LEctURE dU TAO - Editions Oxus

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LEctURE dU TAO - Editions Oxus
Marc Halévy
Lecture
du Tao
Une sagesse qui nous attend…
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Prologue.
Le contexte du Tao
L’art de lire est un art difficile car, au-delà du déchiffrement, commence le décryptage.
Le Tao pose deux problèmes majeurs à la lecture : il
est très ancien, il est très chinois.
Son ancienneté le rend, certes, vénérable, mais aussi
trop distant de nous, faisant référence à des modes de
vie et de pensée oubliés ou, plutôt, qui nous sont devenus étrangers, voire inconnus.
Sa « chinoiserie », au double sens de ce mot qu’il faut
ici prendre avec humour, le rend difficilement accessible
à une pensée et à des langages occidentaux, habitués à
se complaire dans un logicisme analytique et cartésien si
étranger à la pensée chinoise.
Le Tao est un concept riche qui recouvre bien des
plans de lecture.
Au plus profond, au plus archaïque, le Tao descend,
tel un fleuve, d’une montagne immense et fondatrice : le
Yi-King, le « Classique des mutations », qui est un opus
oraculaire vieux de 3 500 ans environ et qui pose les
principes du yin et du yang comme moteurs de toutes
les évolutions et mutations de tout ce qui existe et se
transforme sans cesse. Ce tout, impermanent, cohérent
et totalement intriqué, c’est le Tao.
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8Lecture du Tao
Mais le Tao, c’est aussi le nom de tout mouvement
intérieur : à chacun son Tao. C’est un autre niveau de
lecture. Ce Tao-là se lit dans le grand livre de la Nature.
Le Taoïsme est un naturalisme foncier : le monde est un,
le monde est réel, le monde est naturel (par opposition
à « surnaturel »), le monde est autoréférentiel (il se développe par lui-même et de lui-même, sans intervention
externe à lui). Et chacun trace son propre Tao dans le Tao
universel, plus ou moins en harmonie avec lui. Harmonie : la notion clé de l’éthique et de l’étiquette chinoises.
Le Tao, c’est encore un concept philosophique, métaphysique même, qu’un grand sage, Lao-Tseu, a fondé au
vie siècle avant l’ère vulgaire. Un livre, donc : le Tao-TéKing, le « Classique du flux et de sa puissance » pourrait-on traduire. Un livre dense, compact, immense.
Quatre-vingt-un chapitres courts, minimalistes, obscurs, mais d’une inouïe fécondité, qui nourrit incroyablement les esprits d’aujourd’hui, malgré les presque
trois millénaires qui nous séparent de sa rédaction. Le
Tao-Té-King est un texte abrupt, rêche, économe, aride
même. Il faut y pénétrer avec patience, avec persévérance, avec délicatesse. Un monument conceptuel d’un
très haut niveau d’abstraction. Lie-Tseu, deux siècles
plus tard, reprendra ce travail.
Tchouang-Tseu, plus de cent ans après Lao-Tseu,
dit-on, ouvrit une autre voie à la Voie (le mot Tao signifie aussi « voie »), celle de la mystique joyeuse et ironique, celle de la métaphore et de la parabole, celle de
l’historiette que l’on raconte mine de rien et qui bouleverse toute notre existence.
Tchouang-Tseu est un libertaire. Il se moque du pouvoir, de la fortune et de la gloire. Il cultive une misan-
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Prologue. Le contexte du Tao 9
thropie aristocratique et érémitique toute en humour et
en gaieté. Sans mépris, cependant.
Tous les « Classiques » (Lao-Tseu, Tchouang-Tseu,
Lie-Tseu) et tous les écrits qui les suivent (ceux du poète
de l’ivresse, Li-Po, par exemple) sont écrits – calligraphiés faudrait-il dire – en idéogrammes chinois. Ils sont
écrits dans une logique idiosyncratique et sémantique
totalement étrangère à celle de l’Occident. Comment
y pénétrer, dès lors, sans trop trahir, en la réinventant,
la pensée originale et originelle qui les féconde ? Comment comprendre (prendre avec soi, donc) des textes
qui n’ont pas pour fonction de transmettre un savoir,
mais bien d’ensemencer une démarche ?
Au fil du temps, le Tao est devenu aussi – peut-être
surtout – un art de vivre. Un art joyeux de vivre. Qui
n’a jamais vu ces « bouddhas » aux grandes oreilles – qui
n’ont rien de bouddhistes –, rigolards et ventripotents,
qui hantent les vitrines et restaurants chinois ? Ce sont
des moines errants, taoïstes, amateurs de rire et de vin,
grands pourfendeurs des vanités humaines, chevaliers
en guenilles des causes philosophiques et libertaires.
Li-Po fut l’un d’eux. Le plus célèbre. Le plus poète. Un
des plus grands poètes de la littérature poétique chinoise
classique. Il vécut au viiie siècle de notre ère. Il cultiva,
au plus haut degré, l’ivresse. Ivresse mystique plus
encore qu’ivresse vineuse.
On le sent bien : ces divers niveaux de lecture du
Tao s’interpénètrent intimement, se complètent harmonieusement, se confondent délicieusement, comme se
fondent ensemble les ingrédients d’un plat doucement
et longuement mijoté.
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10Lecture du Tao
Chacun des niveaux de lecture que j’ai choisis est, en
soi, un monde, un univers immense et riche, insondable,
infini. Soit. Choisir, c’est renoncer. Soit ! Il ne s’agit
d’être ni exhaustif, ni érudit, ni académique. Il s’agit
d’ouvrir des portes et des pistes. Il s’agit s’ensemencer,
puisque c’est là un mot-clé de la tradition taoïste.
Fidèle à cette métaphore agreste, chacune des six parties de cet ouvrage formera un épi de six grains qui les
découperont en six chapitres courts, chacun.
••
Le mot français qui, probablement, se propose comme
le plus adéquat – mais avec un total manque de poésie –
pour traduire « Tao », serait « processus ». Tout est processus. Tout ce qui existe est un seul et même processus
unique et cohérent. Le cosmos est ce processus immense,
ce Tao-sans-nom que chante Lao-Tseu à la première ligne
(écrite verticalement, de haut en bas, comme une révélation qui relie le Ciel et la Terre) de son Tao-Té-King.
La pensée taoïste est elle-même un processus : le Tao
du Tao, en somme. À sa racine, du moins autant que
s’en souvienne la mémoire des hommes, il y a le YiKing, le « Classique des Mutations », un ouvrage oraculaire, guide d’interprétation des craquelures sur les
carapaces de tortue jetées au feu ou des tirages au moyen
de tiges d’achillée. Là naissent deux concepts ou, plutôt,
un seul et unique concept bipolaire le Yin-Yang. Ubac
et adret, littéralement : ombre et lumière mouvantes et
fluentes sur une seule et même montagne. Le Yi-King
s’est écrit progressivement (voir la cinquième partie, ciaprès), tout comme le fut comme la Torah de Moïse, en
gros, aux mêmes époques qu’elle.
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Mais c’est à Lao-Tseu – ou plutôt au livre qu’on lui
attribue : le Tao-Té-King – que l’on doit la formalisation
philosophique et conceptuelle du Tao. Cela se passait
au vie siècle avant l’ère vulgaire, en même temps que
les physiciens présocratiques en Ionie, que les prophètes
bibliques en Judée, que les Upanishad védantins en
Inde : période axiale de l’histoire des hommes, écrivait
Karl Jaspers (1883-1969).
Le canon taoïste, à l’instar du canon biblique, est
composé de plusieurs « classiques » dont la liste est fluctuante selon les époques et les écoles.
Mais il contient trois œuvres de base : le « Classique
du Tao et de sa Puissance » de Lao-Tseu, le TchouangTseu de Tchouang-Tseu et le « Vrai Classique du Vide
Parfait » de Lie-Tseu.
Ces trois livres classiques sont eux-mêmes des compilations qui se sont construites peu à peu, au fil de trois
siècles.
Tout ce courant taoïste a irrigué l’histoire de la culture
et des mentalités chinoises, donnant un terreau fertile non
seulement aux développements philosophiques ultérieurs,
mais aussi à des expériences artistiques nombreuses, dont
la poésie et la calligraphie sont les exemples fameux. Il est
aussi au cœur des théories chinoises pratiques des arts martiaux (dont les versions douces que sont la Taï-chi-chuan
et le Chi-gong), de la diététique et de la gastronomie, et
des médecines chinoises comme l’acuponcture. De plus,
vers le iiie siècle de l’ère vulgaire, il donna naissance aussi à
une version religieuse, dont les diverses écoles ont traversé
les siècles jusqu’à nous ; cette religion formalise et ritualise une quête d’immortalité, version populaire du grand
retour au Tao son nom et sans fond.
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12Lecture du Tao
L’article anonyme de Wikipédia dit, fort justement,
ceci :
« Plongeant ses racines dans la culture ancienne, ce
courant [N.D.L.R. : le Taoïsme] se fonde sur des textes,
dont le Tao-Té-King de Lao-Tseu, et s’exprime par des
pratiques, qui influencèrent tout l’Extrême-Orient. Il
apporte entre autres :
–– une mystique quiétiste, reprise par le bouddhisme
Chan (ancêtre du zen japonais) ;
–– une éthique libertaire qui inspira notamment la
littérature ;
–– un sens des équilibres yin-yang poursuivi par la
médecine chinoise et le développement personnel ;
–– un naturalisme visible dans la calligraphie et l’art. »
La pensée chinoise possède trois grandes racines
de tailles inégales : la Taoïsme est la plus ancienne qui
s’abreuve à même la source chamanique ancienne (le YiKing, par exemple), suivie du Confucianisme et greffée
d’une version chinoise du Bouddhisme, greffon incarné
par l’école Chan qui, en s’exportant au Japon via la
Corée, devint le zen, tant dans sa version Rinzaï que
dans sa version Soto (pour ne parler que des deux écoles
les plus connues).
Le zen japonais et le ch’an chinois sont les déformations locales d’un même mot sanskrit : dhyâna qui signifie « méditation », tout simplement. Le zen n’est rien
d’autre et rien de plus que du taoïsme méditant ! Le
bouddha (l’éveillé) s’identifiant alors au maître du Tao
pleinement réalisé.
Mais revenons aux trois racines de la pensée chinoise :
Taoïsme, Confucianisme et Bouddhisme. Du Bouddhisme – lui-même branche dissidente et populaire du
Védisme indien, né par réaction contre l’intellectualisme
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et l’élitisme du Vedanta –, la Chine n’a retenu que les
techniques de méditation assise devenues, au Japon, la
technique du zazen (assis-méditation, en traduction
littérale). Conceptuellement et philosophiquement, le
Bouddhisme n’a quasiment rien apporté à la Chine.
Quant au Confucianisme, il est une idéologie bien plus
qu’une philosophie. Autant le Taoïsme est d’essence
libertaire et érémitique, autant le Confucianisme codifie, réglemente, ordonne, ritualise, formalise, formate.
Il est important de relever cette différence radicale : le Taoïsme est une philosophie – un art de vivre,
donc –, alors que le Confucianisme est une idéologie
– un art de gouverner, donc. Là où le Taoïsme conseille
aux princes de gouverner par le non-agir, par le nongouvernement, par le mépris de la populace (les fameux
« chiens de paille » qu’il faut maintenir le ventre plein et
la tête vide, disait Lao-Tseu), le Confucianisme instaure
un culte, une divinisation du pouvoir et de son incarnation suprême : l’empereur. Le Maoïsme, en ce sens, fut
le dernier avatar du Confucianisme.
La Taoïsme veut inscrire l’homme à sa juste et
modeste place dans cette Nature qui manifeste le Tao.
Le Confucianisme croit imiter le Tao en voulant ordonner toute la vie des hommes selon un modèle strictement pyramidal et hiérarchique, tant dans l’espace avec
le culte de l’empereur, que dans le temps avec le culte
des ancêtres. Les deux courants disent au fond une
même chose : chaque homme doit être à sa juste place et
vivre selon sa juste règle, à la fois dans la Nature (c’est la
version taoïste) et dans la société (c’est la version confucianiste).
Cependant, ce point de convergence doctrinal ne
doit pas masquer les profondes divergences entre nos
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deux courants. L’histoire les voit souvent en totale
opposition, le Confucianisme correspondant plutôt aux
périodes de pouvoir fort et centralisé, et le Taoïsme à
celles d’anarchie ou de mutation.
Bref, en somme, c’est l’homme libre et sauvage face à
l’homme domestiqué et policé.
On dit – avec quelque anachronisme, il faut bien
l’admettre – que le grand maître Kong (Kong-Fu-Tseu,
c’est-à-dire Confucius dans sa forme latinisée par les
jésuites) voulut s’entretenir avec Lao-Tseu afin de
recueillir ses enseignements.
Yifu relate ainsi l’affaire :
« Au cours de leur discussion, Lao-Tseu indiqua à
Confucius qu’il avait «fierté et désirs». Il lui suggéra
donc de s’en débarrasser : «parce que ces choses ne sont
pas du tout bonnes pour toi.» Après qu’ils aient échangé
des compréhensions sur la justice et sur l’humanité,
Lao-Tseu demanda à Confucius : «As-tu atteint le Tao ?»
Confucius lui répondit : «Je suis à sa recherche depuis
vingt-sept années. Je ne l’ai pas encore atteint.» LaoTseu lui dit : «Si le Tao était quelque chose de tangible
qui puisse être offert à autrui, les gens lutteraient pour
le dédier au roi. Si le Tao pouvait être offert à autrui, les
gens voudraient l’offrir aux membres de leur parenté. Si
le Tao pouvait être clairement exprimé, tout le monde
le dirait à ses frères. Si le Tao pouvait être enseigné à
autrui, les gens se démèneraient pour l’apprendre à leurs
enfants. Toutes les possibilités mentionnées ci-dessus
sont impossibles. La raison en est simple. Quand une
personne n’a pas une compréhension juste du Tao, le
Tao ne s’ouvrira pas à son cœur.»
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Concernant les choses que Confucius ne pouvait
pardonner ou qu’il pensait injustes, Lao-Tseu pensait
que Confucius se créait à lui-même des problèmes parce
qu’il était piégé par le renom et l’intérêt personnel.
À son retour chez lui, Confucius ne parla pas pendant
trois jours.
Un des élèves de Confucius, Zigong, trouva cela
étrange et demanda ce qui se passait. Confucius lui dit :
«Je sais que les oiseaux volent, que les poissons nagent,
que les animaux courent. Ceux qui courent peuvent être
contrôlés au moyen de pièges. Ceux qui nagent peuvent
être attrapés au moyen de filets. Ceux qui volent peuvent
être abattus au moyen de flèches. Alors que les dragons
sont quelquefois dans les nuages et d’autre fois dans le
ciel. Je ne sais pas comment les gérer. Lao-Tseu est un
dragon. Ses pensées sont comme un dragon volant dans
la voûte céleste. J’ai ouvert la bouche, mais j’étais sans
voix. J’ai tendu ma langue mais n’ai pas pu la rétracter.
Je suis anxieux et ne me retrouve plus.» »
Cette légendaire rencontre, qui peint Confucius
comme un pâle crétin ignorant du Tao, est évidemment
de source taoïste. Elle n’est que l’emblématique figure
du mépris que les taoïstes portent au Confucianisme.
Campagne contre ville. Nature contre culture. Liberté
contre pouvoir. Anarchie contre hiérarchie. On retrouve
là, sous différents masques, toute la bipolarité yin-yang
dont nous aurons à reparler plus loin.
Pour faire un pas de plus, comparons deux textes.
Celui de Lao-Tseu :
« Le ciel et la terre sont éternels.
Ils n’ont pas de vie propre.
Voilà pourquoi ils sont éternels.
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Ainsi, la première place revient au Sage
qui a su s’effacer en oubliant sa personne,
il s’impose au monde sans désirs pour lui-même,
ce qu’il entreprend est parfait.
Il s’était assis à la dernière place.
C’est pour cela qu’il se retrouve à la première.
Le sage ne se montre pas, il brille.
Il ne s’impose pas, on le remarque.
Il ne se vante pas, on lui trouve des mérites.
Il ne se pousse pas, il progresse.
Le sage est méthodique mais pas tranchant,
Intègre mais pas blessant,
Droit mais pas absolu,
Lumineux mais pas éblouissant.
Le sage s’instruit sans étudier,
En observant les fautes des autres.
Le sage, sans jamais faire de grandes actions,
accomplit de grandes choses.
Se connaître soi-même, c’est sagesse supérieure.
Connaître les autres, c’est la sagesse. »
… et celui de Confucius :
« Comprendre la volonté du Ciel conduit à la sagesse.
Le sage ne s’afflige pas de ce que les hommes ne le
connaissent pas.
Il s’afflige de ne pas connaître les hommes.
Dans la colère, le sage pense à ses suites.
Le sage n’accable pas les autres de sa supériorité.
Il ne les humilie pas de leur impuissance.
Le sage s’applique à être lent dans ses paroles et diligent dans ses actes.
Le sage respecte tout. Avant tout, il se respecte luimême.
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Prologue. Le contexte du Tao 17
Le sage voit son devoir. Le vulgaire voit son intérêt.
Le sage attend tout de lui-même. Le vulgaire attend
tout des autres.
Le sage voit l’ensemble, non le détail. Le vulgaire
compare et ne généralise pas. »
D’un côté : « faire rien » (Lao-Tseu), de l’autre :
« faire son devoir » (Confucius).
« Faire rien », en chinois wu-weï, n’est pas inaction et
passivité, mais résonance entre la partie et le tout, entre
la goutte d’eau et le fleuve, entre l’homme et le Tao :
il s’agit d’être en phase, parfaitement et intégralement
en phase avec le Tao, avec le processus cosmique, avec
l’écoulement des énergies universelles (le Chi).
« Faire son devoir » est le fondement de l’ordre social
et, partant, de l’ordre cosmique.
Dans les deux cas, il y a effacement total du soi, de la
personne individuelle. Ce sera une constante dans toute
la pensée chinoise. L’individu ne compte pas. Toute
forme d’individualisme, d’égotisme est une incongruité,
une indélicatesse, une faute, la plus grave sans doute.
Penser à soi est une goujaterie. L’étiquette chinoise veut
d’ailleurs que, lorsque l’on est invité à un repas, on ne
demande rien, on ne se serve de rien : c’est aux voisins
de table à veiller, toujours, à ce que bol et gobelet soient
approvisionnés à suffisance.
Les parents adultes veillent sur les enfants petits. Les
enfants adultes veillent sur les parents vieux. Personne ne
travaille pour lui-même. Seul le patrimoine transmis de
génération en génération vaut la peine des efforts quotidiens. Culte de la transmission : écoulement, toujours.
L’effacement de soi est une composante comportementale puissante et permanente depuis des millénaires
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dans la culture chinoise. Imiter quelqu’un ou copier
ses œuvres sont une preuve de respect et une marque
d’hommage. La propriété intellectuelle et les droits
d’auteur sont des preuves flagrantes de l’égotisme occidental. Incompréhensible et… incroyablement malpoli.
Plus généralement, l’œuvre prime sur son auteur, car,
au fond, le seul auteur de tout ce qui se crée et émerge et
jaillit des jours, c’est le Tao et lui seul. L’auteur humain
de l’œuvre n’en est que le véhicule, le révélateur, au sens
photographique du terme. Le génie n’est pas en lui, mais
en le Tao dont il n’est que l’ustensile. Notions difficiles
pour un Occidental, non ?
••
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Première partie
Lire le Tao
Le Réel
Le Tao, c’est le nom de tout mouvement intérieur : à chacun son
Tao. C’est un premier niveau de lecture. Ce Tao-là se lit dans le
grand livre de la Nature. Le Taoïsme est un naturalisme foncier : le
monde est un, le monde est réel, le monde est naturel (par opposition à « surnaturel »), le monde est autoréférentiel (il se développe
par lui-même et de lui-même, sans intervention externe à lui). Et
chacun trace son propre Tao dans le Tao universel, plus ou moins
en harmonie avec lui. Harmonie : la notion clé de l’éthique et de
l’étiquette chinoises.
••
Tao est un mot aux sens multiples. Mais, toujours, il
évoque le mouvement, l’impermanence, l’écoulement,
l’activité. Et toujours, il pointe le Réel, que j’écris avec
une majuscule pour bien montrer qu’il s’agit là de la
réalité métaphysique dernière et première : ce qui existe,
l’existence même qui est transformation incessante de
soi, qui est cette transformation, cette métamorphose,
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Table des matières
Prologue.
Le contexte du Tao7
Première partie
Lire le Tao
L’un24
Le devenir31
Le deux38
Le nombre46
L’harmonie54
Les éléments61
Deuxième partie
Lire les Caractères
Le trait71
Le pinceau78
L’encre84
Le papier91
Le style99
Le sens104
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le sens du divin
Épilogue.
L’actualité du Tao109
Naturalisme…111
Naturisme…113
Hylozoïsme…116
Monisme…119
Métempsychose…121
Esthétisme…125
Libertarisme…128
Immortalité…131
Eudémonisme…134
Élitisme…136
En guise de conclusion…138
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