L`interprétation des expressions figées du français vers la

Transcription

L`interprétation des expressions figées du français vers la
Université Charles de Gaulle – Lille 3
UFR de Lettres Modernes
Année universitaire 2010-2011
L'interprétation des expressions figées du français vers la
Langue des Signes Française.
Le cas des expressions figées françaises relatives au corps
humain.
Master 2 Sciences du langage
Spécialité Interprétariat Langue des Signes Française / français
Sous la direction de Mme Annie RISLER
Soutenu par Corinne LÉDÉE
Septembre 2011
Remerciements
Je tiens à remercier ici celles et ceux qui ont contribué à la réalisation de ce mémoire.
Tout d'abord Madame Annie Risler, directrice de ce mémoire, pour le suivi et les
conseils apportés.
Un grand merci aux cinq interprètes qui ont accepté de participer à cette recherche, en
étant filmés et en répondant à mes nombreuses questions.
Merci aux autres interprètes qui ont croisé ma route et qui ont partagé avec moi leur
réflexion sur le sujet de mon mémoire.
Merci à mes camarades de promotion pour leur aide lors de l'élaboration de mon
corpus et leurs avis.
Enfin, merci à mes proches pour leur soutien tout au long de la réalisation de ce
mémoire.
1
Table des matières
Remerciements............................................................................................................................1
Abstract ......................................................................................................................................4
Introduction.................................................................................................................................5
Partie 1 : Les expressions figées en français....................................................................7
1.1) La notion de figement.................................................................................................8
1.1.1 Combinaison libre vs combinaison figée........................................................................8
1.1.2 Portée et degré du figement............................................................................................9
1.1.3 Expression : les critères du figement.......................................................................10
1.2) Approche métaphorique ..........................................................................................12
Partie 2 : L'interprète face aux expressions figées, du français vers la Langue des
Signes Française ................................................................................................................14
2.1) L'interprétation au cœur de la communication.........................................................14
2.2) Rappel sur l'interprétation et ses mécanismes..........................................................15
2.3) La théorie du sens en interprétation confrontée aux expressions figées..................17
2.3.1 Qu'est-ce-que la théorie du sens ?.................................................................................17
2.3.2 La relation entre forme et contenu de l'expression........................................................18
2.3.3 Langage réflexe vs langage conscient.....................................................................19
2.4) Le ressenti des interprètes........................................................................................20
2.4.1 S'adapter à la situation d'interprétation.........................................................................21
2.4.2 Privilégier le sens.........................................................................................................22
2.4.3 Une affaire d'intuition ?................................................................................................23
2.4.4 La difficile équivalence .........................................................................................23
Partie 3 : Ma démarche de recherche..............................................................................25
3.1) Méthodologie de l'expérience menée.......................................................................25
3.1.1 Les prémices.................................................................................................................25
3.1.2 La création d'un corpus.................................................................................................25
3.1.3 Le recueil des vidéos.............................................................................................26
3.2) Rappel sur la signification des expressions choisies................................................27
3.3) Hypothèses sur les résultats......................................................................................30
2
3.4) Présentation des résultats .........................................................................................31
3.4.1 Quelques indications de lecture....................................................................................31
3.4.2 Résultats proches..........................................................................................................32
3.4.3 Résultats éloignés.........................................................................................................39
3.4.4 Commentaires.......................................................................................................46
Partie 4 : Observations réalisées grâce à l'étude du corpus..........................................47
4.1) Relevé des différentes techniques utilisées..............................................................47
4.2) Observations au niveau de la langue .......................................................................50
4.2.1 La place des mouvements gestuels....................................................................50
4.2.2 L'influence de l'expression française sur l'espace en LSF : l'emplacement des
signes...........................................................................................................................51
4.3) Observations au niveau de l'interprétation. .............................................................52
4.3.1 Effort et compréhension...............................................................................................52
4.3.2 L'espace de liberté de l'interprète............................................................................53
4.4 ) Qu'en-est-il des expressions figées en Langue des Signes Française ? ..................55
Conclusion ...............................................................................................................................56
Bibliographie ..........................................................................................................................58
Annexes ...................................................................................................................................61
3
Abstract :
La traduction de textes poétiques, de traits d'humour, ou encore d'expressions figées
est très souvent considérée comme problématique. Ces formulations particulières du discours
peuvent être traduites d'une langue à une autre, mais elles mettent généralement les interprètes
et traducteurs en difficulté. Ces derniers ont développé plusieurs stratégies afin de parvenir à
traduire ces séquences. Cependant la traduction porte tout de même atteinte à ces parties du
discours, en leur faisant subir des déperditions ou en les banalisant.
Par ce présent mémoire, une recherche est effectuée sur l'interprétation des expressions figées,
du français vers Langue des Signes Française. Une étude de corpus permet de mettre à jour
différentes techniques utilisées par les interprètes afin de traduire ces séquences.
Mots-clés : figement, interprétation, expressions figées, Langue des Signes Française,
français.
4
Introduction
La traduction de textes poétiques, de traits d'humour, ou encore d'expressions figées
est très souvent considérée comme problématique. Ces formulations particulières du discours
peuvent être traduites d'une langue à une autre, mais elles mettent généralement les interprètes
et traducteurs en difficulté. Ces derniers ont développé plusieurs stratégies afin de parvenir à
traduire ces séquences. Cependant la traduction porte tout de même atteinte à ces parties du
discours, en leur faisant subir des déperditions ou en les banalisant.
Par ce présent mémoire, une recherche est effectuée sur l'interprétation des expressions
figées, du français vers Langue des Signes Française (désormais LSF). Selon Rey et
Chantereau1, les expressions figées sont « des formes figées du discours, formes convenues,
toutes faites, héritées par la tradition ou fraîchement crées, qui comportent une originalité de
sens (parfois de forme) par rapport aux règles normales de la langue ».
Le figement est très présent dans les langues et possède un ancrage culturel profond. Les
expressions figées, quant à elles, fonctionnent telles des blocs. L'apprenant ou le locuteur
d'une langue se doit de les mémoriser dans leur intégralité afin de pouvoir les utiliser à bon
escient.
Comment l'interprète, dont le but est de traduire fidèlement l'intégralité des propos
d'un locuteur, fait-il pour traduire ces formes particulières du discours ? Il est admis que
l'interprète ne traduit pas mot à mot un discours, mais qu'il en extrait le sens, qu'il transmet
ensuite sous une autre forme dans la langue d'arrivée. Que faire de la forme particulière qui
entoure certaines séquences, comme les expressions figées ? L'interprète doit-il uniquement
transmettre le sens de ces expressions ? Ou doit-il produire une forme particulière dans la
langue d'arrivée ?
Si l'interprète choisit de donner une forme particulière au discours dans la langue d'arrivée, de
quelles techniques ou procédés dispose-t-il ? Ces questions forment le fil conducteur de ce
mémoire.
1 Rey et Chantereau (1989, fpp VII-VIII).
5
Dans la première partie, afin d'expliciter en détail la notion d'expression figée, je
présente le figement lexical et ses critères. La deuxième partie est consacrée à la présentation
de l'activité d'interprétation et de certaines théories qui la régissent, notamment la théorie du
sens. J'envisage ensuite la possibilité d'appliquer cette théorie du sens à la traduction des
expressions figées.
Dans le cadre de ce mémoire, j'ai effectué de nombreuses recherches bibliographiques mais
j'ai aussi pu interroger plusieurs interprètes afin de récolter leurs avis et réflexions sur la
thématique de ma recherche. C'est dans la seconde partie qu'est présentée une synthèse de ces
propos recueillis.
La troisième partie présente l'expérience que j'ai menée, afin d'observer concrètement les
procédés utilisés par les interprètes, lors de l'interprétation des expressions figées, du français
vers la LSF. Pour ce faire, j'ai créé un corpus et celui-ci a été traduit par cinq interprètes. Je
présente par la suite l'intégralité du processus expérimental, plusieurs hypothèses de recherche
ainsi que les résultats obtenus.
Enfin, dans la quatrième partie, je propose un relevé des techniques de traduction des
expressions figées, mises à jour grâce à l'expérience menée. Les résultats obtenus donnent
lieu à une série d'observations sur certains éléments constituants de la LSF ainsi que sur le
processus d'interprétation, toujours en relation avec l'interprétation des expressions figées du
français vers la LSF.
Je tiens à établir au préalable une convention terminologique. Dans ce mémoire, j'utilise les
termes « traduction » et « interprétation » afin de désigner l'activité de transmission de
contenus, d'une langue à une autre. Généralement, on distingue la traduction qui est écrite, de
l'interprétation qui est orale. Le présent mémoire étant consacrée uniquement à la forme orale
de l'activité de traduction, je me permets d'employer alternativement les deux termes, sans
entraîner de confusion.
6
Partie 1 : Les expressions figées en français
La notion de figement est omniprésente dans les langues. En effet, des linguistes
comme Salah Mejri et Gaston Gross2 estiment que le nombre des séquences figées est aussi
important que celui des séquences dites libres3. Le phénomène de figement « trouve sa pleine
expression dans le lexique (les expressions idiomatiques, les formules, les proverbes, etc) »4
mais il ne s'y limite pas. Les formes figées peuvent être de forme et de nature très diverses.
Une grande variété terminologique entoure le figement. Selon les différentes théories,
on retrouve les termes de locution, expression figée / figurée / toute faite/ idiomatique /
stéréotypée, phrasème, dicton, cliché stylistique, etc 5. Cette multitude de termes montrent que
le figement a été abordé de nombreuses fois, mais selon des approches différentes. Selon G.
Gross, « le fait linguistique du figement a été obscurci par des dénominations floues et très
hétérogènes, de sorte qu'on est en présence de strates définitionnelles très souvent
incompatibles »6. Établir une unique définition du figement semble une entreprise très
complexe.
Il ne s'agit pas d'aborder ici les multiples théories qui entourent le figement. Je le présenterai
simplement dans sa généralité, au niveau syntaxique et sémantique. Je montrerai aussi qu'il
est protéiforme et que toutes ces formes partagent en commun un certain nombre de critères.
Pour aborder la question des groupes de mots figés, j'ai choisi d'utiliser le terme d'expression
figée, en accord avec la thèse de M.H Svensson (2004).
En ce qui concerne le terme d'expression, selon Rey et Chantereau :
Un lexique ne se définit pas seulement par des éléments minimaux, ni par des mots
simples ou complexes, mais aussi par des suites de mots convenus, fixées, dont le sens
n'est guère prévisible. Ce sont ces séquences qu'on appelle généralement des
« locutions » ou des « expressions »7.
2 Tous deux sont professeurs à l'université de Paris XIII.
3 Gross 1982, in Mejri (2000 : 417).
4 Mejri (2008 : 244).
5 On retrouve chez Svensson (2004 : 13) tous les termes qu'elle a rencontrés, liés à la phraséologie et au
figement.
6 Gross (1996 : 3).
7
Ils ajoutent aussi que l’expression « implique une rhétorique et une stylistique ; elle suppose
le plus souvent le recours à une ‘figure’, métaphore, métonymie etc. »8. De ce fait, j'aborderai
la question de la métaphore au sein des expressions figées, dans le dernier point de cette
partie.
1.1 ) La notion de figement
1.1.1
Combinaison libre vs combinaison figée
Les expressions figées se trouvent à mi-chemin entre la langue et le discours. En effet,
lorsqu'elles sont lexicalisées, elles relèvent de la langue, mais lorsqu'elles « transcendent leur
signification linguistique pour désigner un sens, elles relèvent aussi du discours »9.
En ce qui concerne la signification de ces expressions, selon S. Mejri, elle :
[...] s'inscrit dans un continuum qui va de la transparence la plus totale (avoir froid,
rendre justice, etc.) à l'opacité complète (manger des pissenlits par la racine), en
passant par une transparence plus ou moins altérée ou une opacité quelque peu aérée
(vin gris, panier de crabes)10.
Enfin, l'élément caractéristique des séquences figées est qu'elles se distinguent des
combinaisons libres par une « plus grande solidarité entre leurs constituants »11. Cette
solidarité reste à définir pour chaque type de séquence, puisqu'il n'existe pas une unique sorte
de figement. En effet, le figement est variable, et il n'a pas toujours la même étendue, ni la
même intensité. C'est ce que nous allons voir ci-dessous.
7 Rey et Chanterau (1989 : 3) in mémoire de Tolian E. (2008 : 6)
8 Rey et Chanterau (1993 : 6), in Svensson M.H (2004 : 22).
9 Lederer (1994 : 120).
10 Mejri (2008 : 244).
11 Mejri (2003 : 37).
8
1.1.2
Portée et degré du figement
Le figement peut être envisagé en terme d'étendue, c'est-à-dire en fonction du nombre
d'unités d'une séquence qu'il englobe. Mais il peut aussi être considéré en fonction de son
degré.
Le figement peut affecter la totalité ou seulement une partie d'une séquence donnée. Selon
Gaston Gross (1996), les cas concernés par un figement complet peuvent être :
Un proverbe (La nuit, tous les chats sont gris), une suite verbale (avoir les yeux plus
gros que le ventre), un substantif (cordon-bleu, col-vert), une suite adjectivale (à cran),
adverbiale (à fond la caisse) ou encore une locution prépositive (aux bons soins de).12
Mais les situations où le figement est complet sont rares. Dans une séquence, généralement
seule une sous-partie est réellement figée. Le fait de définir le début et la fin du figement au
sein d'une séquence revient à délimiter la « portée »13 du figement.
Toujours selon Gaston Gross (1996), le figement peut aussi être mesuré en terme de degré. En
effet, certaines séquences sont considérées comme moins figées que d'autres, car elles peuvent
faire l'objet d'une variation lexicale.
Cette variation intervient habituellement dans une
position donnée et ne peut se faire de façon anarchique. Ainsi :
Dans la suite rater le coche, on peut remplacer le verbe rater par louper ou manquer :
louper le coche, manquer le coche. Il y a là une liberté lexicale, même si le sens reste
opaque dans les trois cas. Les variantes sont plus fréquentes que le figement total […] 14.
Outre cette possible variation lexicale, une autre propriété est utilisée pour mesurer le degré
de figement d'une séquence. Il s'agit d'observer les restrictions sémantiques et syntaxiques
auxquelles ses constituants doivent se soumettre. Les relations entre certains éléments peuvent
en effet être d'une grande liberté, ou au contraire, très fortement contraintes. Plus ces relations
sont étroites, moins il est possible d'effectuer des variations et la séquence n'en est que
d'autant plus figée.
12 Gross (1996, 15).
13 Ibid, p 16.
14 Ibid.
9
Pour mesurer le degré de figement d'une séquence, il s'agit donc d'observer les
variations distributionnelles lexicales mais aussi les variations de restriction sémantique entre
les constituants de cette séquence.
1.1.3
Expression : les critères du figement
Pour pouvoir dire qu'une séquence est figée, celle-ci doit respecter un certain nombre
de critères. Gaston Gross (1996) propose six propriétés générales qui caractérisent le
phénomène du figement et qui permettent de distinguer si une séquence est figée ou non. Pour
donner des exemples à ces propriétés théoriques, j'utilise une expression que l'on retrouve
dans mon corpus : « les murs ont des oreilles ».
1) La polylexicalité.
Une expression figée correspond à une séquence de plusieurs mots, dont chacun doit avoir par
ailleurs une existence autonome. Soit l'expression ci-dessous :
Les murs ont des oreilles.
Les termes « murs » et « oreilles » ont bien une existence autonome, attestée par leur présence
dans les dictionnaires.
2) L'opacité sémantique
Dans une expression traditionnelle, le sens de la séquence est le produit de celui de ses
éléments composants : c'est le concept de compositionnalité. Ainsi le sens d'une phrase est
facteur de celui de ses arguments. Prenons un exemple de phrase dont le sens est
compositionnel :
L'enfant lit un livre.
La phrase entière a un sens grâce à la combinaison des sens dits classiques de « enfant »
« lire » et « livre ». Une expression figée ne relève pas de ce genre de lecture. Elle se heurte à
une opacité sémantique. Pour reprendre notre exemple, « les murs ont des oreilles » signifie
« on peut nous entendre ». Selon la démarche compositionnelle, le sens devrait être le produit
du sens de « murs », « avoir » et « oreilles ». Ce n'est pas le cas car le sens d'une expression
figée ne peut se déduire de celui de ses composants.
10
3) Le blocage des propriétés transformationnelles.
Une expression figée ne peut être transformée syntaxiquement. On ne peut pas dire :
* Ce sont les oreilles qu'a eut le mur. (extraction)
* Le mur les a. (prominalisation)
* Les oreilles que le mur a eu. (relativation)
L'opacité sémantique et les restrictions syntaxiques sont étroitement liées. Le phénomène du
figement « transcende ce qu'on appelle généralement les différents niveaux de l'analyse
linguistique et une description qui ne serait que syntaxique ou sémantique ne retiendrait
qu'une partie des faits ».15
4) La non-actualisation des éléments.
Les éléments d'une expression figée ne sont pas susceptibles d'être actualisés. Par exemple, on
ne peut pas dire :
Les murs ont des (*une, *ces) oreilles.
5) Le blocage des paradigmes synonymiques.
Dans une expression figée, il est impossible de remplacer un élément par un de ses
synonymes.
* Les cloisons ont des oreilles.
* Les murs possèdent des oreilles.
6) L'impossibilité d'insertion.
Il est impossible d'insérer des éléments supplémentaires dans une expression figée. A la
différence des suites libres, où on peut insérer des éléments tels qu'un adjectif, une relative,
une incise ou un adverbe d'intensité, à des endroits précis. Il est impossible de dire :
* Les murs ont des oreilles sales.
* Les murs, qui ont été construits l'année dernière, ont des oreilles.
Le figement évolue sur un continuum qui va du figement zéro au figement total. Il
peut prendre de nombreuses formes. Néanmoins, il est possible de distinguer plusieurs règles
et points communs que partagent les formes figées, au niveau syntaxique et sémantique,
comme nous avons pu le voir ici.
15 Gross (1996 : 13)
11
1.2 ) Approche métaphorique
Les expressions figées sont constitutives de la langue. On ne peut les modifier sans
changer leur signification, voire les rendre inacceptables. Selon S. Mejri, « le figement joue le
rôle d'un catalyseur culturel, dont le résultat est une sorte d'ancrage culturel dans la langue,
désigné couramment par 'les façons de parler' ou 'l'idiomacité'»16.
Les langues possèdent toutes des caractéristiques spécifiques et leur système exprime une
vision particulière du monde. Cette vision est liée à l'expérience partagée que possèdent les
locuteurs d'une langue.
Les expressions figées « par leur structuration sémantique, trahissent la manière dont le
monde est catégorisé par la langage »17. Ainsi, on mentionne souvent les expressions figées
comme étant métaphoriques, de part les images qu'elles suggèrent et leur sens figuré.
Pourtant, la métaphore18 n'est pas « un élément définitoire des expressions figées »19.
Le figement, et par extension les expressions figées, évoluent sur un continuum en
terme de degré de figement (de forme libre à totalement figée) et de portée (quelques termes à
l'intégralité d'une séquence). Il en est de même pour la dimension métaphorique que peuvent
posséder ces expressions. Svensson, indique que la relation entre expression figée et
métaphore :
[…] parcourt un continuum qui va de la relation zéro (il n'y a pas forcément de
relation entre métaphore et figement) jusqu'à une relation très forte (dans certaines
définitions, les idiomes ont un statut de « métaphores mortes »20.
Les métaphores mortes sont des métaphores dont l'origine est oubliée de nos jours. Ainsi, les
locuteurs ne voient plus « le rapport entre la métaphore, ou l'expression métaphorique, et ce
16 Mejri (2000 : 417).
17 Mejri (2008 : 244).
18 Voici une définition du terme métaphore extraite du Petit Robert 2003.
« Métaphore : Figure de rhérotique, et par extension, procédé de langage qui consiste à employer un terme
concret dans un contexte abstrait par substitution analogique, sans qu'il n'y ait d'élément introduisant
formellement une comparaison ».
19 Mejri (2005 : 189).
20 Svensson (2004 : 24).
12
qu'elle représente aujourd'hui. On peut ainsi parler de démotivation étymologique ».21
Plusieurs chercheurs s'accordent à dire que les expressions figées relèvent de mécanismes
métaphoriques et on retrouve ce phénomène d'origine étymologique oubliée, au sein de bon
nombre d'entre elles. Mais dans les faits, les locuteurs n'ont pas besoin de connaître l'origine
des expressions figées pour les utiliser. Elles sont entrées dans leur pratique langagière
quotidienne.
Je souhaitais aborder ici la question de la métaphore après avoir remarqué que certains
chercheurs considèrent les expressions figées comme des métaphores à part entière. D'autres
les envisagent comme étant simplement relatives à des procédés métaphoriques.
En conclusion, on peut dire que les expressions figées croisent le chemin des métaphores.
Mais tout comme il est difficile de décrire le figement de manière équivoque, il est tout aussi
délicat de définir d'une seule façon les relations qu'entretiennent les mécanismes
métaphoriques et les expressions figées. Svensson22, en compilant de nombreuses recherches,
démontre que la métaphore est tantôt envisagée comme un « critère », tantôt comme une
« catégorie » dans la description des expressions figées. Une analyse plus poussée de cette
problématique nous entraînerait dans des considérations trop lointaines de mon sujet de
recherche initial.
Dans cette première partie, nous avons vu que le figement est une notion omniprésente
dans la langue. Par les nombreuses et multiples formes qu'il peut prendre, il est très difficile
de lui attribuer une unique définition. Nous noterons que plusieurs linguistes comme Gross et
Svensson, envisagent le figement en terme de continuum (de portée, de degré, de relation avec
la métaphore) afin d'essayer de couvrir tous les aspects qu'il peut revêtir.
Les expressions figées ont une forme prédominante et sont fortement contraintes. Il est
facile d'envisager qu'elles puissent être source de difficultés, lorsqu'il s'agit de les traduire. La
seconde partie est donc consacrée aux rapports qu'entretiennent l'interprétation et les
expressions figées.
21 Svensson (2004 : 27).
22 Ibid, p 26.
13
Partie 2 : L'interprète face aux expressions figées, du français vers
la Langue des Signes Française
Cette partie aborde quelques éléments théoriques essentiels afin d'appréhender la place
de l'interprète au sein de la communication et le fonctionnement de l'interprétation. Le but
n'est pas ici de présenter l'intégralité des théories sur l'interprétation. L'accent est mis sur la
théorie du sens. Celle-ci est particulièrement célèbre dans le milieu des interprètes et
traducteurs. Je confronte ensuite cette théorie à l'interprétation des expressions figées du
français vers la LSF.
Le dernier point de cette partie est d'avantage pratique, puisque sont proposés les avis de
plusieurs interprètes interrogés dans le cadre de cette étude.
2.1)
L'interprétation au cœur de la communication
L'interprète est un « passeur » de contenus langagiers, entre deux ou plusieurs
personnes ne partageant pas la même langue mais souhaitant pouvoir communiquer. Sans
interprète, la communication entre ces différents protagonistes est difficile, limitée, voire
impossible. De ce fait, l'interprète occupe une place centrale dans la situation de
communication. Il n'est cependant pas un participant de cette situation.
Le rôle de l'interprète est d'être toujours attentif aux propos tenus ainsi qu'au moindre détail de
la situation. Il se doit, dans la mesure du possible, de comprendre tout ce qui est dit dans la
langue de départ pour pouvoir tout retransmettre, dans la langue d'arrivée.
Les différents protagonistes de la situation confient leur parole aux interprètes. La
pratique de ces derniers est soumise à plusieurs règles, recensées dans le code éthique de
l'AFILS (Association Française des Interprètes et Traducteurs en Langue des Signes). Ces
règles assurent un cadre de travail clair pour les interprètes. Une relation de confiance peut
alors s'établir entre eux et les usagers.
Les interprètes se doivent de traduire fidèlement l'intégralité des propos des locuteurs, tout en
étant neutres, c'est-à-dire sans manifester leur opinion personnelle dans leur traduction. Ils
sont aussi soumis au secret professionnel, pendant et en dehors de la situation d'interprétation.
14
2.2)
Rappel sur l'interprétation et ses mécanismes
Nous avons vu qu'interpréter consiste à transférer des contenus d'une langue à une
autre. De ce fait l'interprète se doit de bien connaître ses langues de travail, pas seulement au
niveau de leur lexique mais dans l'intégralité de leur système. C'est un des paramètres
essentiels pour qu'il puisse réaliser une prestation de qualité. La spécificité de l'interprète
LSF / français est qu'il travaille avec deux langues utilisant des canaux de transmission
différents. La LSF est une langue visuo-gestuelle, tandis que le français (comme toutes les
langues orales) est une langue audio-vocale. L'interprète LSF / français réalise le plus souvent
des interprétations simultanées, notamment grâce au fait que ces deux langues de travail
n'utilisent pas les mêmes canaux. Marianne Lederer (2001) nous donne une définition de
l'interprétation simultanée :
En même temps que l'interprète entend le discours, il perçoit la situation globale
[…] ; en même temps qu'il conceptualise ce qu'il vient d'entendre, il entend la suite et
énonce le résultat de son opération de conceptualisation ; ce faisant, il écoute
également ce qu'il dit lui-même pour vérifier la correction de son expression. 23
L'interprétation simultanée s'oppose à l'interprétation consécutive. L'interprète est beaucoup
moins dans l'immédiateté en interprétation consécutive car il attend que le locuteur aille au
bout de ses propos. Ainsi, il dispose d'un temps supplémentaire pendant lequel il peut prendre
des notes s'il le souhaite. Il a aussi plus de prise sur la gestion de sa concentration et de ses
efforts.
Le processus de ce type d'interprétation est généralement découpé en six étapes24 :
–
Écouter / entendre ou voir.
–
Comprendre et analyser le sens.
–
Retenir le sens.
–
Visualiser des images mentales, ébaucher une première interprétation mentale.
–
Interpréter (vers la LSF ou le français).
–
Contrôler mentalement la bonne qualité de la traduction.
23 Lederer (2001 : 137).
24 Bernard & al (2007 : 86).
15
Le détail du processus montre que le fonctionnement de l'interprétation n'est pas de
remplacer un mot par un autre. Réaliser une traduction de la sorte serait d'ailleurs improbable
pour la simple raison qu'il ne saurait exister d'équivalences strictes entres les termes de deux
langues. De plus, lorsqu'une personne s'exprime, elle ne se contente pas de combiner
syntaxiquement des termes de sa langue. Elle exprime entre autres ses idées, sa pensée, avec
une intention particulière. Selon Marianne Lederer, la parole ne peut être réduite à la simple
application des règles qui régissent une langue donnée. Ainsi, pour l'interprète, récepteur de
parole, « il s'agit de comprendre et de réexprimer le vouloir-dire d'un auteur (nb : d'un locuteur
dans notre cas d'étude) et non de traduire sa langue ».25 Le but de l'interprète est de toujours
transmettre le sens et le vouloir-dire des propos d'un locuteur d'une langue A au locuteur d'une
langue B.
Afin d'extraire la substantielle moelle des propos d'un locuteur, l'interprète utilise le
procédé de déverbalisation. Celui-ci correspond à plusieurs étapes du processus présenté cidessus : analyser le sens, retenir le sens, visualiser des images mentales et ébaucher une
première interprétation mentale. L'interprète se détache de la forme des propos pour se
concentrer sur le sens, et ne garder à l'esprit qu'une trame déverbalisée de ce qu'il vient
d'entendre. Il pourra ensuite donner une nouvelle forme à cette image déverbalisée qu'il a
gardé en mémoire, dans la langue d'arrivée. Le procédé de déverbalisation est étroitement lié à
l'extraction du sens des propos d'un locuteur.
Grâce aux travaux de plusieurs traductologues, interprètes et linguistes, il est
désormais admis que le sens, ainsi que son extraction, occupent une place capitale lorsqu'il
s'agit d'étudier l'activité d'interprétation. Je vais maintenant présenter plus en détail cette
théorie du sens, afin de la confronter à mon sujet d'étude. En effet, si interpréter consiste à
mettre de côté la forme des propos entendus, qu'en-est-il de l'interprétation des expressions
figées ? Doit-on, et surtout peut-on, les défaire de leur forme si particulière pour les
interpréter ?
25 Seleskovitch (2001 : 295)
16
2.3)
La théorie du sens en interprétation confrontée aux expressions
figées
2.3.1
Qu'est-ce-que la théorie du sens ?
Pendant de nombreuses années, l'étude de la traduction était du ressort de la
linguistique et/ou de la psychologie. En France, vers les années 1970, la science de la
traduction commence à se développer de façon autonome, notamment grâce à Danica
Seleskovitch26, et son équipe (dont Marianne Lederer). Leurs travaux, qui se concentrent au
départ sur l'interprétation (de conférence), vont s'étendre à la traduction orale et écrite. En ce
qui concerne l'interprétation, les praticiens de l'équipe ont rapidement constaté qu'« un
transcodage centré sur la seule charge sémantique d'unités linguistiques était rejeté comme
inintelligible par les interlocuteurs usagers »27. Ils remarquaient aussi que l'intelligibilité de la
performance des interprètes « était due à la spontanéité de l'expression qu'ils donnaient au
sens appréhendé »28. C'est dans ce contexte qu'est née la Théorie du sens, ou Théorie
interprétative, ou encore Théorie de l'Ecole de Paris. Cette théorie va être ardemment
défendue par Seleskovitch et Lederer, pour ensuite être largement diffusée dans le milieu de
l'enseignement de l'interprétation.
Dans cette théorie le sens est défini comme :
[…] correspondant d'une part au vouloir-dire de celui qui s'exprime et d'autre part à la
conceptualisation immédiate qu'effectue spontanément tout interlocuteur à partir des
sons des paroles qui lui parviennent. […] le sens, en effet, marque la mémoire tandis
que s'évanouissent les mots qui l'ont apporté.29
L'interprète, effectue la même conceptualisation immédiate que l'interlocuteur lambda suscité.
Cette opération de conceptualisation correspond au procédé de déverbalisation (voir 2.2) et
c'est ce que l'interprète va utiliser pour extraire le sens du message entendu. Il va ensuite le
retransmettre dans la langue d'arrivée. La forme du message n'est pas prise en compte.
26 Interprète de conférence et professeur à l'Université de Paris III – Esit (Ecole Supérieur d'Interprète
Traducteur, à Paris).
27 Seleskovitch (2001 : 297).
28 Ibid, p 297
29 Ibid, p 298.
17
Le sens est à distinguer du message linguistique. L'interprète qui reçoit un message ne
se contente pas d'isoler les signes linguistiques de celui-ci, car sa traduction risquerait d'être
de l'ordre du transcodage. Les interprètes concentrent « leur attention sur la place du sens,
étape vers l'analyse des intentions. Ils délaissent les formes linguistiques, qui ne sont pas
l'objet mais le support de la communication »30.
Pourtant, il est indéniable que certaines tournures de la langue ne peuvent se défaire si
facilement de leur forme afin d'être traduites, comme par exemple les proverbes ou encore les
expressions figées. Ces effets de style ne peuvent être complétement ignorés de l'interprète.
Le cas de l'interprétation des expressions figées va maintenant être soulevé.
2.3.2
La relation entre forme et contenu de l'expression
Salah Mejri a rédigé de nombreux travaux au sujet du figement et de la traduction des
structures figées. Selon lui, l'activité de traduction ne peut être uniquement réduite à la seule
action de déverbalisation, soit d'extraction du sens d'un message. Pour lui, cette vision de la
traduction réalise :
un raccourci méthodologique fondé sur une conception de la langue un peu particulière,
qui dissocie expression et contenu. En d'autres termes, l'expression serait un simple
habillage du contenu dont elle peut être dissocié sans que cela porte le moindre
préjudice au contenu « exprimé »31.
L'expression et le contenu d'un message ne sont pas deux éléments séparés et autonomes. Ils
entretiennent une relation étroite et complexe. Toujours selon Mejri, lors d'une traduction, ne
pas rendre compte des nuances exprimées par les expressions figées est de l'ordre de la
« déperdition »32. Néanmoins, il admet que les déperditions, les imprécisions ou les lacunes
sont inévitables. Le traducteur / interprète est en présence de deux langues, possédant des
systèmes différents, qu'il doit mettre en relation, tout en essayant de transférer un maximum
de contenu. La traduction des expressions figées est problématique, mais ce n'est pas pour
autant que la forme de celles-ci doit être mise de côté.
30 Seleskovitch (2001 : 304).
31 Mejri (2008 : 244).
32 Mejri (2000 : 414).
18
L'interprète dispose de plusieurs stratégies pour transmettre la forme particulière de
l'expression d'une langue à une autre. C'est ce que nous verrons plus loin.
Pour conclure, S. Mejri affirme que :
« c'est seulement en admettant l'idée que la traduction est une négociation permanente
entre forme et contenu qu'on pourrait obtenir un bon résultat »33.
2.3.3
Langage réflexe vs langage conscient.
Contrairement aux considérations de chercheurs comme S. Mejri, la théorie du sens
explique que l'interprétation doit s'affranchir de la forme linguistique du message. D.
Seleskovitch prend en considération le fait qu'il existe des formes figées ou des figures de
style dans les langues. Mais d'après elle, la plupart du temps, un locuteur utilise sa langue
comme un réflexe. Lorsque dans son discours apparaissent des expressions figées (ou autres),
le locuteur en est beaucoup moins conscient qu'on ne le pense. Cette citation nous le prouve :
[…] il faut considérer comme un fait exceptionnel le choix délibéré d'un terme ou d'une
tournure. Même chez le poète qui utilise toutes les ressources du dire, celui-ci est
d'abord jaillissement premier, né de la conscience d'une émotion, ensuite seulement
polissage patient de l'œuvre.34
Elle admet tout de même qu'un locuteur puisse parfois marquer son discours d'effets
de style, de façon consciente, en adéquation avec l'intention qu'il souhaite donner à son
message. Dans ces rares situations, le locuteur n'utilise plus le langage réflexe, mais le
langage « conscient ».35
Puisqu'il semblerait que le locuteur ne choisisse pas toujours sciemment d'utiliser des
expressions figées, l'interprète doit-il considérer qu'il est libre d'abandonner la forme
particulière d'une partie ou de la totalité du message ? Comme nous l'avons observé dans la
première partie, les expressions figées sont ancrées dans la langue. Il est facile d'admettre que
les locuteurs puissent les utiliser par réflexe.
33 Mejri (2000 : 244).
34 Seleskovitch (2001 : 305).
35 Ibid, p 305.
19
Selon les considérations théoriques évoquées, il s'agirait pour l'interprète d'appliquer la
théorie du sens dans la plupart des situations, dans la mesure où le locuteur ne semble pas
vouloir donner volontairement d'effet particulier à son discours. Si nous prenons le cas de
l'utilisation d'expressions figées par un locuteur, l'interprète qui les entend doit alors se
demander si le locuteur le fait de façon volontaire ou si c'est une simple application de la
langue.
Salah Mejri, considère qu'il est réducteur de séparer la forme et le contenu des expressions.
Les interprètes disposeraient d'outils pour tenter de transmettre le sens du message mais aussi
sa forme, même si elle doit revêtir une autre apparence dans la langue d'arrivée. Ce n'est pas
parce que peu d'expressions figées sont utilisées sciemment qu'il faut les ignorer.
Nous pouvons imaginer que pour les interprètes, concentrés dans leur interprétation, il
n'est pas chose facile de deviner si le locuteur utilise une expression figée par réflexe ou
volontairement. Et pourtant, comme le confirme les témoignages d'interprètes présentés cidessous, c'est ce que font ces derniers. Ils se fient à leur « ressenti », pour choisir s'ils
s'attachent à transmettre uniquement le sens de l'expression ou le sens et sa forme. Leur
décision est généralement prise en fonction de l'intuition qu'ils ont, de savoir si le style du
message fait parti de l'intention du locuteur.
C'est en quelque sorte le résultat de la confrontation entre la théorie du sens et les expressions
figées. L'interprète présentera toujours le sens du message, qu'il associera parfois à une forme
particulière dans la langue d'arrivée, suivant le vouloir-dire du locuteur, qu'il lui aura semblé
percevoir.
Nous allons maintenant voir ce que pense les interprètes interrogés sur la complexité de
l'interprétation des expressions figées françaises en LSF.
2.4)
Le ressenti des interprètes
Lors de mes recherches, j'ai pu questionner plusieurs interprètes. J'ai aussi eu la
possibilité de réaliser des entretiens avec les cinq interprètes qui ont accepté d'être filmés pour
la réalisation de mon corpus (voir annexe 3). Nous réalisions ensemble la captation vidéo et
ensuite ils me donnaient leur avis sur l'interprétation des expressions figées en général.
20
La parole des interprètes LSF / français, qui sont régulièrement confrontés sur le terrain aux
difficultés que pose l'interprétation des expressions figées, se doit de paraître dans ce
mémoire. Je vous présente donc ici une synthèse des propos qui m'ont été tenus par les cinq
interprètes sus-cités.
De nombreux constats qui seront faits ici sont applicables à d'autres situations que celle de
l'interprétation des expressions figées du français vers la LSF. Il n'est malheureusement pas
possible de toutes les présenter.
Tout d'abord, il est important de mentionner que malgré les difficultés et les
contraintes liées à l'interprétation des expressions, nos cinq interprètes évoquent tous leur
affection pour ces tournures de la langue. Aucun d'entre eux n'a exprimé une quelconque
aversion face à ces expressions. Au contraire, ils parlent d'elles en terme de « défis à relever »,
de « petits jeux » d'interprétation ou de séquences qui permettent de « sortir un peu du
commun »36. Certains confessent que ce sentiment vient sans doute avec les années de
pratique, car lors de leurs premiers pas sur le terrain, devoir interpréter ce genre d'expression
provoquait chez eux un sentiment de stress. Avec l'expérience, l'interprète apprend à mieux
gérer le décalage propre à l'interprétation simultanée. Il a ainsi quelques secondes
supplémentaires pour réfléchir à la façon dont il va traduire une forme particulière du
discours.
Il semblerait aussi que les interprètes rencontrent ces expressions assez fréquemment, et
comme le souligne l'un d'entre eux : « ça fait partie de la façon de parler des gens, c'est
normal qu'ils s'en servent régulièrement ».
2.4.1
S'adapter à la situation d'interprétation
Les interprètes interrogés s'accordent à dire que la situation d'interprétation influence
leur façon de traduire les expressions figées. Si l'interprète traduit une conférence où le
locuteur s'exprime clairement et lentement, il aura plus de temps pour s'attacher à traduire
correctement l'expression figée. Dans un autre contexte, par exemple une réunion où les tours
36 Ces quelques citations ne seront pas attribuées à des interprètes précis. Elles seront présentées de façon
aléatoire, dans le but de préserver l'anonymat des interprètes interrogés.
21
de parole sont très rapides, la même expression sera traitée avec moins d'attention.
La traduction sera aussi différente si l'interprète se trouve en situation pédagogique. Lorsqu'un
professeur utilise une expression figée pour montrer à ses élèves que certaines choses peuvent
se dire de façon particulière, l'interprète traduira le sens, mais il mettra aussi l'accent sur la
forme, car c'est là l'intention du locuteur.
Les interprètes interrogés mentionnent qu'ils prennent aussi en compte les connaissances du
français que peut avoir la personne sourde en face d'eux. S'ils estiment qu'elle est à l'aise avec
le français, ils transmettront la forme exacte que revêt l'expression figée en français dans leur
traduction en LSF. Pour ce faire, ils utilisent un transcodage ou encore la méthode du français
signé.
Les interprètes doivent bien connaître les usagers sourds pour présupposer de leur
connaissance du français. Ceci n'est applicable qu'avec une faible partie de ces usagers.
2.4.2
Privilégier le sens
Les interprètes, dans leur méthode de travail, se concentrent sur le sens du discours,
plutôt que sur les mots avec lesquels l'orateur le prononce. Ils retiennent l'idée générale des
propos. C'est aussi le cas pour les expressions figées françaises, comme me l'ont confirmé les
cinq interprètes. Ils donnent toujours la priorité au sens quoi qu'il arrive. L'un d'entre eux nous
explique :
Dans une conversation complétement normale où l'orateur n'a pas pour objectif de
faire passer un effet de style, mais qu'il utilise simplement une expression qui fait partie
de la langue, ça ne me gêne pas outre mesure de ne faire passer que le sens. Que ce soit
une expression figée ou autre chose, je vais toujours d'abord chercher le sens.
Malgré tout, la forme particulière des expressions ne passent pas inaperçue aux oreilles des
interprètes. Dans certaines situations (cf. paragraphe précédent), ils vont montrer que ce n'est
pas une forme anodine qui a été employée dans le discours français. Plusieurs possibilités
s'offrent à eux. Ils peuvent traduire avec une attitude plus marquée. Ou essayer de trouver une
expression de la LSF qui se rapproche de l'expression française. Ces possibilités de stratégies
mises en place par les interprètes sont formulées en détail dans la quatrième partie.
22
Lorsque l'interprète décide de ne traduire que le sens de l'expression, il peut se
retrouver « bloqué ». En effet, il arrive fréquemment qu'un des protagonistes rebondisse sur
un des termes de l'expression prononcée. Prenons un exemple qui m'a été donné par l'un des
interprètes interrogés :
Quelqu'un dit : « il ne faut pas exagérer, c'est la montagne qui accouche d'une
souris ». Imaginons que l'interprète ne traduise que le sens de l'expression et que
quelques minutes plus tard, une autre personne lève la main et dise : « alors dans ce cas,
la souris c'est moi ? »
Si l'interprète introduit le mot « souris » dans sa traduction de but en blanc, l'interlocuteur
sourd risque de ne pas en comprendre la raison, ni le sens.
Lorsque nos cinq interprètes sont confrontés à cette situation, ils tentent d'effectuer une mise
au point avec l'interlocuteur sourd. Ils explicitent qu'auparavant le locuteur a prononcé une
expression française avec des termes précis et que maintenant un autre orateur rebondit sur
cette expression. Tout ceci prend du temps à traduire et en général, ces tentatives d'explication
sont souvent vaines, car incomprises des interlocuteurs sourds.
2.4.3
Une affaire d'intuition ?
Le précédent paragraphe nous amène à constater l'importance d'une certaine dose
d'intuition de la part des interprètes, lorsqu'il s'agit de traduire des expressions figées. Ces
derniers ont quelques secondes pour « ressentir » la situation d'interprétation et faire leur
choix interprétatif. Un des cinq interprètes nous indique la façon dont il réalise ses choix :
Si une expression me semble très connue et que je n'ai pas de doute sur le sens
qu'elle porte, je vais directement au sens. Maintenant si je sens que dans le choix de
l'orateur, il y a une deuxième volonté dissimulée derrière, de faire passer quelque chose
en plus, là je me retrouve à me demander comment je vais me débrouiller avec ça.
L'intuition de l'interprète est sollicitée dans la façon dont il va percevoir l'intention de
l'orateur, son « vouloir-dire ». Il pourra ensuite l'intégrer dans sa traduction. Il doit distinguer
si le choix de l'orateur est conscient, ou s'il réalise une simple utilisation réflexe de sa langue
(cf. 2.3.3).
23
2.4.4
La difficile équivalence
Lorsque j'ai demandé aux interprètes s'ils réussissaient à trouver des expressions
typiques de la LSF qui pourraient convenir à la traduction de certaines expressions figées
françaises (une sorte d'équivalence), voici ce qu'ils m'ont répondu.
Avant de trouver des équivalences, il faut tout d'abord bien connaître et surtout comprendre
les expressions figées. C'est ce que signale cet interprète :
Si je comprend le sens des expressions dans leur finesse et leur subtilité, je trouve
plus facilement une expression « pi-sourde »37, un peu équivalente à l'expression
française qui a été dite.
Il semble naturel que la compréhension de l'interprète, vis-à-vis du message qu'il entend,
influence fortement sa façon de traduire. Mais même lorsque celui-ci comprend parfaitement
les expressions figées, il n'est pas évident pour lui de trouver une équivalence pour chacune
d'entre elles en LSF. Les équivalences strictes entre les éléments de deux langues sont rares.
Elles sont d'autant plus difficiles à établir lorsqu'il s'agit de séquences figées du discours. En
effet, les expressions figées sont étroitement liées à une langue et/ou une culture précise. Les
traduire dans une autre langue revient parfois à les dénaturer.
Les expressions figées véhiculent des images particulières. Cette image, en langue de départ,
ne doit pas obligatoirement être la même dans la langue d'arrivée. L'interprète a la possibilité
de traduire l'expression en lui donnant un style particulier en langue d'arrivée. Il ne doit pas
nécessairement utiliser la même image.
Un locuteur qui utilise une expression figée volontairement souhaite donner à son discours un
effet particulier. Ainsi les éléments principaux qui doivent transparaître dans la traduction d'un
interprète sont : le sens, le vouloir-dire et l'effet que donne le locuteur à ses propos.
L'interprète peut faire le choix de donner une forme imagée à sa traduction, sans pour autant
calquer celle utilisée dans la langue de départ. C'est ce que nous explique un des interprètes
interrogés :
Nous ne sommes pas forcés d'utiliser la même image en français qu'en LSF (en
interprétation). Si c'est la même tant mieux, mais ce n'est pas le but. Il faut provoquer le
même effet. L'orateur, qui emploie une image, il a un but, il veut provoquer un effet et il
37 Le terme « pi-sourd » est repris et explicité au paragraphe 4.4.
24
faut que l'interprète traduise dans l'autre langue quelque chose qui produise le même
effet. Mais ce quelque chose peut être un peu différent. On reste quand même dans le
cadre du sens.
Les remarques présentées ici nous montrent que les expressions figées sont des
particularités du discours qui peuvent être source de difficultés pour les interprètes.
Cependant, ils ont trouvé différentes façons de les contourner, tout en respectant leurs
techniques habituelles d'interprétation. Ils se fient à leur compréhension du message et au
ressenti qu'ils ont vis-à-vis du vouloir-dire de l'orateur.
Ils vont généralement directement au sens de l'expression. En revanche, s'ils pensent que
l'orateur à une intention particulière et que la situation d'interprétation leur laisse un peu de
temps, ils essayent de donner à leur traduction une forme particulière, plus ou moins proche
de celle de l'expression figée. Ils ne se permettent pas pour autant d'inventer de toute pièce
une formulation en langue d'arrivée.
Dans la troisième partie, le témoignage des interprètes est rapproché d'une analyse
détaillée de corpus. Nous verrons si les éléments théoriques évoqués jusqu'ici se retrouvent
dans cette analyse.
25
Partie 3 : Ma démarche de recherche
Après avoir abordé la partie théorique au sujet du figement et de l'interprétation des
expressions figées, je vous présente dans cette partie l'expérience que j'ai menée. Dans un
premier temps, j'expose les raisons qui ont motivé cette expérience, puis je présente les
moyens techniques utilisés. La méthode de création du corpus est aussi abordée.
Les résultats de l'expérience sont présentés sous forme de grilles, auxquels s'ajoutent des
commentaires. Avant de soumettre ces résultats, j'effectue un rappel des significations des
expressions figées françaises utilisées dans le corpus. Quelques hypothèses de résultats sont
formulées ensuite être confrontées aux résultats concrets de cette expérience.
3.1 ) Méthodologie de l'expérience menée
3.1.1
Les prémices
Lorsque j'ai commencé mes recherches, j'ai réalisé qu'il existe de très nombreuses
formes de figement et de locutions / séquences / expressions figées en français. Je ne pouvais
prendre en considération toutes ces formes dans ma démarche de recherche, j'ai donc choisi
de ne garder que les expressions figées. Ce sont ces expressions auxquelles j'avais prêté le
plus d'attention au détour de conversations, lors de ma préparation à ce mémoire.
Malgré la limite que je m'étais imposée, le nombre des expressions était toujours trop
important. J'ai alors décidé de ne garder que les expressions figées en relation avec les parties
du corps humain (voir 3.2).
3.1.2
La création d'un corpus
J'ai eu la possibilité d'observer la façon dont les interprètes traduisaient les expressions
figées en de nombreuses occasions. Comme je m'y attendais, il n'existe pas une seule façon de
faire, tout comme il n'existe aucune interprétation similaire à une autre pour un même
discours donné. Malheureusement je n'avais que rarement de points de comparaisons entre les
interprètes car je les voyais séparément et les expressions qu'ils traduisaient n'étaient jamais
26
les mêmes.
Je souhaitais pour cette recherche m'aider d'une analyse de corpus, et j'ai rapidement compris
que si je voulais établir des points de comparaison précis entre les interprètes, je devais moimême en créer un. J'ai ainsi choisi vingt expressions figées en relation avec le corps (voir
annexes 1 et 1'). Afin d'être objective dans mon choix je me suis aidé du livre « A bouche que
veux-tu » : le corps dans les expressions de la langue française de Jacques Jouet.
J'avais dans l'idée de proposer à des interprètes d'être filmés pendant qu'ils traduiraient ma
liste d'expressions. Je serais l'orateur et j'énoncerais les séquences une à une. Néanmoins, je
ne pouvais énoncer les séquences sous la forme qu'elles revêtent dans les dictionnaires, c'està-dire sans aucun contexte. Les interprètes ne font pas de traduction mot-à-mot, ils ont besoin
de contexte pour pouvoir réaliser une traduction de qualité. J'ai donc intégré mes expressions
dans une phrase de contexte. Je ne pouvais me permettre de créer des paragraphes entiers car
la traduction serait devenue plus lourde pour les interprètes, sans pour autant m'apporter plus
d'éléments pertinents à observer.
J'ai aussi pris le parti d'insérer des séquences dans mon corpus, qui n'étaient pas des
expressions figées. Ces séquences sont des phrases banales, intégrant tout de même une
référence à une partie du corps (par exemple : « je me suis cassé le coude »). Mon but était
d'aérer mon corpus pour qu'il ne soit pas trop dense à traduire.
Une fois le corpus créé, quelques tests et ajustements faits, les captations vidéos pouvaient
commencer.
3.1.3
Le recueil des vidéos
J'ai pu filmer cinq interprètes LSF / français, ayant chacun un niveau d'expérience
professionnelle différent (un an à de nombreuses années de pratique). Ils ont été filmés, à
l'aide d'une caméra numérique, dans des lieux différents (en général dans leur bureau). Nous
avons toujours vérifié au préalable qu'ils ne soient pas dérangés par l'arrivée d'une tierce
personne lors de la captation.
Jusqu'à ce qu'ils traduisent le corpus, les interprètes n'avaient pas connaissance de mon sujet.
Je préférais garder celui-ci secret afin de ne pas influencer la production des interprètes, ce
qui aurait pu biaiser par la suite mon analyse.
27
Généralement, après quelques séquences du corpus énoncées, les interprètes comprenaient
rapidement quel était le thème de mon étude.
Lorsque la caméra était en place, je dispensais les informations et les consignes suivantes.
Aucune préparation n'était donnée. J'allais énoncer moi-même les séquences, car après test,
une voix enregistrée sur magnétophone n'était pas assez clairement audible. Les interprètes
devaient adresser leur discours à la caméra, et essayer de ne pas me regarder (je me plaçais
généralement sur le côté pour ne pas être dans le même axe que la caméra).
En ce qui concerne le déroulement de la captation, j'énonçais une séquence et l'interprète
devait la traduire de façon la plus spontanée possible. Il n'y avait pas de temps imparti, mais je
souhaitais obtenir des conditions proches de l'interprétation simultanée et non de la
consécutive. Dans les faits, les séquences étant des phrases courtes, les interprètes devaient les
écouter jusqu'au bout avant de commencer à traduire, afin de comprendre de quoi il s'agissait.
Si l'interprète n'avait pas compris ou mal entendu quelque chose, je pouvais répéter, mais je
n'explicitais pas le contenu de la phrase. De la même manière, si l'interprète ne souhaitait pas
traduire une séquence à cause d'une difficulté quelconque, nous pouvions passer directement à
la suivante. Les cinq interprètes ont tous mis environ cinq minutes pour traduire les vingt-cinq
séquences du corpus.
Après la captation en elle-même, l'interprète et moi prenions un temps pour échanger sur mon
sujet de mémoire. Il me détaillait son ressenti lors de l'expérience et son avis en général sur
l'interprétation des expressions figées. J'en profitais à mon tour pour poser quelques questions
sur des points précis de ma réflexion.
Je vais maintenant aborder en détail les expressions figées présentes dans mon corpus,
avant de passer à l'analyse des résultats obtenus grâce aux captations vidéos.
3.2 ) Rappel sur la signification des expressions choisies
Afin d'avoir toutes les clefs en main pour comprendre l'analyse de corpus qui va
suivre, il me paraît judicieux d'effectuer un rappel sur la signification des différentes
expressions figées choisies. J'ai utilisé des expressions de registre différent, certaines étant
aussi plus connues que d'autres. Ce sont des expressions couramment usitées en français. Le
but de la recherche n'était pas de mettre en difficulté les interprètes avec des expressions à
caractère rare. Par curiosité, j'ai tout de même inséré dans mon corpus une unique expression
28
aujourd'hui désuète : « avoir un bœuf sur la langue ». Je souhaitais observer, dans une
moindre mesure, ce que font les interprètes lorsqu'ils sont face à une expression figée
inconnue.
Sont présentées ici, sous forme de liste, de courtes définitions et explicitations des expressions
figées que l'on trouve dans mon corpus. Les expressions sont présentées dans leur ordre
d'apparition.
•
En mettre sa main au feu, ou sa main à couper signifie « affirmer avec une grande
assurance »38.
•
Dans l'expression avoir le sang bleu, le sang « désigne l'hérédité, la parenté. Cette
expression est récente en français, et doit être la traduction de l'espagnol sangre azul.
Les grandes familles castillanes s'enorgueillissaient de leur ascendance exempte de
« sang » maure ou juif. On a invoqué le fait que les personnes d'un teint plus claire ont
des veines bleues apparentes »39.
•
Je m'en (il s'en...) lave les mains désigne le fait de « se désintéresser de quelque
chose, de dégager sa responsabilité »40. Aujourd'hui, on retrouve souvent cette
expression sous la forme d'un geste des mains, se frottant rapidement l'une à l'autre.
•
L'expression avoir le dos au mur (ou être le dos au mur) rappelle la position du
fusillé, plein de désespoir. Actuellement cette expression « s'emploie dans des
situations moins désespérées, mais tout aussi extrêmes et non réversibles »41.
•
L'expression l'œil de Moscou est « d'origine policière et peut être datée des années
1920 ».42 C'est dans le contexte historique français de l'époque que naît l'expression.
« Elle est l'image de la sujétion des partis communistes occidentaux envers le grand
frère soviétique, et donc de la volonté d'ingérence moscovite dans les affaires
38 Jouet (2004 : 90).
39 Rey et Chantreau (2009 : 821)
40 Ibid, p 569.
41 Jouet (2004 : 99).
42 Ibid, p 61.
29
françaises. De nos jours, l'œil de Moscou, c'est aussi le petit chef qui rapporte au
patron ce qui se dit et se passe dans un atelier, une équipe de travail ».43
•
Tirer les vers du nez de quelqu'un signifie « arracher adroitement ses secrets à
quelqu'un ».44 Depuis de nombreuses années, certains tentent d'expliciter cette
expression dont l'origine reste incomprise. Il existe en anglais une expression presque
similaire : to worm a secret out of somebody. Elle peut être traduite par « faire parler
quelqu'un ». Le terme anglais « worm » signifie « ver de terre », mais il n'est
nullement attesté que les vers de l'expression française soient eux aussi des vers de
terre.
•
Avoir un bœuf sur la langue est une expression d'origine grecque, désormais désuète.
L'image du bœuf mis sur la langue fait référence à « la pièce de monnaie marquée d'un
bœuf »45 qui paye le silence de quelqu'un.
•
Se mettre le doigt dans l'œil signifie « se tromper lourdement »46.
•
Avoir un cœur d'artichaut se dit d'une personne qui tombe très souvent amoureuse.
« L'expression utilise le sens du mot cœur comme la partie centrale des végétaux. Le
sens évoque les feuilles multiples qui se détachent du cœur (le fond) de l'artichaut. La
forme développée et proverbiale en était 'cœur d'artichaut, une feuille pour tout le
monde'»47.
•
L'expression jeter de la poudre au yeux de quelqu'un désigne le fait de « l'éblouir par
de fausses apparences »48.
43 Jouet (2004 : 62).
44 Rey et Chantreau (2009 : 906).
45 Ibid, p 86.
46 Jouet (2004 : 36).
47 Rey et Chantreau (2009 : 35).
48 Ibid, p 761.
30
•
Faire des ronds de jambes désigne les « manifestations de politesse exagérées pour
essayer de plaire. Nom d'une figure de danse, rond de jambe exprime la même idée de
politesse obséquieuse que les courbettes et les révérences »49.
•
Avoir (ou mettre) la puce à l'oreille signifie « avoir l'attention éveillée, se méfier, se
douter de quelque chose. Le sens de cette expression a beaucoup évolué. En effet du
XIIIème au XVIème siècle, 'mettre la puche en l'oreille' signifiait 'provoquer ou avoir
un désir amoureux' »50.
•
Faire des gorges chaudes de, sur quelque chose désigne le fait de « se moquer, de
faire de ce quelque chose un objet de plaisanterie ». L'origine de cette expression ne se
fait plus sentir aujourd'hui. Étymologiquement, « la gorge chaude désigne les petits
animaux vivants (rats, rongeurs) que l'on donne aux faucons. L'expression correspond
alors à 'se l'approprier' comme le faucon happe sa proie vivante quand on la lui
présente. Le glissement de sens n'est pas évident à cerner »51.
3.3 Hypothèses sur les résultats
Dans son article P.N Fournier (2010 : 95) observe que les expressions stéréotypées (ou
figées) se traduisent en langue étrangère par :
–
Une expression équivalente.
–
Un vocable unique traduisant globalement le sens de l'expression.
–
Une paraphrase52.
49 Rey et Chantreau (2009 : 809).
50 Ibid, p 776.
51 Ibid, p 468.
52 Selon le TLF, une paraphrase, au sens linguistique, est une : « Opération de reformulation aboutissant à un
énoncé contenant le même signifié (ou encore ayant une même structure profonde), mais dont le signifiant est
différent, notamment plus long (autrement dit, dont la structure de surface est différente).
31
C'est aussi ce que suggère S. Mejri (2008), en matière de traduction de séquences
figées. Il évoque la possibilité de recourir à un équivalent en langue d'arrivée. S'il n'y a pas de
solution dans le lexique, il suggère d'utiliser une paraphrase ou de « combler le déficit au
moyen d'autres outils qu'offrent la langue »53 (procédé d'intensité ou de modalité).
Je partirai de ces présupposés pour vérifier s'ils s'appliquent à l'interprétation des expressions
figées du français vers la LSF. J'observerai aussi, grâce à l'analyse du corpus, si d'autres
stratégies font surface.
3.4 Présentation des résultats
3.4.1
Quelques indications de lecture.
Sur les vingt expressions figées de mon corpus, seulement quatorze d'entre elles ont
été retenues pour l'analyse. Les résultats sont présentés sous forme de grille. Dans la première
ligne de chaque grille, on retrouve l'expression figée française qui a été énoncée aux
interprètes. Les lignes suivantes présentent la translitération des propositions d'interprétation
en LSF qu'ont fait les interprètes. Le séquençage de la phrase en LSF se fait par unité de sens,
que l'on note à chaque fois entre crochet (par exemple [gagne]). Par convention, dans une
translitération, les majuscules sont utilisées pour la notation des unités de sens entre crochets.
Ici, pour le confort de lecture, j'ai choisi une écriture en minuscule.
Certains éléments sont présentés entre parenthèses car ce ne sont pas des signes de la
LSF, mais des mouvements gestuels. Une notation différente était nécessaire pour les
distinguer. Ces mouvements gestuels sont signifiants pour l'expérience.
Les translitérations qui vont suivre sont assez simples. Par exemple, il ne sera pas
question ici de faire une analyse détaillée des pointages, des locus ou de l'adresse du regard.
Je ne présente dans les grilles que les éléments principaux qui m'ont permis d'étudier
l'interprétation des expressions figées.
Dans chaque grille, j'ai mis en évidence l'expression figée française surlignée en jaune. Dans
les lignes qui concernent les interprètes, j'ai surligné en bleu le(s) morceau(x) de séquence qui
corresponde(nt) à la traduction de l'expression figée française. Pour donner un exemple avec
53 Mejri (2008 : 249).
32
la première grille, les unités [sûr] sont surlignées en bleu car elles correspondent à la
traduction de l'expression « mettre sa main au feu ».
Ces codes de couleurs permettent de repérer d'un seul coup d'œil quels sont les éléments qui
correspondent à l'expression figée ou à son interprétation.
Certains commentaires sur la mimique ou sur la façon dont est réalisé le signe sont
précisés. Ils se situent directement sous la translitération du ou des signe(s) qu'ils concernent.
Si un phénomène s'applique à plusieurs signes, des tirets le spécifient dans la notation ( --- ).
Les prises de rôles54 sont aussi mentionnées dans les grilles. On les retrouve en mauve, et leur
indication est placée directement sous les signes qu'elles concernent (tout comme les
commentaires sur la mimique).
Pour la traduction de certaines expressions, les propositions des interprètes sont proches. Pour
d'autres, elles sont tout à fait éloignées. La présentation des résultats en deux temps met en
évidence ce phénomène.
3.4.2
Résultats proches
1) L'équipe d'Angleterre va gagner ce match de foot, j'en mettrais ma main au feu.
ILS 1 [équipe] [Angleterre] [match] [sûr] [gagne] [à mon avis] [sûr] [pi celui-ci]
ILS 2 [Angleterre] [équipe] [match] [pi celui-ci] [battre] [sûr] [sûr]
mimique plus importante sur le
second [sûr]
ILS 3 [foot] [match] [équipe] [Angleterre] [sûr] [réussir] [pratique] [peut]
ILS 4 [équipe] [Angleterre] [moi] [sûr] [pointage] [gagne] [va-va]
ILS 5 [moi] [sûr] [quoi] [équipe] [pi celui-ci] [foot] [sûr] [gagne] [sûr]
mimique plus importante
54 Lors d'une prise de rôle en LSF, le locuteur-signeur (ici l'interprète) entre dans la peau d'une autre personne
ou entité. Il s'agit d'une « incorporation du sujet dans le corps du signeur ». Ce phénomène peut s'étendre sur
une ou plusieurs phrases. (Cours Annie Risler, Linguistique de la LSF, 2009-2010, non édité.).
33
Pour la traduction de cette expression, les cinq interprètes ont fait le choix d'utiliser un
seul et même signe qui est [sûr]. Ce signe est répété plusieurs fois dans la phrase en LSF des
interprètes 1 et 5. Nous constatons que les interprètes 2 et 5 optent pour une expression du
visage plus marquée sur le second [sûr] en fin de phrase. L'utilisation de répétitions mais aussi
d'expressions du visage plus accentuées sont des marqueurs d'intensité.
2) Je dois avoir du sang bleu moi aussi vu que j'adore l'histoire de France.
ILS 1 [moi] [adore] [histoire] [France] [adore] [ça veut dire] [peut-être] [regard sur soi]
[sang dans les veines] [comme] [noble] [bleu] [noble] [expression] (mains vers
l'avant)
+ mimique hypothétique
ILS 2 [histoire] [France] [adore] [preuve] [touche] [moi-même] [prince] [touche] [avant
jusqu'à aujourd'hui] [sûr]
ILS 3 [sens]...hésitation avec une main sur l'avant bras...[sens] [avant] [origine]
[auparavant] [adore] [pi moi] [France] [pourquoi ?] [adore] [histoire] [France]
ILS 4 [moi] [aussi] [pense] [origine] [noble] [pourquoi?] [histoire] [France] [moi] [adore]
ILS 5 [moi] [adore] [histoire] [pays] [France] [moi] [adore] [sent] [en moi] [histoire]
[origine] [noble] [sûr]
L'interprète 1 accumule beaucoup d'éléments dans sa traduction et transcode
l'expression française car on retrouve le « sang » et le « bleu ». Il utilise aussi le signe
[expression] pour préciser qu'il traduit une expression française. En plus du transcodage, il
transmet aussi le sens de l'expression en partie puisque l'on retrouve le signe [noble].
Le sens de l'expression est un peu dévié dans la traduction de l'interprète 2 car « avoir du sang
bleu » signifie avoir des origines nobles. Ici, le signe [prince] est quelque peu éloigné du sens
du mot « noble ». Cet interprète réalise une paraphrase qui explicite le sens de l'expression,
même si celui-ci est dévié.
L'interprète 3 marque une hésitation en début de séquence, puis va directement au sens de
l'expression avec le signe [origine]. Mais il manque l'idée de noblesse. L'interprète 4 n'utilise
pas de procédé particulier, le sens est traduit directement, de façon complète. Il en va de
même pour l'interprète 5, qui rajoute le signe [sûr] en fin de traduction, comme pour donner
plus de poids à ce qu'il vient de traduire. Pour cette expression, la traduction des cinq
interprètes est proche.
34
3) Le sort des femmes battues, tout le monde s'en lave les mains.
ILS 1 [femme] [battue] [avenir] [son] [eux] [regards tournés vers elle] (deux coudes se lèvent)
+ mimique désintérêt total
+ secoue la tête
Prise de rôle
ILS 2 [femme] [battue] [eux] [désintérêt]
Prise de rôle
ILS 3 [femme] [battue] [là] [grand groupe] [désintérêt]
Prise de rôle
ILS 4 [femme] [coups de poing] [à mon avis] [tous] [s'en fout]
ILS 5 [femme] [battue] (deux mains secouées vers l'avant) [parcours] [des choses se passent]
[personnes] [désintérêt] [s'en fout]
Prise de rôle
Tous les interprètes, excepté l'interprète 2, utilisent une prise de rôle lors de la
traduction de l'expression figée. Les interprètes 2, 3 et 5 associent cette prise de rôle avec le
signe [désintérêt] ou [s'en fout]. L'interprète 5 cumule ces deux signes en fin de phrase en plus
de la prise de rôle. L'interprète 1, contrairement aux autres, n'utilise pas un signe lexical mais
fait passer l'idée de désintérêt grâce à son expression du visage et à un mouvement gestuel (il
lève les coudes). Il secoue aussi la tête et prend un air désintéressé, en accord avec le sens de
l'expression.
35
4) Mon frère m'a raconté une histoire à glacer le sang dans les veines.
ILS 1 [frère] [mon] [raconte] [histoire] [raconte] [écoute] [veines] [affreux] [crispé]
+ bouche ouverte
[tremble]
+ mimique très peur
ILS 2 [frère] [mon] [histoire] [raconte] [donne] [glace] (bouche ouverte)
ILS 3 [frère] [mon] [raconte] [histoire] [poils qui se dressent sur les bras]
+ mimique effrayée
ILS 4 [frère] [mon] [histoire] [raconte] [donne] [peur] [crispé]
ILS 5 [mon] [personne] [frère] [lui] [raconte] [histoire] [raconte] [donne] [jambes
flageolantes] [froid] [tremble][affreux]
Dans la séquence de l'interprète 1, on retrouve le signe [veine] tout comme le terme
utilisé dans l'expression française. Il n'effectue pas pour autant un transcodage complet de
l'expression. Il utilise ensuite des signes lexicaux, appuyés par une ouverture de bouche et
ensuite une mimique effrayée. Chez l'interprète 2, on retrouve le signe [glace] mais tout
comme l'interprète 1, il n'effectue pas un transcodage complet de l'expression. Le passage du
sens de l'expression française lui non plus n'est pas complet, car il manque la notion de peur
dans la version en LSF. Les interprètes 1 et 2 semblent avoir été influencés par un des termes
de l'expression française, sans pour autant basculer dans le transcodage complet.
Les interprètes 3, 4 et 5 utilisent des signes lexicaux. L'interprète 3 y ajoute une expression du
visage, mais je ne pense pas que cette expression soit plus marquée, du fait que l'interprète
traduise une expression figée. Si cet interprète avait eu à traduire simplement le terme de
« frayeur », il me semble qu'il aurait utilisé la même expression. Les locuteurs de la LSF
utilisent constamment les expressions du visage lorsqu'ils s'expriment car elles font parties de
la langue. Je ne parlerai ici que des expressions du visage réellement marquées, en rapport
avec la traduction des expressions figées.
L'interprète 5 utilise à nouveau une accumulation de signes en fin de phrase, afin de traduire
l'expression figée.
36
5) Face aux dettes accumulées depuis plusieurs mois, il s'est retrouvé dos au mur lorsque
l'huissier est venu chez lui.
ILS 1 [pointage] [dette, dette55] [petit à petit] [huissier] [vient vers moi] [bloqué]
+ mouvement recul
Prise de rôle
(mains en l'air)
+ mimique gênée
ILS 2 [pointage] [personne] [dette] [jusqu'à présent] [négatif, négatif] [mois, mois] [négatif,
négatif] [personne] [huissier] [arrive] [contrôle] [bloqué] (mains ouvertes face à soi)
+ mouvement
+ mimique
de recul
Prise de rôle 1
interloquée
Prise de rôle 2
ILS 3 [pointage] [personne] [homme] [dette] [depuis un moment] [ajoute, ajoute] [date] [Lucie]
[arrive] [lui] [bloqué]
ILS 4 [homme] [pi celui-ci] [par] [dettes] [jusqu'à présent] [date] [huissier] [frappe à la porte]
[ouvre la porte] (moulinets des bras) [bloqué] (petits mouvements des mains)
+ mimique gênée
+ mimique embarrassée
Prise de rôle
ILS 5 [personne] [lui] [pi précis] [quoi] [un mois] [deux mois] [trois mois] [depuis longtemps]
Prise de rôle 1
[dette, dette] [plus, plus] [se noie] [pi précis] [maison] [huissier] [entre] [lui] [bloqué]
+ mouvement
Prise de rôle 2
Prise de rôle 1'
(agitations des mains) [plus] [quoi] [peut pas]
de recul fort -------------------------------------------
NB : L'interprète 3 a entendu le nom « Lucie » au lieu de « l'huissier » lors de la captation
vidéo. Puisque ce malentendu ne posait pas de problème concernant l'observation de la traduction de
l'expression figée, je n'ai pas demandé à l'interprète de recommencer.
55 Cette notation sert à indiquer que l'interprète utilise le pluriel. Il répète plusieurs fois le signe, marque du
pluriel en LSF.
37
Les cinq interprètes utilisent tous le même signe [bloqué]. La proposition de
l'interprète 3 s'arrête là. Les quatre interprètes restant y adjoignent tous une prise de rôle et des
mouvements gestuels (mains en l'air, petits mouvements des mains, moulinets des bras)
comme pour figurer la panique de la personne qui se retrouve dos au mur.
On constate que les interprètes 1, 2 et 5 effectuent aussi un mouvement de recul du buste, ce
qui n'est pas sans rappeler l'image qu'évoque l'expression française. Le signe [bloqué]
s'effectue généralement avec un léger mouvement de recul, mais ici le mouvement est
clairement plus fort. Dans ce cas, on peut dire que la prise de rôle est marquée, car elle est
effectuée avec plus d'intensité. Ce phénomène est probablement dû à l'influence de la forme
française sur la forme en LSF.
On remarque que jusqu'ici, la réalisation de mouvements gestuels est souvent accompagnée
d'une mimique plus marquée. C'est le cas chez les interprètes 1, 2 et 4.
Pour cette expression figée, la plupart des interprètes a transmis l'image d'être dos au mur
dans leur traduction. L'image suggérée en français est la même que celle proposée en LSF.
6) Cet homme, c'est l'œil de Moscou, on ne peut pas lui faire confiance.
ILS 1 [homme] [pi celui-ci] [confiance] [impossible] [pourquoi?] [moi] [croit] [espion]
Prise
[écoute, écoute] [évolue de façon cachée] [pi typique]
de rôle
ILS 2 [homme] [personne] [pi celui-ci] [confiance] [ne peut plus] ….élision...
ILS 3 [pointage] [homme] [pi celui-ci] [sent] [espion] [confiance] [ne peut plus]
ILS 4 [homme] [pi celui-ci] [confiance] [ne peut plus] [par] [rumeur]
ILS 5 [homme] [pi celui-ci] [comme] [espion, espion] [lui] [confiance] [moi] [pas sûr]
[évite] [repousse]
L'interprète 2 ne traduit pas l'expression, car il ne la connaît pas. L'interprète 4 dévie le
sens de l'expression. Les interprètes 1, 3 et 5 traduisent l'expression par un unique signe :
[espion]. L'interprète 1 utilise une prise de rôle et explicite l'expression avec une paraphrase
([écoute, écoute] [évolue de façon cachée]).
38
7) Les médecins ne répondent jamais aux questions à moins de leur tirer les vers du nez.
ILS 1 [docteur] [lui] [moi] [question, question] [réponse] [jamais] [sauf] [pousse, pousse]
[tire quelque chose de quelqu'un] [répond] [soulagement]
+ mimique mécontente
ILS 2 [personne] [docteur] [question, question] [réponse] [jamais] [tire quelque chose de
quelqu'un] [répond] [enfin]
ILS 3 [docteur] [question, question] [répond] [jamais] [sauf] [tire quelque chose de
quelqu'un]
ILS 4 [médecin] [rencontre] [question, question] [répond] [jamais] [faut] [tire quelque chose
de quelqu'un]
ILS 5 [chaque fois] [pareil] [personne] [médecin] [question, question] [réponse] [jamais]
[incroyable] [faut] [dévie] [tire quelque chose de quelqu'un] [obligé]
Spontanément, nos cinq interprètes ont utilisé le même signe : [tire quelque chose de
quelqu'un], qui a ici un emploi verbal. Ils l'utilisent seul (interprète 3 et 4), ou ils y ajoutent un
autre signe (interprètes 1 et 5). Les interprètes 1 et 2 ajoutent à la fin de leur séquence la
notion de soulagement due à la réponse enfin obtenue. Ils signalent ainsi l'aboutissement de
l'action de « tirer les vers du nez à quelqu'un ».
Pouvons-nous considérer que ce signe verbal en LSF soit un équivalent à l'expression figée
française ? L'expression française évoque un mouvement d'extraction et on retrouve ce même
mouvement en LSF. En revanche le français parle du nez d'une personne, l'expression en LSF
n'évoque pas d'endroit précis. Peut-être pouvons-nous envisager que les interprètes réalisent
ici un calque en LSF de l'expression française. Mais la probabilité que les cinq interprètes
réalisent un même calque étant faible, je garderai l'hypothèse d'un rapport d'équivalence établi
entre l'expression française et sa traduction en LSF.
8) Ce n'est pas la peine d'insister, j'ai un bœuf sur la langue je ne dirai rien.
ILS 1 [me pousse, me pousse] [arrête] [pas la peine] [moi] [doigt sur la bouche] [bouche
fermée à clé] [c'est tout]
ILS 2 [insister] [pas la peine] [bouche cousue de haut en bas]
ILS 3 [me pousser] [pas la peine] [doigt sur la bouche] [peut] [doigt sur la bouche]
ILS 4 [me convaincre] [pas la peine] [moi] [doigt sur la bouche] (mains paumes en avant)
39
ILS 5 [m'appelle, m'appelle] [pas la peine] [me demande] [pas la peine] [moi] [secret]
[bouche cousue] [c'est fini]
L'expression « avoir un bœuf sur la langue » n'était connue d'aucun des cinq
interprètes. Le contexte entourant l'expression donnait quelques informations mais pas son
entière signification. De ce fait, personne n'a évoqué le sens exact de l'expression qui est d'être
payé pour son silence. Ayant en revanche bien saisi la notion de « devoir se taire », les cinq
interprètes ont tous utilisé des signes avec emplacement au niveau de la bouche. Certains
utilisent l'image de la bouche cousue (interprètes 2 et 5), d'autres le doigt sur la bouche pour
marquer le silence (interprètes 1, 3, 4). On remarque une accumulation de signes de la part de
trois interprètes (1, 3 et 5). Nous avons vu que ce procédé était un marqueur d'intensité. Seul
l'interprète 4 utilise un mouvement gestuel, mais je pense que ce mouvement est plus en
rapport avec la traduction de la séquence « ce n'est pas la peine d'insister » que la traduction
de l'expression en elle-même. En effet, les mains paumes en avant rappellent la gestuelle de
quelqu'un qui repousserait une autre personne.
3.4.3
Résultats éloignés
9) Si tu penses avoir ton bac sans réviser tu te mets le doigts dans l'œil.
ILS 1 [toi] [croit] [bac] [réussit] [avant] [révise] [sans] (index sous l'œil) (main droite en l'air)
mimique ++
+ secoue la tête d'un air
atterré
ILS 2 [bac] [réussit] [sans] (mains levées face à soi)
+ mimique de doute
ILS 3 [toi] [bac] [réussit] [mais] [avant] [révise] [sans]...hésitation...[erreur] [à toi]
ILS 4 [toi] [pense] [bac] [réussit] [révise] [étudie] [rien] (secoue la main) [rigole]
« oh la la »
ILS 5 [toi] [peut] [toi] [examen] [bac] [un peu] [doigts dans le nez] [en classe] [frais/détendu]
Prise de rôle
[non] [révise] [il faut] (mains levées paume vers le ciel)
40
Les propositions des interprètes sont ici plus variées. L'interprète 1 est influencé par la
forme de l'expression puisqu'en LSF, il place son index sous son œil, en y ajoutant une
mimique marquée. Il utilise ensuite un mouvement avec la main droite et secoue la tête, tel
une personne qui en menacerait une autre.
L'interprète 2 n'utilise pas de signe du lexique, il traduit à l'aide d'un mouvement gestuel et de
la mimique. Néanmoins, le sens de l'expression est dévié car il manque la notion de « se
tromper lourdement ». L'interprète 4 utilise aussi un mouvement gestuel en secouant la main.
Ce mouvement rappelle l'onomatopée française « ohlala ». Il utilise ensuite le signe [rigole].
Ces deux éléments mis côte à côte montrent que l'interprète dévie lui aussi le sens de
l'expression. Selon lui, l'expression suggèrerait qu'on se moque de quelqu'un.
L'interprète 3 est le seul à utiliser le signe [erreur]. Cet interprète, après hésitation,
n'utilise pas de figure de style et traduit uniquement le sens de l'expression.
L'interprète 5 traduit l'expression aussi par un mouvement gestuel, différent des deux autres
proposés. Ce qui est remarquable ici, c'est l'utilisation du signe [doigts dans le nez] qui n'a pas
vraiment lieu d'être, sauf si on envisage que l'interprète a été influencé par la forme de
l'expression. « Doigt dans l'œil » en français devient [doigts dans le nez] en LSF. Pourtant, ces
deux éléments ne partagent pas la même signification.
L'analyse des résultats met ici en avant le fait que les mouvements gestuels utilisés
évoquent des onomatopées. Si on applique ce principe à la LSF, il serait envisageable de
parler d'onomatopées gestuelles, ou d'onomatopées signées. Même si ces éléments ne font pas
partie du lexique de la LSF, leur présence récurrente dans la langue est indéniable.
41
10) On parle souvent de l'infidélité masculine mais je pense qu'en réalité le vrai problème des
hommes c'est qu'ils ont un cœur d'artichaut.
ILS 1 [souvent] [dit] [homme] [problème] [fidèle, fidèle] [pas assez] [à mon avis] [homme]
[problème] [ pi typique] [c'est quoi?] [cœur] [grand ouvert] [attrape, attrape] [besoin]
Prise de rôle
[pi typique]
ILS 2 [souvent] [situation] [affaire] [homme] [infidèle] [touche] [à mon avis] [devine] [plus]
[quoi?] [cœur] [dur] [pointage]
ILS 3 [souvent] [dit] [homme] [pi typique] [infidèle] [sur] [non] [problème] [leur] [quoi] [cœur]
[faible]
ILS 4 [souvent] [on me dit, on me dit] [oui] [homme] [fidèle] [pas] [etc] [à mon avis] [vient de]
Prise de rôle
[homme] [poils qui se dressent sur le bras] [timide] [trop]
ILS 5 [parle] [quoi] [parle] [souvent] [dit, dit] [personne] [homme] [pi typique] [infidèle] [pi
typique] [homme] [pas ça] [caractère] [à mon avis] [quoi] [homme] [au contraire]
[cœur]...hésitation...[fragile, fragile]
En ce qui concerne cette expression figée, tous les interprètes ont fait une erreur de
sens. Selon certains, l'expression signifie « avoir un cœur fragile » (interprètes 3 et 5), « avoir
le cœur dur » (interprète 2), « être émotif / timide » (interprète 4). Les interprètes m'ont par la
suite précisé qu'ils connaissaient l'expression mais pas sa signification réelle. L'observation de
cette grille est intéressante car on constate que les interprètes qui n'étaient pas sûrs du sens de
l'expression ont presque tous utilisé le signe [cœur]. Ils effectuent un transcodage partiel de
l'expression et tentent ensuite d'expliciter celle-ci avec un signe lexical ([dur], [fragile],
[faible], [grand ouvert]).
42
11) Il est inutile de jeter de la poudre aux yeux d'une femme le temps d'une soirée sachant que le
lendemain le charme sera retombé.
ILS 1 [soir] [femme] [attrape] [zoom autour de la tête] [(doigts qui volent au niveau des yeux
Prise de rôle 1
comme un scintillement)] [pas la peine] [faux] [pas la peine] [lendemain] [vrai] [flagrant]
Prise de rôle 2
ILS 2 [soir] [femme] [encourage] [s'exprime] [lance des flots de paroles] [pas la peine]
[pourquoi ?] [lendemain matin] [les paroles tombent] [lourd]
ILS 3 [femme] [soir] [femme] [attrape] [plein] [attrape] [sur] [rien] [disparu] [fini]
Prise de rôle
ILS 4 [date] [soir] [rentre] [femme] [(influencer quelqu'un au niveau des yeux)] [dit, dit]
Prise de rôle 1
[être influencé au niveau des yeux)] [pas la peine] [pourquoi?] [demain] [disparu]
Prise de rôle 2
ILS 5 [sent] [quoi] [personne] [femme] [rencontre] [soir] [comme] [donne, donne] [zoom, zoom]
Prise de rôle 1
[donne, donne] [trouble (au niveau des yeux)] [brillant au niveau des yeux] [pas la peine]
Prise de rôle 2
[demain] [réveil] [tout les deux] [regarde de haut en bas] [être blasé] [sûr]
Prise de rôle 3
L'expression traduite se manifeste en LSF par des scintillements, des troubles, des
éléments brillants qui gravitent devant les yeux de l'interprète. Les interprètes 1, 4 et 5 sont
en prise de rôle. L'expression figée influence l'emplacement de la réalisation des signes,
puisqu'ils sont pour la plupart réalisés près des yeux.
Chez l'interprète 3, le sens est un peu dévié car l'expression ne signifie pas « draguer
intensivement ». L'interprète 4 est le seul à utiliser une image sans rapport avec celle évoquée
en français. Il utilise un signe verbal ([lance des flots de paroles]) qui ne s'effectue pas au
niveau des yeux mais près de la bouche. Cette version semble être la plus proche de la
signification de l'expression française (cf. p 6).
43
12) Désolé de vous avoir vexé avec mon ton sec mais je n'ai pas l'habitude de faire des ronds de
jambes.
ILS 1 [désolé] [pointage] [vexe] [brutal] [moi] [pi moi] [(embobine)] [pas] [habitude] [moi]
Prise de rôle
ILS 2 [parle] [dit, dit] [pointage] [vexe] [ah bon ?] [désolé] [touche] [flots de paroles] [évolue de
façon cachée] [non]
ILS 3 [désolé] [récemment] [m'exprime] [direct] [habitude] [entourloupe] [pas] [habitude]
ILS 4 [désolé] [te donne] [vexe] [dit, dit] [direct] [pardon] [pi moi] [touche] [abuse de
Prise de rôle
quelqu'un] [entourloupe] [jamais]
ILS 5 [moi] [pardon] [dit] [sec] [net] [dit] [direct] [désolé] [donne] [choc] [moi] [pi typique] [dit]
[direct] [pi typique] [moi]
Concernant la proposition de l'interprète 1, je n'ai pas su déterminer s'il utilisait un
signe existant, ou un mouvement gestuel. C'est pour cette raison que dans la translitération j'ai
choisi un terme en le plaçant entre crochets et parenthèses. L'interprète réalise la configuration
du signe [dire] avec ses mains qu'il fait danser face à lui. L'interprète propose un effet de style
peu commun en LSF, pour rendre compte de l'expression française, mais le rendu est tout à
fait compréhensible. L'image qu'il propose en LSF est proche de celle évoquée en français,
puisqu'on retrouve ici la notion de danse, figurée par le mouvement des mains.
L'interprète 3 utilise le sens de l'expression, qu'il traduit à l'aide d'un signe verbal. Il donne
tout de même un effet de style à sa traduction car le signe utilisé est visiblement défigé. En
effet l'interprète réalise un mouvement beaucoup plus long et ample qu'habituellement.
L'interprète 4 va au sens, tout en utilisant une prise de rôle. Quant à l'interprète 5, il utilise le
principe de négation, souvent appliqué en interprétation. Lorsqu'un interprète entend une
séquence affirmative, il peut la traduire par une séquence négative de même sens, et
inversement. Ici, la séquence signifie que le locuteur ne se perd pas en politesses excessives et
l'interprète traduit par l'affirmation « je suis direct ». On remarque que l'interprète utilise à
nouveau la stratégie de la répétition à différents endroits de la phrase, afin d'intensifier sa
traduction.
44
13) Ce qui a mis la puce à l'oreille de ma mère, c'est d'avoir retrouvé du tabac sous mon lit.
ILS 1 [lit] [mon] [dessous] [ tabac] [maman] [trouve] [pensée] (doigts qui se frottent)
+ mimique suspicieuse
Prise de rôle
ILS 2 [lit] [mon] [dessous] [tabac] [dessous] [caché] [maman] [ma] [aperçoit] (doigts qui se
frottent) [sent] (doigts qui se frottent)
ILS 3 [maman] [au courant] [comment] [lit] [dessous] [cigarette] [tabac] [trouve]
ILS 4 [lit] [dessous] [là] [tabac] [tabac] [ça] [maman] [donne]...hésitation...[s'interroge]
Prise de rôle
ILS 5 [moi] [maman] [comprend] [pointage] [comment] [lit] [mon] [trouve] [dessous] [trouve]
[quoi] [cigarette] [tabac] [sous] [trouve] [maman] [pointage] [compris] [sens] [quelque
Prise de rôle
chose (doigts qui se frottent)]
+ mimique de quelqu'un qui a deviné quelque chose
L'interprète 3 dévie le sens de l'expression. Il la traduit à l'aide du signe [au courant].
La signification de l'expression étant « se douter de quelque chose », le signe choisi est un peu
trop fort.
L'interprète 2 exprime la notion de doute par le mouvement gestuel des doigts de la main qui
se frottent. Il rajoute le signe lexical [sent].
L'interprète 4, après hésitation, utilise le signe lexical [s'interroge], réalisé en prise de rôle.
Les interprètes 1 et 5 se servent aussi d'une prise de rôle et utilisent le même mouvement
gestuel que l'interprète 2 : les doigts d'une seule main qui se frottent les uns contre les autres.
Lors de la réalisation de ce mouvement gestuel, leur mimique est plus marquée. Juste avant de
produire ce mouvement, ils utilisent un ou plusieurs signes lexicaux relatifs à la pensée ou la
compréhension, comme pour introduire un contexte avant le mouvement gestuel.
45
14) Avec ces vagues de manifestations dans les rues, la France va encore faire les gorges chaudes
des médias du monde entier.
ILS 1 [rue] [manifestations] [sûr] [monde] [tous les regards se portent sur les manifestations]
Prise de rôle
[France] (mains en l'air face à soi) [rumeur, rumeur] (mains en l'air face à soi)
+ mimique inquiète ---------------------------------------------------------
ILS 2 [France] [encore] [manifestations] [résultat] [journal] [radio] [télévision] [etc] [tous les
Prise de rôle
regards tournés vers le France] [sûr]
ILS 3 [manifestations] [France] [entière] [manifestations] [monde] [voir] [médias] [diffuse]
ILS 4 [aujourd'hui] [donne] [rue] [manifestations] [grève] [sûr] [monde] [eux] [France] [tous les
regards tournés vers la France]
ILS 5 [ça veut dire] [dedans] [va va] [se moque] [pays] [France] [monde] [se moque] [pourquoi?]
[manifestation, manifestation] [répète, répète] [souvent] [monde] [se moque] [pays]
mimique ++
[France]
Seul l'interprète 5 traduit le sens juste de l'expression qui est « se moquer de ». Il
n'utilise pas de figure de style particulière. Il répète le signe [se moque] à trois endroits
différents dans la phrase. Il y ajoute une mimique plus marquée lors de la dernière répétition.
Les interprètes 2 et 4 traduisent presque de la même façon ([tous les regards tournés vers la
France]), l'un en prise de rôle, l'autre non. L'interprète 3 utilise un unique signe ([diffuse]),
mais il réalise une erreur de sens. L'interprète 1 effectue une longue prise de rôle, dans
laquelle il intègre des signes lexicaux, des mouvements gestuels, et une mimique plus
marquée. Il manque néanmoins le sens véritable de l'expression. Plusieurs interprètes ne
connaissaient pas le sens précis de « faire des gorges chaudes ».
46
3.4.4 Commentaires
Lors de la réalisation du corpus et des captations vidéos des interprètes, plusieurs
limites se sont imposées à moi. Tout d'abord, je ne donnais ni de préparation, ni de réelles
indications sur mon sujet de recherche aux interprètes, dans le but de ne pas influencer leurs
réponses. Malheureusement, ce procédé n'aidait pas les interprètes à démarrer la captation
dans des conditions optimales, car cette façon de faire les prenait un peu au dépourvu. De
plus, les interprètes ne sont pas habitués à traduire des séquences de vingt-cinq phrases
contenant des expressions figées. Ils me confiaient que dans un contexte où l'expression aurait
été noyée au milieu d'un discours long, ils l'auraient peut-être traduit autrement. C'est un fait à
prendre en compte dans l'observation des résultats.
Même si je ne mentionnais pas mon sujet de recherche, au bout de la troisième ou quatrième
séquence énoncée, les interprètes comprenaient rapidement que je portais mon attention sur
l'interprétation des expressions figées française. Se doutant du point observé, certains ont
peut-être quelque peu modifié leur façon de faire habituelle.
Certains interprètes ont aussi été gêné par la situation fictive d'interprétation, et de ne
pas savoir pour qui ils traduisaient. Comme nous l'avons vu précédemment, en fonction des
différents profils des personnes sourdes qui reçoivent la traduction, certains interprètes
attachent plus d'importance à traduire la forme de l'expression française ou non.
Une difficulté supplémentaire fut d'être la seule personne à analyser et découper les
vidéos. Parfois, je n'arrivais pas vraiment à distinguer si certains signes utilisés par les
interprètes étaient de l'ordre du signe lexical, du geste, ou autre. Il était aussi difficile de
savoir si certaines formulations en LSF pouvaient être considérées comme de réelles
expressions de la LSF, puisqu'au contraire du français, il n'existe pas de dictionnaire
compilant les expressions typiques de la LSF.
Toutes ces limites doivent être prises en compte afin d'aborder la présentation de mes
résultats tels qu'ils sont, un peu biaisés par les conditions de constitution du corpus.
47
Partie 4 : Observations réalisées grâce à l'étude du corpus
Dans cette partie, je présente une synthèse des procédés d'interprétation mis en
évidence grâce au corpus. Cette synthèse me permet d'introduire plusieurs observations,
réalisées à différents niveaux, toujours en lien avec l'interprétation des expressions figées, du
français vers la LSF.
4.1 ) Relevé des différentes techniques utilisées
L'étude du corpus a mis en évidence plusieurs éléments dans l'interprétation des
expressions figées. Voici une synthèse des différents constats que j'ai pu faire. Pour plus de
clarté, ces constats sont regroupés et présentés sous forme de liste. Ils ne sont pas classés par
ordre de valeur.
Dans mes hypothèses de résultats, je partais des constats de P.N Fournier et de S. Mejri.
Fournier observait que les expressions figées se traduisaient en langue étrangère par : une
expression équivalente, un vocable unique traduisant globalement le sens de l'expression, ou
une paraphrase. Mejri évoquait l'utilisation d'autres outils qu'offraient la langue d'arrivée, tels
des procédés d'intensité ou de modalité, afin de combler les déficits dûs à la traduction. On
retrouve ces procédés, utilisés par les interprètes, lors de la traduction des expressions figées
françaises vers la LSF.
•
Les constructions syntaxiques
Au regard de l'analyse de mon corpus, on peut constater que les interprètes ont traduit les
expressions figées à l'aide :
–
d'un seul signe lexical de la LSF traduisant globalement le sens de l'expression
(exemple : expression 9).
–
de constructions discursives libres en LSF, de type paraphrase, qui explicitent le sens
de l'expression (exemple : expression 2).
Dans ces deux cas, l'interprète transmet le sens de l'expression sans utiliser de figure de style
particulière.
48
•
Les procédés d'intensité
Les interprètes utilisent aussi des procédés d'accentuation de leur discours, des marqueurs
d'intensité comme :
–
La répétition d'un unique signe lexical. Elle est souvent associée à une expression du
visage plus marquée, généralement lors de la dernière répétition du signe (exemple :
expression 1).
–
Une accumulation de signes, qui est à différencier de la paraphrase car elle ne sert pas
à expliciter le sens.
–
Des signes défigés, réalisés avec un mouvement et/ou un rythme différent de leur
emploi lexical courant (exemple : expression 12).
Ces procédés peuvent être comparés à des effets de style.
•
Les équivalences
En ce qui concerne les équivalences dont parle Fournier, elles sont difficiles à établir de façon
stricte grâce à l'unique étude de ce corpus. On peut remarquer que pour la traduction de
l'expression 7 (tirer les vers du nez), nos cinq interprètes ont tous utilisé le même signe. Il
s'agit d'un signe à valeur verbale, réalisé à deux mains avec un mouvement d'extraction,
comme nous avons pu le voir précédemment. De part mon seul jugement, je ne peux me
permettre d'affirmer que ces deux séquences sont des équivalents stricts, mais simplement
constater le caractère identique de l'image qu'elles transmettent.
•
Les images suggérées
Ainsi, on remarque que les images suggérées peuvent être :
–
Identiques en français et en LSF.
–
Différentes en français et en LSF mais provoquant le même effet. Les interprètes ont
parfois recours à des formulations de style originales, comme pour l'expression « faire
des ronds de jambes » ou « jeter la poudre aux yeux ».
•
Les mouvements gestuels
J'ai relevé de nombreuses fois l'utilisation de mouvements gestuels, aussi associée à une
expression marquée du visage, lors de la traduction des expressions figées. Je reviendrai sur
ce phénomène un peu plus loin.
49
•
Le sens dévié ou incomplet
Parfois, l'interprète pense connaître l'expression mais il lui accorde un sens qui n'est pas
exactement le sien. De ce fait, le sens est dévié ou incomplet dans la traduction en langue
d'arrivée. Lorsque l'interprète ne connaît pas du tout le sens de l'expression et qu'il ne le
devine pas grâce au contexte, on assiste à une élision de l'expression (exemple : expression 6).
•
Influence de l'expression française sur la forme traduite
La forme de l'expression française peut influencer l'interprète sur différents points :
–
Parfois, on retrouve un des termes de l'expression française dans la traduction de
l'interprète, sans que cela ne soit réellement nécessaire. L'expression influence le choix
du vocabulaire en LSF. L'interprète réalise ainsi un transcodage partiel de l'expression
française (exemple : expression 3).
–
L'interprète peut aussi réaliser un transcodage complet de l'expression. Il introduit son
transcodage à l'aide du signe [expression] en LSF. Il lui arrive parfois, à la suite du
transcodage, de réaliser une explicitation de l'expression.
–
L'image évoquée par l'expression française peut être reprise à l'identique en LSF, sans
pour autant avoir recours à un transcodage. Avec la traduction de l'expression 5,
plusieurs interprètes proposent une séquence en LSF évoquant la même image qu'en
français (« avoir le dos au mur »). On peut évoquer ici un effet de calque du français
vers la LSF.
–
On retrouve également l'influence de l'expression française sur l'emplacement d'un
signe ou d'une séquence en LSF, dans la traduction de l'interprète. J'aborderai en détail
ce point plus loin.
•
Les prises de rôle
Dans les résultats, on remarque la présence de nombreuses prises de rôle utilisées lors de la
traduction des expressions figées. Ce constat n'est pas très étonnant car les prises de rôles sont
omniprésentes en LSF. Une prise de rôle correspond à l'incorporation du sujet dans le corps
du signeur, ainsi le signeur peut exprimer le point de vue de quelqu'un d'autre.
Les interprètes ont souvent recours aux prises de rôles. Ils peuvent les utiliser pour exprimer
des idées complexes, difficiles à traduire.
Pouvoir se fondre dans le corps d'un ou plusieurs sujet(s) d'une séquence permettrait de
50
pouvoir formuler des idées plus rapidement et facilement, en comparaison avec l'utilisation
d'une longue paraphrase.
Les expressions figées sont difficiles à traduire et les interprètes ont souvent recours aux
prises de rôle afin d'y parvenir.
A l'aide de l'analyse de l'expression 5 (être dos au mur), j'ai remarqué que les interprètes
utilisaient une prise de rôle plus marquée, afin de la traduire en LSF. Les prises de rôle
impliquent généralement une plus forte implication du buste (rotation, engagement, recul) et
une rupture de l'adresse du regard. Si on s'intéresse au mouvement du buste lors de la prise de
rôle au sein de la traduction de l'expression 5, la plupart des interprètes ont utilisé un
mouvement de recul du buste très amplifié. Pour expliquer ce phénomène, j'ai évoqué
l'influence de l'image de l'expression française, que l'on retrouve ainsi en LSF. Néanmoins,
dans ce cas précis, la prise de rôle se retrouve marquée grâce à ce mouvement de recul
nettement plus fort qu'il peut l'être habituellement.
Tous ces éléments présentés ici ne sont pas toujours utilisés de manière isolée, lors de
la traduction d'une expression figée française en LSF. Ils sont, au contraire, très souvent
corrélés les uns aux autres.
A présent, je vais aborder plusieurs constats qui ont été faits grâce à l'étude de corpus et que je
souhaite expliciter plus en détail.
4.2 Observations au niveau de la langue
4.2.1
La place des mouvements gestuels
La langue des signes est une langue dans laquelle le corps est très présent. Pour autant,
elle ne doit pas être considérée comme une langue gestuelle. Le « signe » de la langue des
signes, est une unité de référence porteuse de sens, composée d'un signifiant et d'un signifié.
Ce qui n'est pas le cas du geste. Il faut ainsi distinguer le signe manuel du gestuel56.
56 Cours Annie Risler, Linguistique de la LSF, 2009-2010, non édité.
51
Les interprètes, tout comme n'importe quel locuteur, ne sont pas dans l'obligation d'utiliser
uniquement des signes de la LSF. Ils peuvent se servir de mouvements gestuels, comme ils
l'ont fait de nombreuses fois pour traduire les expressions figées.
On remarque que ces mouvements gestuels sont toujours introduits par une réelle séquence de
la LSF. Ils ne sont pas réalisés de but en blanc. Dans le corpus, on les retrouve généralement
en milieu ou en fin d'une séquence et ils sont toujours associés à une mimique plus marquée.
Les interprètes les utilisent très fréquemment dans les prises de rôle.
L'étude de corpus met donc en évidence le fait que l'on retrouve de façon régulière des
mouvements gestuels dans la traduction des expressions figées. Ces mouvements peuvent être
comparés à des interjections. D'après le TLF57 informatisé, une interjection est un « mot
invariable, autonome, inséré dans le discours pour exprimer, d'une manière vive, une émotion,
un sentiment, une sensation, un ordre, un appel, pour décrire un bruit, un cri ». Les
interjections peuvent être de formes nombreuses, telles des cris, des onomatopées, des
substantifs, des verbes, etc. Les mouvements gestuels que j'ai relevé pouvent rappeler des
interjections comme « ohlala », « voyons! » (expression 9, ILS 4 et 5), « bof » (expression 3,
ILS 1), «oh! » (expression 4, ILS 2), et c'est pour cette raison que j'établis cette comparaison.
Pour autant des recherches plus poussées seraient nécessaires pour approfondir cette
réflexion.
De la même façon, j'ai constaté que les interprètes utilisaient à plusieurs reprises des
mouvements gestuels lors de la traduction des expressions figées, mais je ne peux établir une
généralité basée sur cette seule expérimentation.
4.2.2
L'influence de l'expression française sur l'espace en LSF :
l'emplacement des signes.
Nous avons vu que la forme de l'expression française pouvait influencer les interprètes
sur certains points, comme le choix de certains vocables. L'expression figée en rapport avec
une partie du corps peut aussi influencer l'interprète à réaliser un signe (ou mouvement) sur
un emplacement en relation avec la partie du corps évoquée en français.
Pour rappel l'emplacement fait partie des paramètres utilisés pour décrire un signe. Il désigne
57 Trésor de la langue française.
52
la position du signe par rapport au signeur. Les signes peuvent être réalisés dans l'espace de
signation ou sur le corps du signeur.
Pour démontrer ce phénomène, j'ai choisis deux exemples.
Lors de l'interprétation de l'expression 9 (jeter de la poudre aux yeux), les interprètes ont
presque tous choisi un signe lexical, ou un mouvement gestuel, réalisé près des yeux. Dans
leur traduction, l'emplacement de réalisation du signe semble avoir une importance plus
grande que le signe (ou mouvement) en lui-même, pour transmettre le sens de l'expression
figée.
Pour la traduction de l'expression 10 (avoir un cœur d'artichaut), plusieurs interprètes ont
réalisé certains signes ([fragile], [faible]) sur un emplacement près du cœur, alors que ces
signes auraient pu être réalisés dans l'espace neutre, c'est-à-dire face au corps de l'interprète.
La traduction des expressions figées françaises, en relation avec les parties du corps, ne
contraint pas l'interprète à utiliser automatiquement une désignation en LSF de la partie du
corps évoquée. En effet, aucune désignation de type pointage systématique n'a été mise en
évidence dans toutes les propositions de traduction.
Mais, je constate, avec l'analyse des expressions 9 et 10, que les interprètes peuvent tout de
même faire référence à la partie du corps évoquée en français dans leur traduction en LSF.
Pour ce faire, ils utilisent un pointage de la zone ou de l'élément en question. Ou encore, la
relation avec la partie du corps peut être simplement suggérée par l'emplacement de
réalisation du ou des signe(s).
4.3 ) Observation au niveau de l'interprétation.
4.3.1
Effort et compréhension
Il est admis qu'un interprète réalise une meilleure prestation lorsqu'il connaît bien le
sujet abordé lors de la situation d'interprétation, que lorsqu'il n'en a pas du tout idée. Si
l'interprète connaît le sujet, ses efforts en terme de compréhension sont moindre, et il peut
concentrer son énergie sur les autres étapes du processus d'interprétation (cf. 2.2). En effet,
selon les différentes situations et/ou discours entendus, l'interprète module lui-même ses
53
efforts. Daniel Gile (1985) développe un modèle qui s'appuie sur les efforts en interprétation.
Il démontre que l'interprète est en équilibre constant entre trois efforts58 :
1) L’effort d’écoute et d’analyse défini comme l’ensemble des activités mentales
consacrée à la perception du discours et à sa compréhension. Il s’accentue quand
augmentent la densité informationnelle du discours ou sa technicité, quand se
dégradent les conditions d’écoute, quand le langage de l’orateur s’écarte de la norme ;
2) L'effort de production est l’effort que fait l’interprète pour donner une forme
linguistique aux informations à restituer. Cet effort augmente notamment pendant les
pauses d’hésitation tactiques qui servent à choisir les structures de la phrases et les
mots, et baisse quand il y a automatisme verbal ;
3) L'effort de mémoire qui intervient quand un élément d'information n'est restitué
qu'après un délai plus ou moins long après sa réception, pour des raisons tactiques
(l'interprète attend de bien comprendre l'orateur avant de restituer l'information) ou
linguistiques.
Lorsqu'un interprète met plus d'effort sur l'écoute, l'analyse du discours et donc sa
compréhension, il peut moins se concentrer sur les deux autres efforts. Ce phénomène peut
entraîner des élisions ou des déviations du sens dans la langue d'arrivée. C'est ce qui est arrivé
à plusieurs reprises aux interprètes lors de la traduction des séquences proposées dans le
corpus. La difficulté supplémentaire réside dans le fait qu'il est très difficile de dégager le sens
d'une expression figée à partir des éléments qui la composent. Les interprètes peuvent s'aider
du contexte, mais celui-ci n'est pas toujours suffisant. Afin de transmettre le sens exact et
complet d'une expression figée, il vaut mieux la connaître auparavant.
4.3.2
L'espace de liberté de l'interprète
Les interprètes respectent des principes et des stratégies qui régissent leur pratique.
Pourtant, chaque interprète en activité réalise des choix à titre personnel. L'interprète possède
une liberté individuelle, qui s'accorde avec le respect des normes. Selon M. Lederer, certains
des choix du traducteur « répondent à des habitudes langagières qui lui sont propres :
prédilection pour certains mots, pour certaines tournures, choix d'un style qui cadre avec le
58 Gile (1985 : 44).
54
style de l'auteur sans en imiter servilement les formes ».59 Ces remarques concernent les
traducteurs et s'appliquent aussi aux interprètes.
De ce fait, il est difficile d'établir des généralités applicables à tous les interprètes. Dans le
cadre de notre étude de corpus, on remarque facilement qu'aucun interprète ne traduit une
séquence de la même façon que son collègue.
En ce qui concerne l'interprétation des expressions figées du français vers la LSF, différents
profils apparaissent chez nos cinq interprètes. Certains accordent une importance quasiment
unique au sens et ne cherchent pas vraiment à transmettre de forme particulière. D'autres vont
d'avantage axer leur traduction sur des transcodages. Ou encore, certains vont choisir de
traduire avec une figure de style particulière, afin de provoquer un effet similaire en langue de
départ et en langue d'arrivée.
Avec cette expérience, des stratégies interprétatives ont été dégagées. Le but n'était pas ici
d'établir les profils de plusieurs interprètes, mais en conclusion, je me dois de mentionner qu'il
existe plusieurs façons de faire, en fonction de chaque individu.
Les expressions figées font partie d'une langue, de son génie. Selon Lederer (1994), le
génie de la langue réfère à son idiomacité, sa façon d'être structurée par des règles écrites,
mais aussi non écrites. Ces dernières sont intuitives pour le locuteur d'une langue, qui saura
ainsi repérer si telles ou telles séquences sont considérées comme acceptables. L'interprète
prête attention à respecter le génie de ses langues de travail, afin que ses prestations soient de
bonne qualité. Toujours d'après M. Lederer :
Comme tout sujet parlant, l'auteur s'exprime en avançant les mots qui font comprendre
ses idées – il appartient au traducteur de faire de même, de formuler dans sa propre
langue et selon son propre talent les idées qu'il doit faire comprendre et les sentiments
qu'il doit faire ressentir. Un texte écrit dans une langue conforme à son « génie »
appelle dans l'autre langue un texte écrit lui-aussi dans son génie. 60
Lederer évoque ici la traduction écrite, mais le dernier principe évoqué est tout aussi
applicable en ce qui concerne l'interprétation. Un discours prononcé dans une langue
conforme à son « génie » appelle dans l'autre langue un discours prononcé lui-aussi dans son
59 Lederer (1994 : 63-64).
60 Ibid.
55
génie.
L'interprétation des expressions figées est problématique, mais aucun interprète ne semble
abdiquer face à elle. Les interprètes ont développé de nombreuses stratégies afin de ne pas
être pris au piège des expressions figées. A chacun de les utiliser comme il l'entend, dans le
respect de l'intention du locuteur et de la langue d'arrivée (dans sa généralité).
4.4 ) Qu'en-est-il des expressions figées en Langue des Signes
Française ?
Comme perspective de continuité de ce mémoire, je souhaite rapprocher les
expressions figées françaises aux expressions « Pi-sourde » de la LSF.
« Pi-sourd » désigne en LSF ce qui est propre au sourd, c'est-à-dire à leur langue, leur culture,
leur histoire. Ainsi une expression « Pi-sourde » est une expression qui appartient à la LSF et
qui est représentative de la culture sourde. Il n'existe pas de réelle définition linguistique de
ces expressions, contrairement aux expressions figées françaises (cf. partie 1).
On remarque que la notion de culture est prégnante dans la définition des expressions « Pisourde », c'est même pour ainsi dire leur seul trait de définition. Cette définition est très
restreinte car les expressions constitutives d'une langue ne peuvent être uniquement
envisagées sous leur seul angle culturel.
Même si les expressions « Pi-sourde » n'ont pas de définition, ni de critères officiels, leur
importante présence dans la Langue des Signes est reconnue. J'ai cherché dans ce mémoire, à
voir s'il existait des équivalences entre les expressions figées du français et des séquences en
LSF. Il s'avère que peu d'équivalences ont été mises à jour. Les interprètes interrogés évoquent
qu'il est possible parfois de traduire une expression française par une expression « Pisourde ». Un exemple m'a été cité : en LSF, la séquence [avoir un poil dans la main] est
l'équivalent de l'expression française « avoir un poil dans la main ». Mais encore faut-il savoir
quelle réalité couvre vraiment le terme « Pi-sourd », avant de pouvoir prétendre établir une
équivalence entre ces deux séquences.
56
Je pense qu'il serait intéressant d'observer si ces expressions « Pi-sourde » peuvent être
considérées comme figées ou non. Pour ce faire, une définition du figement en LSF devrait
d'abord être spécifiée.
57
Conclusion
Dans la première partie, nous avons vu que les expressions figées étaient une des
multiples formes que peut revêtir le figement lexical. Le figement est une notion difficile à
définir d'une unique façon, mais son omniprésence dans la langue est incontestable. Les
expressions figées sont fortement contraintes, ce qui entraîne des difficultés lorsqu'il s'agit de
les traduire.
Dans la deuxième partie, nous avons observé que les interprètes attachaient une très forte
importance à traduire le sens d'un discours, quoi qu'il arrive. La forme du discours n'est pas
leur priorité. En ce qui concerne l'interprétation des expressions figées, nous avons vu qu'elles
sont généralement utilisées comme un réflexe par le locuteur plutôt que de façon consciente.
Les interprètes interrogés admettent qu'ils essayent de transmettre la forme d'une expression
figée en langue d'arrivée uniquement s'ils ressentent la volonté du locuteur de mettre l'accent
sur la forme de ses propos.
Néanmoins, lors de l'activité de traduction, l'interprète est déjà très concentré. Détecter
l'intention du locuteur sur le seul point des expressions figées est parfois un exercice difficile.
Nous avons constaté, dans la troisième partie, que pour traduire les expressions figées, les
interprètes LSF / français disposent de plusieurs techniques qu'ils appliquent différemment.
Plusieurs d'entres elles ont été relevées grâce à l'étude du corpus, telle l'utilisation de la
paraphrase, de procédés d'accentuation ou d'intensité. Certaines stratégies seront sollicitées
lorsque l'interprète décide de traduire uniquement le sens. D'autres stratégies, plus efficaces, le
seront lorsqu'il souhaite donner une forme particulière au discours. Les avis sur la façon de
traduire les expressions figées différent, ce qui entraîne des variations dans l'utilisation des
stratégies interprétatives.
Dans la quatrième et dernière partie, nous avons remarqué que même si l'interprète
s'affranchit généralement du discours de départ, celui-ci exerce des influences de plusieurs
natures sur sa façon de traduire. Les expressions figées influencent l'interprète par exemple
dans le choix du vocabulaire, l'emplacement de réalisation des signes. Leur forme particulière
peut amener l'interprète à utiliser des transcodages, mais peu d'entre eux ont été relevés ici.
58
Ainsi il s'avère que malgré les difficultés rencontrées lors de la traduction des expressions
figées, les interprètes possèdent de nombreuses ressources qu'ils utilisent comme ils le
pensent, ou peuvent. Quant à la question de prévaloir la forme ou le sens en traduction, Jean
Darbelnet indique :
[…] que la seule chose qui compte est de traduire exactement, c'est-à-dire en respectant
d'une part le sens et la tonalité de l'original, et d'autre part, l'intégrité de la langue
d'arrivée sous le rapport de la structure, du génie, des images et des faits de culture. 61
Chaque interprète disposant d'un certain espace de liberté, il est difficile d'établir des
généralités en ce qui les concernent. En revanche, il est possible d'établir plusieurs points
communs, c'est ce que j'ai tenté de faire ici sur le thème de l'interprétation des expressions
figées.
61 Darbelnet (1970 : 94).
59
BIBLIOGRAPHIE
Ouvrages :
BERNARD A. ENCREVE F & JEGGLI F. (2007), L’interprétation en langue des signes,
Paris, PUF.
GROSS G. (1996), Les expressions figées en français, Paris, Ophrys.
JOUET J. (2004), « A bouche que veux-tu » : le corps dans les expressions de la langue
française, Paris, Larousse.
LEDERER M. (1994), La traduction aujourd'hui, Le modèle interprétatif, Paris, Hachette
FLE.
REY A. et CHANTREAU S. (2009), Le Robert, Dictionnaire d'expressions et locutions, ville,
Collection les Usuels
SELESKOVITCH D. et LEDERER M. (2001), Interpréter pour traduire, Paris, coll.
Traductologie, Ed. Didier érudition.
Articles
DARBELNET Jean (1970), Traduction littérale ou traduction libre ?, Meta : Journal des
traducteurs, Volume 15, numéro 2, pp. 88-94.
FOURNIER Phi Nga (2010), Le stéréotype dans le lexique, Synergies, Pays riverains du
Mekong, n°1, pp 85-99.
GILE Daniel (1985), Le modèle d’efforts et l’équilibre d’interprétation en interprétation
simultanée, Meta : journal des traducteurs, Volume 30, numéro 1, pp. 44-48.
MEJRI Salah (2000), Traduction, poésie, figement et jeux de mots, Meta : journal des
traducteurs, Volume 45, numéro 3, p 412–423.
60
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MEJRI Salah (2008), Figement et traduction : problématique générale, Meta : journal des
traducteurs, Volume 53, numéro 2, p. 244-252.
RISLER Annie (2006), La simultanéité dans les signes processifs, Glottopol, numéro 7, pp
53-71.
Travaux universitaires
Mémoire
TOLIAN E. (2008), L'interprète face aux « expressions idiomatiques » dans le passage de
langue de la LSF vers le français.
Thèse
SVENSSON M.H (2004), Critères de figement, l'identification des expressions figées en
français contemporain, Umea Universitet.
61
ANNEXES
62
ANNEXE 1
Liste des séquences figées pour le corpus
1. « Mettre sa main au feu » = être certain de quelque chose.
L'équipe d'Angleterre va gagner ce match de foot, j'en mettrai ma main au feu.
2. « Les murs ont des oreilles » = on risque d'être écouté.
Dans cette entreprise, il faut toujours faire attention à ce qu'on dit car les murs ont des
oreilles.
3. « Se mettre le doigt dans l'oeil » = se tromper lourdement.
Si tu penses avoir ton bac sans réviser, tu te mets le doigt dans l'oeil.
4. « Tête de turc » = victime de brimade permanente.
Mon fils est la tête de Turc de son école.
5. « Avoir du sang bleu » = être d'origine noble.
Je dois avoir du sang bleu moi aussi vu que j'adore l'histoire de France.
6. Phrase neutre : doigts
Il a perdu deux doigts après un accident du travail.
7. « Avoir un cœur d'artichaut » = avoir un cœur inconstant, tomber souvent amoureux.
On parle souvent de l'infidélité masculine mais je pense qu'en réalité le problème des
hommes, c'est qu'ils ont un coeur d'artichaut.
8. « S'en laver les mains » = dégager sa responsabilité.
Le sort des femmes battues, tout le monde s'en lave les mains.
9. « Jeter de la poudre aux yeux » = éblouir par de fausses apparences.
Il est inutile de jeter de la poudre aux yeux d'une femme le temps d'une soirée sachant que le
lendemain le charme sera retombé.
10. Phrase neutre : coude
Le vélo c'est dangereux, je me suis cassé le coude en tombant.
11. « Glacer le sang dans les veines » = terrifier.
Mon frère m'a raconté une histoire à glacer le sang dans les veines.
12. « Faire des ronds de jambes » = faire des politesses excessives.
Désolé de vous avoir vexé par mon ton sec mais je n'ai pas l'habitude de faire des ronds de
jambes.
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ANNEXE 1 (suite)
13. « Avoir la puce à l'oreille » = se douter de quelque chose.
Ce qui a mis la puce à l'oreille de ma mère, c'est d'avoir retrouvé du tabac sous mon lit.
14. « Être dos au mur » = être obligé de faire face.
Face aux dettes accumulées depuis plusieurs mois, il s'est retrouvé dos au mur lorsque
l'huissier est venu chez lui.
15. Phrase neutre : ventre
Si je ne rentre pas mon ventre, je ne peux plus porter ce pantalon
16. « Avoir des bleus à l'âme » = avoir des traces immatérielles des mauvais coups du sort.
Depuis que j'ai vu ma maison brûler, j'ai des bleus à l'âme que je garderai toute ma vie.
17. « L'oeil de Moscou » = Espion qui observe et qui communique ses informations.
Cet homme, c'est l'oeil de Moscou. On ne peut pas lui faire confiance.
18. « Tirer les vers du nez à quelqu'un » = faire parler, questionner habilement.
Les médecins ne répondent jamais aux questions à moins de leur tirer les vers du nez.
19. « Avoir un bœuf sur la langue » = tenir sa langue, ne pas dévoiler un secret, avoir reçu
de l'argent pour garder un secret.
Ce n'est pas la peine d'insister, j'ai un bœuf sur la langue, je ne dirai rien.
20. Phrase neutre : oreilles
Ma cousine s'est faite percer les oreilles il y a deux semaines.
21. Phrase neutre
Avant cette opération, je dois passer un scanner de la tête.
22. « Faire des gorges chaudes » = se moquer de.
Avec ces vagues de manifestations dans les rues, la France va encore faire les gorges chaudes
des médias du monde entier.
23. « Avoir quelqu'un dans la peau » = le corps de celui qui aime tend à devenir le corps
de l'être aimé.
Je l'ai vraiment dans la peau, je pense à lui jour et nuit.
24. « Ne pas bouger le petit doigt » = ne pas ébaucher le moindre geste pour intervenir.
Hier, j'ai été victime d'une agression dans le métro et parmi tous les gens présents dans la
rame, personne n'a bouger le petit doigt.
25. « Avoir un œil au beurre noir » = avoir un coquart.
En pratiquant un sport de combat, j'ai hérité plusieurs fois d'un bel œil au beurre noir.
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ANNEXE 2
Fil conducteur pour les entretiens avec les interprètes
1) Présenter mon sujet : L'interprétation de séquences figées du Français vers la Langue
des Signes Française. Le cas des expressions figées françaises relatives au corps
humain.
2) Questions :
Générales :
–
Connaissiez-vous toutes les expressions du corpus ?
–
Connaissiez-vous les significations précises des expressions (montrer la liste de
séquence pour vérifier)?
–
Quel est votre sentiment lorsque vous arrive une expression figée en interprétation
vers la Langue des Signes ? Sentiment plutôt positif (plaisir, amusement, défi à
relever, etc) ou négatif (difficulté, stress, etc) ?
–
Êtes-vous généralement satisfait de la formulation que vous trouvez en LSF ?
–
A quelle fréquence rencontrez-vous ces expressions ?
Techniques :
–
Utilisez-vous votre stratégie habituelle d'interprétation vers la LSF ou avez-vous
l'impression de faire quelque chose en plus pour ces expressions figées ?
–
Trouve-t on facilement des équivalents ? Des expressions pi-sourdes ?
–
Lorsque vous entendez une formule imagée, vous attachez vous à trouver une formule
tout aussi imagée en LSF ?
–
Avez-vous l'impression d'intensifier vos expressions du visage ?
3) Commentaires libres
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