Jean-Paul Sartre et le Printemps de Prague
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Jean-Paul Sartre et le Printemps de Prague
dossier LE PRINTEMPS DE PRAGUE par Florence Grandsenne* Jean-Paul Sartre et le Printemps de Prague 1960, Jean-Paul Sartre traverse une période de relatif déclin, son influence idéologique étant largement concurrencée par celle du structuralisme, en pleine ascension. Mais le mouvement de Mai 1968 lui remet le pied à l’étrier et il revient en force sur le devant de la scène intellectuelle française. Ainsi, lorsque les tanks soviétiques envahisssent Prague, il prend la tête de la mobilisation et multiplie les initiatives. Ses premières interventions, en 1968 et 1969, sont brèves, visant essentiellement à donner au mouvement un brevet de marxisme, ce que ne lui accorde pas sa revue, les Temps Modernes. Lors de son interview le 24 août à Paese Sera, il affirme ainsi le caractère « strictement marxiste » de l’expérience tchèque, puis déclare le 27 août: « Le modèle qui était en train d’être développé dans le nouveau cours tchécoslovaque peut, par ailleurs, attirer beaucoup d’hommes. En ce sens, Prague, outre qu’il s’agit du plus haut témoignage en faveur de la civilisation socialiste, est un espoir ». C’est la même analyse qu’il défend lorsqu’il se rend en Tchécoslovaquie en novembre 1969, répondant à l’invitation d’intellectuels avec lesquels il a noué des liens d’amitié, Antonin Liehm, son traducteur, et l’écrivain slovaque Ladislav Mnacko. Il assiste à la première des Mouches et témoigne de son soutien au mouvement, réitérant l’affirmation selon laquelle celui-ci fut « strictement marxiste » et pouvait donc servir de modèle à « une formule plus évoluée du socialisme, révélant son essence démocratique ». Ce n’est qu’au début de l’année 1970 qu’il fait une analyse plus approfondie du Printemps de Prague par le biais de la préface écrite pour le livre d’Antonin Liehm, Trois générations. Il centre ce texte sur le thème de l’aliénation des hommes en Tchécoslovaquie –s’inspirant des écrits de Karel Kocik et Milan Kundera–, aliénation A * U DÉBUT DES ANNÉES Florence GRANDSENNE est agrégée d’histoire. N° 34 55 HISTOIRE & LIBERTÉ qu’il impute non au socialisme mais au fait que celui-ci a été « octroyé » par l’URSS. En effet, si Sartre continue en 1970 à justifier le stalinisme soviétique –la réponse « nécessaire en ce lieu, dans cette conjoncture »– il condamne en revanche l’exportation d’« un socialisme prêt-à-porter », à l’origine selon lui du « processus de minéralisation des hommes et de la société » qui a envahi le pays. Tout au long de ce qui ressemble à long monologue intérieur, Sartre, qui nous renseigne plus sur lui-même que sur le mouvement tchécoslovaque, s’interroge sur le socialisme, qu’il n’appelle jamais par son nom mais définit sous le terme de « la Chose », marquant ainsi sa difficulté à s’affronter au compagnon permanent de son itinéraire politique. Car c’est bien sur son propre itinéraire qu’il revient lorsque, sous couvert d’analyser les aveux des victimes des purges des années 1950, il met à jour les éléments de la complicité des intellectuels avec le régime. Sartre l’explique par leur vulnérabilité: culpabilisés par leur situation sociale, effrayés par la peur d’être coupés du peuple et donc de sombrer dans ce qu’il appelle « une ignoble solitude », les intellectuels tchécoslovaques, écrivait Sartre, ont accepté « de se laisser traiter, et de se traiter euxmêmes, en choses et en coupables », sans faire confiance aux « protestations de leur simple bon sens » contre ce qui leur était imposé, craignant qu’elles soient « le résidu d’une idéologie bourgeoise ». Cette prise de conscience de son propre comportement – bien qu’il n’y fasse jamais allusion – est sans doute rendue possible par sa rupture avec le PCF en Mai 1968, après des années de compagnonnage souvent haineux. Mais il devient alors compagnon de route des maoïstes, et c’est auprès de ceux-ci qu’il mène ses luttes politiques après 1968, toujours marxiste, et toujours révolutionnaire. Il résiste en effet longtemps au courant intellectuel antitotalitaire des années 1970 né des échecs du communisme dans le Tiers-monde et de la découverte de la pensée de Soljenitsyne, et ne s’y rallie que dans les dernières années de sa vie. Alors, ses certitudes passées semblent s’évanouir. Lors d’un entretien avec Catherine Clément en novembre 1979, il tient à préciser: « Vous avez remarqué que je n’ai jamais employé le mot « socialisme ». C’est que je ne suis pas sûr, à l’heure actuelle, que la formulation du mot socialisme convienne à la gauche qu’il faut créer ». Dans les derniers entretiens parus dans Le Nouvel Observateur en mars 1980, il valorise la démocratie et remet en question l’affirmation marxiste faisant des rapports de production le rapport premier. « Le rapport le plus profond des hommes, c’est ce qui les unit audelà des rapports de production. C’est ce qui fait qu’ils sont les uns pour les autres autre chose qu’un producteur. Ils sont des hommes ». Il était temps! Florence Grandsenne 56 PRINTEMPS 2008