1999_12_30_Cuisine à l`italienne

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1999_12_30_Cuisine à l`italienne
• Jeudi:30 Décembre 1999 - N° 51
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Cuisinier au pays du Mont-Blanc, Roberto Buzio, frappé en Italie par la «Mani pulite» O'opération «Mains propres»
des juges péninsulaires), fut le secrétaire particulier de l'ancien président de la République italienne Guiseppe Saragat
Cuisine à l"italienne Carole Varvier
·
S
de télévision . Une bombe atomique
branché sur la RAI, il nei:­
Le cuisinier n'est pas un gars
ge désormais. Roberto ordinaire. Sous la cuirasse de
Buzio ne regarde plus jamais l'humilité se cache une vie en
la chaîne italienne. Il voulait dents de scie. Il a le pantalon
sauyer le parti. Le PSDI, le Par­
qui tirebouchonne. Le haut du
ti socialiste démocratique ita­
dos voûté de trop d'années de
lien, auquel il appartenait. silences souffreteux. Le regard
Mais c'est le parti qui l'a obli­
égaré. Direct et intuitif quand
gé à se sauver. Depuis, il ne il s'agit d'écouter. La voix aux
dort plus. Son sommeil estagi­
accents traînants du Piémont
té de trop de cauchemars. Où d'où il est natif. Suffisamment
le souci comme un rata pris basse et rauque'pour ce qui est
logis. ' Il essaie de « se de l'intensité. Perspicace. Un
reprendre». Il ne sait plus . mélange deJean Reno etJean
{( qu'est ce qui se passe là-bas». de la Lune. Loin de l'image
Il ne lit plus aucun des jour­
d'un homme qui a été la cour­
naux italiens. Plus jamais. Huit roie de transmission d'un sys­
ans qu 'il n'a plus non plus tème corrompu. Roberto Buzio ,
reparlé à un j oumaliste. Et pro., est un repenti. C'est comme
bablement qu'il. ne refranchi­
cela qu'on les appelle au pays.
ra plus jamais les Alpes. Effrayé Ceux qui ont brisé l'omerta.
qu'il est à l'idée de devoir un ' Parce qu'v.njour de 1993, il est
jour y retourner. C'est trop de allé à confesse chez le procu­
douleur. « Tou sais, à la télé, tou reurde la république milanais
vois des gens qui sont encore là « Mani pulite Il (mains
et ça mé fait mal, très mal. Pas propres), Antonio Di Pietro.
seulement pour moi, pour tout De plein gré. Mais aussi parce
le -monde .. .' » Il a renoncé au
pays. Pressé de tou tes parts.
Harcelé, menacé, livré à l'op­
probre social. Laissé femme et
enfants derrière lui. Bientôt, il
abandonnera aussi jusqu'à sa
propre nationalité. « Là-bas,je
UR LÉCRAN
cette manière-là, ça n'a servi à
rien. Il Des têtes sont tombées,
le ministre des Travaux
publics, Prandini, le député
Cariglia. .. Roberto Buzio a
cohnu l'exil. Honni. « C'était
incroyable. Il faut aller chercher
dans lesbibIiothèques, les journaux. C'était abominable .. .
Nous, on est resté au milieu .. . Il
Livré en pâture. Sa voix s'est
voulue soudainement plus bas­
se. Les souvenirs affluent. Péni­
blement. « Comprenez, c'est si
Terminé. C'est des choses quand ,courte durée, il sera une peti­ ils ont éclaté, qu'ils ont tout te main. Il lui est proposé d'ap­ détruit. Quand quelqu'un, ·il a porter un peu de son soutien
travaillé pour le parti de sa vie au président. Sonavenir est
et qu'en six mois tout est tout tracé Sans qu'il ait trop à
détruit! Il Roberto Buzio est ser­
redire. «j'étais obligé de faire
vile: « Parce que touas une idée tout cela. Je n'ai jamais pu vrai­
et c'est çaqLf.i tefait avancer. Tou ment choisir car ('était un peu
crois toujours que tou pourras déterminé à l'avance, vous com­
améliorer les choses. Je croyais prenez. Même. si j'ai toujours
qu'on sauverait le parti. »
apprécié les idées du parti. Elles
sont pas mal. Même encore
I!ombre d'un homme
aujourd'hui où les partis en Ita- .
(( qu'il était content
lie, ça n'existe plus. » I.:histoire
difficile ... On était devenous avec tous les grands... ~~
comme des morts vivants! Ça
Il n'est pas un repenti ordi­
peut se dire enfrançais? il Avec naire. Il a été le plus proche
le sentiment de vivre « la défla­ collaborateur de l'ancien pré­
gration d'une bombe atomique. sident de la Repubblica itaUne réaction enchaîne... Il . Henne, Giuseppe Saragat [fon­
Roberto Buzio peine à racon­
dateur du PSDI en 1947,
ter, Il soupire. Grille une éniè­
ambassadeur d'Italie en Fran­
me cigarette. Entretient des ce, élu président de la Répu­
silences qui semblent durer blique de 1964 à 71, il devient
« est content avec tous les grands
de la Terre, y compris le Géné­
ral de Gaulle ... Il C'est comme
comme des langueurs autom­
nales. Reprend, la gorge ser­
rée: (, On ne pouvait plus rien
faire. Les choses se sont présen-
cela qu'il décrit Giuseppe Sara­
gat. Les yeux brillants. Rober­
to Buzio ne tarit pas d'éloges
sur celui qu'il appelle mon pré-
ensuite sénateur à vie]. Son
secrétaire. particulier. « Que ça
a douré quinze ans! il Il est né
près du Piémont dans une
de Roberto Buzio ne fait que
commencer. « Le président du
PSDI que c'était le président de
la république qui venait de sor­
tir de son mandat. Mon histoi­
re, c'est un peu ça... » Marcher
dans l'ombre de cet homme qUI
n'ai plus rien. Absolument plus
rien. Je ne saurais pas où aller. »
La France lui estâppaïUè ahi-­
rique. Il dit qu'elle l'a sauvé.
Il n'a plus assez de mots pour
l'exprimer. Alors, il répète à
l'envi : merci. Simplement. ven­
dredi 10 décembre, ce sont des
magistrats romains qui ont fait
tout exprès le chemin inverse.
Venus précisément de là-bas
pour l'entendre [Le Faucigny du
16 décembre 1999]. Roberto
Buzio est inculpé en Italie de
« complicité de trafic d'influen­
ce. HEnFrance, il est un simple
cuisinier qui « trouve le métier
diffici le )1 •
« Moi, je souis content, les
juges français et italiens, ils
essaient de comprendre. je pen­
se qu'avec le temps, 011 arrivera
à l'éclaircir. C'est quelque chose
quia concern'é tous les partis
politiques traditionnels. Pour
moi, ça représente un cauche­
mar . .. ii Roberto Buzio attend:
Le procès devrait s'achever
l'année prochaine. « Dix ans
qu'on attend ... » Il a confiance.
Il préférerait n'avoir plus de
passé mais un avenir. Il vou­
drait qu'on le laisse tranquille.
Qu'on l'oublie. Se fondre dans
sa nouvelle vie. «On peut être
Roberto Buzio: li Mon chef [Guiseppe Saragat, à droite] avait une grande admiration pour le Général ».
que son patronyme circulait.
« Il
y avait quelqu'un qui avait
déjà donné mon 11om. I~Dans le
secret du bureau du magistrat
de l'anti-corruption, il a livré
ce qu'il savait. «Et ce que je
savais, c'était pas W1 secret... Ça
concernait tout le monde. Alors
c'était inoutile de cacher les
choses. Tout le monde savait que
le parti devait sourvivre.»
tées d'une telle manière que
c'était comme si nous, on avait
plis de l'argent pour nous-mêmes
et pas pour le parti ... » A faire
le sale boulot, n"a-t-il jamais
«palpé» ? Il s'est raidi. Froi­
dement, il répète: « Comme j'ai
dit au tribunal, je ne serais pas
cuisinier; je serais sur une île
dans les Caraïbes .. , Il Rober­
le qu'elle l'a ressuscité de la
débâcle morale où peu à peu
il s'enfonçait. Ses années et cet­
t~ histoire l'auraient épuisé à
force de le torturer. Elles l'au­
raient probablement tué. De
cela, il en est à peu 'près per­
suadé. « Et c'est sans doute pour
to Buzio n'a jamàis regretté sa
Roberto Buzio a divulgué com­
confession... « Se taire, ça n'au­
ment s'opérait le financement rait servi à rien. je n'étais pas
occulte du parti. «Moi, j'ai dit d'accord avec le système.]e pen­
que qu'est-ce que jefais ... ». Son sais qu'en le dénonçant, on le
rôle de nécessaire courroie ferait finir ... >1 Réfrène ses
entre corromp.u et corrupteur. peurs. «Quand tau es dans une
Il a révélé comment les entre­
telle situation psychologique
priseS écopai~nt du titre gra­
comme ça, bien sour que tau as
cieux de mécènes politiques. peur de tout. .. ;;. Se reprend aus­
[asservissement des entrepre­
sitôt « il y a des choses qu'il ne
neurs. Comment ils venaient faut pas écrire .. . C'est le droit
à en déposer des sommes en . de parler ou de se taire, vous
liquide que lui collectait. Puis comprenez. Aujourd'hui, il ny a
fait amende honorable. Tout plus ce climat. Le public en Ita­
ce dont il s'est expliqué à la bar­
lie, ces choses-là, ça ne les inté­
re du tribunal correctionnel de resse plus! >1 Et d 'ajouter:
Bonneville. «Je n'ai jamais vou­ «j'veuxpasfaire la victime. j'ai
beaucoup comme cela...
lu tout cela .. . Aider le parti de
considéré comme une victime,
moi je ne veux pas. On peut être
considéré comme un monstre,
mOi,je ne veux pas. On peut fai­
re de la rhétorique, moi je ne
veux pas. Je veux seulement la
vérité ... »
Il lui reste Anna, sa com­
pagne, sa Messaline. Il dit d'el­
i>.
assumé mes responsabilités.
famille appartenant . à la
meilleure bourgeoisie locale.
A la maison défilent ce que
compte en personnalités
importantes cette petite ville
de province. Et même plus. Le
parti, disons qu 'il y est tombé
dedans tout petit. Il y fait
même très tôt ses premières
armes. A peine est-il sorti de
l'adolescence . C'est comme
cela et il n'y peut lien. Son père
est sénateur. Sa mère tient une
parfumerie. La mamma n'ai­
me pas la politique. Elle dis­
suade l'unique rejeton d'em­
brasser la carrière du padre.
Intuitive et persuadée sans
doute que ça ne pourrait lui
attirer que des ennuis. Mais
dans le clan familial, c'est le
padre qui décide. Comment
peut-il en être autrement? A
peine son éducation parache­
vée, son diplôme d'expert­
comptable obtenu à Gênes que
le père l'invite naturellement
à se joindre au parti. Dans un
premier temps et pour une
sident ou mon chef. «Il était
sympa, loui. .. » Qu'il sembl~
même considérer comme un
père. (( C'était oun homme extra­
ordinaire. Ce n'était pets seule­
ment une personne que c'était un
chef d'Etat, c'était surtout une
personne qu'il a créé le mouve­
ment international de la sadal­
démocratie ... Il Ponctue, « c'est
ça» , le visage en proie au ravis­
sement. Puis en s'assombris­
sant, laisse échapper « que s'il
avait été encore là, tout ça ne se
serait pas.passé. Les vieux en
Italie, ils étaient différents. Ils
ne se comportaient pas de la
même façon. Le monde a chan­
gé. Les partis sont devenus tou­
jours plus coûteux ... » Au plus
fort de la tempête, son père
n'est plus en mesure de le
conseiller. «Je ne sais pas s'il a
bien compris ce qui se passait.
Peut-être un peu. Il ne voyait
plus. Il ne pouvait plus lire les
journaux. >1 Saragat, lui, est
mort depuis cinq déjà.
Enchaîne, alerte : « Mon chef,
Antonio Di Pietro,
ancien procureur de Milan,
aujou rd'hui sénateu r.
il citait beaucoup le Général ln.
Gaulle] . Il avait une grandi
admiration pour lui. Il avait uni
phrase très importante qu'i
disait toujours. Moi,j'étais jeu
ne. Le Général lui avait dit qu,
les politiques modemes, ils n,
sont pas à Id hauteur parce qu'il
n'ont pas connu la douleur. J.
comprenais qu'est-ce qu'il vou
lait dire, le GénéraL .. Il Rober
to Buzio sourit timidement e
ajoute sans afféterie: ( Main
tenant, j'ai vraiment compri
qu'est-ce qui voulait dire le Gêné
rai. C'est pas que ma douleu
soit comparable à la leur. Parc.
qu'eux, ils ont vraiment sou]
fert . .. Vous savez mon président
il a vécu trente (ms en France 1
cause du fascisme .. . Il Al
bureau du sénat où Saragat
sénateur à vie , s'est installé
Roberto Buzio s'occupe de 1;
correspondance. « Il recevai
des milliers de lettres de partout
Pas seulement de l'Italie. Le
journées commençaient le mati1
où l'on se voyait une heure 01
deux. je répondais ensuite al
courrier . .. » En outre, il ré di
ge les discours que lui dicteü
président Saragat. « Je 1'ac
compagnais dans se
voyages .. . )1 Mais pas trop; « 1
n'aimait pas trop, mon président
Il n'aimait pas tellement voya
ger. Il Giuseppe Saragat l'ini
lie à la philosophie. « Il aimai
et connaissait très bien les fran
çais et notamment Paul Valér'
et Blaise Pascal. La philosopht.
lui a servi à faire de la politiqut
Il étudiait beaucoup. Il connais
sait l'allemand .. . il Le présiden
lui fait aimer la France où
enfant, il venait passer se
vacances. ( Que je vous dise tau
de suite pourquoi la France. MOI
chef, il a passé pratiquemen
trente ans en France, notammen
pendant le fascisme. A Paris
puis à Saint-Gaudens [dans l,
département de la Haute
Garonne], no'n loin de Lourdes
vous savez. Je crois qu'il a été l,
seul cas de son vivant qui a el
une rue à son nom là-bas ... 1
m'a toujours parlé très bien d·
la France .. . il Aussi, quan(
Roberto Buzio est frappé pa
la disgrâce du scandale qu'on
provoqué ses révélations, i
choisit à son exil ce pays dl
cocagne. «j'avais étoudié "
français à l'école. Il sera cui
sinier. « Si vous réfléchissez tu
peu, quand une personne sor
d'aune chose comme ça, qu'est
ce qui peut faire d'autre? Lautr
joUI; j'ai ressorti mes diplômes
Je vais essayer de savoir si j
peux faire quelque chose d'autn
j'sais pas sij'aurai encore la têt
pour celq . .. » Il lit toujours le
philosophes. Cite Paul ValéI)
« Le vent se lève, il faut conti
nuer à vivre . .. » En hommag'
à Saragat. ( Lui, c'était un géan
et moi, je suis personne ....
Homélie posthume à «( SOI1 pré
sident ».
•
1)
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