Le Hip-Hop latino américain et les dynamiques de l`appropriation
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Le Hip-Hop latino américain et les dynamiques de l`appropriation
IEP de Toulouse Mémoire de recherche présenté par M. Adrien Pierrin Directeur du mémoire : M. Philippe Mary Date : 2012 Le Hip-Hop latino américain et les dynamiques de l’appropriation culturelle au niveau local. Etude autour du cas des villes d’El Alto en Bolivie et de Mérida au Mexique. IEP de Toulouse Mémoire de recherche présenté par M. Adrien Pierrin Directeur du mémoire : M. Philippe Mary Date : 2012 Le rap latino américain et les dynamiques de l’appropriation culturelle au niveau local. Etude autour du cas des villes d’El Alto en Bolivie et de Mérida au Mexique. Avant-Propos « Le rap c’est ce que l’on fait, le Hip-Hop c’est ce que l’on vit » KRS One Depuis son émergence dans les ghettos noirs du Bronx du New-York des années 1970, le Hip-Hop est devenu un moyen d’expression artistique omniprésent sur la scène culturelle internationale. Le journaliste et critique musical Kelefa Sanneh déclare : « Le Hip-Hop, à l’origine un nom, est devenu un adjectif constamment utilisé mais rarement défini ; Les gens parlent de mode Hip-Hop et de romans Hip Hop, de films Hip-Hop et de basketball Hip-Hop. Tout comme le Rock and Roll dans les années 1960, le Hip-Hop est aussi un mouvement comme un enjeu marketing, et le mot est alors utilisé pour décrire tout et son contraire en relation avec la jeunesse actuelle ».1 En peu de temps, la portée géographique du Hip-Hop s’est étendue de manière exponentielle. Celui-ci est devenu le vecteur d’expression d’excellence pour véhiculer tout type de message en relation avec la manière de s’habiller, de parler ou même de marcher. Sa musique a dominé les classements de ventes par disque, son style vestimentaire a atteint des records de bénéfices, son lexique linguistique s’est intégré au quotidien des jeunes et son image s’est diffusé et installé partout autour du globe. Nous avons même pu remarquer la tendance actuelle de l’utilisation routinière du Hip-Hop en tant qu’outil marketing pour les sociétés de boissons, de chaussures de sport et même de jouets pour enfants. Quelque soit le lieu où vous vous trouvez, une expression de la culture Hip-Hop peut y être retrouvée. Cependant, afin de mieux cerner l’objet d’étude de ce mémoire, il me parait primordial de débuter par une mise en perspective du mouvement Hip-Hop dans sa globalité et de la pratique socioculturelle du rap en tant que nouvel art à part entière du XXI siècle. 1 J. Kun, Two turntables and a social movement : Writing Hip-Hop at century’s end. American Literary, 2002, p.581 Remerciements Je tiens à remercier tous les acteurs qui m’ont épaulé durant les deux années nécessaires à la production de ce mémoire. Tout d’abord, merci à tous les rappeurs et producteurs boliviens, mexicains, péruviens, togolais et français qui m’ont permis de me décider et de me pencher sur un sujet d’étude qui m’est personnellement enrichissant. Merci à tous les acteurs du milieu Hip-Hop latino américain qui ont acceptés de me recevoir, de m’accorder un entretien ou de répondre à mes questionnaires. Merci au centre culturel autogéré La Quilla et aux maisons de production Templo Maya Producciónes et Yuc Side Prod pour m’avoir ouvert les portes de l’événementiel et de l’enregistrement semi professionnel au niveau local. Merci à tous ceux qui m’ont conseillé dans la problématisation de cette étude et dans la structuration de mes propos, à tous ceux qui m’ont aidé à tracer ma route entre l’Afrique et les Amériques, etc. Je remercie personnellement mon frère Alexandre qui a suscité ma passion pour la culture latino américaine, Philippe Mary pour son soutien et son aide, Pierre Boisson pour ses confidences, son analyse réfléchie et ses retranscriptions d’entretien, Marc Perrenoud pour sa bibliographie exhaustive, Fisko 23, El Gallo, Ochkan, Percy, Mozco, etc. Jamais je n’oublierai cette expérience vécue en Amérique latine. Peninsularap y 2G Familia en la casa parceros ! Avertissement L’IEP de Toulouse n’entend donner aucune approbation, ni improbation dans les mémoires de recherche. Ces opinions doivent être considérées comme propres à leur auteur(e). Sommaire Introduction Première partie. Le rap latino américain, un outil de revendication identitaire Chapitre I. De la colonisation culturelle à la contestation indigène Chapitre II. La réappropriation d’une identité culturelle locale Deuxième partie. Le rap latino américain, l’expression d’un métissage culturel Chapitre I. Un contexte contemporain au carrefour des cultures Chapitre II. Une illustration contemporaine des phénomènes d’acculturation Conclusion Annexes Bibliographie Table des matières Introduction Le Hip-Hop se défini généralement comme un mouvement regroupant un ensemble de quatre disciples pivots : le DJing, le graffiti, le breakdanse et le rap. Ces quatre disciplines sont considérées « comme les racines d’un mouvement qui a stimulé la jeunesse urbaine à utiliser la musique, la danse et d’autres formes d’expressions artistiques pour décrire la vie comme ils la voyaient »2. La musique rap, comme dernier des quatre éléments à avoir émergé, est devenu la forme la plus ostensible et la plus dominante de ce mouvement Hip-Hop.3 Depuis que le mouvement Hip-Hop tend vers une influence exponentielle, celui-ci évolue en tant que mouvement culturel à part entière englobant alors de nouveaux éléments comme la mode vestimentaire, le langage et même une attitude comportementale par une appropriation de la rue et de ses valeurs.4 Le Hip-Hop est une expression culturelle qui émerge à travers un contexte de pauvreté, de marginalisation, de racisme et d’aliénation.5 Pour la jeunesse vivant dans les quartiers centraux de New York, le Hip-Hop est devenu « un moyen créatif d’essayer d’échapper à la pauvreté et à l’oppression tout en les commentant ».6 La majorité des études sur le Hip-Hop de ces deux dernières décennies aux Etats Unis se concentraient sur l’utilisation de cet art face aux phénomènes sociaux de marginalisation et de sous représentation.7 Emmet Price argumente, par exemple, que le Hip-Hop a émergé « comme un moyen et un mode d’expression qui s’est développé par ses commentaires sociaux, ses critiques politiques, ses analyses économiques, ses exigences religieuses, sa conscience urbaine populaire tout en combattant à long terme les préjudices raciaux, la persécution culturelle et les inégalités sociales, économiques et politiques. » 2 N. Allen, Exploring Hip-Hop therapy with high-risk youth, Praxis, 2005, p.31 E. Price, Hip-Hop culture, Santa Barbara: ABC-CLIO, 2006 4 N. Allen, 2005 5 B. Kitwana, The state oh the Hip-Hop generation : How Hip-Hop’s cultural movements is evolving into political power. Diogènes, 2004, P.118-119. T. Rose, « Black noise : Rap music and black in contemporary America. » Middletown : Wesleyan University Press. 1994. 6 E. Basu & S. Lemmele, « The vinyl ain’t fail : Hip-Hop and the globalization of black popular culture », Oxford : Pluto Press, 2006, P.23 7 M. Dyson, Known what I mean ? Reflections on Hip-Hop, New York, Basic Civitas Books, 2007. Kitwana, 2004. Price, 2006. Rose, 1994 3 1 Tricia Rose, l’une des grande spécialiste américaine de la musique rap et de la culture HipHop, développe à travers le prisme de la culture afro américaine que le Hip-Hop est une forme de « résistance créative » qui permet aux afro américains des quartiers du centre-ville de dénoncer et de contrer les manifestations d’oppression, de discrimination et de sousreprésentation. A la fin des années 1970, le Hip-Hop entame une véritable métamorphose socio-économique et symbolique. En effet, l’une des premières représentations de cette évolution est l’énorme succès en 1979 du tube Rapper’s Delight du groupe Sugar Hill Gang qui institutionnalise le Hip-Hop en tant que musique populaire établie. Nous assistons alors à la première vague HipHop, qui fait passer ce style musical du milieu local New Yorkais à l’ensemble du pays et même au niveau international. D’autre part, cette nouvelle reconnaissance offre au Hip-Hop l’opportunité de ne plus être qu’une forme d’expression culturelle mais aussi l’élève au rang d’objet commercial à part entière.8 Ce qui au commencement était perçu comme une « résistance créative » dans les quartiers du centre de New York, évolua vers une nouvelle définition en tant que « manifestation commerciale ».9 Les années qui suivirent dévoilent une propagation exponentielle du mouvement Hip-Hop au niveau national puis international. Comme affirmé auparavant, c’est l’intégration du Hip-Hop dans les rouages de l’industrie du disque qui a permis le décollage de ce mouvement. Lorsque les grandes maisons de production américaines (dites majors) se rendent compte du potentiel que représente ce nouveau courant musical, une véritable course aux talents s’engage. Ces nouveaux artistes du star system sont portés par une promotion qui n’aurait pu être imaginable dix années plus tôt. De la radio à la télévision en passant par des tournées nationales géantes, tous les moyens médiatiques sont déployés pour favoriser leur succès. Très rapidement, les médias internationaux s’approprient cette nouvelle tendance musicale, et basé sur le modèle américain, le même schéma économico-médiatique va s’installer en Angleterre, en France et en Allemagne. La flambée exponentielle que va connaître le Hip-Hop peut être comparable à celle du Rock deux décennies plus tôt. Peu à peu, l’incroyable diffusion du Hip-Hop en tant que mouvement cultuel originellement « étatsunien » va être visible aux quatre coins de la planète, y compris dans des régions géographiques dont les contextes sociaux économiques sont fortement éloignés de ceux des Etats Unis. 8 9 Price, 2006 Kitwana, 2004, P.116 2 A la fin du siècle, de nombreux acteurs de la sphère Hip-Hop ou spécialistes du mouvement (sociologues, musicologues et linguistes américains) ont commencé à se questionner sur l’avenir du Hip-Hop. Les critiques les plus vives provenaient des artistes eux-mêmes. Par exemple, le groupe pionnier Afrika Bambaataa a cherché à renouveler l’attention collective autour des origines du mouvement. Ceux-ci pointèrent du doigt la trop forte corrélation entre la musique rap et l’industrie capitaliste, et dénoncèrent la perte du contexte originel dans la production musicale. Le point de vue du groupe est que les contrats ont pris le pas sur « la tendance culturelle initiale, démontrant que l’objectif premier des artistes était devenu la rente financière plutôt que l’activisme socio politique ».10 Plus récemment, en 2006, l’artiste Nas sortait son album controversé, « Le Hip-Hop est mort », à travers duquel celui-ci remettait ouvertement en question l’évolution du Hip-Hop en tant que forme d’art décomplexé. Nas écrit « Tout le monde sonne identique, commercialise le jeu / réminiscence de quand il n’était pas que du business / Ils ont oublié où tout a commencé / donc nous nous réunissons ici face à notre cher défunt » D’autre part, par le biais des médias et des universitaires, la nature contradictoire du courant Hip-Hop devint un sujet central de questionnement. Le Hip-Hop est-il « La voix des marginaux »11 ? Est-il « La représentation marchande de l’expression culturelle afro américaine »12, ou est-il « Une écœurante exposition de violence et de misogynie musicale »13 ? Finalement, le consensus général tend à ce que le Hip-Hop est un tout qui englobe chacun de ces aspects. Best et Kellner écrivent : « A son apogée, le rap est un puissant réquisitoire contre le racisme, l’oppression et la violence qui attire notre attention sur la crise des quartiers du centre-ville et qui décrit de manière crue la détresse des afro-américains (…) A son périgée, le rap est lui-même raciste, sexiste, il glorifie la violence et son prisme lucratif est plus une tare qu’une consécration »14 Par l’étude des cas des villes d’El Alto en Bolivie et de Mérida au Mexique, le point crucial que nous soulevons ici est que le Hip-Hop possède de nombreuses interprétations. Il n’existe 10 Price, 2006, P.37 Rose, 1994, P.1 12 Kun, 2002, P.581 13 R. Stephens & E. Wright, « Beyond bitches, niggers, and ho’s : Some suggestions for including rap music as a qualitative data source », Race & Society, 2000, P.23 14 D. Caldwell, « Affiliating with rap music : Political rap or gangsta rap ? » Noviatas Royal, 2008, p.17 11 3 pas une forme unique d’expression, au contraire ce mouvement culturel se caractérise notamment par sa souplesse et sa flexibilité d’appropriation. Qu’il soit progressiste ou paraisse conservateur, réfléchi ou spontané, la compréhension du mouvement Hip-Hop doit automatiquement s’associer à la compréhension de son contexte d’ancrage. Par le biais de ce mémoire, nous allons démontrer que le rap en tant que représentant le plus fort de la communauté Hip-Hop se caractérise par sa diversité d’approche, tant dans son appropriation par ses acteurs que dans sa réception par le public. Nous comprendrons que le Hip-Hop est avant tout un outil, un vecteur de transmission d’idées, qui peut être utilisé pour suivre tout objectif et tout ordre éthique. On ne doit cependant pas oublier le fait que ce mouvement demeure fondamentalement artistique. Le sociologue américain Dyson écrit : « Il est vrai que ceux qui échouent à comprendre la complexité culturelle du Hip-Hop, et l’approchent de manière simpliste, peuvent être induis en erreur par des comportements peu honorables. Mais ceci peut être affirmé et confirmé pour toute forme d’art (…). Il est insensé de critiquer l’engagement d’un art ou d’un mouvement culturel simplement parce que des enfants trouvent « cool » que 50cent se soit fait tirer neuf fois dessus. En fait, c’est une raison supplémentaire de clarifier ce qu’une forme d’art fait de riche, de ce qui l’appauvri » 4 Méthodologie C’est au cours de mon année de mobilité en troisième année que le sujet de ce mémoire m’est apparu comme évident. Après avoir passé plus de six années à pratiquer le rap en milieu amateur en France, j’ai pu découvrir certaines de ses déclinaisons en Afrique et en Amérique latine ce qui m’a amené à m’interroger sur les caractéristiques et l’identité de la pratique locale du Hip-Hop. En effet, ayant travaillé au sein d’associations et d’ONG sociaux culturelles locales, la barrière culturelle entre « le jeune blanc occidental », que je représentais, et la population indigène a rapidement été dépassé. Durant toute cette année de mobilité, j’ai travaillé avec de nombreux adultes et jeunes locaux pour mettre en place des projets culturels, des activités ludiques, des animations et ateliers didactiques ou autres cours divers et variés de culture générale, etc. Parallèlement à mes postes de coordinateur de projet, je me suis affairé à développer une certaine quantité de projets personnels de collaboration artistique. Mon statut de bénévole volontaire expatrié au sein des quartiers périphériques a favorisé une facile intégration auprès de la population locale. Ensuite, mes activités professionnelles et personnelles m’ont aussi permis de générer une liste de contacts des différents acteurs du réseau musical local, et plus spécifiquement du milieu Hip-Hop qui s’est finalement dévoilé beaucoup plus accessible que je ne l’imaginais. Si j’ai entamé mes collaborations artistiques et mon travail de réflexion sur la réception du Hip-Hop au niveau local lorsque j’étais en poste au Togo (les six premiers mois jusqu’en Janvier 2010), c’est véritablement mon arrivée dans les régions andines qui a radicalement modifié le sujet de mon étude. Dès le début de mon stage au Pérou, j’ai été en contact avec des jeunes membres de petits gangs locaux, appelés pandillas, puisque je donnais des cours d’éducation civique dans les collèges et lycée de la capitale Lima. Le Hip-Hop m’a toujours permis de mieux m’intégrer auprès des jeunes, dès lors que l’un apprenait que je pratiquais dans une langue étrangère, leur regard sur moi était radicalement différent. Une approche et une relation plus naturelle pouvait s’installer et alors j’ai pu entamer un travail de renseignement sur la pratique locale : les différents groupes de rap et leur style propres. Pourtant, le mouvement Hip-Hop de la capitale de Lima dans sa globalité était trop difficile d’accès, trop peu ouvert, et finalement ne s’avérait pas représentatif de l’angle d’attaque identitaire qui m’intéressait. Lorsque j’ai reçu le premier projet matériel du groupe militant 5 bolivien Ukamau y Ke, j’ai compris que même au sein d’une région culturellement identifiable, la pratique du Hip-Hop peut posséder de multiples formes d’appropriation. D’autre part, c’est à partir de ce moment-là que j’ai orienté une partie de mon étude vers le rap andin bolivien qui m’était alors plus familier et plus intéressant de par son ancrage et son influence indigène. Comment cette culture locale peut-elle s’approprier un mouvement américain dont les valeurs paraissent être aux antipodes du mode et du cadre de vie andin, et finalement construire un modèle qui lui semble propre ? Ensuite, je me suis rendu compte que mon étude manquait d’un caractère comparatif. Dresser un état des lieux de l’identité d’un mouvement culturel à un instant T ne me parait pas être l’angle d’attaque le plus pertinent. Dans un premier temps, les courants musicaux actuels, comme le Hip-Hop ou la musique électronique, sont en constante évolution et il est difficile d’analyser un mouvement culturel dans son ensemble, car il conviendrait de prendre en compte le Hip-Hop par le prisme de ses quatre déclinaisons. D’autre part, le contexte social, politique et économique d’un pays comme la Bolivie est aussi très instable et en constante mutation. Finalement, avec le temps et le budget dont je dispose en tant qu’étudiant expatrié en stage, il me parait difficile de développer l’ancrage d’un mouvement aussi large et complexe que le Hip-Hop dans un pays en plein développement comme la Bolivie. Je préfère ainsi rediriger mon axe d’étude sur les tenants et aboutissants de la réception du mouvement culturel international Hip-Hop, par le biais de son représentant le plus légitime qu’est le rap, dans un contexte local fortement traditionnel et indigène. J’ai donc décidé d’intégrer un deuxième élément comparatif, parallèlement au contexte bolivien, qui est celui de la région du Yucatan au Mexique. Intégrer une deuxième donnée m’aide à proposer une vision plus large mais aussi et surtout plus juste. D’un côté la Bolivie, pays qui s’oppose historiquement aux valeurs et au mode de vie du berceau du Hip-Hop, les Etats Unis, de l’autre le Mexique de la péninsule du Yucatan, région fortement indigène qui se construit entre rejet et mimétisme culturel avec le géant nord-américain. Le point d’orgue de ma démarche repose sur une observation participante active, réfléchie et parfois officieuse. J’ai pu mettre à profit mes contacts professionnels et personnels pour administrer un certain nombre d’entretiens et de questionnaires avec des acteurs locaux. En général, la préparation de mon mémoire n’entrait dans les discussions qu’à partir de la deuxième ou de la troisième rencontre puisque certains assimilaient ma démarche à une 6 approche journalistique qui pouvait les effrayer, ou tout simplement influencer voir fausser l’objectivité de leur propre discours. Mon intention reste de relater une réalité des plus objectives et des plus exactes. En Juillet 2010, j’ai passé un premier mois sur les routes boliviennes à récolter des informations auprès des différents contacts que j’avais suscité depuis mon stage au Pérou, notamment de jeunes rappeurs dont les discussions demeuraient pour la plupart superficielles mais révélatrices. Voyageant avec mon amie, j’ai surtout amassé une liste de contact et de lieux que j’ai relancés depuis le Mexique et la France, producteurs indépendants locaux, documentalistes français, studios d’enregistrement, foyers de jeunes, centres culturels, etc. De retour en France, j’ai su rester proche de ce réseau par le partage de nos différentes actualités culturelles et musicales via Internet et ses réseaux sociaux. J’ai profité de cette période de cours pour administrer un certain nombre d’entretiens écrits avec des musiciens et producteurs locaux. J’ai, à ce moment, pris contact avec le documentaliste et journaliste français Pierre Boisson qui tournait à cette même période un documentaire sur le Hip-Hop en Bolivie, Made in Bolivia. Evidemment, de nombreux travaux en sociologie et en linguistique, principalement d’auteurs américains, ont alimentés la base académique de mon approche. Cependant, à cette époque je ne possédais pas encore de véritable pied à terre au Mexique, ce pour quoi j’ai décidé de retourner sur le terrain latino-américain pour alimenter mon étude. Dès la fin de ma quatrième année à Science Po Toulouse, je me suis engagé dans un nouveau stage optionnel de trois mois à Mérida, au sein du service musique traditionnelle de l’Etat du Yucatan, sud-est du Mexique. Je ne voulais pas être directement attaché à une structure de musique actuelle ou une maison de disque indépendante qui inévitablement aurait engendré une approche beaucoup plus subjective de la part des acteurs locaux, et sensiblement moins critique de ma part. Au cours de ces trois mois, je me suis investi uniquement sous l’étiquette de rappeur français et d’organisateur d’événements culturels. Je me suis démené pour accéder par mes propres moyens au réseau local et régional. Par exemple, dès ma première semaine j’ai rencontré un jeune dans une petite boutique qui vendait de la peinture et des magazines de musique, je me suis présenté, j’ai rappé, puis tout s’est enclenché voir bousculé. Je ne m’attendais pas à de tels retours mais en l’espace d’un mois j’avais déjà établi de nombreuses collaborations musicales locales tout en participant aux événements Hip-Hop de la capitale. Pour accélérer mon intégration au milieu local, j’ai fait le pont avec mon association étudiante française Assoc Ya Sound pour générer quatre événements en partenariat avec la maison de production Templo Maya Producciónes et le centre culturel local La Quilla. Par la 7 suite, j’ai participé à la production d’un projet national, Chichiverano, qui m’a permis d’être en relation avec des artistes et producteurs de la capitale, Mexico D.F. L’ensemble de ces activités annexes à mon stage ont favorisé une quantité considérable de rencontres et d’informations internes et externes sur l’identité et les dynamiques du mouvement Hip-Hop yucateco. Par la suite, j’ai imité cette méthode plus officieuse pour me présenter auprès de radio et artistes boliviens, mais mes finances personnelles ne m’ont pas permis de réitérer l’expérience en Bolivie. 8 Problématisation Il ne m’est pas aisé de trouver la problématisation la plus pertinente autour d’une thématique aussi vaste. Ma première étape dans ce travail de réflexion est de faire face aux différentes limites qui m’incombent, ou celles que je me suis imposé à moi-même. Puis de coordonner mes intérêts personnels aux enjeux sociologiques d’une telle étude. Tout d’abord, comme vous l’avez compris, mon choix originel relève d’un premier aspect personnel, voir passionnel. Je me suis ancré dans le domaine des musiques actuelles, et notamment celui du Hip-Hop, depuis près de sept années. Si le Hip-Hop se décline sous de multiples disciplines, je me suis naturellement porté vers le rap qui m’apportait une ouverture des plus judicieuses. Je me suis interdit d’appréhender un angle d’attaque francophile puisque, honnêtement, je pense que de nombreux sociologues de qualité, comme Karim Hammou, Julien Guedj, Antoine Heimann, ou autre Béatrice Sberna (etc.) explorent cet univers sous les angles socio-économiques et/ou politico-culturels. D’autre part, par le biais de mes séjours et de mes stages en Amérique latine je me suis fortement attaché à la culture traditionnelle locale. La culture et l’histoire andine en particulier dévoile une forte opposition au colonialisme occidental, que ce soit au niveau socio économique, politique et culturel. Un passé qui ne s’efface pas avec le temps et qui semble même s’enraciner sous de nouveaux aspects contemporains comme l’implantation de grandes firmes transnationales qui se placent au-dessus du droit de l’indigène local. Cet angle d’attaque me parait inévitable dans l’étude d’un courant culturel revendicateur comme le HipHop. Bien évidemment, cette étude ne tend pas à relater un état des lieux musical de toutes les influences du Hip-Hop en Amérique latine, ce travail nécessiterait des années de présence sur le terrain et une connaissance plus ou moins exacte de chacun des groupes reconnus ou non sur le continent. Voilà pourquoi le rap latino-américain n’est pas l’unique sujet de fond de ce mémoire, mais aussi et surtout le support d’illustration de la réception d’un mouvement culturel international à part entière. La Bolivie andine et le Mexique du Yucatan, par le prisme du rap local, me permettent de mettre en évidence les caractéristiques de réception d’un mouvement culturel étranger à différents degrés. De plus, le rap est à son essence un mouvement culturel à caractère identitaire (cf. Ghettos noirs du Bronx), essentiellement 9 développé à partir d’une multitude de luttes sociales pour l’accès à une reconnaissance juridique des populations noires discriminées. La Bolivie et le Mexique sont actuellement deux pays en pleine crise identitaire, entre un conservatisme culturel fort marquée par un désir de reconnaissance de la diversité sociale, et une ambition « moderniste » centrée sur l’ouverture internationale et l’unification sociale sous la bannière de nation une et indivisible. Il faut aussi comprendre l’idée de « rap latino-américain » au sens linguistique du terme. Soit une nouvelle limite que je me suis imposé, de par le caractère chronophage que représenterait cette étude sur l’ensemble du continent sud-américain. Et d’autre part, mon manque de connaissance et d’affinité avec la langue et la culture lusophone forme un obstacle de taille pour une telle entreprise. Je m’attache à définir une étude représentative sur un mouvement culturel latino-américain, et dans cette optique on ne peut omettre le plus grand producteur de musique Hip-Hop d’Amérique après les Etats Unis, soit le Mexique. J’ai directement évincé le rap latino américain dit chicano, soit des mexicains immigrés aux Etats unis comme Cypress Hill ou Delinquentes Habits, car aujour’dhui n’évoluent que par le prise de la culture américaine. Un dernier point me semble important à soulever autour de la question des courants culturels internationaux comme le Hip-Hop, et finalement autour de mon travail dans son ensemble, c’est son inscription réelle dans le temps. Cette étude s’est concrètement étalée entre fin 2009 et mi 2012 et ne peut servir de représentation exacte de la situation dans un futur même proche. A l’heure de la rédaction de ce mémoire, les faits constatés courant 2010 ne sont peutêtre plus vérifiables aujourd’hui. Par exemple, je me positionne fortement sur un mouvement identitaire lancé par un rappeur d’El Alto, Bolivie, Abraham Bojorquez qui est mort dans un accident routier courant 2011. Qu’en sera-t-il de son mouvement d’ici à cinq ans, je ne peux rien garantir. Ainsi, mon objectif principal, à travers ce mémoire à portée sociologique, est de soulever les différentes caractéristiques d’un mouvement culturel lorsqu’il sort de son propre contexte d’ancrage. Comprendre la majorité des tenants et aboutissants d’une réception locale d’un mouvement culturel définitivement international. D’autre part, prendre comme support un courant culturel qui se veut fortement connoté dans le monde par le pays dans lequel il a émergé, et étudier son insertion dans un contexte totalement différent. Quelles sont les formes d’appropriation ou de rejet de la part de la population locale, en particulier de la part des 10 jeunes et des adultes sensibilisés à ce mouvement ? Si appropriation il y a, de quelle manière celle-ci s’effectue ? Mimétisme, plagiat, inspiration, opposition, etc. La réponse est sans doute un peu tout à la fois, et voilà pourquoi nous pourrons nous rendre compte que le rap peut être concrètement comparé à un outil à part entière, au sein du mouvement culturel Hip-Hop, d’une malléabilité sans fin et sans limite. Nous allons pouvoir nous rendre compte que tout comme dans les ghettos noirs new yorkais, un jeune bolivien peut s’accaparer l’outil rapologique à des fins militantes voir activistes, tout comme un jeune mexicain peut prendre possession du rap pour affirmer son appartenance à sa propre culture ancestrale maya. D’un autre côté, celui-ci peut aussi être calqué sur son modèle d’origine américain, tant sur les paroles chantées que sur le style vestimentaire ou la langue utilisée. Bien évidemment, on assiste fréquemment à un mélange entre ces deux tendances, soit un véritable métissage entre les cultures. Celle d’appartenance et celle mondialisée. Sociologiquement, ce phénomène se traduit par les concepts d’acculturation, de « glocalisation », etc. Soit l’évolution culturelle, au sens large, d’un territoire et d’un peuple engendré par l’insertion d’une nouvelle culture, que ce soit de manière volontaire ou non, que ce soit par l’occupation territoriale, par voie médiatique ou autre, etc. En s’appuyant sur les régions latino-américaines de la Bolivie andine, à travers la ville d’El Alto, et du Mexique du Yucatan, par le biais de la ville de Mérida, nous pouvons nous interroger sur les caractéristiques de la réception et de l’appropriation locale d’un mouvement culturel international comme le Hip-Hop ? 11 12 Partie I. Le rap, un outil de revendication identitaire « Nous voulons préserver notre culture à travers notre musique. Avec le Hip-Hop, nous évoquons toujours notre passé, nos ancêtres indigènes aymaras, quechuas et guaranis. Nous voulons montrer les réalités de ce qui se passe dans notre pays. Nos textes critiquent les politiciens qui profitent de nous. Le Hip-Hop est devenu un instrument de lutte, un instrument du peuple. » Abraham Bojorquez - Ukamau y Ke Pendant près de dix mois, j’ai abordé l’Amérique Latine à travers des expériences radicalement différentes. Dans un premier temps, une approche citadine via la mégalopole péruvienne de Lima et la capitale de l’état du Yucatan Mérida, puis une démarche rurale et provinciale par le biais de la région péruvienne de Piura et la ville de Chulucanas (où j’ai vécu deux mois) ainsi qu’en parcourant les terres boliviennes cinq semaines durant. Ce double vécu a fait naître chez moi un intérêt particulier autour de cette « culture latinoaméricaine » complexe, évolutive et bigarrée. En effet, un mélange de traditions et de modernités semble être inhérent à ces régions aux histoires coloniales fortes, s’éloignant par exemple des images conventionnelles du folklore andin ou mexicain. C’est de cette étonnante dynamique culturelle que je veux témoigner dans ce mémoire afin de montrer le Rap dans un nouveau jour. Tout d’abord dans cette première partie, l’intérêt premier est de mettre en lumière l’appropriation locale naturelle du mouvement Hip-Hop, par le biais du rap, en tant que véritable outil de revendication culturelle, revalorisation identitaire ou d’outil marketing. La Bolivie comme essence d’un territoire tiraillé entre son passé et son futur, entre un multiculturalisme historique et la construction d’un état nation, entre sa culture autochtone ancestrale et ses évolutions historiques. Comment après trois siècles d’oppression coloniale, trois guerres internationales, l’amputation arbitraire de la moitié du territoire national, le rap est-il devenu un vecteur de rassemblement identitaire alternatif en Bolivie ? 13 Chapitre I. De la colonisation culturelle à la contestation indigène I. Histoire d’une identité indigène A. Du VIIème siècle avant J.C à l’établissement de la Bolivie Du VIIe siècle avant notre ère à 1 200 apr. J.C, le centre de l'Empire Tiahuanaco occupe le haut plateau bolivien, près du lac Titicaca et est peuplé d'Indiens majoritairement Aymaras, Chiquitos et Quechuas. Avec près d’un siècle d’incorporation à l'Empire inca, ces premières civilisations sont le foyer d'ères culturelles prédominantes.15 Le Haut-Pérou, qui correspond au territoire de la Bolivie actuelle, est conquis en 1538 par le conquistador espagnol Pizarro. Avec l'installation des colons espagnols, de nombreuses villes sont fondées, une multitude de mines d'argent commencent à être exploitées et le territoire devient un des centres les plus prospères et les plus peuplés de l'empire espagnol. Cependant, la Bolivie est une des premières colonies espagnoles à se rebeller. Les révoltes se multiplient sous la bannière de personnages emblématiques tels que Tupak Katari en 1981, et c'est finalement après la victoire de Sucre à Ayacucho que la région obtient son indépendance, le 6 août 1825, et prend le nom de Bolivie, le 11 août de la même année. Une constitution, rédigée par Simón Bolívar, qui avait pris la tête de l’insurrection populaire, est adoptée en 1826. Dès le début de son existence comme État indépendant, la Bolivie connait une période d'instabilité politique. Le premier président, le général Antonio José de Sucre, est expulsé du pays après avoir assuré ses fonctions pendant seulement deux années. Le pays subit ensuite plusieurs décennies de luttes entre diverses factions, de révolutions et de dictatures militaires. À cela s'ajoutent des conflits avec les pays frontaliers, comme le Chili, le Paraguay et le Brésil. Comme pour la plupart des guerres latino-américaines du XIXe siècle et XXe siècle, la majorité des conflits trouvent leurs origines profondes dans l'incertitude des frontières et des compétences des institutions coloniales espagnoles et l'absence d'occupation effective sur de vastes portions de territoires. Ainsi, le désert d'Atacama était l'objet de conflits entre le Chili et la Bolivie, il était revendiqué par chacun en raison de ses riches gisements de nitrate. En 1879, le Chili s'empare du port bolivien d'Antofagasta : c’est le point de départ de la guerre du Pacifique (1879-1883). 15 E. Fisbach, La Bolivie, l'histoire chaotique d'un pays en quête de son histoire, Paris, Temps, 2001 14 La Bolivie et son allié le Pérou sont vaincus par le Chili. Le territoire bolivien est alors dépouillé de ses possessions sur la côte et perd tout accès à la mer. B. La Bolivie à deux vitesses du XXème siècle En 1935, la guerre du Chaco se conclut par la cession d'une partie de la Bolivie au Paraguay, des pertes humaines considérables et une faillite économique nationale sans précédent. En politique intérieure, les gouvernements se succèdent rapidement, caractérisant une instabilité politique: coups d'État, guerres civiles et révolutions. Dès la bipolarisation de la planète sous la crise de la Guerre Froide, la Bolivie se retrouve au cœur du conflit, comme de nombreux pays d’Amérique du Sud. Le bloc américain et le bloc soviétique tentent de conquérir le cœur du peuple ou du gouvernement national en proposant des arguments ciblés et intéressés. D’un côté, les américains se positionnent du côté des militaires et des anciens élèves de « l’école de Chicago » pour s’implanter directement au sein du gouvernement et prendre le contrôle des différentes ressources nationales. De l’autre, les communistes approvisionnent et arment les guerilleros, la résistance active, en prônant l’auto détermination des peuples et en s’opposant à la main mise croissante des politiques occidentales néolibérales. Ce schéma se transpose à la quasi-totalité du continent d’Amérique du Sud, avec les exemples des situations chiliennes ou argentines. Sous la présidence de Víctor Paz Estenssoro, le gouvernement s'engage dans une ère de réformes économiques et sociales, dont les principales caractéristiques sont la nationalisation des compagnies minières et la redistribution des terres. Il tente également de développer le système d'enseignement et d'instaurer le suffrage universel, avec en particulier l'extension du droit de vote aux Amérindiens qui au fil des décennies font de plus en plus entendre leur voix. Alors que la situation économique est critique, une junte militaire renverse le gouvernement par le biais de révoltes de mineurs. Ce nouveau gouvernement militaire, supporté par les Etats Unis en pleine guerre froide, instaure alors une politique économique conservatrice et réprime les mouvements de guérillas antigouvernementaux, concentrés dans les régions minières montagneuses. Ainsi, l'armée bolivienne met les révolutionnaires en déroute en octobre 1967, lors d'une bataille au cours de laquelle Che Guevara est capturé, puis exécuté. Presque vingt années plus tard, l’agitation populaire replace Victor Paz Estenssoro au pouvoir. Il se heurte à nouveau à une situation économique 15 catastrophique même s’il réussit à redresser l'économie et à réduire l'inflation, en introduisant des mesures d'austérité et en faisant appel à des investisseurs étrangers. Les différents quinquennats qui suivirent sont marqués par l’austérité économique nationale et la main mise américaine sur les ressources minérales, forestières et en hydrocarbures. Cependant, le débat qui cristallise l’essor de cette nation demeure la dépossession totale des droits des indigènes en tant que représentant historique du peuple bolivien. Spoliés de leurs terres et de leurs libertés depuis près de deux siècles, les autochtones andins vont finalement être à la source de la révolution du nouveau millénaire. Deux principales guerres vont être à la l’origine de ce basculement dans la vie politique bolivienne. La première est celle de la Guerre de l’Eau en 2000 dans la troisième ville du pays, Cochabamba. La population locale s’oppose à la privatisation du système municipal de gestion de l’eau publique, action appuyée par les acteurs internationaux dont la Banque Mondiale, et la seconde la Guerre du Gaz que nous développerons plus longuement dans la sous partie qui suit. 16 II. De la (re)valorisation de la culture indigène A. Le réveil indigène Du Mexique au Chili, cela fait plus d’une décennie que les sociologues, politologues et ethnographes dénotent de nombreux mouvements de revalorisation des communautés indigènes au sein de leurs propres Etats d’appartenance.16 Que ce soit de manière violente ou non, les descendants de la culture amérindienne multiplient les révoltes sociales face à l’extorsion de leurs terres par les firmes transnationales qui s’implantent via des accords politico-économiques signés avec les représentants des gouvernements nationaux. Les deux guerres qui vont marquer la Bolivie entre 2000 et 2003 en sont de parfaites illustrations, excepté qu’à la différence d’autres pays comme le Pérou, ces peuples indigènes vont finalement accéder à une véritable représentation gouvernementale. En 2005, un séisme se produit dans la vie politique Bolivienne. Le cocalero Evo Morales (appelé ainsi car il exploite des champs de coca) est élu président de la République. La révolution de cette élection est que ce représentant de l’Etat est le premier en Bolivie issu de la population indigène. Ainsi de par son origine, il reçoit le soutien d'une grande partie du peuple et forme un gouvernement d'inspiration socialiste et assurément indigéniste, en rupture avec la politique intérieure favorable aux Etats-Unis. Au grand dam des 20 % de Boliviens qui se partagent la moitié du revenu national, Evo Morales a pour objectif de mettre fin à « l’État colonial » et aux privilèges des firmes multinationales; il s'oppose à l’impérialisme américain et se veut le porte-parole des populations défavorisées (c’est-à-dire non blanches). À cet égard, sur le plan international il se range logiquement aux côtés du Métis Hugo Chavez, président du Venezuela. Le président indigène tient aussi à nationaliser les hydrocarbures et renégocier tous les contrats des entreprises étrangères dans un court délai. Selon lui17, l'État se doit d’être propriétaire de toutes les ressources naturelles, y compris « à la bouche du puits », et en contrôler la production et la commercialisation. Le gouvernement bolivien d'Evo Morales a rapidement mis en place une nouvelle constitution. Celle-ci a pour objectif primordial d’accorder des droits légitimes aux indigènes du pays et fait du Quechua et de l'Aymara, en plus d'autres langues, des langues officielles en Bolivie, à côté du Castillan. La nouvelle Constitution a été présentée et approuvée par les 16 A. Labrousse, Le réveil indien en Amérique Latine, Favre, 1988 H. Do Alto & P. Stefanoni, Nous serons des millions : Evo Morales et la gauche au pouvoir en Bolivie, Paris, Raisons d’agir, 2008, P.124 17 17 électeurs le 15 janvier 2009 à l'occasion d'un référendum. En fait, cette Constitution de 2009 pose les bases de la reconstruction démocratique et sociale du pays, en reconnaissant les nations autochtones, l'autonomie départementale, le contrôle sur les ressources naturelles, le renouvellement des institutions de l’État au sein d'un pluralisme juridique, politique, culturel et linguistique. En effet, il faut savoir que les indigènes sont largement majoritaires en Bolivie. Ils représentent presque 70 % de la population nationale. Parmi ceux-ci, 30 % sont des Quechuas et 25 % des Aymaras. Les autres groupes indigènes sont des Chiquitano, des Guaranis, des Arawaks, des Ignaciano, des Chimané, des Movima, des Trinitario, des Itonama, des Tanaca, etc.18 La Bolivie est un pays multilingue avec plus d’une quarantaine de langues, presque toutes amérindiennes. Quelque 43 % des Boliviens parlent l’espagnol comme langue maternelle. Presque toutes les autres langues appartiennent aux langues amérindiennes, mais la plupart, sauf quelques-unes, ne comptent que fort peu de locuteurs. Evo Morales a réellement souhaité remettre en valeur cette culture andine ancestrale en accordant la valeur juridique aux quelques langues traditionnelles majoritaires représentatives. B. La reconnaissance de l’égalité dans la différence D’autre part, si les droits et libertés fondamentales de la population indigène commence à être assurés de manière effective depuis l’accession au pouvoir d’Evo Morales, ceux-ci réclament aussi un droit au pluralisme juridique et politique. Le mouvement populaire autochtone exige la mise en place d’un Estado Plurinacional, ou «État plurinational», soit la reconnaisse du droit à l’autodétermination de tous les peuples indigènes et des descendants d'Africains à l’intérieur du territoire bolivien. Le peuple autochtone veut pouvoir se doter d’institutions indépendantes, représentatives et dont les décisions juridiques ont bien évidemment force de loi. Ainsi, une coalition des principales organisations autochtones et paysannes a présenté une politique visant à transformer radicalement l’État-nation bolivien par le biais du Pacto de Unidad, ou « Pacte de l'unité ». « Article 1.- Cette Constitution respecte et constitutionalise la préexistence des nations et peuples indigènes originaires et afro-descendants, le contrôle ancestral sur leurs territoires et garantit sa libre détermination qui s’exprime dans la volonté de conformer et de faire partie de l’Etat Unitaire Plurinational Communautaire, et dans le droit de contrôler ses institutions, son 18 A. Labrousse, 1988 18 auto gouvernement, de développer son propre droit et sa justice, sa culture, ses formes de vie et de reproduction, de reconstituer ses territoires et le droit de définir son développement avec identité. » Extrait du Pacte de l’Unité.19 En réclamant l’auto-gouvernance de leurs propres territoires ou en accédant au pluralisme juridique, politique, culturel et linguistique, l’octroi du statut de «nation» aux peuples indigènes est ainsi une manière officielle d’exiger la restitution de leurs territoires ancestraux. L’'une des revendications principale concerne le «pluralisme juridique»: Soit la reconnaissance de différents systèmes de justice «communautaire indigène» dont le statut doit être égal à celui de la justice «ordinaire». Mettre en place une harmonisation et une coordination entre les différents systèmes judicaires afin d’accéder à une véritable égalité, voir une équité nationale. Pour les autochtones, il était nécessaire de mettre fin aux siècles de discrimination en matière d’accès à la justice et de traitement égal devant la loi. Pour rendre accessible à tous l'État bolivien plurinational, les fonctionnaires devraient en principe maitriser l'aymara, le quechua ou le guarani. Aujourd’hui, la Bolivie demeure un pays déchiré. Si la revalorisation de la culture indigène semble être en marche (du moins jusqu’en 2010), l'élection d'Evo Morales aurait accru les tensions entre la majorité indienne pauvre et la minorité blanche riche. Depuis des décennies, les communautés indigènes demandent la démarcation de leurs territoires, mais les titres de propriété ne sont que partiellement attribués, et 80 % des terres sont restées aux mains des héritiers des grands propriétaires. La Bolivie demeure toujours aux bords de l'éclatement, les menaces séparatistes des provinces riches sont toujours présentes. Il semble bien difficile de concilier les intérêts des Cruceños (habitants de Santa Cruz) et ceux des indigènes. 19 Confère annexe 1 19 Chapitre II. La réappropriation d’une identité culturelle locale I. La résistance culturelle alteña A. El Alto, une « ville de migrants » L’illustration de cette crise socio-économique que traverse la Bolivie peut se comprendre par le biais de la ville d’El Alto, voisine de la capitale administrative bolivienne. Situé à dix kilomètres de La Paz, El Alto est à l’origine une banlieue délaissée par le gouvernement local et national. Mais aujourd’hui et depuis 1988, cet enchevêtrement improbable de bicoques insalubres à plus de 4100mètres au-dessus de la mer est bien plus qu'une « banale » banlieue déshéritée. C'est une ville en elle-même. Si près d'un million de Boliviens vivent ici, concentrés sur cette plaine de quelques centaines de kilomètres carrés au pied de la Cordillère des Andes, cette ville est progressivement devenue la troisième zone de concentration urbaine en Bolivie, après La Paz et Santa Cruz.20 El Alto est le résultat d’un exode rural presque constant. La ville draine un flux incroyable d’indigènes (74% de la population totale), dont une majorité de Quechuas et d'Aymaras, que la rigueur du climat pousse au départ des villages montagnards isolés. La langue espagnole n'y est pas majoritaire. Les indiens des hauts plateaux, altiplano, communiquent principalement en aymara, parfois en quechua. Si le catholicisme, et une cathédrale, a même vu le jour dans la ville, la culture traditionnelle ancestrale demeure prépondérante, voire souveraine. El Alto fait partie de ces villes qui se sont développées sur le tas, sans infrastructures adaptées à l’accueil de ces nombreux voyageurs en quête de sédentarisation et de « confort ». En effet, tous espèrent trouver une forme d’amélioration de leurs conditions de vie aux abords de la capitale. Mais La Paz n'est pas la riche Santa Cruz, située à quelque 700 kilomètres à l'est, au contraire, la ville d’El Alto cumule tous les critères de ces villes marginalisées caractérisées par un niveau de pauvreté considérable, de fortes inégalités sociales, un racisme et une discrimination constante.21 Caractérisée comme une « ville de migrants » où la plupart des habitants sont des migrants de troisième génération, une organisation politique structurelle 20 F. Demoraes, Etude de l’évolution de l’agglomération de La Paz – El Alto depuis les vingts dernières années, compte tenu des contraintes environnementales du site, Mémoire de maîtrise, Chambéry, Institut savoisien de la montagne, Département de géographie, Université de Savoie, 1998 21 B. Dangl, « The price of fire : Resource wars and social movements in Bolivia », Oakland, AK Press, 2007. S. Lazar, « El Alto, rebel city : Self and citizenship in Andean Bolivia», Durham, Duke University Press, 2008 20 adéquate s’est progressivement mise en place. Cette ville fortement structurée autour d’un esprit solidaire et égalitaire s’est calquée sur les expériences passées de syndicats de mineurs ou autres groupes communautaires ruraux.22 Le producteur bolivien Cleverth affirme qu’ « il y avait des jeunes catholiques de droite, des jeunes de gauche, d'autres plus indigénistes ». Plus de cinq cent Juntas vecinales, associations de quartier, et des centaines d’associations socio politiques, coopératives et médias populaires maillent la citadelle indigène. Ces organisations ont joué un rôle prépondérant dans « la représentation des résidents par des prises de décision politiques et économiques, comme l’incitation à la construction et au maintien de structures publiques, auprès de l’Etat et de son gouvernement »23 Ces organisations assurent aux alteños, à ces populations discriminées marginales d’El Alto, une représentation officielle auprès d’un Etat qui ne les prend que rarement en compte. Finalement, leur rôle dépasse le stade de la représentation jusqu’à devenir un outil de résistance concret face aux prises de décisions politico-économiques du gouvernement. De 2000 à 2003, El Alto va être le théâtre d’une guerre politico-économique autour du contrôle des gisements de gaz se trouvant au cœur du sud-est bolivien, « La guerre du gaz ». Les indigènes soutenus par les syndicats et organisations locales de la ville s’opposent à la libéralisation de ces ressources alors que le président en place soutient les grandes firmes internationales. Cette guerre, qualifiée de massacre par les alteños, connait son apogée en 2003 quand les habitants d’El Alto appuyés par le parti d’Evo Morales décident de bloquer l’unique sortie routière de la capitale La Paz. Les bains de sang s’enchainent dans cette période de blocage jusqu’à la fuite du pays du président Sanchez de Lozada qui plie face à la ténacité de la gronde populaire. B. Le basculement de la guerre du gaz C’est à travers cette réalité que la ville d’El Alto est rapidement devenue le symbole national du pouvoir populaire, une ville dans laquelle ses habitants se sont battus pour la justice sociale, pour l’égalité et contre les privilèges d’une élite minoritaire. La jeunesse locale, intimement liée au développement de leur ville, se retrouve naturellement portée par ce mouvement contestataire et s’affiche progressivement en tant que porte étendard de la cause indigène. Pourtant, cette jeunesse ne compte pas s’enliser dans les organes politiques traditionnels et tend à redéfinir l’objet et les moyens de la lutte populaire. 22 23 Dangl, 2007 Dangl, 2007 21 La jeunesse d’El Alto est la partie de la population qui est le plus touchée par les phénomènes de marginalisation. Les deux principaux critères sont la pauvreté et le racisme. La pauvreté puisque cette jeunesse ne possède pas les moyens de satisfaire ou même de générer leurs propres ambitions. Le racisme permanent de par leurs origines sociales et culturelles ; ces jeunes sont issus d’une « ville bidon ville » isolé de la capitale et, tout comme en France avec le taux de chômage des jeunes d’origine maghrébines24, sont d’origines autochtone ou de culture amérindienne et se voient fréquemment refuser l’accès à l’emploi stable. Ainsi, il n’est pas rare de voir des groupes entiers d’adolescents et de jeunes adultes s’impliquer sérieusement dans les organisations sociales et politiques de quartier.25 Cette participation politique repose aussi sur un manque de confiance croissant des organes politiques et de ses représentants, de par les différentes expériences vécues par cette jeunesse marginalisée. Notamment durant la Guerre du Gaz où celle-ci fut directement confrontée à la répression de la junte militaire.26 D’autre part, les jeunes alteños souffrent d’un système éducatif pauvre et un d’un manque de compréhension de la part de leurs ainés. Un jeune explique au documentaliste Pierre Boisson « Même nos prof ne comprennent pas notre situation. Comment veux-tu parler de futur ou d’ambition à l’Alto ?! ». Le producteur de La Paz Cleverth lui explique que « c'est intéressant de voir comment ces jeunes, malgré ces barrières, ont réussi à se construire un enseignement critique assez important. Ils questionnent les politiques gouvernementales, source notamment de leur position économique difficile » Pourtant même en ce qui concerne ces organes politiques et sociaux d’El Alto, certains jeunes rappeurs affirment que les formalités autour de l’engagement au sein de la vie de quartier sont « sales » et « corrompues », il est ainsi difficile de se faire une idée objective de la viabilité de l’implication de la jeunesse dans ces organes. Par contre, ce que l’on peut mettre en évidence est véritablement un rejet des structures politiques basiques de manière générale. Si un nombre déjà important de jeunes participent de manière active aux actions locales de ces organismes, la majorité ne croit plus en la capacité de mobilisation de ceux-ci. Leur crédibilité et leur fiabilité est aujourd’hui très affaiblie aux yeux de la jeunesse indigène. Les outils de représentations qu’ils proposent ne sont pas adéquats à leurs attentes, et aujourd’hui certains adolescents tentent de trouver des voies 24 K. Hammou, « Rapper en amateur. Une mise à l’épreuve atypique autour d’une association des Quartiers Nord de Marseille », ethnographiques. org, 2007 25 M. Yapu, «Jovenes aymaras, sus movimientos, demandas y politicas publicas», La Paz, Fundacion PIEB, 2008 26 C. Merkle, « Youth participation in El Alto », Environment and Urbanization, 2003, P.210-213 22 alternatives qui leurs permettent de redéfinir leur propre identité.27 En effet, la jeunesse d’El Alto est définitivement plus impliquée dans les mouvements politiques « qui prennent racine dans la redéfinition de leur identité nationale et culturelle ». Pour eux, changer leur communauté et faire aller de l’avant la ville d’El Alto consiste à apporter une image nouvelle en relation à leur propre histoire ancestrale. Les alteños, et par ce biais toute la communauté nationale indigène, se comporte finalement comme « honteux de leurs propres origines » m’affirme un jeune rappeur de Santa Cruz, Mc Dan du FE Crew. Un sentiment comparable à de nombreuses communautés locales longtemps discriminées et marginalisées, qui finissent par incorporer une forme de fatalisme et de honte de leur propre situation. De même, le documentaliste Pierre Boisson décrit comment les jeunes alteños ne veulent en aucun cas revivre les conditions de résistance populaire connues durant le Guerre du Gaz. « Il est évident que l’oppression et la répression militaire suscitent une force contestataire exponentielle, mais il est juste impossible d’envisager une lutte perpétuelle par les armes lorsque votre adversaire réplique par des attaques en hélicoptère au beau milieu de votre ville… Surtout quand tes munitions à toi se limitent à des pierres (rires). » Les jeunes matérialisent cette volonté par la recherche de nouveaux moyens de contestations, le Hip-Hop, par le biais du rap, est alors devenu un puissant instrument qui a permis à la jeunesse locale de poursuivre cette lutte, utilisant l’art et non les armes comme vecteur de changement positif au sein de leur communauté. 27 J. Samanamud, C. Cardenas, & P. Prieto, « Jovenes y politica en El Alto : La subjectividad de los otros », La Paz, Fundacion PIEB, 2007 23 II. Une pratique locale indigéniste et militante ? A. La redéfinition identitaire par la jeunesse Si je n’ai pas pu me rendre dans la ville d’El Alto afin de récolter personnellement des informations auprès des jeunes locaux, je me suis appuyé sur de nombreuses sources dont la fiabilité du documentaliste et journaliste Pierre Boisson, qui est un ami proche de mon frère ainé, pour retranscrire de manière juste et objective la situation actuelle de la jeunesse alteña. Celui-ci m’a notamment confié des rush d’interview video afin de mettre en valeur le discours de ces rappeurs, qui n’auraient pas lieu d’être dans son documentaire Made in Bolivia. De longs entretiens avec une grande majorité de la scène Hip-Hop locale, qui m’ont permis d’accéder à leur discours face à la caméra tout comme des discussions naturelles annexes et des révélations non filmées de la part du documentaliste. Le point de vue originel de cette jeunesse indigène reste simple et logique, chacun désire un futur qui lui permet de s’épanouir en tant que tel. Avant même de parler de lutte identitaire ou culturelle, Pierre Boisson a été confronté à une population excédée par sa propre situation. La discrimination, la marginalisation, la pauvreté ou le chômage sont les premiers vecteurs du rapprochement d’une partie de la jeunesse avec la musique. Le rappeur Rolando du groupe Wayna Rap (wayna qui signifie « jeune » en aymara) affirme « Nous sommes la jeunesse de Bolivie, nous sommes l’avenir de notre pays et nous comptons bien faire quelque chose pour nous sortir de cette impasse sociale et politique. Et quitte à lutter pour le changement, que ce soit de manière pacifique par la musique ». Dans cette optique, certaines structures socio culturelles ont vu le jour sous l’impulsion des jeunes de la ville, appuyés financièrement par des ONG internationales. Le centre Culturel Wayna Tambo est par exemple le centre le plus connu pour son Hip-Hop local. On y retrouve de nombreuses activités et ateliers pour les adolescents du quartier, mais aussi et surtout différents groupes de jeunes rappeurs, tous d’origine indienne et alteña. Ceux-ci passent leur journée à écrire, à répéter et à rapper leurs textes militants et contestataires sur les ondes de Radio Wayna Tambo. Le premier critère d’engagement est bien évidemment le contenu des textes rédigés par ces rappeurs d’El Alto qui s’opposent à la corruption, l’oppression ou la mainmise des Etats Unis sur les richesses et ressources nationales, etc. 24 Dans une interview donnée au New York Times,28 l’artiste le plus reconnu du groupe Wayna Rap, Abraham Bojorquez, insiste sur les paroles de ses chansons. « Nous n’exprimons pas seulement notre mal être, ou des histoires du style ma fiancée m’a plaqué ou je vais me saouler...non, il s’agit aussi de trouver des solutions aux problèmes de notre société. Les thèmes de notre musique sont inspirés des réalités de cette ville. La mort et les conflits durant la Guerre du Gaz se retrouvent dans nos chansons. On y raconte comment les balles ont été tirées contre des personnes et notre révolte par rapport à cela, qu’on exige la justice. Trop de gens vivent dans la pauvreté et la délinquance et nos chansons exigent la justice. ». Il continue et tente de définir sa vision d’une redéfinition de la lutte indigène « Plus que tout notre musique est une forme de contestation mais avec des propositions pour le changement. Nous voulons unir les gens, nous organiser. Nous recherchons l’unité et pas la division. Nous voulons ouvrir les yeux des gens ... la musique fait partie de la vie. » Pourtant, ce qui tend à faire reconnaitre la musique contestataire d’El Alto, plus que celle de Cochabamba par exemple, est le véritable lien identitaire qui se dégage de nombreuses chansons et groupes alteños. Ces rappeurs ne se focalisent pas sur la provocation en ellemême, mais sur une valorisation culturelle comme vecteur d’un message revendicateur à portée socio-politique. Le moyen est ainsi tout autant important que la finalité du message. En effet, il n’est pas rare d’écouter leurs rolas (qui signifie « chansons » en espagnol) exprimées entièrement en aymara ou en quechua, quand d’autres mélangent l’espagnol, l’anglais et les langues indigènes locales. Grover du groupe Wayna Rap raconte « Mes parents sont originaires des provinces de Masuyo. Ils ont dû migrer à 14 ans et se sont adaptés à un mode de vie différent, comme la plupart des gens d’ici. Quand j'étais à l'école, les gens qui ne pouvaient pas bien prononcer le castillan étaient victimes de discrimination. (…) J'ai pris l'initiative avec mes pairs de la nouvelle génération de construire une attitude positive et rejeter ce sentiment honte. (…) Aujourd’hui, quand je dis Indien, c’est un honneur pour nous. Ne vous sentez pas mal à cause de vos vêtements ou en parlant en aymara, c'est ce que nous sommes. Je crois en cette attitude, celle d'affirmer nos racines et nos coutumes. »29 28 J. Forero, « Young Bolivians Adopt Urban U.S. Pose, Hip-Hop and All », New York Times, 26 Mai 2005 Confère annexe 2 29 25 Dans la chanson Jichaw (qui signifie « maintenant » en Aymara) du groupe Wayna Rap, les chœurs, aussi en aymara, défendent la ferveur des Indiens boliviens. «Maintenant nous parlons, maintenant nous allons le faire savoir, car maintenant nous allons nous lever (...) ». Puis le couplet passe à la langue espagnole où le rappeur Grover chante la façon dont « la révolution a commencé, contre le système et l'état. ». Dans la chanson « Le peuple ne cèdera pas», écrit par Abraham Bojórquez et interprétée par son groupe Ukamau y Ke, les paroles mettent en évidence la violence face à laquelle les manifestants autochtones ont été soumis. Elle insiste sur le mépris du peuple vis-à-vis de l'ancien président en poste, M. Sánchez de Lozada, et condamne l'Etat pour la vente du gaz naturel bolivien aux firmes américaines « dont les billets sont rois ». « Goni (surnom reconnu du président), les gens demandent le gaz, les gens demandent la paix. Le gaz n'est pas à vendre, parce que les gens dépendent de la démocratie - ils exigent leurs droits. » Une autre chanson, « Le peuple béni », rédigée et interprétée en espagnol par le groupe los Clandestinos, met en valeur l'esprit combatif de la communauté indienne opprimée. «Le peuple béni est blessé ; combien de fois es-tu tombé? (…) Mais je ne partirai jamais, je vis où j'aime. Je survivrai. Je dis ce que je pense, ce que je suis. Il fait froid ; les rues sont avec moi. » Ainsi, le rap comme moyen d’expression est véritablement utilisé comme un outil de fierté identitaire comme de mobilisation et de contestation socio-politique. Dans cette optique, de nombreux textes comme ceux de Nina Uma prônent l’indépendance culturelle traditionnelle locale face aux mouvements d’assimilations engendrés par la culture dominante occidentale. « Nous assistons à un choc culturel avec la mondialisation, la modernité et la consommation. Ils nous font croire que c'est du développement mais c'est de la propagande. C'est une question d'équilibre, on ne veut pas que les gens retournent dans vivre dans des cavernes. Mais entre les deux extrêmes, il y a un juste milieu. Ce thème du rejet des valeurs américaines fera partie d’une analyse poussée sur le paradoxe que celui-ci représente dans la seconde partie de ce mémoire. B. Entre authenticité et pragmatisme local L’inspiration musicale locale est née de l’importation directe et indirecte de la culture Hip-Hop américaine. Le rappeur blanc trentenaire des quartiers riches de La Paz Marraquetta Blindada raconte « En 1997, mon grand frère est revenu des Etats Unis avec des CD de Tupac et de Public Enemy. A cette époque le rap n’existait pas en Bolivie. Quand on a entendu la 26 force de cette musique et la possibilité d’adapter les textes à notre contexte... C’est à partir de là qu’on a voulu initier un mouvement Hip-Hop en Bolivie, un Hip-Hop bolivien. » Il est clair que les jeunes amérindiens ont démontré leur capacité à s’accaparer et à s’approprier ce type musical en le modelant au contexte local. Que ce soit au niveau des textes et de la langue, mais aussi au niveau de la mode vestimentaire ou de la production musicale elle-même. Dans la majorité des cas, nous pouvons assister à un mélange ingénieux entre les codes et pratiques américaines avec les valeurs et principes indigènes. Du coté des productions musicales, l’approche est tout à fait authentique. Du sample (boucle sonore) à la batterie, en passant par les rythmiques, les sonorités et les mélodies, les « instrumentales » (fond musical support instrumental du rap) du Hip-Hop alteño respirent d’originalité et d’authenticité culturelle. Si l’aspect originel étasunien est naturellement perceptible, les jeunes producteurs locaux vont mettre à l’honneur les traditionnelles flutes andines (flûtes de pan ou zampoñas) et les tambours traditionnels (ou bombos) vont se substituer aux batteries numériques fréquemment utilisés à l’international. C’est ici une nouvelle expression d’une valorisation de la culture ancestrale indigène par le biais du rap et de sa production musicale. D’autre part, un style vestimentaire propre s’est développé autour de ce mélange d’influences internationales. Le code vestimentaire du rappeur américain se mélange, ou s’échange contre un style indigena. On retrouve les pantalons larges baggis et les cagoules d’activistes voir de terroristes, mais aussi les traditionnels ponchos originaires des Andes. Ces rappeurs portent des ponchos classiques et spécifiques, comme ceux des guerriers sorciers mais en général pour des événements particuliers et ponctuels comme des clips videos ou des concerts. De manière ordinaire, les chulos (bonnet andin en laine d’alpaga comportant deux pattes protégeant les oreilles) se substituent très fréquemment aux casquettes retournées du rappeur occidental. La réappropriation du chulo est véritablement représentative de l’émergence d’un style andin affirmé qui s’exporte de plus en plus aux Etats Unis ou en Europe. Ces jeunes récupèrent un simple vêtement traditionnel pour en générer une mode vestimentaire qui s’enracine dans la modernité de la jeunesse actuelle. Beaucoup de rappeurs s’affichent avec un style plus commun, plus populaire. Par recherche d’authenticité, certains rappeurs vont rester fidèles à leurs habits du quotidien et se vêtir des typiques chemises courtes à carreaux latino-américaines. Sur les vestes et les t-shirts des jeunes d’El Alto, apparaissent aussi des dessins incaïques ou des inscriptions en aymara. Se mélangent alors des mots comme coca, pachamama, tawantinsuyu à des thématiques plus occidentales comme le sida, la 27 discrimination, le racisme ou la justice. Finalement, ce métissage culturel engendre des expressions et des visuels inédits tels que « Tupak Army » (en relation à l’armée indigène révolutionnaire dirigée par Tupak Katari) ornés d’AK-47 et de grenades vêtues de chulos. D’autre part, comme je viens de le mettre en lumière, l’essor de ce style Hip-Hop métissé a généré le développement d’un réel marché local, national et même international. Les traditionnels chulos sont devenus « tendances » puisqu’il n’est pas rare de voir des rappeurs français, anglais, allemands ou américains en porter en toute saison. De même, l’accroche médiatique internationale démontre une certaine émergence de l’attrait populaire pour ce HipHop local bolivien, authentique, indigène. Des médias de renoms comme Le New York Times ou France 2430 viennent sur le terrain du « ghetto » d’El Alto immortaliser ce rap aymara conscient et militant. Le documentaliste Pierre Boisson remet en question ce phénomène que lui-même est venu chercher « Ils sont vraiment forts, c’est un sujet en or et surtout, leur discours parait taillé sur mesure pour un media occidental en quête d’exotisme culturel ». C’est alors que le discours authentique des rappeurs boliviens en quête de revalorisation de leur culture ancestrale et d’une justice sociale pour tous semble être caduque. En effet, Pierre Boisson a longtemps insisté sur ce point qui n’est jamais mis en avant dans les précédentes études sociologiques ou les divers articles médiatiques que l’on peut trouver sur Internet. Il l’affirme haut et fort, « ce sont des artistes travestis qui vivent d’un folklore local ». Il m’explique que « lorsque le Hip-Hop est arrivé en Bolivie, ce sont tout d’abord les blancs des quartiers riches de La Paz qui écoutaient puis pratiquaient cette musique. Le Break danse se développait bien plus rapidement dans les quartiers mais il n’apportait pas de cachet local ni de discours conscient. Lorsque Marraquetta Blindada a donné ses premiers ateliers d’écriture dans la ville d’El Alto à la sortie de la guerre du gaz en 2003/2004 et qu’il a entendu certains jeunes discuter en Quecha ou en Aymara, il a compris qu’il y avait quelque chose à creuser. » Alors que les jeunes du centre Wayna Tambo cherchaient une voie alternative à la représentation politique traditionnelle, ce rappeur bolivien blanc de La Paz a mis en évidence le lien qui pouvait se créer entre la musique, les conflits contemporains d’El Alto et la culture historique amérindienne. A cette période, Marrequetta leur explique « vous cherchez à vous démarquer, vous avez toutes les armes en main. Faites du rap en aymara sur la guerre du gaz ou sur l’oppression des peuples autochtones. » 30 J. Kunin, « Bolivie : Abraham Bojorquez, rappeur anti-bling-bling », France 24, 11 Avril 2008 28 Après avoir côtoyé durant trois mois des artistes de Wayna Tambo comme Wayna Rap qui représentent le fer de lance de ce rap bolivien conscient, celui-ci s’est retrouvé face à une désillusion quant au véritable moteur de l’engagement d’une partie de cette jeunesse. Il est difficile de savoir si la culture indigène, qu’il appelle « folklore », est la source d’une prise position socio politique ou un simple outil marketing que ces jeunes mettent en avant pour se démarquer de la scène nationale et internationale. « Il n’existe pas d’industrie du disque en Bolivie. Tu ne peux gagner ta vie en tant que rappeur bolivien en Bolivie. Le seul moyen est d’être remarqué à l’étranger en affirmant ta différence. » Ces quelques rappeurs misent l’intégralité de leur médiatisation, et donc de leur rétribution économique, sur ce sentiment d’appartenance et la revendication d’une culture forte. Aujourd’hui, ceux-ci sont subventionnés par de grandes ONG internationales pour mettre en place des ateliers d’écriture en province, faire des interventions en centre de rétention ou dans des écoles du pays. Ils participent à des clips vidéo sur la pollution urbaine et sonore financés par la mairie de La Paz ou développent des activités annexes comme la mise en place de magasins de chulos et de ponchos urbains aux Etats Unis. Pierre me décrit le paradoxe qui se dégage de certains acteurs du groupe Wayna Rap. La spécificité de ce groupe est son rap aymara conscient et militant, pourtant il affirme que « des membres sont enfermés dans cette spirale marketing. Certains se lassent de la thématique culturelle et ne parlent d’ailleurs que très peu la langue aymara. Ils doivent écrire leur paroles de chanson phrase par phrase, avec une relecture obligatoire. » Le groupe s’est déjà scindé en deux sur la question des médias et de leur identité en tant que groupe musical à part entière ; certains ont préféré quitter le mouvement car « ne se sentaient pas ou plus motivés, voir concernés, par le sujet ». Il termine son explication en me racontant le quotidien de ces « rappeurs travestis », entre alcool, marijuana, ego trip (improvisation basé sur la fierté de son crew, sa bande, et de soi-même) ou autre anglicisme omniprésent. Le Hip-Hop, en tant que mouvement culturel musical d’origine américaine, s’est internationalisé puis relocalisé. Dans son ancrage local, celui-ci s’est adapté au contexte dans lequel il évolue. Si le panorama démographique historique andin se rapproche de l’exploitation et de l’oppression des populations noires en Amérique du Nord, les jeunes alteños au cœur de conflits socio-politiques de tailles ont décidé d’amener un nouvel élan 29 contestataire par le biais d’un instrument culturel souple et pacifique, la musique. L’objectif principal est d’apporter un message positif autour d’une redéfinition des moyens de valorisation de l’identité culturelle locale. Bousculer la discrimination et le racisme ambiant autour de l’identité indigène pour se la réapproprier avec fierté et audace. Pourtant, si le rap peut être un outil de revalorisation de la culture locale et de son ancrage dans la société actuelle, cette même spécificité identitaire semble aussi être un support pour générer de l’attractivité médiatique et donc économique. Ce point nous amène à nous questionner sur l’authenticité véritable de certains documentaires ou articles de médias internationaux qui ne prennent pas le temps de creuser derrière le discours de certains jeunes rappeurs. Finalement, le fond du débat n’est pas de savoir si oui ou non un rappeur latino américain est un militant ou un usurpateur, mais de comprendre pourquoi un jeune rappeur serait plus attiré par l’activisme que permet le rap ou pourquoi celui-ci demeure séduit par sa approche nord américaine, son image et ses principes ? Nous poursuivrons cette analyse dans la prochaine partie de ce mémoire où nous allons mettre en lumière un métissage indéniable des cultures par le biais de la mondialisation et de ses phénomènes d’acculturation. 30 31 Partie II. Le rap latino-américain, l’expression d’un métissage culturel « Les Etats Unis demeurent le plus fort potentiel d’influence Hip-Hop sur le monde (…) ce pays propose un mélange intense de sonorités et de possibilités générées par son propre multiculturalisme national (…) Sans doute que les nouvelles générations participent à la transmission et à l’adaptation du Hip-Hop dans le reste du monde, surtout pour nous qui en sommes les voisins » Ochkan – Triple 9 Après avoir vécu sept mois entre le Pérou et la Bolivie, j’ai pris l’initiative de partir autant de temps que je le pouvais au Mexique. La Bolivie, par le biais d’El Alto, représente un aspect considérable de cette étude puisqu’elle illustre parfaitement un contexte indigène conflictuel, historique, contemporain et omniprésent. L’arrivée du Hip-Hop dans la ville sinistrée d’El Alto dévoile l’appropriation spécifique d’un mouvement international américanisé dans une culture traditionnelle locale forte. Comme expliqué au cours de l’introduction, pour tenter de cerner la réception du rap latinoaméricain dans son ensemble sans pour autant quitter mes études et m’installer en Amérique latine, je me devais de mettre en valeur un axe comparatif. D’un côté, une ville caractérisée par sa densité socio-culturelle amérindienne, et de l’autre une ville tiraillée entre une inscription identitaire ancestrale, des vestiges coloniaux importants et une proximité unique avec le précurseur du mouvement Hip-Hop. Trois mois immergé dans la société mexicaine m’ont ainsi permis de comprendre la source d’une pluralité intrinsèque au courant musical Hip-Hop latino-américain. Ce mémoire n’a pas pour prétention de catégoriser la globalité des variances du Hip-Hop latino-américain, mais de mettre en évidence les sources et les caractéristiques d’une appropriation locale plurielle d’un mouvement culturel extérieur tel que le Hip-Hop. 32 Chapitre I. Un contexte contemporain au carrefour des cultures I. Ancrage d’un héritage maya et colonial A. Mérida, histoire d’une richesse La péninsule du Yucatán, située au Sud-Est du Mexique, est considérée d’après les ethnographes et les archéologues spécialisés dans les cultures précolombiennes comme le centre historique et le symbole de l’une des plus grandes civilisations connues à ce jour, la civilisation Maya. La métropole de Mérida, anciennement appelée T'ho ou Ichkanzihóo, aujourd’hui capitale de l’Etat du Yucatán, représentait l’épicentre de la culture maya et de son activité socio-économique pendant des siècles. De ce fait, certains historiens la considèrent comme étant la plus ancienne ville continuellement occupée dans les Amériques.31 Au XVIe siècle, les conquistadors espagnols débarquent sur les plages de la péninsule du Yucatán et, avec trois campagnes militaires successives sur près d’un demi-siècle, ils arrivent finalement à s’emparer, avec le soutien de tributs dissidentes, des terres les plus attractives du « pays ». En effet, le site de la ville de Mérida avait déjà été choisi par les mayas pour ses avantages stratégiques : tout d’abord sa position géographique permet à la cité de demeurer à l’intérieur des terres tout en conservant un accès à la mer au Nord, d’autre part cette zone était naturellement plus accessible pour les soldats espagnols car déjà « aménagée » par l’implantation ancestrale de la population indigène. Le principal atout que représente Mérida est aussi et surtout la présence de nombreux accès naturels à l’eau douce par le biais des anciens puits mayas sacrés appelés cenotes. Conquise par Francisco de Montejo, surnommé El Mozo, les espagnols développent leur cité sur les ruines des cinq grandes pyramides qui structuraient l’ancienne « ville des cinq collines ». Les pierres imposantes des sites religieux mayas furent démantelées et utilisées comme fondement des infrastructures des colons, comme la cathédrale de San Ildefonso, qui est connue pour être la plus ancienne cathédrale sur l’ensemble du continent américain. Dès mon arrivée à Mérida, j’ai remarqucé sur le trajet de l’aéroport au centre-ville la structuration spécifique qui se dégage de cette ville. Le poids du passé colonial sur les infrastructures de Mérida est indéniable, la ville et ses quartiers sont organisés sous le concept 31 E. Thompson, Grandeur et décadence de la civilisation maya, Paris, Payot, 2003, P 103 33 du damier, aussi traditionnel aux Etats Unis et le centre-ville lui-même se rapproche plus de l’image d’une cité andalouse que latino-américaine. Les pierres sculptées de l’ancienne T'ho ont étaient largement réutilisés pour la construction des premières somptueuses résidences des conquistadors qui, extraordinairement, demeurent visibles et vivantes au jour d’aujourd’hui. Une grande partie de l’architecture coloniale des XVIIIe et XIX e siècles est encore debout dans le centre historique de la ville, notamment rassemblée dans l’imposante avenue qui porte le nom du colon, El Paseo Montejo. Mérida est aujourd’hui la capitale culturelle, politique et économique de la péninsule du Yucatan. Cette ville est l’une des plus sures et des plus prospères du Mexique. Si la « légende urbaine » régionale fonde la richesse de Mérida et du Yucatan sur la corruption politico économique ambiante et le fait que les narcotrafiquants mexicains y installeraient leurs propres familles, l’histoire de la péninsule et de Mérida révèlent que les colons se sont définitivement installés dans la région après la découverte de « l’or vert », la plante henequén également appelée sisal. Sa fibre très résistante est extraite de ses feuilles pour la fabrication de cordage, de tissus grossiers et de tapis. Cette plante est à l’origine du développement de nombreuses haciendas, géantes exploitations agricoles latino américaines, et demeura la spécificité commerciale de la région pendant près de deux siècles.32 B. Un passé conflictuel pour un métissage contemporain Surnommée « la cité blanche », pour la beauté de ses vestiges coloniaux, Mérida est une destination touristique de choix au Mexique. Pourtant, ce n’est pas forcément son passé colonial qui attire les voyageurs mais aussi et surtout sa culture traditionnelle locale. Si depuis l’implantation des colons espagnols, la grande majorité de la population parle couramment le castillan et plus de 80% de la population régionale demeure vouée au christianisme, une partie considérable de cette population est d’origine indigène et près de 40% de la population régionale parle les langues locales indigènes.33 Aujourd’hui, devant le Chiapas, le Yucatán est la région avec le plus haut pourcentage de personnes parlant au quotidien une langue indigène, en majorité le Maya, le Nahuatl, le Ch'ol ou même le Zapotèque. De plus, subissant de plein fouet les difficultés agricoles actuelles, les paysans indigènes quittent progressivement les provinces du Yucatán pour s’installer dans la capitale Mérida afin d’y trouver un emploi et une situation « confortable » pour leurs familles. Il n’est pas rare de voir 32 33 M. Lapointe, Histoire du Yucatan : XIXe-XXIe siècles, L’Harmattan, 2006 H. Favre, L’intégration socio-économique des communautés indiennes du Mexique, 1963, P.453-469 34 dans les rues de la ville une multitude d’allusions à la culture indigène maya. Que ce soit au niveau des traits de visages et de l’accent particulier des autochtones, des enseignes et des devantures de magasins qui sont parfois rédigées en Maya, des nombreuses iconographies ou statuettes mayas qui ornent les rues de la métropole, etc. D’autre part, Mérida suscite un attrait touristique incomparable au Mexique généré par son conservatisme culturel unique. Travaillant au sein du département des arts traditionnels de l’état du Yucatán et organisant quotidiennement des événements de danses et de musiques, j’ai pu me rendre compte que toute la culture de la région et de Mérida reposait sur un ingénieux mélange multiculturel. En effet, si la population locale est fortement attachée à ses traditions et à ses ancêtres mayas, la grande majorité des spécialités culinaires ou des danses et des chants traditionnels sont au final l’illustration d’une rencontre historique des cultures. Les saveurs du Yucatan révèlent une fusion intelligente entre les cultures mayas et espagnoles, comme la cochinita pibil (cochon de lait cuit dans un four creusé dans la terre) ou les célèbres panuchos (à base de galettes de maïs et de haricots noirs). Les grands festivals de musique mettent en avant un métissage historique comme par le biais de la trova, qui allie la poésie créole, le rythme à tendance maya et les typiques guayaberas (costumes raffinés espagnols). Le point d’orgue de ce métissage culturel se comprend à travers les danses traditionnelles yucateca (du Yucatán) comme la jarana, dansée quotidiennement par les autochtones, qui mélange le chant castillan aux danses mayas et caribéennes. Les femmes s’habillent des traditionnels ternos au style ostensiblement andalou et aux apparats et dorures définitivement d’origines mayas. On retrouve même des événements, localement très importants, directement importés de la culture espagnole comme les Vaquerías qui sont de grandes fêtes autour de la tauromachie aménagée et adaptée aux moyens du bord. Finalement, nous sommes loin du schéma culturel rencontré dans la ville d’El Alto en Bolivie, car à Mérida si l’histoire reflète de nombreux conflits entre indigènes et colons, la culture actuelle semble montrer un métissage naturel et complet « pleinement » assumé par la population locale. 35 II. Le rap à Mérida, expression d’un paradoxe culturel ? A. Une jeunesse au service d’une culture En 2002, le cap du million d’habitants a été dépassé, positionnant Mérida dans les quinze plus grandes villes mexicaines. Actuellement, la ville concentre sa richesse sur un centre ville moderne et actif, un tourisme inépuisable mais aussi sur les quelques dizaines de millionnaires dont la majorité sont installés dans les grandes haciendas qui bordent la ville. Cependant, de nombreuses voix s’élèvent face à la non prise en compte des intérêts des indigènes, des quartiers périphériques et des nouveaux arrivants. Les pouvoirs publics négligent l’importance de cet exode rural et sont fortement critiqués par la population pour ne pas avoir développé les infrastructures nécessaires à l’accueil de ces nouvelles familles dans les quartiers périphériques de la ville : Réseau routier insalubre, service de transports publics insuffisant, absences d’écoles et d’hôpitaux, etc. De nombreuses associations politico économiques locales ont émergées, tout comme dans la ville d’El Alto, pour faire entendre la voix de ces habitants marginalisés. La population se regroupe dans des structures indépendantes puisque ceux-ci n’accordent plus de confiance à leurs dirigeants pour faire prévaloir leurs propres intérêts. La corruption politico économique est l’un des sujets les plus sensibles au Mexique, la population locale présente une sensible timidité à dénoncer librement ce manque de transparence, de peur des représailles d’ « un voisin » côtoyant les narcotrafiquants profondément impliqués dans les rouages de la société mexicaine. Si jusque là le peuple n’est pas en guerre ouverte avec le gouvernement, ou si le pays n’est pas en guerre civile, l’évolution de la situation demeure laborieuse au niveau national. A l’échelle locale, celle-ci est presque gelée. Au Yucatán par exemple, le maire de la capitale Mérida et le gouverneur de l’Etat font partie intégrante du même parti politique que celui du nouveau président en place, le PRI. La ligne directrice de la politique du Yucatán est d’attirer un maximum d’entreprises et de touristes, soit des investissements publics qui se limitent trop souvent à des événements marketings ponctuels (concerts, salon VIP), des infrastructures vitrines (cinémas duplexes, etc.) ou dans l’entretien et le développement du centre ville. Dans ce cadre, la population s’organise et se rassemble dans une communauté civile solidaire active qui se forge tout d’abord dans le foyer familial puis au sein du voisinage des quartiers périphériques dont la population est sociologiquement homogène, indigène et pauvre. 36 Dans la même optique que les rappeurs boliviens, certains jeunes mexicains, qui ne font confiance en aucune structure politisée, vont utiliser la musique pour réaffirmer leur identité et mettre en évidence les injustices sociales omniprésentes dans le Yucatán et dans le pays. Le rap des groupes Los Mayucas ou la Ceiba Flava dénonce ces injustices sociales quotidiennes en s’appuyant sur leur authenticité sociale « nous sommes de vrais indigènes mayas, nous représentons la véritable population » ou par le biais du débat autour du droit à l’égalité dans la différence. Hombre de Maíz, leader du groupe nationalement reconnu Los Mayucas (qui est un raccourci pour Maya et yucateco), m’explique à propos de leur chanson Raices (qui signifie « les racines »), « Ecoute, Los Mayucas c’est les racines latines pour toujours. On représente pour les yucatecos de toute origine, mayas, métissés, Nahuatls, etc. Notre but est de rassembler ces gens sous la même bannière, celle de la culture, celle de notre histoire. Si quelque chose peut bien nous unir face au gouvernement corrompu, c’est notre identité commune ». Comme en Bolivie, les rappeurs mexicains veulent renverser la tendance et redéfinir le sentiment de fierté culturel. Si au quotidien à Mérida les nouveaux indigènes citadins dissimulent au maximum leur accent maya ou leurs origines provinciales, Los Mayucas leur proposent au contraire de les mettre en avant, tel un outil d’appartenance et de fierté commune. En effet, ces rappeurs militants s’approprient fréquemment les débats les plus conflictuels tant sur le plan national qu’international pour y apporter une vision humaniste ou au contraire fataliste. Padre Anderson, pionnier du rap dans le Yucatán et rappeur principal du groupe la Ceiba Flava (la Ceiba étant une plante médicinale maya, et flava un dérivé du mot anglais flavor) clame à son tour que son objectif est de « promouvoir la diversité culturelle par le bais des éléments du Hip-Hop ». Le groupe s’attaque à la politique indigéniste du gouvernement mexicain développé jusque dans les années 2005. Soit l’intégration des populations autochtones à la « communauté nationale » sous l’angle de l’état nation occidental, ou l’assimilation pure et simple des indigènes dans la société civile dans le but de promouvoir une nation unie et unique. Padre Anderson résiste et se montre favorable à la politique néo-indigéniste des années 1980. Dans sa chanson Movimiento y fe il écrit « Tu te crois supérieur, tu penses être le meilleur ? Mais regarde derrière toi et enfin tu comprendras, tu ne peux être présent sans le passé, et tu ne seras pas si tu ne le reconnais pas. Tes ancêtres te regardent, ne prends pas le mauvais 37 chemin. Fais leur honneur et ne les oublie pas, la Ceiba Flava est là et représente cela ». En effet, le développement d’une élite socio-économique indienne, les aspirations démocratiques, la prise de conscience ethnique et l’exode rural massif de la fin des années 1970 ont engendré une revalorisation du statut des indigènes amérindiens. Avec le soutien de la scène internationale, c’est l’ensemble des indigènes d’Amérique latine qui réclament l’égalité juridique et le droit à la différence culturelle, concept aujourd’hui intitulé « l’égalité dans la différence ». La jeunesse mexicaine du Yucatán utilise ainsi le rap pour réaffirmer son engagement local, son engagement historique, identitaire et militant.34 La fierté que ces jeunes apportent à leurs origines et leurs racines indigènes est ici aussi l’illustration d’une redéfinition identitaire. Apporter des valeurs positives à leur propre situation pour renforcer le sentiment d’appartenance à une communauté, et donc générer une revalorisation de soi même. Quelque part, même en écartant l’aspect politico culturel de ce phénomène, la pratique du « rap conscient » (en opposition au rap ego trip dénué de tout message) est une forme d’engagement politique comme expression d’une jeunesse motivée, entreprenante, et impliqué dans les joutes socio politiques contemporaines. Ochkan, rappeur du groupe Triple 9 et producteur au sein de la structure indépendante Templo Maya Producciónes résume que les protagonistes du rap du Yucatán « sont toujours à la recherche de leur identité. Du coup, on a fait des tentatives de fusion entre le rap et la culture locale, des fusions ont été faites avec des genres musicaux comme la trova, las noces, la cumbia, etc. Dans le langage, les mots d'origine maya s'incorporent à nos paroles, ainsi qu'un éventail de sujets dont le message principal est la fierté d'être yucateco. Le rap yucateco tente de conserver ses racines culturelles, car ce sont elles qui nous donnent une identité. » Lorsque j’ai collaboré à la production de l’EP (Extended Play, soit un format plus court que celui de l’album) Chichiverano (chichi signifie cannabis en maya, et verano signifie « l’été » en espagnol) au sein de la maison de disque indépendante Templo Maya Producciónes, j’ai pu rencontrer de nombreux acteurs impliqués dans le mouvement de revalorisation identitaire. Comme en Bolivie avec la culture quecha et aymara, certains mettent en avant la langue maya, d’autres les instruments traditionnels mayas comme le Marimba ou les flûtes et sifflets cérémoniaux, etc. Cependant sur l’ensemble de mes expériences sur le terrain, la grande 34 A. Collorafi, État, indigénisme et mouvement indigène dans le Mexique du xxe siècle, Paris, thèse : Université de Paris 3, 1993, P-179 38 majorité des rappeurs que j’ai pu connaitre étaient jeunes, membres de gangs locaux, américanisés dans leur manière de s’habiller et dont les paroles et textes de chansons sont fréquemment centrés autour du « romantisme », de la violence de la rue et de l’orgueil personnel ou du groupe. B. Le rap ou la mode « à l’américaine » En trois mois d’étude sur le terrain, dont les deux premiers de manière totalement officieuse (je me présentais en tant que simple rappeur amateur français), j’ai eu la possibilité de côtoyer la grande majorité de la scène Hip-Hop locale. Tout d’abord, il faut savoir que les « artistes » étrangers attirent toujours l’attention. Que ce soit sur scène en live ou que ce soit dans un magasin spécialisé ou tout simplement dans la rue, un jeune Français travaillant pour la mairie ne passe pas inaperçu. D’autre part, je me suis empressé de tisser des relations pour accéder à des séances d’enregistrement en studio gratuites et pour m’impliquer dans l’organisation d’événements pour la jeunesse locale. En effet, pour cause de grandes chaleurs, mon stage ne débutait quotidiennement qu’à partir de 16h pour se terminer aux alentours de 23h à la fin de chaque événement municipal traditionnel. Cela me laissait ainsi une bonne partie de la journée pour m’activer dans des projets annexes, comme des collaborations avec des rappeurs mexicains ou la mise en place d’événements locaux en partenariat avec mon association musicale iepienne toulousaine, Assoc Ya Sound. Par le biais des quatre concerts mis en place dans le centre culturel autogéré La Quilla ainsi que tous les événements rap où je me rendais en tant que public, je me suis rapidement rendu compte que la communauté HipHop locale était véritablement restreinte, quelques centaines d’individus. Les quatre événements que j’ai proposés se centralisaient autour du concept de Battle (compétition libre d’improvisation) en quatre rounds qui portait le nom de Batalla en Mérida, el micro de oro (« Bataille à Mérida, le micro d’or »). Le concept, très courant dans les pays occidentaux, n’existait pas dans cette ville et nous a permis de favoriser une affluence considérable. Chaque soirée de 150 à 200 personnes se déplaçaient et la moyenne d’âge sur chaque événement gravitait autour de 18 ans. Pour moi ce fut un choc puisque les seuls rappeurs avec qui je travaillais étaient pour la majorité des trentenaires, et que mes partenaires locaux parlaient de véritable « succès » pour ces soirées. 200 personnes dans une ville d’un million d’habitants, alors qu’à Toulouse, ville de 440 000 habitants, nous pouvons faire 39 jusqu’à 1500 entrées au Bikini pour un concert Hip-Hop. Bien évidemment, cela soulève la question des revenus (de la disposition à payer), des transports et du style musical. Chabela Torna, administratrice du centre culturel autogéré La Quilla m’explique que « le rap n’est pas vraiment un style musical présent dans le Yucatán. A l’origine, les jeunes écoutent de la musique électronique pour faire la fête et historiquement la musique contestataire au Mexique est le Rock. J’organise beaucoup de concerts métal. Le rap est arrivé plus tard, certains jeunes adultes utilisent le rap comme un outil de revendication ou de contestation, mais tous les autres, tous les jeunes que tu vois ce soir sont surtout passionnés par les filles, la frime, et le style (rires). » Le regard de cette administratrice m’a ouvert les yeux sur un point crucial du rap que ce soit à Mérida ou à El Alto. Le rap reste un style peu commun car plus jeune, et la grande majorité de ses adeptes sont des adolescents obnubilés par le rap américain et son « style » dans sa vision la plus commerciale. La proximité unique des Etats Unis avec le Mexique a favorisé une émergence plus rapide du Hip-Hop dans ce pays que dans le reste du continent latino américain comme la Bolivie. Leurs histoires sont intimement liées et leurs cultures s’entrecroisent. Socio-économiquement, le gouvernement mexicain s’aligne sur les initiatives américaines, le journaliste Joël Garreau parle même de politique « mexaméricaine » néo libérale, chrétienne, centrée sur l’Etat nation, etc.35 Les influences et échanges socio culturels sont nombreux notamment par le biais du flux de migration entre les deux pays qui le plus important au monde. Les mexicains créent par exemple des spécialités culinaires face à la nouvelle demande américaine, les fajitas et les burritos sont des plats Tex Mex (abréviation pour « Texas » et « Mexique »), soit une innovation marketing pour mieux vendre la culture mexicaine aux Etats Unis. Inversement, certains produits, comme le Coca-Cola, font désormais partie intégrante de la culture mexicaine (le Mexique est le premier pays consommateur de cette boisson au monde). Aujourd’hui aux Etats Unis, les latino-américains représentent la première minorité ethnique devant les Afro-Américains et les émissions américaines tournent en boucle à la télévision mexicaine. Bien évidemment, comme la communauté afro américaine dans les années 1970, cette communauté de mexicains marginalisés vivants aux Etats Unis, les chicanos, pratiquent un Hip-Hop totalement 35 J. Garreau, Les neuf nations de l'Amérique du Nord, Houghton Mifflin, 1981 40 américanisé, entre apologie des gangs et de la luxure et réutilisation de l’espagnol et des apparats des gangs latino américains (notamment les tatouages sur l’ensemble du corps). La chaine de télévision musicale MTV est l’un des plus grands vecteurs de diffusion du HipHop au Mexique, en Amérique latine et dans le monde. Des logiques de mimétisme se mettent en place au sein de la jeunesse mexicaine. Majoritairement issue de la culture nationale conservatrice et chrétienne, certains adolescents se détachent de leur éducation traditionnelle pour se porter vers une appropriation d’un style ostensiblement américanisé. Les videos clips de rap américain diffusés par MTV proposent une panoplie de gangsta (« gangster de la rue ») dont les personnages sont confiants, fiers, forts et dont les activités sont libres notamment autour des allusions à luxure autour du sexe, de la drogue et de la violence. Aujourd’hui sous l’effet du mimétisme de leurs ainés, une multitude d’adolescents mexicains des quartiers périphériques s’organisent en bande, ce sont des pandilleros comme ils disent sur place (« membre d’une pandilla », d’un gang) et doivent se montrer forts, féroces et au style vestimentaire et comportemental agressif. Une aubaine pour l’exportation du style rap gangsta américain qui se mélange parfaitement au « folklore » mexicain. Dans cette optique, Fisko 23, producteur et rappeur de la capitale Mexico D.F, exprime qu’ « aux Etats Unis, le Hip-Hop prend la forme des gens qui le pratique comme dans chaque lieu du Mexique ou du monde. Après, le Hip-Hop américain commercial de MTV séduit la jeunesse, que ce soit les américains eux-mêmes ou des cultures totalement étrangères où les jeunes ont faim de liberté et d’émancipation de soi. Ca n’étonne personne, à part les parents (rires), parce qu’ils voient des grosses maisons, des filles dénudées, de l’argent et des personnes célèbres et que beaucoup de mexicains échangeraient sans aucun doute leur vie contre celle d’un américain que l’on voit dans ces clips (rires). » Ces jeunes en quête de célébrité et de respect dans leur quartier ou dans leur ville « jouent les gangsters » et s’improvisent rappeurs. Le rap est un élément supplémentaire de la panoplie qui comprend casquette de baseball, jeans baggis et maillots de basket excessivement larges, démarche nonchalante et comportement négligé, etc. Celui-ci permet d’affirmer haut et fort l’appartenance à un groupe « dominant » et finalement après avoir discuté avec de nombreux d’entre eux, ceux-ci ne comprennent pas l’Anglais et ne connaissent pas grand-chose de la culture Hip-Hop mis à part ce qu’ils peuvent voir sur MTV. 41 Tout comme en Bolivie, le rap est un produit culturel qui s’est principalement importé via les grands médias internationaux et par les flux migratoires entre les Etats Unis et le continent latino américain. Tout comme dans les quartiers noirs de New York, le rap s’implante idéalement dans des contextes similaires de détresse populaire, mais pour aller plus loin, l’appropriation de ce style semble être plurielle, selon le vecteur de diffusion, selon le type de réception active ou passive. 42 Chapitre II. Une d’acculturation illustration contemporaine des phénomènes I. Les dynamiques de l’appropriation culturelle A. De la « déculturation » colonialiste aux phénomènes d’acculturation actuels Aujourd’hui, l’histoire de la colonisation européenne et celle du continent latino américain sont indissociables. Source de nombreuses conséquences structurelles politiques, sociales, religieuses et économiques, la colonisation est montrée du doigt comme la domination, voire la soumission, d’une culture par une autre. En effet, des siècles de violation massive des droits de l’Homme sont dès lors mis en lumière et reconnus par la communauté internationale, l’esclavage des populations autochtones, l’imposition de croyances de la « culture source » (culture du colon), l’exploitation des richesses locales, etc. Si l’aspect négatif prédominant de la colonisation est indéniable, il n’en est pas moins la source de la compréhension actuelle des tenants et aboutissants du métissage culturel international auquel nous assistons. La colonisation a généré de nombreux bousculements socio économiques directs sur les populations indigènes latino américaines, mais c’est véritablement à partir de la deuxième moitié du XXème siècle que les anthropologues ont développé les premières réflexions autour des conséquences culturelles de la colonisation, que ce soit sur le plan militaire ou socio politique, et autour des phénomènes internationaux d’acculturation.36 L’histoire coloniale révèle une imposition culturelle unilatérale des occidentaux par la force des armes et par la force de l’Eglise, un phénomène global que les sociologues anthropologues nomment « déculturation » ou sous forme actuelle liée à l’immigration « assimilation ». Lorsque qu'un groupe ou un individu adopte l'ensemble ou une majorité des traits culturels d’une société étrangère à la sienne et qu’il abandonne sa propre culture d'origine, on parle d'assimilation. En 1972, l’ethnologue français Jean Poirier instaure le concept de déculturation représentant la « perte de tout ou partie de la culture traditionnelle au profit d'une culture nouvelle » qui exprime justement la situation engendrée par la colonisation culturelle des civilisations mayas et aymaras par les espagnols.37 36 S. Alberro, L'Acculturation des Espagnols dans le Mexique colonial : déchéance ou dynamisme culturel ?, Paris, 1992, P.149-164 37 J. Poirier, « Ethnies et cultures », Ethnologie régionale, Paris, Gallimard, Encyclopédie de la Pléiade, 1972 43 Aujourd’hui, l’histoire de nombreux pays latino américains, comme le Mexique ou la Bolivie, se comprend par le biais de ces siècles de colonisation et de résistance locale face à l’envahisseur. Durant la colonisation et des décennies après l’implantation des espagnols, les rapports entre les indigènes et les étrangers colonisateurs se résumaient dans leur globalité au pillage des ressources et la soumission de la culture locale. Si le concept de déculturation semble être intrinsèque aux objectifs du colon au XVIème siècle, la situation actuelle dans les Etats latino américains se rapproche plus des phénomènes d’acculturation. Même si une certaine partie de la culture occidentale, comme sa représentation la plus ostensible avec la langue castillane ou l’économie marchande néo libérale, se sont progressivement implantés et imposés au Mexique ou en Bolivie, nous assistons dès lors à une nouvelle approche de l’international, soit un schéma basé sur l’échange et la cohabitation des cultures. Avec les dynamiques de globalisation qui ont débutées dès la fin du XIXème siècle, ces pays se retrouvent au cœur d’un système mondial d’échange marchand, idéologique et culturel. B. Américanisation et phénomènes d’acculturation Une des phases principales au sein des phénomènes d’acculturation est l’abandon total ou partiel de la culture d’origine d’un groupe, pour adopter, sur le temps et par la force ou non, les valeurs d’un nouveau groupe. La colonisation a ainsi engendré l’imposition d’une langue et d’une religion, qui ne sera que rarement remis en cause aujourd’hui dans ces pays. Dans les villes à forte densité indigène comme Mérida et El Alto, les populations rurales cachent au maximum leur appartenance à la culture traditionnelle. Par exemple, le fait de ne pas parler le castillan ou de ne pratiquer que sa langue ancestrale est un symbole de pauvreté, de ruralité, d’obsolescence, et finalement de honte. D’autre part, la religion catholique s’est parfaitement développée dans ces pays latino américains, au Mexique par exemple la « légende urbaine » voudrait que plus de 99.9% de la population serait catholique. Selon Robert G. Escarpit38, le Mexique est le troisième pays avec le plus haut taux de chrétiens, soit près de 95% de la population qui ont adopté de manière définitive une religion qui leur est à l’origine étrangère et imposée par les armes. 38 R.G. Escarpit, « Au Mexique : christianisme et religions indigènes », 1947, P.10 44 En 1936, M. Herskovits, R. Linton et R. Redfield proposent une définition39 qui fait aujourd’hui encore autorité. « L’acculturation est l’ensemble des phénomènes qui résultent d’un contact continu et direct entre des groupes d’individus de cultures différentes et qui entraînent des changements dans les modèles culturels initiaux de l’un ou des deux groupes. » Si le concept d’acculturation exprime un échange parallèle équitable entre les deux cultures, il est fréquent qu’une culture soit plus forte, plus exportée et finalement plus présente, on parle alors de « culture source » et de « culture cible ». Dans le domaine économique, idéologique et culturel, s’il y a effectivement influence des civilisations les unes sur les autres, la notion de réciprocité est discutable. En relation à l’expansion extraordinaire de la culture américaine dans le monde au cours du XXème siècle, les phénomènes d’acculturation sont souvent décrits comme une « forme de colonisation moderne et modérée »40. De nombreux sociologues et politologues s’interrogent sur l’égalité réelle de ces échanges de cultures41. Cette acculturation régionale et internationale uniforme sous le modèle américain n’est-elle pas avant tout une perte culturelle, une perte de l’identité d’une population stable, traditionnelle et intégrative pour les individus ? Le risque d’une dislocation, voire d’une disparition de la mémoire collective fondatrice du groupe social d’appartenance ? En effet, tout comme dénoncé par le mouvement altermondialiste lors des différents forums sociaux, la globalisation et les phénomènes d’acculturations verticales diffusent une doxa américaine qui s’est imposée à travers son modèle économique, social et politique. Le mode de vie américain séduit, il séduit une grande majorité des Etats et notamment les pays en voie de développement qui tendent vers l’accès au confort et à la liberté d’entreprendre. De nombreux abus socio économiques, comme les inégalités générées par le commerce international ou la dépossession des terres indigènes par les firmes transnationales, sont fréquemment dénoncés par les spécialistes économistes ou sociologues42, cependant les tenants et aboutissants des échanges culturels peuvent aussi être perçu comme un gage de transformation sociale et d’évolution naturelle de notre société aujourd’hui définitivement globalisée. L’aliénation culturelle du groupe dominé, par l’intrusion d’éléments étrangers affectant la culture et déstabilisant ses éléments centraux (langues régionales, solidarités 39 R. Redfield, R. Linton & M.J. Herskovits, « Mémorandum pour l’étude de l’acculturation », Américan Anthropologist, 1936, P.149-152 40 J. Poirier, 1972 J.N. Pieterse, « Global Multiculture, Flexible Acculturation », Cultures of Globalization : Coherence, hybridity, contestation, Londres, Routledge, 2008, P.65-80 42 J.P. Allegret, P. Le Merrer, Économie de la mondialisation, Opportunités et fractures, Paris, De Boeck, 2007 41 45 familiales et communautaires, rapport au temps, etc.), est l’une des visions de l’acculturation. Celle-ci est dite « négative » car résulte d’une conception particulière de la culture, définie dans une perspective culturaliste comme un système homogène, cohérent et relativement imperméable aux apports extérieurs. Le rap et les valeurs que ce mouvement véhicule s’intègre directement dans ce débat. Le HipHop comme l’un des objets issu de l’acculturation représente idéalement le processus dynamique dans lequel s'engage une culture évoluant sous l'influence d'une autre culture. 46 II. Le rap latino américain, expression d’une pluralité culturelle « Si on ne bouge pas, le capitalisme et le système néolibéral vont continuer à nous bombarder et à s'emparer de tout avec ses grands médias, ses films ou sa musique. Nous aussi on doit contribuer à notre manière pour faire bouger les choses, si on reste consommateur on ne changera rien. » Nina Uma, rappeuse d’El Alto A. Un ajustement culturel positif L’Espagne n’est plus l’Etat qui influence le plus le continent latino américain. Si sa culture est enracinée en Amérique latine, le rayonnement culturel des Etats Unis se propage par l'adhésion progressive des populations mondiales à sa culture spécifique et, dans cette zone géo linguistique, son influence ne s’établie pas sur une coercition militaire autocratique mais sur son modèle socio économique moderne. Aujourd’hui, ce sont les mouvements migratoires, les processus d’intégrations politiques, les médias, les Technologies de l’Information et de la Communication, et le tourisme qui constituent l’essentiel des sources d’acculturation. Par le biais de dynamiques expliquées précédemment, le modèle américain s’est internationalisé, puis s’est relocalisé pour s’adapter et être approprié au niveau local. Les contacts consentants et volontaires entre les deux cultures induisent des ajustements culturels progressifs, parfois radicaux et censés être mutuellement enrichissants. Si l’on veut schématiser, les phénomènes d’acculturation sont perçus comme positif quand la « culture source » n'affecte pas le libre arbitre de l'individu et quand elle permet un enrichissement de la personnalité individuelle et/ou collective. À l'inverse, elle est négative quand elle provoque un effet de déculturation ou quand elle entraîne des tensions pouvant aboutir sur des conflits internes. Le rap latino américain est un objet d’étude idéal pour comprendre les mécanismes d’appropriation d’un mouvement culturel étranger, et stéréotypé, puisque celui-ci englobe presque toutes les composantes de la société américaine ; de la plus « digne » comme la valorisation culturelle identitaire, à la plus « obscène » comme l’apologie de la luxure, de la violence et de la drogue. Cependant, plus qu’un simple prisme de la société américaine, de ses valeurs et des courants culturels qui en découlent, le Hip-Hop latino américain s’est aussi et surtout réapproprié sa propre culture traditionnelle locale. Finalement, chaque forme de rap pratiqué au niveau local dans les pays de l’Amérique hispanique relève d’une inspiration plus 47 ou moins forte de la culture américaine source. Le degré de mimétisme s’élève fréquemment lorsque l’on s’approche d’un groupe d’individus jeunes et citadins, insérés dans cette nouvelle génération fraichement sensibilisée aux médias internationaux. Inversement, plus le sujet est âgé et vivant, ou ayant vécu, en zone rurale, ou périphérique, plus celui-ci se démarquera d’une influence stricte des sources américaines. En effet, des textes politiquement engagés, une plume réfléchie et authentique, un message allié d’une mélodie et de rimes enrichies, etc. Le rap poétique, militant et humaniste, que l’on nomme aussi de « rap conscient » dans le milieu Hip-Hop, est la forme de rap qui est généralement pratiquée par les plus anciens rappeurs qui ont un vécu, dont l’histoire personnelle suscite la pratique du rap et non le contraire. De plus, on remarque que le contexte dans lequel le rappeur évolue est primordial. Les groupes comme Los Mayucas à Mérida ou Wayna Rap dans la ville d’El Alto sont représentatifs de jeunes ayant grandis dans un sentiment de crise identitaire et dont le parcours historique collectif a poussé à utiliser le rap en tant qu’outil, que moyen d’expression, de redéfinition et de revalorisation de soi même en tant que représentant d’une culture en danger. La rappeuse Nina Uma utilise par exemple le rap, originellement américain, comme un moyen de contestation de l’emprise économique et militaire américaine. Tout comme de nombreux groupes de rap bolivien qui s’opposent au rôle des Etats Unis, et de leurs firmes transnationales, dans la guerre du gaz. Si ce phénomène peut sembler contradictoire, le rap est alors dissocié de son appartenance directe avec les Etats Unis pour être récupéré comme symbole d’une population afro américaine oppressée. Nina Uma explique au journaliste Pierre Boisson que pour elle « le rap américain, c'est plus de l’afro que du nord américain. Les racines sont afro, la race noire, la population soumise… C'est un genre de contestation libre. Je me suis mis à rapper car c'est un mouvement très libre. Tu peux en faire sans solfège ou académie (…) et si tu veux tu peux y raconter ce que vit un gamin de 18 ans qui vit à Yanacachi (village bolivien attaché au district de La Paz). » Dans ce sens là, le rap semble être une idéale illustration des phénomènes d’acculturations positives entre les Etats Unis et les pays latino américains. Le rap, comme mouvement américain, est réapproprié par les populations indigènes pour revendiquer leur droit à l’égalité dans la différence. Par le biais des phénomènes d’acculturation, cet élément culturel étranger permet de donner la parole à une population marginalisée et pourtant directement concernée. La jeunesse mexicaine s’empare du débat social et exprime même au sein du mouvement HipHop les tensions et divisions autour d’une même thématique : comme celle de l’Etat nation 48 uniforme moderne face à celui d’un Etat pluriel reconnaissant l’égalité dans la différence. Dans cette même optique, le peuple bolivien, bien plus isolé du modèle occidental et américain, a adopté le Pacte de l’Unité autour de cette même question de la reconnaissance d’une pluralité juridique nationale pour assurer une égalité équitable entre les citadins et ruraux, les villes et les villages ancestraux. Les rappeurs boliviens s’engagent dans ce débat lorsqu’ils s’expriment dans la langue traditionnelle locale pour revendiquer le droit à l’existence et à la reconnaissance de leur culture ancestrale ayamara ou quecha. B. De la tradition à l’émancipation, vers une uniformisation culturelle D’un autre côté, si les phénomènes d’acculturations génèrent des processus de rapprochement et d’appropriation culturels qui permettent de mettre en valeur la culture locale, le rap latino américain est aussi un exemple idéal pour dévoiler les mécanismes complexes qu’engendre la rencontre des cultures. Le degré d’importation et d’intégration des éléments d’une culture étrangère dépend de nombreux critères comme le cadre de vie familial, le niveau de revenu, l’âge, l’histoire personnelle, le vecteur source de l’importation culturelle, le taux d’affinité avec la culture locale, etc. Une grande majorité de la jeunesse latino américaine vivant dans des villes de taille conséquentes possède aujourd’hui un accès plus ou moins fort à la télévision, aux programmes de divertissement et musicaux américains tout comme à Internet. Si la place d’Internet demeure marginale, car les connexions sont laborieuses et instables, celle de la télévision et des programmes américains est prédominante jusqu’à implanter des valeurs opposées à celles de la population indigène. Un jour alors que j’organisais un événement Hip-Hop à Mérida, j’ai rencontré à nouveau un jeune rappeur solo de 16ans, El Pequeño Darius, qui était impliqué dans une « typique » bagarre de gangueros (petits et moyens gangs organisés par quartiers). Il criait dans la rue « Tu veux me tuer ? Alors il faudra que tu tues tout le gang (…) et nos mères qui font nos gangueros de demain » Le décalage me paraissait incroyable alors que ce jeune habillé en gangster américanisé déblatérait des menaces de morts couteau à la main, quand la veille celui-ci me racontait que sa famille était catholique pratiquante, que sa mère refusait de lui laisser s’habiller en sportwear (vêtements de sports), et qu’il n’avait pas même le droit de sortir après 17h le soir. 49 J’ai donc décidé de faire un faux entretien, pour être honnête j’ai retranscrits de tête le passage qui suit 20 minutes après notre discussions : « Chaque rappeur à sa propre personnalité, mais pour moi le groupe passe avant tout. Le rap est né dans les quartiers noirs pauvres et nous on se reconnait là dedans. L’image est très importante, il faut être fort et gagner contre les faibles. Chez moi, c’est ma mère qui décide, dans le quartier c’est moi et mes potes les rois, c’est ça le rap ganguero » El Pequeño Darius représente le paradoxe de toute une partie des jeunes rappeurs latino américains tiraillés entre deux cultures, celle d’appartenance et celle dominante importée. En effet, le caractère stéréotypé du rap américain attire bien plus qu’on ne peut l’imaginer, surtout pour des populations urbaines isolées. Les images de liberté et d’indépendances que soulèvent les vidéos clips de rap séduisent la jeunesse. Le personnage du gangster parti de rien et qui édifie un empire dans lequel le sexe, la drogue et l’alcool prolifèrent excitent et stimulent les jeunes mexicains dont les mama galinas (littéralement « mères poule », mères latino américaines très protectrices) ont toujours étaient très conservatrices. Alors que ces jeunes sont exposés en permanence à des programmes étrangers, ce sont les valeurs mêmes de leur propre culture que ceux-ci remettent en cause. Ainsi, les rappeurs adolescents latino américains semblent pour la plupart rechercher une forme d’émancipation que la culture traditionnelle locale ne leur permet pas. Que ce soit en Bolivie ou au Mexique, le phénomène de mimétisme qui s’installe va alors de soi quand ces deux cultures aux valeurs opposées se confrontent. Le rap pratiqué qui en découle est ainsi beaucoup moins centré sur l’originalité ou l’authenticité des paroles. Le plus important est de se montrer, de faire du bruit et de « représenter » pour son groupe. Voilà pourquoi j’ai effectué peu d’entretiens, dont certains officieusement, avec de jeunes adolescents rappeurs, puisque au final ceux-ci me livrent une vision souvent tronquée, un discours malheureusement caduque et artificiel. Si l’intérêt sociologique demeure important, la démarche individuelle est plus difficile. Pour établir un portrait objectif de l’individu et de ses influences, il faut pouvoir approcher la personne tant dans son intimité familiale qu’au sein de son groupe d’appartenance. Cependant, il faut bien comprendre que dans la majorité des cas, si le rap est relocalisé à l’international, il est aussi et surtout personnalisé et approprié de manière individuelle. Chaque rappeur est issu d’un ensemble de caractéristiques qui façonne à différents degrés son engagement politique, la légèreté de ses thématiques travaillées, ses choix vestimentaires, etc. Il est indéniable que la réception locale du mouvement culturel Hip-Hop est multiple, 50 plurielle. On peut alors soulever une manifestation presque paradoxale à travers ce mouvement Hip-Hop, un mouvement identifiable unitaire dont l’appropriation locale demeure irréversiblement plurielle. La grande majorité des rappeurs latino américains que j’ai pu rencontrer sont d’ailleurs l’illustration de cette appropriation plurielle car individuelle. Dans la ville de La Paz, le groupe Esencia Urbana affirme à Pierre Boisson que « on a besoin de flute de pan pour être bolivien ». Ce groupe a fait le choix de piocher pour chaque chanson dans un répertoire différent. Ils peuvent écrire en anglais, rapper sur l’amour habillés de ponchos et de casquettes de baseball américain. Dans la ville de Cochabamba, de nombreux paroliers écrivent autour de l’univers de la guerre des gangs, non pas parce qu’ils reproduisent ce qu’ils voient sur la chaine MTV, mais parce que cette ville est la première ville productrice de cocaïne au monde. Le groupe yucateco Los Mayans jongle entre textes engagés rédigés dans la langue maya et ego trip agressifs chantés en anglais, etc. La stabilité d’une influence n’est pas immuable, et l’outil d’expression que représente le rap suit l’évolution du rappeur et de son histoire personnelle. Le producteur et rappeur Fisko 23 généralise la situation mexicaine et formule que « tous les jeunes commencent le rap pour l’image qu’il renvoit. Puis ils s’engagent politiquement si ce sont des militants, soit ils font comme moi (rires) et écrivent des textes romantiques pour les filles, ou comme souvent au Mexique ils changent de style musical car le rap n’est pas rentable (rires). » 51 52 Conclusion Aujourd’hui, le Hip-Hop latino américain, dans le sens linguistique du terme, est le fruit de la rencontre passée et actuelle de différentes cultures. Ce mouvement culturel d’origine nord américain est l’illustration de la mixité et de la densité socio économique que représente notre société moderne contemporaine. Ce courant musical international a traversé les frontières pour s’implanter, via les médias et les flux migratoires, dans les différentes cultures du monde. Lorsque le rap a émergé dans le « continent latino américain », il s’est développé par le biais d’un ancrage contextuel spécifique. Dans la plupart des cas, l’histoire des populations locales dévoile une relation très forte entre un passé colonial omnipotent et une racine culturelle ancestrale omniprésente. Pour une population majoritairement indigène, rurale et marginalisée, comme dans la ville d’El Alto et plus sensiblement dans la ville de Mérida, le rap s’est implanté en tant que moyen d’expression à part entière. Celui-ci devient un véritable outil de revalorisation culturelle entrant en opposition à la dégradation de l’identité et des droits des populations autochtones. Le rap permet alors à la jeunesse locale de redéfinir son rapport à la globalisation et de mettre en lumière les contradictions inhérentes aux phénomènes d’acculturation. D’autre part, le rap latino américain donne la possibilité de comprendre une forme d’influence d’une « culture source » sur une « culture cible ». Après les conséquences socio culturelles engendrées par la colonisation espagnole, l’omnipotence médiatique de la culture américaine installe un nouveau choc culturel avec les pays latino américains pratiquants et conservateurs. Le rap est alors l’essence de l’expression directe de la luxure occidentale, cette même luxure stéréotypée par les vidéos clips des chaines internationales américaines qui séduit une partie de la jeunesse latino américaine. Sous l’effet de phénomènes de mimétisme, les jeunes rappeurs latino américains s’approprient à différents degrés le style vestimentaire, le comportement, le vocabulaire ou les thématiques développées dans leurs propres paroles. Le rap latino américain est l’illustration du processus de globalisation, des phénomènes d’acculturations ou de ce que Mac Luhan développe à travers les concepts de village planétaire et de la progressive offre culturelle uniformisée.43 Finalement, si le rap latino 43 M. Luhan, Pour comprendre les médias, Paris, Seuil, 1968, P.404 53 américain est un outil de revendication identitaire ou d’émancipation culturelle, il est surtout un mouvement définitivement pluriel, un outil malléable et individualisé. A la différence de la colonisation culturelle espagnole, le rap s’est imposé par un échange culturel volontaire. Il permet de mettre en évidence le paradoxe qu’il est de fait un moyen de reconnaissance de la diversité socio culturelle (pluralité de l’appropriation locale) ainsi que de l’unicité culturelle sous un mouvement international identifiable (regroupement autour de la bannière du HipHop). Entre unité et diversité, le rap latino américain reflète les enjeux d’une société en constante évolution et en permanente remise en question. 54 Annexes Annexe 1 : Copie du document du Pacte de l’Unité signé entre le gouvernement d’Evo Morales et les Mouvements et Organisations Sociales de l’Etat Plurinational de Bolivie. Annexe 2 : Extrait de l’entretien avec le rappeur bolivien Grover du groupe Wayna Rap Annexe 3 : Couverture du projet musical Chichiverano (Diapo étant mon nom de scène) Annexe 4 : Affiche de l’événement El Micro de Oro, Batalla en Mérida et flyer explicatif du déroulement du battle de rap. Annexe 5 : Photo avec les juges et les finalistes du battle El Micro de Oro, Batalla en Mérida. Annexe 1 : 55 Annexe 2 : ¿Que es la historia de tu grupo Wayna Rap? Mira, wayna rap se inicia más o menos en el 2003, ya como agrupación pero anteriormente ya teniamos “tiratatas” que son muy comunes aca en la ciudad del alto. En el 99, 2000 ya empezamos a meternos en lo que es la cultura del Hip-Hop y en el 2003 hay un hecho politico muy importante por el Alto y por Bolivia que es la guerra del gaz. Ahi nos argrupemos entre varios jovenes de movimiento del Hip Hop del Alto pero tambien de La Paz. Fuimos 20 muchachos mas o menos que formaron parte de esta agrupación de Wayna Rap. Las reuniones se hacian acqui en la ciudad del Alto. Conversamos muchos, y nosotros como jovenes pensemos que era el momento de actuar y no solamente de esperar, de escuchar de lo que pasa. Entonces empezemos a movernos porque antes no teniamos el suficiente dinero para entrar en un instituto de gravacion. Era nuestra manera de gravar no, entonces al final del 2003 sacamos el album de Wayna Rap “Winamasis Uno” que en espanol significa “hermanos de sangre”. Entonces empezamos lo que es el Hip Hop, mas personas reuniendo, algunas se fueron alejando. Tuvimos una programacion ahi, en la radio de Wayna Tambo. Hicimos varios talleres a jovenes, conocimos a muchas personas, nos fuimos abriendo puertas. (…) ¿Cuales son sus mensajes? Bueno, tenemos muchos debates, acerca de diferentes temáticas, dentro de nosotros. Siempre estamos cuestionando las cosas, no es que sacamos de una vez. Tenemos reuniones, siempre estamos coordinando con los jovenes, es algo muy activo que hacemos aquí en la ciudad del Alto. ¿Y la cultura aymara en tu musica? Mira, mis papas son de provincia, son de Masuyo. Ellos han tenido que migrar aquí a la ciudad a los 14 anos. Se han adaptado a otro estilo de vida, como la mayoria de la gente aquí en el Alto. Entonces cuando estaba en el colegio, siempre hablaban en castellano, y a las personas que no podian pronunciar bien el castellano les discriminaban. Eso fue mi caso, cuando no podia pronunciar porque mi papa y mi mama siempre se comunican en aymara. Yo tome ese iniciativa con los companeros y dijimos mira el Hip Hop es actitud entonces 56 empezemos a construir ese actitud para que los jovenes de nuestra nueva generacion no se sientan avergonzados, que digan lo que son, que no tengan vergüenza de ser indios, indigenas. Cuando yo digo indigenas, para nosotros es un orgullo. Somos indigenas. No temos porque sentirnos mal. Y si hablamos en aymara en queshua, es porque lo somos. A los jovenes aveces les dicen ese es aymara, campesino, ese es tara para menospreciarlos. Entonces, nos dijimos entre nosotros que habia que creer esa actitud, para afirmar nuestras raices, nuestras costumbres. ¿Tu musica como medida politica? Por ejemplo, a partir del 2003, surgio una nueva politica aunque muchos lo niegen. Un cambio politico tremendo. La gente d’El Alto fue un actor muy revolucionario. La gente estaba bien organizada. Bolivia es un gran ejemplo por Latinoamerica por los cambios que se estan dando. Dar la luz a latinoamerica. Yo pienso que estamos en esta lucha. Se estan difundiendo en muchos paices, en peru por ejemplo, en ecuador igualmente. Hay mucha gente que ha tomando la iniciativa del rap en Aymara, en Queshua. Yo pienso que poco a poco se va extendiendo por latinoamerica esa dinámica de cambio, de valorizacion, de no perder nuestras raices, nuestras costumbres. (…) ¿Y las migraciones, el vínculo entre ciudad y campo? Siempre hay este vínculo. Yo sigo manteniendo este vínculo con mis papas, aunque son cristianos. Permanente contacto, es un gran puente. Sobre todo que ahora se hace el rap en aymara, hay muchos que dicen “waou”, hay muchos jovenes que dicen “quiero meter la tambien”, entonces hay michas gente interesada. Hay otros que no comparten la idea. Gente que no esta de acuerdo. Pero hay mucha gente que se siente identificada con el rap en aymara. Yo tengo amigos de la calle que me dicen que han olvidado su idioma, que se sienten desconectados, y que me dicen “que bueno”. Hay algunos que se ponen sentimentales. Es muy bueno tambien lo que se hace con el Hip Hop también. ¿Que dice la oposicion? 57 Hay algunos que no estan de acuerdos porque dicen que el Hip Hop es solamente una cultura de Estados Unidos, que nosotros estamos mezclando lo con musica de yankee. Ahi hay una fuerte resistencia al imperio. Al principio, te cuento, cuando empecemos a cantar en aymara hay que dijeron “como van a cantar en aymara si el rap es en ingles, si el rap es esto”. Empezaron a cuestionarnos. Diciendo que el Hip Hop no es de campesinos. Pero la gente se va abriendo más poco a poco. ¿Tenias ganas de cantar en aymara desde el principio? Claro, siempre habia estas ganas de cantar más que todo para revalorizar, para reinvidicar nuestra cultura, nuestra cultura, para sentirse orgulloso de lo que somos. Para contestar a ellos que nos dicen “caras de llama, indio, campesino”. Es el momento de sacar lo que somos, no hay que sentirse avergonzados. Somos indigenos, hablamos aymara. En mi casa, mi papa y mi mama hablan aymara, era el momento de decir las cosas en su idioma. ¿Utilizan instrumentos andinos? Utilizamos instrumentos andinos, ahora justamente estamos trabajando con musicos que hacen folklore aquí en bolivia, autoctonos. Estamos haciendo con ellos una produccion mas grande. Algunos que hacen musica zouk tambien, metiendo asi una buena fusion con el Hip Hop. ¿Tus relaciones con los Estados Unidos ? En 93, 94, aca habian concursos de baile, era muy fuerte. Ahi empece a conocer amigos que tenian esta conexión. Yo empece a escuchar musica en K7, a Tupac, a Public Ennemy, a Dead Prez, a Notorious, a Rakim... Yo le comentada a un amigo que se llamaba Alvaro, que su hermano estaba en EEUU y le mandaba discos a el. Entonces el me comentaba lo que se pasaba alla, que el hip hop era algo asi de la rebeldia. Me tradujo algunas letras de Notorious, de Tupac, escuchemos tambien a agrupaciones haciendo rap en espanol como Cypress Hill, Control Machete. Entonces busque mas informaciones, entonces vi las raices sociales del Hip Hop. Me quede encantado porque yo veia esta discriminacion que habian subido los negros en EEUU y las luchas de Jesse Jacksons, Martin Luther King, Black Panthers y vi como el rap ayudaba este proceso, a denunciar algunas cosas de lo que estaba pasando. Me fascino, empece a escuchar más y más discos. Y asi me fui metiendo rap en la radio, ya queria compartir esta musica con los demas. Empece a la radio con K7 a difundir y hablar de lo que 58 es el Hip Hop, que es algo de reinvidacion, que tiene muchas cosas que decir. Esas cosas me encataron. ¿Y como pasaste de las K7 de Tupac al Hip Hop boliviano? Antes la ciudad del Alto no existia, siempre lo veian como una zona roja. Habian muchos problemas que nuestra ciudad estaba pasando. Empecemos a hacer letras sobre eso, a contar muchas cosas. Improvisando con los amigos, unos diciendo “waou esa letra habla de lo que vivimos”, entonces poco a poco empecemos a comunicar con esos amigos por el Rap. (…) Annexe 3 : 59 Annexe 4 : Annexe 5 : 60 Bibliographie S. Alberro, L'Acculturation des Espagnols dans le Mexique colonial : déchéance ou dynamisme culturel ?, Paris, 1992, P.149-164 J.P. Allegret, P. Le Merrer, Économie de la mondialisation, Opportunités et fractures, Paris, De Boeck, 2007 N. Allen, Exploring Hip-Hop therapy with high-risk youth, Praxis, 2005, p.30-36 E. Basu & S. 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Du VIIème siècle avant J.C à l’établissement de la Bolivie …………………………... P.14 B. La Bolivie à deux vitesses du XXème siècle ………………………………………….. P.15 II. De la (re)valorisation de la culture indigène …………………………………………... P.17 A. Le réveil indien bolivien ………………………………………………………………. P.17 B. La reconnaissance de l’égalité dans la différence ……………………………………... P.18 Chapitre II. La réappropriation d’une identité culturelle locale ………………………….. P.20 I. La résistance culturelle alteña ………………………………………………………….. P.20 A. El Alto, une « ville de migrants » ……………………………………………………... P.20 B. Le basculement de la guerre du gaz …………………………………………………… P.21 II. Une pratique locale indigéniste et militante ? …………………………………………. P.24 A. La redéfinition identitaire par la jeunesse ……………………………………………... P.24 B. Entre authenticité et pragmatisme local ……………………………………………….. P.26 Deuxième partie. Le rap latino américain, l’expression d’un métissage culturel ……….... P.32 Chapitre I. Un contexte contemporain au carrefour des cultures …………………………. P.33 I. Ancrage d’un héritage maya et colonial ………………………………………………... P.33 A. Mérida, histoire d’une richesse ………………………………………………………... P.33 B. Un passé conflictuel pour un métissage contemporain ………………………………... P.34 II. Le rap à Mérida, expression d’un paradoxe culturel ? ………………………………… P.36 A. Une jeunesse au service d’une culture ………………………………………………… P.36 B. Le rap ou la mode « à l’américaine » ………………………………………………….. P.39 Chapitre II. Une illustration contemporaine des phénomènes d’acculturation ………….... P.43 I. Les dynamiques de l’appropriation culturelle ………………………………………….. P.43 A. De la « déculturation » colonialiste aux phénomènes d’acculturation actuels ……...… P.43 B. Américanisation et phénomènes d’acculturation ……………………………………… P.44 II. Le rap latino américain, expression d’une pluralité culturelle ………………………... P.47 A. Un ajustement culturel positif …………………………………………………………. P.47 B. De la tradition à l’émancipation, vers une uniformisation culturelle ………………….. P.49 Conclusion ………………………………………………………………………………... P.53 63 Résumé Aujourd’hui, le Hip-Hop latino américain, dans le sens linguistique du terme, est le fruit de la rencontre passée et actuelle de différentes cultures. Ce mouvement culturel d’origine nord américain est l’illustration de la mixité et de la densité socio économique que représente notre société moderne contemporaine. Ce courant musical international a traversé les frontières pour s’implanter, via les médias et les flux migratoires, dans les différentes cultures du monde. Lorsque le rap a émergé dans le « continent latino américain », il s’est développé par le biais d’un ancrage contextuel spécifique. Si ce rap géo localisé est un moyen de revendication identitaire ou d’émancipation culturelle, il est surtout un mouvement définitivement pluriel, un outil malléable et individualisé. A la différence de la colonisation culturelle espagnole, le rap s’est imposé par un échange culturel volontaire par le biais des phénomènes d’acculturations contemporains. Il permet de mettre en évidence le paradoxe qu’il est de fait un moyen de reconnaissance de la diversité socio culturelle (pluralité de l’appropriation locale) ainsi que de l’unicité culturelle sous un mouvement international identifiable (regroupement autour de la bannière du Hip-Hop). Entre unité et diversité, le rap latino américain reflète les enjeux d’une société en constante évolution et en permanente remise en question. Mots Clefs Hip-Hop, Amérique Latine, identité, culture, acculturation 64