le problème du mal dans justine de sade mémoire
Transcription
le problème du mal dans justine de sade mémoire
UNIVERSITÉ PARIS VIII MASTER SCIENCES HUMAINES, PHILOSOPHIE ET CRITIQUE CONTEMPORAINE DE LA CULTURE (2006-2008) JEAN-CLAUDE NOËL (231369) LE PROBLÈME DU MAL DANS JUSTINE DE SADE MÉMOIRE SOUS LA DIRECTION DU PROFESSEUR ALAIN BROSSAT 0 À MA MÈRE… 1 REMERCIEMENT Un remerciement spécial à M. Bérard Cénatus, M. Vertus Saint-Louis, Nixon Calixte< pour leur soutien et encouragement ; surtout mon directeur, le professeur Alain Brossat. 2 SOMMAIRE DÉDICACE …….....................................…….....................................……......................................................... 1 REMERCIEMENT …….....................................…….....................................……......................................................... 2 INTRODUCTION …….....................................…….....................................……......................................................... 5 PREMIÈRE PARTIE SADE ET LE DIX-HUITIÈME SIÈCLE…….................................................................................. 13 CHAPITRE I QU’EST-CE QUE LE DIX-HUITIÈME SIÈCLE ?…….................................................................. 14 CHAPITRE II LE PROBLÈME DE LA MÉTAPHYSIQUE AU XVIIIe SIÈCLE…….......................................... 24 CHAPITRE III SADE ET LES LUMIÈRES…….....................................…….....................................…………… 29 CHAPITRE IV DE LA PHILOSOPHIE COMME PÉDAGOGIE……........................................................………. 39 DEUXIÈME PARTIE LA THÉODICÉE SADIENNE COMME TRAGIQUE……........................................................... 44 CHAPITRE I POURQUOI ÉCRIRE ?…….....................................……................................................................ 45 CHAPITRE II LA MÉTHODE DE SADE……....................................................................................................... 54 CHAPITRE III EN GUISE D’INTRODUCTION : « IDÉE SUR LES ROMANS »……......................................... 58 CHAPITRE IV LES TROIS VERSIONS…….....................................…….............................................................. 62 CHAPITRE V L’ANALYSE DES TROIS EXORDES…….....................................……...................................... 73 CHAPITRE VI VERS UNE DÉFINITION DU TRAGIQUE…….......................................................................... 85 CHAPITRE VII L’HUMANISME SADIEN…….....................................……............................................................. 89 CHAPITRE VIII LE SADISME COMME UNE PHILOSOPHIE DU TRAGIQUE…….......................................... 94 CHAPITRE IX SADISME, ÉROTISME ET MORT : ÉROS ET THANATOS……................................................ 101 CONCLUSION …….....................................…….....................................……........................................................ 108 POSTFACE …….....................................…….....................................…….......................................................... 111 BIBLIOGRAPHIE …….....................................…….....................................…….......................................................... 112 3 « …Je cherche la région cruciale de l’âme ou le mal absolu s’oppose à la fraternité. » (André MALRAUX, Lazare, 1974) 4 INTRODUCTION « Je passerai légèrement sur les premières années de Mangogul. L’enfance des princes est la même que celle des autres hommes, à cela près qu’il est donné aux princes de dire une infinité de jolies choses avant de savoir parler1. » Notre travail ne prétend à aucune exhaustivité. Au contraire, il se veut un compte-rendu : l’expression d’un amour et le fruit d’une passion, c’est-àdire la transcription d’un ensemble d’idées ou d’analyses, résultat de la rencontre avec une œuvre et un auteur. Pourquoi cet intérêt pour Justine, précisément les trois versions de cette œuvre ? Dépendamment de la puissance envoûtante de l’œuvre, cet intérêt tient à la problématique du mal qui, pensons-nous, y est traitée avec une acuité toute particulière. La problématique du mal, en effet, est la question métaphysique par excellence. Or celle-ci étant au cœur de l’œuvre sadienne, en fait nécessairement une philosophie. Et dans ce cas Justine est un cas d’espèce. C’est dire combien le roman est riche de pistes et en interrogations spécifiques. Nous pensons que le problème du mal est traité d’une façon éminente à travers les trois versions de Justine. L’acuité et l’éminence du problème se trouvent dans le chiffre « trois » : pourquoi trois versions d’une seule et même œuvre ? Justine appelle, en fait, une interrogation qui est à la fois un questionner de génétique textuelle – relative à la production et DIDEROT, Denis, Œuvres, Les Bijoux indiscrets, Paris, col. « Bibliothèque de La Pléiade », Gallimard, 1969, p. 3. 1 5 l’évolution du texte –, de littérature et de philosophie. Questionner génétique, parce que l’œuvre exige des éclaircissements sur le « génotype » et le « phénotype » du texte ; questionner littéraire, parce qu’elle pose le problème du littéraire – de la poétique et de l’esthétique ; enfin, questionner philosophique du fait qu’elle interpelle le système sadien qui se fait en se faisant questionnement de la problématique du mal. Nous n’avons pas la prétention, ici, de répondre à toutes ces questions. Ceci n’exclut pourtant pas des références aux divers plans. Mais nous prioriserons la problématique philosophique du mal à travers les trois versions de Justine, dont les exordes constituent le terrain nourricier. Voilà une autre limitation volontaire à notre sujet. Nous pensons, en effet, et nous jugeons aussi, que le nœud final du problème se situe dans les trois exordes, au sens où ils contiennent également la clé du dénouement. Nous utilisons les concepts de nœud et de dénouement parce qu’il s’agit, pour nous, de traduire la pensée sadienne du mal, la « théodicée » de Sade, dans les termes d’une pensée du tragique. Ainsi, nous chercherons à préciser en quoi consiste ce tragique sadien – sa théodicée ? Et subséquemment, quelle anthropologie il véhicule, (c’est peutêtre pareil) le véhicule ? C’est-à-dire s’il constitue une quête de l’humanité dont l’essence serait dans le mal ? Bien que le concept de théodicée soit essentiellement leibnizien 2, il signifie chez nous, et, in extenso, une théorie générale du mal, ou de la 2 Essai de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal (1710). 6 problématique ou de la métaphysique du mal. Donc, quand nous parlons de théodicée sadienne, il s’agit de la conception de Sade du mal et le traitement qu’il en fait (nous y reviendrons). Nous préciserons, cependant, la nette démarcation entre la conception sadienne du mal d’avec celle de Leibniz, ou plus spécifiquement de celle des Lumières en général qui n’est pas, de façon générale, loin trop éloignée de la conception traditionnelle, c’est-à-dire l’inscrivant dans le cadre du déisme3. En effet, pour Leibniz – ce qui est dans le prolongement et la défense de la théologie chrétienne –, le mal est un accident, la responsabilité incombe non pas à Dieu mais à l’homme. Son Essai de théodicée s’inscrit alors dans un procès de disculpation de Dieu, non seulement du point de vue théologique mais aussi philosophique. Alors, l’Essai de théodicée constitue une théorie générale des desseins de Dieu quant au point des origines mais également eschatologique. C’est ce que Voltaire raillera plus tard comme un optimisme béat dans Candide ou l’Optimisme (1759). On sait que la tragédie grecque représente et problématise le rapport entre les Dieux et l’homme et qu’elle est en quelque sorte méditation sur le rôle et l’influence de la Fortune – le Fatum – sur/dans la vie des hommes. Ainsi, le tragique se dessine comme réflexion sur le rapport entre le surnaturel et le naturel, entre le divin et l’humain, entre la divinité et l’humanité. Alors, le tragique, en tant que questionnement de l’humain en particulier, charrie nécessairement la problématique du mal. En ce sens qu’elle s’interroge et interroge l’avènement de l’hybris, la démesure. 3 V. PLEYNET, Marcelin, « Sade lisible », Tel Quel, col. « Point », Seuil, 1968, p. 283-296. 7 L’hybris, dans la tradition grecque, est une infraction à l’ordre du monde envisagé comme Cosmos (κοσμος). Et c’est pour rétablir cet ordre que le bouc – tragos, τραγοσ – était sacrifié dans les dionysies. Le tragos traduit donc l’idée de sacrifice comme inhérent à toute réparation de l’hybris, d’une part ; de l’autre, il montre que la réparation du mal ne peut être que sanguinaire, sanglante. C’est, en effet, cette définition de la philosophie comme tragédie que posent les trois exordes. Sade parle, lui, d’isolisme4 et la postérité, plus tard, emploiera le mot sadisme, mais G. Bataille parle, lui, d’unicisme5. À travers Justine, Sade analyse « l’inadéquation de la vertu à la réalité sociale6 ». La vertu non seulement est inadéquate à la réalité sociale, qui est cruelle, corrompue, dangereuse – tragique –, mais aussi à la Nature. Pour lui, la société, composée d’hommes dont la nature est dominée par l’ego dans Nous reproduisons ici un extrait des trois versions, où figure explicitement le concept, néologisme de Sade s’équivalant au concept d’isolement, que l’on retrouve déjà dans Aline et Valcour ou Le Roman philosophique (1795), p. 577, in SADE, Œuvres, II, Paris, col. « Bibliothèque de La Pléiade », Gallimard, 1995. La Nouvelle Justine ou Les Malheurs de la vertu, suivie de l’Histoire de Juliette, sa sœur, p. 401. « Et la malheureuse Justine, repoussée, calomniée, insultée dès le premier jour qu’elle est condamnée à l’ISOLISME (sic), entre dans une maison où elle voit un écriteau, loue un petit cabinet garni au cinquième, le paye d’avance, et s’y livre à des larmes d’autant plus amères, qu’elle est naturellement très sensible, et que sa fierté vient d’être cruellement compromise. » Et encore, p. 431, la Dubois : « Soyons isolés, ma fille, comme nous a fait naître la nature : lui voyons-nous jamais lier un homme à un homme ? Si quelquefois nos besoins nous rapprochent, séparons-nous dès que nos intérêts l’exigent, parce que l’égoïsme est la première des lois de la nature, la plus juste, la plus sacrée, sans doute. » (V. aussi Les Infortunes de la vertu, p. 7 ; Justine ou les Malheurs de la vertu, p. 136.) 4 5 BATAILLE, Georges, L’érotisme, Paris, col. « 10/18 », Éditions de Minuit, 1957, p. 185. 6 V. DELON, Michel, in SADE, Œuvres, II. Introduction. 8 tous ces états – l’isolisme7 –, est l’expression de la cruauté de la nature, de son essence tragique – « de la carrière épineuse de la vie8 ». Dans ce cas, les trois versions de Justine représentent-elles un refus de la morale ? Ou, considérant qu’elles ont été écrites subséquemment, établissent-elles trois positions différentes d’un même problème ? Ou sontelles complémentaires d’un point de vue chronologique, c’est-à-dire progressivement élaborées ? L’archétype des deux sœurs campé dans le roman semble répondre par l’affirmative. Justine représenterait-elle la faiblesse, l’échec de la morale (surtout la morale chrétienne) face à la réalité, dont le principe est le vice érigé en système ? Et Juliette, le choix d’un agir qui ferait l’économie de la morale, voire de toute morale ? Ou, pour éviter les extrêmes, Juliette représenterait-elle le réalisme moral, c’est-à-dire une morale purement sociale, donc conformiste9 ? La Nouvelle Justine, p. 431, la Dubois : « Soyons isolé... » Et plus loin, p. 450, les arguments de Cœurde-Fer. « Quels épouvantables sophismes ! dit Cœur-de-Fer. Ce n’est pas la vertu qui soutient les associations criminelles : c’est l’intérêt, c’est l’égoïsme. Il porte donc à faux, Justine, cet éloge de la vertu, que vous avez tiré d’une chimérique hypothèse. Ce n’est nullement par vertu que, me croyant, je le suppose, le plus fort de la troupe, je ne poignarde pas mes camarades pour les dépouiller ; c’est parce que, me trouvant seul alors, je me priverais des moyens qui peuvent assurer la fortune que j’attends de leurs secours. Ce motif est l’unique qui retienne également leurs bras vis-à-vis de moi. Or, ce motif, vous le voyez, Justine, il n’est qu’égoïste, il n’a pas le plus léger caractère de vertu. Celui qui veut lutter seul, dites-vous, contre les intérêts de la société, doit s’attendre à périr. » 7 Justine ou les Malheurs de la vertu, p. 131. La Nouvelle Justine ou Les Malheurs de la vertu, suivie de l’Histoire de Juliette, sa sœur, p. 395 et 424, note. 8 La référence ou l’évocation au Tartufe de Molière dans la dédicace à Constance, sa compagne, après sa libération en 1790, semble le suggérer. C’est-à-dire d’un refus du conformisme, de s’identifier au troupeau, comme dirait Nietzsche< « Le procès de Tartuffe fut fait par des bigots ; celui de Justine sera celui des libertins, je les redoute peu : mes motifs dévoilés par toi, n’en seront point désavoués ; 9 9 En effet, le conflit entre la morale et la réalité relève d’une « dialectique de la nature10 », donc d’un certain mystère. Car, le panorama de la cruauté humaine n’est pas celui de la cruauté de la nature. Voilà pourquoi les trois versions de Justine sont une amplification de détails : l’expression croissante des détails. D’une version à l’autre se soulèvent les discrétions : une sorte de recherche exhaustive de ce panorama. Enfin, la constante volonté (chez Sade) de réécrire l’œuvre, c’est-à-dire de l’amplifier. Comme si les événements allant se multipliant, la nature humaine, la morale (s’il y en a une) vont immobiles, si ce n’est dans leur capacité à s’adapter. Comme il dira plus tard : « à varier les genres ». Par ailleurs, l’œuvre sadienne garde une dimension historique incontestable. Et subséquemment, on peut dire qu’elle garde un lien avec la Révolution ; au sens où d’un point de vue historique et éditorial, sa publication est essentiellement postrévolutionnaire. Ce qui ne sous-entend pas que la Révolution serait la source ou ce qui aurait amené Sade à l’écriture, mais que celle-ci, d’une manière ou d’une autre, a influencé cellelà, quitte au niveau du contexte, de la situation sociopolitique nouvelle qu’elle a créée, obligeant l’homme Sade ainsi que l’écrivain (au sens où ton opinion suffit à ma gloire, et je dois après t’avoir plu, ou plaire universellement, ou me consoler de toutes les censures. » (Justine ou les malheurs de la vertu, dédicace.) Il ne s’agit pas de l’ouvrage de Friedrich Engels (1820-1895), Dialektik der Natur (la Dialektik de la nature, 1873-1883, publié seulement en 1925, qui fonde le matérialisme dialectique sur la réalité des lois objectives dans la nature ; mais, nous entendons par là le côté immoral, plutôt amoral de la nature, c’est-à-dire agissant et fonctionnant par delà bien et mal (Nietzsche). En effet, du point de vue de la Nature, soit hypostasiée ou banalisée, le bien et le mal ne sont que les deux faces d’une même médaille : pile ou face. Enfin, le principe du plaisir et celui du désir, voire de réalité, se confondent. 10 10 l’entend le XVIIIe siècle) non pas à réviser ses batteries mais à s’ajuster et ajuster sa stratégie11. Notre travail comportera deux grandes parties. Dans la première, nous chercherons à déterminer ce qui fait de Sade un homme du dixhuitième siècle, donc un homme des Lumières. C’est-à-dire, qu’est-ce qui l’identifie aux autres philosophes du siècle (des Lumières) ? En quoi il s’apparente à eux ? I. Il s’agira ici, d’indiquer les lignes inclusives de Sade dans la confrérie (le mouvement) des Lumières. Aussi, tâcherons-nous d’élucider la problématique : Sade est-il un écrivain ou un philosophe ? Question appelant donc une lecture génétique du XVIIIe siècle ainsi que ce questionnement : qu’est-ce qu’être philosophe au XVIIIe siècle ? En quoi consiste l’espace-temps du XVIIIe siècle ? Où commence-t-il et où finit-il ? II. Une fois cette filiation démontrée et analysée, il conviendra de faire surgir la singularité de Sade. Ainsi nous montrerons que celle-ci réside dans ce que nous appelons sa « filiation œdipienne ». En effet, il s’affirme et se retrouve comme l’un des plus farouches adeptes, parents de l’idéologie des Lumières, mais encore celui qui la radicalisera le plus, au point de la pousser jusqu’à ses limites les plus extrêmes. Tout en ayant une certaine parenté avec le concept psychanalytique freudien de « complexe d’Œdipe », nous utilisons cette expression non pas au 11 Cf. STRAUSS, Leo, Art d'écrire, politique, philosophie. Texte de 1941 et études, Paris, Vrin, 2001. 11 sens strict freudien, mais désigne chez nous le rapport conflictuel, polémique et thanatologique de Sade avec les Lumières. C’est-à-dire, tout en étant fille et congénère des Lumières, la philosophie de Sade constitue la radicalisation de leur idéologie, d’une part ; de l’autre, par la méthode du plagiat – pervertir, assumer et rejeter sous le couvert du travestissement, du masque –, du double masque : l’exotérisme et l’ésotérisme. Le sadisme, plutôt l’isolisme, tout en affirmant l’existence, la nécessité du prochain, fait de celui-ci une proie, un sang d’existence ; mais encore de la nécessité du prochain comme objet (présent) et victime (future) – la prochaine victime du sadique, dont le plaisir de vivre coïncide avec celui de tuer – de donner la mort. Pas la mort pour le simple plaisir de tuer, mais la mort, le crime comme art de vivre, comme hédonisme. Les trois versions de Justine traduisent cette « filiation œdipienne », justement comme radicalisation de la philosophie des Lumières et mettant par là à nue son masque, et également au sens où cette œuvre constitue l’expression et l’intention d’un penseur qui a voulu pousser l’interrogation du mieux-vivre, du comment tirer le meilleur parti de son existence à son paroxysme. Il est évident que ces questions relèvent de l’éthique, par conséquent de la problématique du mal – la théodicée. Que faire ? Faut-il choisir la voie du vice – du mal – ou de la vertu – du bien ? Tout est dans l’archétype des deux sœurs : Justine, la vertueuse, et Juliette, la vicieuse. Tout le dilemme est là, donc tout le tragique aussi ! Peut-il y avoir de tragique sans aporie, sans dilemme ? 12 PREMIÈRE PARTIE SADE ET LE DIX-HUITIÈME SIÈCLE « Je passe pour le loup-garou ici. Les pauvres petites poulettes avec leurs mots d’effroi ! Mais pourquoi s’en plaindre ? C’est l’usage, on aime à prononcer le sentiment qu’on inspire. » (Sade, Lettre à Gaufridy) 13 CHAPITRE I QU’EST-CE QUE LE DIX-HUITIÈME SIÈCLE ? « Ce n’est pas parce que le plaisir de la douleur est un soulagement dans le malheur moderne que l’ignorance de ce plaisir était un manque dans le bonheur antique12. » Cette question peut paraître anodine, pourtant elle garde toute son importance. Celle-ci est non seulement une question ontologique (y a-t-il un dix-huitième siècle ? Dans ce cas, ce qu’il est ?) ; mais encore spatiotemporelle (qu’elle est sa borne temporelle et spatiale ?). « À la limite, la question est légitime, les Lumières ont-elles même la possession exclusive d’une tranche chronologique d’un temps, en Europe *<+ ?13 » Certes, il est admis comme allant de soi que les Lumières ont existé. Mais, comme le fait justement remarquer Yvon Belaval, « <dès qu’on veut la *philosophie des Lumières] définir, la dater, la situer, les embarras commencent14.» En effet, la chronologie des Lumières ne fait pas unanimité. Elles sont comme une tunique de Nessus. Pierre Chaunu en distingue trois grands moments ou plutôt deux « temps forts », – car « l’histoire s’organise sur des temps forts15 » – et situe sa naissance en 1680, tout comme Paul 12 LEOPARDI, Giacomo, La théorie du mal, Paris, Éditions Allia, 1994, p. 11. CHAUNU, Pierre, La civilisation de l’Europe des Lumières, Paris, col. « Champs », Flammarion, 1982, p. 7-8. 13 BELAVAL, Yvon, in Dictionnaire des genres et notions littéraires, art. « Philosophie des Lumières », Paris, Albin Michel/Encyclopædia Universalis, 1997. 14 15 CHAUNU, Pierre, op. cit., p. 8. 14 Hazard16, ainsi que Michel Delon et Pierre Malandain17. Pour Y. Belaval, interrogativement, en 1685, en Angleterre. Cependant, malgré cette divergence diachronique, l’amitié synchronique demeure. Ils s’entendent à inclure la compréhension des Lumières, de leur histoire, moins dans l’événementiel, mais dans le « sériel ». En ce sens qu’« il y a donc *<+ possibilité d’une saisie du XVIIIe siècle dans les rets de l’histoire sérielle, entendez d’une connaissance historique qui ne se contente pas de décrire, mais qui mesure, qui dépasse les pensées claires de l’élite, pour les aspirations confuses de l’armée anonyme des sans grade. [Parce que] : « L’Europe des Lumières a ses temps forts dans l’ordre des pensées comme dans l’ordre des choses18. » E. Cassirer aborde dans le même sens, en situant « la philosophie des Lumières dans le cadre d’un plus vaste enchaînement historique *<+ ». Poursuitil, « le mouvement que nous proposons de dépeindre, en effet, loin d’être replié sur soi, est au contraire attaché de mille liens à l’avenir comme au passé. Il ne constitue qu’un acte, une phase singulière de l’immense mouvement d’idées grâce auquel la pensée philosophique moderne a acquis la certitude de soi-même, son sentiment spécifique de soi et sa conscience spécifique de soi19 ». HAZARD, Paul, La Crise de la conscience européenne (1680-1715), Paris, Boivin & Cie, Éditeurs, 1935. 16 DELON, Michel, et Pierre Malandain, Littérature française du XVIIIe siècle, Paris, col. « Premier cycle », PUF, 1996. 17 18 CHAUNU, Pierre, op. cit., p. 9-10. 19 CASSIRER, Ernst, La Philosophie des Lumières, Paris, Presse Pocket, Agora, 1966, p. 32. 15 C’est aussi la thèse de G. Benrekassa dans Le concentrique et l’excentrique : Marges des Lumières20. Le sous-titre est d’ailleurs assez expressif : l’heure est à établir une histoire, étude souterraine des Lumières : une « cryptologie !» Le premier temps fort (1680-1715), celui des « Lumières naissantes », c’est un temps de travails : un temps sur fond d’enfantement. Une Europe en crise. « Crise de la conscience européenne » pour reprendre la formule de P. Hazard. Sur le plan politique, la fin d’un règne, celui de Louis XIV. Mais les « Lumières naissantes », leur spatialité n’est pas confinée au seul terroir français ou anglais : c’est un mouvement européen. Mais on peut parler d’une triangulation lumineuse composée de la France, de l’Angleterre et des Provinces-Unies de Hollande, complétée après par l’Allemagne. C’est le temps de la confirmation d’une civilisation européenne qui va crescendo. La chrétienté s’efface. La petite Europe s’ouvre à la grande « par la réinsertion de l’Europe danubienne21 *<+, la marche en avant des Européens à l’intérieur du continent américain *<+22 ». La Scandinavie aussi bien que l’Europe du sud, etc. : le cosmopolitisme en mouvement et manifestation. Les distances se réduisent. Et, parallèlement, le champ optique et les perspectives s’élargissent. Le tourisme, les voyages s’imposent en mode et BENREKASSA, Georges, Le concentrique et l’excentrique : Marges des Lumières, Paris, col. « Bibliothèque historique », Payot, 1980. 20 Il s’agit de la Russie de Pierre le Grand et de Catherine II, l’Europe allemande, l’Europe de l’Est quoi ! 21 22 CHAUNU, Pierre, op. cit., p. 9. 16 nécessité. C’est l’Europe des mutations. L’Europe des raisons. Tout devient objet d’interrogation, donc de savoir. En littérature, « la querelle des Anciens et des Modernes » fait des émules et les derniers font de l’ombre aux premiers. Le paradigme mécaniste s’impose. La réalité n’est plus conçue comme un totum. Désormais, « la vérité ne peut plus s’atteindre que partiellement, fragmentairement, non sur une intuition globale, mais sur une conquête pièce à pièce du domaine naturel23 ». La poésie devient militante, une poésie d’idées. En politique, la monarchie absolue, de droit divin est contestée. La précaution cartésienne ne tient plus. Désormais le profane peut s’immiscer et s’intéresser au sacré : il y a la sécularisation de la révélation. En esthétique, le rococo pointe à l’aube tout comme le néoclassicisme et tendent à s’imposer. En science, la mathématisation du monde, de la nature s’impose et constitue désormais une vulgate. C’est la « révolution galiléenne24 » qui s’est imposée un peu plus tôt déjà. Ibid., p. 236. « La philosophie mécaniste aboutit à un scepticisme quant à la possibilité de lier la totalité de la nature et de l’entendement dans une explication globale. Le multiplicateur de la connaissance, en montrant un moyen efficace d’atteindre une approche partielle de la réalité, en dégageant la notion de phénomène, achemine la philosophie naturelle mécaniste vers une phénoménologie : il conduit donc au scepticisme face aux systèmes, dont la succession même indique la vanité ; il tend vers 1680 et encore vers 1710-1720, à une double attitude. D’une part la griserie du sape aude. Rien ne doit résister. Jamais tout ne sera atteint, mais tout peut être atteint *<+ mais toute recherche de la vérité est veine. On ne peut prendre la corde d’un arc. La méthode de la philosophie mécaniste, qui ordonne les apparences selon la logique des modèles mathématiques, est la corde [cf. La métaphore du fil d’Ariane de Kant dans la Critique de la raison pure]. » L’étude de Georges GUSDORF, en deux tomes, La Révolution galiléenne, consacrée à la révolution mécaniste explique plus largement et de façon détaillée l’avènement du nouvel univers épistémologique créé par le mécanisme, dont Galilée est le contributeur le plus net et le plus vigoureux. 23 La formule « révolution copernicienne » est plus courante que son équivalente « révolution galiléenne ». En effet, « Galilée est l’auteur de la révolution copernicienne, ou du moins son héros, 24 17 Le second temps fort (1715-1750), le crépuscule de la monarchie absolue. Le despotisme éclairé se profile à l’horizon des réflexions. Les Lumières sont triomphantes dirons-nous. La croissance fait sourire. Les idées fructifient, s’affirment bon an mal an. L’Encyclopédie prend le relais et devient l’activité conclusive du siècle. Les idées pullulent et sont en effervescence. Enfin, le dernier temps fort, le troisième (1750-1790). « Le glissement social et le retour aux systèmes. Après les facilités de la destruction, les difficultés de la reconstruction. Les nouvelles Lumières s’articulent sur une métaphysique des mœurs25, la nécessité de construire l’éthique, morale individuelle et morale de la cité. Rousseau et Kant. Sur cette ligne franco-britannique, l’Aufklärung apparaît comme une modalité propre et tardive. La phase critique est atténuée. La nouvelle herméneutique biblique prend une forme scientifique, dans un cadre universitaire d’Église. Le tournant se prend plus tardivement mais fortement confesseur et martyr, la révolution ne devant pas être compris comme un épisode de l’astronomie, mais bien comme une réévaluation de toutes les valeurs. Jusqu’alors tributaires des décrets divins, elles gravitent autour de la volonté transcendante de Dieu ; désormais elles s’ordonneront en fonction de l’intelligence humaine selon les normes de la connaissance rationnelle. Non que Dieu soit mort, et que l’homme l’ait renié ; mais la pensée humaine s’affirme comme un relais de la pensée divine. L’homme est de plus en plus au centre de regroupement de la pensée ; sa responsabilité majeure est de mettre un ordre intelligible dans la multiple diversité des phénomènes et des valeurs. » (GUSDORF, Georges, La Révolution galiléenne, tome I, Paris, col. « Bibliothèque scientifique », Payot, 1969, p. 66.) Justine ou les malheurs de la vertu date de 1791. La Philosophie dans le boudoir, 1795. Deux œuvres qui s’inscrivent explicitement – l’œuvre de Sade en général – dans cette métaphysique des mœurs. En effet, les diverses versions de Justine traduisent ce souci éthique, volonté manifeste de fonder la morale sur d’autres fondements que la religion ou les préjugés quelle que soit leur source. D’un autre côté, les diverses versions, donc cette hantise scripturaire de réécrire, l’œuvre est manifeste de ce souci métaphysique et éthique. 25 18 entre 1770 et 1780 ; les directions intellectuelles de l’Europe glisse de Londres et Paris vers Königsberg, l’empire est partagé26. » Toutefois, comme le souligne Pierre Malandain et Michel Delon, « il faut soigneusement se garder de réduire le schéma de ces trois naissances à une pure succession chronologique, et s’efforcer de les penser ensemble. Chacun des phénomènes littéraires de la période sera ainsi marqué, à nos yeux, de trois traces : le souvenir d’une douleur, l’élan d’une libération, l’effort d’une conquête27. » C’est donc dans ce troisième moment qu’il faut placer le divin marquis et son œuvre. Cependant, rappelons-le, si l’homme Sade (17401814) et son œuvre, pour avoir fait scandale, ont marqué le siècle, l’auteur est essentiellement postrévolutionnaire28. Car, même si certains de ses textes datent d’avant la Révolution, ceux majeurs, et qui marquent sa naissance d’auteur datent d’après. Et certaines ne seront connues qu’au XXe siècle. Par exemple, Justine ou les malheurs de la vertu, son œuvre majeure, la cause de son emprisonnement sous l’Empire, sont de 1791 ; Les Infortunes de la vertu, 178729 ; La Nouvelle Justine, suivie de L’Histoire de Juliette, sa sœur, 1797 ou 1799 ou 1800 ; Aline et Valcour ou le roman philosophique et La Philosophie dans le boudoir, 1795. Quant aux Cent-vingt 26 CHAUNU, P., op. cit., p. 234. DELON, Michel, et Pierre Malandain, Littérature française du XVIIIe siècle, Paris, col. « Premier cycle », PUF, 1996, p. 6. 27 L’entrée en scène, en 1791, de l’auteur est double : philosophique et littéraire, artistique et dramaturgique. Respectivement avec Justine ou les malheurs de la vertu et la représentation du Comte Oxtiern ou les Effets du libertinage. Le divin marquis se présentait alors comme « homme de lettres ». 28 Ce conte philosophique sera publié au début du XXe siècle, plus précisément en 1930, par les soins de Maurice Heine. 29 19 journées de Sodome ou l’École du libertinage, écrit avant 1789, il sera publié pour la première fois en 1931-1935. C’est alors à juste titre que G. Bataille fait voir : « On voit qu’un auteur et un livre ne sont pas immanquablement les heureux résultats d’un temps calme. Tout se lie dans le cas présent [celui de Sade+ à la violence d’une révolution. Et la figure du marquis de Sade n’appartient que d’une façon vraiment distante à l’histoire des lettres30. » La dimension des Lumières se situe dans sa syntaxe : les Lumières, non pas la lumière ! Pour répéter Chaunu, il y a un « convoi sémantique des Lumières31 ». Les diverses appellations du siècle, surtout celle de siècle des Lumières, sont explicites et traduisent une nette volonté de rupture et polémique, amis encore de jugement négatif sur le passé. Les lumières signifient à la fois éclairage du passé, également critique, sous le crible de la raison, de tout sans exception, et projection sur l’avenir. D’où l’idée de progrès. « Mais la lumière dès le XVIIIe siècle, cesse d’être le propre de Dieu ou du savant. L’homme éclairé selon Furetière est celui qui a "un bel esprit et une grande capacité". C’est évidemment au XVIIIe siècle que s’emparent les Lumières, reléguant ipso facto le passé dans les ténèbres. Écartant la révélation, devenue obscurantisme, le terme est appliqué à l’activité intellectuelle, politique et BATAILLE, Georges, La Littérature et le mal, Paris, col. « Folio essais », Gallimard, 1990, p. 82. 30 DUPONT, A., cité par Pierre Chaunu, La Civilisation de l’Europe des Lumières, Paris, Flammarion, col. « Champs », 1982, p. 12. « Alors prenons le convoi sémantique des Lumières et de la raison : "philosophie, préjugé, superstition, tolérance, vertu" (Voltaire, Dictionnaire) auxquels viennent se joindre "des mots hantises tels qu’abus et réforme, abusif, réformer, constitution, libertés, encore lourds d’archaïques pensées, sujet et citoyen dans leur tension complémentaire, liberté, égalité, droits< » 31 20 sociale de l’homme. L’homme des Lumières, éclairé par la Raison, est libre de se consacrer aux sciences et aux arts qui doivent libérer le monde des pesanteurs du passé et contribuer à le transformer de façon utilitaire pour le bonheur du plus grand nombre possible. Car l’objectif de l’homme éclairé demeure le bonheur et de préférence un bonheur immédiat – qui commence sur terre. Contre la révolution. Contre l’autorité et la tradition, les Lumières se fondent sur l’expérience et recherchent les lois de la nature à partir de l’observation, de l’analyse, de la comparaison. L’esprit des Lumières est conquérant et doit de proche en proche contribuer au progrès indéfini de l’esprit humain. *Mais<+ ce sont des Lumières éclatées qui viennent accoster au rivage révolutionnaire et qui demeurent bien difficiles à saisir32. » L’espace-temps des Lumières – les Lumières tout court – est mouvant, le mouvement en est le leitmotiv : donc le siècle du progrès. Ce mouvement entraîne non seulement l’espace, la vie et ses composantes, mais encore plus les hommes, de l’intérieur vers l’extérieur, de l’extérieur vers l’intérieur. La physique – la matière –, le monde aussi bien que la psychologie – l’esprit, la pensée, l’homme. Donc autant la cosmologie que l’anthropologie connaissent un formidable mouvement au temps des Lumières. Deux exemples. D’abord la matière terrestre : les sciences physiques et naturelles, la physiocratie ; puis humaine : le boom démographique : marrée humaine – la ligne ascendante des naissances et celle décroissante de la mortalité : l’espérance de vie se démocratise et prend forme, augmente, grandit. La COTRET, Monique, in Dictionnaire de l’Ancien Régime, art. « Lumières », sous la direction de Lucien Bély, Paris, PUF, 1996. 32 21 mort ! Oui la mort ! Elle change de visage. Elle s’humanise, se personnalise33. L’esprit aussi se dilate, en conformité avec l’espace, avec l’extension exponentielle des choses ; mais en élargit l’horizon par l’agrandissement du (de son) champ optique : « Le monde clos fait place à l’univers infini34 ». Mais cet univers grand et expansible, infini est aussi réductible, car mathématisé et mathématisable, c’est-à-dire mesurable35. Dieu ou les dieux reculent, s’éloignent tandis que l’homme et les phénomènes se rapprochent : le champ de la métaphysique – l’ontologie et la théologie – s’amenuise et se dévalue au profit de celui d’une sorte de phénoménologie36. Désormais, c’est le règne de l’entendement ou encore de la raison calculatrice et calculante qui s’érige en système, au point de constituer un nouveau mythe (Adorno et Horkheimer), voire une idéologie37 (Benrekassa). Le luxe, le superficiel, le goût de l’instant, du temps qui passe, qui coule, la sensualité – l’érotisme – sont vénérés38. ARIÈS, Philippe, Essais sur la mort en Occident du Moyen Âge à nos jours, Paris, col. « PointsHistoire », Seuil, 1975. 33 34 KOYRÉ, Alexandre, Du Monde clos à l’univers infini, Paris, col. « Tel », Gallimard, 1973. Pour preuve, « Le défi du dynamisme newtonien et l’agression du microscope manié par le grand et étrange Leeuwenhoek *<+ La perception fine, l’ouverture à l’investigation scientifique d’un au-delà de même nature, un sensoriel en extension, non un au-delà sensoriel, grâce aux multiplicateurs visuels, microscopes et lunettes, appelle d’autre part un nouvel outil conceptuel. *<+ Calcul des fluxions, développement du binôme, calcul infinitésimal qui permet le dépassement pratique, opérationnel du fini et de l’infini *<+. » (CHAUNU, P., op. cit., p. 177.) 35 La phénoménologie doit s’entendre ici non pas au sens qu’elle désigne aujourd’hui le système philosophique de Husserl et de Heidegger, mais au sens étymologique d’une étude, d’une science des phénomènes. 36 Les utopies (politiques), nous y reviendrons plus loin, comme celle du « Contrat social » de Rousseau, pullulent. Cependant, L’utopie politique sadienne et sadiste (exprimée essentiellement 37 22 Désormais, « Tout ce qui ne se conforme pas au critère du calcul et de l’utilité est suspecte à la Raison *<+. La Raison est totalitaire *<+. Le mythe devient Raison et la nature pure objectivité *<+. Mais la raison constitue en même temps l’instance d’un penser calculateur qui organise le monde en vue de la conservation de soi et ne reconnaît d’autres fonctions que celles de la préparation de l’objet à partir du simple matériel sensoriel, pour en faire le matériel de l’asservissant39. » La place de Sade est on ne plus doublement évidente, au sens où il défraie doublement la chronique, parce qu’il fait scandale par sa vie tout autant que par son œuvre. On rappellerait bien ses démêlées avec la police, donc la justice de l’époque. Il participe dans « ce convoi sémantique », non pas forcément en méprisant le choix ordinaire de ses pairs, mais dans l’exploration et l’enrichissement du lexique du libertinage. Tout en acceptant la défense de l’habeas corpus, Sade explore ce qui le sous-tend, et le côté noir et abyssal du cœur humain : le bas-fond du mal. Voilà, en peu de mots, ce en quoi il se singularisera de ses pairs. dans le pamphlet politique « Français encore un effort si vous voulez être républicains ») n’est pas une philosophie de la fin de l’histoire, mais une « théodicée négative ». Elle est une réponse politique non à l’éradication du mal mais plutôt de sa gestion. Nous préciserons que pour nous, sadien renvoie à la personne de Sade et sadiste à sa philosophie. VOLTAIRE, « Le Mondain » (1736) : « J’aime le luxe, et même la mollesse. » MAUZI, Robert, L’Idée de bonheur au XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, 1967. Introduction. 38 HORKHEIMER, Max, et Theodor W. Adorno, La dialectique de la raison, Paris, col. « Tel », Gallimard, 1974, p. 24<, 94. 39 23 CHAPITRE II LE PROBLÈME DE LA MÉTAPHYSIQUE AU XVIIIe SIÈCLE « <Toi aussi tu es pour l’ordre, finalement, on le voit à tous tes propos. Làdessus on me demande : l’homme est-il bon, ou lui faut-il une bonne poigne ?40 » Au XVIIIe siècle le débat et la polémique sur la nécessité – l’utilité – ou non de la métaphysique ainsi que les critiques, sont virulents et sérieux. Question qui divise les Lumières. Pour certains, elle est inutile – en ce sens qu’elle engendre et encourage la division et la polémique entre les hommes (les philosophes) – ; pour d’autres, Kant en particulier, elle est nécessaire. En effet, Kant, tout en partageant l’idée que la métaphysique entretient réellement la guerre entre les philosophes, les penseurs – « Le champ de bataille où se livrent [des combats sans fin <+ » –, reconnaît dans « La Critique de la raison pure » (1781, première édition) l’utilité et la nécessité du débat. Mais l’objet doit être sciemment située et comprise. D’abord comme inhérente à la nature de l’esprit humain – la raison –, ensuite inhérente à l’activité philosophique elle-même. L’interrogation des Lumières consiste à savoir si la philosophie doit être épistémologie ou métaphysique, c’est-à-dire, si elle doit être science du concept – meta-phusis : μεταΦυσις ; theoria : θεορια –, spéculative, (élucubration, gymnastique intellectuelle pour quelques-uns) ; ou la branche du savoir humain, connectée au progrès, et qui est au service du bonheur de l’humanité. La philosophie doit s’imposer comme arme critique par excellence, comme « 40 MUSIL, Robert, L’homme sans qualités, t. 2, Paris, col. « Points », Seuil, 1982, p. 401. 24 Critique » en rendant possible la science politique, la linguistique, la sociologie, les sciences naturelles, etc.41 Dès la première (1781) et la deuxième (1787) introduction à la première critique, Kant pose cette question. La dialectique transcendantale représente le lieu stratégique où la solution est avancée : la métaphysique devient une « Dialectique », une « logique de l’apparence », c’est-à-dire, sciences des « Idées42». Ces dernières, au nombre de trois : l’Idée de l’Ame, de Dieu et de Monde, jouent un rôle régulateur : ce sont des Idées régulatrices. Il convient également de souligner que le XVIIIe siècle a le grand mérite – d’avoir découvert la nécessité d’introduire un humanisme intégral, une Nous ferons remarquer plus loin que ce même questionnement traverse la pensée de Sade, essentiellement dans l’exorde des Justines. 41 Les Idées kantiennes sont loin d’être les Idées platoniciennes. Cependant, elles n’y sont pas sans une certaine commune mesure. Ce qui peut être expliqué par la référence à Platon qu’il en fait dans l’introduction de la Dialectique transcendantale. Ibid. P. 318. « Le mot idée au sens platonicien, est rendu soit par ίδέα, *<+ soit par είδος (et surtout le pluriel είδη). L’είδος, l’είδέα, c’est, au sens primitif du terme, l’ensemble des caractères sous lesquels se manifeste la chose, et, par suite, cette chose elle-même. Chez les Atomistes, le terme ίδέα a le sens d’atome, et signifiait d’abord élément (on disait aussi µορφή) *<+ Il y a pratiquement, pour Platon comme pour Aristote, aucune différence entre ίδέα et είδος. Tout au plus peut-on dire *<+ que ίδέα met l’accent sur le sens logique et ontologique que le terme a pris chez Platon, et είδος sur l’aspect scientifique et causal sous lequel l’emploie principalement Aristote : c’est cette différence qu’exprime la traduction usuelle d’Idée platonicienne et de Forme aristotélicienne. 42 « <L’Idée platonicienne qui réalise tout ce qu’il y a d’intelligible dans le sensible, s’analyse donc en une essence extra-temporelle, existant absolument par soi et en dehors de toute pensée, ingénérable et incorruptible, subsistant toujours dans les mêmes rapports, éternelle et simple sous réserve de sa nature de mixte *<+, intelligible (νοητόν), et, comme telle, échappant à la sensation et comme uniquement par l’intellect (νοούµενον). » (In ARISTOTE, La Métaphysique, T. I, avec les commentaires de J. Tricot, col. « Bibliothèque des textes philosophiques », Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 1964, note 5, p. 5-6.) Pour une vue exhaustive du concept de métaphysique et de son histoire, voir TIERCELIN, Claudine, « Métaphysique », in Notions de philosophie, II, (sous la direction de) Denis KAMBOUCHNER, Paris, col. « Folio essais », Gallimard, 1995, ainsi que la bibliographie proposée. Voir aussi : CASSIRER, Ernst, La philosophie des Lumières, Paris, col. « Agora », Presses Pocket., 1966, chapitre 4, 1, « Le dogme du péché originel et le problème de la théodicée », p. 196< HEIDEGGER, Martin, Kant et le problème de la métaphysique, Paris, col. « Tel », Gallimard, traduction d’Alphonse de Waelhens et Walter Biemel, 1953. 25 réflexion sur l’homme total – de s’être intéressé d’une manière toute nouvelle et particulière au problème de la théodicée. La théodicée des Lumières est essentiellement négative, c’est-à-dire une théodicée dont le souci n’est pas la disculpation de Dieu. Mais celle-ci en fait la négation ou le cas échéant son rejet dans le très lointain. Subséquemment, le problème du mal devient alors celui du malheur : le mal, c’est le malheur. Ce qui renvoie ipso facto au titre du roman qui nous concerne ici et qui est l’objet de nos analyses : Justine ou les Malheurs de la vertu et ses diverses versions. Si la « dialectique transcendantale » démontre la nécessité de la métaphysique ou de sa dérive, comme une inhérence – qualité ou défaut – de la raison, serionsnous tentés, alors, de conclure avec Sade de la nécessité, c’est-à-dire de l’inhérence du mal dans l’agir humain et consubstantiel à lui ? Ainsi le mal, consubstantiel à l’homme et au genre humain, l’insère dans une tragédie permanente et perpétuelle, au sens où ses actes l’enracinent et l’inscrivent désormais dans un tragique existentiel comme pathos et agent. Aristote est le premier, dans l’histoire littéraire et philosophique, à s’intéresser formellement et explicitement à la problématique des genres ; problème auquel il a consacré tout un enseignement et qui nous est fragmentairement parvenu sous le nom de Poétique. La Poétique d’Aristote qui, en même temps, recoupe la sociologie littéraire, expose les critères de classification des différents genres : tragédie, comédie, épopée, poésie. Sociologie littéraire, en ce sens qu’elle s’interroge sur la relation entre l’œuvre (littéraire) et le public, mais aussi de son influence sur le lecteur, le spectateur. C’est dans ce rapport entre le spectacle et le spectateur (théa – θέα – et theatès – θεατής) qu’Aristote 26 élabore sa théorie d’une vertu cathartique de la tragédie. La fonction cathartique de la tragédie consiste en son pouvoir purgatif, épuratif, conforme à sa nature : « <L’imitation d’une action noble, conduite jusqu’à sa fin et ayant une certaine étendue, en un langage relevé d’assaisonnements dont chaque espèce est utilisé séparément selon les parties de l’œuvre ; c’est une imitation faite par des personnages en action et non par le moyen d’une narration, et qui par l’entremise de la pitié et la crainte, accomplit la purgation des émotions de ce genre43. » Les notions de spectateurs et de spectacles sont très significatives et sont donc des signifiés. L’idée que la vie soit un grand spectacle ou théâtre est admise au siècle des Lumières : « Société du spectacle » (Guy Debord). Voilà ce qui justifie l’emploi de la forme dramatique par divers auteurs du siècle, et Sade en particulier. Ainsi, « notre existence *<+ est une représentation jouée des instincts et des pulsions. La sexualité, la mort, l’échange économique ou esthétique, le travail, tout est manifeste, tout est joué. L’homme est le seul animal dramatique<44 » La théodicée sadienne – au sens où l’avons clarifié dans l’introduction – est aux antipodes de celle leibnizienne. Chez Sade, théodicée ne signifie plus « justice divine » ou disculpation de Dieu dans la question de l’avènement du mal, mais l’inscription de celui-ci soit dans un non-lieu ou non-être, un néant, ou le mal absolu : « l’être suprême en méchanceté », utilisé ironiquement par Sade. « Ainsi, les détestables éléments de l'homme mauvais s'absorbent dans le centre de la méchanceté, qui est Dieu, pour retourner animer encore d'autres êtres, qui naîtront d'autant plus corrompus, qu'ils seront le fruit de la corruption *<+. Quand vous avez vu que tout était vicieux et criminel sur la terre, leur dira 43 ARISTOTE, Poétique, Paris, Éd. M. Magnien, Le Livre de poche, 1449 b, p. 110. 44 DUVIGNAUD, Jean, Spectacle et société, Paris, col. « Méditations », Denoël/Gonthier, 1970. 27 l'Être suprême en méchanceté, pourquoi vous êtes-vous égarés dans les sentiers de la vertu ? Vous annonçai-je par quelque chose que ce monde fût fait pour m'être agréable ? Et les malheurs perpétuels dont je couvrais l'univers ne devaient-ils pas vous convaincre que je n'aimais que le désordre, et qu'il fallait m'imiter pour me plaire ? Ne vous donnai-je pas chaque jour l'exemple de la destruction ? Pourquoi ne détruisiez-vous pas ? Les fléaux dont j'écrasais le monde, en vous prouvant que le mal était toute ma joie, ne devaient-ils pas vous engager à servir mes plans par le mal ? 45 » La cosmologie ou cosmogonie sadienne n’admet pas ce monde comme « le meilleur des mondes possibles46 », mais comme celui dont l’équilibre dépend de la part équilibrée de mal et de bien, ou selon les extrêmes, d’essence maléfique. Si, comme le souligne Jean-Jacques Wunenburger dans ses Questions d’éthique, la question de l’origine du mal se ramène à deux sources : cosmologique ou ontologique47, la problématique sadienne du mal relève à la fois de la cosmologie et de l’ontologie. Au sens où c’est la première qui rend possible la seconde. La cosmologie sous-tend la conception naturaliste du mal, c’est-à-dire du mal comme consubstantiel au cosmos, à la Nature, d’une cosmologie et cosmogonie athées, qui fait l’économie d’un dieu créateur ou lui substituant une nature ou cosmos autosuffisant, amenant l’existence de tout au-delà à une chimère. L’ontologie inscrit le mal comme consubstantiel à l’homme, dont le cœur en est le siège. Voilà pourquoi il s’agit pour Sade de pénétrer dans ce dédale. Histoire de Juliette, 2e partie. Une précision cependant s’impose. Sade est un athée de principe, comme le prouve son poème La Vérité – « Quelle est cette chimère impuissante et stérile, / Cette divinité que prêche à l'imbécile< ». Donc, Sade est ironique en parlant de « l’Être suprême en méchanceté ». Il n’est nullement déiste comme Voltaire. 45 LEIBNIZ, W. G., Discours de métaphysique (1686), Paris, col. « Agora », Pocket, 1993. Cf. aussi La Monadologie (1774) et Essai de théodicée (1710). 46 47 WUNENBURGER, Jean-Jacques, Questions d’éthique, Paris, col. « Premier cycle », PUF, 1993, p. 13-115. 28 CHAPITRE III SADE ET LES LUMIÈRES « Moi, Alma Viva Jean Joseph, moi Cocotte, sœur marassa de Violaine devant les Loas, je peux dire en toute conscience que j’ai vu la terre basculer48. » L’écriture pornographique et érotique au XVIIIe siècle n’est pas le seul apanage de Sade. Il s’agit d’un mouvement : une mode qui existait à l’époque, « le goût de la liberté49 ». Cette dernière se rapproche au libertinage. Ce droit ou cette liberté d’action et de pensée Sade s’en réclame non seulement en tant que philosophe mais encore plus en tant qu’homme de lettres, voire en tant qu’homme tout court50. Car, « <le libertinage, auquel s’abandonne l’époque, n’est qu’une forme de la liberté revendiquées par les philosophes51 ». D’entrée de jeu, clarifions que l’œuvre de Sade, quoique dans le prolongement du roman libertin, ne peut y être réduite. En effet, son œuvre a cette particularité d’être un carrefour entre les différents angles lumineux traversant le XVIIIe siècle au sens d’un aboutissant. La vie de l’homme Sade est aussi exemplaire que son œuvre au sens où elles s’influent mutuellement. Par sa vie et par son œuvre, Sade déjoue la démarcation entre libertinage d’esprit, libertinage de plume et libertinage d’action. Cependant, tout cela exclut l’idée 48 DESQUIRON, Lilas, Les chemins de loco-miroir, Paris, Stock, 1990, p. 80. 49 DELON, Michel, Le Savoir-vivre libertin, chap. I, « Le goût libertin », Paris, Hachette Littératures, 2000. Rien de ce qui est humain ne doit lui être étranger. « Homo sum et nihil humani a me alienum puto. (« Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m'est étranger. » 50 BERGEZ, Daniel (sous la dir. de), Précis de littérature française, Paris, Dunod, 1995, p. 253. V. aussi GOULEMOT, Jean-Marie, Ces livres qu’on ne lit que d’une main. Lecture et lecteurs de livres pornographiques au XVIIIe siècle, Aix-en-Provence, Alinéa, 1991. 51 29 que le divin marquis ait commis les atrocités décrites dans son œuvre, en particulier dans les Justines et les Cent-vingt Journées. D’ailleurs, il s’en est défendu lui-même. Disons donc que Sade est sensualiste, c’est-à-dire matérialiste à la La Mettrie, à la d’Holbach< Mais, ce qui lie Sade le plus aux Lumières, à ses contemporains et frères de combat, c’est son éclectisme, son art du plagiat. Par-là, il se fait vulgarisateur – éducateur –, citant ça et là dans son œuvre les autres, fait de l’art de la citation, de ce genre d’argument d’autorité une norme. Le plagiat consiste à reprendre sur son compte, pour son compte la parole, la pensée< d’autrui. Agissant ainsi, Sade traduit et qualifie ces pensées de propriétés, de vérités universelles, c’est-à-dire appartenant à l’humanité : le plagiat n’est qu’un art52 des correspondances. S’approprier la pensée, la parole, l’idée d’autrui, signifie la désappropriation, acte de généralisation, d’impersonnalisation, la reconnaissance du fait de participer à un héritage commun que l’on peut nommer indistinctement culture ou civilisation. Jean Deprun situe la parenté de Sade aux Lumières par cette stratégie instituée en méthode53. « <Et l’on est tenté de se demander si Sade n’a pas voulu discréditer à sa manière les immortels principes de Quelque part, il ne serait pas totalement conjectural de déceler une certaine similitude avec le baroque d’une part (cf. BOUTOUTE, Éric, Sade et les figures du baroque, Paris, l'Harmattan, 1999) ; et, d’autre part, avec le « rococo », au sens où « Le terme « rococo » appartient au registre des beaux-arts et sert à désigner, de façon péjorative, le style répandu à l’époque de la Régence et de Louis XV, fait d’enjolivement dans les détails, de recherche esthétique (c’est la forme « rocaille ») et de fantaisie exotique. » (BERGEZ, Daniel, op. cit., p. 157.) Justement, le mot régence de la citation rappelle sa vie dissolue, une sorte de rupture à l’austérité, le rigorisme religieux de la fin de règne de Louis XIV. 52 53 DEPRUN, Jean, « Sade philosophe », in SADE, Œuvres, I, Paris, col. « Bibliothèque de La Pléiade », 1990. 30 89 ; si ce grand seigneur déchu n’embrassa pas la philosophie des Lumières à seule fin d’en révéler les ténébreux fondements54. » Cependant, cet éclectisme travestit une réelle intention polémique, voire perverse. Nous pouvons citer pour preuve la citation du Zadig de Voltaire : « <Il n’y a aucun mal dont il ne naisse un bien. » Dans la Nouvelle Justine et L’Histoire de Juliette cette tactique devient ou se fait plus systématique. La distance se crée par les interventions « rhématiques » de Sade : ce qu’il appelle les « dissertations » ; distinguant récit et rhème55. Telle est ce que nous appelons sa « filiation œdipienne ». Notre concept de filiation œdipienne peut s’apparenter ou se comparer à celui d’ « athéisme intégral » de Pierre Klossowski dans Sade mon prochain. C’est-à-dire que « La raison se voulait affranchie de Dieu. Sade – mais seulement – veut affranchir la pensée de toute raison normative préétablie : l’athéisme intégral sera la fin de la raison anthropomorphe. Nonobstant cette obscure volonté, Sade ne distingue ni ne cherche non plus à distinguer le fait de penser du fait de se référer à la raison universelle hypostasiée dans son concept de nature. Cette distinction ne s’exprime que dans les actes aberrants qu’il décrit, pour autant que la pensée ait ici une portée expérimentale, soit insouciante, soit malin plaisir aux situations contradictoires, en tant que romancier il donne à ses personnages des allures de « philosophes gangrenés de scélératesse56. » KLOSSOWSKI, Pierre, Sade mon prochain, « Le philosophe scélérat », Paris, col. « Points », Seuil, 2002, p. 85, 93. 54 V. pour plus de détails bibliographiques, l’introduction de M. Delon aux œuvres complètes de Sade, Librairie de la Pléiade, p. XLIII-L. 55 KLOSSOWSKI, Pierre, Sade mon prochain, « Le Philosophe scélérat », Paris, col. « Points », Seuil, 2002, p. 21. V. aussi p. 93. 56 31 Dans La Dialectique de la raison, Horkheimer et Adorno parlent de « vaincre la civilisation avec ses propres armes ». Ainsi : « Cette philosophie [celle de Sade] est une des plus fortes et des plus destructrices qui soit. Elle nie deux postulats trop généralement admis, pense Sade : l’existence de Dieu, la bonté de la Nature. Le philosophe s’attaque donc à la fois aux religions et à tout un courant de pensée cher au XVIIIe siècle. Dieu n’existe pas : rares sont ceux qui l’ont proclamé avec tant de violence. Si l’idée de Dieu est encore présente chez Sade, c’est pour la véhémence du sacrilège. Quant à la Nature, l’écrivain conteste d’abord la notion ellemême – en quoi il est fidèle à la tradition de Pascal et de la libre pensée. Tout ce qui est dans la nature est naturel, par le fait même : les forces destructrices, tout autant que les puissances créatrices. Le sadisme n’est pas seulement un comportement sexuel algolagnique (de algos : douleur, et lagneia : rapport sexuel), il est aussi une éthique et une métaphysique (l’homme meurtrier collabore à l’œuvre de la Nature). Il est enfin une esthétique. Dans le roman, la destruction de la victime devient le symbole efficace de l’anéantissement des valeurs sociales et morales, et finalement de la négation de Dieu57. » Sade n’a pas forcément inventé une terminologie propre. Il s’est contenté des mots de ses confrères des Lumières. Mais de cette terminologie reçue et courante, il l’a poussée à ses limites et ses extrêmes. « Il poussera l’explication mécaniciste de l’homme jusqu’au délire et montrera l’application pratique entre les mains de ceux que, précisément, le sens commun renie58. » Il s’inscrit ainsi en faux contre « la psychologie mécaniciste », au sens où le mobile des actions humaines n’est plus l’intérêt mais plutôt, le plus souvent celui-ci agit dans l’économie de celle-ci. En fin de compte, ce qui meut l’être humain ce n’est point la conscience mais l’inconscient. Il fait alors de l’homme un jouet de la Nature, par opposition à la vulgate commune. Car, c’est justement de cette conception de voir l’homme 57 DIDIER, Béatrice, in Encyclopaedia Universalis, art. « Sade ». 58 KLOSSOWSKI, Pierre, op. cit. 32 comme un jouet de lui-même, de ses passions, de la société, ou de la nature qu’il construit son système59, en montrant que la liberté n’est possible que dans l’univers de l’imagination. Celle-ci – la liberté ou plutôt cette liberté – relève chez de l’homme de « sa capacité de varier les genres60 ». Système non pas au sens classique, au sens d’un enchaînement rigoureux, rationnel et rationalisant : vision de la totalité, mais comme simple combinatoire. Nous rappelons avec Cassirer qu’il y a chez les Lumières une sorte d’antisystème ou du danger du système ou d’une systématisation de la philosophie. Soulignons, par contre, cette impasse ne recouvre pas le champ de la nature et du monde : pensons au système de la nature de d’Holbach, ou encore L’Homme-machine de La Mettrie. « On peut encore, pour le XVIIe siècle, garder l’espoir de décrire la totalité du contenu et du développement de la philosophie en suivant ce développement de système en système, de Descartes à Malebranche, de Spinoza à Leibniz, de Bacon à Hobbes. Mais ce fil conducteur nous abandonne dès le seuil du XVIII e siècle, car c’est alors le système philosophique comme tel qui n’a plus ni force de loi ni représentativité. Et celui qui voulait à toute force rester fidèle à la forme systématique, croyant qu’elle renfermait toute vérité spécifiquement philosophique, Christian Wolff, a tenté par ce moyen la totalité des problèmes philosophiques de son temps. La pensée du XVIIIe siècle arrive toujours à déborder le cadre rigide du système, à s’arracher, et justement chez les esprits les plus féconds et les plus originaux, à sa stricte discipline *<+. » (CASSIRER, Ernst, La Philosophie des Lumières, Paris, col. « Agora », Presse Pocket, 1966, p. 35.) 59 « Deux forfaits s’offrent ici, Justine, à tes yeux peu philosophiques : la destruction d’une créature qui nous ressemble, et le mal dont cette destruction s’augmente, selon toi, quand cette créature nous tient d’aussi près. À l’égard du crime de la destruction de son semblable, sois-en certaine, chère fille, ce crime est purement chimérique : le pouvoir de détruire n’est pas accordé à l’homme ; il a tout au plus celui de varier des formes mais il n’a pas celui de les anéantir. Or, toute forme est égale aux yeux de la nature ; rien ne se perd dans le creuset immense où ses variations s’exécutent *cf. Lavoisier+ ; toutes les portions de matière qui y tombent en rejaillissent incessamment sous d’autres figures ; et, quels que soient nos procédés sur cela, aucun ne l’outrage sans doute, aucun ne saurait l’offenser. Nos destructions raniment son pouvoir ; elles entretiennent son énergie, mais aucune ne l’atténue ; elle n’est contrariée par aucune. Et qu’importe à sa main créatrice que cette masse de chair conformant aujourd’hui, l’individu bipède, se produise demain sous la forme de mille insectes différents ! Osera-t-on dire que la construction de cet animal à deux pieds lui coûte plus que celle du vermisseau, et qu’elle doit y prendre un plus grand intérêt ? Si donc ce degré d’attachement, ou bien plutôt d’indifférence, est le même, que peut lui faire que, par le glaive d’un homme, un autre homme soit changé en mouche ou en herbe ? Quand on m’aura convaincu de la sublimité de notre espèce, quand on m’aura démontré qu’elle est tellement importante à la nature, que nécessairement ses lois s’irritent de cette transmutation, je pourrai croire alors que le meurtre est un crime ; mais quand l’étude la plus réfléchie m’aura prouvé que tout ce qui végète sur ce globe, le plus imparfait des ouvrages de la nature, est d’un égal prix à mes eux, je n’admettrai jamais que le changement d’un de ces êtres en mille autres, puisse en rien déranger ses vues. Je me dirai : Tous les animaux, toutes les plantes croissant, se nourrissant, se détruisant, se reproduisant par les mêmes moyens, ne recevant jamais une mort réelle, mais une simple variation dans ce qui les modifie, tous, dis-je, paraissant aujourd’hui sous une forme, et quelques années après sous une autre, peuvent, au gré de l’être qui veut les mouvoir, changer mille et mille fois dans un jour, sans qu’aucune loi de la nature en soit un instant affectée. Que dis-je ! sans que ce transmutateur ait produit autre chose qu’un bien, puisqu’en décomposant des individus dont les bases redeviennent nécessaires à la nature, il ne fait que lui rendre, par cette action improprement appelée criminelle, l’énergie créatrice dont le prive nécessairement celui qui, par une stupide indifférence, n’ose entreprendre aucun 60 33 Il apert de tout ceci (des arguments de Bressac) que le crime, le mal, loin d’être réel, est virtuel, et in extenso chimérique ; et dans ce cas, est un non-lieu – un atopos – dans l’ordre et l’esprit de la nature, au sens où l’homme n’a aucun pouvoir sinon celui d’inventer par ses activités maléfiques. Alors, le méchant, au lieu d’être celui qui tombe mal – meschoir, comme l’exprime l’étymologie latine –, est celui, plutôt, qui tombe à pic : l’essence de la nature réside dans le mal, la destruction, la polymorphie d’êtres, sans quoi elle cesserait d’être vie. Le méchant fait ainsi preuve d’une vigueur, d’une énergie naturelle sans appel, contrairement au vertueux, il est l’agent naturel actif. Ainsi, le matérialisme et le mécanisme (des Lumières) ont-ils échoué dans leur tentative de libérer l’homme des superstitions, des idéologies et de la morale. Car, la raison qu’ils prônent fort et haut est aussi une idéologie parmi tant d’autres61. Ad infinitum, l’imagination, voilà ce qui peut permettre à l’homme de découvrir la piste de cette liberté originelle, donc de parvenir à cette « liberté intérieure sur le plan social ». Sade serait-il un apologiste de l’Ancien Régime ? bouleversement. C’est le seul orgueil de l’homme qui érigea le meurtre en crime : cette vaine créature s’imaginant être la plus sublime du globe, se croyant la plus essentielle, partit de ce faux principe pour assurer que l’action qui la détruisait ne pouvait qu’être horrible ; mais sa vanité, sa démence ne change rien aux lois de la nature ; il n’y a point d’être qui n’éprouve au fond de son cœur le désir le plus véhément d’être défait de ceux qui le gênent, ou dont la mort peut lui être avantageuse ; et de ce désir à l’effet, Justine, imagines-tu que la différence soit bien grande ? Or, si ces impressions nous viennent de la nature, est-il présumable qu’elles l’irritent ? Nous inspirerait-elle ce qui la dégraderait ? Ah ! tranquillise-toi, chère fille : nous n’éprouvons rien qui ne lui serve. Tous les mouvements qu’elle place en nous sont les organes de ses lois ; les passions de l’homme ne sont que les moyens quelle emploie pour accélérer ses desseins. A-t-elle besoin d’individus ; elle nous inspire l’amour : voilà des créations. Les destructions lui deviennent-elles nécessaires ; elle place dans nos cœurs la vengeance, l’avarice, la luxure, l’ambition : voilà des meurtres. Mais elle a toujours travaillé pour elle, et nous sommes devenus, sans nous en douter, les débiles agents de ses moindres caprices. » (La Nouvelle Justine, chapitre V.) HORKHEIMER, Max, et Theodor Adorno, op. cit., p. 31. « La raison des Lumières voulant être négation du mythe, en est la radicalisation : elle est une nouvelle mythologie. » 61 34 Charles de Villers dresse une analyse et une conclusion très cynique de Sade et de son œuvre, plus particulièrement du roman Justine ou les malheurs de la vertu. Il situe le roman dans le cadre direct, terrifiant et monstrueux de la Révolution. Cette œuvre sert d’opium, de drogue à la situation sanguinaire et sanglante aux tenants du Comité de salut public. Il débouche sur trois conclusions : la relativité du bien et du mal ; l’efficacité du vice ; l’équivalence du vice et de l’énergie, de la vertu et de la faiblesse. La conclusion politique qu’il en tire n’est pas totalement gratuite. Le roman « Justine ou les Malheurs de la vertu » est le miroir de la terreur instituée par le « Comité de salut public », en pleine fougue révolutionnaire, sous le contrôle de Robespierre. Ainsi, la méthode de Robespierre est le sadisme en politique Sade, comme l’est Sade en littérature. Or, l’histoire apporte un démenti à cette conclusion, quand on sait qu’il (Sade) a été accusé de modérantisme pour avoir refusé de voter une mention inhumaine, en tant que président de la Section des Piques, en août 1793, et jeté en prison le 5 décembre de l’année en cours. S’ajoutent à tout cela ses démêlées avec la police de l’époque, surtout après l’événement d’Arcueil. Nous dirons même ses persécutions par la police – dont il s’en plaint dans ses lettres à sa femme 62 – qu’incarne le lieutenant général Sartine. D’ailleurs, il passera près de trente ans de sa vie en prison, et c’est là qu’il rendit l’âme en 1814. Des lettres, souligne G. Lely, « rédigées *<+ dans l’élan de son désespoir, de son indignation ou de sa tragique gaieté *<+ ». Citant Sade, il poursuit : « Comme un prisonnier prend toujours tout pour lui et s’imagine toujours que tout ce qu’on fait le regarde, que tout ce qu’on dit à dessein, n’ai-je pas été me fourrer dans la cervelle que ce maudit carillon me parlait et qu’il me disait – mais très directement : Je te plains, je te plains, / Il n’est plus pour toi de fins / Qu’en poudre, / Qu’en poudre ? ». (LELY, G., Vie du marquis de Sade avec un examen de ses œuvres, II, Paris, Gallimard, 1957, p. 313.) 62 35 En effet, si l’on considère la position de Rétif et de Mercier, qui choisissent de mettre en relief et en vedette des gens du peuple du bas peuple : du tiersétat –, contrairement à Sade qui, lui, construit ses romans avec des personnages proches, d’une certaine manière de celle de la tragédie 63 ; en ce sens qu’ils (les personnages) sont pour la plupart de souche aristocratique de la noblesse, de l’aristocratie. Or, à bien lire et considérer Sade, certains de ses personnages, quoique de souches aristocratiques, susceptibles de représenter une classe de « privilégiés » , pourraient servir, au-delà de cette apparence, de critique et de dénonciation des tares d’une société vieillissante, génératrice d’abus et d’inégalités de toutes sortes64. La publication d’Idée sur les romans (1800), où Sade fait l’éloge d’une méthode, d’une philosophie qui consiste à passer par le chemin inverse pour dire, dévoiler, faire découvrir la vérité : comme, par exemple le choix de la mise en scène du mal au lieu de celle du bien, pourrait bien le prouver. Il ne s’agit pas pour lui de faire aimer le bien par le bien, mais celui-ci par le mal. En effet, les Justines entremêlent les gens des trois ordres, créant de la sorte une sorte de « comédie humaine », ne voulant rien laisser en reste. Sade a tout mis en laisse. Toujours dans cette volonté panoramique et taxonomique traduite par et dans les Cent-vingt journées. La tragédie, dès l’Antiquité grecque, est considérée comme un genre noble. Et en conséquence les masques (les personnages) doivent être de cette même qualité. La définition d’Aristote est très significative. « La tragédie est *<+ l’imitation d’une action noble (c’est nous qui soulignons), conduite jusqu’à sa fin et ayant une certaine étendue, en un langage relevé d’assaisonnements dont chaque espèce est utilisée séparément selon les parties de l’œuvres ; c’est une imitation faite par des personnages en action et non par le moyen d’une narration, et qui par l’entremise de la pitié et la crainte, accomplit la purgation de l’âme. » (Cité par COUPRIE, Alain, Lire la tragédie, Paris, col. « Lettres Sup », Dunod, 1998, p. 4.) 63 64 Cf. L’introduction des Cent-vingt journées. 36 Sade n’est pas le seul, quoique le premier, à faire du mal l’objet exclusif, de la littérature et de la philosophie. Le premier, pas le seul, au sens où il a fait des émules, et pas le moindre, au point d’être considéré par Sainte-Beuve, avec Byron, comme le précurseur de la littérature moderne. « <J’oserai affirmer, sans crainte d’être démenti, que Byron et de Sade (je demande pardon du rapprochement) ont peut-être été les deux grands inspirateurs de nos modernes, l’un affiché et visible, l’autre clandestin – pas trop clandestin. En lisant certains de nos romanciers en vogue, si vous voulez le fond du coffre, l’escalier de l’alcôve, ne perdez jamais cette dernière clé65. » On a l’exemple célèbre de Charles Baudelaire qui, se trouvant devant le dilemme de ce que doit être sa poésie, découvre qu’il ne lui reste que le mal : la part diabolique des choses, du monde, des êtres, de la vie. Voilà pourquoi son premier recueil s’intitulera Les fleurs du mal. Ainsi que le commente M. Delon, l’œuvre de Sade, bien que frappée d’un ostracisme public, ceci ne l’empêchait pas pour autant d’être vénérée, quitte pour son côté non-conformiste, voire révolutionnaire, d’une part. D’autre part, cette œuvre exerce une sorte d’influence ésotérique : l’affaire des « curieux66 » (Apollinaire). « Il est vrai que le nom de Sade servait de signe de ralliement à tous ceux qui ne se reconnaissaient pas dans une institution littéraire, solidaire de l’appareil judiciaire, dans cette institution littéraire *<+. SAINTE-BEUVE, « Quelques vérités sur la situation en littérature », Revue des Deux Mondes, juillet 1843, p. 14. Cité par DELON, Michel, in SADE, Œuvres I, col. « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, Paris, 1990, Introduction, p. X. 65 Apollinaire édite, en 1909, des « pages choisies » de Sade dans la « Bibliothèque des curieux ». Il écrivit lui-même à propos de Sade : « Sade, cet esprit le plus libre qui ait existé. *<+. Cet homme qui parut ne compter pour rien durant tout le XIXe siècle pourrait bien dominer le XXe. » (APOLLINAIRE, Les Diables amoureux, Œuvres complètes, Balland et Lecat, 1966, t. II, p. 231. Cité par M. Delon, ibid., p. XII.) 66 37 Génération après génération, la révolte des jeunes écrivains du XIXe et du XXe siècle s’est nourrie de la fiction sadienne. Bousingots et petits romantiques, poètes baudelairiens et romanciers flaubertiens, décadents et esthètes fin de siècle, militants surréalistes et disciples du groupe « Tel quel » ont conforté leur refus de l’ordre bourgeois et du dogmatisme moral à la lecture de romans qui ruinaient les bonnes consciences67. » Ainsi, le rapport que Sade entretient avec son époque est « œdipien ». Au sens où il s’en revendique pour en même temps la critiquer et la pervertir. Et c’est sur cette base qu’il construit son système, selon G. Bataille. « Le système du marquis de Sade, en effet, n’est pas moins l’accomplissement que la critique d’une méthode menant à l’éclosion de l’individu intégral au-dessus d’une foule fascinée. *<+ De privilégié, il devin au donjon de Vincennes, puis à la Bastille la victime de l’arbitraire qui régnait. Cet ennemi de l’Ancien Régime le combattit *<+. Il développa sa critique du passé sur deux registres, indépendants l’un à l’autre et bien différents. D’une part, il prit parti de la Révolution et critiqua le régime royal, mais de l’autre il mit à profit le caractère illimité de la littérature : il proposa à ses lecteurs une sorte d’humanité souveraine dont les privilèges cesseraient de se proposer à l’accord de la foule68. » 67 DELON, M., ibid. p. X-XI. 68 BATAILLE, Georges, L’érotisme, Paris, col. « 10/18 », Éditions de Minuit, 1957, p. 184-185. 38 CHAPITRE IV DE LA PHILOSOPHIE COMME PÉDAGOGIE « La question qui se pose alors est celle de savoir si la finalité universelle, celle d’un Tout organisé, peut être pensée autrement qu’à l’aide du détour anthropologique par la morale *<+69. » À travers le texte « Eugénie de Franval70 », on peut s’interroger sur la pédagogie de Sade. Deux raisons sous-tendent le projet. Premièrement, parce que Sade lui-même dit écrire pour « éduquer et former » ; deuxièmement, parce que la question de la pédagogie est au cœur de la philosophie des Lumières. Car, en se désignant de la sorte, les Aufklärung se désignent comme des avant-gardes, des hommes dont la mission est d’éclairer, c’est-à-dire d’éduquer d’abord dans le sens étymologique du terme : conduire et de former. Cependant, quoique Sade, formellement, s’assimile aux Lumières voire aux encyclopédistes puisqu’il se fait, comme eux, pédagogue, il ne se tient pas moins en « marge71 » d’eux. En ceci, il se dessine à l’opposé de Rousseau. Si pour ce dernier, l’homme est originellement bon, sa corruption est imputable à la société corrompue 72 ; Sade rejette cette hypothèse, tout en admettant le fait que la société soit corrompue, mais en voyant dans sa corruption une constitution d’être, une essence de l’homme même. La conception sadienne est moniste (tout WEIL, ÉRIC, Essai sur la nature, l’histoire et la politique, Paris, Presses universitaires du Septentrion, 1999, p. 94. 69 70 Eugénie de Franval n’est pas l’Émile de Rousseau. 1) C’est une fille ; 2) c’est quelqu’un du monde. Cf. George Benrekassa, Le Concentrique et l’Excentrique : Marges des Lumières, Paris, col. « Bibliothèque historique », Payot, 1980. 71 Cette thèse rappelle celle exprimée dans le pamphlet politique « Français, encore un effort si voulez être républicains », qui insiste sur la nécessité d’une religion civile, c’est-à-dire citoyenne. 72 39 en débouchant sur un manichéisme pratique). Parti d’un fatalisme naturel, Sade pense ainsi que les hommes sont intrinsèquement méchants, dépravés, mauvais. Mais certains hommes, refoulant en eux cette essence maléfique, pensent pouvoir y échapper. Du contraste entre cette attitude et le tempérament opposé découlent deux destinés distinctes. L’une débouche sur le malheur (subi) tandis que l’autre est le bonheur, puisqu’il consiste à faire le malheur de l’autre pour le bonheur de soi. La question rousseauenne de l’éducation est la même que l’interrogation sadienne : quelle est l’éducation valable pour et dans un monde pervers et corrompu ? Si pour Rousseau, il faut être vertueux : tel est le but de l’éducation : rendre vertueux ; pour Sade, au contraire, il faut se mettre en diapason avec la société : être aussi corrompu qu’elle et savoir ruser avec73. Explicitement, La philosophie dans le boudoir est consacré au problème de l’éducation et de la pédagogie74. Ecrit en 1795, six ans après la Révolution de 1789, dans ce texte, Sade met en scène75 sept personnages, dont les principaux sont Dolmacé, sodomite On ne sait pas si la distinction est tenable, on verrait dans « la corruption de la société », chez Rousseau, une thèse, mais un fait chez Sade. Chez le premier, cette corruption est un accident, tandis qu'elle est une essence, chez le dernier. Ainsi nous pourrions conclure que le tragique n’est pas un accident chez Sade comme il l’est chez Rousseau. 73 Le titre complet est « La Philosophie dans le boudoir ou Les Instituteurs immoraux. Dialogues destinés à l’éducation des jeunes demoiselles » 74 Sur La méthode de la « mise en scène » et la forme dialoguée dans les romans de Sade, il convient de rappeler que ce dernier, comme ses paires du siècle des Lumières, est hanté par l'art dramatique. Durant sa détention à Charenton, il s'est grandement adonné au théâtre* et s'en est servi comme moyen de divertir les codétenus ou pensionnaires. Pour plus de détails, V. DELON, Michel, et Pierre Malandain, Littérature française du XVIIIe siècle, Paris, col. « Premier cycle », PUF, 1996 : Première partie, chap. III. 75 * Le fait pour Sade de s'adonner au théâtre**, lors de sa détention à Charenton, en organisant divers spectacles et représentations pour amuser et divertir les autres prisonniers, pourrait être considéré 40 invétéré, Mme de Saint-Ange et le Chevalier, son frère, et Eugénie. Dans l’intention de Sade, ce texte est un traité de pédagogie. Donc peut tenir lieu d’une œuvre théorique de grande importance : il s’agit d’initier à la vie sexuelle, charnelle et au libertinage la pucelle Eugénie. Le procédé d’écriture qu’utilise Sade est celui de la forme dialoguée. La philosophie dans le boudoir contient sept dialogues inégalement répartis, dont l’évolution culmine comme d’habitude sur un sadisme paroxysmique. Cependant, ce texte est empreint d’une certaine douceur 76, faisant contraste avec d’autres textes, tels les Cent-vingt journées de Sodome (1785) et les Justines, par exemple. La cruauté y est moins crue. Il s’agit surtout, comme nous l’avons dit tantôt, d’une œuvre théorique de premier plan77. (Si vous voulez, de second plan, après Idée sur les romans). Néanmoins, une fois de plus, Sade choque. Car, les arguments avancés pour justifier la cruauté, l’hédonisme pur, l’athéisme, l’irréligion anticléricalisme voire le fatalisme matérialiste, le républicanisme, qui sont d’une texture solide ; conservent toute leur dureté comme une confirmation de la thèse aristotélicienne du pouvoir cathartique de la tragédie, avec l’extrapolation de celle-ci à l'art dramatique en général. « Le théâtre est un lieu idéal pour donner vie quelques instants à ces chimères, transformer la magie de son lieu en mirage d'un lieu utopique, et mener, le temps d'une représentation, l'expérience d'une vie sociale dont seraient radicalement modifiées les règles et les valeurs. » (Ibid., p. 112.) ** Durant sa courte période de liberté sous la Révolution, il a aussi eu une période dramatique intense et active. Sade s'est essayé à tous les genres du théâtre : le comique, le tragique, l'opéra... et avec la pièce « Eugénie de Melun ou le Siège D'Alger », « on a [même] parlé, sans doute de manière abusive, de « tentative de théâtre total ». (BARONIAN, Jean-Baptiste, in « Les manuscrits de Sade », Magazine Littéraire, no 372, BECKETT, 1999, p. 8.) Cf. Gilbert Lely, Vie du Marquis de Sade avec un examen de ses ouvrages, t. II, Paris, Gallimard, 1957, p. 542546. 76 Quatre raisons semblent corroborer cette idée. a) L’épitaphe, la citation de Piron, tirée de La Métromanie ou le poète (1738), en frontispice : « La mère en prescrira la lecture à sa fille » ; b) l’avis « Aux libertins » ; c) l’insertion du pamphlet politique « Français encore un effort si vous voulez être républicains » ; d) le sous-titre de l’édition de 1805 : « <ou les Instituteurs immoraux » (ibid., p. 543). 77 41 polémique et criminelle. La stratégie sadienne dans La Philosophie dans le boudoir (1795) se démarque du travestissement (masque) courant dans les autres textes, mis à part Idée sur les romans (1800). Ici, le discours et l’écriture se font beaucoup plus persuasifs, directs et personnalisés. On découvre le Sade républicain, citoyen, philosophe, non seulement en tant qu’Aufklärer, mais également au-delà d’eux, ou, selon l’expression de G. Benrekassa, « en marge » d’eux. Sade ne se contente pas, ici, d’étaler, de faire suivre les scènes de libertinage entremêlé de sadisme. Au contraire, tout au long du texte se dessine un projet théorique, philosophique et argumentaire solide. Sur beaucoup de points, le républicanisme de Sade se rapproche de celui de Rousseau. En effet, une lecture attentive du pamphlet inséré dans ce livre : « Français, encore un effort si vous voulez être républicains », fait remarquer la nécessité d’une religion civile à la place de la chrétienne, du christianisme. Alors, Sade se révèle à la fois révolutionnaire des mœurs et de la politique. « J’aurai contribué en quelque chose, au progrès des lumières78 et je serai content79 », souhaite Sade au début du texte. Son combat est le même que celui de Spinoza dans le Traité théologicopolitique : la liberté de penser, mais aussi celui d’agir. Il s’agit ainsi pour lui de fonder solidement, politiquement, des mœurs, cette liberté sociale sur le plan éthique. 78 Nous soulignons. SADE, Œuvres, III, La philosophie dans le boudoir, Paris, col. « Bibliothèque de La Pléiade », Gallimard, 1998, p. 110. 79 42 « <Il nous faut un culte et un culte fait pour le caractère d’un républicain, bien éloigné de jamais pouvoir reprendre celui de Rome ; dans un siècle où nous sommes convaincus que religion doit être appuyée sur la morale et non la morale sur la religion, il faut une religion qui aille aux mœurs, qui en soit comme le développement à la hauteur de cette liberté précieuse dont elle fait aujourd’hui son unique idole *<+80. » Rousseau traite de la religion civile dans Le Contrat social, au livre IV, chap. VIII. La thèse de Rousseau, qui est aussi, dans une large mesure, celle de Sade, est que la religion chrétienne, le christianisme, étant une religion du déracinement, du renoncement est incapable de favoriser la cohésion sociale nécessaire à l’établissement de l’État ou encore de la nation. Cette thèse qui est une thèse sociologique et politique, est celle soutenue par Émile Durkheim dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse. En effet, la thèse durkheimienne de la religion ce que R. Aron appelle une théorie générale de la religion est que celle-ci loin d’être définie comme la foi, la recherche de l’absolu, favorise et exprime plutôt un pragmatisme : la cohésion sociale. Aussi découvre-t-il, par l’étude de certaines religions totémiques, comme celles des aborigènes d’Australie, que la définition classique de la religion ne tient plus. « Les intérêts religieux ne sont que la forme symbolique d’intérêts sociaux et moraux81. » 80 Ibid., p. 111. Cité par ARON, Raymond, Les Étapes de la pensée sociologique, « Émile Durkheim », Paris, col. « Tel », Gallimard, 1967, p. 346. Cette thèse sociologique de la religion est aussi celle soutenue par A. Comte, surtout dans Catéchisme positiviste ou sommaire exposition de la religion universelle, et qui s’inscrit dans le droit fil du « Système de politique positive ». 81 43 DEUXIÈME PARTIE LA THÉODICÉE SADIENNE COMME TRAGIQUE « On n’est point criminel pour faire la peinture Des bizarres penchants qu’inspire la nature. » (Sade, épigraphe à la Nouvelle Justine<) 44 CHAPITRE I POURQUOI ÉCRIRE ? « À la vérité, cette ville m’a toujours semblé une prison82. » Comment expliquer la fougue et la prolixité scripturaire de Sade, tandis qu’il a été en prison la majeure partie de sa vie ? Sans doute, Sade y recourt-il comme stratégie libertaire : pousser l’imagination à ses limites ou les dépasser ; écrire, écrire et écrire encore, voilà, pour lui, le moyen d’être libre. Et si par ce moyen-là il communique avec d’autres esprits d’autres imaginaires en visant l’universalité, voire l’intersubjectivité, il fait alors de cette même pierre de l’écriture deux coups. Un coup dont la poussée a pour horizon l’universalité précédemment soulignée ; mais également un autre coup qui l’isole, le met en quarantaine : en ce sens que le contenu et l’allure de ses écrits sont sulfureux, bousculent la morale (populaire et publique). Ainsi est-il considéré « comme l’image même du mal83. » La perversion sadienne est avant tout scripturaire. Celle-ci, dont l’apparence s’offre dans les personnages campés ou les faits narrés, est encore plus profonde. Cette perversion de l’écriture ou encore de l’écriture perverse se joue dans le lexique inventé et emprunté, mais encore par la torsion des propos d’autrui, soit par l’exotisme, le dépaysement, la recontextualisation – ou la décontextualisation –, ou, enfin, la réécriture. 82 DALEMBERT, Louis-Philippe, L’autre face de la mer, Paris, Stock, 1998, p. 25. 83 DIDIER, Béatrice, in Encyclopaedia Universalis, art. « Sade ». 45 La vie et l’œuvre de Sade sont aussi l’expression d’un paradoxe : celui du libertin emprisonné84. Qu’est-ce qu’un libertin, sinon qu’un homme mobile, c’est-à-dire libre dans ses choix et ses résolutions. Comment Sade résout-il cette équation, apparemment impossible ? En lieu et place de cette liberté concrète, impossible, interdite, Sade choisit celle abstraite, spirituelle et imaginaire : « Mes écrits, voilà pour moi ce qui me permettra d’être libre et ma poétique littéraire85, en choisissant ce que les autres et la société rebutent : l’apologie du mal, d’être philosophe en un mot. » En effet, pour Sade, le philosophe est celui qui ordonne sa vie et son corps en fonction d’un hédonisme tout-puissant. Justement, il fait fi de la dichotomie disjonctive entre l’esprit et le corps. Pour lui, au contraire, ces deux entités ont une relation osmotique au point qu’il est difficile de les départager, les disjoindre, c’est-à-dire, enfin, de les hiérarchiser. Ces deux substances de l’ontologie classique agissent harmonieusement et sont en communion86. Si l’esprit relevait de l’abstrait et le corps du concret, par analogie, l’écriture se ramènerait au premier et l’image, l’illustration au second. Sade est cosmopolite dans ses différents transferts carcéraux. Tel un roman d’aventures, dont le rocambolesque va crescendo. À diverses reprises il s’est évadé et essayé de le faire. Pour preuve, son transfert de la Bastille, avant le 14 juillet 1789, chez les religieux de Charenton-Saint-Maurice, est dû « pour avoir tenté d’ameuter le peuple en criant par la fenêtre de sa chambre qu’on voulait égorger les prisonniers [...]. » Avant la Bastille, il est emprisonné à Vincennes. Etc. 84 85 Ici, ce terme est pris strictement en référence à la linguistique et la critique littéraire. Cette problématique (du rapport entre l’âme et le corps) traverse toute l’histoire gnoséologique, épistémologique et philosophique occidentale et a suscité diverses apories. Et jusqu’à aujourd’hui, malgré les progrès scientifiques, en biologie, neurobiologie surtout (pensons au livre de ECCLES, John C., Évolution du cerveau et création de la conscience, Paris, col. « Champs », Flammarion, 1994), cette problématique a refait surface et persiste. Au chapitre VII de La Nouvelle Justine, p. 596, note, Sade aborde la question sous l’angle des rapports entre « le morale et le physique ». « Preuve invincible de l'extrême connexité qui se trouve entre le moral et le physique ; sachez élever l'un, vous serez toujours maître de l'autre *<+. » 86 46 Pour casser cette dichotomie, Sade joint les deux. Ses œuvres sont généralement assorties d’illustrations. Il y a tout à la fois une « géométrie » (spatiale), résumant « l’analyse » de l’écriture. Ce qu’il appelle le « métier de peintre du cœur », de la nature (humaine) de l’écrivain. Cependant, la question pourquoi écrire, du « désir d’écrire », demeure. Cette interrogation touche du même coup celle subséquente, pourquoi Sade a-t-il écrit plusieurs versions d’une seule et même œuvre : les Justines87 ? Sade est doublement maudit. D’une part en tant qu’homme, d’une autre, comme auteur. Ainsi, deux grilles d’analyse s’offrent à nous. On peut partir de l’homme, de considérations ad hominem, pour comprendre son œuvre ; ou chemin inverse, de l’œuvre à l’homme88. C’est la méthode des études de notre temps. Mais, une poétique de l’œuvre de Sade est-elle réellement possible ? Ce que nous appellerons après Marcelin Pleynet, « Sade lisible89 ». Dans ce cas, qu’en est-il d’une étude positive de l’auteur, de son œuvre, c’est-à-dire comment éviter que l’œuvre ne soit obscurcie par l’auteur ? Cette constante amplification tient à deux nécessités selon Michel Delon. 1) Rhétorique, selon la définition qu’en donne l’Encyclopédie : « L’orateur exagère une louange, étend une narration par le développement de ses circonstances, présente une pensée sous diverses faces, et produit des émotions à son sujet » ; 2) Historique, en ce sens que Les Infortunes de la Vertu correspondrait à l’Ancien Régime, Justine aux espoirs de la monarchie constitutionnelle, La Nouvelle Justine à la France thermidorienne et directoriale (DELON, Michel, ibid.) 87 Ce risque, ou cette fausse route, est clairement exprimé par l’ancien conventionnel Marc-Antoine Baudot : « C’était, sans contredit, un homme pervers en théorie, mais enfin il n’était pas fou, il fallait le faire juger sur ses œuvres. Il y avait là germes de dépravation, mais pas de folie ; un pareil travail supposait une cervelle bien ordonnée, mais la composition même de ses ouvrages exigeait beaucoup de recherches sur la littérature ancienne et moderne, et avait pour but de démontrer que les plus grandes dépravations avaient été autorisées par les Grecs et les Romains. » (Notes historiques sur la Convention nationale, le Directoire, l’Empire et l’exil des votants, Paris, 1893, p. 64. Cité par DELON, Michel, in SADE, Œuvres, I. Introduction, p. XLI.) 88 89 PLEYNET, Marcelin, op. cit., p. 283-296. 47 Le sadisme est couramment interprété soit comme une théorie littéraire – une poétique –, une philosophie – une conception du monde et de la vie – ou encore une psychopathologie, voire une théorie politique90. La dernière, à notre avis, ne constitue qu’une lecture, une interprétation extérieure. La vérité du sadisme, c’est-à-dire de la philosophie de Sade, résiderait non pas dans une vue partielle ou partiale de l’une ou l’autre interprétation, mais, comme le souligne Simone de Beauvoir, dans une prise d’ensemble : saisir ce que l’auteur apporte à l’œuvre et l’inverse. Simone de Beauvoir joint les deux voies, au sens que ce choix contient une dimension éthique et théorique. « En vérité, ce n’est ni comme auteur ni comme perverti sexuel que Sade s’impose à notre attention : c’est par la relation qu’il a créée entre ces deux aspects de lui-même. Les anomalies de Sade prennent leur valeur du moment où, au lieu de les subir comme une nature donnée, il élabore un immense système afin de les revendiquer ; inversement, ses livres nous attachent dès que nous comprenons qu’à travers leurs rabâchages, leurs clichés, leurs maladresses il essaie de nous communiquer une expérience dont la particularité est cependant de se vouloir incommunicable. Sade a tenté de convertir son destin psychophysiologique en un choix éthique ; et de cet acte par lequel il assumait sa séparation, il a prétendu faire un exemple et un appel : c’est par là que son aventure revêt une large signification humaine. Pouvons-nous sans renier notre individualité satisfaire nos aspirations à l’universalité ? ou est-ce seulement par le sacrifice de nos différences que nous pouvons nous intégrer à la collectivité ? Ce problème nous touche tous. Chez Sade, les différences sont poussées jusqu’au scandale, et l’immensité de son travail littéraire nous montre avec quelle passion il souhaitait être accepté par la communauté humaine : le conflit qu’aucun individu ne peut éluder sans se mentir, on le rencontre donc chez lui sous sa forme la plus extrême. C’est le paradoxe et, en Cf. Charles de Villers qui assimile la terreur instituée par le Comité de salut public à une application du « sadisme », de la terreur décrite par l’auteur de Justine. 90 48 un sens, le triomphe de Sade, que pour s’être entêté dans ses singularités, il nous aide à définir le drame humain dans sa généralité91. » Dans le fragment 93 du Gai savoir, Nietzsche, sous une forme dialoguée, met en scène cette interrogation. « Mais toi, pourquoi écris-tu ? – A – Je ne suis pas de ceux qui ne pensent qu’une plume mouillée à la main ; encore de ceux qui s’abandonnent à leurs passions quand ils sont assis sur une chaise, les yeux fixés sur le papier en face d’un encrier ouvert. Ecrire m’irrite et me fait honte ; écrire est pour moi un besoin ; il me répugne d’en parler, même sous une forme symbolique. – B – Mais pourquoi écris-tu donc ? – A – Hélas, mon cher, en confidence : je n’ai pas encore trouvé d’autre moyen de me débarrasser de mes pensées. – B – Et pourquoi veux-tu t’en débarrasser ? – A – Pourquoi je veux ? Est-ce que je veux ? J’y suis forcé. – B – C’est bon, c’est bon92. » Écrire répond à un besoin, donc une nécessité. De plus, l’écrivain ou le philosophe, fait face à une impasse qui travaille l’intérieur et l’extérieur. Rappelons-le, Sade est en prison. La prison est non seulement symbolique mais encore réelle. Le nom de Sade lui-même fait peur, répugne. Alors faut-il dire que Sade, l’auteur est une invention de la société ? Dans ce cas, l’œuvre de Sade serait le symbole et l’expression d’une vengeance, d’une revanche. Mais, ne soyons pas simplistes. Ne partons pas de l’homme pour comprendre l’auteur. Mais reconnaissons-le, d’autre part, dans certains cas, il est problématique de départager l’homme et l’auteur. Sade a toujours manifesté un désir religieux pour son œuvre et y a fait une affaire titanesque93. Les peines de l’homme suite à la perte de ses 91 BEAUVOIR, Simone de, Faut-il brûler Sade ?, Paris, col. « Idées », Gallimard, 1955, p. 12-13. 92 NIETZSCHE, F., Le Gai savoir, Paris, col. « Idées », Gallimard, 1951, traduit par Vialatte, p. 131. 93 Sisyphien aussi peut-être : « Cent fois sur le métier », c’est-à-dire indéfiniment ! 49 manuscrits traduisent ce rapport religieux à l’écriture, d’une part ; de l’autre, de l’auteur à son œuvre. Cette réduction de l’acte d’écrire au rituel religieux, Sade la théorisera plus tard, en 1800, dans Idée sur les romans. « J’avais *<+ beaucoup de livres, et plus de quinze volumes d’ouvrages manuscrits de ma composition fruits des travaux de ma solitude ; par une négligence, ou plutôt une incompréhensible méchanceté ; ces vilaines gens ne m’ont laissé prendre cela au siège de la bastille (sic) *<+94. » Dans une lettre à Gaufridy, son avocat, mai 1790, Sade est plus pathétique, au point d’accuser sa femme. « Je m’étais beaucoup occupé pendant ma détention ; imaginez-vous, mon cher avocat, que j’avais quinze volumes à faire imprimer ; en sortant de là à peine me reste-t-il un quart de ses manuscrits. Madame de Sade, par une insouciance impardonnable, a laissé prendre les uns, a fait prendre les autres, et voilà treize années de perdues ! *<+ Et tout cela par la pure négligence de madame de Sade. *<+ Mes manuscrits ?< mes manuscrits sur la perte desquels je verse des larmes de sang !< On retrouve des lits, des tables, des commodes, mais on ne retrouve pas des idées< Non, mon ami, non, je ne vous peindrai jamais mon désespoir de cette perte, elle est irréparable pour moi *<+95. » Encore. « En sortant de la Bastille, la nuit du trois au quatre juillet, suivant les anciens usages du despotisme ministériel, on ne me laissa rien emporter. *<+ Ce qui est irréparable, quinze volumes de mes manuscrits, près à passer chez l’imprimeur *<+. *<+ Des manuscrits que je pleure tous les jours en larmes de sang< des ouvrages qui m’auraient beaucoup rapporté< qui m’avaient consolé SADE, Lettre à sa tante Gabrielle-Eléonore de Sade, abbesse de Saint-Benoît à Cavaillon, 22 avril 1790, in LELY, Gilbert, Vie du marquis de Sade avec une analyse de ses ouvrages, II, Paris, Gallimard, 1957, p. 355356. 94 95 LELY, Gilbert, op. cit., p. 359. 50 dans ma retraite, et qui, en adoucissant ma solitude, m’avaient fait dire : « Au moins, je n’aurai pas perdu mon temps ! » *<+96. » Sade va jusqu’à produire des démarches administratives pour essayer de retrouver ses (des) manuscrits après la mise à sac de la Bastille le 14 juillet 1789, en septembre 1790, soit un an plus tard, au point de faire les poubelles. C’est ce que relate G. Lely. « Vers le mois de septembre suivant, M. de Sade, qui n’avait pas renoncé à l’espoir de retrouver quelques autres manuscrits plus importants, et entre tous son précieux rouleau des Cent-vingt Journées de Sodome, s’adressait de la sorte au lieutenant général de la police *<+ « Voilà les renseignements, monsieur, que vous m’avez fait l’honneur de me demander. Je suis on ne saurait plus sensible aux peines que vous allez prendre pour ces recherches et mille fois plus encore à la manière pleine d’honnêteté et de politesse dont vous avez bien voulu accueillir mes réclamations. Rien ne peut égaler la reconnaissance que de tels procédés m’inspirent ; je ne puis la comparer qu’aux sentiments d’estime et de considération avec lesquels je ne cesserai d’être, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur. » (DE SADE, rue Neuve des Mathurins, no 20.)97 La poétique sadienne s’apparente à une sorte de catharsis. Cette dernière concerne l’auteur et son pathos : « me débarrasser de mes pensées. » L’accent est mis sur le possessif, « mes pensées. » « Le besoin de jeter au dehors s’adresse en première instance et dernière analyse à soi-même98. » L’écriture répond d’abord et avant tout au tragique, à la tragédie personnelle. Avant toute communication extérieure, il faut celle avec soi-même. Elle recommande d’ailleurs l’impératif philosophique par excellence : « Connais-toi toi-même », pour reprendre l’impératif de Socrate. Mais, si toute communication est 96 Ibid., p. 361-363. 97 Ibid., p. 362, note 1. 98 RABATÉ, Dominique, Vers une littérature de l’épuisement, Paris, José Corti, 1991, p. 141. 51 d’abord personnelle, ne serons-nous pas tentés de dire que l’écriture, l’acte d’écrire n’institue et ne constitue qu’une communication unilatérale et à sens unique, celle qui se fait avec soi-même ; et dans ce cas induit toute tentative de communication extérieure et vers l’extérieure dans une impasse. Ainsi, verrait-on dans la dichotomie, la dualité un masque, une fausseté, l’œuvre d’un « malin génie99 ». « Deux voix théâtralement séparées qui ne sont en fait qu’une100. » Pourtant, s’il y a écriture, il y a peu ou prou un désir, manifeste ou pas, de communication, d’une présence tierce ou seconde. Car, « Le rôle de l’autre est primordial et sa place forcément marquée *<+. Le tour réflexif *<+ situe ainsi l’écriture aux antipodes de la conversation : non plus tournée vers, ouverte aux injonctions et sollicitations d’une communication socialisée, mais vouée à l’épuisement d’un démon intérieur101. » Or, malgré cette impasse, cette réalité solipsiste, ce que Sade appelle l’isolisme, il y a tout de même communication. Ce jeu se déduit tacitement à travers les Justines où Sade est le narrateur-auteur ou inversement, auteurnarrateur. C’est justement dans la volonté de non-communication qu’il y a communication. À qui voudrait-on se cacher, se masquer ? À soi-même ? Peut-être ? Pas de narration sans médiation. Qu’elle soit illusoire ou réelle ! Le « prochain » dirait Klossowski ! L’écriture érotique et pornographique – l’érotisme et la pornographie – traduisent ce type de communication – communion. En effet, le plaisir DESCARTES, René, Méditations métaphysiques, Œuvres philosophiques II, 1638-1642, Édition de F. Alquié, Classiques Garnier, Paris, 1983. 99 100 RABATÉ, Dominique, ibid. 101 Ibid. p. 141-142. 52 érotique et pornographique, plutôt le jouisseur de ces genres de plaisirs accèdent à lui-même par le biais de l’autre, du « prochain. » « La conscience du libertin entretient une relation négative, d’une part avec Dieu ; d’autre part, avec le prochain. La notion de Dieu et la notion du prochain lui sont indispensables102. » 102 KLOSSOWSKI, Pierre, op. cit., p. 101. 53 CHAPITRE II LA MÉTHODE DE SADE « Advienne le pire ! si l’on ne pouvait plus l’éviter. Mais s’il fallait croire les livres, ce pire allait offrir du diablement mauvais103. » Sade fonde son œuvre sur une dichotomie : le dédoublement. Ce fondement dichotomique traduit en même temps un choix méthodologique et philosophique. L’analyse de M. Delon à ce sujet est assez directe et claire ; aussi, nous nous contentons de la reproduire. « Cette stratégie du dédoublement obéit sans doute aux lois du marché ou peut être interprétée comme une concession à la séparation des genres, mais elle s’inscrit surtout dans la logique du fantasme qui demande un étagement du secret et de la transgression. Il faut d’un côté respecter la loi littéraire et morale pour mieux la tourner d’un autre. Sade pousse à son terme le principe des deux vérités selon lequel les libertins érudits du XVIIIe siècle puis leurs successeurs à l’âge des Lumières laissaient publier des œuvres exotériques et réservaient à leurs amis des œuvres ésotériques104. Parallèlement à son activité dramatique et encyclopédique, tournée vers le public, visant même un élargissement de ce public, Diderot garde encore par-devers soi le manuscrit du Rêve de d’Alembert ou le Supplément au voyage de Bougainville, pour choisir deux textes dont la libre réflexion sur la question de la morale sexuelle n’est pas sans rappeler le travail théorique de Sade. A la fin du XVIII e siècle et sous la Révolution paraissent des textes matérialistes ou ésotériques qui avaient longtemps circulé sous forme de manuscrits clandestins. Sade fait de ce jeu entre ésotérisme et exotérisme un des principes constitutifs de son invention littéraire 105. » 103 CONRAD, Joseph, Typhon, Paris, Le Livre de Poche, 1965, p. 149. Suivant l’Avis de l’éditeur de la Nouvelle Justine, les Justines sont l’œuvre d’un auteur disparu. L’éditeur, Sade, n’eut accès que par un fidèle ami de celui-ci. 104 DELON, Michel, in SADE, Œuvres, I, Paris, Col. « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1995. Introduction, p. XXI-XXII. 105 54 Cette stratégie du dédoublement exige aussi le recours à l’éclectisme, c’est-à-dire faire semblant de garder l’anonymat sous le discours d’autrui, d’autres auteurs. « On sait désormais comment il [Sade] a pris son bien un peu partout, dans les traités des philosophes et dans leurs réfutations religieuses, dans les récits ethnologiques et dans les romans libertins. Quand il fait de ses œuvres de véritables marqueteries d’emprunts, il agit sans doute en plagiaire soucieux d’allonger des livres qui lui sont payés à la page, mais aussi en philosophe qui diffuse les arguments de ses frères de combats et surtout en artiste du collage qui détourne les Lumières en une danse de mort106. » « C’est-à-dire qu’on ne peut assigner de sens univoque à une œuvre qui est de fiction et qui joue de tous les discours et de toutes les formes de son temps107. » Si l’Encyclopédie108 est une œuvre de collection des différentes connaissances humaines, le panorama du savoir (humain), Sade applique cet encyclopédisme au roman, à son œuvre en général. Cet encyclopédisme il l’applique essentiellement dans l’exploration du problème du mal, au point de parler de Sade comme « l’encyclopédiste du mal » : scruter la question du mal, cette problématique, l’agiter de manière panoramique. Cet éclectisme, au lieu de faire de Sade un vassal idéologique des Lumières traduit plutôt sa « filiation œdipienne » à celles-ci. Le projet est de « détruire la civilisation avec ses propres armes109. » Et, « du même coup, il se produit un changement de perspective où ce n’est plus Sade qui fait figue de disciple des mécanistes et des matérialistes, mais où ce sont leurs systèmes qui apparaissent comme au service de ces forces que 106 Ibid., p. LV. DELON, Michel, et Pierre Malandain, Littérature française du XVIIIe siècle, Paris, col. « Premier cycle », PUF, 1996, p. 498. 107 108 109 Le titre complet est Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers. HORKHEIMER, Max, et Theodor W. Adorno, op. cit., p. 104. 55 Sade à la fois incarne et dénonce110. » Quoiqu’insérant l’œuvre de Sade dans un cadre essentiellement politique, ce que souligne E. G. Sledziewski garde toute sa pertinence et l’aborde tout en renchérissant dans la même ligne. « Par l’écriture et le blasphème, Sade a déchiffré cette double violence – celle du privilège, celle de la moralité et des bonnes mœurs. Il en extrait un principe unique : le « sadisme » essentiel à tout pouvoir. Ses écrits en exposent indéfiniment les figures. *<+ Sade mobilise tous les genres, parle sur tous les tons, comme si le tableau de la souffrance infligée, la reconstruction de l’ordre qui l’inflige, étaient inépuisables. Sa logique meurtrière du pouvoir fonctionne comme un délire, qui sera imputé à celui-là même qui en fait la démonstration *<+111. » Justine représente alors une perversion du mythe de Pandore 112. Non pas celle qui est responsable des malheurs du monde – par qui serait venu l’hybris –, mais celle qui sert de tragos et de victime. Mais Justine est une seconde Phèdre de Racine : « <Ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocente113. » Elle est coupable non parce qu’elle cultiverait le vice comme sa 110 KLOSSOWSKI, P., in « Sade », Club du Livre Précieux (CLP), p. 689< SLEDZIEWSKI, E. G., « Sade », in Dictionnaire de la Révolution française, (sous la dir. de) Alfred Soboul, Paris, PUF, 1989. V. aussi BATAILLE, G., L’érotisme< : « Le désert que la Bastille fut pour lui, la littérature devenue seule issue de la passion, voulut qu’une surenchère fit alors reculer les limites du possible, au-delà des rêves les plus insensés que l’homme eut jamais formés. Par la vertu d’une littérature condensée dans la prison, une image fidèle nous fut donnée de l’homme devant lequel autrui cesserait de composer » (p. 186). 111 « Femme d’une extrême beauté, créée de terre et d’eau par Héphaïstos, sur l’ordre de Zeus. Tous les dieux la douèrent à leur tour de charmes, de talents artistiques (pandore= douée de toutes les grâces).Zeus, irrité contre Prométhée pour son vol du feu, se venge en offrant Pandore à Epiméthée, frère de Prométhée. Pandore avait reçu de Zeus une boite pleine de fléaux et de désastres, qu’elle devait garder fermée. Cependant elle ouvrit la boite par curiosité et toutes les misères et calamités se répandirent sur la terre *<+. » (Encyclopédie de la mythologie, Séquoia, Paris-Bruxelles, 1962, art. Pandore.) 112 Jean Racine, Phèdre, Le Livre de poche, 1985, préface. « En effet, Phèdre n’est ni tout à fat coupable, ni tout à fait innocente. Elle est engagée, par sa destinée et par la colère des dieux, dans une passion illégitime, dont elle a horreur toute la première. Elle tous ses efforts pour la surmonter. Elle mieux se laisser mourir que de la déclarer à personne, et lorsqu’elle est forcée de la découvrir, elle en parle avec une confusion qui fait voir que son crime est plutôt une punition des dieux qu’un mouvement de sa volonté. » Percevez par vous-même l’antagonisme entre volonté humaine et volonté et cruauté divines. 113 56 sœur Juliette, plutôt de et par sa naïveté : elle veut être vertueuse dans un monde et une société complètement corrompus114. Telle est la loi du « bouc émissaire » pour répéter Girard115. La conclusion du roman, Justine foudroyée par la foudre, assimile cet événement à une punition divine. 114 115 Cf. GIRARD, René, Le bouc émissaire, Paris, Grasset, 1982. 57 CHAPITRE III EN GUISE D’INTRODUCTION : « IDÉE SUR LES ROMANS » « Il m’a fallu venir dans les montagnes pour retrouver le besoin de parler avec le monde, comprenez-vous ?116 » L’Idée sur les romans (1800) de Sade s’inscrit dans un paradigme du XVIIIe siècle : la question des genres littéraires. Ainsi cette problématique, comme aux siècles précédents, les Lumières n’en ont pas fait l’économie. Comme toujours, une nécessité existentielle pour tout siècle : concevoir sa propre poétique en réfléchissant sur sa possibilité et sa nécessité : la question des genres. Diversement, les Lumières ont agité cette question : le théâtre, la poésie, le roman<Ce dernier étant devenu, comme le théâtre, l’outil littéraire et philosophique par excellence, les lumières ont jugé nécessaire de penser une poétique du roman. L’Idée sur les romans de Sade, Le traité de l’origine des romans de Huet, Le Récit fictif de diverses aventures merveilleuses ou vraisemblables de la vie humaine de Jaucourt, sont de cette lignée. Ces trois auteurs définissent le roman comme œuvre de fiction, expression de l’imaginaire, œuvre d’imagination, mais s’opposent quant à son objet et son origine. Pour Huet et Jaucourt, l’origine du roman est spatio-temporelle, donc historique. Pour Huet, il est d’origine orientale et l’abbé Jacquin, l’Égypte. Pour Sade, par contre, le roman est un genre universel. Donc inhérent à toutes cultures ; parce que « il est des modes, des usages, des goûts qui ne se retransmettent point, KAWABATA, Yasunari, Romans et nouvelles, « Pays de neige », Paris, col. « Pochothèque », Albin Michel, 1999, p. 434. 116 58 inhérent à tous les hommes, ils naissent naturellement avec eux : partout où ils existent, se retrouvent des traces inévitables de ces goûts, de ces usages, et de ces modes117. » Sade retient trois118 sources du roman (qui sont aussi des objets) : la divinité (la religion), la patrie, l’héroïsme (les héros). Le roman ayant été d’abord œuvre de fiction sur la divinité, fait apparaître ou révèle les dieux comme pure fiction et superstition. Deux réponses : l’athéisme ou l’agnosticisme. A ce stade, le roman exprime l’enfance de l’humanité, des hommes. De fiction divine, religieuse ; il est devenu fiction patriotique, où la patrie ou le roi remplace Dieu119. « N’en doutons point : ce fut dans les contrées qui, les premières, reconnurent des Dieux, que les romans prirent leur source, et par conséquent en Égypte, berceau de tous les cultes ; a peine les hommes eurent-ils soupçonné des êtres immortels, qu’ils les firent agir et parler ; des lors, voilà des métamorphoses, des fables, des romans ; en un mot, voilà des ouvrages de fiction, des que la fiction s’empare de l’esprit des hommes. Voilà des livres fabuleux, des qu’il est question de chimères : quand les peuples, d’abord guides par des prêtres, après s’être égorgés pour leurs fantastiques divinités,, s’arment enfin pour leur roi ou pour leur patrie, l’hommage offert à l’héroïsme balance celui de la superstition, non seulement on met, très sagement alors, les héros a la place des Dieux, mais on chante les enfants de Mars comme on avait célébré ceux du ciel ; on ajoute aux grades actions de leur vie, ou, las de s’entretenir d’eux, on créé des personnages qui leur ressemblent< qui les surpassent, et bientôt de nouveaux romans paraissent, plus vraisemblables sans doute, et bien faits pour Sade, Idées sur les romans, Les Crimes de l’amour, Paris, « folio classique », p. 28, 1987. L’Idée sur les romans a servi d’introduction Aux Crimes de l’amour. 117 Nous pouvons ainsi conjecturer à partir de cette notion que Les infortunes de la vertu renverraient à la première source, Justine ou les Malheurs de la vertu à la seconde et La Nouvelle Justine ou les Malheurs de la vertu Suivie de l’Histoire de Juliette, sa sœur à la troisième. V. p. 3, note 7. Surtout les dates de publication ou de rédaction. 118 Cette thèse rappelle celle exprimée dans le pamphlet politique « Français, encore un effort si vous voulez être républicains », qui insiste sur la nécessité d’une religion civile, c’est-à-dire citoyenne. 119 59 l’homme que ceux qui n’ont célébré que des fantômes. Hercule, grand capitaine, dut vaillamment combattre ses ennemis, voilà le héros et l’histoire ; Hercule détruisant des monstres, pourfendant des géants, voilà le Dieu< la fable et l’origine de la superstition ; mais de la superstition raisonnable, puisque celle-ci n’a pour base que la récompense de l’héroïsme, la récompense due aux libérateurs d’une nation, au lieu que celle qui forge des êtres incréés, et jamais aperçus, n’a que la crainte, l’espérance, et le dérèglement d’esprit pour motifs *<+. » De pures légendes et superstitions, le roman est devenu épique épopée , pour devenir enfin fiction humaine, donc historique : « singulières aventures de la vie des hommes120 ». Mais malgré son universalité le roman reste et demeure œuvre humaine ; donc conserve son particularisme culturel, c’est-à-dire sa dimension spatio-temporelle. « Chaque peuple eut donc ses dieux, ses demi-dieux, ses héros, ses véritables histoires et ses fables ; quelque chose, comme on vient de le voir, put être vrai dans ce qui concernait les héros ; tout fut controuvé, tout fut fabuleux dans tout le reste, tout fut ouvrage d’invention, tout fut roman, parce que les Dieux ne parlèrent que par l’organe des hommes, qui, plus ou moins intéressés a ce ridicule artifice, ne manquèrent pas de composer le langage des fantômes de leur esprit, de tout ce qu’ils imaginèrent de plus fait pour séduire ou pour effrayer, et par conséquent de plus fabuleux *<+. « Il y eut donc des romans écrits dans toutes les langues, chez toutes les nations, dont le style et les faits se trouvèrent calques, et sur les mœurs nationales, et sur les opinions reçues par ces nations. « L’homme est sujet à deux faiblesses qui tiennent à son existence, qui la caractérisent. Partout il faut qu’il prie, partout il faut qu’il aime ; et voilà la base de tous les romans ; il en fait pour peindre des êtres qu’il implorait, il en fait pour célébrer ceux qu’il aimait *<+121. » L’importance de L’Idée sur les romans (de l’œuvre sadienne en un mot) réside dans le fait qu’il « a changé radicalement le rapport du lecteur à l’œuvre : 120 SADE, Idées sur les romans<, p. 28. 121 Ibid. 60 [en mettant] la violence à la place de la connivence que les romanciers cherchaient habituellement à créer [...+ *et en + lui *fixant+ une *<+ mission *<+ conforme à son origine, satisfaire le besoin de prier et le besoin d’aimer, c’est-à-dire traduire le sentiment qu’à l’homme d’une nature qui le dépasse122 et l’envahit, et donner forme aux plus profondes pulsions du désir. La matière du roman ne saurait donc être la banalité quotidienne, « ce que tout le monde sait », ni les bons sentiments, ni le badinage123. » 122 C’est nous qui soulignons. COULET, Henri (sous la direction de), Idées sur le Roman. Textes critiques sur le roman français XIIe– XXe siècle, Paris, col. « Textes essentiels », Larousse, 1992, p. 199. 123 61 CHAPITRE IV LES TROIS VERSIONS « Ah ! monsieur, pourquoi tant de poisons ? Si Dieu a tout fait, ils sont son ouvrage ; il est le maître de tout ; il fait tout<124 » À quoi voudrions-nous aboutir en abordant la question du mal dans les trois Justines ? Il s’agit pour nous, dans notre travail, de faire ressortir le vrai Sade, non pas celui du mythe, c’est-à-dire, en faisant l’économie ou en allant au-dessous « des fantasmes collectifs [qui] investissent son nom, gonflent les anecdotes, leur donnent la dimension du mythe125 ». Toutefois, le mythe sera analysé pour en faire ressortir ce qu’il y a de vrai, c’est-à-dire, faire surgir son symbolique : son contenu significatif et signifiant – son signifié. Ceci consiste à découvrir que « l’atrocité et la démesure [qui caractérisent+ l’œuvre de Sade *<+ sont particulièrement présentes dans la rumeur de 1768. L’imaginaire de l’œuvre précède peut-être son auteur ». Aussi, où l’imagination, les fantasmes sadiens recoupent « le fantasme collectif, *<+ les hantises126 », comme fonctionne le « bouc émissaire » girardien. Pourquoi Sade a-t-il écrit plusieurs versions d’une même œuvre ? VOLTAIRE, Zadig ou la destinée, Micromégas et autres contes, « Histoire de Jenni », Paris, Le Livre de Poche, 1983, p. 447. 124 125 DELON, M., SADE, Œuvres, I, ibid., p. XIV. Ibid. p. XVI. « Sade fit de la criminalité virtuelle de ses contemporains son destin personnel, il voulut l’expier à lui seul à proportion de la culpabilité collective que sa conscience avait investie. » (V. la suite de la citation, p. 62-63.) Le sadisme est toujours en danger – comme il l’a toujours été d’ailleurs. Quel est donc ce danger ? 1) Celui de la mécompréhension, du jugement faux : des préjugés ; 2) celui de la soi-disant éthique, morale de la société d’hier et d’aujourd’hui. Parce que le sadisme n’est pas un évangile christianisant – chrétien : l’évangile du grand nombre, de la masse. « Le mal est une nécessité. C’est lui qui attise le feu du vrai génie », comme l’affirmait un personnage de cinéma. 126 62 La rédaction de plusieurs versions d’une même œuvre – Justine – (sans compter les divers bouillons), manifeste-t-il chez Sade un souci stylistique, une esthétique puriste à la Flaubert, ou, abstraction faite de tout souci esthétique, la hantise et la pertinence d’une question philosophique d’éthique : le problème du mal (et du bien), le questionnement d’une « théodicée négative ». G. Bataille soutient dans La littérature et le mal qu’il y a un rapport causal entre la troisième version de Justine (La Nouvelle Justine ou les malheurs de la vertu Suivi de l’histoire de Juliette, sa sœur) et les Cent-vingt journées de Sodome< « C’est apparemment la perte des Cent-vingt journées qui amènera Sade à reprendre en une troisième version scandaleuse l’histoire de Justine et à lui donner comme suite l’histoire de Juliette *<+127. » Quant à nous, nous jugeons que, bien qu’ayant quelque part une part de vérité dans le jugement de G. Bataille, la causalité ne s’inscrit pas directement avec les Cent vingt Journées. Déjà, dans l’exorde des deux premières versions : Les Infortunes et Justine ou les malheurs de la vertu, Sade fait apparaître ou laisse apparaître que l’histoire de Justine n’est qu’une partie du puzzle, de la problématique du mal. Celui-ci, pour être complet, nécessite celle de Juliette. Rappelons-nous que Sade se propose de peindre le « cœur de l’homme ». Celui-ci n’est-il pas capable du mieux comme du pire ! Donc présenter un seul aspect du problème, Sade passerait à côté de la plaque, comme il l’annonce dans l’Avis de l’éditeur de la Nouvelle Justine : BATAILLE, Georges, La Littérature et le mal, Paris, col. « Folio essais », Gallimard, 1990, p. 81, note. 127 63 « ...Par celui dont l’énergique crayon a dessiné Justine et sa sœur que l’on va voir ici. » Personne n’est habilité qu’à le prouver que l’auteur, le philosophe luimême. « <Et Juliette, au fond d’une ottomane, commence ses récits de la manière dont nos lecteurs le verront dans les volumes qui suivent128. » D’ailleurs, ne sommes-nous pas tentés de dire qu’en réalité la vraie héroïne du roman n’est autre Juliette. En effet, c’est avec elle que commence le récit, comme si l’histoire de Justine n’en constitue une digression et rien de plus qu’une « anecdote129 », ou encore « <un misérable extrait bien au-dessous de l’original *<+130 ». Sade est-il un moraliste ? Qu’est-ce qu’un moraliste ? Serait-ce l’anthropologue, au sens étymologique du terme ? Serait-ce celui qui discourt sur l’homme en tant qu’agent et qui en propose des normes de conduite ? Par la méthode du va-et-vient entre diégèse et rhème, ou encore les dissertations philosophiques, à la Jacques le fataliste de Diderot, Sade joue le jeu du moraliste. Il s’en réclame d’ailleurs explicitement dans La Nouvelle Justine. « Justine décida la question en dévote ; nous aurions prononcé en moralistes [nous soulignons]. C'est à nos lecteurs à nous dire maintenant lequel vaut mieux en société, ou d'une religion qui nous 128 La Nouvelle Justine, p. 1110. « Mme de Lorsange qui se nommait alors Juliette et dont le caractère et l’esprit étaient à fort peu de chose près aussi formés qu’à l’âge de trente ans, époque où elle était lors de l’anecdote que nous racontons, ne parut sensible qu’au plaisir d’être libre, sans réfléchir un instant aux cruels revers qui brisaient ses chaines. » (Les Infortunes de la vertu, p. 5.) 129 130 Ibid. 64 fait, malgré tout, préférer nos intérêts à ceux des autres, ou d'une morale qui nous ordonne tous les sacrifices, dès qu'il s'agit d'être utile aux hommes131. » C’est ce que suggère également le pamphlet et l’utopie politique : « Français, encore un effort si vous voulez être républicains ». « Sade *qui a+ placé dans l’individu, dans les innombrables individus en lesquels se résolvent les sociétés humaines, la seule force réelle et organique de celle-ci *<+, poursuit une critique impitoyable de toutes les contraintes sociales qui tendent à réduire en quoi que ce soit l’activité de l’incoercible élément humain. Seul, à ses yeux, l’intérêt de l’individu lui conseillera d’accepter non pas un contrat, mais un compromis social pouvant à tout moment être dénoncé et renouvelé. Pour lui, chaque société qui méconnaît cette vérité fondamentale est oppressive et destinée à périr132. » Ainsi, à la lumière de celui-ci, on est appelé à dire que par son rôle, en tant qu’organon politique – politéa –, une utopie politique vise une refondation du politique. Alors, puisqu’il y est question de la gestion des mœurs, surtout celles jugées contrenatures, la morale sociale devient autre. Donc, les héros sadiens ne sont pas des meurtriers parce qu’ils n’ont d’autre mobile que le simple plaisir de tuer. Sur le choix de la violence, de la violence 131 P. 460. Maurice HEINE, résumant le pamphlet « Français, encore un effort si vous voulez être républicains ». Cité par Lely, G., op. cit., p. 545. Les propos de Juliette vont également dans le même sens. « Je l'avoue, j'aime le crime avec fureur, lui seul irrite mes sens, et je professerai ses maximes jusqu'aux derniers moments de ma vie. Exempte de toutes craintes religieuses, sachant me mettre au-dessus des lois, par ma discrétion et par mes richesses, quelle puissance, divine ou humaine, pourrait donc contraindre mes désirs ? Le passé m'encourage, le présent m'électrise, je crains peu l'avenir ; j'espère donc que le reste de ma vie surpassera de beaucoup encore tous les égarements de ma jeunesse. La nature n'a créé les hommes que pour qu'ils s'amusent de tout sur la terre ; c'est sa plus chère loi, ce sera toujours celle de mon cœur. Tant pis pour les victimes, il en faut ; tout se détruirait dans l'univers, sans les lois profondes de l'équilibre ; ce n'est que par des forfaits que la nature se maintient, et reconquiert les droits que lui enlève la vertu. Nous lui obéissons donc en nous livrant au mal ; notre résistance est le seul crime qu'elle ne doive jamais nous pardonner. Oh ! mes amis, convainquons-nous de ces principes : dans leur exercice se trouvent toutes les sources du bonheur de l'homme. » (SADE, Œuvres, III, Histoire de Juliette, p. 1257.) 132 65 dans les romans, l’œuvre de Sade, loin d’être une idiosyncrasie sadienne, il faut y voir l’effet d’une mode selon M. Delon133. L’événement d’Arcueil (1768) qui traduit un début de la réprobation populaire – laquelle réprobation a poussé les autorités d’alors à sévir contre le divin marquis – n’a été qu’un événement parmi tant d’autres qui s’inscrivaient dans la mode, l’habitude aristocratique de ce temps. On a l’exemple, en cette même année 1768, du viol par le duc de Fronsac, fils du maréchal de Richelieu, de la fille d’un marchand, après avoir provoqué un incendie pour l’enlever134. « On verra la démonstration initiale de 1791 se magnifier, six ans plus tard, en une gigantesque épopée du mal, jaillie, semble-t-il de la pensée même du Démon » (M. Heine) « Si bien que cette version *les Infortunes de la vertu+ semble l’œuf dans lequel va éclore la philosophie sadiste : la conscience encore morale n’est que la coque qui éclatera sous la germination dialectique des problèmes que pose cette conscience135. » DELON, M., Le Savoir-vivre libertin, chap. II, « Le modèle littéraire et la violence », Paris, Hachette Littérature, 2000, p. 58, où il soutient que le sadisme n’est pas simplement une affaire de Sade, il est une caractéristique de l’aristocratie de l’Ancien Régime. N’est-ce pas alors ignorer la singularité du divin marquis ? 133 « On ne peut réduire les affaires à quelque prédisposition personnelle. Le comte de Sade, Père du marquis se signale déjà à la police par ses dragues dans les jardins publics, tandis que le maréchal de Richelieu, père de Fronsac, est devenu au XVIIIe siècle le libertin de cour par excellence. La société de l’Ancien Régime génère une dépendance des plus faibles et l’affirmation du privilège peut passer par leur exploitation sexuelle. Au moment où la fonction de la noblesse fait l’objet de discussion, durant le XVIIIe siècle, le libertinage peut apparaître comme une forme de revendication agressive, au même titre que la réaction nobiliaire et seigneuriale. Revendication à la fois réelle et imaginaire, pratiquée et fabulée. Alain Boureau a bien montré comment la dialectique du maître et de la servante a produit le mythe de cuissage * qui réserverait au seigneur les prémisses de toute jeune mariée sur ses terres. » (DELON, M., Le Savoir-vivre libertin, Paris, HachetteLittératures, chap. II, p. 58-59, 63-64.) 134 « Droit de Cuissage, droit légendaire, qu’auraient possédé certains seigneurs, de passer avec la femme d’un serf la première nuit de ses noces. » (Petit Larousse illustré, 2000) * 135 LELY, G., op. cit. 66 Le pamphlet philosophique, « Français, encore un effort si vous voulez être républicains », réaffirme, d’une manière directe et explicite, l’importance de la philosophie comme outil optique par excellence. « <C’est ce que nous allons analyser avec le flambeau de la philosophie, car c’est à sa seule lumière qu’un tel examen doit s’entreprendre<136 ». Le changement rhétorique qui consiste dans la Nouvelle Justine à enlever la parole à l’héroïne (qui est héroïne-narratrice dans la Justine) qui devient une simple héroïne, signifie deux choses : la nature reprend ses droits ; la philosophie est en train de réaliser son triomphe, dont le souhait est exprimé dans les exordes. « Le chef-d’œuvre de la philosophie serait de développer les moyens dont la fortune se sert pour parvenir aux fins qu’elle se propose sur l’homme137< » Les Justines fonctionnent alors comme une sorte de spirale, en ce sens que l’œuvre débute par un récit en troisième personne – les Infortunes – passant en un en première personne – la Justine – et enfin pour devenir avec la Nouvelle Justine suivie de l’Histoire de Juliette, sa sœur un récit où se mêle troisième et première personne. Les trois versions constituent donc la traduction d’ « un apport croissant de la révolution imaginée par Sade *<+138 ». SADE, Œuvres, III, La philosophie dans le boudoir, « Français, encore un effort si vous voulez être républicains »<, p. 125. V. aussi 136 SADE, Œuvres, II, La Nouvelle Justine<, p. 395. Soulignons qu’il y a trois variantes du même texte. Dans Justine, Sade ne parle pas de « fortune » mais de « Providence » et dans les Infortunes de « triomphe de la philosophie ». Pour plus de détails, voir le chapitre suivant. 137 JACOB, André, Introduction à la philosophie politique du langage, col. « Idées », Gallimard, Paris, 1976, p. 308. 138 67 Pourquoi les trois versions de Justine ne constituent-elles pas trois réponses différentes à un même problème ? Il faut rappeler que les reniements qu’effectue Sade au conte philosophique Les Infortunes de la vertu (1788) – qui devait à l’origine faire partie d’un recueil de nouvelles et de fabliaux –, mais abandonné et transformé plus tard en un roman : Justine ou les malheurs de la vertu (1791) puis La Nouvelle Justine ou les Malheurs de la vertu, suivie de l’Histoire de Juliette, sa sœur (1797), s'inscrit dans une stratégie scripturaire et défensive. On renvoie une fois de plus à la fameuse étude de Léo Strauss : « La persécution et l'art d'écrire139 ». Néanmoins, il est évident que l'architecture de la Nouvelle Justine, et la prolixité imaginative et romanesque dont y fait preuve Sade révèle non pas une problématique nouvelle, comme pourrait le suggérer le titre, mais fait état de préférence d’une évolution méthodologique dans sa poétique et d’un approfondissement qu’impose constamment le questionnement soulevé par la problématique du mal. On y revient plus loin. Les Cent vingt Journées de Sodome ou l’École du libertinage, œuvre pour laquelle Sade a versé des « larmes de sang », traduit cette intention ou tentation panoramique des perversions, des vices, sorte de taxonomie, nomenclature des perversions. Il a toujours considéré cette œuvre comme un « chef-d'œuvre » – « Récit le plus impur qui ait jamais été fait depuis que le monde existe », écrit-il dans l'introduction –, sinon un progrès dans l'histoire des lettres, où son génie c'est le plus manifestement révélé. Sur cette perte, Sade s’exprimait ainsi : « <Mes manuscrits sur la perte desquels je verse des larmes de sang !< Je 139 Op. cit. 68 ne vous peindrai jamais mon désespoir de cette perte, elle est irréparable pour moi< » Faut-il rappeler que le texte des « Cent-vingt Journées », qui nous est enfin parvenu, a été inédit jusqu'au XXe siècle. C'est grâce à Maurice Heine qu'il nous est parvenu dans sa forme actuelle. Débuté peut-être en 1785, Sade a égaré le manuscrit par l’abandon forcé de sa cellule à la Bastille et son transfert au couvent de Charenton dans la nuit du 3 au 4 juillet 1789, en pleine période fougueuse de la Révolution française de 1789. Retrouvé par Arnoux de Saint-Maximin, devenu la propriété d’un bibliophile allemand, Iwan Bloch, qui en donne une première publication en 1904, sous le pseudonyme d’Eugen Dühren, acquis par Maurice Heine pour le compte de Charles de Noailles, celui-ci en donne une publication scrupuleuse entre 1931 et 1935140. Sans doute, en décidant de transformer les Infortunes en Justine, Sade a jugé que le problème du mal, trop important et crucial, doit faire l’objet non pas d’une nouvelle, qui structurellement réclame laconisme et brièveté exploités avec une économie de moyens scripturaires, mais plutôt d’un roman qui favorise et permet une liberté de ton, de stratégie et de stratagèmes et de raison141. Le roman, genre-orchestre, permet à Sade non seulement d’avoir une liberté de ton mais encore manifeste un choix délibéré. D’abord, d’être à la mode, c’est-à-dire se définir et se réclamer de ses pairs comme philosophe et homme de lettres. Deuxièmement, pratiquer le plagiat : 140 Pour plus de détails, voir SADE, Œuvres, I, Les Cent-vingt Journées de Sodome, notice. « La raison est l’organon du calcul, de la planification ; elle est neutre à l’égard des buts, son élément est la coordination. » (HORKHEIMER, Max, et Theodor Adorno, op. cit.) 141 69 l’éclectisme philosophique. En effet, le plagiat répond, chez Sade, au style de l’enchâssement, mais aussi à cette possibilité de transformer la diachronie en synchronie. « Le temps du discours n’est ni ramené aux divisions du temps chronique ni enfermé dans une subjectivité solipsiste. Il fonctionne comme un facteur d’intersubjectivité, ce qui d’unipersonnel qu’il devrait être le rend omnipersonnel. La condition d’intersubjectivité permet seule la communication linguistique142. » Troisièmement, pratiquer la stratégie de la radicalisation. Et c’est justement ici qu’il faut placer l’idiosyncrasie du libertinage sadien qui, comme l’explique assez clairement R. Mauzi qui en distingue trois types, est aux antipodes de celui des siècles précédents et de son époque, c’est-à-dire, en tant que « libertinage du roué143 », comme la « chute irrémédiable dans un infernal abîme144 ». Quatrièmement, comme nous l’avons souligné précédemment, critiquer les méthodes de la philosophie classique, traditionnelle – critique des traités de philosophie. Enfin, recourir à l’amplification scripturaire145. Ainsi, Par son goût de l’amplification, de la recherche du détail, d’une volonté de tout décrire, 142 BENVENISTE, E., Problèmes de linguistiques générales, 2, col. «Tel », Gallimard, Paris, 1974, p. 77. « <Nous l’appelons le Roué (sic), et il le sera, avec les dispositions qu’il a pour le crime *<+. » (La Nouvelle Justine, p. 435.) 143 MAUZI, Robert, op. cit., p. 30-31. Pour faire court, nous le traduisons par : 1) le libertinage initiatique, encore prisonnier de la morale sociale ou chrétienne et qui constitue son l’objectif, son telos ; 2) le libertinage conjugal, c’est-à-dire qui « menace la femme mariée » ; 3) « le libertinage du roué », où est rangé celui sadien. 144 Une des manies de Sade est d’amplifier ses textes. Ce qui le contraint à un désir permanent de réécriture. Le cas de Justine est très significatif : « L’exemplaire de La Nouvelle Justine qui a été saisi par la police en même temps que le manuscrit de Juliette, en mars 1801, était annoté par le romancier et préparait donc une nouvelle Nouvelle Justine, comme si le texte était infiniment voué à la réécriture. » (DELON, Michel, in SADE, Œuvres, II, col. « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, Paris, Introduction, p. XV.) 145 70 même dans la scatologie, on peut parler d’un réalisme sadien qui annonce, pourrait-on dire, le réalisme romantique, aussi bien sur le plan littéraire – poétique et esthétique et scientifique, que sociologique, anthropologique et philosophique. La tâche que s’est proposé Sade un siècle plus tôt de révéler les « mystères du cœur humain », c’est à cette même tâche que se consacre Balzac : faire du roman une œuvre historique et le romancier l’historien de son temps – l’anthropologue : rationalisation de l’œuvre romanesque. « Quant à moi, je me range sous la bannière de l’éclectisme littéraire pour la raison que voici : je ne crois pas la peinture de la société possible par le procédé sévère de la littérature du XXVIIIe siècle *<+. L’introduction de l’élément dramatique, de l’image, du tableau, de la description, du dialogue me paraît indispensable dans la littérature moderne146. » « La matière du roman est l’histoire qui, dans sa vérité et sa rigueur, s’oppose au roman où règnent l’imaginaire et le vraisemblable *<+. Loin d’entasser les événements, le romancier doit peindre les " causes qui engendrent les faits", autrement dit les « mystères du cœur humain147. » La logique d’une écriture dynamique, toujours en train de se faire, se chercher, se questionner, s’amplifier obéit à une logique d’inachèvement – d’épuisement, donc, c’est une entreprise dédaléenne – labyrinthique. Une logique littéraire qui traduit aussi une logique philosophique. Le problème de la théodicée constitue alors « un chantier d’écriture à ciel ouvert148 ». Dès l’introduction des Infortunes, Sade traduit la nouveauté qu’il inaugure dans l’histoire des lettres et de la philosophie. Comme un ouvrage Cité par BERGEZ, Daniel (sous la dir. de), in Précis de littérature française, col. « Lettres Sup », Dunod, Paris, 1995, p. 226. 146 147 Ibid. LAFON Henri, « L’Amplification littéraire », Magazine Littéraire, no 284, janvier 1991, p. 38. Cité par DELON, M., Ibid. 148 71 dans un goût tout à fait nouveau. M. Foucault interprète ce changement, cette nouveauté comme l’introduction ou la traduction d’une nouvelle « épistémè », celui du désir, de la sexualité sous l’angle de la radicalisation149. « Ce renversement, il est contemporain de Sade. Ou plutôt, cette œuvre inclassable manifeste le précaire équilibre entre la loi sans loi du désir et l’ordonnance méticuleuse d’une représentation discursive. L’ordre du discours y trouve sa Limite (sic) et sa Loi (sic) ; mais il a encore la force de demeurer coextensif à cela même qui le régit. Là sans doute est le principe de ce « libertinage » qui fut le dernier du monde occidental (après lui commence l’âge de la sexualité) : le libertin, c’est celui qui, en obéissant à toutes les fantaisies du désir et à chacune de ses fureurs, peut mais doit aussi en éclairer le moindre mouvement par une représentation lucide et volontairement mise en œuvre. Il y a un ordre strict de la vie libertine : toute représentation doit s’animer aussitôt dans le corps vivant du désir, tout désir doit s’énoncer dans la pure lumière d’un discours représentatif. De là cette succession rigide de « scènes » (la scène, chez Sade, c’est le dérèglement ordonné à la représentation) et, à l’intérieur des scènes, l’équilibre soigneux entre combinatoire des corps et l’enchaînement des raisons. Peut-être Justine et Juliette, à la naissance de la culture moderne, sont-elles *<+ entre la Renaissance et le classicisme. » 149 FOUCAULT, Michel, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1971, p. 222. 72 CHAPITRE V L’ANALYSE DES TROIS EXORDES « Afin de mieux observer mon étrange voisin sans attirer son attention, je me cachai derrière mon journal150. » Comme l’indique et le démontre Sade dans « Idée sur les romans », l’objet du roman n’est plus la divinité ou la patrie, plutôt l’éloge, l’expression de la subjectivité. La narration devient exaltation héroïque ou morbide. L’écart, la dichotomie disjonctive entre fiction et réalité s’estompe ; entre raison et imagination devient dialectique ; entre la littérature, relevant de la fiction, et la philosophie, de chaîne de raisons, de l’argumentatif sec : plus de frontière. Désormais, la littéraire et le philosophique s’interpénètrent, cohabitent et s’échangent des vestimentaires. Il n’y a plus deux horizons parallèles appelés philosophique et littéraire (philosophie/littérature) ; rationnel et fictionnel ou romanesque. Voilà non seulement la théorie des genres éclatée mais encore celle de la frontière littérature et philosophie. Cela signifie donc un retour originaire aux premiers moments de la philosophie où cette distinction nette entre l’écriture philosophique proprement dite et celle littéraire se confondent. Ainsi, les présocratiques ou Platon lui même écrivent des textes qui s’assimilent aussi bien à la philosophie qu’à la littérature. Tout ceci ne constitue pas forcément une singularité sadienne puisque le siècle l’établit comme principe. La philosophie peut se trouver ou être injectée partout. C’est également une stratégie et un stratagème de ce que l’on appellera plus tard : « l’art d’écrire ». Par ailleurs, ne sommes-nous TOURGUENIEV, Ivan, Premier amour, nouvelles et poèmes en prose, « Un rêve », Paris, Le Livre de Poche, 1947, p. 141. 150 73 pas tentés de soutenir, par leur organisation, que La Nouvelle Justine et L’Histoire de Juliette un traité de philosophie travesti sous le romanesque151 ? Par notre analyse des trois exordes, essentiellement, nous voulons montrer que les trois versions traitent d’un seul et même problème : c’est-àdire de savoir si le malheur revêt une dimension, une portée métaphysique – philosophique – : devait-il être considéré simplement sur le plan social ou sociologique, c’est-à-dire, requiert-il simplement une réponse politique152 ? Ou, résulte-t-il de la théologie – la religion ? Nous n’argumenterons pas que les trois exordes, voire les trois versions, soutiennent des thèses contraires, mais qu’elles révèlent des différences remarquables et que celles-ci, loin de constituer des contradictions, déterminent leur complémentarité d’un point de vue chronologique. Passons directement à l’analyse des trois exordes, sans nous attarder sur les questions historiques (relatives aux trois versions). Mais, si nous laissons de côté l’histoire comme simple chronologie, nous nous y intéressons, quand même, à sa dimension évolutive et dialectique. « Dans la première version, c’est l’héroïne elle-même qui nous fait la confidence de ses malheurs ; mais dans les plus scabreux détails, Justine demeure l’incarnation de la vertu. Aucun supplice, aucune infamie n’abat la pauvre et douce fille qui, jusqu’à sa mort, aussi tragique que sa vie, reste une martyre chrétienne. Dans la version de 1797, le récit devient objectif ; la parole est retirée à Justine. Le vocabulaire le plus crûment obscène succède à ses modestes lamentations. En même 151 Pour plus de détails, voir notre tableau synoptique. 152 Cf. le pamphlet politique « Français encore un effort si vous voulez être républicains ». 74 temps, les aventures de l’héroïne prennent une tournure fabuleuse, et l’histoire de Juliette, qui en constitue la suite, achève de donner à l’ensemble le caractère d’un roman-feuilleton génial où les personnages seraient remplacés par des sexes en furie déchaînés sur tout un peuple de victimes153. » Malgré les écarts rédactionnels, c’est-à-dire chronologique, les trois exordes établissent une seule et même problématique. Quels sont le mobile et le fondement de l’action, de la conduite humaine ? Comment tirer le meilleur parti de son existence, de sa vie ? Ils font état d’un constat ou, du moins, affirment qu’il y a deux façons de comprendre et d’expliquer les événements, les choses. Soit en recourant à la philosophie : ce qui est souhaitable ; ou à la superstition, la Fortune, Dieu, la providence< La présence du conditionnel – serait – montre et démontre que nous sommes encore loin de parvenir au stade souhaité, puisque les Lumières n’ont pas encore atteint ce bas-fond. Reste à savoir si elles y parviendront ? Comment est-ce possible ? L’Idée sur les romans (1800), même successive aux trois Justines, donne la clef à cette réponse. Les trois exordes comprennent chacune trois parties. Cependant, malgré cette ressemblance formelle des différences nettes se font jour, d’un exorde à l’autre, s’y dessinent un style et une écriture dont la radicalisation et l’amplification vont crescendo. De l’introduction des Infortunes à celle de la Justine jusqu’à la Nouvelle Justine, l’écriture se fait beaucoup plus personnelle, et Sade approfondit la question du mal en s’interrogeant sur le rôle et la dimension polémiques entre la théologie – la religion – et de la philosophie. L’analyse de la Nouvelle Justine montre une nette maîtrise par l’auteur de son sujet : Sade est plus armé pour scruter la problématique du mal. Restons 153 Maurice HEINE, cité par LELY, G. op. cit., p. 548-549. 75 sur la présentation. La Nouvelle Justine, contrairement aux Infortunes et la Justine est divisée en chapitres titrés, vingt au maximum, et de cent gravures. Cette même méthode est suivie dans L’Histoire de Juliette. (Rappelons que le titre complet de la Nouvelle Justine est : La Nouvelle Justine ou Les Malheurs de la vertu, suivie de l’Histoire de Juliette, sa sœur, ou les Prospérités du vice. Ouvrage orné d’un frontispice et de cent sujets gravés avec soin.) Les Infortunes de la Vertu154 et Justine ou Les Malheurs de la vertu sont un long récit. Ces deux textes ne sont pas divisés en chapitres, ni ornés de gravures comme La Nouvelle Justine et L’Histoire de Juliette, comme l’explique le tableau suivant servant de synoptique formelle et textuelle entre les trois versions. Ce tableau présente les points de ressemblance et de dissemblance entre les trois textes (versions). Les Infortunes Justine de la vertu TITRE ou les La Nouvelle Justine ou Les Malheurs de la Malheurs de la vertu. Suivie de vertu L’Histoire de Juliette, sa sœur Épitaphe – + + Estampe : – + + – + + – + – Frontispice Avis de L’Editeur Dédicace Rappelons que l’intention première de Sade était de faire des Infortunes (1787) un conte philosophique devant à l’origine être inclus dans son recueil de contes et fabliaux. Mais ce projet sera converti pour devenir Justine ou Les Malheurs de la vertu (1791) puis La Nouvelle Justine ou Les Malheurs de la vertu, suivie de L’Histoire de Juliette, sa sœur, ou les Prospérités du vice (1797). 154 76 Explication de – + – – – + – – + l’estampe Chapitres et Titres Gravures + = Il y en a / – = Il n’y en a pas La première partie des exordes s’interroge sur le rôle de la théologie et de la philosophie dans leur dimension métaphysique, c’est-à-dire relative à la destinée humaine. Si le premier le fait sous un angle polémique mais conciliant (conciliateur même), en ce sens que la philosophie serait (se mettrait) au service de la théologie< L’emploi du conditionnel, serait, traduit la précaution de Sade, son hésitation, d’une part ; de l’autre d’une ignorance, d’une difficulté gnoséologique, logique de déterminer la nature du destin : existe-t-il ? Tout est ici présenté sous le dubitatif : « <Le triomphe de la philosophie serait de jeter du jour sur l’obscurité *<+155 ». L’homme est le jouet de la providence, du destin, de Dieu, des Dieux< Le rôle de la philosophie ou du moins sa plus grande réussite serait d’éclairer l’homme, l’apprendre à tricher pour déjouer le jeu macabre de la divinité ou des divinités. Voyant le danger qu’encourt la vertu et les malheurs accablant les vertueux, tandis que les vicieux prospèrent, il est tentant de pratiquer le vice 155 Les Infortunes de la vertu, p. 3. 77 par l’abandon de la vertu, premièrement ; deuxièmement, il saute aux yeux que le monde dans lequel nous vivons, la société, est lui-même corrompu. Donc pratiquer la vertu dans un monde complètement dépravé est suicidaire et irrationnel, c’est-à-dire privé de tout calcul sensé. Rappelons que Sade n’emploi pas le mot « mal » mais celui de « malheur ». ce qui suppose alors que pour Sade, le problème du mal se ramène non pas à une morale métaphysique, mais sociale, c’est-à-dire une morale dont le contenu est à chercher et déterminer non pas dans une tentative à disculper Dieu moralement ou philosophiquement en situant la cause du mal en l’homme, mais à poser, à partir d’un athéisme intégral, le mal comme nécessité, comme relativité, voire même comme atopos : non-lieu ou non-existant – chimère. D’un autre côté, se pose aussi le problème central dans toute éthique ou morale : la liberté, l’autonomie. Sommes-nous vertueux ou vicieux par conviction, par émulation ou par contrainte ? « Si, plein de respect pour nos conventions sociales, et ne s'écartant jamais des digues qu'elles nous imposent, il arrive, malgré cela, que nous n'ayons rencontré que des ronces, quand les méchants ne cueillaient que des roses, des gens privés d'un fond de vertus assez constaté pour se mettre au-dessus de ces remarques ne calculeront-ils pas alors qu'il vaut mieux s'abandonner au torrent que d'y résister ? Ne diront-ils pas que la vertu, quelque belle qu'elle soit, devient pourtant le plus mauvais parti qu'on puisse prendre, quand elle se trouve trop faible pour lutter contre le vice, et que dans un siècle entièrement corrompu, le plus sûr est de faire comme les autres156. ? » Par surenchère, l’introduction de la Nouvelle Justine introduit l’idée ou soutient la thèse d’une nomenclature du vicieux, du méchant, en distinguant « <les gens naturellement vicieux par 156 Justine ou les malheurs de la vertu, p. 130. 78 système, par goût, ou par tempérament, ne calculeront-ils pas, avec assez de vraisemblance, qu’il vaut mieux s’abandonner au vice que d’y résister157 ? ». L’évocation de l’ange Jesrad fait ressortir une parenté entre le bien et le mal, le malheur et le bonheur. Ou plus loin (dans « Justine ou les malheurs de vertu », explication de l’estampe, citation finale), citant Ducis : « Qui sait, lorsque le Ciel nous frappe de ses coups, / Si le plus grand malheur n’est pas un bien pour nous158 ! » Le ton change ainsi que le vocabulaire. Sade ne parle plus de « triomphe » mais de chef-d’œuvre. Pourtant le conditionnel demeure, serait. Il ne s’agit plus « de jeter de la lumière sur l’obscurité *le mystère+ ». Elle ferait plus si elle pourvoit aux moyens de se débarrasser de Dieu ou à défaut de son emprise. « Cette vérité est décourageante disent les sots ; il ne faut pas l'offrir aux hommes. Mais sitôt que c'est une vérité, d'où vient donc la cacher ? où donc est la nécessité de tromper les hommes ? Si ce plat rôle est nécessaire, est-ce donc à la philosophie à le remplir ? Non : son flambeau, comme celui de l'astre du jour, doit dissiper toutes les ténèbres. C'est mal aimer les hommes, que de leur déguiser des vérités aussi essentielles, quels que puissent en être les résultats. (Note de l'éditeur.)159 » Si dans les Infortunes, Sade semble impersonnel, dans les deux derniers le masque tombe, le double jeu disparaît ; le « il » devient « je »160. 157 La Nouvelle Justine, chap. I. Ou encore : « Justine avait inspiré une sorte d'intérêt à cette créature, intérêt basé sur le crime, et qui pourtant délivra la vertu. » (La Nouvelle Justine, p. 431.) 158 La Nouvelle Justine, chap. II, p. 430, note de l’auteur qu’il simule comme celle de l’éditeur. V. aussi, chap. III, p. 456 : « ...La philosophie me consolera, parce qu'elle m'assure un néant éternel, et que je le préfère à l'incertitude des peines ou des récompenses que vos religions me proposent. » 159 « La beauté morale révélée par le témoignage à la première personne est plus forte que les rapports sociaux extérieurs. » (PAVEL, Thomas, La Pensée du roman, Paris, col. « NRF Essais », Gallimard, 2003, p. 146.) 160 79 « C’est, nous ne le déguisons plus, pour appuyer ces systèmes, que nous allons donner au public l’histoire de la vertueuse Justine. Il est essentiel que les sots cessent d’encenser cette ridicule idole de la vertu, qui ne les a jusqu’ici payés que d’ingratitude, et que les gens d’esprit, communément livrés par principe aux écarts délicieux du vice et de la débauche, se rassurent en voyant les exemples frappants de bonheur et de prospérité qui les accompagnent presque inévitablement dans la route débordée qu’ils choisissent. Il est affreux sans doute d’avoir à peindre, d’une part, les malheurs effrayants dont le ciel macabre la femme douce et sensible qui respecte le mieux la vertu ; d’une autre, l’influence des prospérités sur ceux qui tourmentent ou qui mortifient cette même femme. Mais l’homme de lettres, assez philosophe pour dire le vrai, surmonte ces désagréments ; et, cruel par nécessité, il arrache impitoyablement d’une main les superstitieuses parures dont la sottise embellit la vertu, et montre effrontément de l’autre, à l’homme ignorant que l’on trompait, le vice au milieu des charmes et des jouissances qui l’entourent et le suivent sans cesse. » Dans les deux dernières versions, Justine et La Nouvelle Justine, le masque tombe. Justine et Juliette, les deux sœurs, sont deux tableaux : Justine le tableau de la vertu et Juliette celui du vice. En effet, l’idée que le romancier soit un peintre de plume est un leitmotiv chez Sade. Justement, cette théorie est son cheval de Troie. Et il en fait un stratagème mais également un principe. Car, toutes ses œuvres majeures sont publiées et assorties de gravures, au point que, pour Sade, l’optique graphique et picturale – plutôt lithographique –, sont intimement liées, l’une vient à la rencontre de l’autre. Si les Cent-vingt journées de Sodome ou L’École du libertinage en sont privées, c’est justement (à notre avis) du fait que Sade a été privé du manuscrit après la mise à sac de la Bastille. On y reviendra plus loin sur la place des gravures dans l’œuvre de Sade. 80 Si, en esprit, nous admettons que les exordes traitent d’un même problème, leur lecture et leur analyse révèlent toutefois une évolution dans le traitement sadien de la question. La position sadienne, même après l’introduction de la Nouvelle Justine, reste aporétique. La rédaction de plusieurs versions d’une seule et même œuvre n’est pas sans montrer l’idée d’une hantise d’un philosophe, d’un homme par une problématique. Le fait d’une remise en question perpétuelle, d’un questionnement perpétuel (voire sysiphien), cette nécessité atlassienne et sysiphienne, traduit non seulement une confirmation de l’attitude critique du philosophe de cette nécessité de changement perpétuel ; mais également, elle constitue une critique de la théologie – la religion : le christianisme, en particulier, – mais surtout de la philosophie, l’attitude hypocrite, c’est-à-dire la réduction de celle-ci en personnage (maska, μασκα: masque) : une critique des Lumières tout court. Subséquemment, la philosophie ne peut valoir vraiment quelque chose qu’en se radicalisant, qu’en devenant sadisme – isolisme – c’est-à-dire qu’en dépassant « le bien et le mal », comme dira Nietzsche plus tard, en se situant « par-delà bien et mal ». Ainsi que le justifie Sade et le fait apparaître les trois exordes, la philosophie est anthropologie, en ce sens qu’elle s’interroge sur la condition de l’homme, de l’être humain. Comprendre l’homme, c’est déployer les plis de son cœur, c’est pénétrer dans cet abîme d’une considérable complexité. Puisque, déployer le cœur humain, c’est en même temps effectuer un grand pas vers la connaissance de la nature, s’approcher de sa complexité, alors : 81 « La philosophie doit tout dire *parce qu’elle est+ l’étude profonde du cœur de l’homme, véritable dédale de la nature, peut seule inspirer le romancier, dont l’ouvrage doit nous faire voir l’homme, non pas seulement ce qu’il est ou ce qu’il se montre, c’est le devoir de l’historien, mais tel qu’il peut être, tel que doivent le rendre les modifications du vice, et toutes les secousses des passions ». Tout ça, parce que : « En raison de ce que [si] la nature est plus étudiée, mieux analysée, que les préjugés sont mieux détruits *<+161 ». Les trois exordes, qui constituent les premières dissertations de l’œuvre, comprennent trois parties : une introduction, une partie argumentaire et une conclusion. Ici est le moment de soulever ce questionnement. Pourquoi Sade a-t-il écrit des romans – a préféré la forme romanesque – plutôt qu’à la rédaction de traités, pour exprimer ses idées, élaborer son système ? Ou, le choix de la forme romanesque n’est-ce pas un prétexte pour Sade, puisque dans ses romans se trouvent combinées récits et dissertations ? Ce que Léo Strauss appelle « l’art d’écrire162 ». N’est-ce pas aussi afin de montrer que l’analyse de la question du mal requiert l’imaginaire – le mythe – et la réflexion – la philosophie ? Dans la dédicace de la Justine, après avoir dit le mot roman, Sade écrit ceci : « pas si roman que l’on croirait163 ». Ce choix, nous pensons, relèverait d’une méthode éclectique. Le roman laisse beaucoup plus de place à l’imagination, où il peut utiliser (pêle-mêle) divers types d’informations, de HORKHEIMER, Max, et Theodor W. Adorno, La Dialectique de la raison, Paris, col. « Tel », Gallimard, 1974. 161 162 STRAUSS, Leo, op. cit. SADE, Œuvres II, Justine ou les Malheurs de la vertu, dédicace, p. 129< « L’« Avis de l’éditeur » a marqué le passage d’un romanesque fabuleux à un romanesque fondé sur la nature et la vérité anthropologique » (note, 3). 163 82 citations<, premièrement ; deuxièmement, cela répond à la méthodologie réclamée dans Idée sur les romans. Dans ce cas, le XVIIIe siècle est-il une inflation ou une déflation de la philosophie ? Disons que le XVIIIe siècle, caractérisé par ce que l’on pourrait appeler l’éclatement des genres, est marqué par l’avènement de genres nouveaux, comme le drame, mais aussi par une correspondance des genres, une sorte d’alchimie harmonique. Le philosophe n’est plus forcément celui qui écrit des traités164 – obtus ou ardus –, mais celui qui s’essaie et recourt aux différentes formes littéraires : le roman, la poésie, le traité< Or, pour Sade, qui se reconnaît philosophe, il faut privilégier le roman et le théâtre, voire exclusivement la forme fictionnelle ou fictive pour exposer son système. Georges Benrekassa, dans son érudite étude du XVIIIe siècle, montre l’importance des œuvres de fiction dans la compréhension et l’analyse du XVIIIe siècle. Lisons ce qu’il écrit : « Cependant, il faut revenir à la figure de l’interdit, telle que nous la lisons (et nous convenons bien volontiers que peut-être cette lecture eût été difficile, sinon impossible à un contemporain) : car s’y dessinent de terribles aveux. Pour les trouver vraiment exprimés, il faut sans doute aller ailleurs vers ce qu’on nomme littéraire (sic) aussi bien dans les Lettres Persanes (sic) que les Voyages de Gulliver (sic). Car il y a des choses en un temps donné qui ne peuvent dire que sous les espèces de la fable, qui tout à la fois leur donne une efficacité sociale limitée et les neutralisent165. » Dans l’introduction est posé le problème des deux interprétations possibles face à la vie. Même si d’une manière rhétorique l’existence de la DELON, M., et P. Malandain, op. cit., distinguent, dans leur division du XVIII e siècle, une période des grands traités. 164 165 BENREKASSA, Georges, op. cit., p. 52. 83 providence est posée, celle-ci n’est pas pour le moins problématisée. Car si elle existe, son ubiquité s’impose. Alors, qu’advient-il de la philosophie ? En tenant compte de la problématique du mal, exposée dans l’introduction, le rôle de la philosophie est d’être une entreprise prométhéenne.166 Il s’agira pour elle de jouer avec la providence. Ainsi elle devient tragédie. Si tragédie il y a, elle ne pourrait consister qu’en une violation de l’ordre divin, puisque l’essence du monde est essentiellement maléfique, méchante, cruelle. Le tragique sadien n’est plus un tragique à l’antique. Il s’inscrit dans l’ordre naturel des choses et des êtres. La fonction prométhéenne de la philosophie dit déjà tout. La philosophie est intrinsèquement hybris : « la démesure de l’homme provoquant la colère des dieux167. » « Prétention à outrepasser les bornes de la condition humaine168. » Premièrement. Deuxièmement, la fonction optique –, démêler l’obscurité<–, inscrit la philosophie dans la voie du progrès. Dans le mythe prométhéen, Prométhée a dû déjouer la vigilance de ses paires pour s’emparer du feu au profit de l’homme. Son geste consiste à faire descendre le feu (la philosophie, de la lumière, du savoir) du ciel à la terre. L’introduction agite aussi, en abordant le problème du rôle et de la fonction de la philosophie, le questionnement du rapport entre la foi et la philosophie. Le mythe de Prométhée est le mythe tragique par excellence. Mythe de la civilisation et de la culture, le mythe de Prométhée, c’est aussi celui de l’homme s’opposant aux dieux< C’est donc une tentative pour échapper au Factum. « Le Fatum, (destin), chez les Romains : la volonté des dieux, à l’origine, concernant l’avenir : paroles de dieu, oracle. Ensuite, plutôt : la volonté inéluctable, inflexible des dieux concernant le sort et la mort de l’homme : la fatalité. » (Encyclopédie de la mythologie, Séquoia, ParisBruxelles, 1962.) Les Grecs parlent de Moires auxquelles même les dieux y sont soumis. Contrairement aux Romains, ils en reconnaissent une trinité. 166 RACINE, Jean, Théâtre complet, Ed. de Jean Rohou, avec la collaboration de Paul Fièvre pour l’établissement du texte, Paris, « Classiques modernes », « Pochothèque », Le Livre de poche, 1998, notice de Phèdre, p. 1064. Le vice et la vertu sont également nécessaires dans un monde corrompu. L’équilibre du monde, de la société en dépend. 167 168 COUPRIE, Alain, Lire la tragédie, Paris, Dunod, 1998, p. 228. 84 Celle-ci, substantiellement antireligieuse, irréligieuse, est toujours en conflit, en guerre contre les superstitions, parmi lesquelles l’on retrouve le mythe de la providence qui fait du mal un péché. L’introduction n’est pas tout à fait impersonnelle, parce que la manière dont la question du mal y est agitée, elle se fait sous une dimension tout à fait polémique. Polémique ! n’est-ce pas l’essence de toute philosophie ? « *<Ainsi+ les arguments de La Mettrie, d’Helvétius, de d’Holbach prennent au contact de la pensée de sadiste un développement inattendu : pour Sade, la substitution à Dieu de la Nature à l’état de mouvement perpétuel signifie non pas l’avènement d’une ère plus heureuse de l’humanité, mais le commencement de la tragédie *<+ 169. » 169 KLOSSOWSKI, Pierre, Sade mon prochain, Paris, col. « Points », Seuil, 2002, p. 111. 85 CHAPITRE VI VERS UNE DÉFINITION DU TRAGIQUE « Le temps n’est avide de rien. Le temps passe tout simplement, malaxant nos délabrements et nos exultations170. » Le tragique constitue l’aporie en pied, en « chair et en os ». Il caractérise une volonté d’ « épuisement »171 et pourtant ne conduit qu’à l’« inépuisement ». Sade en a fait l’expérience. Les diverses versions de Justine en sont la preuve. Devrait-on dire que tous les tragiques se valent, en ce sens qu’ils charrient tous la problématique et la métaphysique de l’être – de l’humanité. Ils ne diffèrent alors que dans leur forme. Ils traduisent tous une volonté et une détermination prométhéenne, c’est-à-dire du blasphème et du sacrilège : la recherche d’une mesure dans la démesure ; essentiellement négationnels : négativité de la négation, négation de la négativité : dialectique. Dépassement de la contradiction, de la dichotomie et du manichéisme, mais la révélation et la découverte d’une conciliation aporétique entre l’ « épuisement » et l’« inépuisement », construction et destruction< « C’est donc toujours un sentier à ciel ouvert. » Le tragique persiste même dans sa solution – son dénouement. Le tragique est essentiellement aporétique. 170 PHILOCTÈTE, René, Une saison de cigales, Port-au-Prince, Imprimerie Le Natal S.A., 1993, p. 211. RABATÉ, Dominiuque, Vers une littérature de l’épuisement, Paris, José Corti, 1991, p. 148. « Le paradoxe ou la contradiction aiguë de l’écriture gît dans cet impératif double, auquel je donne le nom d’épuisement : interminable recommencement d’un mouvement de mise au dehors, tentation pour une forme qui dirait tout de l’obscur de l’obscur désir, qui en tarirait la source *<+ L’interrogation sur le désir d’écrire : désir qui ne peut se connaître, ni s’appréhender en raison mais qui agit l’écrivain. Tension qui essaie de se libérer. » 171 86 « <La thèse que l’homme ne doit pas dépasser les limites de sa nature ni déranger l’ordre du monde. L’ordre divin, qui est donné à sa raison, et dont il est raisonnable de reconnaître la lointaine nécessité ; les transports de la religion, aussi bien que les passions de l’amour ou que les excès de plaisir illimité, entraînant l’homme à déroger aux grandes lois de l’Être, c’est-à-dire l’entraînent à sa perte. Le grand nombre des hommes doit être préservé des tentations de la liberté, de la sensibilité, de la connaissance, que seuls quelques privilégiés de la naissance ou des dieux peuvent surmonter : qu’on les laisse alors jouir en paix d’une soumission, même injuste, même cruelle, mais toujours tutélaire, tant qu’ils restent à leur place dans la hiérarchie nécessaire des inégalités172. » La compréhension du tragique, de la réalité humaine, du substrat des choses, exige non pas une vue, considération partielle, voire partiale, mais holiste. Les Justines constituent deux paradigmes : le vice et la vertu. Nous pensons que le premier renvoie aux Infortunes de la vertu et à la Justine ou les malheurs de la vertu ; le second, à La Nouvelle Justine et L’Histoire de Juliette. Les Infortunes et Justine culminent dans la mort de l’héroïne ; tandis que La Nouvelle Justine et l’Histoire de Juliette, leur dénouement suggère le rejet de la Providence ou d’une possible punition de la naïveté de Justine, c’est-à-dire de sa vertu. La conclusion de la Nouvelle Justine fait place, trace une ouverture vers / sur l’Histoire de Juliette, l’autre face de la médaille. « Justine, rafraîchie, reposée, raconta le lendemain à toute la société les aventures que l’on vient de lire. Quelque abattue que fût cette belle fille, elle plut à tout le monde ; et nos libertins, en l’examinant, ne peuvent s’empêcher de la louer. Oui, dit l’un d’eux que l’on verra bientôt figurer dans les aventures de la sœur de Justine ; oui, voilà bien ici les Malheurs de la Vertu ; et là, poursuivit-il en montrant Juliette, là, mes amis, les Prospérités du Vice. DOMENACH, Jean-Marie, Le retour du tragique, Paris, col. « Points », Seuil, 1967. ARIÈS, Philippe, Essais sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen Age à nos jours, Paris, col. « Points histoire », Seuil, 1975. p. 124 172 87 « *<+ Mais vous, marquis, et vous, mon cher chevalier, je vous prie d’entendre ce que j’ai à vous dire, et d’être persuadés que ce n’est pas sans fondement que Chabert et Noirceuil vous ont souvent dit qu’il existait bien peu de femmes plus singulières que moi dans le monde. On passe dans un salon délicieux. La compagnie se place sur des canapés ; Justine ne prend qu’une chaise ; et Juliette, au fond d’une ottomane, commence ses récits de la manière dont nos lecteurs le verront dans les volumes qui suivent173. » La Nouvelle Justine, p. 1109-1110. Déjà au premier chapitre de la Nouvelle Justine, Sade expliquait la nécessité d’exposer, de dresser les deux tableaux. « On a beau dire : il faut un peu de vertu dans le monde ; et il est bien plus doux pour un biographe de peindre, dans le héros dont il transmet l'histoire, des traits de candeur et de bienfaisance, que de tenir sans cesse l'esprit fixé sur des débauches et des atrocités, comme sera obligé de le faire, sans doute, celui qui nous donne par suite de cet ouvrage-ci la très scandaleuse et très libertine histoire de l'impudique Juliette » (P. 398). 173 88 CHAPITRE VII L’HUMANISME SADIEN « Je suis la nouvelle mariée/ qui pleurait sans cesse/ de se voir si mal mariée/ sans y pouvoir rien faire174. » Le premier geste du sadisme face au tragique est la négation de Dieu – et par ricochet celle de la Nature. Ce qui traduit une théodicée négative, à notre avis. La négation de Dieu une fois faite, l’athéisme une fois établi, reste le prochain, la société, l’humanité. Qu’en faire alors175 ? La théodicée sadienne, c’est-à-dire sa conception du mal, marque une rupture dans l’histoire de la philosophie quant aux réponses proposées jusque-là. C’est pourquoi nous retenons le concept de « théodicée négative » pour qualifier sa théorie du mal. Car, contrairement aux autres philosophes qui font dériver, découler le mal de la faiblesse humaine, de la « faillibilité »176 (Ricœur), de la « limitation » (Leibniz), de la « privation » 174 CARPENTIER, Alejo, Partage des eaux, Paris, col. « Folio », Gallimard, 1983, p. 220. Nous rapprochons notre notion de « théodicée négative » à celle d’ « athéisme intégral » de Pierre Klossowski. « L’athéisme intégral signifie que le principe d’identité même disparaît avec le garant absolu de ce principe ; donc que la propriété du moi responsable est moralement et physiquement abolie. Conséquence première : la prostitution universelle des êtres. Celle-ci n’est elle-même que la perte complémentaire de la monstruosité intégrale reposant sur l’insubordination des fonctions divines, en l’absence d’une autorité normative de l’espèce. » (Ibid., « Le philosophe scélérat », in Sade mon prochain, Paris, col. « Points», Seuil, 2002, p. 25.) 175 Voir RICŒUR, P., Philosophie de la volonté, Finitude et culpabilité, I, L’homme faible, Paris, col. « Philosophie de l’esprit », Aubier-Montaigne, 1960. Surtout le dernier chapitre. Nous pouvons ajouter avec DOMENACH, J.-M. : « Ainsi le tragique oscille-t-elle entre deux extrêmes apparemment contradictoires. D’un côté, la faute inconsciente et la punition immérité : c’est l’atmosphère lourde et fermée de la fatalité ; l’autre, un monde cliquetant de libertés héroïques, exalté d’honneur et de sacrifices. » (Op. cit., p. 42.) 176 89 (Descartes, la Scolastique), de la « fragilité » et de la « faiblesse » (Kant),177 Sade voit, quant à Lui, dans l’exercice du mal une expression de vice, de vigueur et de vitalité. Le méchant, loin d’être celui qui serait aveuglé par ses passions (son pathos), sa faiblesse, est celui qui accomplit sciemment et dans la froideur de sa conscience et de son esprit ses pires cruautés, ses crimes. Sade rejette l’idée d’une dualité essentielle de l’homme, de l’être humain : il n’y a pas en lui, c’est-à-dire qu’il n’est pas composé d’une fragilité ou faiblesse, qui l’incite, le pousse vers le mal178, et d’une puissance, d’un pouvoir de faire le bien. Sade est plutôt partisan d’un monisme moral, c’està-dire que pour lui la nature humaine est intrinsèquement mauvaise, seule la volonté maléfique179 est universelle, donc naturelle : le bien et le mal sont culturels et produits de la société. Ce n’est point la conscience morale qui est universelle mais la volonté mauvaise, « <comme le tissu d’une volonté visant exclusivement le mal180 ». Ainsi, la morale tombe-t-elle dans le relativisme. Voir REBOUL, Olivier, Kant et le problème du mal, Montréal, Les Presses universitaires de Montréal, 1971, chap. III. 177 Dans les Leçons sur l’éthique, Kant dit ceci : « La fragilité de la nature humaine ne vient pas seulement d’un manque de valeur morale en l’homme, mais aussi de la présence en lui de mobiles qui le poussent à faire le mal. (Cité par REBOUL, O., ibid., p. 85.) On pourrait citer Ricœur : « <La disproportion de l’homme est pouvoir de faillir, en ce sens qu’elle rend l’homme capable de faillir. » (Op. cit., p. 161). 178 Le fondement de l’éthique kantienne est de montrer que la volonté ne peut être considérée naturellement comme bonne ou mauvaise. Dans le cas contraire, la morale, dont le principe fondamental est la liberté, c’est-à-dire l’autonomie de la volonté du sujet pratique, serait impossible. Il n’y a de moralité que dans la considération de la volonté : « De tout ce qu’il est possible de concevoir dans le monde, et même en général hors du monde, il n’est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n’est seulement une BONNE VOLONTE (sic). » (Fondement de la métaphysique des mœurs, première section, trad. M. Delbos, Le livre de poche, 1993.) Kant est encore plus explicite dans La Religion dans les limites de la simple raison : « Le fondement du mal ne saurait se trouver dans un objet déterminant la volonté par inclination (sic), dans un instinct naturel, mais seulement dans une règle que le libre arbitre se forge lui-même pour l’usage de sa liberté. » (Trad. Gibelin, p. 39) 179 180 ECO, Umberto, Le nom de la rose, Paris, Le livre de poche, 1980, p. 13. 90 Le mal est irréel, seul le mal-heur est réel. Le mal-heur est une interprétation de l’action, de la conduite, une herméneutique, une donation de sens. Le mal-heur et le bon-heur ne sont que des modes, au sens spinozien du terme181. La philosophie de la nature de Sade se construit, comme le décrit C. T. Wolf dans son article dans la revue Chimères182, sur quatre éléments ou caractéristiques : l’espace, le temps, le mouvement et la nécropole. Ces quatre moments sont interdépendants. Même si la naissance est quelque chose de spatial, elle est également temporelle, cinétique et mortifère. La nature devient chez lui le lieu privilégié de transformations, de changements, de variations de toutes sortes. Elle est institution. La réduire à l’espace euclidien équivaudrait à la réduire à l’immobilisme sans condition. Elle est de l’espace en mouvement. C’est aussi le temps, l’essence de l’être, des êtres ; puisque, avec Sade, nous sommes loin de vautrer dans un monisme aveugle< C’est au contraire le fait que la nature est pluralité d’êtres, d’individus, lieu concurrent de forces qui y ont vie, qu’elle est vie. Cependant, la vie n’est pas le résultat d’un cinétisme continu et continuel ou continué, elle est marquée par des pauses (créatrices), des cessations d’êtres, par un temps d’analyse (prise au sens étymologique et chimique du terme). La nature étant institution de variation, de transformation de formes, est vie. En conséquence, puisque le mal, la destruction sous toutes ses formes, est l’expression du mouvement même de la nature ; la manifestation de sa créativité, le mal ne manifeste pas un mal- 181 Peut-on dire, dans ce cas, que le sadisme, comme le spinozisme, est un monisme ? 182 WOLF, Charles T., « Le tableau vivant sera toute la loi », Revue Chimères, no 35, hiver 1998. 91 (d’)être, mais plutôt un bien-être. Quelle est donc la part de l’homme dans tout ça et qu’advient-il de sa liberté ? « En effet, c’est dans la capacité d’imaginer ad infinitum de monstrueux réflexes que l’homme, tout privé qu’il est alors de liberté, apparaît néanmoins à la recherche d’une liberté qu’il a perdue, dont sa force imaginative lui rend compte et lui tient lieu183. » Ainsi, Habermas et d’Adorno, comme Lacan184 l’a fait bien avant, établissent un lien philosophique entre l’auteur de La Critique de la raison pure et de La Critique de la raison pratique et celui de Justine, tout en faisant le rapprochement avec l’auteur de La Généalogie de la morale. Cependant, la force de l’argumentaire de Habermas et d’Adorno assimile le soi-disant succès de la Justine de Sade, s’il en est un, est l’aboutissement du mode de production et ainsi des rapports de production résultant de celui-ci. Voilà en quoi la ou les Justine de Sade a quelque chose. « La philosophie, de la critique de Kant à la généalogie de la morale de Nietzsche, l’avait écrit ; un seul homme l’a réalisé jusque dans les moindres détails. L’œuvre du marquis de Sade montre l’« entendement non dirigé par un autre », c’est-à-dire le sujet bourgeois libéré de toute tutelle. *<+ Les écrivains sombres des débuts de l’ère bourgeoise comme Machiavel, Hobbes, Mandeville, qui se firent les porte-parole de l’égoïsme du sujet ont ainsi reconnu la société comme le principe de destruction, et ont dénoncé l’harmonie avant qu’elle ne fût érigée en doctrine officielle par les classiques esprits de sereine clarté *<+ En revanche, l’œuvre de Sade, comme celle de Nietzsche, est la critique intransigeante de la raison pratique par rapport à laquelle celle du « destructeur universel185 » [Kant] apparaît comme un désaveu de sa propre pensée scientifique en force de destruction : *<+ Justine, la sœur vertueuse, est une martyre de la loi morale. Quant à Juliette, il est 183 KLOSSOWSKI, P., « Sade », CLP, p. 689. V. aussi p. 785. 184 LACAN, Jacques, « Kant avec Sade », Écrits, Paris, Seuil, 1966. « Selon l’expression lancée dès 1785 par Mendelsson. », GRONDIN, Jean, Emannuel Kant avant/ après, Criterion, coll. « Création de l’esprit », Paris, 1991, p. 8. 185 92 vrai qu’elle tire les conséquences que la bourgeoisie voudrait éviter : elle démonise le catholicisme où elle voit la dernière-née des mythologies et démonise, de ce fait, la civilisation en général *<+ En termes psychologiques, Juliette n’incarne ni une libido non sublimée, ni une libido régressive, mais la jouissance intellectuelle de la régression, l’amor intellectualis diaboli, le plaisir de détruire la civilisation avec ses propres armes : c’est ce que fait la Merteuil dans Les Liaisons dangereuses186.» La prise en charge par les héros sadiens – par Sade – de la question du mal, la découverte d’une subsumption de l’humanité dans le mal – l’essence de l’humain, de l’homme dans le mal –, acte qui négativise la divinité, toute divinité substituée par l’individu concentrique et égocentrique, c’est-à-dire isolé. En nous inspirant de Ricœur, disons que ceci constitue le passage d’une logique à une anthropologie187. « *<+ la tragédie est la célébration de l’homme plus que de Dieu *<+. Si l’on ne peut s’empêcher de revenir à la tragédie grecque dès que l’humanisme est en question, c’est bien parce qu’elle a, dès le début, situé l’homme à sa limite extrême, à cette frontière où commence ce qu’on appelle Dieu. Et, comme l’a noté André Bonnard188, ce qui semble s’opposer au dépassement est précisément ce qui stimule l’énergie du héros. Toute tragédie traduit et raffermit l’aspiration de l’homme à se dépasser dans un acte de courage inouï, à prendre une nouvelle mesure de sa grandeur face aux obstacles, face à l’inconnu qu’il rencontre dans le monde et dans la société de son temps189. » HORKHEIMER, Max et T. W. Adorno, La Dialectique de la raison, Digression II, « Juliette ou raison et morale », Paris, col. « Tel », 1974, p. 97, 101, 104. 186 « Le moment décisif de cette personnalisation de l’hostilité divine est figuré par le concept de фθµνός divin : « les dieux jaloux » ne supportant aucune grandeur en face d’eux ; l’homme se sent alors repoussé dans son humanité. C’est ici la naissance du « tragique », contemporain de la fameuse mesure grecque ; cette modestie en apparence tranquille et heureuse, prêchée par les sages ce consentement à la finitude, sont hantés par la crainte d’une « démesure » insupportable à la « jalousie » divine qui dénonce la « démesure », et c’est la crainte de la « démesure » qui suscite la riposte éthique et de la « modestie. » *<+ Désormais, donc la colère des lieux a pour vis-à-vis la colère de l’homme. » *<+ Enfin l’exemple grec est propre à nous persuader que la vision tragique du monde est liée à un spectacle et non point à une spéculation. » (Op. cit. p. 204, 209.) 187 188 BONNARD, André, Civilisation grecque I, D’Antigone à Socrate. 189 DOMENACH, J.-M., op. cit., p. 44-45. 93 CHAPITRE VIII LE SADISME COMME UNE PHILOSOPHIE DU TRAGIQUE « Il y a des degrés pour la vertu, il ne devrait pas y avoir pour le vice. Il ne trouve d’excuse que dans l’accomplissement impitoyable de sa destinée. Il lui faut aspirer aux sommets ou aux abîmes, tout sauver ou tout perdre, abdiquer ou triompher. Ses triomphes sont rares190. » Pourquoi le sadisme ? C’est-à-dire cette envie, cette nécessité de se débarrasser de son objet de passion, de plaisir après en avoir usé. Serait-ce un sentiment à vouloir privilégier l’instant, le moment présent 191 ? Ou encore, le fait que, pour Sade, tout soit œuvre de la nature, cette conception ne seraitelle pas un panthéisme ? Car, « en dehors de [la nature] rien ne peut ni être ni être conçu192 ». Le sadisme est une réponse ou la démonstration par des voies détournées, c’est-à-dire non-conventionnelles de la découverte de l’homme, de l’expression de l’humanité. L’humanité en effet réside non dans la nécessité, dans la satisfaction purement et simplement de la vie de base, mais dans le superflu. « Tout être est – ou peut être – content de soi-même, à l’exception de l’homme, ce qui montre que son existence ne se limite point à ce monde come celle des autres créatures193. » 190 PEYREFITTE, Roger, Les Amours singulières, Paris, Le Livre de Poche, 1949, p. 15. 191 Cf. POULET, Georges, Le Temps humain, IV, col. « 10/18 », Éditions de Minuit, 1955. Spinoza, Éthique, Paris, GF Flammarion, traduction par Charles Appuhn, 1997, p. 35. Première partie, proposition xv : « Tout ce qui est, est en Dieu et rien ne peut sans Dieu être ni être conçu. » 192 193 LEOPARDI, Giacomo, La théorie du mal, Paris, Éditions Allia, 1994, p. 1. 94 La vie sans superflue est simplement animale, non humaine. Atteindre l’humanité, consiste à dépasser l’animalité dans la jouissance du superflu, du jeu. Le mal, donc le fait de tuer, s’inscrit dans ce cadre-là. Celui qui tue non par nécessité, mais par lucidité (avec lucidité d’ailleurs), c’est par et pour le simple plaisir de tuer, voilà l’humain, l’homme libre. L’exercice de la liberté et de l’humanité ne se trouve pas dans la soumission à un ordre extérieur mais endogène, intérieur, naturel. « Faire couler le sang » [est] un acte dont la signification pouvait en certaines circonstances être pour lui [Sade] exaltante ; mais ce qu’il demandait essentiellement à la cruauté c’est qu’elle lui révélât comme conscience et liberté en même temps que comme chair des individus singuliers et sa propre existence *<+194. » Pourquoi ne tuerait-on pas par plaisir, faire le mal par hédonisme, non par intérêt ni par nécessité, se demande Sade ? Il s’agit alors de rendre possible une science (pourquoi pas la philosophie) de la mort, de l’art de tuer, de la souffrance, du mal. « – <Mais, tiens, vois-tu cette jolie petite collection de livres ? me dit-elle en me montrant une trentaine de volumes reliée en maroquin rouge ; je te prêterai ces ouvrages, et leur lecture, pendant l'abominable sacrifice, te consolera de l'obligation d'en être témoin. – Ô mon amie ! dis-je à Mme Delbène, que d'obligations je t'aurai ! Mon cœur et mon esprit avaient devancé tes conseils... non sur la morale, tu viens de me dire des choses trop fortes et trop neuves pour qu'elles se fussent déjà présentées à moi ; mais je ne t'avais pas attendue pour détester, comme toi, la religion, et ce n'était qu'avec le plus extrême dégoût que j'en remplissais les affreux devoirs. Que de plaisirs tu me fais en me promettant d'étendre mes lumières !195 » 194 BEAUVOIR, Simone de, op. cit., p. 25. 195 Histoire de Juliette, p. 196. 95 Thanatologie étant trop faible et grivois ici, appelons cette science sadisme. Par delà le sens de l’article de M. Foucault « Sade, sergent du sexe », qui explique l’introduit par le système sadien au niveau de la sexualité, du régime des plaisirs et des peines, l’ordre, la norme, la loi, la règle, donc, une sorte de « taylorisme sexuel », nous pouvons dire, par extrapolation, que les héros sadiens sont des soldats, c’est-à-dire des gens qui se sont fait la promesse de tuer (ou d’être tués). Car pour Sade, le monde est une jungle où seuls les plus forts, c’est-à-dire les plus libertins, peuvent en tirer profit. Ces héros sont aussi des soldats imbus du danger imminent et reconnaissent la nécessité de tuer mais encore la possibilité imminente de se faire tuer. Ils sont des tueurs. Donc pas question d’avoir peur de la mort. Les héros sadiens sont aussi froids. Ils méconnaissent le sentiment amoureux, ce genre de passion. Alors, un emportement sous contrôle, bridé, n’en est plus un. Ce sont des soldats arrivés à maturité, des amateurs de nécropoles, de cavernes, de châteaux isolés, de caves, de forêts, du noir, de l’ombre. Verrait-on alors dans le sadisme, la philosophie de Sade, un nihilisme196 ? Ou est-ce une tentative radicale de scruter le tréfonds de l’humain, non pas une négation de celle-ci ? « Plus que d’une critique ou d’une contestation, il s’agit ici d’une révolte< obstinée, violente, de vaste portée et de graves conséquences : contre la condition humaine, l’existence, le monde, Dieu lui-même. Elle peut tout aussi bien conduire à l’imagination d’un événement final qui sera eversio, revolutio, retournement et renversement de la situation actuelle, substitution réciproque de la gauche et de la droite, de l’extérieur et de l’intérieur, de l’inférieur et du supérieur, qu’au nihilisme : nihilisme des "gnostiques libertins qui, affranchis de toute loi naturelle ou morale, usent et abusent de leur corps et du monde pour les profaner, les "épuiser", les nier et les anéantir ; nihilisme d’un Basilide pour qui tout être, toute chose, l’univers pris dans la totalité de son devenir, sont destinés à trouver dans la nuit de la "Grande Ignorance", dans la paix du "non-être" leur accomplissement définitif. » (PUECH, H. Ch., En quête de la Gnose, vol. I, p. 22.) Comme le rappelle ELIADE, M. : « Un trait spécifique à la gnose de Carpocrate est son amoralisme radical, qui paraît relever de la révolte gnostique non seulement contre le Dieu juif, mais contre la loi. » (Histoire des croyances et des idées religieuses, t. II, Paris, Payot, 1983, p. 357, note 18.) 196 96 Ceci doit donc passer par le renversement des principes liberticides de la société, soutenue essentiellement par la religion chrétienne197. C’est ce que Nietzsche appellera plus tard la « transmutation des valeurs ». Il s’inscrira ainsi complètement en faux contre les « valeurs modernes ». Ils ont, tous deux, cette particularité de mélanger les genres, en mettant tout au service de la philosophie – leur philosophie : le fictif aussi bien le fictionnel et le littéraire, romanesque, le philosophique... Cependant, avec Sade, il faut forcément ajouter l’iconographie. Ainsi, le plaisir, l’hédonisme sadien ne se réduit pas uniquement au seul plaisir des sens, de la chair mais aussi à celui de l’esprit. Et c’est le rôle des dissertations (philosophiques) accompagnant chaque épisode, scénario sexuel. Le sadisme est le système du bon, beau, parfait criminel, méchant, production du mal. Comme caractéristique, on peut retenir : a) le méchant est un être rationnel, c’est-à-dire qu’il agit dans « le silence des passions ». Donc, il a la tête froide ; b) il commet le crime par et pour simple plaisir. Dans ce cas, le pur méchant ne tue pas par vengeance, pour soutirer de l’argent ou voler198< ; c) il choisit avec soin ses proies199. V. ibid., p. 195. « Nourris-toi sans cesse des grands principes de Spinoza, de Vanini, de l'auteur du Système de la Nature, nous les étudierons, nous les analyserons ensemble ; je t'ai promis de profondes discussions sur ce sujet, je te tiendrai parole : nous nous remplirons toutes deux de l'esprit de ces sages principes< » 197 198 Cf. HORKHEIMER, Max, et Theodor W. Adorno, ibid., p. 104< Chez Sade les victimes sont pour la plupart, des orphelins : il suffit de lire les nouvelles Les Crimes de l’amour pour s’en rendre compte ; comparer également les « Justine ». La figure de l’orphelin est significative au sens où elle traduit visiblement, naturellement, mais surtout socialement l’isolisme. Il est un isolé donc une proie facile. Il peut l’être non seulement, touché par le malheur ayant frappé un ou ses parents, mais aussi par le chasseur lui-même, comme dans les Cent vingt Journées, où les objets de plaisir, les jeunes gens, puceaux et pucelles, sont de facto kidnappés par des maquereaux ou des maquerelles. Mais le plus significatif dans tout ça, c’est que pour être objet de plaisir et de 199 97 Le désir apparaît alors comme synthétique, et le plaisir réflexif. En ce sens que celui-ci tend à éliminer toute médiation et à se plier sur lui-même ; tandis que celui-là, pour être plu et satisfait nécessite la médiation de l’autre. En tant que sensualiste, Sade croit en une providence naturelle, c’est-à-dire un destin de la nature : tout ce qui est et qui arrive l’est selon la nature. Dans ce cas, se trouve dessiner une vision manichéenne dichotomique du monde de la Nature et de l’action : le mal comme le bien sont des produits de la Nature. La vertu et le vice sont la manifestation dichotomique, voire manichéenne d’une seule et même entité appelée Nature. D’où la récurrence, à travers les Justines, du concept. La nature prend chez lui des sens divers, tantôt hypostasiée ou une puissance agençant et contraignant les êtres, tantôt à craindre, mais aussi à tromper, à déjouer. Les personnages sadiens sont friands d’égoïsme, voire d’égocentrisme. Le sadisme en tant que négation du monde, c’est l’individualisme poussé à ses limites. Or, travaillé par un souci constant, voire nécessaire de détruire en particulier son « prochain », c’est une affirmation du monde ou de sa nécessité. Cette nécessité, est celle du prochain. En effet, si ce dernier peut désigner son alter ego, son semblable, il désigne dans la physiologie du sadisme le prochain objet de sa jouissance, de son plaisir à éliminer. Ainsi, qu’en serait-il, quand le sadien – le sadique – serait seul à exister ? Le sadisme étant sans objet, cessera-t-il d’exister ? Peut-être200< douleur administrée, il y a un minutieux tri. Les débauchés n’agissent pas par la nécessité d’une pénurie, mais pour parodier Rousseau, « dans le silence des passions. » Histoire de Juliette, p. 193. « Ô Juliette, si tu veux, comme moi, vivre heureuse dans le crime... et j'en commets beaucoup, ma chère... si tu veux, dis-je, y trouver le même bonheur que moi, tâche de t'en faire, avec le temps, une si douce habitude, qu'il te devienne comme impossible de pouvoir exister sans le commettre ; *<+ 200 98 La nécessité pour le sadique de se débarrasser de son objet de plaisir, de le condamner à la passion en le faisant subir sa passion, s’inscrit dans la poursuite incessante de nouveauté. Cette quête permanente du nouveau, est non seulement une quête de connaissance de la Nature (de la nature du mal) dans ses diversités, mais aussi l’expression d’une « volonté de puissance » : le mal érigé en objet d’art, en art ; s’il y a un progrès de la vertu, il y en a un aussi du vice. Cette éthique est opposée à celle des Lumières qui prônent une éthique positive, du progrès : l’humanité, l’histoire dans tous ses états, suit (doit suivre) une courbe ascendante. Sade n’en disconvient pas trop. Cependant, contrairement à l’éthique d’Aristote selon laquelle la cause finale, l’horizon des êtres, des choses est (doit être) le bien, et l’utilitarisme de ses paires, Sade affirme, selon sa thèse d’une humanité, d’une société intrinsèquement et substantiellement corrompue, qu’il y a aussi un progrès dans le vice, dans le mal : grandes civilisations, grandes mœurs, grands vices aussi, pourquoi pas ! Cette progression n’est pas une progression positive voire positiviste, elle est éthique, c’est-à-dire, elle est une progression vers l’abîme du cœur humain, et de la nature. La découverte de l’essence du mal est en même temps celle de l’humanité. C’est pourquoi, nous pouvons dire qu’avec et pour Sade, l’humanité n’est pas en haut, mais en bas. Voilà pourquoi il faut la chercher dans le mal. En conséquence, le sadisme, la libido sadienne, du moins la conception et le traitement que Sade en fait, est à placer dans le cadre de la dichotomie alors un nouvel univers semblera se créer à tes regards ; *<+ il embrasera ce fluide électrique dans lequel réside le principe de la vie. *<+ Chaque jour tu formeras de nouveaux projets, et chaque jour leur exécution te comblera d'une volupté sensuelle qui ne sera connue que de toi. Tous les êtres qui t'entoureront te paraîtront autant de victimes dévouées par le sort à la perversité de ton cœur *<+. » 99 disjonctive et inter-relative entre « le régime diurne et nocturne », mais aussi celui, plus direct « d’Eros et Thanatos201 » – l’Amour et la mort. L’érotisme sadien – le sadisme – a son acmé dans la mort. Dans le sadisme, la perversion, l’érotisme et la mort se confondent. Le sadisme peut se comprendre alors comme une volonté, une tentative de retrouver, renouer avec la nature, le cosmos originaire – originel : retrouver la dimension tellurique et titanique de l’homme : l’énergie pure202. Les différentes scènes naturalistes, comme manger de la matière fécale, en sont une preuve. DURAND, Gilbert, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, col. « Bibliothèques de philosophie contemporaine », PUF, Paris, 1963, Livre II, « Le régime nocturne de l’image », p. 203< 201 202 ELLIADE, Mircea, Histoire des croyances et des Idées religieuses, II, Payot, 1983, p. 184-185, § 183. 100 CHAPITRE IX SADISME, ÉROTISME ET MORT : ÉROS ET THANATOS « La tentation de la zombifier a dû hanter plus d’un sorcier 203. » Le décor204 sadien, ses mises en scène, son machinisme, raffolent des endroits souterrains et sombres : « sorte de nécropoles205 » qu’illustrent assez bien les châteaux. Nous pouvons citer pour preuve le château de Silling dans les Cent-vingt journées, le boudoir de la Saint-Ange dans La Philosophie dans le boudoir, pensons également aux tentatives de Valmont dans Aline et Valcour pour emprisonner sa fille qu’il veut faire la victime de sa passion. Enfin, Dans les Justices, la maison de Rodin est décrite comme un couvent. « – Je me sauverai, dit Justine. – Cela est impossible, reprit Rosalie : sa profession lui donne le droit de fermer ses portes ; cette maison est comme un couvent. *<+ Après deux grandes heures de marche, on arrive enfin dans un château, situé au fond d’un large vallon, environné de hautes futaies, donnant à cette habitation l’air du monde le plus sombre et le plus sauvage. *<+ Bandole avait trente filles enfermées dans son château206. » Ainsi, le XVIIIe siècle change, transforme non seulement – l’œuvre de Sade en est la preuve – le statut de l’image, du décor, de l’objet, du corps 203 DEPESTRE, René, Le métier à tisser, Paris, Stock, 1998, p. 169. « De même, alors que dans la littérature pré-moderne l’insistance sur les éléments corporels et sur les détails sensibles avait été la marque du style bas et des sujets qui rappelaient à l’homme son asservissement à la matière, une fois que le corporel et le sensible cessèrent d’être la prison de l’esprit pour en devenir l’objet, le décor matériel concret peut servir d’arrière-plan à toute narration, indépendamment de la nature des personnages et du registre discursif choisi. » (PAVEL, Thomas, op. cit., p. 140.) 204 205 WOLF, Charles T., op. cit. La Nouvelle Justine, chap. VII. Le château, ou à défaut le couvent (par exemple celui souterrain des moines), est un mot récurrent dans les Justines et l’Histoire de Juliette : plus d’une cinquantaine de fois. Il revient explicitement dans le titre du chapitre XIV de la Nouvelle Justine : « Ce qui se passe au château< » 206 101 mais encore du personnage et, in extenso, l’objet du roman, de la narration. À bien observer les gravures érotiques ou pornographiques illustrant les Justine (le titre complet de la Nouvelle Justine : La Nouvelle Justine ou Les Malheurs de la vertu, suivie de L’Histoire de Juliette, sa sœur. Ouvrage orné d’un frontispice et de cent sujets gravés avec soin) et L’Histoire de Juliette (sauf les Infortunes), elles s’apparentent à un jeu chorégraphique – une chorégraphie. Chorégraphie ludique, hédonique mais aussi macabre (penser aux danses macabres médiévales), au sens où dans le sadisme ludisme et Thanatos cohabitent et sont des complices. Chaque chorégraphie, gravure (pause érotico-pornographique) équivaut à un tableau, acmé et synthèse (au sens hégélien) du récit, de la narration : tout à la fois récit et rhème, narration et dissertation. « Comme dans les arts visuels, dans la peinture, le temps est arrêté et remplacé par l’espace, c’est lui qui organise les rapports entre les personnages. L’ordre parfait transforme les gens en figure de cire, le spectacle atroce en cabinet de curiosités. Sous le regard de l’ordonnateur suprême, les figurants répètent les opérations prescrites207. » Le château chez Sade participe des deux mondes médiéval et moderne. Médiéval, le château-fort ; moderne, le château-confort208. Au chapitre VIII de STROEV, Alexandre, « Les Desseins inédits du marquis de Sade », Dix-Huitième Siècle, no 32, 2000, p. 334. 207 Sans oublier la mécanique funeste, macabre, des machines à tuer des Cent-vingt journées, Sade a manifesté l’envie, le besoin, selon Alexandre Stroev, d’une mécanique architecturale appropriée, servant aussi bien au plaisir de tuer qu’à celui de voir tuer, à ce que révèlent ses desseins inédits. Projet non singulier par ailleurs. Pensons à la Maison de plaisir de Claude-Nicolas Ledoux*, le Panopticon de Jeremy Bentham. « Trois desseins, conservés en Russie, présentent un labyrinthe, tracé à la plume, et un établissement grandiose de débauche (un croquis au crayon et une version plus élaborée à la plume). *<+ Ce texte, où les légendes accompagnent les plans, où les mots et les images s’entremêlent, présente une version concentrée des thèmes majeurs de l’œuvre du marquis où l’idée de réclusion est liée intimement avec le sentiment de protection et de jouissance. L’espace clos sadien, une « machine à plaisir », remplit en même temps les fonctions d’un théâtre, d’une loge, d’une prison et d’un monastère, mais reste avant tout une 208 102 La Nouvelle Justine, Ambroise soutient l’isolement, la mise à l’écart ou sa mise à l’écart du monde, de la masse, de la foule, comme une nécessité et une qualité intrinsèque du libertin, mais encore du danger qu’il encourt dans une société réactionnaire, traditionnelle. « – Pour appuyer l'excellent système de Sylvestre, dit Ambroise, je ne vois qu'une chose ; c'est de considérer l'homme naturel, de l'isoler de la masse sociale où l'ont nécessairement placé ses besoins. – Si ces besoins l'y ont mis dit Sévérino, il faut donc, pour l'intérêt même de ses besoins, qu'il en remplisse les lois. – Précisément, voilà le sophisme, reprend Ambroise : voilà ce qui vous a fait faire des lois et des lois ridicules. Ce ne fut que par faiblesse que l'homme se rapprocha de la société, par l'espoir d'y trouver plus facilement ses besoins ; mais si cette société ne les lui accorde qu'à des conditions onéreuses, ne fera-t-il pas bien mieux de se les procurer lui-même que de les acheter si cher ? ne fera-t-il pas plus sagement de chercher sa vie dans les bois que de la mendier dans les villes, aux tristes conditions d'étouffer ces penchants... de les sacrifier à des intérêts généraux, dont il ne retire jamais que des chagrins. – Ambroise, dit Sévérino, tu me parais comme Sylvestre, bien ennemi des conventions sociales et des institutions humaines. – Je les abhorre, dit Ambroise ; elles entravent notre liberté, elles atténuent notre énergie, elles dégradent notre âme, elles ont fait de l'espèce humaine un vil troupeau d'esclaves que le premier intrigant mène ou bon lui semble. – Que de crimes, dit Sévérino, régneraient sur la terre sans institutions et sans maîtres ! – Voilà ce qui s'appelle le raisonnement d'un esclave, répond Ambroise : qu'est-ce qu'un crime ? – L'action contraire aux intérêts de la société. – Et que sont les intérêts de la société ? –La masse de tous les machine à produire des textes. En étalant une classification des tortures sexuelles, les images montrent l’attitude de Sade envers le temps et l’espace, ainsi que le concept du Créateur. *<+ Ces desseins permettent de préciser les idées architecturales de l’écrivain qui, comme le souligne Anthony Vidler**, « en véritable professionnel *<+ s’intéresse à l’architecture des prisons, des hôpitaux et des asiles », et qui, en 1792, avait participé aux travaux de la commission chargée d’inspecter les hospices et les hôpitaux de Paris. *<+ Le concept du plaisir est intimement lié à l’idée de l’emprisonnement et de la souffrance. Cette double optique sadique/masochiste, spectateur/comédien est tout à fait conforme au monde de l’auteur de Justine et de Juliette. » (STROEV, Alexandre, op. cit., p. 325, 326, 336.) * LEDOUX, Claude-Nicolas, L’Architecture considérée sous le rapport de l’art, des mœurs et de la législation, Paris, Chez l’auteur, 1804 (cité par A. Stroev, op. cit.) ** VIDLER, Anthony, L’Espace des Lumières. Architecture et philosophie de Ledoux à Fourrier, Paris, Picard, 1995, p. 299 (cité par A. Stroev, op. cit.). 103 intérêts individuels. – Mais si je vous prouve qu'il s'en faut bien que les intérêts de la société soient le résultat des intérêts individuels, et que ce que vous considérez comme intérêts sociaux n'est, au contraire, que le produit des sacrifices particuliers, m'avouerez-vous qu'en reprenant mes droits, quoique je ne le puisse que par ce que vous appelez un crime, je ferais pourtant fort bien de commettre ce crime, puisqu'il rétablit la balance, et qu'il me rend la portion d'énergie que je n'avais cédée à vos intentions sociales qu'au prix d'un bonheur qu'elle me refuse. Cette hypothèse admise, qu'appellerez-vous donc un crime, à présent ? Eh ! non, non, il n'est point de crime : il est quelques infractions au pacte social ; mais je dois mépriser ce pacte, dès que les mouvements de mon cœur m'avertissent qu'il ne peut contribuer au bonheur de ma vie ; je dois chérir tout ce qui l'outrage, dès que ce n'est qu'au sein des insultes que le vrai bonheur naît pour moi209. » Le château traduit un triple symbole. Premièrement, celui de la retraite, la mise entre parenthèse du monde extérieur : « l’isolisme » dont parle Sade ; deuxièmement, les écarts sociaux. Les personnages, débauchés et libertins sadiens étant pour la plupart des gens de l’aristocratie, donc d’un ordre dominant, sont le symbole d’un pouvoir oppressif, oppressant et oppresseur. Enfin, le château représente le lieu du crime et des actions noires. Ainsi aux heures troubles : « Le mouvement hostile aux bénéficiaires de l’Ancien Régime, désignait tout château comme une Bastille dont les pires caprices de tortionnaires féodaux210 . » Victime lui-même de ce mouvement, comment réagit alors Sade ? « À toutes les dénonciations de privilégiés qui bruissent ses oreilles, il tente de réagir par une double attitude : celle d’un aristocrate, victime des nouveaux privilégiés, robins et financiers, et d’un citoyen, victime de l’arbitraire monarchique211. » 209 La Nouvelle Justine, p. 623,624. 210 DELON, in M., SADE, Œuvres, I, Introduction, p. XVII. 211 Ibid. 104 Cette attitude manifeste, à notre avis, la nature paradoxale de Sade et de son œuvre. L’aristocrate, c’est le marquis, le comte de l’Ancien Régime ; le citoyen, c’est le républicain, le citoyen qui participe aux réformes des Hôpitaux de Paris, aux débats et discussions politiques, et qui collabore à la Section de Piques. Le citoyen, c’est aussi l’homme d’action et l’aristocrate, celui de la retraite. Sade introduit alors dans son œuvre un double jeu. Cette double attitude, on s’en souvient, ne profitera ni à l’homme ni à l’écrivain. Le prisonnier Sade désignera aussi bien l’homme que l’écrivain. Toujours dans la logique du château, de ce goût pour les lieux sombres et les nécropoles comment ne pas tenter la comparaison entre les univers sadien et racinien. Sade est certes l’opposé de Racine, ou mieux, manifeste une volonté d’échapper à « <cette solitude des personnages raciniens *<+ produit de leur double claustration, dans l’espace et dans le temps, le signe de leur situation. Prisonniers dans le palais, captifs de son jour souillé, ils sont dépourvus de tout projet qui puisse changer quoi que ce soit leur situation *<+212. » Cependant, malgré cette similitude et ce goût identique pour la « claustration », la « nécropole » et l’hécatombe, les personnages sadiens refusent leur situation – qui est celle de la nature – et tentent par tous les moyens de dépasser et surmonter celle-ci. D’un autre côté, il y a la solution funèbre, fatale, funeste, point culminant du théâtre racinien. Mais, si le héros racinien est sacrifié, dans le sadisme, la mort est partout, omniprésente. Et les personnages 212 sadiens sont, non pas des « sacrifiés213 », mais des DORT, Bernard, Théâtre public, essais de critique, Paris, Seuil, 1967, p. 37. Mise à part l’exception de Justine, victime non seulement de sa naïveté, c’est-à-dire de la société mais encore du fatalisme divin : « Oh Dieu ! s’écria Justine, toujours entre le vice et la vertu, faut-il donc 213 105 « sacrificateurs »214. Ainsi, « <pour *<+ résoudre cet huis-clos racinien [ou sadien+, il faudra aller jusqu’à la destruction *<+. La mort a une durée infinie qui équivaut à la mort215. » La parenté entre la mort et l’amour, thanatos et éros, attestée et reconnue depuis le Moyen Âge, resurgit ainsi chez Sade. « Nous avons fait deux importantes constations. D’une part, comment le Moyen Âge tout entier, même à son terme, vivait dans la familiarité de la mort et des morts. D’autre part, comment à la fin du XVIIIe siècle, la mort avait été considérée, au même titre que l’acte sexuel, comme une rupture a la fois attirante et terrible de la familiarité quotidienne. C’est un grand changement dans les relations de l’homme et de la mort. » « *<+ La volupté était mortelle : au-delà du moment de la plénitude divine de la joie, de l’amour, de la beauté, qui est aussi connaissance, l’homme n’a d’autre choix qu’entre la mort harmonieuse et la déchéance laide, douloureuse. « *<+ Étrangeté tragique *<+, avec son mélange d’érotisme, de religiosité et de mort. « Simplice est devenu *<+ l’amant de la Mort, une Mort toujours liée à l’amour, ou plutôt à ce que nous appelons aujourd’hui l’érotisme. « Souffrir et mourir, que ces deux termes se balancent élégamment< J’en sais deux autres, il est vrai qui ne présentent pas une moindre harmonie : c’est jouir et mourir encore. « Je n’eus d’attachement véritable qu’aux lieux où l’on songe à la mort, les églises, les sépultures, les lits de sommeil et d’amour216. » que la route du bonheur ne s’ouvre jamais pour moi qu’en me livrant à des infamies < », Juliette aborde dans le même sens, mais inversement. « Tel devrait être son sort. Je le lui avais prédit< *<+ Je suis curieuse de savoir par quelle fatalité je vous retrouve *<+ Ô fille pusillanime, *<+ j’ai suivi la route du vice *<+ je n’y avais trouvé que des roses : moins philosophique, tes maudits préjugés t’ont fait révéré des chimères ; tu vois où elles t’ont conduites ! ». (La Nouvelle Justine, La Pléiade, 1995, p. 1108<) Ces deux termes gardent toute leur valeur théologique – théodicéenne – et tragique. Car, tout tragos a besoin de sacrificateur, tout sacrificateur de sacrifié, toute victime de bourreau. 214 215 Bernard Dort, op. cit., p. 38-39. ARIÈS, Philippe, Essais sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen Âge à nos jours, Paris, col. « Points histoire », Seuil, 1975, p. 119, 126, 127. 216 106 Serait-il possible, voire admissible de voir dans le sadisme un mysticisme – Sade un mystique – ou pour être plus précis et plus claire, de considérer le sadisme – non comme on le définit populairement et médicalement, comme perversion et déviation psychologique – schizophrénie – et sexuelle –, mais par contre une sorte de mystique, une application gnostique (sachant que Sade était initié à la franc-maçonnerie) ? Et, dans ce cas, quelles différences y a-t-il donc entre les orgies des sectes gnostiques et celles décrites par Sade ? Précisons-le. Les orgies sadiennes s’inscrivent dans une volonté de dépasser le paradoxe du bien et du mal : se situer par « delà bien et mal217 » ; c’est une quête de liberté, la volonté de briser les limites, de dévier l’ordre légal. Ce à quoi répond l’argumentaire de la page 225 de l’Histoire de Juliette. Du fait que la loi fondamentale de la nature est le plaisir, c’est-à-dire la conversion du désir en plaisir : de renouer avec celle-ci, d’aboutir à l’hédonisme absolu218, la nature est essentiellement immorale. Par contre, même si le sadisme est en même temps un refus de la nature, c’est-à-dire de toute contrainte, de toute chaîne – tandis que le gnosticisme est un refus pur et simple de la nature –, il n’en fait pas un acte gratuit. Car, non seulement les orgies ont un rôle, une dimension philosophique, mais encore elles permettent de varier le mal – les maux. Montrer qu’ « il n’y a de mal à rien< » Nietzsche n’est pas en rupture (totale) avec la tare philosophique qui fait de la philosophie la science suprême, et en cela, le nietzschéisme est un remake de l’idéalisme allemand, qui a fait de l’activité philosophique une activité mystique : mysticisme et philosophie se confondent. Le mysticisme nietzschéen, le nietzschéisme, est une esthétique. Contrairement à Hegel (il s’est dit même anti-Hegel, comme Kierkegaard, tout comme anti-Kant), il ne place pas la philosophie à côté d’autres sciences suprêmes comme la religion et l’art. La philosophie est esthétique : art de vivre – non pas de mourir comme la définissent Socrate et Montaigne. 217 218 V. aussi p. 223. 107 CONCLUSION « Il me faut maintenant faire le point dans cette maison où je tâche de me rendormir219. » Qu’avons-nous cherché à montrer ? Nous avons, tentative prométhéenne, essayé de partager, départager les eaux dans une démythisation de Sade. Terrible, le nom de Sade incarne et résume à lui seul l’horreur des profondeurs abyssales de nos refoulements. Mais, fait-il encore peur aujourd’hui ? Réponse positive malheureusement. Oui il y a encore un mythe sadien. Paradoxalement, du partage des eaux naissent aussi leurs confusions Le sadisme est tour à tour interprété ou vécu comme le paroxysme des perversions, le champion dans la taxonomie des perversions, ou comme émotion déréglée culminant inexorablement vers la nécropole et l’hécatombe (au point de voir en Sade la personnification même du mal, du diable : le mal absolu !). Sade prévoyant cela se contente d’appeler « isolisme » sa philosophie. En tant que philosophie, le sadisme a fait de son auteur sa première victime. (Pas de son propre sadisme mais, cependant, de celui des autres.) Comme il le dit lui-même : « Ce n’est pas ma façon de penser qui fait mon malheur, c’est celle des autres. » Par contre, « C’est bien l’outrance de son œuvre qui a conduit Sade à passer l’essentiel de sa vie en prison et ses livres à demeurer COCTEAU, Jean, Romans, poésies, œuvres diverses, Paris, col. « Pochothèque », Le livre de Poche, 1995, p. 944. 219 108 longtemps dans le silence « des enfers » de la Bibliothèque nationale220. » Dans une lettre à sa femme, datée du 20 février 1781, nous lisons : « Oui, je suis libertin, j’ai conçu tout ce qu’on peut concevoir dans ce genre-là, mais je n’ai sûrement pas fait tout ce que j’ai conçu et ne le ferai sûrement jamais221. » Il apparaît alors que le sadisme traduit au premier jet le tragique de son auteur. Et révèle pro-domo, la tragédie humaine. Le sadisme, parce qu’il est philosophie, est questionnement fondamental, donc ne saurait passer sous silence la question de l’être. Le questionnement de l’être ne signifie pas pour Sade une interrogation du lointain ou d’un extérieur, mais de l’être de l’homme et in extenso de son bon-heur (et de son mal-heur). Si la solution est dans l’isolisme, la philosophie devient tragédie ou une forme du tragique de l’existence. La tragédie humaine, le problème du mal ou du malheur ou du bonheur ne doit pas être cherchée ailleurs mais dans la société, dans le topos terrestre et humain. L’homme, intrinsèquement égoïste, est essentiellement isolé, donc naturellement méchant, naturellement enclin au mal. Justine et Juliette représentent chacune, un pan de cette problématique. Il reste difficile de dire que le choix de Sade penche du côté de l’une ou l’autre sœur. Mais le roman fait apparaître la nécessité que la philosophie ne soit plus ou pas seulement apprentissage de la mort (non plus de la vie), mais aussi celui de la mise à mort. Dans sa fonction de tueur, l’homme n’est rien d’autre qu’un serviteur de la nature. En définitive, nous retiendrons : 220 JALLON, Hugues, Sade, le corps constituant, Internet. 221 SADE, Correspondance, Lettre à sa femme du 20 février 1781. 109 « Plus souvent réductrices que réussies, les illustrations, adaptations, imitations de Sade marquent l’équilibre difficile que celui-ci a su maintenir entre récit et philosophie, pornographie et littérature, réalité et fantasme. Elles montrent aussi la force obsessionnelle d’un personnage, d’un scénario et d’un argumentaire qui ont accompagné Sade tout au long de sa vie et qui n’ont cessé de nous hanter, comme si nous n’en finissions jamais de revivre le scandale des infortunes de la vertu et la fragilité de nos jugements moraux. La dynamique de répétition et d’amplification lancée par Sade à la fin du XVIIIe siècle n’est pas près de s’épuiser222. » 222 DELON, M., SADE, Œuvres, II, Introduction<, p. XIX. 110 POSTFACE PASSANT , Agenouille-toi pour prier Près du plus malheureux des hommes. Il naquit au siècle dernier Et mourut au siècle où nous sommes. Le despotisme au front hideux En tous les temps lui fit la guerre : Sous les rois ce monstre odieux S’empara de sa vie entière ; Sous la Terreur il reparaît Et met Sade au bord de l’abîme ; Sous le Consulat il renaît : Sade en est encore la victime. Sade, épitaphe 111 BIBLIOGRAPHIE APOLLINAIRE, Les Diables amoureux, Œuvres complètes, t. II, Balland et Lecat, 1966. ARIÈS, Philippe, Essais sur la mort en Occident du Moyen Âge à nos jours, Paris, col. « PointsHistoire », Seuil, 1975. ARISTOTE, La Métaphysique, t. I, avec les commentaires de J. Tricot, col. « Bibliothèque des textes philosophiques », Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 1964. ARISTOTE, Poétique, Paris, Éd. M. Magnien, Le Livre de poche, Paris, 1990. ARON, Raymond, Les Étapes de la pensée sociologique, Paris, col. « Tel », Gallimard, 1967.BATAILLE, Georges, L’érotisme, Paris, col. « 10/18 », Éditions de Minuit, 1957. BARONIAN, Jean-Baptiste, in « Les manuscrits de Sade », Magazine Littéraire, no 372, BECKETT, 1999. BATAILLE, Georges, La Littérature et le mal, Paris, col. « Folio essais », Gallimard, 1990. BEAUVOIR, Simone de, Faut-il brûler Sade ?, Paris, col. « Idées », Gallimard, 1955. BELAVAL, Yvon, in Dictionnaire des genres et notions littéraires, art. « Philosophie des Lumières », Paris, Albin Michel/Encyclopædia Universalis, 1997. BENREKASSA, Georges, Le concentrique et l’excentrique : Marges des Lumières, Paris, col. « Bibliothèque historique », Payot, 1980. BENVENISTE, E., Problèmes de linguistiques générales, 2, col. «Tel », Gallimard, Paris, 1974. BERGEZ, Daniel (sous la dir. de), Précis de littérature française, Paris, Dunod, 1995. BONNARD, André, Civilisation grecque, t. I, D’Antigone à Socrate, Lausanne, La Guilde du Livre, 1954. BOUTOUTE, Éric, Sade et les figures du baroque, Paris, l'Harmattan, 1999. CARPENTIER, Alejo, Partage des eaux, Paris, col. « Folio », Gallimard, 1983. CASSIRER, Ernst, La Philosophie des Lumières, Paris, Presse Pocket, Agora, 1966. CHAUNU, Pierre, La civilisation de l’Europe des Lumières, Paris, col. « Champs », Flammarion, 1982. COCTEAU, Jean, Romans, poésies, œuvres diverses, Paris, col. « Pochothèque », Le livre de Poche, 1995. CONRAD, Joseph, Typhon, Paris, Le Livre de Poche, 1965. 112 COULET, Henri (sous la direction de), Idées sur le Roman. Textes critiques sur le roman français XII e– XXe siècle, Paris, col. « Textes essentiels », Larousse, 1992. COTRET, Monique, in Dictionnaire de l’Ancien Régime, art. « Lumières », sous la direction de Lucien Bély, Paris, PUF, 1996. COUPRIE, Alain, Lire la tragédie, Paris, col. « Lettres Sup », Dunod, 1998. DALEMBERT, Louis-Philippe, L’autre face de la mer, Paris, Stock, 1998. DELON, Michel, et Pierre Malandain, Littérature française du XVIIIe siècle, Paris, col. « Premier cycle », PUF, 1996. DELON, Michel, Le Savoir-vivre libertin, Paris, Hachette Littératures, 2000. DEPESTRE, René, Le métier à tisser, Paris, Stock, 1998. DESCARTES, René, Méditations métaphysiques, Œuvres philosophiques, t. II, 1638-1642, Édition de F. Alquié, col. « Classiques Garnier », Garnier, 1987. DOMENACH, Jean-Marie, Le retour du tragique, Paris, col. « Points », Seuil, 1967. DORT, Bernard, Théâtre public, essais de critique, Paris, Seuil, 1967. DEPRUN, Jean, « Sade philosophe », in SADE, Œuvres, I, Paris, col. « Bibliothèque de La Pléiade », 1990. DESQUIRON, Lilas, Les chemins de loco-miroir, Paris, Stock, 1990. DIDEROT, Denis, Œuvres, Les Bijoux indiscrets, Paris, col. « Bibliothèque de La Pléiade », Gallimard, 1969. DIDIER, Béatrice, in Encyclopaedia Universalis, art. « Sade ». DURAND, Gilbert, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, col. « Bibliothèques de philosophie contemporaine », PUF, Paris, 1963. DUVIGNAUD, Jean, Spectacle et société, Paris, col. « Méditations », Denoël/Gonthier, 1970. ECCLES, John C., Évolution du cerveau et création de la conscience, Paris, col. « Champs », Flammarion, 1994. ECO, Umberto, Le nom de la rose, Paris, Le livre de poche, 1980. ELIADE, M., Histoire des croyances et des idées religieuses, t. II, Paris, Payot, 1983. ENCYCLOPÉDIE DE LA MYTHOLOGIE, Paris-Bruxelles, Séquoia, 1962. ENGELS, Friedrich, Dialektik der Natur (la Dialektik de la nature, 1925. FOUCAULT, Michel, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1971. GIRARD, René, Le bouc émissaire, Paris, Grasset, 1982. GRONDIN, Jean, Emannuel Kant avant/ après, Criterion, coll. « Création de l’esprit », Paris, 1991. 113 GOULEMOT, Jean-Marie, Ces livres qu’on ne lit que d’une main. Lecture et lecteurs de livres pornographiques au XVIIIe siècle, Aix-en-Provence, Alinéa, 1991. GUSDORF, Georges, La Révolution galiléenne, tome I, Paris, col. « Bibliothèque scientifique », Payot, 1969. HAZARD, Paul, La Crise de la conscience européenne (1680-1715), Paris, Boivin & Cie, Éditeurs, 1935. HEIDEGGER, Martin, Kant et le problème de la métaphysique, Paris, col. « Tel », Gallimard, traduction par Alphonse de Waelhens et Walter Biemel, 1953. HORKHEIMER, Max, et Theodor W. Adorno, La dialectique de la raison, Paris, col. « Tel », Gallimard, 1974. JACOB, André, Introduction à la philosophie politique du langage, col. « Idées », Gallimard, Paris, 1976. JALLON, Hugues, Sade, le corps constituant, Internet. KANT, Fondement de la métaphysique des mœurs, trad. M. Delbos, Le livre de poche, 1993. KAWABATA, Yasunari, Romans et nouvelles, « Pays de neige », Paris, col. « Pochothèque », Albin Michel, 1999. KLOSSOWSKI, Pierre, Sade mon prochain, Paris, col. « Points », Seuil, 2002. KLOSSOWSKI, P., in « Sade », Club du Livre Précieux (CLP), Paris, 1961. KOYRÉ, Alexandre, Du Monde clos à l’univers infini, Paris, col. « Tel », Gallimard, 1973. LACAN, Jacques, « Kant avec Sade », Écrits, Paris, Seuil, 1966. LAFON Henri, « L’Amplification littéraire », Magazine Littéraire, no 284, janvier 1991. LEIBNIZ, G. W., Essai de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal (1710). LEIBNIZ, W. G., Discours de métaphysique (1686), Paris, col. « Agora », Pocket, 1993. LEIBNIZ, W. G., La Monadologie (1774) et Essai de théodicée (1710). LELY, Gilbert, Vie du marquis de Sade avec un examen de ses œuvres, t. II, Paris, Gallimard, 1957. LEOPARDI, Giacomo, La théorie du mal, Paris, Éditions Allia, 1994. MAUZI, Robert, L’Idée de bonheur au XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, 1967. MUSIL, Robert, L’homme sans qualités, t. 2, Paris, col. « Points », Seuil, 1982. NIETZSCHE, F., Le Gai savoir, Paris, col. « Idées », Gallimard, 1951, traduit par Vialatte. PAVEL, Thomas, La Pensée du roman, Paris, col. « NRF essais », Gallimard, 2003. PLEYNET, Marcelin, « Sade lisible », Tel Quel, col. « Point », Seuil, 1968. PEYREFITTE, Roger, Les Amours singulières, Paris, Le Livre de Poche, 1949. PHILOCTÈTE, René, Une saison de cigales, Port-au-Prince, Imprimerie Le Natal S.A., 1993. POULET, Georges, Le Temps humain, IV, col. « 10/18 », Éditions de Minuit, 1955. 114 PUECH, Henri-Charles, En quête de la Gnose, vol. I, Paris, Gallimard, 1978. PUECH, Henri-Charles, Sur le manichéisme et autres essais, Paris, col. « Idées et Recherches », Flammarion, 1979. RABATÉ, Dominique, Vers une littérature de l’épuisement, Paris, José Corti, 1991. Classiques Garnier, Paris, 1983. RACINE, Jean, Phèdre, Le Livre de poche, 1985. RACINE, Jean, Théâtre complet, Ed. de Jean Rohou, avec la collaboration de Paul Fièvre pour l’établissement du texte, Paris, « Classiques modernes », « Pochothèque », Le Livre de poche, 1998. REBOUL, Olivier, Kant et le problème du mal, Montréal, Les Presses universitaires de Montréal, 1971. RICŒUR, P., Philosophie de la volonté, Finitude et culpabilité, I, L’homme faible, Paris, col. « Philosophie de l’esprit », Aubier-Montaigne, 1960. SADE, Les Crimes de l’amour, Paris, col. « Folio classiques », 1987. SADE, Œuvres, Paris, col. « Bibliothèque de La Pléiade », Gallimard, t. I, 1990, t. II, 1995, t. III, 1998. SADE, Correspondance, Lettre à sa tante Gabrielle-Eléonore de Sade, abbesse de Saint-Benoît à Cavaillon, 22 avril 1790. SAINTE-BEUVE, « Quelques vérités sur la situation en littérature », Revue des Deux Mondes, juillet 1843. SLEDZIEWSKI, E. G., « Sade », in Dictionnaire de la Révolution française, (sous la dir. de) Alfred Soboul, Paris, PUF, 1989. SPINOZA, Baruch, Éthique, Paris, GF Flammarion, traduction par Charles Appuhn, 1997, STRAUSS, Leo, Art d'écrire, politique, philosophie. Texte de 1941 et études, Paris, Vrin, 2001. STROEV, Alexandre, « Les Desseins inédits du marquis de Sade », Dix-Huitième Siècle, no 32, 2000. TOURGUENIEV, Ivan, Premier amour, nouvelles et poèmes en prose, Paris, Le Livre de Poche, 1947. TIERCELIN, Claudine, « Métaphysique », in Notions de philosophie, II, (sous la direction de) Denis KAMBOUCHNER, Paris, col. « Folio essais », Gallimard, 1995. VOLTAIRE, Zadig ou la destinée, Micromégas et autres contes, Paris, Le Livre de Poche, 1983. WOLF, Charles T., « Le tableau vivant sera toute la loi », Revue Chimères, no 35, hiver 1998. WEIL, ÉRIC, Essai sur la nature, l’histoire et la politique, Paris, Presses universitaires du Septentrion, 1999. WUNENBURGER, Jean-Jacques, Questions d’éthique, Paris, col. « Premier cycle », PUF, 1993. 115