Obama mesure la pauvreté ICI ET AILLEURS

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Obama mesure la pauvreté ICI ET AILLEURS
ICI ET AILLEURS
Alain Noël
Obama mesure la pauvreté
L
es Américains ont une façon
bien à eux de mesurer la pauvreté. Comme tout le monde, ils
fixent un seuil de revenu — une ligne si
on veut — en deçà duquel une personne est estimée pauvre. Il suffit alors
de faire le rapport entre le nombre de
personnes sous le seuil et la population
totale pour obtenir un taux de pauvreté.
Mais le seuil américain n’est pas
relié à l’évolution de la richesse dans
l’ensemble de la société. Les Européens,
par exemple, placent leur seuil à
50 p. 100 ou à 60 p. 100 du revenu
national médian. Quand le pays s’enrichit, le seuil monte aussi. Année après
année, le taux de pauvreté mesure ainsi
la proportion de personnes qui ne réussissent pas à suivre les autres, ceux qui
se retrouvent avec moins que la moitié
du revenu médian.
Aux États-Unis, le seuil de la pauvreté a plutôt été coulé dans le ciment
au début des années 1960. À l’époque,
Mollie Orshansky, fonctionnaire à la
Social Security Administration, utilisa des
enquêtes menées en 1955 pour établir
les dépenses alimentaires des ménages
les plus pauvres, en estimant que pour
ceux-ci l’alimentation représentait environ le tiers de toutes les dépenses.
Un panier de consommation minimal fut ainsi construit, et le revenu
pour acheter ce panier fut estimé à partir du revenu monétaire brut, en présumant que les ménages pauvres
payaient peu d’impôt et recevaient peu
de transferts. En 1969, l’administration Nixon fit de cette méthode la
mesure officielle de la pauvreté. Celleci n’a guère changé depuis, étant tout
au plus indexée pour tenir compte de
l’inflation.
Au début des années 1960, le seuil
de la pauvreté absolu concocté par
Orshansky était quand même assez
proche d’un seuil relatif à l’européenne
qui aurait été établi à 50 p. 100 du
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OPTIONS POLITIQUES
OCTOBRE 2010
revenu américain médian. Mais en
2008, ce seuil officiel n’était plus qu’à
28 p. 100 du revenu médian. Une
famille de quatre n’était dorénavant
jugée pauvre que si elle vivait avec
22 025 dollars, soit 16 210 dollars de
moins que la moitié du revenu médian
(38 235 dollars), un seuil déjà bien en
deçà de ce que les Américains sondés
par Gallup estimaient alors nécessaire
(52 087 dollars).
Basée sur des enquêtes désuètes,
conceptuellement bancale, aveugle
aux variations de coûts entre les
régions et incapable de prendre en
compte l’impôt ou les transferts, la
mesure américaine est dénoncée
depuis des années par les experts. Mais
les autorités résistent au changement,
parce que mesurer la pauvreté est toujours une affaire délicate.
Les Canadiens — qui se réfèrent
encore à une mesure basée sur
l’Enquête sur les dépenses des ménages
de 1992, les seuils de faible revenu
(SFR) de Statistique Canada — sont
d’ailleurs mal placés pour faire la leçon.
M
ais les temps changent. En mars
2010, l’administration Obama a
annoncé la mise en place d’une nouvelle
mesure, basée sur des recommandations
faites il y a maintenant près de 15 ans
par la National Academy of Sciences. La
Supplemental Income Poverty Measure
(SIPM), qui sera produite en parallèle
avec l’ancien taux, donnera une évaluation beaucoup plus sophistiquée de la
situation en tenant compte des dépenses
et revenus réels des ménages.
La nouvelle mesure créera un
panier de consommation en considérant les dépenses faites par les
ménages à revenus relativement faibles
pour l’alimentation, les vêtements, le
logement et autres, et elle évaluera les
ressources disponibles pour acquérir ce
panier en retenant tous les revenus
après impôt et transferts, pour ensuite
en soustraire les dépenses incompressibles comme celles reliées à la santé, à
la garde des enfants ou aux frais de
transport associés au travail. Différents
seuils de faible revenu seront ainsi
établis en tenant compte des variations
de coûts entre les régions.
La mesure « complémentaire » ne
fera pas l’unanimité. À droite, on juge
déjà qu’il s’agit d’une façon pour
Obama d’augmenter artificiellement la
pauvreté afin de relancer sa croisade
contre les riches. À gauche, on déplore
une mesure trop conservatrice, qui fixe
le seuil de la pauvreté à un niveau
encore très bas.
À tout le moins, la SIPM a le
mérite d’être cohérente, en prise sur la
réalité des ménages et propre à enregistrer les effets induits par les politiques publiques. Ce qui est mesuré
sera pris en compte par les élus, notait
avec satisfaction le Center for
American Progress. Dans l’ensemble,
les experts américains sont d’ailleurs
emballés par une réforme qu’ils
n’osaient plus espérer. À l’échelle internationale, les spécialistes ont également pris note d’une avancée qui
pourrait faire école.
Il est bon de noter que la SIPM
américaine se rapproche beaucoup,
dans son esprit sinon dans ses modalités, de la nouvelle Mesure du panier
de consommation (MPC) retenue par
le Québec comme mesure de référence
afin de suivre les situations de pauvreté sous l’angle des besoins de base.
C’est tout un chantier que Barack
Obama a ouvert en actualisant la mesure
de la pauvreté. Peu à peu, les États-Unis
renouent ainsi avec la réalité et redeviennent pertinents pour alimenter la réflexion sur les politiques sociales.
Alain Noël est professeur de science politique à l’Université de Montréal.

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