Les chroniques d`un pas grand

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Les chroniques d`un pas grand
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Les chroniques
d’un pas grand-chose
S o u ve n i r s d ’ u n h a r d r o c k e r e n c o l è r e - # 0 6
S u r
F a d e
t o
B l a c k
t u
n ’ e m b a l l e r a s
w w w. p a s g r a n d c h o s e . c o m
p o i n t
Chronique d’un Canard Ordinaire
« Sur Fade to Black tu n’emballeras point »
« Les bronzés font du riff »
1
Jusqu’à la dernière minute, même la prof de français y a cru. Mes parents ont
finalement signé le chèque. C’était la première fois de ma vie que je partais au
ski. Quelque part, ça m’emmerdait : la promiscuité avec tout un tas de
monde, les moniteurs à la con, la bouffe dégueu, le tire fesses, les fringues qui
sentent le chien mouillé, sans oublier les après skis. J’avais déjà vu le film avant
le générique et tout ce bordel m’indifférait au plus haut point. Mais la
perspective de foutre le camp de chez moi dix jours d’affilée aurait fait passer
n’importe quelle pilule. Même un stage commando en Ouganda. Quand la prof
de français a su que finalement je serai du voyage, son visage s’est chiffonné.
Dix jours consécutifs avec le Canard, c’était autre chose que quelques heures
par ci par là. Il était évident qu’elle allait en baver.
Sur le parking du lycée, les parents embrassaient leurs rejetons, leur refilaient
en douce un petit billet. Les mamans avaient la larme à l’œil et les papas n’en
menaient pas large. Et moi je dansais la Macarena devant mes vieux. Dix jours.
Y avait au moins quatre hardos dans le lot, des hectolitres de gonzesses, une
immense auberge et des tas de journées entières à faire la foire. J’étais d’une
humeur radieuse, badine, prêt à tout péter.
Route de nuit, départ à 22h, arrivée au petit matin, sur les pistes en début
d’après-midi : tel était le programme. On voyageait dans un bus rempli de
couchettes superposées. Moi je pensais qu’on allait passer la nuit à chanter ou
déconner, mais à 22h01 les profs ont commencé à faire chier. Les filles à l’avant
du bus, les garçons à l’arrière. Deux profs de chaque côté. J’ai proposé de faire
un blind test avec l’autoradio du bus : refusé. Tournoi de poker : refusé. Chut,
on dort, faut être en forme pour skier demain. Tout le monde a suivi le
mouvement et je me suis rapidement retrouvé tout seul comme un con au
milieu de la travée à chanter du Ludwig von 88 (« Il y a dans le ciel, des milliers
d’abeilles »), ça aurait pu prendre – certains mecs rigolaient – mais le prof
d’histoire me collait au train et le chauffeur du bus a éteint la lumière.
1
- Allez hop ! Monsieur Canard, allez-vous coucher ! Il est tard. Faut être en
forme pour demain !
- Il est à peine 23h. On s’est consultés avec les autres gars et on va jouer
aux tarots.
- Racontez pas n’importe quoi. Tout le monde est couché. Au lit !
- Attendez, je couche pas avec un mec, je suis pas pédé ! Y me faut une
gonzesse.
Je cours vers l’avant du bus, derrière moi le prof pousse des cris aigus.
- Eh les gonzesses, y en a pas une qui me ferait un peu de place pour la
nuit… (gloussements) Allez quoi !
Tel un cerbère défiguré par la haine, ma prof de français surgit subitement
devant moi, se dressant comme une stèle intimidante.
- On se fait une petite lecture nocturne de « Belle du seigneur » ?
C’est son bouquin préféré. Autant une provocation qu’une façon de lui montrer
que j’ai retenu cette information suprêmement inutile. Elle est sur le point de
péter les plombs. Tout d’un coup, je visualise un peu ce qui est en train de se
passer. Je vois les profs se concerter, me mener la vie dure pendant le séjour.
Va falloir cohabiter un peu, mettre de l’eau dans son vin sinon je vais me
retrouver à manger à la table des profs, peut-être même dormir dans leur
chambre. Ça sentait le marquage à la culotte pour les dix jours à venir. Il y avait
mieux à faire.
- Ecoutez Monique – oui je vous appelle par votre petit nom mais je vous
vouvoie – on va être raisonnables tous les deux. Vous n’allez pas passer
dix jours à me suivre partout ? Donc on fait un pacte : je vais être
raisonnable mais va falloir me lâcher la grappe.
Je sens que j’ai fait mouche, elle capitule déjà essoufflée par les dix jours de
marathon canardien qui l’attend.
- Très bien. Alors, commencez par retourner vous coucher comme tout le
monde.
- Ok.
Il faut parfois céder pour accéder.
2
JF m’a gardé une place. Il essaie de trouver le sommeil. Je regarde ma montre,
il est 23h et j’ai envie de hurler, de violer, de me battre. Le diable au corps. De
ses oreillettes s’échappe un brouhaha familier, je file un gentil coup de genou à
JF.
- Eh, t’écoutes quoi ? NAPALM DEATH ?
- Nan, t’es fou. Pas pour s’endormir. Nan, c’est « Butchered at Birth ».
- Ah oui, CANNIBAL CORPSE pour s’endormir, c’est mieux.
Dans 10 ans, ce mec découpera des petites filles en écoutant VIVALDI. Je reste
raisonnable et me balance « Ride the Lightning » en espérant faire taire ce feu
qui brule en moi. C’est l’époque de ma grande crise de METALLICA mania.
J’écoute le groupe du matin au soir. Tous les jours. J’ai tout disséqué, analysé.
Des pochettes en passant par les paroles. Je suis capable de refaire tous les
solos de Kirk à la bouche et de crachouiller tous les riffs de tous les albums.
Sauf bien entendu le Black Album que je considère comme une infamie.
Le riff de « Creeping Death » me file un coup de chaud. Je sens comme un
volcan qui se réveille en moi, je transpire. C’est le moment que choisit JF pour
lâcher une caisse. Je suis dans un bus, allongé, je peux à peine bouger, je
suffoque et ça sent le prout. Cette situation est intolérable. En me levant,
j’exploite un petit borborygme pour me venger. Je pointe mon fion en direction
de la tronche de JF et lâche les gaz. Ce con dort du sommeil du juste. D’ailleurs,
tout le monde dort ou presque. Je file vers l’avant du bus.
Même les profs pioncent, ce que je trouve juste incroyable. Sauf la prof de
français qui m’agrippe la jambe dans la travée. Elle a un radar à Canard
apparemment. Peut-être est-ce une mission pour elle ? Protéger ses
jouvencelles du méchant satyre. Elle se dressera contre moi, jusqu’à la mort, à
son corps défendant. Son visage luit dans l’obscurité, phénomène étrange. Je
lui coupe l’herbe sous le pied :
- Je suis pas venu enquiquiner les filles. J’ai juste pas sommeil, je vais tenir
compagnie au chauffeur.
Elle répond pas. Je suis sincère de toute façon. J’en remets une couche :
- Sans déconner, on est dix au mètre carré. Qu’est-ce que vous voulez que
je fasse ? Un viol collectif tout seul sur des nanas endormies ? On en
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revient à notre « pacte ». Je vais être raisonnable, mais ne me traitez pas
comme un môme de huit ans.
Elle me lâche la jambe, la voie est libre.
2
23h25
- Je peux vous tenir compagnie ? J’ai pas sommeil. Et j’aime bien regarder
la route qui défile.
- Si tu veux.
Je m’installe sur un siège à l’avant. J’ai l’impression d’être dans un remake de
MAD MAX. L’autoroute est déserte, il fait nuit noire, le paysage est désolant.
Cette route qui défile agit sur moi comme un véritable calmant. Je sors mon
walkman pour accompagner ce spectacle d’une bande son digne de ce nom.
J’hésite entre « To Live is to Die » et « The Four Horsemen » (deux titres en
miroir sur ma super K7 « AFJA » face A et « AJFA + Kill » face B) et je zone avec
mon Walkman Ultra Plat (ah ah) Autoreverse.
0h15
-
Si vous voulez, à la prochaine station-service, je prends le relais.
AH AH AH AH Toujours pas sommeil ?
Non
Tu vas être fatigué demain sur les pistes.
Je dors pas beaucoup.
Ah.
0h50
Il me reste presque plus de batterie, je vais être en rade de piles rechargeables.
Le bus avale le tracé de l’autoroute dans un silence de sans plomb.
- C’est marrant, mais moi à votre place, je pourrais pas rouler comme ça,
sans musique.
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- Moi, je préfère comme ça.
- Ah bon ? Ça ne vous ennuie pas au bout d’un moment le silence ?
- De temps en temps, je mets la radio.
Il prend cet échange pour un signal invisible et allume la radio en sourdine. Je
reconnais le jingle de RTL.
- C’est de la merde, la radio. Que du blabla et de la pub. En plus, en terme
de musique, z’ont tous vingt ans de retard. Tenez, là, sérieusement, qui
écoute encore Balavoine de nos jours ? C’est n’importe quoi.
- Dans ces conditions, tu comprends pourquoi le silence est préférable.
Il coupe la radio d’un geste précis. Classe. Il vient de me moucher en faisant
une double allusion, un combo discret de « ferme ta gueule » et « tu vois,
j’avais raison depuis le départ ». Je décide d’aimer cet homme instantanément.
La grosse quarantaine, dégarni, rondouillard, un look de baroudeur du
dimanche. Un détail m’étonne : il a des cordelettes à ses lunettes. C’est un truc
de vieux, ça. Je brûle d’envie de lui poser tout un tas de question sur le
pourquoi de ses cordelettes ridicules, mais je m’abstiens.
1h30
- Ca fait longtemps que vous êtes chauffeur de bus ?
- Pas tellement.
Relance pas, il joue l’économie de mots. Comme j’aime pas trop les sousentendus, je mets les pieds dans le plat avec les points sur les « i ».
- Je vous fais chier ? Vous préférez peut être que je vous laisse tranquille ?
- AH AH AH AH T’es pas possible, toi. Nan, tu me déranges pas. Tu peux
rester, mais tu vas juste être crevé demain matin.
- Je vous parie que demain je défonce tout le monde sur les pistes.
- AH AH AH AH Incroyable ! Tu passes quoi comme Bac, toi ?
- Je suis en seconde. J’ai pris l’option Eco parce qu’on m’avait dit que
c’était là où y avait le plus de gonzesses.
- Si tu raisonnes comme ça, tu vas finir gynéco.
- C’est une possibilité. De toute façon, je suis viré du cours d’Eco. La prof
veut plus me voir jusqu’à la fin de l’année, donc faut que je me retrouve
une option.
5
- Mon fil qu’a à peu près le même âge que toi, il fait un truc Techno dans
un lycée pro.
- Vous avez un fils ?
- Ouaip. Et une femme. Et un chien.
- Ah ouais, la totale.
- Tu veux faire quoi plus tard ?
- Sais pas.
- Tu devrais y réfléchir maintenant. Parce qu’après ce sera trop tard et
quand tu te réveilleras, il te restera que les boulots de merde que
personne ne veut.
- Comme chauffeur de bus, par exemple ?
- Comme chauffeur de bus.
A peine, les mots ont jailli de ma bouche, que je regrette instantanément de les
avoir lâchés. Pourquoi je me sens obligé de vanner systématiquement ou de
me montrer insolent ? Je me déteste. Il moufte pas et se perd dans un silence
mélancolique.
- Je voudrais être écrivain.
…
- Comme ça, je bosse seul, personne pour m’emmerder, puis je peux
travailler chez moi, pas de patron et l’inspiration qui me vient comme
une envie de pisser.
- Je te conseille de réfléchir à un plan B.
- Pourquoi ?
- Tout le monde peut écrire. Mais peu de personnes peuvent en vivre.
- Sinon y a un truc où je serais bon, mais je sais pas si ça existe comme taf,
mais ce serait genre : aide-musicien.
- Aide-musicien ?
- Ouais. Mettons un groupe comme METALLICA par exemple. Je suis fan, je
précise. Pour moi, c’est le plus grand groupe du monde. Bon, disons
qu’ils rentrent en studio, toc on m’appelle, j’écoute les répètes et je file
les bons conseils. Genre : « Eh Kirk, ton solo ça va pas, faut que t’abrèges
là. Trop ampoulé, on s’emmerde. Puis bon, Lars, faut accélérer un peu
vers la fin, plus de double merde et tape plus fort sur les cymbales bon
sang. James t’es beau, tu changes rien. Jason non plus. Ah si j’allais
oublier, quand même, le riff c’est de la merde. Faut un truc plus dans
l’esprit de « Creeping Death » genre tin tin tin tin nin nin. Pas un truc de
tapettes, quoi. Voyez ? Bon, vous reprenez, je repasse demain pour
écouter ce que vous avez branlé ».
6
- AH AH AH AH Aide musicien. Sans déconner. Va te falloir d’autres plans
B.
- Je sais bien. Mais sinon je me contenterais, je sais pas, disons un poste
de testeur de jeux vidéos ou chroniqueur de musique.
- Petit, réveille-toi. Ces métiers n’existent pas. Ouvre un peu les yeux. Le
monde n’est rempli que de boulots qui n’ont rien à voir avec la musique
et les jeux vidéos.
- C’est pas juste ce que vous dites, parce que j’ai répondu « écrivain » à la
base. Et ça, c’est un boulot sérieux.
- Trop aléatoire. Faut beaucoup de talent pour vivre de son écriture.
- Je prétends pas être Victor HUGO.
- Tant mieux.
2h20
On arrive aux portes des Alpes. Au loin, dans l’encre de la nuit se dessinent les
formes des cimes. Un paysage à la fois inquiétant et majestueux.
- Et vous alors ?
- Oui ?
- Bah vous me filez des conseils. Je sais bien que j’ai du lait dans le nez par
rapport à vous, mais bon, le simple fait qu’on papote ici et que votre
compteur tourne signifie que vous êtes pas au bon endroit, non ?
- Exact. C’est un boulot alimentaire. A la base, je suis marin.
- Mille millions de mille sabords, vous avez vachement dérivé ! L’océan est
derrière nous, faut faire marche arrière.
- AH AH AH AH J’ai quitté la marine pour ma femme. Au bout d’un
moment faut faire des choix. Et un marin, dans le civil, bah ça sait pas
faire grand-chose.
- Note pour plus tard : une carrière de marin, ça fonctionne que dans la
marine.
Peux pas m’empêcher de vanner. Même si c’est pas méchant. C’est fou.
J’aimerais bien être placide quelque part, du genre « british » avec de l’humour
à la SEINFELD. Mais non, faut tout de suite que je sois un peu agressif ou en
mode « petit con », c’est une seconde nature.
-
Tout le monde pionce, c’est fou. J’en reviens pas.
C’est plutôt fou que toi tu sois encore debout.
Vous faites pas de pause ?
7
-
Non. Je préfère qu’on fonce. J’aime pas m’arrêter.
Il farfouille sous son siège et sort une canette de Coca.
-
T’en veux une ?
3h
La canette est bien fraîche, doit avoir une petite glacière planquée. La route
défile dans la nuit noire, le bus engloutit le paysage en 16/9 ième. On suçote le
Coca en silence. On entend la radio en sourdine. La variétoche habituelle
passée en boucle au-delà d’une certaine heure. On finit par tomber sur
« Money for nothing ».
-
Vous, vous avez une tête à aimer DIRE STRAITS.
A sa moue, je comprends qu’il prend ma remarque comme une vanne. C’en est
pas une. C’est juste que la « situation » me faisait penser à « Heavy Fuel » sur
On Every Streets et qu’on est en train d’écouter DIRE STRAITS.
'cos if you wanna run cool
If you wanna run cool
If you wanna run cool, you got to run
On heavy, heavy fuel
-
Et toi, t’as une tête à écouter de la musique de sauvages.
Tout juste. C’est un radio cassette votre poste ?
Ouais.
Si vous voulez, je vous fais écouter un truc qui va vous faire changer
d’avis, peut-être même changer votre vie. Carrément.
Je cale rapidos « Fade to Black » et on écoute religieusement le morceau. Il
écoute avec modération, sans passion mais avec un intérêt certain.
-
Alors ? Ca tue pas hein ? C’est toujours de la musique de sauvage ?
C’est pas mal.
Pas mal ? Je vous fais écouter le morceau Thrash le plus mélodique du
monde et tout ce que vous trouvez à dire, c’est « pas mal » ?
8
-
La deuxième partie me plait moins. Ca devient trop violent pour moi
après.
C’est justement ça qui est beau. Le riff Thrash qui reprend ses droits
après un arpège hyper mélodique. C’est la cohabitation parfaite entre la
beauté et la violence.
Je vois ce que tu veux dire.
On va réécouter le morceau.
3
-
Débutant ou pas ?
JF avant moi s’était fait avoir en répondant « débutant ». On lui avait refilé des
skis pourris et des godasses nazes. Même ses bâtons étaient merdiques.
-
Débutant, moi ? Vous voulez rire ? Je suis un pro. Filez moi ce que vous
avez de mieux que je vous dévale vos pistes de pédés en un temps
record.
Je me retrouve avec des skis fluos et des bâtons tordus. La prof de français
prend la parole. Faut faire des groupes. En fonction du niveau. Chaque groupe
a un moniteur désigné. Je m’attendais à une épreuve ou un bête test pour
déterminer les niveaux, même pas. C’est du déclaratif. Tout le monde répond
gentiment, indique son niveau. Limite si certains ne sortent pas leurs médailles
ou l’attestation de leur maman. Les groupes se forment, aucun ne me branche
et les moniteurs ont tous l’air con.
-
J’ai pas besoin de cours. Filez-moi mon forfait et on se retrouvera au bus
le soir.
Vous vous souvenez de notre pacte, Monsieur Canard ? Alors ne faîtes
pas l’enfant et allez dans le groupe qui correspond à votre niveau.
J’emmerde les groupes, les médailles, je hais le ski, la montagne et les pistes
avec leurs noms ridicules. J’ai aucune envie de me taper plusieurs heures de
cours tous les jours pour un truc qui m’indiffère. J’ai juste envie de glander à
une terrasse et de claquer tout mon blé dans des parts de tartes aux myrtilles.
9
-
Y a aucun groupe qui me correspond justement. Je suis champion
régional de la catégorie « Chamois d’Or », c’est moi qui pourrait filer des
cours à tout le monde.
Il a qu’à descendre la Noire, juste là, on pourra juger de ce qu’il raconte.
Les doigts dans le nez.
Le moniteur arbore un sourire narquois. Il y a du défi dans l’air. Rien que de
regarder la piste me file le vertige. Elle est tellement pentue que j’avais même
pas capté que c’était skiable un truc pareil. Tous les hardos du groupe scandent
« Canard Canard Canard ». Je me dégonfle pas et file vers le tire-fesses.
Prendre ce putain de tire-fesses est une épopée en soi, je m’en tire avec les
honneurs mais tout en haut de la piste, il est une certitude pour tous : je suis
un gros nul. Je me tiens tout en haut de la piste qui répond au doux nom des
« Pitons ». Ça rigole sévère en bas. Je jette un œil : des playmobiles qui se
gondolent. Les bouts de mes skis me donnent l’impression de tomber dans le
vide. Je retire mon anorak que je noue autour de ma taille. Même chose pour
le pullover. J’arbore mon T-Shirt « Don’t Tread On Me » qu’un pote m’a prêté
juste avant le départ. Je crie : « METAAAALICCAAA » en faisant les cornes et
j’enchaîne :
Don't tread on me
So be it
Threaten no more
To secure peace is to prepare for war
Liberty or death, what we so proudly hail
Once you provoke her, rattling on her tail
Je me lance. Ce qui suit ressemble à du mauvais Jackass. J’ai l’impression de
tomber dans le vide. A peine je me relève que la gravité me recolle le nez dans
la neige. Je descends la piste en alternant toutes sortes de figures ridicules. Je
me cogne, glisse, me brûle, mes skis se font la malle, un bâton de ski me rentre
dans les côtes, je perds mes fringues. L’enfer peut être gelé.
J’atterris comme une merde blanche de piaf au pied du groupe dans un état
pitoyable. Je saigne, le matériel a pris un coup dans l’aile. Tout le monde est
éclaté de rire. La prof de français murmure « Et notre pacte ? ». Un des
moniteurs de ski qui porte un bonnet rouge à pompon m’aide à me relever. J’ai
les genoux qui tremblent sous le choc. Je profite d’un instant de silence pour
articuler :
10
-
Et encore, je m’échauffe là.
Tournée de rigolade pour tout le monde. Même la prof de français se marre. Je
lève mon bâton et j’hurle : METAAALLIIICAAA. Les pistes s’en souviennent
encore.
4
23h passé, l’extinction des feux est à 22h30. Je suis Pierre Antoine dans les
couloirs du chalet. C’est le beau gosse local, du genre grand, blond, visage
d’ange. On le croirait tout droit sorti d’une pub pour je-ne-sais-quelle marque
de surf. Toutes les filles sont folles de lui. Dans notre chambrée, il y a aussi JF,
un autre hardos d’une autre classe qui écoute que du Black, un mec insignifiant
et un gros silencieux qui porte constamment un bandana (mauvais point),
écoute des trucs comme WU TANG CLAN et PUBLIC ENEMY (mauvais point) et
fume des joints à intervalles très réguliers (bon point). A la base, on voulait
faire une chambre avec tous les hardos (on était pile poil 6 en plus) mais les
profs nous ont dispersé comme des rats.
-
Faudra faire gaffe à pas faire trop de bruit hein Canard.
Ouais ouais, je vais me tenir.
On avance à deux à l’heure en chaussettes en glissant tout doucement sur le
plancher qui grince.
-
C’est laquelle qui te branche toi ?
Sandrine.
Sandrine ? C’est la blonde au carré avec des nichons énormes.
Ouais, c’est elle.
Putain, c’est un morceau de choix. Même en doudoune, elle est
bandante. Vous l’avez déjà fait ?
T’es malade ? On a même pas flirté. Rien. Elle sort avec un gros balèze
qu’est en Terminale Techno en plus.
Dur. Au fait, t’as pris des préservatifs ?
Mais ça va pas. On va pas dans une partouze. Y va rien se passer, on va
discuter, je vais essayer de causer avec Sandrine et on rentre se coucher.
Pourquoi tu m’emmènes alors ?
11
C’est le mec canon du groupe et moi l’amuseur public n°1. Le duo de choc pour
les gonzesses tant il est vrai que femme qui rit à moitié dans ton lit. Son plan
me parait alors évident : pendant que je fais le couillon de service, il place
peinard ses jetons avec Sandrine. Hors de question que je serve ses intérêts, je
rebrousse chemin.
-
Audrey te kiffe.
Audrey ?
Après quelques jours de ski, j’étais rapidement passé du niveau débutant nul à
celui de débutant suicidaire. Mon problème, c’est que j’aimais la vitesse. Tête
baissée, le bruit des skis sur la neige, le vent froid qui vous fouette le visage.
J’adorais ça. L’autre problème, c’est que je ne savais pas freiner ce qui donnait
à chacune de mes élancées une dimension tragique. Le moniteur nous avait
appris la technique du « chasse neige » mais à la vitesse où j’allais, même mes
skis flippaient et se faisaient la malle dès qu’ils pouvaient. Aussi, j’avais mis au
point un petit trajet que j’affectionnais tout particulièrement : je commençais
par une rouge bien pentue, je récupérais ensuite une piste bleue sympa avec
plein de virage (ce qui me permettait de commencer à freiner un peu) et je
terminais par une verte tout peinarde. Au bout de la verte, j’avais repéré un
petit renflement de neige sur lequel je pouvais me laisser tomber sans risque.
Rouge – Bleue- Verte : une descente de moins de 5 minutes que
j’accompagnais à chaque fois d’un petit “Motorbreath” en m’imaginant relié à
un James HETFIELD - à une décennie et quelques milliers de kilomètres près en train de rouler comme un con dans les rues de San Francisco. Je devais en
être à ma dixième descente de la journée, au croisement Rouge – Bleue, je l’ai
pas vue. On s’est percuté de plein fouet comme dans un dessin animé : nos skis
ont volé, on s’est projeté à plusieurs mètres, sans se faire mal. Je l’aide à se
relever, elle est morte de rire, je me recasse la gueule, je peste, j’insulte mes
bâtons, elle essaie de récupérer un ski, on retombe, je crie, elle pleure de rire.
Mon côté « Pierre Richard teigneux ». Audrey et moi avons fini la journée
ensemble à skier, à faire connaissance, à papoter mais pas plus. Attirance zéro
de mon côté.
-
Ouais Audrey. Rien que le fait de dire « Canard » et elle éclate de rire.
Ca veut pas dire grand-chose.
12
Pierre Antoine gratte doucement à la porte. On entend des rires étouffés
derrière. On se faufile dans la chambre des gonzesses. L’odeur est délicieuse,
un mélange de shampoing, de parfums et de tout un tas de trucs sophistiqués.
Ça nous change du mélange « pets, pieds et tabac froid » de notre chambrée.
Rien que pour l’odeur, j’aimerais pouvoir pioncer ici. Pierre Antoine fonce sur
Sandrine comme un missile à tête chercheuse. Ils se lancent dans une
discussion nullissime à grands renforts de minauderies en tout genre, une
séduction du niveau du « Miel et les abeilles ». Je me retrouve au milieu de la
chambre avec les autres nanas. Audrey porte un pyjama bleu « Titi et Gros
minet ». Dans le genre repoussoir… Elle savait pas que je venais ? Elle pouvait
pas faire péter le string - bas résille ? Ses copines ont capté, Audrey tente de se
camoufler sous sa couette. De toute façon, elle me branchait pas depuis le
début. Y a une nana de ma classe – Géraldine - qu’est apparemment toute
contente de dire qu’elle me connait, qu’on est ensemble en cours etc.
-
C’est marrant de t’entendre parler comme ça, parce que depuis le début
de l’année t’arrêtes pas de te plaindre comme quoi je perturbe les cours.
Ça lui coupe la chique. Je me mets à l’imiter en prenant un petit ton pincé :
« Madame, madame, y a Canard qui fait rien qu’à faire du bruit, on peut pas
suivre votre cours, puis il arrête pas de nous envoyer des trucs dès que vous
avez le dos tourné gnagna »
Une autre gonzesse s’approche d’elle et lui glisse dans l’oreille, un truc du style
« laisse tomber, sont cons les mecs ». Ça me rend fou, hors de question de
laisser passer.
-
Quoi ? Qu’est-ce que tu viens de dire, toi ?
J’ai rien dit.
Menteuse va, je t’ai entendu, t’as dit un truc du style « y sont cons les
mecs ».
Nan, j’ai pas dit EXACTEMENT ça.
Pauvre conne, tu vas jouer sur les mots maintenant ?
Deux de réglées sur quatre. Sandrine est toujours aux prises de Pierre Antoine
qui manœuvre dur. Même en t-shirt blanc tout simple, cette nana déchire. Elle
dégage une force sexuelle qui vous fouette le cœur d’un désir violent. Je
regarde les deux petits lapins qui me restent à égorger. Y a la Grosse Laetitia
qu’est dans ma classe. Je croise son regard, ses yeux implorent « pitié, laissemoi tranquille s’il te plait ». Elle veut être ignorée. Elle était en train de lire un
13
Agatha Christie avant qu’on arrive, je commence à chercher une vanne qui
ferait référence à ce qu’elle lit et son surpoids. Pas facile.
Mais la quatrième nana que j’avais pas encore captée me fonce dessus. Elle
porte un t-shirt avec la tronche de Kurt COBAIN, a apparemment du mal à
doser le mascara et s’est peint les ongles en noir. Avec mon T-Shirt de
METALLICA et ma tignasse pas coiffée, nous présentons, sur le papier, les plus
grands signes extérieurs de compatibilité.
-
Eh, mais c’est toi qui a descendu la Noire le premier jour.
Ouais.
AH AH AH AH « Et encore je m’échauffe là ». Trop fort ! Puis c’est toi
aussi qu’a passé du METALLICA au petit déjeuner ?
Théoriquement fallait prendre son petit déjeuner entre 7h et 8h. Sachant que
tout le monde se bousculait pour aller aux chiottes ou sous la douche, on se
retrouvait tous comme des cons au même moment aux mêmes endroits à se
marcher dessus. Le petit déjeuner était sinistre. Les profs donnaient
l’impression de sortir du coma et personne ne disait rien. Un silence de mort
régnait dans l’immense salle à manger. On entendait juste les cliquetis des
cuillères qui remuent des céréales, quelques chuchotements de ci de là. J’avais
dû me battre pour avoir un café noir (je hais la Ricoré et sans café noir ni
douche, je suis bon à rien le matin.), une faveur spéciale que j’avais réussi à
extorquer de la patronne du chalet, Marie, une rombière sympathique dotée
d’un immense cul accueillant. Histoire de rigoler un peu, j’avais calé le riff de
« Creeping Death » sur ma K7 que j’ai placé discrétos dans la chaîne hifi de la
salle à manger. Une fois que tout le monde avait bien le nez dans sa tartine et
son Benco, je suis entré dans la salle, ai foncé sur la chaîne, mis en route
METALLICA le son à fond. Le riff de « Creeping Death » fait sursauter tout le
monde. Je fonce au milieu de la salle, je monte sur une table et me lance dans
un air guitar furieux. Les profs lèvent la tête, j’ai l’impression de voir une petite
bande de suricates en panique. La prof de français débranche la chaîne hifi et le
prof d’histoire tente de me faire descendre de la table. Le riff thrash se coupe,
le silence monacal reprend violemment ses droits. Tous les regards sont sur
moi, avant de tomber au sol, je fais les cornes et je hurle un
« METTAAALIIICCCCAAAAAAAAAAA » relayé par 3 des 5 hardos locaux. JF
répond « SLAYER » par principe et le blackeux soupire.
-
Ouais, c’est moi qui ai passé « Creeping Death » au petit déjeuner.
14
Si elle connaissait un peu METALLICA, elle aurait pas dit « c’est toi aussi qu’a
passé du METALLICA au petit déjeuner », elle aurait dit : « c’est toi aussi qu’a
passé Creeping Death au petit déjeuner ». Un point de malus pour cette
approximation.
-
Moi aussi je suis fan de METALLICA.
Je suis à peu près certain que cette conne ne connait que le Black Album et rien
qu’à cette idée j’ai envie de lui tirer les cheveux.
-
Tu m’as surtout l’air d’être une fan de Kurt.
Je lui désigne son t-shirt ridicule « Goodbye Kurt ».
-
Je suis fan de NIRVANA aussi. Putain quand Kurt est mort, j’ai bien cru
que j’allais pas m’en remettre.
Combien de fois j’ai entendu ça : « Kurt mort, j’ai failli me suicider ». N’importe
quoi. Cet effet de mode me donne envie de vomir. Non seulement je remets en
cause la sincérité intégrale du propos, mais sur le fond je doute aussi que ces
hordes de petites connes aient capté ne serait-ce qu’une once du geste de
Kurt. Je n’aime pas NIRVANA, mais ce que Kurt a fait est classe. Il a assumé son
message, ses idées, il est allé au bout de son dégout pour donner une pleine
mesure à son mal être et à la portée de ses textes. Je respecte cela et j’estime
que Kurt aurait mérité un peu de pudeur, surtout de la part de ces midinettes
débiles en T-shirts grotesques. Je ne connais pas cette nana, mais je la hais déjà
au bout de deux phrases. J’ai envie de lui faire mal, en paroles, de la ridiculiser
et de la mettre face à son incomplétude absolue. Je sens mes babines qui se
retroussent, j’ai envie de mordre. En plus, elle se dit « fan de METALLICA ».
Sans déconner.
-
C’est quoi ton titre préféré de METALLICA ?
The Unforgiven.
Pffff.
Quoi t’aimes pas ce morceau ?
C’est une belle ballade, mais ça se voit que t’es pas une vraie fan sinon tu
m’aurais pas sorti ça.
Ah bon, pourquoi ?
Parce que. Cite moi un autre titre que t’aimes bien par curiosité ?
15
Elle sent bien que si elle répond « Nothing Else Matters » je vais la massacrer.
-
Of Wolf and man.
De mieux en mieux, un des pires morceaux du Black Album.
Ah bon ?
Tu sais au moins de quoi elle parle cette chanson ?
Bah non.
Comment ça « bah non » ? Tu connais pas le sens des paroles du groupe
dont tu te dis « fan » ?
Je fais les guillemets avec mes doigts pour bien marquer la relativité de mon
propos.
-
Bah non.
Attends, me dis pas que tu ne connais QUE le Black Album ?
Elle est mal à l’aise, elle tripote machinalement ses bracelets, elle ne sait pas
quoi répondre, elle sait que si elle ment je vais la confondre en trois secondes.
Elle prend la tangente.
-
Euh non pas vraiment, j’ai déjà entendu les premiers albums mais je les
connais pas très bien.
Comment tu peux te dire fan de METALLICA, alors que non seulement tu
ne connais pas toute leur discographie par cœur, mais qu’en plus tu es
passée à côté des meilleurs albums ? T’as pas l’impression que t’as les fils
qui se touchent un peu ?
5
-
MAIS TU VAS NOUS LAISSER TRANQUILLES A LA FIN !
C’est Géraldine. Elle est débout, fébrile d’une colère qui me rend plus fort. Elle
ne prend pas la défense de sa copine en particulier, non, elle se sent investie
d’une autre mission, de la protection de la cause féminine contre le mâle
oppresseur. Elle invoque le droit à la fanitude relative, l’ignorance des paroles
et des discographies manquantes.
-
Je t’ai sonné, toi ?
16
-
Canard, tu te rends compte que tu fais chier tout le monde. Tu gâches
tout, tout le temps, même les moments sympas. En tant que déléguée de
classe, je te préviens, le conseil est dans trois semaines et tous les profs
sont remontés contre toi.
J’avais oublié que cette conne est notre déléguée de classe. Un titre aussi
inutile qu’elle est fondamentalement lèche-fions. Sa petite morale me vrille les
nerfs.
-
Je te fais chier, Géraldine ?
Parfaitement. Et pas que moi.
Bah écoute, si moi je te fais chier, toi tu me donnes envie de pisser.
Je commence à me désaper.
-
Je vais pisser sur ton sac de couchage, tu dormiras dans ma pisse, ce sera
un honneur pour toi, petite pute.
Je n’ai pas le temps de mettre à exécution mon plan qu’elle se met à hurler
comme une hystérique. Difficile de se concentrer dans ces conditions. Pierre
Antoine est obligé d’abandonner sa passionnante conversation avec Sandrine.
-
Je t’avais dit de te tenir !
Oh ça va.
Non ça va pas, maintenant c’est foutu, on va se faire choper.
On s’en fout, non ?
On entend que ça déboule 4 à 4 dans le couloir, sans doute la prof de français
qui réagit toujours plus vite que les autres. Pierre Antoine est, lui aussi, vif
comme une belette. Il se tire par la fenêtre de la chambre avec l’élégance d’un
courant d’air. Quand la prof de français surgit, je suis au milieu de la chambre
des gonzesses, en train de remettre mon futal. Les apparences sont contre moi.
Elle me tire par le bras avec une force qui puise ses racines dans une rage et
une colère qui font que je ferme ma gueule.
-
Monsieur Canard, trop c’est trop. Vous vous moquez de moi depuis le
début. Vous ne respectez rien, vous êtes impossible.
Ecoutez Monique, c’est pas du tout ce que vous croyez, je comptais rien
faire de sexuel, je vous jure.
17
-
Je suis pas née de la dernière pluie hein, je vous trouve à moitié à poil
chez les filles qui hurlent...
A ce stade de la situation, je me dis que vaut mieux tenter de dire simplement
la vérité, même si c’est pas forcément l’option la plus simple.
-
Non, c’est vrai. D’ailleurs, j’ai même pas de préservatifs sur moi ni rien.
En fait, je voulais juste pisser sur la couchette de Géraldine.
La prof se stoppe net. Elle s’attendait pas à pareille révélation. Elle me regarde
pour voir si je ne plaisante pas, mais j’arbore le visage de la sincérité gênée.
-
Vous vouliez simplement uriner sur la couchette de Géraldine ?
Elle laisse retomber chaque mot, comme pour accroitre leur sens et faire peser
sur eux un regain de culpabilité.
-
Exactement. Juste un petit pipi. Rien de sexuel donc, je vous jure.
Juste une question : P-O-U-R-Q-U-O-I ?
Elle m’a mal parlé.
Elle vous a mal parlé ?
Oui, j’ai pas aimé son « ton ».
Mais vous pouvez pas faire pipi sur tous les gens qui vous parlent mal.
C’est n’importe quoi. Pourquoi ne pas allez dans ma chambre et faire
caca sur ma valise dans ce cas-là ?
Voyons Monique, entre nous, c’est différent. Puis on a passé un pacte.
Je lui lance un petit sourire sympa, avec un peu de chance ça aurait pu passer.
Sauf que non, évidemment. Les gens s’agglutinent dans le couloir, ça se
bouscule pour entendre, ça chuchote et on entend des portes qui
s’entrouvrent et se referment.
Qu’est ce qui se passe c’est Canard il a essayé de violer une nana non pas
possible je crois qu’il est somnambule et qu’il a fait pipi chez les filles parce que
j’ai entendu une histoire de pipi moi j’ai entendu le mot « préservatif » nan tu
crois qu’il a voulu se taper la prof de français mais il est dingue en tout cas ça
va barder pour lui
18
-
Non, alors là je dis : non ! Trop, c’est trop. Il est presqu’une heure du
mat’ : y en a marre. Tous les soirs, c’est le même bazar. Y a toujours un
truc. Tout est prétexte à enquiquiner tout le monde. Ce coup si, vous
vous en tirerez pas comme ça. Il y aura une punition. Je vais en parler
avec mes collègues, mais attendez-vous à ce que tout cela ne reste pas
sans conséquence.
De retour dans ma chambre, tout le monde est debout. Pierre Antoine a réussi
à échapper à tout ce bordel, son sourire oscille entre le soulagement et la
crainte que je le balance. La prof de français me raccompagne à mon lit, elle
prend un « ton » très solennel et déclare devant tout le monde : « Et
maintenant, plus un mot. Silence. Rendez-vous demain pour la punition.
J’espère que la nuit vous portera conseils et que vous réfléchirez à ce que vous
avez fait ». Je trouve ça pas très juste, parce que, justement, j’ai pas eu le
temps de pisser sur Géraldine, mais bon, je m’abstiens d’ergoter sur ce point.
Elle a à peine quitté la chambre, que le mec insignifiant s’avance vers moi. Il
semble en colère. Il commence à me prendre la tête, il se sent plus pisser :
« Ouais Canard, pourquoi tu fais tout ça ? Tu fais chier. Tu peux pas rester
tranquille ? Merde à la fin ». Rapide évaluation des forces en présence : Pierre
Antoine mouftera pas (on est lié dans cette histoire), JF est rallié à ma cause
quoiqu’il arrive, le blackeux bougera pas même si je décide d’écorcher
quelqu’un vivant sous ses yeux. Reste le gros avec le bandana qui fume des
joints. Je risque pas grand-chose.
Je m’avance vers le mec insignifiant et lui colle une gifle retentissante. Pas une
patate, non une bonne vieille baffe pédagogique, le genre qu’on colle à sa
petite sœur pour lui remettre les idées en place. Il est tellement surpris par
mon geste, qu’il en reste bouche bée, complètement interdit, assis sur son lit.
-
Tu te sens mieux maintenant ? T’en veux une autre où celle-là suffit ?
J’avais lu un truc sur les prisons. Quand vous arrivez là-bas, dès le début on
vous teste. Si quand on vous pique votre plateau, vous ne dites rien ; si on vous
tripote cul et que vous ne bronchez pas, les persécutions s’intensifient. On
passe rapidement du cauchemar à l’enfer. Dans le « civil » c’est pareil (si vis
pacem para bellum). Quand on commence à vous marcher sur les pieds, rester
sans réaction revient à intensifier soi-même les persécutions. C’est l’une des
raisons pour lesquelles l’agression systématique a du bon, d’autant que
19
concrètement vous ne risquez rien. Au quotidien, les « gens » sont des lâches,
ils baissent les yeux quand vous commencez à crier, ferment les portières de
leur bagnole quand vous sortez de la vôtre et ne se relèvent pas quand vous
leur en avez collé une. Faut juste à la base en avoir rien à foutre. De tout et des
conséquences.
I take lives and show all no mercy this night
Attack those not knowing my force
6
Je ne voyais vraiment pas quelle punition les profs allaient pouvoir me coller vu
que rien ne pouvait vraiment m’atteindre. Si : confisquer mon walkman et mes
K7. Mais pensez bien que j’avais prévu le truc et tout planqué au petit matin
dans ma chambre. C’est donc un Canard confiant et détendu qui est descendu
prendre son petit déjeuner. J’ai commencé à papoter avec Marie en prenant
mon café, puis les profs sont arrivés avec la mine grave. Le prof d’histoire avait
un regard inquiétant, y avait de la haine dans son visage. Je savais pas trop s’il
avait envie de m’égorger ou m’enculer (une rumeur prétendait qu’il était
homo), mais ça rigolait pas.
La prof de français s’est avancée vers moi et a pris un ton très solennel :
-
Monsieur Canard, nous nous sommes concertés avec mes collègues à
propos de vos actes (« actes » ?). Nous en sommes arrivés à la conclusion
que nous ne pouvions laisser passer cela (on dirait que j’ai commis un
viol). Une punition exemplaire s’impose, aussi nous avons décidé de vous
exclure du groupe aujourd’hui (je me voyais déjà roder dans la montagne
tout seul sans eau ni rien). Parfaitement. Vous serez privé de ski pour la
journée, vous resterez donc au chalet avec Marie qui vous donnera du
travail à effectuer (AH AH AH AH ça, une punition ?). Bien entendu, nous
passerons un coup de fil à vos parents pour les informer de votre
conduite.
-
Vous leur direz « bonjour » de ma part.
Devant le chalet, le bus attendait, prêt à partir. Je suis allé saluer mon pote le
chauffeur avant qu’ils partent tous. J’étais soulagé, c’était une super punition.
20
J’en avais plein le cul des journées de ski. Les moniteurs nous faisaient chier de
9h à 12h, le nôtre n’arrêtait pas de me taquiner depuis l’affaire de la piste
noire, il me surnommait « Max le Menace » et me filait carrément des coups de
bâtons. J’étais à deux doigts de le buter. A partir de 12h, on était libérés mais la
station était toute petite, on pouvait pas faire grand-chose, on se marchait
dessus. J’avais claqué tout mon blé en moins de 48 heures dans des parts de
tartes aux myrtilles, ce qui fait que je n’avais plus les moyens de faire la sieste
dans le restaurant au pied des pistes. J’en étais réduit à roupiller dans le hall de
l’office du tourisme, ce qui était quand même pas glamour. Comble de
malheur, je devais faire gaffe à économiser mes piles pour pouvoir faire durer
mon walkman un temps appréciable. Il devait me manquer un gène car tout le
monde semblait beaucoup s’amuser. J’observais mes « camarades » et je ne
comprenais pas cette frénésie qui les poussait à skier comme des névrosés
toute la journée. A peine, avaient-ils descendu une piste qu’ils se jetaient sur le
tire-fesses pour recommencer, ils étaient tous « tout schuss » jusqu’à la
dernière minute, soit 17h30, heure à laquelle on nous ramenait au chalet
comme des moutons à qui on avait fait prendre l’air.
Finalement, le truc qui m’emmerdait le plus dans l’affaire, c’était de m’être
levé aux aurores comme tout le monde pour prendre ma douche et tout le
bordel, alors que j’aurais pu rester peinard au lit à faire la grasse matinée.
Dehors, en t-shirt « Don’t tread on me » qui commençait à sentir le gnou, je
regardais le troupeau monter dans le bus. La prof de français m’a lancé un
regard empli d’une profonde tristesse. J’avais la haine, j’avais envie de hurler
taper sur quelqu’un. J’ai repéré Géraldine à l'une des fenêtres du bus, elle m’a
lancé un petit regard de satisfaction insupportable, un regard qui signifiait
« tiens, ça t’apprendra nananère ». Ça m’a rendu complètement fou. J’ai
commencé à lui faire des doigts d’honneur, puis rapidement toute la panoplie
de gestes obscènes que je connaissais. Elle a fini par alerter la prof de français
qui d’un geste méprisant m’a fait signe de rentrer dans le chalet. On me traitait
comme un chien à qui on désigne la niche. J’ai pris un gros morceau de glace et
je l’ai lancé de toutes mes forces sur la vitre du bus. Géraldine a sursauté et la
prof a fait le signe « toc toc » avec son doigt. Oui, j’étais fou, j’avais la rage. Le
car a démarré et j’ai fait mine de le suivre en continuant les doigts d’honneur,
j’ai vu les hardos qui levaient les bras en guise d’encouragements. Puis le bus a
accéléré et j’ai hurlé « METAAALLIICCCAAAA » du plus profond de mes
poumons, relayé par un écho fantastique mais aucune avalanche divine n’a
emporté le car. Mais les montagnes en résonnent encore.
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7
Marie la patronne était très cool. Je l’aimais bien et c’était réciproque, je crois.
Je pense que c’était dû aux compliments que je lui avais servi concernant la
bouffe. Le soir par exemple, elle faisait une très bonne soupe de légumes, j’en
prenais du rab systématiquement. Je trouvais qu’elle se démerdait bien avec
les moyens du bord. Il y avait de la bonté dans son visage, elle irradiait de
gentillesse. Quelques rides mal placées indiquaient qu’elle en avait sans doute
chié, mais donnaient aussi à son visage une douce mélancolie. Débarrassé de la
meute, le chalet vide en était devenu presque douillet. Quand je l’ai rejoins,
Marie était dans les lessives : « Ecoute, j’ai aucune envie de te fliquer toute la
journée. Donc tu vas dans ta chambre, tu bouquines, tu dors, tu fais ce que tu
veux mais tu restes tranquille. Vers 11h30, je t’enverrais au village me faire une
course, puis on verra après manger ce qu’on peut te faire faire ».
Ca m’allait très bien. Je suis retourné à ma chambre. Impossible de fermer l’œil,
le sommeil est parfois contradictoire. Je repensais à Géraldine, je n’arrivais pas
à m’ôter de l’esprit son sourire odieux, ce petit air de peste supérieure.
L’occasion était trop belle pour me venger, je me levais en direction de sa
chambre pour une petite pause pipi. Puis pourquoi pas une branlette en
tripotant les soutifs de Sandrine ? Tout émoustillé, je fonçais vers le quartier
des filles.
Une des chambres était ouverte, j’entendis du bruit : c’était Paula, une nana de
ma classe, clouée au lit avec ses deux plâtres. Cette conne avait réussi à se
péter la cheville gauche et le genou droit le premier jour, dès la première
chute. Paula la poissarde, même les secouristes en revenaient pas. Une petite
portugaise sympa, un peu boulotte, comme il en existe des centaines. Elle
pouvait difficilement se bouger avec ses béquilles, ce qui fait que Marie lui
apportait des plateaux repas et que les filles se relayaient à son chevet pour lui
tenir compagnie.
-
Tiens, Canard ! Qu’est-ce que tu fous là ? Me dis pas que t’as réussi à te
faire virer des cours de ski ?
Elle part dans un fou rire un peu forcé. Je sais qu’elle n’est pas spécialement à
l’aise de me voir roder autour d’elle.
-
Qu’est-ce que tu lis ?
« Ça » de Stephen KING.
22
-
Contextuellement, t’aurais dû te taper « Shining » du même auteur.
J’imagine que lire ce bouquin bloqué dans un chalet enneigé aurait
rajouté à l’ambiance.
Ah oui, « Shining ». J’ai vu le film, je savais pas que c’était à la base un
bouquin de Stephen KING.
Bah tu sais pas grand-chose dans l’absolu. Je suis sûr que tu savais pas
non plus qu’il y avait un autre bouquin de lui qui colle encore mieux à la
situation présente ?
Ah bon ?
« Misery ». Tu ne connais pas l’histoire ?
Non.
C’est un écrivain d’une série à succès qui suite à un accident se retrouve
emprisonné, les deux jambes cassées, chez une de ses fans un peu
dérangée.
Je laisse le silence pénétrer la chambre.
-
Un peu comme toi justement. Tu vois, t’as les deux jambes cassées, tu
peux pas bouger, personne ne va venir à ton secours.
Secours ?
Elle pousse un petit rire nerveux. Je continue en mettant un peu de tension
dans ma voix.
-
La scène phare du bouquin, c’est le moment où voyant que l’écrivain
commence à se rétablir, la fan dingue entre dans sa chambre pour lui
péter les deux jambes avec une hache.
Ce silence est devenu mon partenaire, mon allié horrifique. Je commence à lire
de la terreur sur le visage de Paula. Je me dirige pour prendre ses béquilles près
de son lit.
-
Un peu comme si je prenais tes béquilles et que je me mettais à marteler
tes jambes avec…
Je brandis ses béquilles au-dessus de ma tête. Elle est blême comme le drap du
lit. Entre la confusion, ma mise en scène et mon imprévisibilité ; le scénario est
crédible. Dans ses yeux, il y a la peur, l’impuissance et cette crainte morbide
parfaitement perceptible. Cette peur me procure un sentiment de puissance
inconnu, délicieux, jouissif. Je crois comprendre ce qui fait triper les serials
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killers. D’un geste brusque, j’abats ses béquilles sur elle et dévie ma trajectoire
à la dernière fraction de seconde. Je frôle ses plâtres et elle pousse un cri
d’horreur. Les murs du chalet en résonnent encore.
-
AH AH AH AH Je t’ai bien eue !
T’es con. J’ai failli me pisser dessus.
Stephen KING, c’est de la merde. Même bourré, j’écris mieux que lui.
C’est prenant, il sait raconter ses histoires.
Il a aucun style, je lui pisse dessus. Puis bon, encore tu lirais Stephen
KING en ayant lu le reste, je te pardonnerais. Mais je suis sûr que t’as
même pas lu LOVECRAFT, POE ou même Théophile GAUTIER.
On sait tous que c’est toi qu’a la plus longue. Même la prof de français a
abandonné face à toi.
Je perçois son ironie et ce qu’elle insinue est injuste. Elle fait référence à une
discussion que j’ai eu en cours avec la prof. Quand j’ai appris qu’elle était fan
de « Belle du seigneur », je me suis fadé sa lecture. Verdict : ampoulé, trop
long, sophistiqué, précieux, chiant. De la littérature pour progueux, ce que je
n’ai pas manqué de dire à la prof. J’étais monté au créneau pour défendre par
opposition le romantisme « naturaliste » de MAUPASSANT, SADE, KUNDERA ou
encore LACLOS dont la plume sentait les poils et la sueur ce qui était bien plus
réaliste que son truc « rose bonbon ». Elle avait fini par abandonner la partie en
me traitant de « petit arrogant ».
Près du lit de Paula, je capte un petit radio K7. Rien à l’intérieur. Cette conne
écoute la radio. Europe 2 en plus.
-
Putain, t’écoutes Europe 2 ?
Euh non… enfin c'est-à-dire que…
Putain mais Europe 2 c’est de la merde, les rois de la soupe. Comment tu
fais pour survivre ? T’as pas ramené de K7 ?
Je fouille dans son sac. Elle n’a que 5 ou 6 pauvres K7, je la plains
intérieurement. Je commence un inventaire du désastre : « Putain mais c’est
nul ça. Mais alors vraiment. Même ma sœur n’oserait pas écouter ça. Patricia
KAAS ? Attends, c’est la musique de ta mère ou quoi ? Encore plus naze, ça.
Tiens la MANO NEGRA, c’est pas trop mal. C’est le meilleur truc que t’as
24
apparemment. Enfin, je connais pas ça, là, « Janis JOPLIN » mais ça a l’air de
bien puer ».
-
C’est une super chanteuse. Chaque fois que je l’entends sur
« Summertime » je fonds en larmes.
Ça m’intrigue. Je me demande bien quel genre de musique peut arriver à
émouvoir cette petite portugaise insignifiante. Je glisse la K7 dans le lecteur.
Avance. Recule. Stop. Pas la bonne face. Retour. Stop. Ayé ! J’entends une voix
chaude, sensuelle. Y a de l’interprétation. Ca Ça dégouline de mélancolie
comme un caramel passé au four, mais c’est « beau ». Je sens une émotion
derrière ces manières. Je suis obligé de reconnaître que c’est pas de la merde.
-
C’est pas mal, faut avouer.
Alors, tu vois ! Y a pas que METALLICA dans la vie.
Attends, t’es en train d’insinuer que METALLICA est pas capable d’être
aussi touchant que Janis JOPLIN ? Je rêve ou quoi ?
Non j’ai pas dit ça.
Bouge pas, de toute façon tu peux pas, je vais te faire écouter un truc qui
va bien te faire fermer ta gueule de portugaise ensablée.
Je passe « Fade to Black » dans un silence religieux.
-
Alors, tu vois bien que même en terme d’émotion, METALLICA encule
Janis JOPLIN. Et pour le reste, on n'en parle même pas.
Tu peux pas dire ça.
Si je peux le dire. On va réécouter le morceau, comme ça tu vas bien
pouvoir t’en rendre compte et on va finir par être d’accord.
8
A 11h30, Marie la patronne m’envoie chercher de la bouffe au supermarché du
coin. Un village de montagne, en pleine semaine, hors période touristique, à
une heure creuse : j’ai juste l’impression de me balader dans un village dévasté
par un virus mystérieux. Je croise en tout et pour tout trois vieux emmitouflés
qui me dévisagent comme un alien. De retour au chalet, on va dans ses
quartiers. Je fais un peu la causette, on mange en regardant « Le Juste Prix »
puis le journal télé nul de TF1. Elle a fait un gratin de crozets. C’est délicieux.
Pas de chichis, j’ai l’impression d’être à la maison. Je repense avec satisfaction
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à tous les cons de ma classe qui bouffent leurs sandwichs dégueulasses à
moitié debout entre deux remontées. On se fait tourner un petit café, puis je
pars faire une sieste. La belle vie.
Au réveil, je rejoins Marie en cuisine. Elle prépare la bouffe pour le soir. Y a une
montagne de patates à éplucher, on s’y colle en silence.
-
Vous mettez jamais un peu de musique en travaillant ?
Non.
Pourquoi ?
Je sais pas.
Ça vous dirait d’écouter un truc d’enfer ? Histoire de s’accompagner un
peu dans notre labeur.
Y a pas de machine dans la cuisine pour écouter de la musique.
Bougez pas, je m’en occupe, j’en ai pour deux minutes.
Petit détour par la chambre de Paula :
-
Mais Canard, qu’est-ce que tu fais ?
Je t’emprunte ton poste.
Mais au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, j’étais en train de l’écouter...
Ferme là ou je fous tes béquilles dans ta chatte poilue de portugaise.
Cette histoire de « pénétro-béquilles » fait du chemin dans ma tête ce qui fait
que je suis un peu émoustillé en rejoignant Marie. Elle regarde le poste et ma
K7 comme des armes bactériologiques. Je crois qu’elle préfèrerait encore que
je me roule un joint devant elle.
-
Tu mets pas un truc trop violent, hein ?
Naaaaan. Z’inquiétez pas. Je vais vous mettre le titre thrash le plus
mélodique qui soit.
Ah bon, ça va alors.
« Fade to Black » résonne entre deux coups d’épluchures.
-
C’est vrai que c’est joli, mais après ça se gâte. Ça ne me plait plus.
C’est ça qui est chouette justement. Le calme avant la tempête.
Je comprends, mais bon pour moi c’est trop violent.
Mais non, vous allez voir, on s’y fait. D’ailleurs on va réécouter ce
morceau…
26
9
Samedi soir était attendu par tout le monde. On en parlait depuis le début du
séjour. C’était LE soir où les profs – dans leur grande générosité - nous
laisseraient faire la nouba. Rapidement, il a été question d’une sorte de
« boom » avec tout le tralala habituel : quart d’heure américain, slows
programmés et cotillons. On pousserait les tables de la salle à manger pour
avoir la place pour danser et les profs resteraient dans le secteur pour
surveiller la « teuf » de loin, d’un œil aussi bienveillant que nostalgique. Y avait
comme de l’électricité dans l’air, filles et garçons voulaient s’aimanter sans
raison apparente, attirés l’un vers l’autre par des forces aussi nécessaires
qu’animales. A vomir. Tout ce petit monde commençait d’ailleurs sérieusement
à me taper sur les nerfs, j’avais presque hâte de retourner chez moi.
La « soirée » a commencé vers 21h. Ça ressemblait exactement à ce que j’avais
imaginé : une pathétique boum de collégiens trop âgés. J’observais ce manège
inepte de loin et refusais ostensiblement d’y participer. Je pressais le gros au
bandana pour qu’il roule ses derniers joints et j’essayais de me saouler à coups
de « Sky-Coke » sans y parvenir (car bien trop dilué). L’un des mecs du groupe
se prenait pour un « vrai » DJ, il avait mis la chaîne dans un coin de la salle, il
avait entassé tous les cédés autour de lui et il passait la musique en jouant avec
le volume à grands renforts de mimiques qui laissaient à penser qu’il maniait
une platine complexe. J’avais jamais vu un truc aussi pathétique de ma vie. On
passait de POLICE à ACE OF BASE, de U2 à JIVE BUNNY… N’importe lequel de
ses enchaînements aurait justifié une condamnation à une mort violente et
sans préavis. Mais l’heure était à la fête. Les gens voulaient danser, rire,
s’amuser et s’oublier sur de la musique de merde. Les mecs se comportaient
comme de jeunes chiots ivres tandis que les filles agitaient leurs crinières en
rigolant bêtement.
Vu que passais mon temps à faire le con, tout le monde s’attendait à ce que je
me tienne au milieu de la piste pour tenir mon rang de guignol officiel. Plutôt
crever que de participer à cette cohue. Quelques filles me regardaient à
distance comme une bête curieuse, j’étais illisible, incompréhensible pour elles
et je m’en félicitais. Mes « brothers of Metal » quant à eux se
compromettaient : ils dansaient eux aussi. Ils en oubliaient leurs idéaux. Le
Blackeux se lovait contre la conne au T-Shirt de Kurt COBAIN : ce mec m’avait
fait découvrir MARDUK la veille… Sa haine du monde s’était envolée au
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moindre bout de nichons règlementaires. Triste quelque part. On me faisait
régulièrement des signes pour m’enjoindre à faire le con sur la piste. Je
répondais à coups de bras d’honneur, JF – dit « fidelseucond » - se tenait à mes
côtés, on tenait la position. Refuse/Resist.
Au bout d’un moment, même la prof de français s’y est mis, elle a essayé de
m’entraîner en me servant du « allez viens mon gros dur ». Je l’ai repoussé avec
indignation. Comment cette conne pouvait à ce point être incohérente ? Moins
de 48 heures avant, j’avais réussi à la faire pleurer dans ces mêmes couloirs. Je
décidais de me tirer d’ici. Moment opportun que le « DJ » a choisi pour faire
rebondir le « Cendrillon » de TELEPHONE sur « Nothing Else Matters ». C’était
l’heure du slow. Les couples « in love » se formaient dans la salle avec gêne et
rougissements. Pierre Antoine ne lâchait pas Sandrine, il avait habilement
mené sa barque au point de pouvoir espérer une petite séance de frotti frotta
après la boum (je l’avais grillé la veille à la pharmacie du coin en train d’acheter
des préservatifs). C’était pas très juste car s’il y avait bien quelqu’un dans cette
pièce qui méritait de tirer sa crampe, c’était bien bibi. Audrey a levé vers moi
des yeux suppliants, emplis d’une infinie tristesse : non je n’étais décidément
pas son Prince Charmant.
En quittant la pièce, James entonnait le premier couplet et j’eus la sensation
confuse d’abandonner METALLICA à cette mascarade. JF avait tout du clébard
qu’on abandonnait sur l’autoroute. Je voyais tous ces « couples » qui se
frottaient sur un slow qui n’en était pas un. Les paroles sans équivoques
devraient normalement amener tout ce petit monde à un suicide collectif,
plutôt qu’à ses « amouracheries » que n’aurait pas reniées un scénariste
d’Hélène et les garçons. Il fallait que je stoppe cela. Pour METALLICA, pour que
son esprit ne se diffuse pas, que sa volonté soit faite et respecté sur la terre
entière : AMEN !
J’ai foncé sur le DJ.
-
Arrête ça tout de suite !
Quoi ?
Tu arrêtes de passer ce morceau tout de suite.
Hein ? Mais c’est la fin, non ?
Bah non justement, après c’est pas « dansable », je vais te filer un autre
slow de METALLICA, tu vas voir, tu regretteras pas.
Ah bon ?
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-
Ouais je suis fan, je sais ce que je dis, attends je te cale ça, en plus ce sera
super cohérent.
T’es sûr ?
Un peu. En plus comme ça je pourrais inviter Audrey à danser, je lui ai
promis. Tu vois ce que je veux dire, pas vrai ?
Je lui sors mon clin d’œil salace. Être obligé de pactiser avec ce con était
nécessaire à mon « plan ». Parfois, pour remporter la guerre, il faut savoir
laisser l’ennemi gagner certaines batailles.
« Fade to Black » débute, je traverse la piste et prend Audrey par la main. Elle
se laisse faire comme une vache sacrée qu’on mène à l’abattoir. L’arpège
acoustique démarre et les couples d’abord interdits se reforment, le slow a
repris ses droits. Le DJ me lance un sourire complice et Pierre Antoine me fait le
petit signe du « c’est dans la poche ». Les « gens » voulaient entendre un slow,
quelque chose de « doux » et se foutaient du reste. « Fade to Black » ferait
illusion quelques minutes, laps de temps durant lequel j’étais en phase avec
l’environnement. Je me sentais d’autant plus fort que j’étais résolu à tout
foutre en l’air au moment venu. Je regardais Audrey dans les yeux, elle
succombait par pans entiers, une forteresse prenable mais si peu désirable.
J’allais pouvoir en disposer au bout de quelques minutes, c’était tellement
facile, si factice qu’appliquer mon « plan » devint une nécessité impérieuse.
Les riffs durcissent, le thrash reprend ses droits. Les couples se stoppent. On
croyait s’enlacer sur un slow, mais « Fade to Black » n’en est pas un. C’est une
bombe à retardement, désespérée et mortelle. Je suis le détonateur, le
kamikaze prêt à mourir pour ses idées, prêt à tout raser, à faire d’innocentes
victimes au nom du Grand METALLICA. « Fade to Black » éclate, je repousse
violemment Audrey qui tombe sur les fesses. Les yeux révulsés, je hurle :
No one but me can save myself, but it's too late
Now I can't think, think why I should even try
Je sauve METALLICA et METALLICA m’aide à réduire en cendres la romance qui
flotte dans l’air. Le Grand METALLICA a son apôtre, je suis sa fosse aux serpents
à moi tout seul. Je me lance dans un headbang frénétique, je provoque les
mecs sur la piste, assène coups de coude, coups de pieds. J’entends quelques
filles qui crient, on me saute dessus. Je suis le chaos. On essaie de me stopper,
je sens qu’on me cogne, dans le pugilat Pierre Antoine s’est joint à la meute qui
me déchire. Les coups tombent du ciel, remontent du sol. En chutant, seul
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contre tous, j’entrevois Sandrine et ses sculpturaux nichons, les lumières se
rallument, je crois, Audrey me regarde avec terreur. Son mascara a coulé.
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