Ruse, chance ou talent : la geste du poker

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Ruse, chance ou talent : la geste du poker
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Ruse, chance ou talent :
la geste du poker
D
Par Thomas Wanecq
Romain Gary 2005
ans les expressions que vous employez,
le poker s’impose, pour signaler
une tromperie éhontée ou une initiative
risquée. Les chanteurs s’y essaient, avec
les footballeurs, les animateurs de variété
et les seconds couteaux de la télévision.
Vous-mêmes ne jouez peut-être jamais,
n’avez sans doute pas bien compris ses
règles, ni assimilé toutes ses variantes
et, d’ailleurs, ça ne vous intéresse pas
vraiment. Peu importe. Vous ne vous en
rendez pas tout à fait compte, mais ce jeu
vous poursuit.
« On n’a pas besoin de raisons
pour jouer au poker… »
Personne n’y échappe.
Au bureau, dans votre
salon ou lorsque vous
achetez le journal, le
poker est là. Il fournit les
scènes d’ambiance ou
le thème principal des
films que vous allez voir
le samedi soir, il envahit
les fins de soirée des
chaînes du câble, occupe
les conversations des
traders, des banlieusards,
des écoliers et de leurs
familles. Il est dans
l’air du temps, au-delà
de la tendance.
D’ailleurs, tout le monde
s’en mêle. On lui consacre
des livres, des revues,
des séminaires, certains
ne vivent que pour
lui, que grâce à lui.
Vous haussez les épaules ; tout cela est
très exagéré. Chaque époque a ses modes,
qui suscitent toujours engouement et
réprobation. Celle-ci passera, comme le
hula hoop, les yoyos ou les boys bands.
Peut-être. Et puis, ce n’est pas non plus
une invention de l’année. Bien sûr, ce jeu
paraît avoir remplacé le tarot, le bridge et la
belote, mais il existe depuis des décennies,
et la nouveauté apparaît un peu éventée. Il
y a plus de trente ans, les révolutionnaires
de Manchette s’y adonnaient avec les
gangsters de Melville et, avant eux, vos
grands-parents et sans doute toute une
ribambelle de malfrats, petites frappes
et parieurs compulsifs. Sans parler des
Américains, qui l’ont inventé, il y a plus
de deux siècles, et qui n’ont jamais cessé
d’en parler. Peu porté sur la plaisanterie
quand il s’agissait de cartes, Mark Twain
expliquait déjà que la manière de jouer
deux paires faisait la différence entre les
hommes et les petits garçons. Alors on
peut se le demander : pourquoi toute cette
agitation ?
Il n’y a pas de réponse à cette question.
On peut évoquer la mode, Internet,
la mondialisation. Des sociologues
ont même diagnostiqué un retour des
utopies collectives, dans le contexte
post-idéologique de la société du risque,
ou à l’inverse, un renforcement de
l’individualisme le plus borné. Comme l’a
justement rappelé Greg Ragot, « c’est très
intéressant, mais complètement hors de
propos. On n’a pas besoin de raisons pour
jouer au poker, on a besoin de cartes. »
Tout est donc si simple ? Il ne faut pas
s’y fier, l’origine même du poker est une
tromperie. Il n’est pas vraiment né aux
États-Unis, mais à plus de 20 000 km
du Mississipi, dans l’effervescence de la
Perse safavide. Au XVIe siècle, alors que
la dynastie turkmène impose le chiisme à
Ispahan, les habitants du plateau iranien
se passionnent pour l’As Nas, un jeu à
vingt-cinq cartes et cinq couleurs, où une
échelle savante de combinaisons permet
de décider d’une fortune éphémère. Nous
y sommes. Les Occidentaux ne sont pas
en reste bien longtemps. Marco Polo leur
avait déjà transmis le vice des cartes,
inventées, selon la légende1, au XIIe siècle
pour distraire les concubines de l’empereur
Houai, dans l’opulence de la Chine des
Song.
Fabriquées et peintes à la main par des
artistes reconnus, rehaussées d’or fin, les
premières cartes à jouer étaient réservées
à une élite fortunée. Les jeux de cartes se
sont toutefois démocratisés rapidement,
avec l’utilisation de procédés de fabrication
plus économiques. Si, dans un premier
temps, les cartes obtenues sont de très
mauvaise qualité, avec des coloriages
grossiers au pochoir, plus tard, une autre
invention chinoise, l’imprimerie, permet
des progrès considérables. Dès le XVe
siècle, des fabricants suisses et allemands
produisent des jeux par milliers.
Cette étonnante création de ceux qui
avaient offert au monde le papier et la
poudre à canon, a également recueilli
un accueil bienveillant en Asie centrale
et dans le Proche Orient des Mamelouks ;
l’As Nas témoigne du génie millénaire
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Faites vos jeux !
de la Perse pour la sublimation des
idées des autres. Lorsque les Européens
empruntent les échecs aux sujets du Shah,
ils décident logiquement d’emporter aussi
ce divertissement, qu’ils rebaptisent poque
ou pochen. Ça tombe bien, la mode est
au pari, le XVIII e siècle sera celui des
probabilités. Après Pascal, Bernouilli et
Casanova montrent que le hasard obéit
à des lois, et que celles-ci peuvent être
rentables. Des systèmes s’élaborent, on
commence à changer d’échelle ; pour
certains, le jeu est déjà une industrie, très
profitable.
L’essor de Las Vegas
Quelques années plus tard, le sud des
États-Unis va prendre le relais. Les marins
de la Nouvelle-Orléans se sont initiés à
la poque des Cajuns, entre deux allersretours sur le Mississipi ; rapidement, on
ne parle plus que de poker. C’est que les
circonstances sont d’abord favorables.
Des pionniers intrépides foncent, toujours
plus à l’ouest, marquant la route du jeu
et des paris pour les futurs candidats de
la ruée vers l’or. Ces hommes déterminés
et inquiets veulent des divertissements
qui fassent oublier la misère de leur
existence ; cherchant la complicité du
destin, ils réclament son approbation
dans des ordalies de dollars. Pour les rares
chanceux qu’une bonne étoile a mis sur
le chemin d’une pépite, venir perdre une
fortune inespérée sur le tapis vert constitue
une consécration de jouisseur ; la chance
est une catin, il faut savoir la mépriser
pour affirmer son emprise sur cette garce.
Mais le puritanisme s’agace, l’ordre moral
est brandi pour justifier des législations
interdisant toute forme de jeu d’argent.
Qu’à cela ne tienne, on jouait déjà sur les
bateaux à aube, on y ajoutera désormais
les arrières salles, les rades et les maisons
de passe. C’est le temps des aventuriers.
Les perspectives sont incertaines et l’espoir
d’une vie meilleure peut s’envoler avec une
paire un peu trop faible ou une couleur qui
n’est pas tombée. D’autant que le respect
des règles est lui aussi aléatoire. Les jeux
comprennent parfois soixante cartes, avec
huit as, dont quatre de pique ; impossible
de se faire confiance, on sort son Colt
pour un malentendu ou un brelan suspect.
Perdre est souvent une option sage et un
jeu trop agressif peut vous coûter votre vie.
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Avec le XXe siècle, la civilisation finit
par triompher et apporte avec elle deux
nouveautés décisives pour l’avenir du
poker. C’est d’abord le Hold me darlin’,
littéralement « Prends-moi chéri(e) », un
jeu ouvert avec cartes communes, que des
Texans à stetson d’opérette exportent peu
à peu dans tout le continent. Ils vont y
laisser leur empreinte pour des décennies.
Des expressions comme « rentrer à pied
à Houston » intègrent le vocabulaire du
jeu, il est même rebaptisé Texas Hold’em.
Le Stud du Cincinnati Kid restera encore
longtemps la variante la plus populaire
chez les spécialistes, mais l’instrument
de la domination mondiale du poker
est désormais disponible. C’est ensuite
un barrage, le Hoover Dam. Le chantier
symbole du New Deal occupe plus de
trois mille ouvriers pendant cinq ans.
L’arche en béton qui arrête le cours du
fleuve Colorado constitue un tour de force
technique et crée la plus grande retenue
d’eau au monde : 45 milliards de mètres
cubes vont permettre d’irriguer le désert
Mojave et d’offrir à une bourgade assoiffée
un avenir inespéré. En effet, l’État du
Nevada a décidé de libéraliser totalement
les jeux d’argent dès 1931. La Mafia peut
alors réaliser son fantasme, une ville en
plein désert, entièrement consacrée au jeu.
Las Vegas attendra près de dix ans pour
prendre son essor ; il ne s’est toujours pas
interrompu.
s’écrire, mais la nouvelle religion manque
encore d’adeptes. Ils vont arriver trente
ans plus tard avec une idée lumineuse des
organisateurs : filmer les mains des joueurs
au moyen de petites caméras placées sous
les accoudoirs. Le jeu devient un spectacle,
les circuits sont mondiaux ; les coups les
plus audacieux peuvent désormais être
commentés et décortiqués ad nauseam
par des analystes de la Terre entière. En
2003, un comptable au nom prédestiné,
Chris Moneymaker, remporte deux millions
et demi de dollars en matraquant ses
838 adversaires2, asphyxiés par le jeu
agressif de cet amateur. Les professionnels
grognent, la vague est en marche.
La suite, c’est Internet, les tournois à
Barcelone, Londres ou Macao, la fièvre
qui ne retombe pas. Lecteurs de L’Ena
hors les murs, vous vous sentez bien loin
de tout ce tumulte. Le jeu, pour vous,
représente une industrie mondialisée,
une préoccupation de santé publique, et
un casse-tête fiscal. C’est incontestable.
En outre, vous ne voyez aucune raison
de vous passionner pour une activité qui
met en avant la tromperie et la chance,
qui ne produit rien – sinon du rêve –, qui
attire les mauvais sujets et suscite des fait
divers aussi navrants que répétitifs. On ne
peut pas vous donner tort. Il faut taxer,
encadrer, réguler. Mais il n’est pas non plus
interdit de rêver… La fièvre ne retombe pas
Le poker est désormais le jeu international
des voyous et des flambeurs. Pour le
plus grand bénéfice des professionnels.
Soucieux de reconnaissance, ceux-ci
veulent en 1970 décider du meilleur
d’entre eux. Les premiers championnats
du monde s’achèvent sur la victoire de
Johnny Moss, un briscard d’Odessa qui
avait gagné deux millions de dollars en
menant un marathon de poker de six
mois contre un armateur grec. Pour cette
première édition, le champion est élu par
ses pairs. Cette désignation démocratique
ne correspond pas vraiment à l’esprit du
jeu et, dès l’année suivante, le titre sera
décerné au vainqueur de l’événement
principal, un tournoi de Texas Hold’em
No Limit au droit d’entrée délirant de
10 000 $.
Six personnes sont en lice ; la légende va
1 - Selon la légende et aussi selon un rapport de la Commission des Finances
du Sénat de 2002, « Les jeux de hasard et d’argent en France ».
2 - Ils seront dix fois plus trois ans plus tard

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