chaise, les
yeux fixés sur le papier en face d’un encrier ouvert. Ecrire m’irrite et me fait honte ; écrire est pour
moi un besoin ; il me répugne d’en parler, même sous une forme symbolique. – B – Mais pourquoi
écris-tu donc ? – A – Hélas, mon cher, en confidence : je n’ai pas encore trouvé d’autre moyen de me
débarrasser de mes pensées. – B – Et pourquoi veux-tu t’en débarrasser ? – A – Pourquoi je veux ?
Est-ce que je veux ? J’y suis forcé. – B – C’est bon, c’est bon92. »
Écrire répond à un besoin, donc une nécessité. De plus, l’écrivain ou le
philosophe, fait face à une impasse qui travaille l’intérieur et l’extérieur.
Rappelons-le, Sade est en prison. La prison est non seulement symbolique
mais encore réelle. Le nom de Sade lui-même fait peur, répugne. Alors faut-il
dire que Sade, l’auteur est une invention de la société ? Dans ce cas, l’œuvre
de Sade serait le symbole et l’expression d’une vengeance, d’une revanche.
Mais, ne soyons pas simplistes. Ne partons pas de l’homme pour
comprendre l’auteur. Mais reconnaissons-le, d’autre part, dans certains cas, il
est problématique de départager l’homme et l’auteur.
Sade a toujours manifesté un désir religieux pour son œuvre et y a fait
une affaire titanesque93. Les peines de l’homme suite à la perte de ses
91
BEAUVOIR, Simone de, Faut-il brûler Sade ?, Paris, col. « Idées », Gallimard, 1955, p. 12-13.
92
NIETZSCHE, F., Le Gai savoir, Paris, col. « Idées », Gallimard, 1951, traduit par Vialatte, p. 131.
93
Sisyphien aussi peut-être : « Cent fois sur le métier », c’est-à-dire indéfiniment !
49
manuscrits traduisent ce rapport religieux à l’écriture, d’une part ; de l’autre,
de l’auteur à son œuvre. Cette réduction de l’acte d’écrire au rituel religieux,
Sade la théorisera plus tard, en 1800, dans Idée sur les romans.
« J’avais *<+ beaucoup de livres, et plus de quinze volumes d’ouvrages manuscrits de ma
composition fruits des travaux de ma solitude ; par une négligence, ou plutôt une incompréhensible
méchanceté ; ces vilaines gens ne m’ont laissé prendre cela au siège de la bastille (sic) *<+94. »
Dans une lettre à Gaufridy, son avocat, mai 1790, Sade est plus
pathétique, au point d’accuser sa femme.
« Je m’étais beaucoup occupé pendant ma détention ; imaginez-vous, mon cher avocat, que j’avais
quinze volumes à faire imprimer ; en sortant de là à peine me reste-t-il un quart de ses manuscrits.
Madame de Sade, par une insouciance impardonnable, a laissé prendre les uns, a fait prendre les
autres, et voilà treize années de perdues ! *<+ Et tout cela par la pure négligence de madame de
Sade. *<+ Mes manuscrits ?< mes manuscrits sur la perte desquels je verse des larmes de sang !<
On retrouve des lits, des tables, des commodes, mais on ne retrouve pas des idées< Non, mon ami,
non, je ne vous peindrai jamais mon désespoir de cette perte, elle est irréparable pour moi *<+95. »
Encore.
« En sortant de la Bastille, la nuit du trois au quatre juillet, suivant les anciens usages du
despotisme ministériel, on ne me laissa rien emporter. *<+ Ce qui est irréparable, quinze volumes de
mes manuscrits, près à passer chez l’imprimeur *<+. *<+ Des manuscrits que je pleure tous les
jours en larmes de sang< des ouvrages qui m’auraient beaucoup rapporté< qui m’avaient consolé
SADE, Lettre à sa tante Gabrielle-Eléonore de Sade, abbesse de Saint-Benoît à Cavaillon, 22 avril 1790, in
LELY, Gilbert, Vie du marquis de Sade avec une analyse de ses ouvrages, II, Paris, Gallimard, 1957, p. 355356.
94
95
LELY, Gilbert, op. cit., p. 359.
50
dans ma retraite, et qui, en adoucissant ma solitude, m’avaient fait dire : « Au moins, je n’aurai pas
perdu mon temps ! » *<+96. »
Sade va jusqu’à produire des démarches administratives pour essayer
de retrouver ses (des) manuscrits après la mise à sac de la Bastille le 14 juillet
1789, en septembre 1790, soit un an plus tard, au point de faire les poubelles.
C’est ce que relate G. Lely.
« Vers le mois de septembre suivant, M. de Sade, qui n’avait pas renoncé à l’espoir de retrouver
quelques autres manuscrits plus importants, et entre tous son précieux rouleau des Cent-vingt
Journées de Sodome, s’adressait de la sorte au lieutenant général de la police *<+ « Voilà les
renseignements, monsieur, que vous m’avez fait l’honneur de me demander. Je suis on ne saurait
plus sensible aux peines que vous allez prendre pour ces recherches et mille fois plus encore à la
manière pleine d’honnêteté et de politesse dont vous avez bien voulu accueillir mes réclamations.
Rien ne peut égaler la reconnaissance que de tels procédés m’inspirent ; je ne puis la comparer
qu’aux sentiments d’estime et de considération avec lesquels je ne cesserai d’être, Monsieur, votre
très humble et très obéissant serviteur. » (DE SADE, rue Neuve des Mathurins, no 20.)97
La poétique sadienne s’apparente à une sorte de catharsis. Cette
dernière concerne l’auteur et son pathos : « me débarrasser de mes pensées. »
L’accent est mis sur le possessif, « mes pensées. » « Le besoin de jeter au dehors
s’adresse en première instance et dernière analyse à soi-même98. » L’écriture répond
d’abord et avant tout au tragique, à la tragédie personnelle. Avant toute
communication extérieure, il faut celle avec soi-même. Elle recommande
d’ailleurs l’impératif philosophique par excellence : « Connais-toi toi-même »,
pour reprendre l’impératif de Socrate. Mais, si toute communication est
96
Ibid., p. 361-363.
97
Ibid., p. 362, note 1.
98
RABATÉ, Dominique, Vers une littérature de l’épuisement, Paris, José Corti, 1991, p. 141.
51
d’abord personnelle, ne serons-nous pas tentés de dire que l’écriture, l’acte
d’écrire n’institue et ne constitue qu’une communication unilatérale et à sens
unique, celle qui se fait avec soi-même ; et dans ce cas induit toute tentative
de communication extérieure et vers l’extérieure dans une impasse. Ainsi,
verrait-on dans la dichotomie, la dualité un masque, une fausseté, l’œuvre
d’un « malin génie99 ». « Deux voix théâtralement séparées qui ne sont en fait
qu’une100. » Pourtant, s’il y a écriture, il y a peu ou prou un désir, manifeste
ou pas, de communication, d’une présence tierce ou seconde. Car, « Le rôle de
l’autre est primordial et sa place forcément marquée *<+. Le tour réflexif *<+ situe
ainsi l’écriture aux antipodes de la conversation : non plus tournée vers, ouverte aux
injonctions et sollicitations d’une communication socialisée, mais vouée à
l’épuisement d’un démon intérieur101. »
Or, malgré cette impasse, cette réalité solipsiste, ce que Sade appelle
l’isolisme, il y a tout de même communication. Ce jeu se déduit tacitement à
travers les Justines où Sade est le narrateur-auteur ou inversement, auteurnarrateur. C’est justement dans la volonté de non-communication qu’il y a
communication. À qui voudrait-on se cacher, se masquer ? À soi-même ?
Peut-être ? Pas de narration sans médiation. Qu’elle soit illusoire ou réelle !
Le « prochain » dirait Klossowski !
L’écriture érotique et pornographique – l’érotisme et la pornographie –
traduisent ce type de communication – communion. En effet, le plaisir
DESCARTES, René, Méditations métaphysiques, Œuvres philosophiques II, 1638-1642, Édition de F.
Alquié, Classiques Garnier, Paris, 1983.
99
100
RABATÉ, Dominique, ibid.
101
Ibid. p. 141-142.
52
érotique et pornographique, plutôt le jouisseur de ces genres de plaisirs
accèdent à lui-même par le biais de l’autre, du « prochain. » « La conscience du
libertin entretient une relation négative, d’une part avec Dieu ; d’autre part, avec le
prochain. La notion de Dieu et la notion du prochain lui sont indispensables102. »
102
KLOSSOWSKI, Pierre, op. cit., p. 101.
53
CHAPITRE II
LA MÉTHODE DE SADE
« Advienne le pire ! si l’on ne pouvait plus l’éviter. Mais s’il fallait croire les livres,
ce pire allait offrir du diablement mauvais103. »
Sade fonde son œuvre sur une dichotomie : le dédoublement. Ce
fondement dichotomique traduit en même temps un choix méthodologique
et philosophique. L’analyse de M. Delon à ce sujet est assez directe et claire ;
aussi, nous nous contentons de la reproduire.
« Cette stratégie du dédoublement obéit sans doute aux lois du marché ou peut être interprétée
comme une concession à la séparation des genres, mais elle s’inscrit surtout dans la logique du
fantasme qui demande un étagement du secret et de la transgression. Il faut d’un côté respecter la loi
littéraire et morale pour mieux la tourner d’un autre. Sade pousse à son terme le principe des deux
vérités selon lequel les libertins érudits du XVIIIe siècle puis leurs successeurs à l’âge des Lumières
laissaient publier des œuvres exotériques et réservaient à leurs amis des œuvres ésotériques104.
Parallèlement à son activité dramatique et encyclopédique, tournée vers le public, visant même un
élargissement de ce public, Diderot garde encore par-devers soi le manuscrit du Rêve de d’Alembert
ou le Supplément au voyage de Bougainville, pour choisir deux textes dont la libre réflexion sur la
question de la morale sexuelle n’est pas sans rappeler le travail théorique de Sade. A la fin du XVIII e
siècle et sous la Révolution paraissent des textes matérialistes ou ésotériques qui avaient longtemps
circulé sous forme de manuscrits clandestins. Sade fait de ce jeu entre ésotérisme et exotérisme un
des principes constitutifs de son invention littéraire 105. »
103
CONRAD, Joseph, Typhon, Paris, Le Livre de Poche, 1965, p. 149.
Suivant l’Avis de l’éditeur de la Nouvelle Justine, les Justines sont l’œuvre d’un auteur disparu.
L’éditeur, Sade, n’eut accès que par un fidèle ami de celui-ci.
104
DELON, Michel, in SADE, Œuvres, I, Paris, Col. « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1995.
Introduction, p. XXI-XXII.
105
54
Cette stratégie du dédoublement exige aussi le recours à l’éclectisme,
c’est-à-dire faire semblant de garder l’anonymat sous le discours d’autrui,
d’autres auteurs.
« On sait désormais comment il [Sade] a pris son bien un peu partout, dans les traités des
philosophes et dans leurs réfutations religieuses, dans les récits ethnologiques et dans les romans
libertins. Quand il fait de ses œuvres de véritables marqueteries d’emprunts, il agit sans doute en
plagiaire soucieux d’allonger des livres qui lui sont payés à la page, mais aussi en philosophe qui
diffuse les arguments de ses frères de combats et surtout en artiste du collage qui détourne les
Lumières en une danse de mort106. » « C’est-à-dire qu’on ne peut assigner de sens univoque à une
œuvre qui est de fiction et qui joue de tous les discours et de toutes les formes de son temps107. »
Si l’Encyclopédie108 est une œuvre de collection des différentes
connaissances humaines, le panorama du savoir (humain), Sade applique cet
encyclopédisme au roman, à son œuvre en général. Cet encyclopédisme il
l’applique essentiellement dans l’exploration du problème du mal, au point
de parler de Sade comme « l’encyclopédiste du mal » : scruter la question du
mal, cette problématique, l’agiter de manière panoramique. Cet éclectisme,
au lieu de faire de Sade un vassal idéologique des Lumières traduit plutôt sa
« filiation œdipienne » à celles-ci. Le projet est de « détruire la civilisation avec ses
propres armes109. » Et, « du même coup, il se produit un changement de perspective
où ce n’est plus Sade qui fait figue de disciple des mécanistes et des matérialistes,
mais où ce sont leurs systèmes qui apparaissent comme au service de ces forces que
106
Ibid., p. LV.
DELON, Michel, et Pierre Malandain, Littérature française du XVIIIe siècle, Paris, col. « Premier
cycle », PUF, 1996, p. 498.
107
108
109
Le titre complet est Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers.
HORKHEIMER, Max, et Theodor W. Adorno, op. cit., p. 104.
55
Sade à la fois incarne et dénonce110. » Quoiqu’insérant l’œuvre de Sade dans un
cadre essentiellement politique, ce que souligne E. G. Sledziewski garde
toute sa pertinence et l’aborde tout en renchérissant dans la même ligne.
« Par l’écriture et le blasphème, Sade a déchiffré cette double violence – celle du privilège, celle de la
moralité et des bonnes mœurs. Il en extrait un principe unique : le « sadisme » essentiel à tout
pouvoir. Ses écrits en exposent indéfiniment les figures. *<+ Sade mobilise tous les genres, parle sur
tous les tons, comme si le tableau de la souffrance infligée, la reconstruction de l’ordre qui l’inflige,
étaient inépuisables. Sa logique meurtrière du pouvoir fonctionne comme un délire, qui sera imputé
à celui-là même qui en fait la démonstration *<+111. »
Justine représente alors une perversion du mythe de Pandore 112. Non
pas celle qui est responsable des malheurs du monde – par qui serait venu
l’hybris –, mais celle qui sert de tragos et de victime. Mais Justine est une
seconde Phèdre de Racine : « <Ni tout à fait coupable, ni tout à fait
innocente113. » Elle est coupable non parce qu’elle cultiverait le vice comme sa
110
KLOSSOWSKI, P., in « Sade », Club du Livre Précieux (CLP), p. 689<
SLEDZIEWSKI, E. G., « Sade », in Dictionnaire de la Révolution française, (sous la dir. de) Alfred
Soboul, Paris, PUF, 1989. V. aussi BATAILLE, G., L’érotisme< : « Le désert que la Bastille fut pour lui, la
littérature devenue seule issue de la passion, voulut qu’une surenchère fit alors reculer les limites du possible,
au-delà des rêves les plus insensés que l’homme eut jamais formés. Par la vertu d’une littérature condensée
dans la prison, une image fidèle nous fut donnée de l’homme devant lequel autrui cesserait de composer » (p.
186).
111
« Femme d’une extrême beauté, créée de terre et d’eau par Héphaïstos, sur l’ordre de Zeus. Tous les dieux la
douèrent à leur tour de charmes, de talents artistiques (pandore= douée de toutes les grâces).Zeus, irrité contre
Prométhée pour son vol du feu, se venge en offrant Pandore à Epiméthée, frère de Prométhée. Pandore avait
reçu de Zeus une boite pleine de fléaux et de désastres, qu’elle devait garder fermée. Cependant elle ouvrit la
boite par curiosité et toutes les misères et calamités se répandirent sur la terre *<+. » (Encyclopédie de la
mythologie, Séquoia, Paris-Bruxelles, 1962, art. Pandore.)
112
Jean Racine, Phèdre, Le Livre de poche, 1985, préface. « En effet, Phèdre n’est ni tout à fat coupable, ni
tout à fait innocente. Elle est engagée, par sa destinée et par la colère des dieux, dans une passion illégitime,
dont elle a horreur toute la première. Elle tous ses efforts pour la surmonter. Elle mieux se laisser mourir que
de la déclarer à personne, et lorsqu’elle est forcée de la découvrir, elle en parle avec une confusion qui fait voir
que son crime est plutôt une punition des dieux qu’un mouvement de sa volonté. » Percevez par vous-même
l’antagonisme entre volonté humaine et volonté et cruauté divines.
113
56
sœur Juliette, plutôt de et par sa naïveté : elle veut être vertueuse dans un
monde et une société complètement corrompus114. Telle est la loi du « bouc
émissaire » pour répéter Girard115.
La conclusion du roman, Justine foudroyée par la foudre, assimile cet événement à une punition
divine.
114
115
Cf. GIRARD, René, Le bouc émissaire, Paris, Grasset, 1982.
57
CHAPITRE III
EN GUISE D’INTRODUCTION : « IDÉE SUR LES ROMANS »
« Il m’a fallu venir dans les montagnes pour retrouver le besoin de parler
avec le monde, comprenez-vous ?116 »
L’Idée sur les romans (1800) de Sade s’inscrit dans un paradigme du
XVIIIe siècle : la question des genres littéraires. Ainsi cette problématique,
comme aux siècles précédents, les Lumières n’en ont pas fait l’économie.
Comme toujours, une nécessité existentielle pour tout siècle : concevoir sa
propre poétique en réfléchissant sur sa possibilité et sa nécessité : la question
des genres. Diversement, les Lumières ont agité cette question : le théâtre, la
poésie, le roman<Ce dernier étant devenu, comme le théâtre, l’outil littéraire
et philosophique par excellence, les lumières ont jugé nécessaire de penser
une poétique du roman.
L’Idée sur les romans de Sade, Le traité de l’origine des romans de Huet,
Le Récit fictif de diverses aventures merveilleuses ou vraisemblables de la vie
humaine de Jaucourt, sont de cette lignée. Ces trois auteurs définissent le
roman comme œuvre de fiction, expression de l’imaginaire, œuvre
d’imagination, mais s’opposent quant à son objet et son origine. Pour Huet et
Jaucourt, l’origine du roman est spatio-temporelle, donc historique. Pour
Huet, il est d’origine orientale et l’abbé Jacquin, l’Égypte. Pour Sade, par
contre, le roman est un genre universel. Donc inhérent à toutes cultures ;
parce que « il est des modes, des usages, des goûts qui ne se retransmettent point,
KAWABATA, Yasunari, Romans et nouvelles, « Pays de neige », Paris, col. « Pochothèque », Albin
Michel, 1999, p. 434.
116
58
inhérent à tous les hommes, ils naissent naturellement avec eux : partout où ils
existent, se retrouvent des traces inévitables de ces goûts, de ces usages, et de ces
modes117. »
Sade retient trois118 sources du roman (qui sont aussi des objets) : la
divinité (la religion), la patrie, l’héroïsme (les héros).
Le roman ayant été
d’abord œuvre de fiction sur la divinité, fait apparaître ou révèle les dieux
comme pure fiction et superstition. Deux réponses : l’athéisme ou
l’agnosticisme. A ce stade, le roman exprime l’enfance de l’humanité, des
hommes. De fiction divine, religieuse ; il est devenu fiction patriotique, où la
patrie ou le roi remplace Dieu119.
« N’en doutons point : ce fut dans les contrées qui, les premières, reconnurent des Dieux, que les
romans prirent leur source, et par conséquent en Égypte, berceau de tous les cultes ; a peine les
hommes eurent-ils soupçonné des êtres immortels, qu’ils les firent agir et parler ; des lors, voilà des
métamorphoses, des fables, des romans ; en un mot, voilà des ouvrages de fiction, des que la fiction
s’empare de l’esprit des hommes. Voilà des livres fabuleux, des qu’il est question de chimères : quand
les peuples, d’abord guides par des prêtres, après s’être égorgés pour leurs fantastiques divinités,,
s’arment enfin pour leur roi ou pour leur patrie, l’hommage offert à l’héroïsme balance celui de la
superstition, non seulement on met, très sagement alors, les héros a la place des Dieux, mais on
chante les enfants de Mars comme on avait célébré ceux du ciel ; on ajoute aux grades actions de leur
vie, ou, las de s’entretenir d’eux, on créé des personnages qui leur ressemblent< qui les surpassent,
et bientôt de nouveaux romans paraissent, plus vraisemblables sans doute, et bien faits pour
Sade, Idées sur les romans, Les Crimes de l’amour, Paris, « folio classique », p. 28, 1987. L’Idée sur
les romans a servi d’introduction Aux Crimes de l’amour.
117
Nous pouvons ainsi conjecturer à partir de cette notion que Les infortunes de la vertu
renverraient à la première source, Justine ou les Malheurs de la vertu à la seconde et La Nouvelle Justine
ou les Malheurs de la vertu Suivie de l’Histoire de Juliette, sa sœur à la troisième. V. p. 3, note 7. Surtout
les dates de publication ou de rédaction.
118
Cette thèse rappelle celle exprimée dans le pamphlet politique « Français, encore un effort si vous
voulez être républicains », qui insiste sur la nécessité d’une religion civile, c’est-à-dire citoyenne.
119
59
l’homme que ceux qui n’ont célébré que des fantômes. Hercule, grand capitaine, dut vaillamment
combattre ses ennemis, voilà le héros et l’histoire ; Hercule détruisant des monstres, pourfendant des
géants, voilà le Dieu< la fable et l’origine de la superstition ; mais de la superstition raisonnable,
puisque celle-ci n’a pour base que la récompense de l’héroïsme, la récompense due aux libérateurs
d’une nation, au lieu que celle qui forge des êtres incréés, et jamais aperçus, n’a que la crainte,
l’espérance, et le dérèglement d’esprit pour motifs *<+. »
De pures légendes et superstitions, le roman est devenu épique 
épopée , pour devenir enfin fiction humaine, donc historique : « singulières
aventures de la vie des hommes120 ». Mais malgré son universalité le roman reste
et demeure œuvre humaine ; donc conserve son particularisme culturel,
c’est-à-dire sa dimension spatio-temporelle.
« Chaque peuple eut donc ses dieux, ses demi-dieux, ses héros, ses véritables histoires et ses fables ;
quelque chose, comme on vient de le voir, put être vrai dans ce qui concernait les héros ; tout fut
controuvé, tout fut fabuleux dans tout le reste, tout fut ouvrage d’invention, tout fut roman, parce
que les Dieux ne parlèrent que par l’organe des hommes, qui, plus ou moins intéressés a ce ridicule
artifice, ne manquèrent pas de composer le langage des fantômes de leur esprit, de tout ce qu’ils
imaginèrent de plus fait pour séduire ou pour effrayer, et par conséquent de plus fabuleux *<+.
« Il y eut donc des romans écrits dans toutes les langues, chez toutes les nations, dont le style et les
faits se trouvèrent calques, et sur les mœurs nationales, et sur les opinions reçues par ces nations.
« L’homme est sujet à deux faiblesses qui tiennent à son existence, qui la caractérisent. Partout il
faut qu’il prie, partout il faut qu’il aime ; et voilà la base de tous les romans ; il en fait pour peindre
des êtres qu’il implorait, il en fait pour célébrer ceux qu’il aimait *<+121. »
L’importance de L’Idée sur les romans (de l’œuvre sadienne en un mot)
réside dans le fait qu’il « a changé radicalement le rapport du lecteur à l’œuvre :
120
SADE, Idées sur les romans<, p. 28.
121
Ibid.
60
[en mettant] la violence à la place de la connivence que les romanciers cherchaient
habituellement à créer [...+ *et en + lui *fixant+ une *<+ mission *<+ conforme à son
origine, satisfaire le besoin de prier et le besoin d’aimer, c’est-à-dire traduire le
sentiment qu’à l’homme d’une nature qui le dépasse122 et l’envahit, et donner forme
aux plus profondes pulsions du désir. La matière du roman ne saurait donc être la
banalité quotidienne, « ce que tout le monde sait », ni les bons sentiments, ni le
badinage123. »
122
C’est nous qui soulignons.
COULET, Henri (sous la direction de), Idées sur le Roman. Textes critiques sur le roman français XIIe–
XXe siècle, Paris, col. « Textes essentiels », Larousse, 1992, p. 199.
123
61
CHAPITRE IV
LES TROIS VERSIONS
« Ah ! monsieur, pourquoi tant de poisons ? Si Dieu a tout fait, ils sont
son ouvrage ; il est le maître de tout ; il fait tout<124 »
À quoi voudrions-nous aboutir en abordant la question du mal dans
les trois Justines ? Il s’agit pour nous, dans notre travail, de faire ressortir le
vrai Sade, non pas celui du mythe, c’est-à-dire, en faisant l’économie ou en
allant au-dessous « des fantasmes collectifs [qui] investissent son nom, gonflent les
anecdotes, leur donnent la dimension du mythe125 ».
Toutefois, le mythe sera analysé pour en faire ressortir ce qu’il y a de
vrai, c’est-à-dire, faire surgir son symbolique : son contenu significatif et
signifiant – son signifié. Ceci consiste à découvrir que « l’atrocité et la démesure
[qui caractérisent+ l’œuvre de Sade *<+ sont particulièrement présentes dans la
rumeur de 1768. L’imaginaire de l’œuvre précède peut-être son auteur ». Aussi, où
l’imagination, les fantasmes sadiens recoupent « le fantasme collectif, *<+ les
hantises126 », comme fonctionne le « bouc émissaire » girardien.
Pourquoi Sade a-t-il écrit plusieurs versions d’une même œuvre ?
VOLTAIRE, Zadig ou la destinée, Micromégas et autres contes, « Histoire de Jenni », Paris, Le Livre de
Poche, 1983, p. 447.
124
125
DELON, M., SADE, Œuvres, I, ibid., p. XIV.
Ibid. p. XVI. « Sade fit de la criminalité virtuelle de ses contemporains son destin personnel, il voulut
l’expier à lui seul à proportion de la culpabilité collective que sa conscience avait investie. » (V. la suite de la
citation, p. 62-63.) Le sadisme est toujours en danger – comme il l’a toujours été d’ailleurs. Quel est
donc ce danger ? 1) Celui de la mécompréhension, du jugement faux : des préjugés ; 2) celui de la
soi-disant éthique, morale de la société d’hier et d’aujourd’hui. Parce que le sadisme n’est pas un
évangile christianisant – chrétien : l’évangile du grand nombre, de la masse. « Le mal est une nécessité.
C’est lui qui attise le feu du vrai génie », comme l’affirmait un personnage de cinéma.
126
62
La rédaction de plusieurs versions d’une même œuvre – Justine – (sans
compter les divers bouillons), manifeste-t-il chez Sade un souci stylistique,
une esthétique puriste à la Flaubert, ou, abstraction faite de tout souci
esthétique, la hantise et la pertinence d’une question philosophique
d’éthique : le problème du mal (et du bien), le questionnement d’une
« théodicée négative ».
G. Bataille soutient dans La littérature et le mal qu’il y a un rapport
causal entre la troisième version de Justine (La Nouvelle Justine ou les malheurs
de la vertu Suivi de l’histoire de Juliette, sa sœur) et les Cent-vingt journées de
Sodome< « C’est apparemment la perte des Cent-vingt journées qui amènera Sade à
reprendre en une troisième version scandaleuse l’histoire de Justine et à lui donner
comme suite l’histoire de Juliette *<+127. »
Quant à nous, nous jugeons que, bien qu’ayant quelque part une part
de vérité dans le jugement de G. Bataille, la causalité ne s’inscrit pas
directement avec les Cent vingt Journées. Déjà, dans l’exorde des deux
premières versions : Les Infortunes et Justine ou les malheurs de la vertu, Sade
fait apparaître ou laisse apparaître que l’histoire de Justine n’est qu’une
partie du puzzle, de la problématique du mal. Celui-ci, pour être complet,
nécessite celle de Juliette. Rappelons-nous que Sade se propose de peindre le
« cœur de l’homme ». Celui-ci n’est-il pas capable du mieux comme du pire !
Donc présenter un seul aspect du problème, Sade passerait à côté de la
plaque, comme il l’annonce dans l’Avis de l’éditeur de la Nouvelle Justine :
BATAILLE, Georges, La Littérature et le mal, Paris, col. « Folio essais », Gallimard, 1990, p.
81, note.
127
63
« ...Par celui dont l’énergique crayon a dessiné Justine et sa sœur que l’on va voir
ici. »
Personne n’est habilité qu’à le prouver que l’auteur, le philosophe luimême. « <Et Juliette, au fond d’une ottomane, commence ses récits de la manière
dont nos lecteurs le verront dans les volumes qui suivent128. » D’ailleurs, ne
sommes-nous pas tentés de dire qu’en réalité la vraie héroïne du roman n’est
autre Juliette. En effet, c’est avec elle que commence le récit, comme si
l’histoire de Justine n’en constitue une digression et rien de plus qu’une
« anecdote129 », ou encore « <un misérable extrait bien au-dessous de l’original
*<+130 ».
Sade est-il un moraliste ? Qu’est-ce qu’un moraliste ? Serait-ce
l’anthropologue, au sens étymologique du terme ? Serait-ce celui qui discourt
sur l’homme en tant qu’agent et qui en propose des normes de conduite ? Par
la méthode du va-et-vient entre diégèse et rhème, ou encore les dissertations
philosophiques,
à la Jacques le fataliste de Diderot, Sade joue le jeu du
moraliste. Il s’en réclame d’ailleurs explicitement dans La Nouvelle Justine.
« Justine décida la question en dévote ; nous aurions prononcé en moralistes [nous soulignons].
C'est à nos lecteurs à nous dire maintenant lequel vaut mieux en société, ou d'une religion qui nous
128
La Nouvelle Justine, p. 1110.
« Mme de Lorsange qui se nommait alors Juliette et dont le caractère et l’esprit étaient à fort peu de chose
près aussi formés qu’à l’âge de trente ans, époque où elle était lors de l’anecdote que nous racontons, ne parut
sensible qu’au plaisir d’être libre, sans réfléchir un instant aux cruels revers qui brisaient ses chaines. » (Les
Infortunes de la vertu, p. 5.)
129
130
Ibid.
64
fait, malgré tout, préférer nos intérêts à ceux des autres, ou d'une morale qui nous ordonne tous les
sacrifices, dès qu'il s'agit d'être utile aux hommes131. »
C’est ce que suggère également le pamphlet et l’utopie politique :
« Français, encore un effort si vous voulez être républicains ».
« Sade *qui a+ placé dans l’individu, dans les innombrables individus en lesquels se résolvent les
sociétés humaines, la seule force réelle et organique de celle-ci *<+, poursuit une critique impitoyable
de toutes les contraintes sociales qui tendent à réduire en quoi que ce soit l’activité de l’incoercible
élément humain. Seul, à ses yeux, l’intérêt de l’individu lui conseillera d’accepter non pas un
contrat, mais un compromis social pouvant à tout moment être dénoncé et renouvelé. Pour lui,
chaque société qui méconnaît cette vérité fondamentale est oppressive et destinée à périr132. »
Ainsi, à la lumière de celui-ci, on est appelé à dire que par son rôle, en
tant qu’organon politique – politéa –, une utopie politique vise une
refondation du politique. Alors, puisqu’il y est question de la gestion des
mœurs, surtout celles jugées contrenatures, la morale sociale devient autre.
Donc, les héros sadiens ne sont pas des meurtriers parce qu’ils n’ont d’autre
mobile que le simple plaisir de tuer. Sur le choix de la violence, de la violence
131
P. 460.
Maurice HEINE, résumant le pamphlet « Français, encore un effort si vous voulez être
républicains ». Cité par Lely, G., op. cit., p. 545. Les propos de Juliette vont également dans le même
sens. « Je l'avoue, j'aime le crime avec fureur, lui seul irrite mes sens, et je professerai ses maximes jusqu'aux
derniers moments de ma vie. Exempte de toutes craintes religieuses, sachant me mettre au-dessus des lois, par
ma discrétion et par mes richesses, quelle puissance, divine ou humaine, pourrait donc contraindre mes
désirs ? Le passé m'encourage, le présent m'électrise, je crains peu l'avenir ; j'espère donc que le reste de ma
vie surpassera de beaucoup encore tous les égarements de ma jeunesse. La nature n'a créé les hommes que pour
qu'ils s'amusent de tout sur la terre ; c'est sa plus chère loi, ce sera toujours celle de mon cœur. Tant pis pour
les victimes, il en faut ; tout se détruirait dans l'univers, sans les lois profondes de l'équilibre ; ce n'est que par
des forfaits que la nature se maintient, et reconquiert les droits que lui enlève la vertu. Nous lui obéissons donc
en nous livrant au mal ; notre résistance est le seul crime qu'elle ne doive jamais nous pardonner. Oh ! mes
amis, convainquons-nous de ces principes : dans leur exercice se trouvent toutes les sources du bonheur de
l'homme. » (SADE, Œuvres, III, Histoire de Juliette, p. 1257.)
132
65
dans les romans, l’œuvre de Sade, loin d’être une idiosyncrasie sadienne, il
faut y voir l’effet d’une mode selon M. Delon133.
L’événement d’Arcueil (1768) qui traduit un début de la réprobation
populaire – laquelle réprobation a poussé les autorités d’alors à sévir contre
le divin marquis – n’a été qu’un événement parmi tant d’autres qui
s’inscrivaient dans la mode, l’habitude aristocratique de ce temps. On a
l’exemple, en cette même année 1768, du viol par le duc de Fronsac, fils du
maréchal de Richelieu, de la fille d’un marchand, après avoir provoqué un
incendie pour l’enlever134.
« On verra la démonstration initiale de 1791 se magnifier, six ans plus tard, en une gigantesque
épopée du mal, jaillie, semble-t-il de la pensée même du Démon » (M. Heine) « Si bien que cette
version *les Infortunes de la vertu+ semble l’œuf dans lequel va éclore la philosophie sadiste : la
conscience encore morale n’est que la coque qui éclatera sous la germination dialectique des
problèmes que pose cette conscience135. »
DELON, M., Le Savoir-vivre libertin, chap. II, « Le modèle littéraire et la violence », Paris, Hachette
Littérature, 2000, p. 58, où il soutient que le sadisme n’est pas simplement une affaire de Sade, il est
une caractéristique de l’aristocratie de l’Ancien Régime. N’est-ce pas alors ignorer la singularité du
divin marquis ?
133
« On ne peut réduire les affaires à quelque prédisposition personnelle. Le comte de Sade, Père du marquis se
signale déjà à la police par ses dragues dans les jardins publics, tandis que le maréchal de Richelieu, père de
Fronsac, est devenu au XVIIIe siècle le libertin de cour par excellence. La société de l’Ancien Régime génère
une dépendance des plus faibles et l’affirmation du privilège peut passer par leur exploitation sexuelle. Au
moment où la fonction de la noblesse fait l’objet de discussion, durant le XVIIIe siècle, le libertinage peut
apparaître comme une forme de revendication agressive, au même titre que la réaction nobiliaire et
seigneuriale. Revendication à la fois réelle et imaginaire, pratiquée et fabulée. Alain Boureau a bien montré
comment la dialectique du maître et de la servante a produit le mythe de cuissage * qui réserverait au seigneur
les prémisses de toute jeune mariée sur ses terres. » (DELON, M., Le Savoir-vivre libertin, Paris, HachetteLittératures, chap. II, p. 58-59, 63-64.)
134
« Droit de Cuissage, droit légendaire, qu’auraient possédé certains seigneurs, de passer avec la femme d’un
serf la première nuit de ses noces. » (Petit Larousse illustré, 2000)
*
135
LELY, G., op. cit.
66
Le pamphlet philosophique, « Français, encore un effort si vous voulez être
républicains », réaffirme, d’une manière directe et explicite, l’importance de la
philosophie comme outil optique par excellence. « <C’est ce que nous allons
analyser avec le flambeau de la philosophie, car c’est à sa seule lumière qu’un tel
examen doit s’entreprendre<136 ».
Le changement rhétorique qui consiste dans la Nouvelle Justine à
enlever la parole à l’héroïne (qui est héroïne-narratrice dans la Justine) qui
devient une simple héroïne, signifie deux choses : la nature reprend ses
droits ; la philosophie est en train de réaliser son triomphe, dont le souhait
est exprimé dans les exordes. « Le chef-d’œuvre de la philosophie serait de
développer les moyens dont la fortune se sert pour parvenir aux fins qu’elle se
propose sur l’homme137< »
Les Justines fonctionnent alors comme une sorte de spirale, en ce sens
que l’œuvre débute par un récit en troisième personne – les Infortunes –
passant en un en première personne – la Justine – et enfin pour devenir avec
la Nouvelle Justine suivie de l’Histoire de Juliette, sa sœur un récit où se mêle
troisième et première personne. Les trois versions constituent donc la
traduction d’ « un apport croissant de la révolution imaginée par Sade *<+138 ».
SADE, Œuvres, III, La philosophie dans le boudoir, « Français, encore un effort si vous voulez être
républicains »<, p. 125. V. aussi
136
SADE, Œuvres, II, La Nouvelle Justine<, p. 395. Soulignons qu’il y a trois variantes du même texte.
Dans Justine, Sade ne parle pas de « fortune » mais de « Providence » et dans les Infortunes de
« triomphe de la philosophie ». Pour plus de détails, voir le chapitre suivant.
137
JACOB, André, Introduction à la philosophie politique du langage, col. « Idées », Gallimard, Paris,
1976, p. 308.
138
67
Pourquoi les trois versions de Justine ne constituent-elles pas trois
réponses différentes à un même problème ?
Il faut rappeler que les reniements qu’effectue Sade au conte
philosophique Les Infortunes de la vertu (1788) – qui devait à l’origine faire
partie d’un recueil de nouvelles et de fabliaux –, mais abandonné et
transformé plus tard en un roman : Justine ou les malheurs de la vertu (1791)
puis La Nouvelle Justine ou les Malheurs de la vertu, suivie de l’Histoire de Juliette,
sa sœur (1797), s'inscrit dans une stratégie scripturaire et défensive. On
renvoie une fois de plus à la fameuse étude de Léo Strauss : « La persécution et
l'art d'écrire139 ». Néanmoins, il est évident que l'architecture de la Nouvelle
Justine, et la prolixité imaginative et romanesque dont y fait preuve Sade
révèle non pas une problématique nouvelle, comme pourrait le suggérer le
titre, mais fait état de préférence d’une évolution méthodologique dans sa
poétique
et
d’un
approfondissement
qu’impose
constamment
le
questionnement soulevé par la problématique du mal. On y revient plus loin.
Les Cent vingt Journées de Sodome ou l’École du libertinage, œuvre pour laquelle
Sade a versé des « larmes de sang », traduit cette intention ou tentation
panoramique des perversions, des vices, sorte de taxonomie, nomenclature
des perversions. Il a toujours considéré cette œuvre comme un « chef-d'œuvre
» – « Récit le plus impur qui ait jamais été fait depuis que le monde existe », écrit-il
dans l'introduction –, sinon un progrès dans l'histoire des lettres, où son
génie c'est le plus manifestement révélé. Sur cette perte, Sade s’exprimait
ainsi : « <Mes manuscrits sur la perte desquels je verse des larmes de sang !< Je
139
Op. cit.
68
ne vous peindrai jamais mon désespoir de cette perte, elle est irréparable pour
moi< »
Faut-il rappeler que le texte des « Cent-vingt Journées », qui nous est
enfin parvenu, a été inédit jusqu'au XXe siècle. C'est grâce à Maurice Heine
qu'il nous est parvenu dans sa forme actuelle. Débuté peut-être en 1785, Sade
a égaré le manuscrit par l’abandon forcé de sa cellule à la Bastille et son
transfert au couvent de Charenton dans la nuit du 3 au 4 juillet 1789, en
pleine période fougueuse de la Révolution française de 1789. Retrouvé par
Arnoux de Saint-Maximin, devenu la propriété d’un bibliophile allemand,
Iwan Bloch, qui en donne une première publication en 1904, sous le
pseudonyme d’Eugen Dühren, acquis par Maurice Heine pour le compte de
Charles de Noailles, celui-ci en donne une publication scrupuleuse entre 1931
et 1935140.
Sans doute, en décidant de transformer les Infortunes en Justine, Sade a
jugé que le problème du mal, trop important et crucial, doit faire l’objet non
pas d’une nouvelle, qui structurellement réclame laconisme et brièveté
exploités avec une économie de moyens scripturaires, mais plutôt d’un
roman qui favorise et permet une liberté de ton, de stratégie et de
stratagèmes et de raison141. Le roman, genre-orchestre, permet à Sade non
seulement d’avoir une liberté de ton mais encore manifeste un choix délibéré.
D’abord, d’être à la mode, c’est-à-dire se définir et se réclamer de ses pairs
comme philosophe et homme de lettres. Deuxièmement, pratiquer le plagiat :
140
Pour plus de détails, voir SADE, Œuvres, I, Les Cent-vingt Journées de Sodome, notice.
« La raison est l’organon du calcul, de la planification ; elle est neutre à l’égard des buts, son élément est la
coordination. » (HORKHEIMER, Max, et Theodor Adorno, op. cit.)
141
69
l’éclectisme philosophique. En effet, le plagiat répond, chez Sade, au style de
l’enchâssement, mais aussi à cette possibilité de transformer la diachronie en
synchronie.
« Le temps du discours n’est ni ramené aux divisions du temps chronique ni enfermé dans une
subjectivité solipsiste. Il fonctionne comme un facteur d’intersubjectivité, ce qui d’unipersonnel qu’il
devrait être le rend omnipersonnel. La condition d’intersubjectivité permet seule la communication
linguistique142. »
Troisièmement, pratiquer la stratégie de la radicalisation. Et c’est
justement ici qu’il faut placer l’idiosyncrasie du libertinage sadien qui,
comme l’explique assez clairement R. Mauzi qui en distingue trois types, est
aux antipodes de celui des siècles précédents et de son époque, c’est-à-dire,
en tant que « libertinage du roué143 », comme la « chute irrémédiable dans un
infernal
abîme144 ».
Quatrièmement,
comme
nous
l’avons
souligné
précédemment, critiquer les méthodes de la philosophie classique,
traditionnelle – critique des traités de philosophie.
Enfin, recourir à l’amplification scripturaire145. Ainsi, Par son goût de
l’amplification, de la recherche du détail, d’une volonté de tout décrire,
142
BENVENISTE, E., Problèmes de linguistiques générales, 2, col. «Tel », Gallimard, Paris, 1974, p. 77.
« <Nous l’appelons le Roué (sic), et il le sera, avec les dispositions qu’il a pour le crime *<+. » (La
Nouvelle Justine, p. 435.)
143
MAUZI, Robert, op. cit., p. 30-31. Pour faire court, nous le traduisons par : 1) le libertinage
initiatique, encore prisonnier de la morale sociale ou chrétienne et qui constitue son l’objectif, son
telos ; 2) le libertinage conjugal, c’est-à-dire qui « menace la femme mariée » ; 3) « le libertinage du roué »,
où est rangé celui sadien.
144
Une des manies de Sade est d’amplifier ses textes. Ce qui le contraint à un désir permanent de
réécriture. Le cas de Justine est très significatif : « L’exemplaire de La Nouvelle Justine qui a été saisi par
la police en même temps que le manuscrit de Juliette, en mars 1801, était annoté par le romancier et préparait
donc une nouvelle Nouvelle Justine, comme si le texte était infiniment voué à la réécriture. » (DELON,
Michel, in SADE, Œuvres, II, col. « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, Paris, Introduction, p.
XV.)
145
70
même dans la scatologie, on peut parler d’un réalisme sadien qui annonce,
pourrait-on dire, le réalisme romantique, aussi bien sur le plan littéraire –
poétique et esthétique et scientifique, que sociologique, anthropologique et
philosophique. La tâche que s’est proposé Sade un siècle plus tôt de révéler
les « mystères du cœur humain », c’est à cette même tâche que se consacre
Balzac : faire du roman une œuvre historique et le romancier l’historien de
son temps – l’anthropologue : rationalisation de l’œuvre romanesque.
« Quant à moi, je me range sous la bannière de l’éclectisme littéraire pour la raison que voici : je ne
crois pas la peinture de la société possible par le procédé sévère de la littérature du XXVIIIe siècle
*<+. L’introduction de l’élément dramatique, de l’image, du tableau, de la description, du dialogue
me paraît indispensable dans la littérature moderne146. » « La matière du roman est l’histoire qui,
dans sa vérité et sa rigueur, s’oppose au roman où règnent l’imaginaire et le vraisemblable *<+. Loin
d’entasser les événements, le romancier doit peindre les " causes qui engendrent les faits",
autrement dit les « mystères du cœur humain147. »
La logique d’une écriture dynamique, toujours en train de se faire, se
chercher, se questionner, s’amplifier obéit à une logique d’inachèvement –
d’épuisement, donc, c’est une entreprise dédaléenne – labyrinthique. Une
logique littéraire qui traduit aussi une logique philosophique. Le problème
de la théodicée constitue alors « un chantier d’écriture à ciel ouvert148 ».
Dès l’introduction des Infortunes, Sade traduit la nouveauté qu’il
inaugure dans l’histoire des lettres et de la philosophie. Comme un ouvrage
Cité par BERGEZ, Daniel (sous la dir. de), in Précis de littérature française, col. « Lettres Sup »,
Dunod, Paris, 1995, p. 226.
146
147
Ibid.
LAFON Henri, « L’Amplification littéraire », Magazine Littéraire, no 284, janvier 1991, p. 38. Cité par
DELON, M., Ibid.
148
71
dans un goût tout à fait nouveau. M. Foucault interprète ce changement,
cette nouveauté comme l’introduction ou la traduction d’une nouvelle
« épistémè », celui du désir, de la sexualité sous l’angle de la radicalisation149.
« Ce renversement, il est contemporain de Sade. Ou plutôt, cette œuvre inclassable manifeste le
précaire équilibre entre la loi sans loi du désir et l’ordonnance méticuleuse d’une représentation
discursive. L’ordre du discours y trouve sa Limite (sic) et sa Loi (sic) ; mais il a encore la force de
demeurer coextensif à cela même qui le régit. Là sans doute est le principe de ce « libertinage » qui
fut le dernier du monde occidental (après lui commence l’âge de la sexualité) : le libertin, c’est celui
qui, en obéissant à toutes les fantaisies du désir et à chacune de ses fureurs, peut mais doit aussi en
éclairer le moindre mouvement par une représentation lucide et volontairement mise en œuvre. Il y a
un ordre strict de la vie libertine : toute représentation doit s’animer aussitôt dans le corps vivant du
désir, tout désir doit s’énoncer dans la pure lumière d’un discours représentatif. De là cette
succession rigide de « scènes » (la scène, chez Sade, c’est le dérèglement ordonné à la représentation)
et, à l’intérieur des scènes, l’équilibre soigneux entre combinatoire des corps et l’enchaînement des
raisons. Peut-être Justine et Juliette, à la naissance de la culture moderne, sont-elles *<+ entre la
Renaissance et le classicisme. »
149
FOUCAULT, Michel, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1971, p. 222.
72
CHAPITRE V
L’ANALYSE DES TROIS EXORDES
« Afin de mieux observer mon étrange voisin sans attirer son attention, je
me cachai derrière mon journal150. »
Comme l’indique et le démontre Sade dans « Idée sur les romans »,
l’objet du roman n’est plus la divinité ou la patrie, plutôt l’éloge, l’expression
de la subjectivité. La narration devient exaltation héroïque ou morbide.
L’écart, la dichotomie disjonctive entre fiction et réalité s’estompe ; entre
raison et imagination devient dialectique ; entre la littérature, relevant de la
fiction, et la philosophie, de chaîne de raisons, de l’argumentatif sec : plus de
frontière. Désormais, la littéraire et le philosophique s’interpénètrent,
cohabitent et s’échangent des vestimentaires. Il n’y a plus deux horizons
parallèles appelés philosophique et littéraire (philosophie/littérature) ; rationnel
et fictionnel ou romanesque. Voilà non seulement la théorie des genres
éclatée mais encore celle de la frontière littérature et philosophie. Cela
signifie donc un retour originaire aux premiers moments de la philosophie
où cette distinction nette entre l’écriture philosophique proprement dite et
celle littéraire se confondent. Ainsi, les présocratiques ou Platon lui même
écrivent des textes qui s’assimilent aussi bien à la philosophie qu’à la
littérature. Tout ceci ne constitue pas forcément une singularité sadienne
puisque le siècle l’établit comme principe. La philosophie peut se trouver ou
être injectée partout. C’est également une stratégie et un stratagème de ce
que l’on appellera plus tard : « l’art d’écrire ». Par ailleurs, ne sommes-nous
TOURGUENIEV, Ivan, Premier amour, nouvelles et poèmes en prose, « Un rêve », Paris, Le Livre de
Poche, 1947, p. 141.
150
73
pas tentés de soutenir, par leur organisation, que La Nouvelle Justine et
L’Histoire de Juliette un traité de philosophie travesti sous le romanesque151 ?
Par notre analyse des trois exordes, essentiellement, nous voulons
montrer que les trois versions traitent d’un seul et même problème : c’est-àdire de savoir si le malheur revêt une dimension, une portée métaphysique –
philosophique – : devait-il être considéré simplement sur le plan social ou
sociologique, c’est-à-dire, requiert-il simplement une réponse politique152 ?
Ou, résulte-t-il de la théologie – la religion ?
Nous n’argumenterons pas que les trois exordes, voire les trois
versions, soutiennent des thèses contraires, mais qu’elles révèlent des
différences
remarquables
et
que
celles-ci,
loin
de
constituer
des
contradictions, déterminent leur complémentarité d’un point de vue
chronologique.
Passons directement à l’analyse des trois exordes, sans nous attarder
sur les questions historiques (relatives aux trois versions). Mais, si nous
laissons de côté l’histoire comme simple chronologie, nous nous y
intéressons, quand même, à sa dimension évolutive et dialectique.
« Dans la première version, c’est l’héroïne elle-même qui nous fait la confidence de ses malheurs ;
mais dans les plus scabreux détails, Justine demeure l’incarnation de la vertu. Aucun supplice,
aucune infamie n’abat la pauvre et douce fille qui, jusqu’à sa mort, aussi tragique que sa vie, reste
une martyre chrétienne. Dans la version de 1797, le récit devient objectif ; la parole est retirée à
Justine. Le vocabulaire le plus crûment obscène succède à ses modestes lamentations. En même
151
Pour plus de détails, voir notre tableau synoptique.
152
Cf. le pamphlet politique « Français encore un effort si vous voulez être républicains ».
74
temps, les aventures de l’héroïne prennent une tournure fabuleuse, et l’histoire de Juliette, qui en
constitue la suite, achève de donner à l’ensemble le caractère d’un roman-feuilleton génial où les
personnages seraient remplacés par des sexes en furie déchaînés sur tout un peuple de victimes153. »
Malgré les écarts rédactionnels, c’est-à-dire chronologique, les trois
exordes établissent une seule et même problématique. Quels sont le mobile et
le fondement de l’action, de la conduite humaine ? Comment tirer le meilleur
parti de son existence, de sa vie ? Ils font état d’un constat ou, du moins,
affirment qu’il y a deux façons de comprendre et d’expliquer les événements,
les choses. Soit en recourant à la philosophie : ce qui est souhaitable ; ou à la
superstition, la Fortune, Dieu, la providence< La présence du conditionnel –
serait – montre et démontre que nous sommes encore loin de parvenir au
stade souhaité, puisque les Lumières n’ont pas encore atteint ce bas-fond.
Reste à savoir si elles y parviendront ? Comment est-ce possible ? L’Idée sur
les romans (1800), même successive aux trois Justines, donne la clef à cette
réponse.
Les trois exordes comprennent chacune trois parties. Cependant,
malgré cette ressemblance formelle des différences nettes se font jour, d’un
exorde à l’autre, s’y dessinent un style et une écriture dont la radicalisation et
l’amplification vont crescendo. De l’introduction des Infortunes à celle de la
Justine jusqu’à la Nouvelle Justine, l’écriture se fait beaucoup plus personnelle,
et Sade approfondit la question du mal en s’interrogeant sur le rôle et la
dimension polémiques entre la théologie – la religion – et de la philosophie.
L’analyse de la Nouvelle Justine montre une nette maîtrise par l’auteur de
son sujet : Sade est plus armé pour scruter la problématique du mal. Restons
153
Maurice HEINE, cité par LELY, G. op. cit., p. 548-549.
75
sur la présentation. La Nouvelle Justine, contrairement aux Infortunes et la
Justine est divisée en chapitres titrés, vingt au maximum, et de cent gravures.
Cette même méthode est suivie dans L’Histoire de Juliette. (Rappelons que le
titre complet de la Nouvelle Justine est : La Nouvelle Justine ou Les Malheurs de
la vertu, suivie de l’Histoire de Juliette, sa sœur, ou les Prospérités du vice. Ouvrage
orné d’un frontispice et de cent sujets gravés avec soin.) Les Infortunes de la Vertu154
et Justine ou Les Malheurs de la vertu sont un long récit. Ces deux textes ne sont
pas divisés en chapitres, ni ornés de gravures comme La Nouvelle Justine et
L’Histoire de Juliette, comme l’explique le tableau suivant servant de
synoptique formelle et textuelle entre les trois versions. Ce tableau présente
les points de ressemblance et de dissemblance entre les trois textes (versions).
Les Infortunes Justine
de la vertu
TITRE
ou
les La
Nouvelle
Justine
ou
Les
Malheurs de la Malheurs de la vertu. Suivie de
vertu
L’Histoire de Juliette, sa sœur
Épitaphe
–
+
+
Estampe :
–
+
+
–
+
+
–
+
–
Frontispice
Avis
de
L’Editeur
Dédicace
Rappelons que l’intention première de Sade était de faire des Infortunes (1787) un conte
philosophique devant à l’origine être inclus dans son recueil de contes et fabliaux. Mais ce projet
sera converti pour devenir Justine ou Les Malheurs de la vertu (1791) puis La Nouvelle Justine ou Les
Malheurs de la vertu, suivie de L’Histoire de Juliette, sa sœur, ou les Prospérités du vice (1797).
154
76
Explication de
–
+
–
–
–
+
–
–
+
l’estampe
Chapitres
et
Titres
Gravures
+ = Il y en a / – = Il n’y en a pas
La première partie des exordes s’interroge sur le rôle de la théologie et
de la philosophie dans leur dimension métaphysique, c’est-à-dire relative à la
destinée humaine. Si le premier le fait sous un angle polémique mais
conciliant (conciliateur même), en ce sens que la philosophie serait (se
mettrait) au service de la théologie< L’emploi du conditionnel, serait, traduit
la précaution de Sade, son hésitation, d’une part ; de l’autre d’une ignorance,
d’une difficulté gnoséologique, logique de déterminer la nature du destin :
existe-t-il ? Tout est ici présenté sous le dubitatif : « <Le triomphe de la
philosophie serait de jeter du jour sur l’obscurité *<+155 ». L’homme est le jouet de
la providence, du destin, de Dieu, des Dieux< Le rôle de la philosophie ou
du moins sa plus grande réussite serait d’éclairer l’homme, l’apprendre à
tricher pour déjouer le jeu macabre de la divinité ou des divinités.
Voyant le danger qu’encourt la vertu et les malheurs accablant les
vertueux, tandis que les vicieux prospèrent, il est tentant de pratiquer le vice
155
Les Infortunes de la vertu, p. 3.
77
par l’abandon de la vertu, premièrement ; deuxièmement, il saute aux yeux
que le monde dans lequel nous vivons, la société, est lui-même corrompu.
Donc pratiquer la vertu dans un monde complètement dépravé est suicidaire
et irrationnel, c’est-à-dire privé de tout calcul sensé.
Rappelons que Sade n’emploi pas le mot « mal » mais celui de
« malheur ». ce qui suppose alors que pour Sade, le problème du mal se
ramène non pas à une morale métaphysique, mais sociale, c’est-à-dire une
morale dont le contenu est à chercher et déterminer non pas dans une
tentative à disculper Dieu moralement ou philosophiquement en situant la
cause du mal en l’homme, mais à poser, à partir d’un athéisme intégral, le
mal comme nécessité, comme relativité, voire même comme atopos : non-lieu
ou non-existant – chimère.
D’un autre côté, se pose aussi le problème central dans toute éthique ou
morale : la liberté, l’autonomie. Sommes-nous vertueux ou vicieux par
conviction, par émulation ou par contrainte ?
« Si, plein de respect pour nos conventions sociales, et ne s'écartant jamais des digues qu'elles nous
imposent, il arrive, malgré cela, que nous n'ayons rencontré que des ronces, quand les méchants ne
cueillaient que des roses, des gens privés d'un fond de vertus assez constaté pour se mettre au-dessus
de ces remarques ne calculeront-ils pas alors qu'il vaut mieux s'abandonner au torrent que d'y
résister ? Ne diront-ils pas que la vertu, quelque belle qu'elle soit, devient pourtant le plus mauvais
parti qu'on puisse prendre, quand elle se trouve trop faible pour lutter contre le vice, et que dans un
siècle entièrement corrompu, le plus sûr est de faire comme les autres156. ? » Par surenchère,
l’introduction de la Nouvelle Justine introduit l’idée ou soutient la thèse d’une
nomenclature du vicieux, du méchant, en distinguant « <les gens naturellement vicieux par
156
Justine ou les malheurs de la vertu, p. 130.
78
système, par goût, ou par tempérament, ne calculeront-ils pas, avec assez de vraisemblance, qu’il
vaut mieux s’abandonner au vice que d’y résister157 ? ».
L’évocation de l’ange Jesrad fait ressortir une parenté entre le bien et le
mal, le malheur et le bonheur. Ou plus loin (dans « Justine ou les malheurs de
vertu », explication de l’estampe, citation finale), citant Ducis : « Qui sait,
lorsque le Ciel nous frappe de ses coups, / Si le plus grand malheur n’est pas un bien
pour nous158 ! »
Le ton change ainsi que le vocabulaire. Sade ne parle plus de
« triomphe » mais de chef-d’œuvre. Pourtant le conditionnel demeure, serait. Il
ne s’agit plus « de jeter de la lumière sur l’obscurité *le mystère+ ». Elle ferait plus
si elle pourvoit aux moyens de se débarrasser de Dieu ou à défaut de son
emprise.
« Cette vérité est décourageante disent les sots ; il ne faut pas l'offrir aux hommes. Mais sitôt que
c'est une vérité, d'où vient donc la cacher ? où donc est la nécessité de tromper les hommes ? Si ce
plat rôle est nécessaire, est-ce donc à la philosophie à le remplir ? Non : son flambeau, comme celui de
l'astre du jour, doit dissiper toutes les ténèbres. C'est mal aimer les hommes, que de leur déguiser
des vérités aussi essentielles, quels que puissent en être les résultats. (Note de l'éditeur.)159 »
Si dans les Infortunes, Sade semble impersonnel, dans les deux derniers
le masque tombe, le double jeu disparaît ; le « il » devient « je »160.
157
La Nouvelle Justine, chap. I.
Ou encore : « Justine avait inspiré une sorte d'intérêt à cette créature, intérêt basé sur le crime, et qui
pourtant délivra la vertu. » (La Nouvelle Justine, p. 431.)
158
La Nouvelle Justine, chap. II, p. 430, note de l’auteur qu’il simule comme celle de l’éditeur. V. aussi,
chap. III, p. 456 : « ...La philosophie me consolera, parce qu'elle m'assure un néant éternel, et que je le préfère
à l'incertitude des peines ou des récompenses que vos religions me proposent. »
159
« La beauté morale révélée par le témoignage à la première personne est plus forte que les rapports sociaux
extérieurs. » (PAVEL, Thomas, La Pensée du roman, Paris, col. « NRF Essais », Gallimard, 2003, p. 146.)
160
79
« C’est, nous ne le déguisons plus, pour appuyer ces systèmes, que nous allons donner au public
l’histoire de la vertueuse Justine. Il est essentiel que les sots cessent d’encenser cette ridicule idole de
la vertu, qui ne les a jusqu’ici payés que d’ingratitude, et que les gens d’esprit, communément livrés
par principe aux écarts délicieux du vice et de la débauche, se rassurent en voyant les exemples
frappants de bonheur et de prospérité qui les accompagnent presque inévitablement dans la route
débordée qu’ils choisissent. Il est affreux sans doute d’avoir à peindre, d’une part, les malheurs
effrayants dont le ciel macabre la femme douce et sensible qui respecte le mieux la vertu ; d’une
autre, l’influence des prospérités sur ceux qui tourmentent ou qui mortifient cette même femme.
Mais l’homme de lettres, assez philosophe pour dire le vrai, surmonte ces désagréments ; et, cruel par
nécessité, il arrache impitoyablement d’une main les superstitieuses parures dont la sottise embellit
la vertu, et montre effrontément de l’autre, à l’homme ignorant que l’on trompait, le vice au milieu
des charmes et des jouissances qui l’entourent et le suivent sans cesse. »
Dans les deux dernières versions, Justine et La Nouvelle Justine, le
masque tombe.
Justine et Juliette, les deux sœurs, sont deux tableaux : Justine le tableau
de la vertu et Juliette celui du vice. En effet, l’idée que le romancier soit un
peintre de plume est un leitmotiv chez Sade. Justement, cette théorie est son
cheval de Troie. Et il en fait un stratagème mais également un principe. Car,
toutes ses œuvres majeures sont publiées et assorties de gravures, au point
que, pour Sade, l’optique graphique et picturale – plutôt lithographique –,
sont intimement liées, l’une vient à la rencontre de l’autre. Si les Cent-vingt
journées de Sodome ou L’École du libertinage en sont privées, c’est justement (à
notre avis) du fait que Sade a été privé du manuscrit après la mise à sac de la
Bastille. On y reviendra plus loin sur la place des gravures dans l’œuvre de
Sade.
80
Si, en esprit, nous admettons que les exordes traitent d’un même
problème, leur lecture et leur analyse révèlent toutefois une évolution dans le
traitement sadien de la question. La position sadienne, même après
l’introduction de la Nouvelle Justine, reste aporétique. La rédaction de
plusieurs versions d’une seule et même œuvre n’est pas sans montrer l’idée
d’une hantise d’un philosophe, d’un homme par une problématique. Le fait
d’une remise en question perpétuelle, d’un questionnement perpétuel (voire
sysiphien), cette nécessité atlassienne et sysiphienne, traduit non seulement une
confirmation de l’attitude critique du philosophe de cette nécessité de
changement perpétuel ; mais également, elle constitue une critique de la
théologie – la religion : le christianisme, en particulier, – mais surtout de la
philosophie, l’attitude hypocrite, c’est-à-dire la réduction de celle-ci en
personnage (maska, μασκα: masque) : une critique des Lumières tout court.
Subséquemment, la philosophie ne peut valoir vraiment quelque chose qu’en
se radicalisant, qu’en devenant sadisme – isolisme – c’est-à-dire qu’en
dépassant « le bien et le mal », comme dira Nietzsche plus tard, en se situant
« par-delà bien et mal ».
Ainsi que le justifie Sade et le fait apparaître les trois exordes, la
philosophie est anthropologie, en ce sens qu’elle s’interroge sur la condition de
l’homme, de l’être humain. Comprendre l’homme, c’est déployer les plis de
son cœur, c’est pénétrer dans cet abîme d’une considérable complexité.
Puisque, déployer le cœur humain, c’est en même temps effectuer un grand
pas vers la connaissance de la nature, s’approcher de sa complexité, alors :
81
« La philosophie doit tout dire *parce qu’elle est+ l’étude profonde du cœur de l’homme, véritable
dédale de la nature, peut seule inspirer le romancier, dont l’ouvrage doit nous faire voir l’homme,
non pas seulement ce qu’il est ou ce qu’il se montre, c’est le devoir de l’historien, mais tel qu’il peut
être, tel que doivent le rendre les modifications du vice, et toutes les secousses des passions ».
Tout ça, parce que : « En raison de ce que [si] la nature est plus étudiée,
mieux analysée, que les préjugés sont mieux détruits *<+161 ».
Les trois exordes, qui constituent les premières dissertations de
l’œuvre,
comprennent
trois
parties :
une
introduction,
une
partie
argumentaire et une conclusion.
Ici est le moment de soulever ce questionnement. Pourquoi Sade a-t-il
écrit des romans – a préféré la forme romanesque – plutôt qu’à la rédaction
de traités, pour exprimer ses idées, élaborer son système ? Ou, le choix de la
forme romanesque n’est-ce pas un prétexte pour Sade, puisque dans ses
romans se trouvent combinées récits et dissertations ? Ce que Léo Strauss
appelle « l’art d’écrire162 ». N’est-ce pas aussi afin de montrer que l’analyse de
la question du mal requiert l’imaginaire – le mythe – et la réflexion – la
philosophie ? Dans la dédicace de la Justine, après avoir dit le mot roman,
Sade écrit ceci : « pas si roman que l’on croirait163 ». Ce choix, nous pensons,
relèverait d’une méthode éclectique. Le roman laisse beaucoup plus de place
à l’imagination, où il peut utiliser (pêle-mêle) divers types d’informations, de
HORKHEIMER, Max, et Theodor W. Adorno, La Dialectique de la raison, Paris, col. « Tel »,
Gallimard, 1974.
161
162
STRAUSS, Leo, op. cit.
SADE, Œuvres II, Justine ou les Malheurs de la vertu, dédicace, p. 129< « L’« Avis de l’éditeur » a
marqué le passage d’un romanesque fabuleux à un romanesque fondé sur la nature et la vérité
anthropologique » (note, 3).
163
82
citations<, premièrement ; deuxièmement, cela répond à la méthodologie
réclamée dans Idée sur les romans. Dans ce cas, le XVIIIe siècle est-il une
inflation ou une déflation de la philosophie ?
Disons
que
le XVIIIe siècle, caractérisé par
ce que l’on pourrait
appeler l’éclatement des genres, est marqué par l’avènement de genres
nouveaux, comme le drame, mais aussi par une correspondance des genres,
une sorte d’alchimie harmonique. Le philosophe n’est plus forcément celui
qui écrit des traités164 – obtus ou ardus –, mais celui qui s’essaie et recourt
aux différentes formes littéraires : le roman, la poésie, le traité< Or, pour
Sade, qui se reconnaît philosophe, il faut privilégier le roman et le théâtre,
voire exclusivement la forme fictionnelle ou fictive pour exposer son
système. Georges Benrekassa, dans son érudite étude du XVIIIe siècle,
montre l’importance des œuvres de fiction dans la compréhension et
l’analyse du XVIIIe siècle. Lisons ce qu’il écrit :
« Cependant, il faut revenir à la figure de l’interdit, telle que nous la lisons (et nous convenons bien
volontiers que peut-être cette lecture eût été difficile, sinon impossible à un contemporain) : car s’y
dessinent de terribles aveux. Pour les trouver vraiment exprimés, il faut sans doute aller ailleurs
vers ce qu’on nomme littéraire (sic) aussi bien dans les Lettres Persanes (sic) que les Voyages de
Gulliver (sic). Car il y a des choses en un temps donné qui ne peuvent dire que sous les espèces de la
fable, qui tout à la fois leur donne une efficacité sociale limitée et les neutralisent165. »
Dans l’introduction est posé le problème des deux interprétations
possibles face à la vie. Même si d’une manière rhétorique l’existence de la
DELON, M., et P. Malandain, op. cit., distinguent, dans leur division du XVIII e siècle, une période
des grands traités.
164
165
BENREKASSA, Georges, op. cit., p. 52.
83
providence est posée, celle-ci n’est pas pour le moins problématisée. Car si
elle existe, son ubiquité s’impose. Alors, qu’advient-il de la philosophie ? En
tenant compte de la problématique du mal, exposée dans l’introduction, le
rôle de la philosophie est d’être une entreprise prométhéenne.166 Il s’agira
pour elle de jouer avec la providence. Ainsi elle devient tragédie. Si tragédie
il y a, elle ne pourrait consister qu’en une violation de l’ordre divin, puisque
l’essence du monde est essentiellement maléfique, méchante, cruelle. Le
tragique sadien n’est plus un tragique à l’antique. Il s’inscrit dans l’ordre
naturel des choses et des êtres. La fonction prométhéenne de la philosophie
dit déjà tout. La philosophie est intrinsèquement hybris : « la démesure de
l’homme provoquant la colère des dieux167. » « Prétention à outrepasser les bornes de
la condition humaine168. » Premièrement. Deuxièmement, la fonction optique –,
démêler l’obscurité<–, inscrit la philosophie dans la voie du progrès. Dans le
mythe prométhéen, Prométhée a dû déjouer la vigilance de ses paires pour
s’emparer du feu au profit de l’homme. Son geste consiste à faire descendre
le feu (la philosophie, de la lumière, du savoir) du ciel à la terre.
L’introduction agite aussi, en abordant le problème du rôle et de la fonction
de la philosophie, le questionnement du rapport entre la foi et la philosophie.
Le mythe de Prométhée est le mythe tragique par excellence. Mythe de la civilisation et de la
culture, le mythe de Prométhée, c’est aussi celui de l’homme s’opposant aux dieux< C’est donc une
tentative pour échapper au Factum. « Le Fatum, (destin), chez les Romains : la volonté des dieux, à
l’origine, concernant l’avenir : paroles de dieu, oracle. Ensuite, plutôt : la volonté inéluctable, inflexible des
dieux concernant le sort et la mort de l’homme : la fatalité. » (Encyclopédie de la mythologie, Séquoia, ParisBruxelles, 1962.) Les Grecs parlent de Moires auxquelles même les dieux y sont soumis.
Contrairement aux Romains, ils en reconnaissent une trinité.
166
RACINE, Jean, Théâtre complet, Ed. de Jean Rohou, avec la collaboration de Paul Fièvre pour
l’établissement du texte, Paris, « Classiques modernes », « Pochothèque », Le Livre de poche, 1998,
notice de Phèdre, p. 1064. Le vice et la vertu sont également nécessaires dans un monde corrompu.
L’équilibre du monde, de la société en dépend.
167
168
COUPRIE, Alain, Lire la tragédie, Paris, Dunod, 1998, p. 228.
84
Celle-ci, substantiellement antireligieuse, irréligieuse, est toujours en conflit,
en guerre contre les superstitions, parmi lesquelles l’on retrouve le mythe de
la providence qui fait du mal un péché. L’introduction n’est pas tout à fait
impersonnelle, parce que la manière dont la question du mal y est agitée, elle
se fait sous une dimension tout à fait polémique. Polémique ! n’est-ce pas
l’essence de toute philosophie ?
« *<Ainsi+ les arguments de La Mettrie, d’Helvétius, de d’Holbach prennent au contact de la pensée
de sadiste un développement inattendu : pour Sade, la substitution à Dieu de la Nature à l’état de
mouvement perpétuel signifie non pas l’avènement d’une ère plus heureuse de l’humanité, mais le
commencement de la tragédie *<+ 169. »
169
KLOSSOWSKI, Pierre, Sade mon prochain, Paris, col. « Points », Seuil, 2002, p. 111.
85
CHAPITRE VI
VERS UNE DÉFINITION DU TRAGIQUE
« Le temps n’est avide de rien. Le temps passe tout simplement, malaxant
nos délabrements et nos exultations170. »
Le tragique constitue l’aporie en pied, en « chair et en os ». Il
caractérise une volonté d’ « épuisement »171 et pourtant ne conduit qu’à
l’« inépuisement ». Sade en a fait l’expérience. Les diverses versions de Justine
en sont la preuve.
Devrait-on dire que tous les tragiques se valent, en ce sens qu’ils
charrient tous la problématique et la métaphysique de l’être – de l’humanité.
Ils ne diffèrent alors que dans leur forme. Ils traduisent tous une volonté et
une détermination prométhéenne, c’est-à-dire du blasphème et du sacrilège :
la recherche d’une mesure dans la démesure ; essentiellement négationnels :
négativité de la négation, négation de la négativité : dialectique.
Dépassement de la contradiction, de la dichotomie et du manichéisme,
mais la révélation et la découverte d’une conciliation aporétique entre
l’ « épuisement » et l’« inépuisement », construction et destruction< « C’est
donc toujours un sentier à ciel ouvert. » Le tragique persiste même dans sa
solution – son dénouement. Le tragique est essentiellement aporétique.
170
PHILOCTÈTE, René, Une saison de cigales, Port-au-Prince, Imprimerie Le Natal S.A., 1993, p. 211.
RABATÉ, Dominiuque, Vers une littérature de l’épuisement, Paris, José Corti, 1991, p. 148. « Le
paradoxe ou la contradiction aiguë de l’écriture gît dans cet impératif double, auquel je donne le nom
d’épuisement : interminable recommencement d’un mouvement de mise au dehors, tentation pour une forme
qui dirait tout de l’obscur de l’obscur désir, qui en tarirait la source *<+ L’interrogation sur le désir d’écrire :
désir qui ne peut se connaître, ni s’appréhender en raison mais qui agit l’écrivain. Tension qui essaie de se
libérer. »
171
86
« <La thèse que l’homme ne doit pas dépasser les limites de sa nature ni déranger l’ordre du monde.
L’ordre divin, qui est donné à sa raison, et dont il est raisonnable de reconnaître la lointaine
nécessité ; les transports de la religion, aussi bien que les passions de l’amour ou que les excès de
plaisir illimité, entraînant l’homme à déroger aux grandes lois de l’Être, c’est-à-dire l’entraînent à sa
perte. Le grand nombre des hommes doit être préservé des tentations de la liberté, de la sensibilité, de
la connaissance, que seuls quelques privilégiés de la naissance ou des dieux peuvent surmonter :
qu’on les laisse alors jouir en paix d’une soumission, même injuste, même cruelle, mais toujours
tutélaire, tant qu’ils restent à leur place dans la hiérarchie nécessaire des inégalités172. »
La compréhension du tragique, de la réalité humaine, du substrat des
choses, exige non pas une vue, considération partielle, voire partiale, mais
holiste. Les Justines constituent deux paradigmes : le vice et la vertu. Nous
pensons que le premier renvoie aux Infortunes de la vertu et à la Justine ou les
malheurs de la vertu ; le second, à La Nouvelle Justine et L’Histoire de Juliette.
Les Infortunes et Justine culminent dans la mort de l’héroïne ; tandis
que La Nouvelle Justine et l’Histoire de Juliette, leur dénouement suggère le
rejet de la Providence ou d’une possible punition de la naïveté de Justine,
c’est-à-dire de sa vertu. La conclusion de la Nouvelle Justine fait place, trace
une ouverture vers / sur l’Histoire de Juliette, l’autre face de la médaille.
« Justine, rafraîchie, reposée, raconta le lendemain à toute la société les aventures que l’on vient de
lire. Quelque abattue que fût cette belle fille, elle plut à tout le monde ; et nos libertins, en
l’examinant, ne peuvent s’empêcher de la louer. Oui, dit l’un d’eux que l’on verra bientôt figurer
dans les aventures de la sœur de Justine ; oui, voilà bien ici les Malheurs de la Vertu ; et là,
poursuivit-il en montrant Juliette, là, mes amis, les Prospérités du Vice.
DOMENACH, Jean-Marie, Le retour du tragique, Paris, col. « Points », Seuil, 1967. ARIÈS, Philippe,
Essais sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen Age à nos jours, Paris, col. « Points histoire », Seuil,
1975. p. 124
172
87
« *<+ Mais vous, marquis, et vous, mon cher chevalier, je vous prie d’entendre ce que j’ai à vous
dire, et d’être persuadés que ce n’est pas sans fondement que Chabert et Noirceuil vous ont souvent
dit qu’il existait bien peu de femmes plus singulières que moi dans le monde. On passe dans un salon
délicieux. La compagnie se place sur des canapés ; Justine ne prend qu’une chaise ; et Juliette, au
fond d’une ottomane, commence ses récits de la manière dont nos lecteurs le verront dans les
volumes qui suivent173. »
La Nouvelle Justine, p. 1109-1110. Déjà au premier chapitre de la Nouvelle Justine, Sade expliquait
la nécessité d’exposer, de dresser les deux tableaux. « On a beau dire : il faut un peu de vertu dans le
monde ; et il est bien plus doux pour un biographe de peindre, dans le héros dont il transmet l'histoire, des
traits de candeur et de bienfaisance, que de tenir sans cesse l'esprit fixé sur des débauches et des atrocités,
comme sera obligé de le faire, sans doute, celui qui nous donne par suite de cet ouvrage-ci la très scandaleuse et
très libertine histoire de l'impudique Juliette » (P. 398).
173
88
CHAPITRE VII
L’HUMANISME SADIEN
« Je suis la nouvelle mariée/ qui pleurait sans cesse/ de se voir si mal
mariée/ sans y pouvoir rien faire174. »
Le premier geste du sadisme face au tragique est la négation de Dieu –
et par ricochet celle de la Nature. Ce qui traduit une théodicée négative, à
notre avis. La négation de Dieu une fois faite, l’athéisme une fois établi, reste
le prochain, la société, l’humanité. Qu’en faire alors175 ?
La théodicée sadienne, c’est-à-dire sa conception du mal, marque une
rupture dans l’histoire de la philosophie quant aux réponses proposées
jusque-là. C’est pourquoi nous retenons le concept de « théodicée négative »
pour qualifier sa théorie du mal. Car, contrairement aux autres philosophes
qui font dériver, découler le mal de la faiblesse humaine, de la
« faillibilité »176 (Ricœur), de la « limitation » (Leibniz), de la « privation »
174
CARPENTIER, Alejo, Partage des eaux, Paris, col. « Folio », Gallimard, 1983, p. 220.
Nous rapprochons notre notion de « théodicée négative » à celle d’ « athéisme intégral » de Pierre
Klossowski. « L’athéisme intégral signifie que le principe d’identité même disparaît avec le garant absolu de
ce principe ; donc que la propriété du moi responsable est moralement et physiquement abolie. Conséquence
première : la prostitution universelle des êtres. Celle-ci n’est elle-même que la perte complémentaire de la
monstruosité intégrale reposant sur l’insubordination des fonctions divines, en l’absence d’une autorité
normative de l’espèce. » (Ibid., « Le philosophe scélérat », in Sade mon prochain, Paris, col. « Points», Seuil,
2002, p. 25.)
175
Voir RICŒUR, P., Philosophie de la volonté, Finitude et culpabilité, I, L’homme faible, Paris, col.
« Philosophie de l’esprit », Aubier-Montaigne, 1960. Surtout le dernier chapitre. Nous pouvons
ajouter avec DOMENACH, J.-M. : « Ainsi le tragique oscille-t-elle entre deux extrêmes apparemment
contradictoires. D’un côté, la faute inconsciente et la punition immérité : c’est l’atmosphère lourde et fermée de
la fatalité ; l’autre, un monde cliquetant de libertés héroïques, exalté d’honneur et de sacrifices. » (Op. cit., p.
42.)
176
89
(Descartes, la Scolastique), de la « fragilité » et de la « faiblesse » (Kant),177 Sade
voit, quant à Lui, dans l’exercice du mal une expression de vice, de vigueur
et de vitalité. Le méchant, loin d’être celui qui serait aveuglé par ses passions
(son pathos), sa faiblesse, est celui qui accomplit sciemment et dans la
froideur de sa conscience et de son esprit ses pires cruautés, ses crimes.
Sade rejette l’idée d’une dualité essentielle de l’homme, de l’être
humain : il n’y a pas en lui, c’est-à-dire qu’il n’est pas composé d’une fragilité
ou faiblesse, qui l’incite, le pousse vers le mal178, et d’une puissance, d’un
pouvoir de faire le bien. Sade est plutôt partisan d’un monisme moral, c’està-dire que pour lui la nature humaine est intrinsèquement mauvaise, seule la
volonté maléfique179 est universelle, donc naturelle : le bien et le mal sont
culturels et produits de la société. Ce n’est point la conscience morale qui est
universelle mais la volonté mauvaise, « <comme le tissu d’une volonté visant
exclusivement le mal180 ». Ainsi, la morale tombe-t-elle dans le relativisme.
Voir REBOUL, Olivier, Kant et le problème du mal, Montréal, Les Presses universitaires de
Montréal, 1971, chap. III.
177
Dans les Leçons sur l’éthique, Kant dit ceci : « La fragilité de la nature humaine ne vient pas
seulement d’un manque de valeur morale en l’homme, mais aussi de la présence en lui de mobiles
qui le poussent à faire le mal. (Cité par REBOUL, O., ibid., p. 85.) On pourrait citer Ricœur : « <La
disproportion de l’homme est pouvoir de faillir, en ce sens qu’elle rend l’homme capable de faillir. » (Op. cit.,
p. 161).
178
Le fondement de l’éthique kantienne est de montrer que la volonté ne peut être considérée
naturellement comme bonne ou mauvaise. Dans le cas contraire, la morale, dont le principe
fondamental est la liberté, c’est-à-dire l’autonomie de la volonté du sujet pratique, serait impossible.
Il n’y a de moralité que dans la considération de la volonté : « De tout ce qu’il est possible de concevoir
dans le monde, et même en général hors du monde, il n’est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon,
si ce n’est seulement une BONNE VOLONTE (sic). » (Fondement de la métaphysique des mœurs,
première section, trad. M. Delbos, Le livre de poche, 1993.) Kant est encore plus explicite dans La
Religion dans les limites de la simple raison : « Le fondement du mal ne saurait se trouver dans un objet
déterminant la volonté par inclination (sic), dans un instinct naturel, mais seulement dans une règle que le
libre arbitre se forge lui-même pour l’usage de sa liberté. » (Trad. Gibelin, p. 39)
179
180
ECO, Umberto, Le nom de la rose, Paris, Le livre de poche, 1980, p. 13.
90
Le mal est irréel, seul le mal-heur est réel. Le mal-heur est une
interprétation de l’action, de la conduite, une herméneutique, une donation
de sens. Le mal-heur et le bon-heur ne sont que des modes, au sens spinozien
du terme181. La philosophie de la nature de Sade se construit, comme le
décrit C. T. Wolf dans son article dans la revue Chimères182, sur quatre
éléments ou caractéristiques : l’espace, le temps, le mouvement et la
nécropole. Ces quatre moments sont interdépendants. Même si la naissance
est quelque chose de spatial, elle est également temporelle, cinétique et
mortifère. La nature devient chez lui le lieu privilégié de transformations, de
changements, de variations de toutes sortes. Elle est institution. La réduire à
l’espace euclidien équivaudrait à la réduire à l’immobilisme sans condition.
Elle est de l’espace en mouvement.
C’est aussi le temps, l’essence de l’être, des êtres ; puisque, avec Sade,
nous sommes loin de vautrer dans un monisme aveugle< C’est au contraire
le fait que la nature est pluralité d’êtres, d’individus, lieu concurrent de
forces qui y ont vie, qu’elle est vie. Cependant, la vie n’est pas le résultat d’un
cinétisme continu et continuel ou continué, elle est marquée par des pauses
(créatrices), des cessations d’êtres, par un temps d’analyse (prise au sens
étymologique et chimique du terme). La nature étant institution de variation,
de transformation de formes, est vie. En conséquence, puisque le mal, la
destruction sous toutes ses formes, est l’expression du mouvement même de
la nature ; la manifestation de sa créativité, le mal ne manifeste pas un mal-
181
Peut-on dire, dans ce cas, que le sadisme, comme le spinozisme, est un monisme ?
182
WOLF, Charles T., « Le tableau vivant sera toute la loi », Revue Chimères, no 35, hiver 1998.
91
(d’)être, mais plutôt un bien-être. Quelle est donc la part de l’homme dans
tout ça et qu’advient-il de sa liberté ?
« En effet, c’est dans la capacité d’imaginer ad infinitum de monstrueux réflexes que l’homme, tout
privé qu’il est alors de liberté, apparaît néanmoins à la recherche d’une liberté qu’il a perdue, dont sa
force imaginative lui rend compte et lui tient lieu183. »
Ainsi, Habermas et d’Adorno, comme Lacan184 l’a fait bien avant,
établissent un lien philosophique entre l’auteur de La Critique de la raison pure
et de La Critique de la raison pratique et celui de Justine, tout en faisant le
rapprochement avec l’auteur de La Généalogie de la morale. Cependant, la force
de l’argumentaire de Habermas et d’Adorno assimile le soi-disant succès de
la Justine de Sade, s’il en est un, est l’aboutissement du mode de production
et ainsi des rapports de production résultant de celui-ci. Voilà en quoi la ou
les Justine de Sade a quelque chose.
« La philosophie, de la critique de Kant à la généalogie de la morale de Nietzsche, l’avait écrit ; un
seul homme l’a réalisé jusque dans les moindres détails. L’œuvre du marquis de Sade montre
l’« entendement non dirigé par un autre », c’est-à-dire le sujet bourgeois libéré de toute tutelle. *<+
Les écrivains sombres des débuts de l’ère bourgeoise comme Machiavel, Hobbes, Mandeville, qui se
firent les porte-parole de l’égoïsme du sujet ont ainsi reconnu la société comme le principe de
destruction, et ont dénoncé l’harmonie avant qu’elle ne fût érigée en doctrine officielle par les
classiques esprits de sereine clarté *<+ En revanche, l’œuvre de Sade, comme celle de Nietzsche, est
la critique intransigeante de la raison pratique par rapport à laquelle celle du « destructeur
universel185 » [Kant] apparaît comme un désaveu de sa propre pensée scientifique en force de
destruction : *<+ Justine, la sœur vertueuse, est une martyre de la loi morale. Quant à Juliette, il est
183
KLOSSOWSKI, P., « Sade », CLP, p. 689. V. aussi p. 785.
184
LACAN, Jacques, « Kant avec Sade », Écrits, Paris, Seuil, 1966.
« Selon l’expression lancée dès 1785 par Mendelsson. », GRONDIN, Jean, Emannuel Kant avant/ après,
Criterion, coll. « Création de l’esprit », Paris, 1991, p. 8.
185
92
vrai qu’elle tire les conséquences que la bourgeoisie voudrait éviter : elle démonise le catholicisme où
elle voit la dernière-née des mythologies et démonise, de ce fait, la civilisation en général *<+ En
termes psychologiques, Juliette n’incarne ni une libido non sublimée, ni une libido régressive, mais
la jouissance intellectuelle de la régression, l’amor intellectualis diaboli, le plaisir de détruire la
civilisation avec ses propres armes : c’est ce que fait la Merteuil dans Les Liaisons dangereuses186.»
La prise en charge par les héros sadiens – par Sade – de la question du
mal, la découverte d’une subsumption de l’humanité dans le mal – l’essence
de l’humain, de l’homme dans le mal –, acte qui négativise la divinité, toute
divinité substituée par l’individu concentrique et égocentrique, c’est-à-dire
isolé. En nous inspirant de Ricœur, disons que ceci constitue le passage d’une
logique à une anthropologie187.
« *<+ la tragédie est la célébration de l’homme plus que de Dieu *<+. Si l’on ne peut s’empêcher de
revenir à la tragédie grecque dès que l’humanisme est en question, c’est bien parce qu’elle a, dès le
début, situé l’homme à sa limite extrême, à cette frontière où commence ce qu’on appelle Dieu. Et,
comme l’a noté André Bonnard188, ce qui semble s’opposer au dépassement est précisément ce qui
stimule l’énergie du héros. Toute tragédie traduit et raffermit l’aspiration de l’homme à se dépasser
dans un acte de courage inouï, à prendre une nouvelle mesure de sa grandeur face aux obstacles, face
à l’inconnu qu’il rencontre dans le monde et dans la société de son temps189. »
HORKHEIMER, Max et T. W. Adorno, La Dialectique de la raison, Digression II, « Juliette
ou raison et morale », Paris, col. « Tel », 1974, p. 97, 101, 104.
186
« Le moment décisif de cette personnalisation de l’hostilité divine est figuré par le concept de фθµνός
divin : « les dieux jaloux » ne supportant aucune grandeur en face d’eux ; l’homme se sent alors repoussé dans
son humanité. C’est ici la naissance du « tragique », contemporain de la fameuse mesure grecque ; cette
modestie en apparence tranquille et heureuse, prêchée par les sages ce consentement à la finitude, sont hantés
par la crainte d’une « démesure » insupportable à la « jalousie » divine qui dénonce la « démesure », et c’est la
crainte de la « démesure » qui suscite la riposte éthique et de la « modestie. » *<+ Désormais, donc la colère
des lieux a pour vis-à-vis la colère de l’homme. » *<+ Enfin l’exemple grec est propre à nous persuader que la
vision tragique du monde est liée à un spectacle et non point à une spéculation. » (Op. cit. p. 204, 209.)
187
188
BONNARD, André, Civilisation grecque I, D’Antigone à Socrate.
189
DOMENACH, J.-M., op. cit., p. 44-45.
93
CHAPITRE VIII
LE SADISME COMME UNE PHILOSOPHIE DU TRAGIQUE
« Il y a des degrés pour la vertu, il ne devrait pas y avoir pour le
vice. Il ne trouve d’excuse que dans l’accomplissement impitoyable
de sa destinée. Il lui faut aspirer aux sommets ou aux abîmes, tout
sauver ou tout perdre, abdiquer ou triompher. Ses triomphes sont
rares190. »
Pourquoi le sadisme ? C’est-à-dire cette envie, cette nécessité de se
débarrasser de son objet de passion, de plaisir après en avoir usé. Serait-ce un
sentiment à vouloir privilégier l’instant, le moment présent 191 ? Ou encore, le
fait que, pour Sade, tout soit œuvre de la nature, cette conception ne seraitelle pas un panthéisme ? Car, « en dehors de [la nature] rien ne peut ni être ni être
conçu192 ».
Le sadisme est une réponse ou la démonstration par des voies
détournées, c’est-à-dire non-conventionnelles de la découverte de l’homme,
de l’expression de l’humanité. L’humanité en effet réside non dans la
nécessité, dans la satisfaction purement et simplement de la vie de base, mais
dans le superflu.
« Tout être est – ou peut être – content de soi-même, à l’exception de l’homme, ce qui montre que son
existence ne se limite point à ce monde come celle des autres créatures193. »
190
PEYREFITTE, Roger, Les Amours singulières, Paris, Le Livre de Poche, 1949, p. 15.
191
Cf. POULET, Georges, Le Temps humain, IV, col. « 10/18 », Éditions de Minuit, 1955.
Spinoza, Éthique, Paris, GF Flammarion, traduction par Charles Appuhn, 1997, p. 35. Première
partie, proposition xv : « Tout ce qui est, est en Dieu et rien ne peut sans Dieu être ni être conçu. »
192
193
LEOPARDI, Giacomo, La théorie du mal, Paris, Éditions Allia, 1994, p. 1.
94
La vie sans superflue est simplement animale, non humaine. Atteindre
l’humanité, consiste à dépasser l’animalité dans la jouissance du superflu, du
jeu. Le mal, donc le fait de tuer, s’inscrit dans ce cadre-là. Celui qui tue non
par nécessité, mais par lucidité (avec lucidité d’ailleurs), c’est par et pour le
simple plaisir de tuer, voilà l’humain, l’homme libre. L’exercice de la liberté
et de l’humanité ne se trouve pas dans la soumission à un ordre extérieur
mais endogène, intérieur, naturel.
« Faire couler le sang » [est] un acte dont la signification pouvait en certaines circonstances être
pour lui [Sade] exaltante ; mais ce qu’il demandait essentiellement à la cruauté c’est qu’elle lui
révélât comme conscience et liberté en même temps que comme chair des individus singuliers et sa
propre existence *<+194. »
Pourquoi ne tuerait-on pas par plaisir, faire le mal par hédonisme, non
par intérêt ni par nécessité, se demande Sade ? Il s’agit alors de rendre
possible une science (pourquoi pas la philosophie) de la mort, de l’art de
tuer, de la souffrance, du mal.
« – <Mais, tiens, vois-tu cette jolie petite collection de livres ? me dit-elle en me montrant une
trentaine de volumes reliée en maroquin rouge ; je te prêterai ces ouvrages, et leur lecture, pendant
l'abominable sacrifice, te consolera de l'obligation d'en être témoin. – Ô mon amie ! dis-je à Mme
Delbène, que d'obligations je t'aurai ! Mon cœur et mon esprit avaient devancé tes conseils... non
sur la morale, tu viens de me dire des choses trop fortes et trop neuves pour qu'elles se fussent déjà
présentées à moi ; mais je ne t'avais pas attendue pour détester, comme toi, la religion, et ce n'était
qu'avec le plus extrême dégoût que j'en remplissais les affreux devoirs. Que de plaisirs tu me fais en
me promettant d'étendre mes lumières !195 »
194
BEAUVOIR, Simone de, op. cit., p. 25.
195
Histoire de Juliette, p. 196.
95
Thanatologie étant trop faible et grivois ici, appelons cette science
sadisme. Par delà le sens de l’article de M. Foucault « Sade, sergent du sexe »,
qui explique l’introduit par le système sadien au niveau de la sexualité, du
régime des plaisirs et des peines, l’ordre, la norme, la loi, la règle, donc, une
sorte de « taylorisme sexuel », nous pouvons dire, par extrapolation, que les
héros sadiens sont des soldats, c’est-à-dire des gens qui se sont fait la
promesse de tuer (ou d’être tués). Car pour Sade, le monde est une jungle où
seuls les plus forts, c’est-à-dire les plus libertins, peuvent en tirer profit. Ces
héros sont aussi des soldats imbus du danger imminent et reconnaissent la
nécessité de tuer mais encore la possibilité imminente de se faire tuer. Ils sont
des tueurs. Donc pas question d’avoir peur de la mort. Les héros sadiens sont
aussi froids. Ils méconnaissent le sentiment amoureux, ce genre de passion.
Alors, un emportement sous contrôle, bridé, n’en est plus un. Ce sont des
soldats arrivés à maturité, des amateurs de nécropoles, de cavernes, de
châteaux isolés, de caves, de forêts, du noir, de l’ombre. Verrait-on alors dans
le sadisme, la philosophie de Sade, un nihilisme196 ? Ou est-ce une tentative
radicale de scruter le tréfonds de l’humain, non pas une négation de celle-ci ?
« Plus que d’une critique ou d’une contestation, il s’agit ici d’une révolte< obstinée, violente, de vaste
portée et de graves conséquences : contre la condition humaine, l’existence, le monde, Dieu lui-même. Elle peut
tout aussi bien conduire à l’imagination d’un événement final qui sera eversio, revolutio, retournement et
renversement de la situation actuelle, substitution réciproque de la gauche et de la droite, de l’extérieur et de
l’intérieur, de l’inférieur et du supérieur, qu’au nihilisme : nihilisme des "gnostiques libertins qui, affranchis
de toute loi naturelle ou morale, usent et abusent de leur corps et du monde pour les profaner, les "épuiser",
les nier et les anéantir ; nihilisme d’un Basilide pour qui tout être, toute chose, l’univers pris dans la totalité de
son devenir, sont destinés à trouver dans la nuit de la "Grande Ignorance", dans la paix du "non-être" leur
accomplissement définitif. » (PUECH, H. Ch., En quête de la Gnose, vol. I, p. 22.) Comme le rappelle
ELIADE, M. : « Un trait spécifique à la gnose de Carpocrate est son amoralisme radical, qui paraît relever de
la révolte gnostique non seulement contre le Dieu juif, mais contre la loi. » (Histoire des croyances et des idées
religieuses, t. II, Paris, Payot, 1983, p. 357, note 18.)
196
96
Ceci doit donc passer par le renversement des principes liberticides de la
société, soutenue essentiellement par la religion chrétienne197.
C’est ce que Nietzsche appellera plus tard la « transmutation des
valeurs ». Il s’inscrira ainsi complètement en faux contre les « valeurs
modernes ». Ils ont, tous deux, cette particularité de mélanger les genres, en
mettant tout au service de la philosophie – leur philosophie : le fictif aussi
bien le fictionnel et le littéraire, romanesque, le philosophique... Cependant,
avec Sade, il faut forcément ajouter l’iconographie. Ainsi, le plaisir,
l’hédonisme sadien ne se réduit pas uniquement au seul plaisir des sens, de
la chair mais aussi à celui de l’esprit. Et c’est le rôle des dissertations
(philosophiques) accompagnant chaque épisode, scénario sexuel. Le sadisme
est le système du bon, beau, parfait criminel, méchant, production du mal.
Comme caractéristique, on peut retenir : a) le méchant est un être rationnel,
c’est-à-dire qu’il agit dans « le silence des passions ». Donc, il a la tête froide ; b)
il commet le crime par et pour simple plaisir. Dans ce cas, le pur méchant ne
tue pas par vengeance, pour soutirer de l’argent ou voler198< ; c) il choisit
avec soin ses proies199.
V. ibid., p. 195. « Nourris-toi sans cesse des grands principes de Spinoza, de Vanini, de l'auteur du
Système de la Nature, nous les étudierons, nous les analyserons ensemble ; je t'ai promis de profondes
discussions sur ce sujet, je te tiendrai parole : nous nous remplirons toutes deux de l'esprit de ces sages
principes< »
197
198
Cf. HORKHEIMER, Max, et Theodor W. Adorno, ibid., p. 104<
Chez Sade les victimes sont pour la plupart, des orphelins : il suffit de lire les nouvelles Les Crimes
de l’amour pour s’en rendre compte ; comparer également les « Justine ». La figure de l’orphelin est
significative au sens où elle traduit visiblement, naturellement, mais surtout socialement l’isolisme. Il
est un isolé donc une proie facile. Il peut l’être non seulement, touché par le malheur ayant frappé
un ou ses parents, mais aussi par le chasseur lui-même, comme dans les Cent vingt Journées, où les
objets de plaisir, les jeunes gens, puceaux et pucelles, sont de facto kidnappés par des maquereaux
ou des maquerelles. Mais le plus significatif dans tout ça, c’est que pour être objet de plaisir et de
199
97
Le désir apparaît alors comme synthétique, et le plaisir réflexif. En ce
sens que celui-ci tend à éliminer toute médiation et à se plier sur lui-même ;
tandis que celui-là, pour être plu et satisfait nécessite la médiation de l’autre.
En tant que sensualiste, Sade croit en une providence naturelle, c’est-à-dire
un destin de la nature : tout ce qui est et qui arrive l’est selon la nature. Dans
ce cas, se trouve dessiner une vision manichéenne  dichotomique  du
monde  de la Nature  et de l’action : le mal comme le bien sont des
produits de la Nature. La vertu et le vice sont la manifestation dichotomique,
voire manichéenne d’une seule et même entité appelée Nature. D’où la
récurrence, à travers les Justines, du concept. La nature prend chez lui des
sens divers, tantôt hypostasiée ou une puissance agençant et contraignant les
êtres, tantôt à craindre, mais aussi à tromper, à déjouer.
Les personnages sadiens sont friands d’égoïsme, voire d’égocentrisme.
Le sadisme en tant que négation du monde, c’est l’individualisme poussé à
ses limites. Or, travaillé par un souci constant, voire nécessaire de détruire en
particulier son « prochain », c’est une affirmation du monde ou de sa
nécessité. Cette nécessité, est celle du prochain. En effet, si ce dernier peut
désigner son alter ego, son semblable, il désigne dans la physiologie du
sadisme le prochain objet de sa jouissance, de son plaisir à éliminer. Ainsi,
qu’en serait-il, quand le sadien – le sadique – serait seul à exister ? Le
sadisme étant sans objet, cessera-t-il d’exister ? Peut-être200<
douleur administrée, il y a un minutieux tri. Les débauchés n’agissent pas par la nécessité d’une
pénurie, mais pour parodier Rousseau, « dans le silence des passions. »
Histoire de Juliette, p. 193. « Ô Juliette, si tu veux, comme moi, vivre heureuse dans le crime... et j'en
commets beaucoup, ma chère... si tu veux, dis-je, y trouver le même bonheur que moi, tâche de t'en faire, avec
le temps, une si douce habitude, qu'il te devienne comme impossible de pouvoir exister sans le commettre ; *<+
200
98
La nécessité pour le sadique de se débarrasser de son objet de plaisir,
de le condamner à la passion en le faisant subir sa passion, s’inscrit dans la
poursuite incessante de nouveauté. Cette quête permanente du nouveau, est
non seulement une quête de connaissance de la Nature (de la nature du mal)
dans ses diversités, mais aussi l’expression d’une « volonté de puissance » : le
mal érigé en objet d’art, en art ; s’il y a un progrès de la vertu, il y en a un
aussi du vice. Cette éthique est opposée à celle des Lumières qui prônent une
éthique positive, du progrès : l’humanité, l’histoire dans tous ses états, suit
(doit suivre) une courbe ascendante. Sade n’en disconvient pas trop.
Cependant, contrairement à l’éthique d’Aristote selon laquelle la cause finale,
l’horizon des êtres, des choses est (doit être) le bien, et l’utilitarisme de ses
paires, Sade affirme, selon sa thèse d’une humanité, d’une société
intrinsèquement et substantiellement corrompue, qu’il y a aussi un progrès
dans le vice, dans le mal : grandes civilisations, grandes mœurs, grands vices
aussi, pourquoi pas !
Cette progression n’est pas une progression positive
voire positiviste, elle est éthique, c’est-à-dire, elle est une progression vers
l’abîme du cœur humain, et de la nature. La découverte de l’essence du mal
est en même temps celle de l’humanité. C’est pourquoi, nous pouvons dire
qu’avec et pour Sade, l’humanité n’est pas en haut, mais en bas. Voilà
pourquoi il faut la chercher dans le mal.
En conséquence, le sadisme, la libido sadienne, du moins la conception
et le traitement que Sade en fait, est à placer dans le cadre de la dichotomie
alors un nouvel univers semblera se créer à tes regards ; *<+ il embrasera ce fluide électrique dans lequel réside
le principe de la vie. *<+ Chaque jour tu formeras de nouveaux projets, et chaque jour leur exécution te
comblera d'une volupté sensuelle qui ne sera connue que de toi. Tous les êtres qui t'entoureront te paraîtront
autant de victimes dévouées par le sort à la perversité de ton cœur *<+. »
99
disjonctive et inter-relative entre « le régime diurne et nocturne », mais aussi
celui, plus direct « d’Eros et Thanatos201 » – l’Amour et la mort. L’érotisme
sadien – le sadisme – a son acmé dans la mort. Dans le sadisme, la
perversion, l’érotisme et la mort se confondent. Le sadisme peut se
comprendre alors comme une volonté, une tentative de retrouver, renouer
avec la nature, le cosmos originaire – originel : retrouver la dimension
tellurique et titanique de l’homme : l’énergie pure202. Les différentes scènes
naturalistes, comme manger de la matière fécale, en sont une preuve.
DURAND, Gilbert, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, col. « Bibliothèques de
philosophie contemporaine », PUF, Paris, 1963, Livre II, « Le régime nocturne de l’image », p. 203<
201
202
ELLIADE, Mircea, Histoire des croyances et des Idées religieuses, II, Payot, 1983, p. 184-185, § 183.
100
CHAPITRE IX
SADISME, ÉROTISME ET MORT : ÉROS ET THANATOS
« La tentation de la zombifier a dû hanter plus d’un sorcier 203. »
Le décor204 sadien, ses mises en scène, son machinisme, raffolent des
endroits souterrains et sombres : « sorte de nécropoles205 » qu’illustrent assez
bien les châteaux. Nous pouvons citer pour preuve le château de Silling dans
les Cent-vingt journées, le boudoir de la Saint-Ange dans La Philosophie dans le
boudoir, pensons également aux tentatives de Valmont dans Aline et Valcour
pour emprisonner sa fille qu’il veut faire la victime de sa passion. Enfin,
Dans les Justices, la maison de Rodin est décrite comme un couvent.
« – Je me sauverai, dit Justine. – Cela est impossible, reprit Rosalie : sa profession lui donne le droit
de fermer ses portes ; cette maison est comme un couvent. *<+ Après deux grandes heures de
marche, on arrive enfin dans un château, situé au fond d’un large vallon, environné de hautes
futaies, donnant à cette habitation l’air du monde le plus sombre et le plus sauvage. *<+ Bandole
avait trente filles enfermées dans son château206. »
Ainsi, le XVIIIe siècle change, transforme non seulement – l’œuvre de
Sade en est la preuve – le statut de l’image, du décor, de l’objet, du corps
203
DEPESTRE, René, Le métier à tisser, Paris, Stock, 1998, p. 169.
« De même, alors que dans la littérature pré-moderne l’insistance sur les éléments corporels et sur les
détails sensibles avait été la marque du style bas et des sujets qui rappelaient à l’homme son asservissement à la
matière, une fois que le corporel et le sensible cessèrent d’être la prison de l’esprit pour en devenir l’objet, le
décor matériel concret peut servir d’arrière-plan à toute narration, indépendamment de la nature des
personnages et du registre discursif choisi. » (PAVEL, Thomas, op. cit., p. 140.)
204
205
WOLF, Charles T., op. cit.
La Nouvelle Justine, chap. VII. Le château, ou à défaut le couvent (par exemple celui souterrain des
moines), est un mot récurrent dans les Justines et l’Histoire de Juliette : plus d’une cinquantaine de
fois. Il revient explicitement dans le titre du chapitre XIV de la Nouvelle Justine : « Ce qui se passe au
château< »
206
101
mais encore du personnage et, in extenso, l’objet du roman, de la narration. À
bien observer les gravures érotiques ou pornographiques illustrant les Justine
(le titre complet de la Nouvelle Justine : La Nouvelle Justine ou Les Malheurs
de la vertu, suivie de L’Histoire de Juliette, sa sœur. Ouvrage orné d’un
frontispice et de cent sujets gravés avec soin) et L’Histoire de Juliette (sauf les
Infortunes), elles s’apparentent à un jeu chorégraphique – une chorégraphie.
Chorégraphie ludique, hédonique mais aussi macabre (penser aux danses
macabres médiévales), au sens où dans le sadisme ludisme et Thanatos
cohabitent et sont des complices. Chaque chorégraphie, gravure (pause
érotico-pornographique) équivaut à un tableau, acmé et synthèse (au sens
hégélien) du récit, de la narration : tout à la fois récit et rhème, narration et
dissertation.
« Comme dans les arts visuels, dans la peinture, le temps est arrêté et remplacé par l’espace, c’est lui
qui organise les rapports entre les personnages. L’ordre parfait transforme les gens en figure de cire,
le spectacle atroce en cabinet de curiosités. Sous le regard de l’ordonnateur suprême, les figurants
répètent les opérations prescrites207. »
Le château chez Sade participe des deux mondes médiéval et moderne.
Médiéval, le château-fort ; moderne, le château-confort208. Au chapitre VIII de
STROEV, Alexandre, « Les Desseins inédits du marquis de Sade », Dix-Huitième Siècle, no 32, 2000, p.
334.
207
Sans oublier la mécanique funeste, macabre, des machines à tuer des Cent-vingt journées, Sade a
manifesté l’envie, le besoin, selon Alexandre Stroev, d’une mécanique architecturale appropriée,
servant aussi bien au plaisir de tuer qu’à celui de voir tuer, à ce que révèlent ses desseins inédits.
Projet non singulier par ailleurs. Pensons à la Maison de plaisir de Claude-Nicolas Ledoux*, le
Panopticon de Jeremy Bentham. « Trois desseins, conservés en Russie, présentent un labyrinthe, tracé à la
plume, et un établissement grandiose de débauche (un croquis au crayon et une version plus élaborée à la
plume). *<+ Ce texte, où les légendes accompagnent les plans, où les mots et les images s’entremêlent, présente
une version concentrée des thèmes majeurs de l’œuvre du marquis où l’idée de réclusion est liée intimement
avec le sentiment de protection et de jouissance. L’espace clos sadien, une « machine à plaisir », remplit en
même temps les fonctions d’un théâtre, d’une loge, d’une prison et d’un monastère, mais reste avant tout une
208
102
La Nouvelle Justine, Ambroise soutient l’isolement, la mise à l’écart ou sa mise
à l’écart du monde, de la masse, de la foule, comme une nécessité et une
qualité intrinsèque du libertin, mais encore du danger qu’il encourt dans une
société réactionnaire, traditionnelle.
« – Pour appuyer l'excellent système de Sylvestre, dit Ambroise, je ne vois qu'une chose ; c'est de
considérer l'homme naturel, de l'isoler de la masse sociale où l'ont nécessairement placé ses besoins.
– Si ces besoins l'y ont mis dit Sévérino, il faut donc, pour l'intérêt même de ses besoins, qu'il en
remplisse les lois. – Précisément, voilà le sophisme, reprend Ambroise : voilà ce qui vous a fait faire
des lois et des lois ridicules. Ce ne fut que par faiblesse que l'homme se rapprocha de la société, par
l'espoir d'y trouver plus facilement ses besoins ; mais si cette société ne les lui accorde qu'à des
conditions onéreuses, ne fera-t-il pas bien mieux de se les procurer lui-même que de les acheter si
cher ? ne fera-t-il pas plus sagement de chercher sa vie dans les bois que de la mendier dans les villes,
aux tristes conditions d'étouffer ces penchants... de les sacrifier à des intérêts généraux, dont il ne
retire jamais que des chagrins. – Ambroise, dit Sévérino, tu me parais comme Sylvestre, bien ennemi
des conventions sociales et des institutions humaines. – Je les abhorre, dit Ambroise ; elles entravent
notre liberté, elles atténuent notre énergie, elles dégradent notre âme, elles ont fait de l'espèce
humaine un vil troupeau d'esclaves que le premier intrigant mène ou bon lui semble. – Que de
crimes, dit Sévérino, régneraient sur la terre sans institutions et sans maîtres ! – Voilà ce qui
s'appelle le raisonnement d'un esclave, répond Ambroise : qu'est-ce qu'un crime ? – L'action
contraire aux intérêts de la société. – Et que sont les intérêts de la société ? –La masse de tous les
machine à produire des textes. En étalant une classification des tortures sexuelles, les images montrent
l’attitude de Sade envers le temps et l’espace, ainsi que le concept du Créateur. *<+ Ces desseins permettent de
préciser les idées architecturales de l’écrivain qui, comme le souligne Anthony Vidler**, « en véritable
professionnel *<+ s’intéresse à l’architecture des prisons, des hôpitaux et des asiles », et qui, en 1792, avait
participé aux travaux de la commission chargée d’inspecter les hospices et les hôpitaux de Paris. *<+ Le
concept du plaisir est intimement lié à l’idée de l’emprisonnement et de la souffrance. Cette double optique
sadique/masochiste, spectateur/comédien est tout à fait conforme au monde de l’auteur de Justine et de
Juliette. » (STROEV, Alexandre, op. cit., p. 325, 326, 336.)
* LEDOUX, Claude-Nicolas, L’Architecture considérée sous le rapport de l’art, des mœurs et de la
législation, Paris, Chez l’auteur, 1804 (cité par A. Stroev, op. cit.)
** VIDLER, Anthony, L’Espace des Lumières. Architecture et philosophie de Ledoux à Fourrier, Paris,
Picard, 1995, p. 299 (cité par A. Stroev, op. cit.).
103
intérêts individuels. – Mais si je vous prouve qu'il s'en faut bien que les intérêts de la société soient
le résultat des intérêts individuels, et que ce que vous considérez comme intérêts sociaux n'est, au
contraire, que le produit des sacrifices particuliers, m'avouerez-vous qu'en reprenant mes droits,
quoique je ne le puisse que par ce que vous appelez un crime, je ferais pourtant fort bien de
commettre ce crime, puisqu'il rétablit la balance, et qu'il me rend la portion d'énergie que je n'avais
cédée à vos intentions sociales qu'au prix d'un bonheur qu'elle me refuse. Cette hypothèse admise,
qu'appellerez-vous donc un crime, à présent ? Eh ! non, non, il n'est point de crime : il est quelques
infractions au pacte social ; mais je dois mépriser ce pacte, dès que les mouvements de mon cœur
m'avertissent qu'il ne peut contribuer au bonheur de ma vie ; je dois chérir tout ce qui l'outrage, dès
que ce n'est qu'au sein des insultes que le vrai bonheur naît pour moi209. »
Le château traduit un triple symbole. Premièrement, celui de la
retraite, la mise entre parenthèse du monde extérieur : « l’isolisme » dont
parle Sade ; deuxièmement, les écarts sociaux. Les personnages, débauchés et
libertins sadiens étant pour la plupart des gens de l’aristocratie, donc d’un
ordre dominant, sont le symbole d’un pouvoir oppressif, oppressant et
oppresseur. Enfin, le château représente le lieu du crime et des actions
noires. Ainsi aux heures troubles : « Le mouvement hostile aux bénéficiaires de
l’Ancien Régime, désignait tout château comme une Bastille dont les pires caprices
de tortionnaires féodaux210 . »
Victime lui-même de ce mouvement, comment réagit alors Sade ?
« À toutes les dénonciations de privilégiés qui bruissent ses oreilles, il tente de réagir par une double
attitude : celle d’un aristocrate, victime des nouveaux privilégiés, robins et financiers, et d’un
citoyen, victime de l’arbitraire monarchique211. »
209
La Nouvelle Justine, p. 623,624.
210
DELON, in M., SADE, Œuvres, I, Introduction, p. XVII.
211
Ibid.
104
Cette attitude manifeste, à notre avis, la nature paradoxale de Sade et
de son œuvre. L’aristocrate, c’est le marquis, le comte de l’Ancien Régime ; le
citoyen, c’est le républicain, le citoyen qui participe aux réformes des
Hôpitaux de Paris, aux débats et discussions politiques, et qui collabore à la
Section de Piques. Le citoyen, c’est aussi l’homme d’action et l’aristocrate,
celui de la retraite. Sade introduit alors dans son œuvre un double jeu. Cette
double attitude, on s’en souvient, ne profitera ni à l’homme ni à l’écrivain. Le
prisonnier Sade désignera aussi bien l’homme que l’écrivain.
Toujours dans la logique du château, de ce goût pour les lieux sombres
et les nécropoles comment ne pas tenter la comparaison entre les univers
sadien et racinien. Sade est certes l’opposé de Racine, ou mieux, manifeste
une volonté d’échapper à « <cette solitude des personnages raciniens *<+
produit de leur double claustration, dans l’espace et dans le temps, le signe de leur
situation. Prisonniers dans le palais, captifs de son jour souillé, ils sont dépourvus de
tout projet qui puisse changer quoi que ce soit leur situation *<+212. »
Cependant, malgré cette similitude et ce goût identique pour la
« claustration », la « nécropole » et l’hécatombe, les personnages sadiens
refusent leur situation – qui est celle de la nature – et tentent par tous les
moyens de dépasser et surmonter celle-ci. D’un autre côté, il y a la solution
funèbre, fatale, funeste, point culminant du théâtre racinien. Mais, si le héros
racinien est sacrifié, dans le sadisme, la mort est partout, omniprésente. Et les
personnages
212
sadiens
sont,
non
pas
des
« sacrifiés213 »,
mais
des
DORT, Bernard, Théâtre public, essais de critique, Paris, Seuil, 1967, p. 37.
Mise à part l’exception de Justine, victime non seulement de sa naïveté, c’est-à-dire de la société
mais encore du fatalisme divin : « Oh Dieu ! s’écria Justine, toujours entre le vice et la vertu, faut-il donc
213
105
« sacrificateurs »214. Ainsi, « <pour *<+ résoudre cet huis-clos racinien [ou
sadien+, il faudra aller jusqu’à la destruction *<+. La mort a une durée infinie qui
équivaut à la mort215. » La parenté entre la mort et l’amour, thanatos et éros,
attestée et reconnue depuis le Moyen Âge, resurgit ainsi chez Sade.
« Nous avons fait deux importantes constations. D’une part, comment le Moyen Âge tout entier,
même à son terme, vivait dans la familiarité de la mort et des morts. D’autre part, comment à la fin
du XVIIIe siècle, la mort avait été considérée, au même titre que l’acte sexuel, comme une rupture a
la fois attirante et terrible de la familiarité quotidienne. C’est un grand changement dans les
relations de l’homme et de la mort. »
« *<+ La volupté était mortelle : au-delà du moment de la plénitude divine de la joie, de l’amour, de
la beauté, qui est aussi connaissance, l’homme n’a d’autre choix qu’entre la mort harmonieuse et la
déchéance laide, douloureuse.
« *<+ Étrangeté tragique *<+, avec son mélange d’érotisme, de religiosité et de mort.
« Simplice est devenu *<+ l’amant de la Mort, une Mort toujours liée à l’amour, ou plutôt à ce que
nous appelons aujourd’hui l’érotisme. « Souffrir et mourir, que ces deux termes se balancent
élégamment< J’en sais deux autres, il est vrai qui ne présentent pas une moindre harmonie : c’est
jouir et mourir encore.
« Je n’eus d’attachement véritable qu’aux lieux où l’on songe à la mort, les églises, les sépultures, les
lits de sommeil et d’amour216. »
que la route du bonheur ne s’ouvre jamais pour moi qu’en me livrant à des infamies < », Juliette aborde
dans le même sens, mais inversement. « Tel devrait être son sort. Je le lui avais prédit< *<+ Je suis
curieuse de savoir par quelle fatalité je vous retrouve *<+ Ô fille pusillanime, *<+ j’ai suivi la route du vice
*<+ je n’y avais trouvé que des roses : moins philosophique, tes maudits préjugés t’ont fait révéré des
chimères ; tu vois où elles t’ont conduites ! ». (La Nouvelle Justine, La Pléiade, 1995, p. 1108<)
Ces deux termes gardent toute leur valeur théologique – théodicéenne – et tragique. Car, tout
tragos a besoin de sacrificateur, tout sacrificateur de sacrifié, toute victime de bourreau.
214
215
Bernard Dort, op. cit., p. 38-39.
ARIÈS, Philippe, Essais sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen Âge à nos jours, Paris, col.
« Points histoire », Seuil, 1975, p. 119, 126, 127.
216
106
Serait-il possible, voire admissible de voir dans le sadisme un
mysticisme – Sade un mystique – ou pour être plus précis et plus claire, de
considérer le sadisme – non comme on le définit populairement et
médicalement,
comme
perversion
et
déviation
psychologique
–
schizophrénie – et sexuelle –, mais par contre une sorte de mystique, une
application gnostique (sachant que Sade était initié à la franc-maçonnerie) ?
Et, dans ce cas, quelles différences y a-t-il donc entre les orgies des sectes
gnostiques et celles décrites par Sade ?
Précisons-le. Les orgies sadiennes s’inscrivent dans une volonté de
dépasser le paradoxe du bien et du mal : se situer par « delà bien et mal217 » ;
c’est une quête de liberté, la volonté de briser les limites, de dévier l’ordre
légal. Ce à quoi répond l’argumentaire de la page 225 de l’Histoire de Juliette.
Du fait que la loi fondamentale de la nature est le plaisir, c’est-à-dire la
conversion du désir en plaisir : de renouer avec celle-ci, d’aboutir à
l’hédonisme absolu218, la nature est essentiellement immorale. Par contre,
même si le sadisme est en même temps un refus de la nature, c’est-à-dire de
toute contrainte, de toute chaîne – tandis que le gnosticisme est un refus pur
et simple de la nature –, il n’en fait pas un acte gratuit. Car, non seulement les
orgies ont un rôle, une dimension philosophique, mais encore elles
permettent de varier le mal – les maux. Montrer qu’ « il n’y a de mal à rien< »
Nietzsche n’est pas en rupture (totale) avec la tare philosophique qui fait de la philosophie la
science suprême, et en cela, le nietzschéisme est un remake de l’idéalisme allemand, qui a fait de
l’activité philosophique une activité mystique : mysticisme et philosophie se confondent. Le
mysticisme nietzschéen, le nietzschéisme, est une esthétique. Contrairement à Hegel (il s’est dit
même anti-Hegel, comme Kierkegaard, tout comme anti-Kant), il ne place pas la philosophie à côté
d’autres sciences suprêmes comme la religion et l’art. La philosophie est esthétique : art de vivre –
non pas de mourir comme la définissent Socrate et Montaigne.
217
218
V. aussi p. 223.
107
CONCLUSION
« Il me faut maintenant faire le point dans cette maison où je tâche de me
rendormir219. »
Qu’avons-nous cherché à montrer ?
Nous avons, tentative prométhéenne, essayé de partager, départager
les eaux dans une démythisation de Sade. Terrible, le nom de Sade incarne et
résume à lui seul l’horreur des profondeurs abyssales de nos refoulements.
Mais, fait-il encore peur aujourd’hui ? Réponse positive malheureusement.
Oui il y a encore un mythe sadien. Paradoxalement, du partage des eaux
naissent aussi leurs confusions
Le sadisme est tour à tour interprété ou vécu comme le paroxysme des
perversions, le champion dans la taxonomie des perversions, ou comme
émotion déréglée culminant inexorablement vers la nécropole et l’hécatombe
(au point de voir en Sade la personnification même du mal, du diable : le mal
absolu !). Sade prévoyant cela se contente d’appeler « isolisme » sa
philosophie.
En tant que philosophie, le sadisme a fait de son auteur sa première
victime. (Pas de son propre sadisme mais, cependant, de celui des autres.)
Comme il le dit lui-même : « Ce n’est pas ma façon de penser qui fait mon
malheur, c’est celle des autres. » Par contre, « C’est bien l’outrance de son œuvre
qui a conduit Sade à passer l’essentiel de sa vie en prison et ses livres à demeurer
COCTEAU, Jean, Romans, poésies, œuvres diverses, Paris, col. « Pochothèque », Le livre de Poche,
1995, p. 944.
219
108
longtemps dans le silence « des enfers » de la Bibliothèque nationale220. » Dans une
lettre à sa femme, datée du 20 février 1781, nous lisons : « Oui, je suis libertin,
j’ai conçu tout ce qu’on peut concevoir dans ce genre-là, mais je n’ai sûrement pas
fait tout ce que j’ai conçu et ne le ferai sûrement jamais221. »
Il apparaît alors que le sadisme traduit au premier jet le tragique de son
auteur. Et révèle pro-domo, la tragédie humaine. Le sadisme, parce qu’il est
philosophie, est questionnement fondamental, donc ne saurait passer sous
silence la question de l’être. Le questionnement de l’être ne signifie pas pour
Sade une interrogation du lointain ou d’un extérieur, mais de l’être de
l’homme et in extenso de son bon-heur (et de son mal-heur). Si la solution est
dans l’isolisme, la philosophie devient tragédie ou une forme du tragique de
l’existence. La tragédie humaine, le problème du mal ou du malheur ou du
bonheur ne doit pas être cherchée ailleurs mais dans la société, dans le topos
terrestre et humain. L’homme, intrinsèquement égoïste, est essentiellement
isolé, donc naturellement méchant, naturellement enclin au mal.
Justine et Juliette représentent chacune, un pan de cette problématique.
Il reste difficile de dire que le choix de Sade penche du côté de l’une ou
l’autre sœur. Mais le roman fait apparaître la nécessité que la philosophie ne
soit plus ou pas seulement apprentissage de la mort (non plus de la vie),
mais aussi celui de la mise à mort. Dans sa fonction de tueur, l’homme n’est
rien d’autre qu’un serviteur de la nature. En définitive, nous retiendrons :
220
JALLON, Hugues, Sade, le corps constituant, Internet.
221
SADE, Correspondance, Lettre à sa femme du 20 février 1781.
109
« Plus souvent réductrices que réussies, les illustrations, adaptations, imitations de Sade marquent
l’équilibre difficile que celui-ci a su maintenir entre récit et philosophie, pornographie et littérature,
réalité et fantasme. Elles montrent aussi la force obsessionnelle d’un personnage, d’un scénario et
d’un argumentaire qui ont accompagné Sade tout au long de sa vie et qui n’ont cessé de nous hanter,
comme si nous n’en finissions jamais de revivre le scandale des infortunes de la vertu et la fragilité
de nos jugements moraux. La dynamique de répétition et d’amplification lancée par Sade à la fin du
XVIIIe siècle n’est pas près de s’épuiser222. »
222
DELON, M., SADE, Œuvres, II, Introduction<, p. XIX.
110
POSTFACE
PASSANT ,
Agenouille-toi pour prier
Près du plus malheureux des hommes.
Il naquit au siècle dernier
Et mourut au siècle où nous sommes.
Le despotisme au front hideux
En tous les temps lui fit la guerre :
Sous les rois ce monstre odieux
S’empara de sa vie entière ;
Sous la Terreur il reparaît
Et met Sade au bord de l’abîme ;
Sous le Consulat il renaît :
Sade en est encore la victime.
Sade, épitaphe
111
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