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Georges GUSDORF
Professeur à l’Université de Strasbourg
(1982)
Les sciences humaines et la pensée occidentale
Tome IX
Fondements du savoir
romantique
Un document produit en version numérique par Pierre Patenaude, bénévole,
Professeur de français à la retraite et écrivain, Chambord, Lac—St-Jean.
Courriel: [email protected]
Page web dans Les Classiques des sciences sociales.
Dans le cadre de la bibliothèque numérique: "Les classiques des sciences sociales"
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Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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Jean-Marie Tremblay, sociologue
Fondateur et Président-directeur général,
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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Cette édition électronique a été réalisée par Pierre Patenaude, bénévole,
professeur de français à la retraite et écrivain,
Courriel : [email protected]
Georges Gusdorf
Les sciences humaines et la pensée occidentale.
Tome IX. Fondements du savoir romantique.
Paris : Les Éditions Payot, 1982, 476 pp. Collection : Bibliothèque scientifique. Ouvrage publié avec le concours du Centre National des Lettres.
[Autorisation formelle le 2 février 2013 accordée par les ayants droit de
l’auteur, par l’entremise de Mme Anne-Lise Volmer-Gusdorf, la fille de l’auteur,
de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]
Courriels : Anne-Lise Volmer-Gusdorf : [email protected]
Michel Bergès :
[email protected]
Professeur, Universités Montesquieu-Bordeaux IV
et Toulouse 1 Capitole
Polices de caractères utilisée : Times New Roman 14 points.
Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word
2008 pour Macintosh.
Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.
Édition numérique réalisée le 4 juin 2016 à Chicoutimi, Ville
de Saguenay, Québec.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
Un grand merci à la famille de Georges Gusdorf
pour sa confiance en nous et surtout pour nous accorder, le 2 février 2013, l’autorisation de diffuser en accès ouvert et gratuit à tous l’œuvre de cet éminent
épistémologue français.
Courriel :
Anne-Lise Volmer-Gusdorf : [email protected]
Un grand merci tout spécial à mon ami, le Professeur Michel Bergès, professeur, Universités Montesquieu-Bordeaux IV et Toulouse I Capitole, pour
toutes ses démarches auprès de la famille de l’auteur
et spécialement auprès de la fille de l’auteur, Mme
Anne-Lise Volmer-Gusdorf. Ses nombreuses démarches auprès de la famille ont gagné le cœur des
ayants droit.
Courriel :
Michel Bergès : [email protected]
Professeur, Universités Montesquieu-Bordeaux IV
et Toulouse 1 Capitole
Avec toute notre reconnaissance,
Jean-Marie Tremblay, sociologue
Fondateur des Classiques des sciences sociales
Chicoutimi, le 4 juin 2016.
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Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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Georges GUSDORF
Professeur à l’Université de Strasbourg
Les sciences humaines et la pensée occidentale.
Tome IX.
Fondements du savoir romantique.
Paris : Les Éditions Payot, 1982, 476 pp. Collection : Bibliothèque scientifique. Ouvrage publié avec le concours du Centre National des Lettres.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
BIBLIOTHÈQUE SCIENTIFIQUE
GEORGES GUSDORF
LES SCIENCES HUMAINES
ET LA PENSÉE OCCIDENTALE
IX
FONDEMENTS
DU SAVOIR ROMANTIQUE
Ouvrage publié avec le concours
du Centre National des Lettres
PAYOT, PARIS 106, Boulevard Saint-Germain
1982
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Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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DU MÊME AUTEUR, CHEZ LE MÊME ÉDITEUR
LES SCIENCES HUMAINES ET LA PENSÉE OCCIDENTALE
I.
DE L'HISTOIRE DES SCIENCES À L'HISTOIRE DE LA PENSÉE,
1966.
II.
LES ORIGINES DES SCIENCES HUMAINES, 1967.
III.
LA RÉVOLUTION GALILÉENNE, 2 vol., 1969.
Tome premier; tome deuxième.
IV. LES PRINCIPES DE LA PENSÉE AU SIÈCLE DES LUMIÈRES,
1971.
V.
DIEU, LA NATURE, L'HOMME AU SIÈCLE DES LUMIÈRES, 1972.
VI. L'AVÈNEMENT DES SCIENCES HUMAINES AU SIÈCLE DES
LUMIÈRES, 1973.
VII. NAISSANCE DE LA CONSCIENCE ROMANTIQUE AU SIÈCLE
DES LUMIÈRES, 1976.
VIII. LA CONSCIENCE RÉVOLUTIONNAIRE : LES IDÉOLOGUES,
1978.
IX. FONDEMENTS DU SAVOIR ROMANTIQUE, 1982.
En préparation :
X.
L'HOMME, DIEU, LA NATURE DANS LE SAVOIR ROMANTIQUE. 1983
XI.
LES SCIENCES HUMAINES DANS LE SAVOIR ROMANTIQUE.
1984
Aux éditions Ophrys :
INTRODUCTION AUX SCIENCES HUMAINES, nouvelle édition, 1974.
LES SCIENCES DE L'HOMME SONT DES SCIENCES HUMAINES, 1967.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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[7]
Table des matières
Quatrième de couverture
INTRODUCTION : EN QUÊTE DU ROMANTISME [17]
Frédéric Schlegel : 2 000 pages pour définir le Romantisme. 1797 ou 1798,
année inaugurale du Romantisme. Priorité de l'Allemagne. Incohérence et inconsistance d'un concept indispensable. Les mots clefs de la périodisation historique
sont pour la plupart indéfinissables et arbitraires, mais indispensables [17]
L'Europe romantique, toile d'araignée ou nébuleuse. Pas de romantisme de
plein exercice, des romantismes historiques renvoyant à un Romantisme imaginaire. Décentralisation de la notion. La quête du sens comme vigilance spirituelle.
Le Romantisme comme inspiration, irréductible à ses inscriptions historiques. La
beauté de mourir à la fleur de l'âge. Ne pas déchiffrer l'histoire en commençant
par la fin, mais respecter le mystère du devenir qui se fait à mesure [20]
Le Romantisme, ferment culturel. Du Sturm und Drang à l’Athenäum, les historiens ont créé une filière, mais leur intervention ne laisse pas le champ libre. Le
concept de Romantisme appliqué à la culture anglaise, française. Pas de romantisme à cent pour cent [23]
L'histoire du mot « romantique » ne se confond pas avec l'histoire du romantisme. Les insuffisances des recherches historiques sur le vocabulaire. Fortune
européenne du mot « romantique » à partir de Shaftesbury. Subite phosphorescence de romantisch dans le groupe de l’Athenäum. Invention des étymologies ; la
réhabilitation du moyen âge. Herder et Goethe contre Voltaire et Condorcet. Der
Romantiker et die Romantik (Novalis, Jean Paul), das Romantische (Steffens),
comme sens de l'infini. F. Schlegel : « Un roman est un livre romantique » [26]
Genèse explosive du sens. Le romantisme comme méthode poétique de reprise du réel. Romantisieren (Novalis) ; une épistémologie poétique. Contre le
romantisme puéril et honnête de la pédagogie scolaire. Les grands romantiques et
les petits, les littérateurs et les autres. Dénombrement arbitraire du romantisme
français. Le romantisme de Michelet. Pour une approche réellement interdisciplinaire, non réalisable dans les universités françaises. La question du romantisme,
question mal posée, faute d'une largeur de vue suffisante. Le cas du romantisme
polonais [35]
Le Romantisme prétend changer la culture et la vie : « Bible », « Encyclopédie », sens des valeurs. De l'Allemagne n'est pas un livre de littérature. Endette-
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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ment des romantismes. Inconsistance du concept de romantisme dans des ouvrages universitaires français ; les usages en Allemagne [8] et dans le domaine
anglo-saxon. Il n'y a jamais eu d'unanimité romantique. Le XIXe siècle, siècle
bourgeois, non romantique. Le romantisme mène un combat retardateur, à contresens de l'histoire. Les châteaux de Louis II de Bavière [41]
Le dialogue de Herder et de Condorcet. La cathédrale de Strasbourg ou le Parthénon. La nouvelle tradition européenne ; les « épopées romantiques », renversement des alliances culturelles. L'histoire de la littérature allemande de Bouterwek ; le romantisme médiéval et le néo-romantisme moderne. Régression archaïsante et poésie progressive. Révolution nationale culturelle. Une nouvelle
dimension de la conscience [47]
L'essence du romantisme comme renouvellement de la vérité. Une recherche
des racines du savoir dans tous les domaines. Découverte d'une constante de culture, d'une catégorie transhistorique. Point focal. 53
SITUATION HISTORIQUE DU ROMANTISME:
ROMANTISME ET RÉVOLUTION [57]
Du romantisme éternel au romantisme historique. L'armature ontologique de
l'ancien régime cède la place au réformisme des lumières. La révolution de France
donne le pouvoir à la raison. Le romantisme est propre à l'Europe postrévolutionnaire ; un ordre fragile, sur les ruines de l'espérance révolutionnaire ;
révolutions dans la Révolution ; la raison triomphante engendre la Terreur. De la
république universelle à l'Empire français [57]
Une nouvelle Europe. Les personnes déplacées ; l'exil et la conscience romantique. La Révolution devient une catégorie de l'histoire. De la désillusion à une
nouvelle espérance. Les révolutionnaires suscitent les réactionnaires. Seuil de la
modernité, le déplacement du centre de gravité culturel du dehors au-dedans. Un
monde fragile en appelle à un homme nouveau. La Révolution victorieuse n'aurait
pas été romantique. La légende napoléonienne [60]
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PREMIÈRE PARTIE.
L'ESPACE-TEMPS ROMANTIQUE [69]
CHAPITRE I.
DOMAINE GERMANIQUE [69]
La période romantique confère à l'Allemagne la primauté culturelle. De la patrie culturelle à la patrie politique. Le Saint-Empire, qui regroupe mollement les
Allemagnes, n'est pas un empire allemand. Germania, Alemania, Teutschland. Le
Sturm und Drang contre l’Aufklärung. L'impact limité de la Révolution française
à ses débuts. Le rôle de Napoléon [69]
La conscience romantique n'est plus à l'échelle de la Kleinstaaterei germanique. Sens nouveau d'une vocation spirituelle de l'Allemagne, après l'échec de la
Révolution, renforcé par l'effondrement prussien de 1806. Napoléon suscite l'Allemagne moderne et nationaliste. Romantisme et union sacrée [74]
Romantisme et classicisme : l’Athenäum et les Propylées. Sources communes : Winckelmann. Goethe en Italie, du Sturm und Drang au classicisme.
L'invention de la philologie ; Altertumwissenschaft. Fin du mythe des belles
lettres. Le classicisme intègre et maîtrise le Sturm und Drang ; le romantisme,
unité supérieure du classicisme et du Sturm und Drang, fonde la spécificité de la
culture allemande. Complexité intrinsèque de ce romantisme. Importance décisive
de la philosophie, et de l'inspiration religieuse ; ouverture à la transcendance, illuminisme. Eschatologie de la conscience [78]
La Hanse de l’Athenäum (1798-1800), solstice romantique d'Iéna. Le [9]
groupe de Heidelberg et l'irradiation culturelle du romantisme. L'appellation
« romantique » a été imposée par les adversaires, retraités de l’Aufklärung. Mutation culturelle et mutation politique ; le romantisme associé à l'affirmation de la
conscience nationale. Durcissement du romantisme vieillissant, qui vire à droite.
Frédéric Guillaume IV, romantique couronné ; Louis II de Bavière [89]
Le romantisme, ferment culturel extra-littéraire, dans les arts et les sciences
humaines. L'historiographie du romantisme allemand, depuis Heine et Dilthey, et
la constitution d'une école romantique. Générations ou types idéaux. Früthromantik, Hochromantik, Spätromantik. Récurrences romantiques dans la culture germanique postérieur [98]
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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CHAPITRE II.
DOMAINE BRITANNIQUE [105]
L'Angleterre et la Révolution française. Limites du romantisme anglais :
1798-1824 ou 1789-1832. Arbitraire de ces découpages. Le problème du « préromantisme » anglais. Modeste relief social du romantisme britannique ; poètes
asociaux [105]
Sources anglaises du romantisme européen : Shakespeare, Milton. L'école romantique anglaise inventée après coup par les historiens. Byron antiromantique.
Le spirit of the age et ses contradictions. Les romancières bourgeoises : Jane Austen. Wuthering Heights, chef-d'œuvre romantique dans l'âge victorien. Peu de
centralisation culturelle en Angleterre, peu de support logistique. Les poètes lauréats. Pas de bataille romantique, parce qu'il n'y a pas eu de classicisme. L'Augustan age différent de la culture de Versailles. Pas de dogmatisme culturel. Shaftesbury père fondateur du romantisme britannique. Faible soubassement théorique,
philosophique, théologique. Le cas de la Biographia Literaria [110]
Un romantisme en ordre dispersé. Le précédent élisabéthain rend inutile un
Sturm und Drang britannique. L'alchimie lyrique du romantisme anglais. Nature
et surnature dans les Lyrical Ballads ; une poétique peu politique et peu scientifique. Le romantisme par delà le romantisme : les Préraphaélites, réaction esthétique et morale au triomphe de la civilisation industrielle. John Ruskin, prophète
de l'ère post-industrielle, ou plutôt pré-industrielle. La peinture anglaise : Constable, Turner, les peintres préraphaélites. Préraphaélites et Nazaréens. William
Morris : arts décoratifs et socialisme spiritualiste [120]
Carlyle, une sagesse de l'énergie fondée en transcendance religieuse. Le mouvement d'Oxford ; Newman et le romantisme [128]
CHAPITRE III.
ROMANTISME FRANÇAIS [131]
Alors que l'Allemagne fait un romantisme de mobilisation, le romantisme
français est un romantisme de démobilisation. Le style culturel de la Révolution et
de l'Empire est néo-classique, antiromantique. La nationalisation des lettres et des
arts. Rationalisme progressiste et nationalisme. Daunou contre le « platonisme
germanique ». Jeunesse en uniforme. L'intelligentsia en exil : Chateaubriand,
Mme de Staël ; rôle de August Wilhelm Schlegel. De l'Allemagne, initiation au
domaine germanique. Le Cours de littérature dramatique de Schlegel [131]
La coupure de 1815. Les enfants du siècle livrés à eux-mêmes ; retour offensif
de la subjectivité refoulée. Un romantisme de l'échec ; la vieille génération s'est
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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sacrifiée pour rien. Le premier romantisme, antirévolutionnaire et monarchiste.
Formation de la légende napoléonienne avec la Révolution à partir de 1830 ; formation de l'historiographie révolutionnaire [138]
Romantiques et classiques : un débat spécifiquement français dans l'espace
mental du collège jésuite, rebaptisé lycée. Jeunes et brillants rhétoriciens. [10]
D'où « un romantisme anémié et truqué ». Une scolastique littéraire. Vrai et faux
romantisme, avant ou après la chute des Burgraves. Sainte-Beuve et l'école de
Bernardin de Saint-Pierre ; attiques et asiatiques. Le rôle de Chateaubriand [143]
La phase ascendante du romantisme. Le romantisme, de la puissance à l'acte.
Les vues de Nodier. Succès de la nouvelle école et passage du romantisme de
droite à gauche. Libéralisme, protestantisme en littérature. La génération de 1830,
mais le roi citoyen n'est pas un roi romantique. Les romantiques arrivés ne sont
plus ceux qui étaient partis. Un nouveau romantisme de la présence au réel.
L'heure de Joseph Prudhomme et de Biedermeier [150]
Les Jeune France ; les « petits romantiques », romantiques de la révolte et du
défi, sont peut-être les plus grands. Gérard de Nerval, l'homme des initiations romantiques, ou le romantisme essentiel. Romantisme pas mort en 1848. Postérités
romantiques. Les idéologies romantiques : Lamennais. L'optimisme technologique, socialiste, spiritualiste : Buchez, Leroux, Quinet, Michelet. Le triomphalisme social de 1848 et son échec [156]
DEUXIÈME PARTIE [167]
CHAPITRE I.
VERS UNE ÉPISTÉMOLOGIE DU ROMANTISME [167]
L'analyse des romantismes nationaux ne fournit pas une définition unitaire du
Romantisme. Romantisme ou romantismes. L'historien comprend mieux l'histoire
que les contemporains, mais il la comprend autrement. Le romantisme n'est pas
axiomatisable. Des variétés de l'expérience romantique au projet romantique
comme foyer imaginaire [167]
La discontinuité entre les générations. La quête du sens dans le labyrinthe. Pas
de système romantique parce que le romantisme ne fut pas un système. Un romantisme du plus ou du moins : les philosophes. Pas de romantique à cent pour cent.
Interprétations réductrices : marxismes, freudismes ; biologie lamarckienne ou
darwinienne de la culture. La succession des modes culturelles n'obéit pas à une
loi de progrès. Restituer un âge mental [170]
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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CHAPITRE II.
CRÉPUSCULE DES LUMIÈRES [176]
Hamann et Herder contre l'Aufklärung berlinoise. Le reniement de l'entendement. Goethe, juge des lumières françaises vers 1770 : Voltaire, Helvétius, l'Encyclopédie. Sturm und Drang. La réhabilitation de l'imagination productrice est
en germe chez Kant ; les limitations du criticisme invitent à l'aventure spéculative.
La réaction des Idéologues de Paris [176]
Novalis : la restauration de la foi. Contre la désolation technique. La Révolution française et le désenchantement des lumières. Joseph de Maistre, Sabatier de
Castres, Lamennais. Le mal des lumières et le retour au concret. Baader : Naturphilosophie contre la philosophie mathématique. Renan : erreur de substituer la
réflexion à la spontanéité [181]
CHAPITRE III.
SCIENTISME, ROMANTISME,
CONFLIT DES INTELLIGIBILITÉS [189]
Locke sacrifie la métaphysique à l'épistémologie. Le rêve de d'Alembert et le
second procès de Galilée. Le romantisme est aussi un modèle épistémologique
opposable au modèle positiviste. Le terrorisme physicaliste et sa tradition. Galilée
et Pascal. Du pluralisme épistémologique au monothéisme [11] scientiste. La vérité ne fait plus cause commune avec la réalité ; de l'anthropologie à l'entropologie
[189]
Le roman, organon de la vérité romantique. Poétique et ontologie. Nouveau
roman et mort de l'homme. Le retour de la poétique refoulée chez Bachelard. La
connaissance de l'homme irréductible à la connaissance des choses. Éternel retour
de l'intellectualisme socratique et des intuitions présocratiques. La révolution galiléenne neutralise le moi, le monde et Dieu. Les Mémoires écrits dans un souterrain et la découverte de la condition humaine [194]
Shaftesbury contre Locke. Conscience condillacienne ou présence au monde.
La logique romantique surimposée à la logique aristotélicienne. Cercle vicieux
des axiomatiques et échappement libre. Novalis : détruire le principe de contradiction. Vision, illumination ; le baptême du feu. Une intelligibilité explosive. Valéry
et Swedenborg. Savoir comme initiation, réintégration, reconnaissance. Une mythique gnostique du savoir. À la recherche de la science perdue [199]
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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CHAPITRE IV.
LE PROCÈS DE NEWTON [205]
Le procès intenté à Newton par les romantiques marque la fin de l'âge des lumières, inauguré par le procès de Galilée. En s'attaquant à Newton, Goethe se
range du côté du romantisme, qui n'est pas une mode littéraire, mais une vision du
monde. Vingt ans de recherche préparent la Farbenlehre de 1810 [205]
Les précédents : la théorie de la lumière dans l'Optique de Kepler (1604) ; Le
Monde de M. Descartes ou le Traité de la Lumière (1664), la Dioptrique de Descartes (1637) ; la démystification et décoloration mécaniste du réel. L'Optique de
Newton (1704) ; l'espace mental de Newton n'est pas un espace vital [207]
Goethe s'attaque résolument à la Bastille newtonienne, devenue un obstacle
épistémologique majeur. La Farbenlehre se propose d'explorer le monde de l'œil.
L'optique géométrique procède de l'aliénation intellectualiste. Objection de conscience aux réductions mathématiques. La vérité du sensible est une vérité humaine. La voie phénoménologique permet le retour au réel. L'intuition du visible
déchiffre la langue de la nature. La couleur vivante et vécue, présence au monde.
De la physique mathématique de la couleur à l'anthropologie de la couleur. Le
sensible, communion avec la nature vivante [211]
Schopenhauer allié maladroit de Goethe dans le combat contre Newton [221]
L'immortel dîner de 1817 et le toast anti-newtonien de Keats. Le merveilleux
newtonien détruit l'arc-en-ciel. Keats, Blake contre l'auteur des Principia et de
l'Optique. Le reflux du triomphalisme scientifique : Shelley. La défense de la poésie comme une défense de l'humain. Wordsworth : la poésie contre la science et la
technique. Dickens : Les Temps difficiles ; M. Gradgrind, le massacre des innocents ou la fin des illusions. Carlyle contre le siècle de fer de la civilisation industrielle [223]
La superstition des faits. Réquisitoire de Michelet contre l'École Normale. Le
jeune Sieyès et la spécificité des sciences de l'homme. Mme de Staël et les universités allemandes. Le dialogue de Saint-Martin et de Garât à l'École Normale de
1795. Sens moral, cœur, contre sensationnisme. La nature ou le monde des signes,
un empirisme du spirituel. Les égarements de la science selon Carlyle et SaintMartin [229]
Misère du positivisme : Stuart Mill, Darwin. Aliénation de l'objectivité.
L'épistémologie selon Newman ; le réel et le notionnel, l'assentiment. Michelet :
instinct et réflexion [236]
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15
[12]
CHAPITRE V.
ROMANTISME, CLASSICISME [240]
Le classicisme, variable subalterne des lumières. Le paradigme de Versailles,
modèle culturel. Frédéric II n'a pas voulu rendre justice à Kant et à Goethe. Le
romantisme allemand, réquisitoire contre Versailles et Sans Souci. August Wilhelm Schlegel : le Cours de littérature dramatique (1808) ; le conseiller culturel
de Mme de Staël. La culture de Versailles est une culture de classe. Critique de
l'universalité de la langue française ; déficience poétique du domaine français.
Shakespeare contre Racine ; critique de la tragédie française qui dénature la vie
[240]
La tradition classique depuis les philologues d'Alexandrie. L'art poétique et les
régents de collège. L'idéal pédagogique des Belles Lettres depuis la Renaissance
et le risque d'un blocage culturel. Pour l'école de 1660, les classiques ce sont les
Anciens ; mais les Modernes de 1660 sont bientôt canonisés comme classiques,
avec l'active collaboration de Voltaire. Le double jeu du retour à l'antique néoclassique [247]
Renouveau de la culture antique en Allemagne ; le classicisme allemand. Les
romantiques allemands sont des humanistes ; Propylées et Athenäum. Le romantisme refuse la rhétorique du collège et les contraintes esthétiques. L'antiromantisme de Bouterwek. Anciens et Modernes, classiques et romantiques selon A. W.
Schlegel. La modernité contre l'ancien régime culturel [251]
La position de Mme de Staël en 1800 et 1810. Classicisme dissocié de Romantisme comme style de vie et modèle culturel. Schlegel, le romantisme, ère
chrétienne des beaux arts en Occident. Disjonction de l'antiquité et de la modernité. Poésie naïve et poésie sentimentale selon Schiller ; le dialogue de Schiller et de
Goethe. Extraversion et introversion et leur équilibre [255]
L'apport chrétien à l'anthropologie. Explosion de la forme fermée classique,
mélange des genres et abolition des rangs. Progressivité sans limite. Ouverture de
l'horizon. La poésie selon le fragment 116 de l’Athenäum et le nouvel espace de la
poétique. « Classicisme illimité » et nouvelle frontière. Acte de naissance de la
poésie romantique. Une ère de liberté [260]
L'idéalisme magique de Novalis, substitué à la doctrine classique de l'imitation. Märchen, fantastique. Orphisme romantique. Sacralisation de la poésie et
restauration ontologique [265]
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CHAPITRE VI.
LE PARADIGME CLASSIQUE [268]
Le classicisme défini après coup par les tenants d'une poétique défunte. Étymologies. Sainte-Beuve pour un classicisme de l'excellence généralisée et relativisée. Les arts poétiques des XVIe-XVIIe siècles et le classicisme du XIXe. Coleridge : Anciens et Modernes (1808). Les deux paradigmes : le Panthéon et l'abbaye de Westminster [268]
Le paradigme classique fortement marqué par la culture française. Académisme, conservatisme, réaction ; position défensive dans une guerre civile culturelle. Le modèle idéal des Belles Lettres est un mythe pédagogique. Humanités
classiques et siècle d'or français. L'école de Versailles n'a pas la superstition du
passé. Sociologie de l'ordre et tradition humaniste [271]
Le retour à l'antique implique une rupture. Philologie contre Belles Lettres. La
doctrine classique et le compromis de 1820, préparé par Marontel, Laharpe. Villemain ; le classicisme en position défensive. La montée des périls culturels et le
principe d'autorité en littérature. Implication mutuelle des valeurs esthétiques,
politiques, religieuses. L'argument du [13] consentement universel. Le dogmatisme de Nisard et la relativisation du goût [275]
Arbitraire du modèle des « saines doctrines ». Le mythe cartésien, dans la
doctrine classique. Les postulats du classicisme : nature, raison, bon sens, clarté,
universalité. Critique de Mornet. La poétique classique est une axiomatique intellectualiste. Les résistances à l'esprit de géométrie. Nodier : les Contes de Perrault
et le fantastique [281]
Espace mental du paradigme versaillais ; absolutisme gallican. Révélation naturelle de la Beauté. A. W. Schlegel : statuaire et pictural. Wœlfflin et le Baroque.
Baroque et Romantisme, modes d'échappement à la raison classique. L'inspiration
contre l'ordre. Le romantisme est un Baroque en profondeur, selon l'ordre des
valeurs. Une mutation totalitaire. Alliance du classicisme et des lumières au
XVIIIe siècle. L'académisme comme Ancien Régime culturel [284]
Paradigme classique et paradigme romantique [291]
CHAPITRE VII.
NOUVELLES FRONTIÈRES DE LA CULTURE [292]
Mutation de la culture européenne. La culture européenne n'est pas la juxtaposition de cultures nationales. Imperium romanum, Romania ; Renaissance, goulot
d'étranglement. Réformation, Lumières, Révolution. Le romantisme fonde la tradition de l'Europe des nationalités, en rupture de cosmopolitisme [292]
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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Mythe de la frontière et connaissance des confins. De la littérature aux littératures. Le rôle de Mme de Staël. Universalisme rationnel des lumières et nationalisme français. Le brassage de la Révolution suscite un marché commun culturel.
Le rôle des émigrés. De l'Allemagne, bible du romantisme. L'Allemagne méconnue en France [298]
La découverte des Terres Neuves et la dislocation du champ unitaire de la culture. L'Allemagne, nation pilote dans l'internationale romantique. Unité dans
l'hétérogénéité. Relativité et démultiplication des cultures et des goûts. Réhabilitation du gothique. Herder et la polyvalence culturelle, contre l'impérialisme classique. Primitivisme et antiquités nationales. Culture populaire [303]
L'espace culturel ne se réduit pas au domaine méditerranéen. Découverte de la
pluralité des mondes culturels ; l'Inde, l'Orient. Frédéric Schlegel et l'indianisme.
La renaissance orientale, dimension nouvelle du savoir et du regard. Herder : pour
une histoire universelle de la culture mondiale [310]
Herder contre Condorcet. Goethe : Weltliteratur. Une nouvelle culture : des
Belles Lettres aux humanités modernes. Bouterwek. Le réaménagement de l'espace culturel suscite des résistances. La nouvelle alliance des peuples : Quinet,
Michelet. L'enseignement des littératures étrangères : Nodier, Sismondi, Villemain. Les traductions romantiques. Avènement du comparatisme en littérature.
Littérature comparée ou littérature générale [315]
CHAPITRE VIII.
SAVOIR [323]
La Science est une entité mythologique. Le gnosticisme de Newton. Newton
n'était pas newtonien. L'historiographie des sciences contre l'histoire. Le retour de
la tradition astrobiologique refoulée par la révolution mécaniste. Le premier modèle unitaire d'intelligibilité rigoureuse, de l'Antiquité au XVIe siècle. Piété cosmique de Ptolémée. Harmonie de l'âme et du monde. Adhérences ontologiques de
la science et de la philosophie antiques [323]
Principes fondamentaux de l'astrobiologie. Les incompréhensions de Festugière. Défense et illustration des sciences occultes contre l'idéologie des [14]
lumières ; jour nocturne, nuit diurne. L'illumination contre les lumières. La cosmobiologie, seconde voix de la culture. La connaissance n'a pas changé de lit en
1630. L'astronomie galiléenne ne remplace pas l'astrobiologie. Les persistances de
l'intelligibilité cosmomorphique, en chimie, en médecine. Paracelse, van Helmont,
les Rose-Croix, Stahl [328]
Le savoir romantique dans la tradition du vitalisme cosmomorphique. Renversement des évidences et primat des indications du dedans. Retour en force de l'illuminisme, de l'occultisme au XVIIIe siècle. Primat de la foi sur la science. Le
savoir romantique fait partie de l'histoire des sciences [337]
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
18
Le physicien romantique J. W. Ritter. L'épistémologie romantique de Bernardin de Saint-Pierre. Amour et connaissance. Procès de l'aveuglement de la science
galiléenne, qui dénature la nature. Antimécanisme. Les harmonies de la nature ;
paradigme anthropo-cosmique [339]
Mme de Staël et la Naturphilosophie allemande ; organicisme, esprit merveilleux et esprit géométrique. L'univers ressemble plus à un poème qu'à une machine
346
Méconnaissance du savoir romantique par les historiens français. Novalis :
l'instinct esthétique doit orienter l'esprit scientifique. Nietzsche contre la tartuferie
de l'esprit scientifique et la platitude positiviste. Réhabilitation du chaotique, de
l'incalculable [348]
La Naturphilosophie selon Henrich Steffens. Urtypus des Totalorganismus.
Schelling : intelligibilité unitaire de la nature. « Physique en grand » et cosmobiologie. Novalis : Encyclopédistique. Intégration des connaissances expérimentales :
magnétisme, électricité, chimie, calorique, géologie [352]
L'organicisme romantique, nullement négligeable, a influencé profondément
le développement des sciences en de nombreux domaines. Carl Schmitt : le romantisme comme occasionalisme subjectif. Ritter : la nature s'harmonise avec
l'homme. Sens de la vie selon Carus. Situation du sujet de la connaissance romantique [356]
CHAPITRE IX.
CO-NAISSANCE [361]
Solitude ontologique de Descartes dans son poêle. Dépossession du sujet dans
le cosmopolitisme intellectualiste, La conscience romantique vient à un monde
déjà là. La prise de conscience romantique est une reprise. Sommeils et réveils. Le
savoir romantique ne peut se fermer sur lui-même. Le rêve de Novalis opposé à
celui de d'Alembert : Encyclopédie et Bible, Grand Œuvre [361]
L'Anthropo-cosmo-théologie romantique opposée au dualisme cartésien et au
positivisme, qui neutralisent le champ épistémologique. Pas de savoir sans position. La conscience n'est pas un centre autonome : Co-naissance. L'évidence cartésienne comme refoulement. Inconscient, obscurum per obscurius. Fusion quasi
conjugale de la subjectivité et de l'objectivité. Novalis : philo-Sophie. Sophie indicatrice du chemin vers le centre [364]
Le projet romantique comme vœu de l'absolu, et son échec inévitable. Le romantisme est un piétisme spirituel. Erleben, Erkennen, conversion. Primauté de
l'espace du dedans. Lamennais : l'égarement des physiciens. Michelet : le génie,
faculté divinatrice ; les deux sexes de l'esprit. Baader : connaissance et sexualité.
Le thème épistémologique de l'androgyne [369]
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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Novalis : la connaissance est rencontre créatrice, divination, voyance. Recréer
en soi la nature à l'état naissant. Michelet et la résurrection du passé, approche
divinatrice. Évidence et invidence. Le rôle du sens interne et l'unité du sens. Revenir en deçà de la disjonction du dedans et du dehors, du masculin et du féminin,
dans une visée eschatologique [374]
De l'idéalisme transcendantal de Fichte à l'idéalisme magique de Novalis.
Nostalgie de l'absolu : Heimweh, Sehnsucht. L'esprit se fait monde, le [15] monde
se fait esprit. Boehme : imagination, magie. Poièsis, recherche mentale. Psychologie et cosmologie selon Schelling. Un transformisme universel [378]
Communication des consciences et des existences ; co-existence. Solitude et
communauté. La rencontre ; espace humain romantique de l'amitié et de l'amour.
Intériorité réciproque et participation mutuelle ontologique des existences. Anthropocosmisme de Steffens opposé à l'intellectualisme positiviste [384]
Une pédagogie de l'individualité. Biographie et autobiographie romantiques.
Le voyage, détour de soi à soi. Ligne de vie et initiation. La révélation de Jean
Paul. Le savoir romantique est une gnose. Le détour allégorique, l'orphisme. Ballanche. L'aveugle comme voyant [390]
Voyage initiatique et Bildungsroman. Meister et Ofterdingen. Exotisme romantique du dehors et du dedans. La recherche du centre comme rituel initiatique
[396]
CHAPITRE X.
ÉPISTÉMOLOGIE DE LA TOTALITÉ [400]
Faire le plein de la connaissance. Le savoir romantique ne divise pas pour régner. Le romantisme réagit contre la restriction kantienne de l'intelligibilité. De
l'explication à l'implication. L'espace vécu de la présence au monde ; le temps de
la remémoration et de l'espérance, opposés à l'espace-temps des lumières cosmopolitiques, champ de manœuvre de l'intellect. Présence totale à la réalité totale
[400]
Vérité transpersonnelle, Verstehen aus den Ganzen. La Hanse des poètes.
Symphilosophieren. Baader : cogitor ergo sum. Totalitarisme ontologique et incohérence épistémologique. F. Schlegel, Hoffmann, Jean Paul. Le projet biblique de
Novalis et de Frédéric Schlegel. Fonder une religion. Bible de l'Humanité, Légende des Siècles, vers le livre total [405]
L'œuvre romantique comme projet inaccompli. Novalis, Coleridge. Les encyclopédies du XIXe siècle : Saint-Simon, Pierre Leroux et Jean Reynaud. Le prophétisme romantique français. L'esprit de totalité. Shelley et les romantiques anglais. Une encyclopédie à plusieurs dimensions. Remonter la pente de la spécialisation. Vers la mythologie nouvelle du savoir absolu. [412]
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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Les Disciples de Saïs et la recherche de la langue sacrée, sanskrit ontologique.
Formel des Universums et équation d'univers (Laplace). Volontarisme fichtéen et
gnosticisme des initiations. Savants, poètes et prêtres. Magie et harmonie universelle de Kepler à Ritter [419]
La vérité romantique comme principe d'identité universelle. L'harmonie sert
de fondement à l'induction. Amour et reconnaissance de l'homme et du monde. La
nature ou la pétrification du sens. L'analogie de la vie substituée à l'analogie de la
matière. Schelling : le monisme de l'identité. Nature, esprit visible ; esprit, nature
invisible. De l'organicisme dynamique de Herder à la Naturphilosophie de Schelling [421]
CHAPITRE XI.
ORGANISME [427]
Schelling : nature et esprit comme organismes ; régularité et finalité. Le spinozisme de la physique. L'idée d'organisme, archétype de l'intelligibilité. Herder
et la tradition cosmobiologique. Les métamorphoses de l'organisme et la morphologie de Goethe. Thème fondamental du rapport au monde romantique. La fin de
l'animal machine. Témoignage de Steffens. Connaissance intuitive du Totalorganismus [427]
L'hymne de Goethe à la nature. Goethe et Schelling. Conscience comme
Selbsterkenntnis der Vernunft. Baader : système et organisme. Organologie. Bergson et la Naturphilosophie. L'organisme dans la médecine romantique. [16]
Görres : organomie. Le concept d'organisme dans les sciences de la culture [431]
L'intelligibilité végétative et le paradigme de l'arbre. Des arbres du paradis
aux arbres de Porphyre, Lulle, Descartes. Arborescence de la vérité romantique ;
Coleridge, Guérin, Hugo, Lachelier et la parabole de l'arbre. Arbre de la culture et
arbre cosmique [435]
Forme mécanique et forme organique selon A. W. Schlegel et Coleridge. Un
nouvel art poétique. Germination de l'unité vivante. Du physicalisme galiléen à la
biologie romantique. Le bergsonisme de Pierre Leroux. Emboîtement des germes
du cosmos. Surabondance du sens : analogie, rapports, symboles. Une herméneutique du monisme organiciste [441]
CHAPITRE XII.
FRAGMENT [447]
Œuvre ouverte et vérité inachevée. Hugo : Océan. Gesamtkunstwerk et fragment. Forma formons et forma formata. Schelling et le système. Les fragments de
J. W. Ritter et des Naturphilosophen [447]
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
21
Exprimer l'infini dans le fini. Les textes fragmentaires de Novalis. Des Pensées de Pascal aux fragments de l’Athenäum. Les Pensées de Pascal et la pensée
de Pascal. Des Présocratiques à Nietzsche [451]
Poétique du fragment. La vie contre l'intellect. Les Stürmer ; Hamann, le penseur au casse-noix. Coups de sonde. Élargissement du genre fragmentaire : aphorismes, lettres, conversation, journal intime. La vérité en miettes. F. Schlegel et
Novalis fragmentateurs. Le fragment n'est pas une épave mais un germe. Le cas
de Georg Forster [455]
Witz et fragmentarische Genialität. Système et chaos. Le fragment, microcosme miniaturisé de la pensée. Baader : immanence de la pensée à elle-même.
Fragmentation de Jean Paul. Sainte-Beuve et les écritures de l'œuvre à l'état naissant [459]
CONCLUSION [465]
Diderot : une oraison funèbre prématurée des mathématiques. Diderot contre
d'Alembert. Diderot Naturphilosoph pressent la mutation culturelle du romantisme. Du paradigme mathématique au paradigme biologique. [465]
Conversion épistémologique. Nouvelle interprétation des mathématiques selon Novalis. Néopythagorisme romantique. Une métamathématique ontologique
révélatrice des harmonies cosmiques. Les vrais mathématiciens sont des initiés.
Jouffroy : la raison n'est pas prisonnière de ses propres lois [466]
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
22
Les sciences humaines et la pensée occidentale.
Tome IX. Fondements du savoir romantique.
QUATRIÈME
DE COUVERTURE
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L'âge des Lumières s'achève dans la Terreur, les persécutions et les
massacres, la guerre généralisée. Vingt années de convulsions s'annoncent pour l'Europe transformée en champ de bataille. La raison
militante des Lumières, opératrice du progrès de l'humanité, cède la
place à la raison militaire du général Bonaparte. La Révolution des
droits de l'homme n'a pas eu lieu.
Dans la déroute des valeurs d'ordre et de paix s'affirme l'exigence
d'un nouvel équilibre : « Rien n'est plus indispensable à l'époque qu'un
contrepoids spirituel à la Révolution et au despotisme qu'elle exerce
sur les esprits », proclame en 1800 Frédéric Schlegel. A la révolution
dans l'espace du dehors doit faire équilibre une révolution dans l'espace du dedans ; le « centre de l'humanité » se situe au cœur spirituel
de chaque être humain.
La révolution galiléenne et newtonienne avait institué un ordre des
choses qui faisait violence à l'ordre dans l'homme, écrasé sous la contrainte de la physique et de la technique. Goethe met en accusation
Newton. La révolution non galiléenne et non newtonienne annonce la
restauration du primat de l'ordre humain sur l'ordre des choses.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
23
Le Romantisme est une révolution culturelle dont l'actualité permanente met en question, dans sa totalité, la situation de l'homme
dans l'univers, y compris sa relation avec Dieu, avec le monde et l'histoire, avec lui-même. La vérité religieuse, la vérité scientifique, la vérité humaine changent de sens et de valeur ; il y a une théologie romantique, une physique, une biologie, une médecine, une anthropologie romantiques.
Le Romantisme est à la mode. Il n'en demeure pas moins méconnu
en France, car il s'agit de bien autre chose que de ce mouvement esthétique, caractérisé par l'intempérance lyrique et la confusion des
sentiments, dont nous entretiennent les spécialistes de la littérature et
des arts.
Couverture : William Blake : L'espace et le temps - Portrait de
Newton. Tate Gallery (Londres). Document Snark.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
24
[17]
Les sciences humaines et la pensée occidentale.
Tome IX. Fondements du savoir romantique.
INTRODUCTION
EN QUÊTE DU ROMANTISME
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« Mon explication du mot « Romantique », j'aurais de la peine à te
l'envoyer — car elle s'étend sur 125 feuilles d'imprimerie 1 », écrit le
jeune Frédéric Schlegel à son frère aîné Wilhelm, à l'époque où tous
deux préparent le lancement de la petite revue Athenäum dont la publication, en 1798, jalonne le début de l'ère romantique. Le commentateur observe : « l'explication en question n'existait probablement pas
du tout ; Frédéric Schlegel voulait seulement mettre en évidence le
caractère indéfinissable du terme 2. »
L'année 1798 voit paraître le recueil des Lyrical Ballads, œuvre
conjointe des poètes Wordsworth et Coleridge, qui passera plus tard
pour l'un des chefs-d'œuvre du romantisme britannique. La France,
elle, n'en finit pas de finir sa révolution ; à travers les convulsions du
Directoire, l'influence culturelle prédominante est celle de l'école
idéologique, dernière génération des Lumières, dont le règne s'achève
1
2
Briefe von Friedrich SCHLEGEL an August Wilhelm SCHLEGEL, hgg von
WALZEL, Berlin, 1890, p. 317. Le mot Bogen employé par Frédéric désigne
en allemand la feuille d'imprimerie, qui comprend 16 pages ; 125 feuilles
correspondent à 2 000 pages !
Richard ULLMAN und Hélène GOTTHARD, Geschichte des Begriffes
« Romantisch » in Deutschland, Germanische Studien, 50, Berlin, 1927.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
25
en Europe. En 1798, Victor Hugo n'est pas encore né ; la Préface de
Cromwell, manifeste du romantisme français, paraîtra dans une trentaine d'années. Gérard de Nerval, le plus pur des écrivains romantiques de la France, verra le jour en 1808 seulement.
Le propos de Schlegel atteste l'avance de la culture germanique en
matière de spéculation sur le romantisme. Les jeunes auteurs des Ballades lyriques pratiquent un romantisme sans doctrine. Coleridge publiera en 1817, une vingtaine d'années plus tard, sa Biographia Literaria, l'une des rares contributions anglaises au débat théorique. Dès les
dernières années du XVIIIe siècle, les jeunes gens du groupe d'Iéna,
Novalis, Schleiermacher, Tieck, les Schlegel dissertent sur ce [18]
romantisme, qui les fascine, mot d'ordre d'un combat pour le renouvellement de la culture. Mieux encore imaginaires que réelles, les 125
feuilles de Frédéric mettent en évidence la surdétermination des significations, caractéristique du romantisme.
Selon des spécialistes modernes, « les tentatives pour parvenir à
une détermination de l'essence (Wesensbestimmung) du romantisme
allemand mettent en évidence les difficultés auxquelles on se heurte
lorsque l'on prétend trouver un commun dénominateur pour la complexité de l'attitude spirituelle de l'époque, pour les effets et les causes,
et pour les séries d'événements constitutifs du romantisme. Il en est
ainsi, que l'on se contente d'un compromis de pure forme, ou que l'on
rassemble les données sous des catégories conceptuelles au prix d'options présupposées et de partialité dans la mise en œuvre du matériel
historique 3 ».
Les Allemagnes ont été le foyer de rayonnement de l'inspiration
romantique ; les hommes et les œuvres qui s'en réclamaient, en dépit
des oppositions et des malentendus, ont été nombreux. Dans les autres
provinces du domaine européen, la situation paraît moins nette. Il y a
eu des poètes romantiques en Angleterre, mais l'école romantique anglaise a été inventée par des critiques postérieurs, dont le jugement
était d'autant plus assuré que les intéressés (Keats, Shelley, Byron)
étaient morts depuis longtemps... Le romantisme français, dans ses
idées et dans sa pratique, n'a pas grand-chose de commun avec le romantisme allemand, qui l'a précédé de toute la durée d'une génération.
3
Article Romantik dans le Reallexikon der deutschen Literaturgeschichte,
hgg von P. MERKER und W. STAMMLER, Band III, 1928-1929, p. 110.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
26
Les artifices de la rétrospection historique font oublier ce décalage
considérable, en instituant une illusoire synchronie. Les romantismes
du Sud, en Italie, en Espagne, au Portugal, plus tardifs encore, intervenant par France ou Angleterre interposée, attestent un tel degré d'atténuation ou de décomposition de la notion, que certains critiques,
dans le cas de l'Italie, ont renoncé à revendiquer pour la littérature de
leur pays l'appellation de Romantisme. Des doutes sérieux s'appliqueraient aux domaines russe ou polonais, aux littératures balkaniques et
danubiennes, ou encore aux littératures américaines. Les critiques de
ces pays n'hésitent pas à faire usage de l'épithète « romantique », à
propos d'écrivains et d'écrits dont on peut se demander s'ils ont quoi
que ce soit de commun avec l'inspiration des créateurs de l’Athenäum,
lesquels, si l'on en croit leur chef de file Frédéric Schlegel, étaient loin
de savoir exactement ce qu'ils voulaient.
En dépit de ce constat d'incohérence et d'inconsistance, l'appellation Romantisme est une valeur sûre dans le marché international de la
culture. Une immense bibliographie lui a été consacrée, et s'enrichit
tous les jours. Si les vocables « romantisme » et « romantique » se
trouvaient un jour retirés de l'usage, l'activité des critiques et des professeurs de littérature serait gravement compromise ; une considérable
[19] tache obscure s'étendrait sur une partie du champ historique ; certains hommes, certaines œuvres, certains événements ne pourraient
plus être perçus dans leur spécificité, faute d'un vocabulaire adéquat.
Les usagers des lettres possèdent une notion satisfaisante de ce qu'est
le romantisme, aussi longtemps qu'ils n'essaient pas de tirer au clair
leurs présupposés ; les insuffisances et contradictions prolifèrent dès
que l'on se propose de savoir au juste ce qu'on sait.
Le scandale, si scandale il y a, n'a rien d'exceptionnel. Les notions
confuses sont fécondes, à proportion de leur confusion même ; la pluralité, la discordance des significations, donne du jeu à la pensée ; elle
relance dans des directions imprévues la curiosité et l'intérêt. L'idée
d'une Europe romantique n'est pas le produit d'une illusion d'optique ;
elle a autant de consistance, ou aussi peu, que les concepts
d’Antiquité, de Moyen Age, de Renaissance ou d’Aufklärung ; ces
mots clefs de l'historiographie, sans lesquels le passé de notre culture
nous serait inintelligible, ont été créés sans guère de préméditation, et
se sont imposés, à la faveur d'un consentement universel peu à peu
réalisé entre les usagers. Ces termes, évidents par eux-mêmes, ne sont
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
27
valables qu'à condition que l'on n'aille pas y regarder trop près. Toute
remise en question manifesterait en chacun le même arbitraire que
nous relevons dans le concept de Romantisme.
« Il existe des classifications, écrit Frédéric Schlegel, qui, en tant
que classifications, sont plutôt mauvaises, mais qui dominent des nations entières et des époques ; et souvent elles sont parfaitement caractéristiques, comme des monades centrales de telles individualités historiques 4. » La cellule génératrice du sens échappe elle-même à toute
détermination du sens. « Une classification est une définition qui contient tout un système de définitions 5. » L'impossibilité de définir le
romantisme tient à ce que la définition ne devrait pas seulement consister dans un dénombrement des caractères intrinsèques de cette entité culturelle. Il faudrait faire entrer en ligne de compte les caractères
extrinsèques, la politique extérieure du concept, les oppositions, dans
la contemporanéité et dans la succession. Cette charge polémique est
d'une importance fondamentale. Le découpage de la continuité historique en segments soumis à des régimes supposés autonomes d'intelligibilité institue une solidarité entre les domaines que l'on a distingués ; ils deviennent des sous-ensembles au sein d'un même ensemble.
On ne pourra ressaisir la signification de chacun d'eux qu'en le réintégrant dans la totalité dont il a été séparé. La compréhension du Romantisme implique celle de notions antagonistes, ou complémentaires,
telles que Classicisme, Lumières, Positivisme... L'essence du romantisme s'est formée au cours d'un dialogue avec l'Antiquité et le Moyen
Age, où les écrivains et les théoriciens ont cherché les éléments de
leur conscience de soi, dans le style de la continuité ou dans le style
de la rupture.
[20]
La constitution du romantisme comme foyer d'une intelligibilité
culturelle entraîne un remembrement de l'espace épistémologique. Le
romantisme n'est pas une appellation de plus, une « période » intervenant à son rang, sans rien changer à l'ordre établi. Les significations
nouvelles illuminent par récurrence les moments antérieurs de l'histoire. Le Moyen Age a changé depuis Tieck, Wackenroder, les frères
Grimm, Walter Scott et Michelet ; l'Antiquité grecque, après Goethe,
4
5
Friedrich SCHLEGEL, Athenäum, I, 2, p. 15 (1798) ; fragment 55.
Ibid., fragment 113.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
28
Hoelderlin et Keats, n'est plus ce qu'elle était. Les romantiques ont
inventé rétrospectivement le classicisme, qui ne s'était pas affirmé
comme tel avant eux, et qui leur a dû de devenir l'un des enjeux passionnels de l'actualité parisienne au cours des années 1820. Le romantisme à son tour s'est trouvé remis en question par l'affirmation de
tendances critiques ou hostiles : le positivisme, le réalisme, le naturalisme, le scientisme ont enrichi la notion de romantisme, qui demeure,
aujourd'hui encore, une notion ouverte ; chaque recherche neuve peut
apporter à la compréhension des éléments inédits. Le romantisme européen, dans son essence, est un produit de son historiographie ; nul
ne peut prévoir ce que réserve l'avenir de ce concept selon l'ordre des
renouvellements de la critique historique et esthétique.
La notion confuse d'une Europe romantique rend, en tant que désignation conventionnelle, des services certains. Mais il ne faudrait pas
imaginer que tous les Européens, en un moment donné, saisis d'une
même fièvre spirituelle, ont communié dans une ferveur unanime en
un renouvellement de toutes les valeurs. L'idée d'une époque romantique correspond à un espace-temps aux configurations mal déterminables, dans le déploiement duquel un certain nombre d'hommes et
d'œuvres, parmi les plus représentatifs, répondent aux inspirations
spécifiques du romantisme. A supposer que fût possible une cartographie de l'espace culturel, où les individus et leurs travaux figureraient
en leur lieu et en leur moment, l'Europe romantique serait le réseau
obtenu par la mise en relation des points ainsi déterminés. Cette toile
d'araignée ténue n'embrasserait ni la majorité des personnes ni la
grande masse des événements. Certains emplacements privilégiés,
certains temps forts se détacheraient au milieu d'un vide immense.
Ainsi des étoiles qui meublent le ciel et semblent y dessiner des figures familières. Leur brillance nous fait oublier que le cosmos est
une immensité vide, où les corps célestes se situent à des nombres
considérables d'années-lumière les uns des autres. Les nébuleuses, les
constellations ne sont que des formes projetées dans l'infinité de l'espace par l'imagination des indigènes de la planète Terre, point minuscule dans la prodigieuse expansion de l'univers. L'observateur, aujourd'hui, de l'espace-temps culturel, découvre, à partir du point où il
se trouve placé, des zones de regroupement où les hommes et les
œuvres manifestent des caractères communs qui les distinguent de ce
qui précède et de ce qui suit, avec une certaine densité de la présence
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
29
et de la signification. Il existe une nébuleuse romantique, une voie lactée, aux contours indéterminables, et qui, lorsqu'on essaie [21] de l'approcher, s'émiette en constellations secondaires, aux quatre vents de
l'histoire et de la géographie. Définition insatisfaisante, irritante
même ; à défaut de mieux, elle propose un parcours d'intelligibilité,
générateur d'un certain confort intellectuel.
L'histoire du romantisme est l'histoire des variations d'une certaine
affirmation d'humanité, sans que l'on puisse fixer un moment et un
lieu privilégiés où se serait affirmé une fois pour toutes un romantisme de plein exercice. Ici ou là, à telle ou telle époque émergent des
tendances coordonnées, répondant au signalement en question ; mais
les caractères du romantisme sont nombreux et pas toujours compatibles entre eux. La nébuleuse de ces caractères qui empiètent les uns
sur les autres, se limitent et parfois se nient mutuellement, ou encore
se détruisent eux-mêmes sous l'effet de contradictions internes, forme
pourtant un ensemble à peu près cohérent, à condition de ne pas y regarder de trop près. Le plus simple, pour échapper au reproche d'illogisme, serait d'accepter une démultiplication de la notion, et d'admettre l'existence de romantismes, au pluriel, dont le foyer imaginaire
serait un romantisme qui n'a jamais existé parce qu'il est irréalisable.
Les appellations courantes de « romantisme allemand », « romantisme
français », « romantisme portugais », etc., manifestent cette possibilité
de résoudre la difficulté par une décentralisation du concept. Le même
empirisme historique permet de découper en tranches géographiques
ou chronologiques « un » romantisme donné. Les critiques allemands
parlent de Hochromantik ou de Spätromantik pour désigner la maturité et la décrépitude du mouvement ; ils distinguent un romantisme de
Iéna, un autre de Bonn, de Munich ou de Vienne. Le déplacement du
siège social, lié à des modifications dans la composition du groupe, va
de pair avec l'apparition, le renforcement ou l'atténuation de certains
caractères spécifiques. Des difficultés préjudicielles du même ordre se
rencontrent à propos des maîtres mots de la culture : Démocratie, Justice, Paix, Révolution et Civilisation ne sont pas susceptibles de définitions exhaustives ; de là des controverses toujours renaissantes entre
les usagers de ces notions. Ces débats sont signes de vie ; s'ils venaient à s'interrompre, c'est que l'idée en question aurait perdu toute
actualité ; l'espace culturel aurait changé de figure. La quête du sens
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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atteste une vigilance spirituelle ; le présent de la connaissance demeure en équilibre entre un passé et un avenir.
Par hypothèse, la substance du romantisme se trouve contenue
dans la réalité des êtres et des œuvres, des événements de l'âge romantique ; il faut la dégager de cette gangue de l'époque, pour la manifester dans sa pureté. Si l'on admet que le romantisme est une inspiration,
on interprète la réalité non comme un accomplissement, mais comme
un ensemble d'inscriptions d'une exigence qui ne se réalise jamais que
d'une manière approximative. Le sillage n'est pas la manifestation de
la vocation en personne, mais la trace d'une volonté qui refuse de
s'identifier aux produits qu'elle a engendrés. Les artistes, les écrivains
ont souvent évoqué l'insatisfaction du créateur, qui, l'œuvre [22] achevée, refuse de s'identifier avec elle ; ce n'est pas cela qu'il a voulu ; il
lui faudra se remettre à la tâche, pour tenter de parvenir à une meilleure expression de son désir. Karl Barth disait que le romantisme
« n'est romantisme pur que dans la mesure où il esquisse son programme plutôt qu'il ne l'exécute 6 ». L'inspiration romantique n'atteindrait à son apogée que dans l'achèvement ; « peut-être le message du
Romantisme ne rend-il un son vigoureux et authentique qu'en retentissant brièvement, et en s'interrompant soudain 7 ». C'est pourquoi Novalis apparaît comme « le seul, parmi tous ses contemporains, qui ait
réussi à mettre en évidence le sens du romantisme de manière claire,
définitive et contraignante » ; il serait « le type pur du romantique, (...)
parce que, chez lui, le principe romantique n'a pas pu s'épanouir, mais
est resté un point mathématique, pour ainsi dire 8 ». Jean-Paul Richter
a écrit en 1813 un essai sur La Beauté de mourir à la fleur de l'âge
(Die Schönheit des Sterbens in der Blüte des Lebens) ; cette beauté
illumine l'œuvre de Novalis. « Les Discours sur la Religion de
Schleiermacher revêtiraient un aspect bien différent si leur auteur
n'avait pas eu la chance de pouvoir exécuter pendant trente-cinq ans le
programme qu'ils annonçaient, ou plutôt le malheur de devoir l'exécuter 9. » Ceux qui moururent vieillards, un Goethe, un August Wilhelm
Schlegel, un Victor Hugo, un Lamartine, un Coleridge, un
6
7
8
9
Karl BARTH, La théologie protestante au XIXe siècle, trad. L. JEANNERET,
Genève, Labor et Fides, 1969, p. 200.
Ibid., p. 199.
P. 197.
P. 199.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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Wordsworth, ne moururent pas romantiques. La grâce n'est pas accordée aux octogénaires de maintenir en eux l'intégrité de l'inspiration
qui fit vivre leur jeunesse.
On méconnaît l'essence du romantisme lorsqu'on prétend lui donner une structure rationnelle et systématique, en le dotant d'un programme théorique conscient, mis en œuvre par des états majors nationaux et internationaux disposant de troupes organisées. Il y eut des
groupes, des écoles, des chefs et des manifestes, des batailles rangées.
Mais ces formes rigides ont été pour beaucoup inventées par des adversaires, ou par des historiens préoccupés de mettre de l'ordre dans la
confusion du passé. La réalité vécue fut différente, en sa spontanéité
diffuse et dans l'incertitude des lendemains. Il faut rendre au romantisme cette justice de ne pas le lire en commençant par la fin, comme
s'il était prédestiné de toute éternité aux aboutissements qui furent les
siens. L'historien érudit joue le rôle du gardien de cimetière qui relève
le plan des sépultures, ou du notaire préposé aux inventaires après décès. Trop souvent le lecteur d'une biographie a l'impression qu'il remonte le cours des événements plutôt qu'il ne se laisse conduire par
lui. Le mot de la fin se trouve présent dès le commencement, et la carrière du de cujus se déploie selon une progression [23] normalisée en
fonction des repères d'espace et de temps définis par les spécialistes.
Le temps vécu de l'histoire en train de se faire ne répond à aucune
planification préalable. Ses caractères dominants sont l'opacité,
l'épaisseur, l'impénétrabilité à quoi se heurte le sujet qui cherche sa
voie, sans savoir ce que lui réserve le proche avenir. L'historien devrait être capable de préserver, au prix d'une rigoureuse restriction de
la conscience et de l'imagination, le sens d'un futur intact, riche de
promesses et de menaces, de soucis et d'espérance. L'admirable biographie de Schleiermacher par Wilhelm Dilthey (Leben Schleiermachers, 1870 ; 2e édition, 1922), bien que demeurée inachevée, est
l'exemple d'une historiographie compréhensive qui invente à mesure
la progression de la durée au sein de laquelle le créateur tente d'incarner son inspiration. Le romantisme de Schleiermacher et de ses
proches, les Schlegel, Novalis, Tieck, Fichte, Schelling et les autres,
ne se situe pas derrière eux, mais devant, comme l'enjeu de ce combat,
au prix duquel ils s'efforcent de devenir eux-mêmes. Les vicissitudes
de cette formation continue font que le romantisme allemand de 1798
n'est pas celui de 1802, ni non plus celui de 1808. L'unité abréviative
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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de la désignation « romantique » dissimule le devenir du sens, qui se
précise et s'enrichit selon la progression des années. Il est absurde de
faire planer au-dessus de l'espace européen du premier demi-XIXe
siècle, et même au-delà, une entité conceptuelle dénommée romantisme dont seraient identiquement tributaires le jeune Saxon Friedrich
von Hardenberg, mort en 1801, et l'écrivain français Victor Hugo, né
en 1802, mort en 1885, ou encore le révolutionnaire italien Giuseppe
Mazzini (1805-1872) et le poète russe Alexandre Pouchkine (17991837). A supposer que l'on eût rassemblé ces gens-là dans un même
lieu, les dissemblances et oppositions l'auraient emporté sur les traits
communs, et sans doute n'eussent-ils pas accepté de se voir mobilisés
au service d'une cause commune, d'ailleurs difficile à préciser.
Défini comme une inspiration, enjeu ou foyer imaginaire d'une recherche, le romantisme ne se confond plus avec un âge de l'humanité
dans son ensemble. Il apparaît comme un ferment culturel, un type de
sensibilité caractéristique de l'époque. Le Sturm und Drang, romantique avant la lettre, déchaîne sa révolte et ses fureurs entre 1770 et
1780, en plein règne de Frédéric le Grand, dans un temps où les Allemagnes savourent les délices bourgeoises et progressistes de
l’Aufklärung. Cette fièvre n'atteint qu'un nombre restreint d'individus,
dont les plus représentatifs sont des inadaptés, des marginaux par rapport à l'état général de la société. Leurs œuvres, empreintes d'un radicalisme forcené, n'ont eu en leur temps qu'une audience médiocre ou
nulle, en dépit ou plutôt à cause de leur démesure, faite pour forcer
l'attention, et qui n'y parvenait guère. Ce feu s'éteint, au bout de
quelques années, sans avoir réussi à s'imposer à l'opinion culturelle.
Le Sturm und Drang, appellation contrôlée de l'histoire de la littérature, constitue un sous-ensemble du romantisme, signe [24] avantcoureur du grand embrasement de la sensibilité européenne qui débutera une vingtaine d'années plus tard. Or, le Sturm und Drang ne se
présente nullement comme une « école » littéraire ; c'est une attitude
propre à quelques exaltés, dont l'exaltation ne fut pas de longue durée,
si bien que la plupart d'entre eux survécurent à leur crise juvénile. Le
malheureux Lenz, déséquilibré constitutionnel, mourut de misère en
Russie ; sans doute le seul à maintenir jusqu'au bout son radicalisme.
Les autres ne se montrèrent nullement irrécupérables, à commencer
par Klinger (1752-1831), qui avait intitulé un de ses drames Tempête
et Assaut (Sturm und Drang), fournissant aux critiques le slogan qui
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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servira à désigner ce mouvement. Klinger fera carrière au service de
Russie dans la hiérarchie administrative, où il atteindra le grade de
général-major. Wagner et Leisewitz se rangeront eux aussi. Goethe,
l'auteur de Werther (1774), qui ne partage pas les tendances suicidaires de son héros, lui devra une gloire européenne, et deviendra
bientôt ministre d'État. Herder sera promu administrateur ecclésiastique à Weimar, et Schiller, auteur du drame libertaire Les Brigands
(1781), occupera une chaire d'histoire à l'université de Iéna. Les plus
illustres des apparentés au Sturm und Drang seront canonisés comme
les fondateurs, en Allemagne, d'un classicisme dont le domaine germanique avait été dépourvu jusque-là.
Les dénominations littéraires, en première approximation, désignent des conjonctures fugaces, et paraissent s'émietter dès qu'on les
soumet à un examen rigoureux. Ainsi du groupe de l’Athenäum, qui
figure à Iéna un « solstice » du romantisme allemand, selon la formule
de Dilthey. La revue des frères Schlegel n'aura qu'une brève existence ; son tirage se comptera en centaines d'exemplaires. Lieu de rassemblement de quelques jeunes gens épris de littérature, de poésie, de
spiritualité, elle exprime le rêve d'une communauté, d'une « Hanse »
des poètes, comme disait Frédéric Schlegel. L'authentique génie dont
sont doués les membres de ce groupe ne se fait pas connaître du premier coup aux lettrés de l'époque ; ils consacrent de préférence leur
attention à d'autres revues, à d'autres tendances, aujourd'hui oubliées,
qui présentent les valeurs sûres du moment. Goethe a vécu assez longtemps pour obtenir le consentement universel ; Napoléon même lui
rend hommage. Mais Novalis est mort à 29 ans, en un temps où son
immense valeur demeure le secret de quelques intimes, tel d'ailleurs
Hölderlin, confiné dans sa folie, bien avant d'être reconnu l'un des
princes de la poésie universelle. Quant au groupe de l’Athenäum, il
subsiste peu de temps, sans rayonner autour de la petite ville provinciale où il a son siège social. Iéna et Weimar sont à peine plus que des
bourgades ; l'on aurait tort de voir en elles des capitales d'une Europe
romantique, objets d'une attention générale. Autant vaudrait imaginer
que l'Occident de 1917 faisait sa préoccupation majeure de Tristan
Tzara et du mouvement Dada, imaginé par quelques poètes et peintres
bohèmes dans les cabarets de Zurich, en un temps où les Européens
prêtaient l'oreille au tonnerre des canons plutôt qu'aux chuchotements
aberrants de quelques réfugiés apatrides dans l'oasis helvétique.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
34
[25]
Ce sont les historiens qui font l'histoire, plutôt que les personnages
du drame, qui ne savent pas ce qu'ils font. Les érudits mettent chacun
à sa place, distribuent les rangs, diagnostiquent les influences, établissent les filiations, constituant un domaine d'intelligibilité qui s'imposera aux générations à venir. Cette remise en ordre, si elle permet de
s'orienter dans l'ensemble ainsi constitué, impose un écran à celui qui
voudrait connaître l'authenticité du passé vivant. Les historiens, en
prétendant nous faire connaître ce que fut le romantisme, nous empêchent de prendre un contact direct avec la réalité brute des hommes et
des choses. Le mot même de « Romantisme » impose l'existence de ce
qu'il dénomme, et qui pourrait bien ne pas avoir existé sous la forme
unitaire et close que suppose l'intervention d'un concept rassemblant
une masse de données, dont rien ne nous assure qu'elles étaient compatibles entre elles. L'intervention des historiens, indispensable pour
assurer la formation d'une mémoire culturelle, ne laisse pas le champ
libre ; elle perpétue l'existence des configurations et des êtres qu'elle a
une fois produits. L'élaboration épistémologique ne cesse d'accroître
cette surcharge ; les sédimentations accumulées rendent toujours plus
difficile la rencontre naïve avec les données originaires.
Nous sommes habitués à admettre l'existence d'écrivains et d'artistes romantiques anglais. Mais il serait absurde de parler d'une Angleterre romantique en 1800, 1810, ou 1820. Les plus notables des
romantiques britanniques sont des hors-la-loi, des émigrés au-dehors
ou au-dedans. Le succès de Walter Scott ne doit pas dissimuler le fait
qu'il n'a pas existé en Angleterre de mouvement romantique, avec un
siège social et des organes de presse spécialisés. L'audience des écrivains romantiques ne s'impose pas à l'opinion publique à la faveur de
querelles retentissantes ou de polémiques à la mode. L'Angleterre du
XIXe siècle sera victorienne, et non pas romantique ; elle se reconnaîtra dans un conglomérat de valeurs bourgeoises, respectueuse des
bonnes mœurs et de l'utilitarisme pragmatique ; les normes et les intérêts l'emportent sur l'exaltation du sentiment et la divinisation des passions. Si les influences romantiques caractérisent une époque de la
sensibilité littéraire, c'est plutôt le XVIIIe siècle que le XIXe ; les
poètes et les romanciers d'Angleterre ont pressenti certaines dimensions humaines du renouveau culturel avant l'Europe continentale. Ils
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se sont à peu près désintéressés des flambées allemandes ou françaises
de ce mouvement, qui avait chez eux ses racines.
Le romantisme français, plus consistant que celui d'Angleterre,
mobilise les intérêts et les passions de l'opinion lettrée ; il suscite des
polémiques, engendre des slogans contradictoires. Le pour et le contre
s'affirment dans des organes de presse, dans des emplacements spécialisés : salons, clubs et académies ; on a pu parler d'une bataille romantique, les camps en présence déployant une tactique et une stratégie
offensive ou défensive pour le contrôle des institutions traditionnelles
de la culture. L'apogée du romantisme français se situe dans les années 1825-1835, période assez brève où les représentants de la nouvelle vague parviennent à triompher d'une série de tempêtes dans [26]
une série de verres d'eau. Le champ de bataille se limite à une zone
restreinte ; quelques quartiers de Paris font la loi pour le pays entier.
Le romantisme a fait beaucoup de bruit ; cette importance se réduit
dès que l'on cherche à la mesurer avec quelque rigueur. Les écrivains
que les manuels présentent comme les « grands » romantiques, Lamartine, Hugo, Vigny, Alfred de Musset, Théophile Gautier se laissent malaisément enfermer dans les limites d'une stricte conceptualisation. Romantiques, ils l'ont été à certains moments et à un degré variable ; l'épithète qu'on leur attache masque la réalité plutôt qu'elle ne
l'exprime. Le triomphe de l'influence romantique coïncide avec l'avènement de la monarchie bourgeoise de Louis-Philippe et de Guizot,
personnages au-dessus de tout soupçon de romantisme. Le même malaise prévaut lorsqu'on examine en Europe les romantismes mineurs
qui ne sont peut-être pas romantismes du tout. À Milan, à Turin, à
Madrid, à Lisbonne, à Pétersbourg, des groupes d'intellectuels se passionnent pour les modes esthétiques venues de Paris ou d'ailleurs. On
reçoit quelques paquets de livres ou de revues, on écoute les récits des
voyageurs ou des émigrés revenus de leur exil. Quelques salons,
quelques cafés sont les lieux d'élection où se réunissent de petits
groupes de jeunes gens fiévreux et oisifs. Si un amateur, dépourvu de
toute notion préconçue de ce que fut le romantisme, essayait de s'en
faire une idée en dépouillant la collection du Conciliatore milanais ou
d'une revue de Copenhague, en analysant les écrits de l'Espagnol Espronceda, des Portugais Almeida Garrett ou Herculano, le résultat de
telles investigations n'aurait que de lointains rapports avec la doctrine
de l’Athenäum. Si le romantisme n'avait pas existé, ni les Scandinaves
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ni les Ibériques ne l'auraient inventé. Dans nombre de provinces de
l'espace européen, le romantisme ne fut qu'un produit d'importation. Il
paraît donc difficile de définir un modèle romantique, un schéma d'orthodoxie pouvant servir de norme de conformité. Un romantisme à
cent pour cent n'a existé nulle part. La pratique la plus sûre consisterait à accepter comme tels tous ceux qui revendiquent cette appellation. Mais il ne suffit pas de se prétendre romantique pour l'être, et
d'ailleurs on a de bonnes raisons pour ranger dans ce mouvement des
gens qui refusaient d'y faire adhésion.
Le mot seul ne prouve rien ; il y a eu, au XVIIIe siècle, des romantiques avant la lettre, et ensuite des romantiques sans le mot ou contre
le mot. Le plus pur des romantiques français, avec Nerval, est Baudelaire, que nul ne songe à qualifier de tel ; Nietzsche fait le procès du
romantisme, il dénonce un certain romantisme, ce qui ne l'empêche
pas de s'inscrire, avec Wagner, dans la tradition du romantisme authentique. Henri Heine a écrit, contre le romantisme, des pamphlets
vengeurs ; il est un des plus authentiques poètes du romantisme allemand. L'histoire du romantisme ne se confond pas avec l'histoire du
mot « romantique », parce que le mot est apparu bien avant la doctrine
qu'il a servi à désigner, et parce qu'il a conservé une réserve de significations irréductibles au sens historique et technique, [27] ou prétendu tel, retenu par les historiens de la culture.
Fernand Baldensperger a publié en 1937 une étude intitulée :
« Romantique », ses analogues et ses équivalents, Tableau synoptique,
de 1650 à 1810 (Harvard Studies and Notes in Philology and Literature, XIX, Harvard University Press). Il s'agit d'une recherche de terminologie historique, attachée à détecter les occurrences du mot « romantique », en remontant aussi haut que possible dans la genèse des
vocabulaires anglais, allemand et français. Cette étude ne satisfait pas
les espoirs qu'elle avait fait naître. L'ensemble des textes constitutifs
de la littérature d'une langue représente une masse si considérable
qu'il est vain d'essayer de parvenir à un examen exhaustif. Les promoteurs du Trésor de la langue française qui se proposaient une entreprise de ce genre, pourtant équipés d'ordinateurs et disposant d'un personnel considérable, ont dû renoncer à leurs ambitions totalitaires et
se contenter d'une réalisation incomplète. Le travail de Baldensperger
fait figure de recherche d'amateur ; les trouvailles dispersées au hasard
jalonnent un espace immense, dont la majeure partie demeure incon-
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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nue. Les revues d'histoire littéraire publient de temps en temps des
additifs aux listes existantes ; le mot « romantique » est attesté avant
le premier emploi signalé, et encore ailleurs.
L'essai de Baldensperger a été repris par des érudits en mesure
d'enrichir et de renouveler le premier matériel. François Jost a publié
en 1968 une étude substantielle intitulée : « Romantique ». La leçon
d'un mot 10, où il apporte quantité d'éléments inédits ; sa recherche ne
se limite pas aux trois langues en cause dans l'étude de Harvard ; elle
tient compte du domaine italien, espagnol, russe... L'exhibition des
mots s'accompagne d'une tentative d'élucidation du sens. Un nouveau
recueil, sous la direction de Hans Eichner, propose plus de 550 pages
sur le thème : « Romande » and his Cognates : The European History
of a Word (1972) 11. Les collaborateurs prennent en charge neuf
champs linguistiques différents. Eichner a laissé en dehors de sa curiosité le Portugal, la Pologne et d'autres régions européennes, tout en
négligeant les cultures de l'Extrême-Occident où le romantisme s'est
également propagé.
On serait mal venu de reprocher à Eichner et à ses collaborateurs
de n'avoir pas été jusqu'au bout d'une quête irréalisable. Les matériaux
qu'ils fournissent, versés au fond commun de la recherche, sont des
pierres pour l'édification d'un monument inachevé et inachevable ;
chaque aire nationale, pour peu qu'on y regarde de près, révèle une
complexité inépuisable. Richard Ullmann et Hélène Gotthard ont
donné en 1927 une excellente Histoire du Concept « Romantique » en
Allemagne depuis la première apparition du mot jusqu'à la troisième
décennie du XIXe siècle 12. Ce travail, enrichi d'une [28] considérable
bibliographie, s'étend sur 376 pages et s'arrête au moment où le terme
étudié semble avoir acquis une cohérence suffisante. Des études analogues, articles ou livres, ont été consacrées à la terminologie du romantisme dans chaque pays. L'abondance de l'information conduit au
découragement.
10
11
12
In Essais de littérature comparée, t. II : Europaeana, 2e série, Fribourg, 1968.
Manchester University Press, 1972.
Geschichte des Begriffes « Romantisch » in Deutschland vom ersten
Aufkommen des Wortes bis ins dritte Jahrzehnt des neunzehnten
Jahrhunderts, Germanische Studien, 50, Berlin, 1927.
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Les érudits s'accommodent fort bien d'une situation pénélopéenne
et ne souhaitent que de pouvoir continuer indéfiniment leurs doctes
travaux. Mais notre curiosité pour le romantisme se trouverait-elle
complètement satisfaite une fois réalisé l'inventaire exhaustif de toutes
les occurrences du mot « romantique » dans la littérature universelle ?
La réponse va de soi : la signification du romantisme n'est pas incluse
dans le terme qui sert à le désigner. La linguistique historique fournit
des éléments précieux à l'archéologie de la pensée. Mais le fait de
trouver un emploi d'un mot romande en Angleterre en 1650, d'un
français « romantique » en 1691 ou d'un allemand « romantisch » en
1698 ne présente pas un immense intérêt. Le monde de la science ne
tremblerait pas dans ses fondements si le hasard ou la recherche conduisaient à enlever à Heidegger (1698) pour le donner à Schmitt
(1688) l'emploi princeps de romantisch. De telles précisions n'ont
qu'une validité relative et précaire. Pendant longtemps, le mot « romantique » apparaît sporadiquement sans que sa présence ait une valeur expressive en rapport avec ce que les siècles à venir entendront
sous ce nom ; même lorsque se précisent les significations : « romanesque » ou « pittoresque », ces occurrences peu nombreuses ne possèdent nullement la richesse émotive, la surdétermination que revêtira
le mot « romantique » à l'époque où le jeune Frédéric Schlegel réclamera cent vingt-cinq feuilles pour tirer au clair ce qu'il pense de cette
catégorie esthétique en pleine effervescence.
Les études de vocabulaire, si elles se bornent à suivre le sillage
temporel d'un vocable, lâchent la proie pour l'ombre. La présence d'un
mot est une indication utile, mais la seule statistique ne donne qu'une
information incomplète. La compréhension exacte d'un terme demande un effort considérable, dont la réussite demeure incertaine ; en
particulier, s'il s'agit d'un emploi unique. Le contexte autorise une approximation hasardeuse, aussi longtemps que les exemples disponibles sont peu nombreux. Par ailleurs, l'étude lexicographique présuppose que celui qui emploie un mot lui confère un sens déterminé,
ce qui est loin d'être toujours le cas. Un vocable peut avoir une signification confuse ; cette confusion favorise son usage. Et si la confusion n'est pas dans le mot, elle peut se trouver dans l'esprit de celui qui
s'en sert. L'exercice de la parole humaine ne comporte pas la rigueur
imposée au maniement du langage scientifique. La terminologie mathématique, exempte de toute ambiguïté, tient dans un mouchoir de
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poche ; un code rigoureux réduit au strict minimum les commentaires
linguistiques. Contrairement à ce que pense le vain peuple de la critique à la mode et du structuralisme, le langage de la culture ne
« fonctionne » pas à la manière d'un mécanisme monté [29] une fois
pour toutes par un « collectif » de technocrates, secondés par des ingénieurs en phonologie et en grammaire transformationnelle. Les
mots, dans leur usage concret, enlisés au sein d'un contexte historique,
subissent les exigences contradictoires de l'espace mental établi. La
stabilité linguistique n'est qu'une coupe prise à un certain instant d'un
devenir. Vouloir arrêter le cheminement du sens, c'est imiter la conduite de celui qui, comme dit Montaigne, prétendrait « empoigner
l'eau ».
L'une des découvertes du savoir romantique fut la constatation que
le vocabulaire est une réalité vivante, où les mots se développent, chacun selon son rythme, dans le mouvement général du langage. On
peut relever après coup des lois physiques, psychologiques et grammaticales qui régissent les inflexions de l'évolution. Mais le mouvement lui-même est un mystère ; les périodes de stabilité alternent avec
des moments où les transformations se précipitent, les évidences se
renouvellent. Chaque idiome a ses basses eaux, ses eaux dormantes où
l'allure se fige, en attendant le dégel qui relancera les puissances de la
parole vers d'imprévisibles aboutissements.
Les mots aussi connaissent des périodes stationnaires, où leur présence n'est pas l'objet, de la part des utilisateurs, d'une vigilance particulière. Ils demeurent disponibles, d'une existence discrète, exempts
de cette charge d'intérêt qui mobiliserait à leur profit l'attention des
uns et des autres. L'adjectif romantique a des origines lointaines, mais
ces étymologies porteuses de sens ne seront révélées que très tard. Le
vocable, attesté quelques rares fois à partir des dernières années du
XVIIe siècle, n'est pas un emblème de l'époque, il ne fixe pas des valeurs dont ceux qui font la mode aimeraient à se réclamer. Jours sans
gloire, et dont « romantique » n'a été tiré que grâce à une promotion
exceptionnelle, bloquant sur un terme sans relief une charge affective
et esthétique considérable.
C'est en Angleterre que le modeste adjectif s'est éveillé à lui-même
dans le contexte sentimental du renouveau esthétique, annonciateur de
la modernité européenne dès le début du XVIIIe siècle. Pour de mystérieuses raisons, le mot « romantique », jusque-là peu employé, a paru
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convenir à la conscience poétique en voie d'instauration dans les îles
britanniques. Les arbitres des élégances intellectuelles et esthétiques,
un Addison, un Pope et leurs amis adoptent le vocable, qui devient
l'un des blasons du paysage intérieur et extérieur, dans un pays enfin
débarrassé des contradictions théologiques et politiques du siècle précédent. Le goût de vivre refleurit ; on peut s'abandonner aux délices
de l'imagination, donner du style à l'existence, en s'inspirant des modèles romanesques, en oubliant les contraintes de la dure réalité. L'année 1726 voit paraître l'Hiver, première partie des Saisons de James
Thomson, fidèle à l'inspiration de Shaftesbury, dont la philosophie se
fonde sur l'alliance esthétique de l'homme et de la nature. « Romande » a été employé par Shaftesbury, et sera d'un [30] usage courant désormais chez les maîtres de l'école britannique 13.
Les timides avancées du mot sur le continent se feront sous pavillon anglais. Le sens du terme est en pleine évolution, et cette incertitude contribue à la vogue dont il bénéficie. Les poètes descriptifs l'appliquent au paysage des jardins ouverts et des campagnes vallonnées,
aux parcs ornés de fabriques, mais les pentes escarpées, les montagnes
abruptes sont aussi des lieux d'élection du goût romantique. Proche ici
de pittoresque, c'est-à-dire de pictural, digne d'attirer l'attention d'un
peintre, romantique garde en même temps, dans l'ordre psychique et
moral, une relation directe avec romanesque. Dans le monde de l'intimité où se meuvent les héros et les héroïnes des romans anglais, s'annonce un comportement docile aux inspirations du cœur, en dépit des
interdits de l'intellect, et de la raison sociale. Les personnages de Richardson et, à un moindre degré, ceux de Fielding et de Sterne, imposeront à l'Angleterre et à l'Europe le style neuf d'une spontanéité sensible, vite émue, et proche des larmes. Dans ce domaine aussi, l'Angleterre, institutrice de l'Occident, a doté l'adjectif « romantique » de
sa première réserve de significations. Le parrainage britannique est
manifeste lorsque le mot s'impose en France, aux environs de 1775,
dans la littérature des jardins, dans le Discours préliminaire de la traduction de Shakespeare par Le Tourneur (1776), lorsque Jean-Jacques
Rousseau, en 1777, à la fin de sa vie, dans les Rêveries du promeneur
solitaire, qualifie de « romantiques » les rivages du lac de Bienne. Les
13
Pour plus de détails, cf. Naissance de la conscience romantique au siècle
des Lumières, Payot, 1976, pp. 238 sqq et passim.
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occurrences du terme dans des textes antérieurs à cette époque ne signifient pas grand-chose ; l'entrée du mot dans l'usage français courant, en 1775-1785, consacre l'avènement d'un complexe de sensations
et de sentiments, de provenance anglaise.
L'histoire germanique de l'adjectif romantisch à ses débuts présente les mêmes caractères. Les érudits ont déterré un traité de Heidegger, théologien de Zurich, intitulé Mythoscopia romantica oder
Discours von der so benannten Romans, publié en 1698. En voie de
transfert du latin scolastique à l'allemand, le mot se prononce ici dans
la perspective d'une étymologie qui en fait l'épithète caractéristique du
genre romanesque, avec une nuance péjorative. Il se perpétue dans la
langue savante des professeurs de littérature, parmi lesquels, au milieu
du siècle, les deux maîtres de la Haute École de Zurich, Bodmer
(1698-1783) et Breitinger (1701-1776), associés à la vie intellectuelle
des Allemagnes. L'adjectif romantique s'applique à une dimension de
la production littéraire ; il correspond aussi à certains caractères distinctifs des personnages de roman. Bodmer et Breitinger, admirateurs
de la culture anglaise, s'efforcent de naturaliser dans l'espace germanique les bonnes manières morales et esthétiques du Spectateur d'Addison. Dans la modeste mesure de ses moyens, le Carolinum de Zurich joue le rôle d'un foyer européen de la conscience critique. En Allemagne même, après la période des lumières, sous influence française, cautionnée [31] par l'autorité de Frédéric le Grand, une volonté
d'émancipation se fait sentir. Certains des annonciateurs des temps
nouveaux contribueront à acclimater dans leur pays un mot qui symbolise la révolte contre la platitude bourgeoise de l’Aufklärung. « Romantisch ne deviendra courant qu'à partir de Herder, à partir de Wieland. Ces écrivains naturalisent le mot d'une façon irrévocable », résume François Jost 14. La mode des romans anglais et la Nouvelle Héloïse contribuent au renouvellement des valeurs intimes, que le Sturm
und Drang manifeste par une éruption volcanique des passions longtemps refoulées. Les temps désormais sont proches. Wieland (17331812) et Herder (1744-1803) appartiennent à la civilisation de Weimar, à la grande époque goethéenne (Goethezeit), où la culture germanique atteint à son âge d'or.
14
François JOST, Romantique : la leçon d'un mot, in Essais de littérature
comparée, t. II : Europaeana, Deuxième série, Fribourg, 1968, p. 206.
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Dans ces dernières années du XVIIIe siècle, en même temps qu'il
augmente sa fréquence statistique, romantisch entre en mutation. Il
n'était porteur jusque-là que des significations reçues d'Angleterre :
romanesque, pittoresque, fantastique, significations qui suffisaient
alors aux besoins psycho-linguistiques des Français. Un autre palier
de sens est atteint en Allemagne, lorsque le mot s'anime d'une vie qui
le pare de prestiges nouveaux. Pour les jeunes animateurs de
l’Athenäum, un phénomène d'ébullition spirituelle confère à romantisch le privilège de dénommer certains mystères de l'existence poétique, dont il s'agit de dévoiler les richesses secrètes. La neuve phosphorescence de cet adjectif déjà ancien échappe à la linguistique, à la
phonétique et à toutes les disciplines objectives aux yeux desquelles
les mots ne sont qu'un matériel inanimé que l'esprit manipulerait selon
des normes scientifiques. Le mot se met à dire davantage et plus intensément qu'il n'avait jamais dit ; il se transfigure en un mot magique,
à l'énoncé duquel s'ouvrent les portes d'un espace enchanté, proposé à
l'attention des poètes, des littérateurs, des philosophes, des théologiens.
Un rebond dans l'histoire du vocabulaire fait exploser la signification reçue. Sorti du rang, le terme élu devient un foyer de sens et de
valeurs, porteur d'un message qui change la vie et les hommes, mot de
passe ou mot d'ordre destiné aux initiés d'une nouvelle sagesse et
d'une nouvelle connaissance. Le romantisme n'est pas un art d'écrire
selon des modes différentes des modes antérieurement régnantes.
C'est une passion et une aventure auxquelles ses fidèles devront dévouer leur vie. Lorsque Frédéric Schlegel réclame cent vingt-cinq
feuilles pour définir le mot romantisch, il ne songe pas à rédiger un
article de dictionnaire, mais la somme d'un savoir qu'il pressent sans
le posséder, d'un savoir qui le possède et le fascine, sans qu'il puisse
espérer en venir à bout. De par cette métamorphose, le mot romantisch révèle un message de l'être ; sa dignité ontologique le rend irréductible à toute tentative de fixation selon l'ordre du discours.
L'histoire du romantisme, à partir de ce moment, de ce moment
seulement, [32] se confond avec l'histoire du mot romantique. Jusquelà, l'existence du mot n'atteste nullement l'existence de ce que les modernes entendent sous le nom de romantisme. Lors même que le romantisme, ayant pris conscience de lui-même, cherchera à se projeter
dans le passé en s'enracinant dans une tradition, il revendiquera un
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patrimoine généalogique indépendant de l'histoire des mots romantic
ou romantisch, et bien antérieur. L'étymologie roman, qui renvoie à
un genre littéraire de l'Europe méridionale (romance, romancero),
n'avait pas retenu l'attention des critiques du XVIIIe siècle ; elle se
trouvait contenue dans les flancs du mot romantic, à la manière d'un
minerai enfoui, dont on ne soupçonne pas l'existence. Le dédain pour
le Moyen Age s'atténue dès le début du XVIIIe siècle dans certains
milieux intellectuels britanniques où s'annonce le goût du gothique ;
quelques amateurs suivront en France cet exemple, à contre-courant
de la passion dominante des lumières. A partir des années 1770, sous
l'influence de Herder et du jeune Goethe, inversant les priorités, la
nouvelle vague romantique réclamera comme son bien la période médiévale, auréolée des prestiges de la chevalerie, de l'art des troubadours et de la cathédrale gothique. Cette imagerie deviendra romantic,
romantisch, romantique, à la suite d'une entreprise de récupération qui
institue une nouvelle tradition européenne. Les hommes de l'âge des
lumières découvraient leur passé sous la conduite de Voltaire, de Turgot et de Condorcet ; les romantiques trouvent dans Herder « une
autre philosophie de l'histoire », une lecture différente des antiquités
occidentales. La nature ne fait pas de saut, mais il arrive à la culture
d'en faire ; l'avènement du romantisme correspond à l'un de ces moments de rupture dans le ciel des idées et des valeurs. C'est au mouvement romantique, par Michelet interposé, que les Français doivent
de voir en Jeanne d'Arc autre chose qu'une sorcière illuminée et paranoïaque, victime de théologiens encore plus fanatiques et absurdes
qu'elle. Le romantisme proprement dit est caractérisé, au niveau du
langage, par une commutation, par une élévation à une plus haute
puissance, de significations qui traînaient dans l'environnement culturel international. En Allemagne se produit dans l'ordre linguistique
une innovation décisive : la promotion de l'adjectif romantisch à la
dignité de substantif, qui ne lui était reconnue dans aucun idiome européen. Roger Ayrault attribue cette innovation à Novalis, disparu en
1801 : « Dans ses réflexions sans cesse reprises sur la vraie nature du
roman, Novalis a opéré le passage de l'adjectif " romantique " à deux
substantifs dont il a l'usage en privilège. Quand il note : « Romantique : tous les romans où apparaît de l'amour véritable sont des contes
— des événements magiques 15 », il appelle la romantique, par analo15
NOVALIS, Schriften, éd. Minor, t. II, p. 304 (fragment publié en 1802, par
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
44
gie avec la poétique l'étude de l'art du roman ; et aux termes de son
fragment : « La romantique étudie la vie, comme le peintre, le musicien et le mécanicien étudient respectivement la couleur, le son et la
force », il [33] appelle le romantique le poète qui s'exprime sur le
mode du roman 16. » L'attribution de der Romantiker et de die Romantik à Novalis n'est pas certaine, bien qu'elle réponde à la faculté
d'invention affirmée dans la masse des écrits laissés par le poète. Le
thème romantique s'est mis à vivre dans certains esprits, dans certaines imaginations, et cette effervescence s'exprime en écritures, mais
aussi en conversations, en discussions, en ruminations. Les traces qui
en sont demeurées ne conservent qu'une petite partie de l'univers des
pensées, de l'univers du discours. Ullmann et Gotthard estiment, eux
aussi, que Romantiker, au sens de « écrivain d'une sensibilité poétique
et créatrice », est dû à Novalis : « Novalis a créé le mot 17. » Mais,
dans le même ouvrage, on peut lire que « le véritable créateur du concept moderne de Romantique (Romantiker) semble avoir été Jean
Paul. En 1803, il emploie le nouveau substantif, d'abord en un sens
inspiré de l’Aufklärung. Les romantiques sont pour lui les personnages
de roman ; il se donne lui-même comme un “biographe de romantiques” ; il veut prendre le masque de l'historien qui rend compte des
faits et gestes de ses personnages romantiques, c'est-à-dire découverts
dans le roman et de ce fait romanesquement exagérés. Cette signification étymologique et psychologique doit seulement s'allier avec le
sens esthétique propre à Novalis ; ainsi fut découvert le concept polémique d'un “Romantiker” quelque peu exalté, mais doué de capacités
poétiques 18 ».
Les cheminements du sens qui se cherche en un temps où il
n'existe pas d'école romantique constituée mettent en évidence des
nuances oubliées par la suite, lorsque fut rompue la relation liant le
mot romantique au genre romanesque. Le jeune Danois Henrik Steffens, lié au groupe d'Iéna, évoque, dans une lettre à Caroline Schlegel,
future épouse de Schelling, la nouvelle poétique de l'infini, dont il a eu
16
17
18
TIECK et SCHLEGEL).
Roger AYRAULT, La Genèse du romantisme allemand, Aubier, t. II, 1961, p.
763.
Richard ULLMANN und Hélène GOTTHARD, Geschichte des Begriffes
« Romantisch » in Deutschland, Berlin, 1927, p. 69.
Ibid., p. 79.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
45
la révélation en contemplant la Madone Sixtine de Raphaël, conservée
dans la galerie de Dresde. Prisonnier de la matérialité quotidienne,
l'homme doit chercher le salut dans un autre monde imaginé par lui,
de nature à satisfaire son exigence de transcendance. « Nous sommes
rentrés en nous-mêmes et nous avons créé un autre univers dans lequel des êtres éthérés, planant dans les airs, vite nés, vite disparus,
nous indiquaient les traces du chemin que suivait notre essor. Ainsi
naquit la haute poésie ; ainsi dans la mesure où l'on se servait d'une
autre langue capable d'exprimer une infinité de choses à la fois, naquit
l'art, ainsi en général das Romantische 19. » Steffens, étudiant à l'Ecole
des mines de Freiberg, ami fervent de Novalis, emploie lui aussi l'adjectif substantivé, non plus au masculin ni au féminin, mais au neutre.
Et la définition du romantisme comme art le présente comme une
« aspiration vers l'infini (ein Sehnen nach den Unendlichen) 20 », [34]
le verbe sehnen proposant la racine du mot Sehnsucht, nostalgie caractéristique de l'expérience romantique. En juin 1805, Zacharias Werner, le bohème dont la conversion au catholicisme défraiera la chronique littéraire, expose à un ami que la spiritualité grecque relève
maintenant d'une archéologie morte, en dépit des espoirs de Winckelmann. « Il ne nous reste qu'une issue, une voie moyenne entre la
Grèce définitivement perdue, et la réalité totalement prosaïque, et
cette issue c'est le romantisme (die Romantik) ainsi que la croyance
romantique aux mythes (romantische Mythenglaube), qui lui est intimement apparentée 21. »
Steffens est un membre de la « hanse des poètes », communauté
chère à Frédéric Schlegel. Sa lettre à Caroline atteste que, dès 1799, à
l'époque où Novalis, dans le proche voisinage, rédige ses écritures
inspirées, le substantif « romantique » est en train de revêtir une signification indépendante du genre romanesque où il a pris naissance. Novalis parle ses fragments avec ses amis en même temps qu'il les écrit ;
Steffens nous a laissé un émouvant témoignage de l'illumination dont
s'auréolait la personne de Friedrich von Hardenberg lors de leur première rencontre. La définition du romantisme (das Romantische)
19
20
21
Henrik STEFFENS à Caroline Schlegel, 17 juin 1799, Briefe deutscher
Romantiker, hgg von Willi KOCH, Sammlung Dieterich, Leipzig, 1938, pp.
132-133.
Ibid., p. 133.
Zacharias WERNER à A. W. Iffland, 15 juin 1805 ; recueil cité, p. 318.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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comme aspiration vers l'infini pourrait être de Novalis, bien que les
textes de Novalis regardent en arrière vers un moment où romantique
renvoie encore à roman et à romanesque. La question se complique
d'autant que le roman, genre littéraire en période d'expansion, est en
train d'acquérir une place d'honneur parmi les productions de l'esprit.
Au XVIIIe siècle déjà, les grands romans anglais, puis la Julie de
Rousseau ont été des événements européens, ainsi que le Werther de
Goethe en 1774. Un grand pas en avant, aux yeux des écrivains de la
jeune école allemande, a été accompli avec la publication des Années
d'apprentissage de Wilhelm Meister en 1795, sans doute aussi avec les
premiers romans de Jean-Paul Richter {Vie de Maria Wutz (1791), La
Loge invisible (1793), Hesperus ou quarante-cinq jours de la poste au
chien (1795, la même année que Meister). Absorbant en lui une partie
des formes traditionnelles, le genre romanesque devient le cadre d'une
poétique universelle ; c'est elle qui répond le mieux aux exigences de
la nouvelle vague esthétique et critique. D'où le mot de Frédéric
Schlegel : « Un roman est un livre romantique (ein Roman ist ein romantisches Buch). 22 » La formule paraît tautologique, elle ne l'est
pas ; elle ne vaut, jusqu'à présent, que de quelques ouvrages marqués
par le génie des temps nouveaux ; c'est une exhortation adressée à
ceux qui vont produire ce nouveau roman, ce roman de l'avenir. Romantisch, ici, veut dire davantage que romanesque. Romanesque serait tautologique ; romantique ne l'est pas.
Roger Ayrault commente les innovations linguistiques dans le
nouveau contexte spirituel : « L'immense fortune promise au mot [35]
“romantique” s'annonçait dans ces créations de dérivés que les prestiges du Meister avaient rendues possibles. Le mot retournait donc à
son origine ; il recouvrait par rapport à son doublet “romanesque”, le
pouvoir d'exprimer à l'état pur une relation qu'en lui le siècle avait surtout interprétée péjorativement. Sans cesser d'évoquer un passé encore
plus fabuleux que l'Antiquité, puisque à peine connu, il prenait la résonance la plus actuelle et s'offrait comme une valeur neuve au travail
de la pensée. Et, dans une époque où philosophie et religion mettaient
à jouer avec l'idée d'infini plus d'aisance familière qu'en aucune autre,
il était comme voué par “l'art de l'infini”, que suggérait le Meister, à
22
Friedrich SCHLEGEL, Briefe ueber den Roman, in Gespräch über die Poésie,
Athenaeum, III ; Werke, Kritische Ausgabe, Band 11, p. 335.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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avoir un sens allant lui-même à l'infini 23. » Cette analyse se déploie
dans l'intervalle qui sépare les textes de Novalis, où « romantique » se
souvient encore de « romancier », et les textes déjà cités, de Steffens
et de Werner, de l'autre côté de la coupure, où cette adhérence est oubliée, et où le mot romantique s'inscrit dans un complexe nouveau de
significations. Désormais le romantisme évoquera un art poétique ouvert sur un nouvel horizon spirituel.
L'aventure romantique commence, une fois achevée la genèse explosive du sens. Déliée de son étymologie étroite, l'intention romantique envahit la totalité de l'espace humain. La mutation est accomplie
dès la mort prématurée de Novalis, le 25 mars 1801 ; le romantisme
lui apparaît comme une méthode poétique de reprise du monde, qui
permet de l'élever à une puissance supérieure de signification esthétique. « L'art de dépayser d'une manière agréable, l'art de rendre un
objet étranger, et pourtant connu et attirant, voilà ce qu'est la poétique
romantique (romantische Poetik) 24. » L'écrivain, le penseur romantique exercent une régence sur l'univers des apparences dont ils peuvent réaliser la métamorphose selon les exigences de l'espace du dedans. Novalis a commis un autre néologisme pour dénommer ce droit
de reprise exercé par la faculté poétique : il l'appelle Romantisieren, et
il met ce barbarisme en rapport avec des formules analogues, comme
Algebraisieren ou Logarithmisieren. Il s'agit de projeter les objets et
leurs articulations selon une dimension différente de sens, où elles
s'ordonneront en vertu d'une intelligibilité originale. La « potentialité
qualitative » ainsi mise en œuvre correspond à une re-création du
monde, dans l'obéissance à une vocation transcendante, dont le poète
est l'organe par excellence 25.
Ces textes inspirés proposent à l'état naissant les intentions du romantisme à venir. Le XIXe siècle commence à peine lorsque meurt
1’auteur des Hymnes à la Nuit, laissant à ses compagnons le message
d'avenir qu'ils ont élaboré avec lui. Le romantisme sera le développement des principes ainsi annoncés. Dès 1797, Frédéric Schlegel avait
[36] affirmé, de son côté, l'universalité de cette catégorie romantique :
23
24
25
Roger AYRAULT, La Genèse du romantisme allemand, t. II, Aubier, 1961,
PP- 763-764.
NOVALIS, Schriften, hgg v. Minor, 1907, Band II, 301.
Ibid., Band III, 45 sq.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
48
« Selon mon point de vue, et dans le langage que j'utilise, est romantique ce qui nous propose une matière de sentiment sous une forme
fantaisiste ou fantastique (einen sentimentalen Stoff in einer phantastischen Form) 26. » Nouvelle théorie de la connaissance : le sentiment
prend le pas sur l'intellect, l'imagination l'emporte sur la raison. Les
provinces de l'Europe accueilleront peu à peu, dans des proportions
variables, ce renouvellement de l’épistémologie poétique. Invention
allemande, puisque c'est là que s'est affirmé d'abord le renouvellement
des valeurs, et que ses effets y ont été à la fois les plus étendus et les
plus profonds dans l'ordre entier du savoir.
La culture de chaque pays accède au romantisme selon la voie
d'approche de sa tradition propre. Lorsqu'un Britannique songe au romantisme, sa mémoire libère quelques vers de Shelley ou de Coleridge, de Byron ou de Wordsworth ; un Espagnol évoque Espronceda,
un Français Lamartine ou Musset. L'erreur est d'identifier le romantisme à une école littéraire, survenue à une certaine époque, et remplacée par une autre après un certain nombre d'années de règne. L'enfant d'âge scolaire étant le père de l'adulte, en France, la tradition pédagogique évoque un ensemble de préfaces et de manifestes, de polémiques artificielles entre vieux académiciens et jeunes loups littéraires
désireux d'entrer à l'Académie, le tout complété par une liste d'œuvres
cataloguées par les experts. En tête du cortège figure le vieux sachem
Chateaubriand, précédé par le détachement d'avant-garde des « préromantiques ». Tout au plus admet-on qu'en dehors de la littérature, le
romantisme a fait sentir son influence dans le domaine de la musique
et de la peinture, autres arts d'agrément.
Ce romantisme français puéril et honnête n'entretient qu'un lointain
rapport avec le Romantisme réel, dont Novalis, Fritz Schlegel et leurs
amis furent les annonciateurs, en un temps où les Français se préoccupaient avant toutes choses de liquider les séquelles de la Révolution.
Le romantisme européen affecte d'abord les écrivains, bouscule les
genres traditionnels, revalorise la poésie, privilégie le roman, entraînant un remembrement général du champ de la production. Mais ces
phénomènes n'épuisent pas la réalité du mouvement romantique ; on
peut être romantique en dehors de la littérature ; on peut être romantique sans être poète ni même écrivain, par exemple dans la science ou
26
F. SCHLEGEL, Werke, Kritische Ausgabe, Band II, p. 333.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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dans l'action. La répartition des matières selon les divisions des programmes scolaires bloque l'étude d'un moment culturel, dont l'écriture
ne matérialise qu'une expression entre d'autres. La pédagogie traditionnelle concentre l'attention des assujettis sur les modalités de l'affirmation plutôt que sur son contenu. Rhétorique pas morte ; la façon
de dire vaut mieux que le dire en sa vertu intrinsèque. On distinguera
donc les grands écrivains et les moins grands, sans se douter que les
témoins les plus représentatifs du romantisme en France ne figurent
pas nécessairement parmi les [37] premiers grands crus classés au
concours général des romanciers et poètes.
Ceux que l'on appelle dédaigneusement les « petits romantiques »
français sont, plus que les « grands », révélateurs de l'exigence romantique. Charles Nodier, dont les œuvres sont pour la plupart introuvables aujourd'hui, et Gérard de Nerval, ont vécu l'expérience romantique authentique avec une intensité que n'ont pas soupçonnée leurs
glorieux contemporains. D'autres minores, plus cités que connus, un
Petrus Borel, un Aloysius Bertrand et leurs camarades, noyés dans les
marges de la vie romantique, appelleraient aussi une attention soigneuse et mieux informée. Au lieu de les considérer comme d'aimables fantaisistes spécialisés dans la vie de bohème, et capables de
faire preuve, à l'occasion, d'un joli talent, il faudrait les aborder d'un
point de vue non pas littéraire, mais existentiel ; le romantisme qu'ils
ont monnayé dans leurs vers et leur prose n'était que le sous-produit
d'une expérience non seulement esthétique, mais humaine, qu'ils menaient à leurs risques et périls. Davantage, il existe dans le domaine
français, des témoins du romantisme qui, parce qu'ils ne sont pas des
littérateurs à part entière, n'entrent pas dans les dénombrements du
romantisme scolaire. Dans cet horizon romantique entreraient non
seulement des écrivains, comme Sénancour et Maurice de Guérin,
mais aussi des philosophes, des penseurs, dans l'œuvre desquels le
romantisme apparaît sous certains aspects essentiels. Parmi ces témoins figurent des illuminés comme Saint-Martin et Fabre d'Olivet,
des philosophes comme Lamennais, Joseph de Maistre, de Bonald, les
historiens Augustin Thierry et Michelet, les idéologues Edgar Quinet,
Pierre Leroux, Buchez, Louis Blanc...
La mention de ces noms donne à voir que la discrimination qui
s'exerce contre eux tient à ce qu'ils n'ont pas fait métier de littérature,
ou que leurs titres dans ce domaine sont jugés insuffisants. Maurice de
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Guérin a voulu être poète, mais n'a pas réussi à forcer l'assentiment
des critiques universitaires, l'expérience intime de ce compagnon de
Lamennais, attestée par son Journal, n'est pas prise en considération,
non plus d'ailleurs que celle que relate le Journal de Maine de Biran,
autre témoignage romantique, en dépit des classifications. Maistre,
Bonald, Fabre d'Olivet ne prétendent pas à la vertu de style ; ils sont
catalogués réactionnaires, mauvaise note dans la tradition universitaire
française. Celle-ci fait volontiers accueil au Lamennais socialisant des
Paroles d'un croyant, mais disqualifie le premier Lamennais, philosophe ultra et apologiste du trône et de l'autel ; l’Essai sur l'Indifférence en matière de religion fut pourtant l'un des maîtres livres de la
Restauration. Quant à Quinet, Leroux et Michelet, leurs liaisons avec
le mouvement romantique ne sont pas ignorées ; mais ils sont perçus
dans un regroupement dont le thème dominant est fourni par la révolution de 1848. À cette époque le romantisme français est censé mort
et enterré ; on préfère recourir à des dénominations nouvelles, par
exemple à celle de « socialisme français », appellation plutôt favorable malgré les relents d'utopie que lui impose après coup la montée
[38] du marxisme. Les rapports entre « socialisme » et « romantisme »
ne semblent guère retenir l'attention ; non plus que l'antagonisme symétrique entre un romantisme traditionaliste de droite et un romantisme progressiste de gauche, phénomène qui s'éclairerait si on le mettait en rapport avec ce qui se passe dans les autres compartiments de
l'espace européen. Le cas de Michelet présente en outre cette particularité que l'auteur de l'Histoire de France a écrit une série de livres de
nature, où une imagination lyrique joue avec les divers aspects de la
création ; L'Oiseau, La Mer, La Montagne, La Femme ne relèvent
d'aucun genre littéraire en France, non plus d'ailleurs que la série parallèle d'essais sur des thèmes culturels : Le Peuple, La Sorcière, La
Bible de l'humanité. Ces ouvrages n'ont jamais été réellement accueillis par le public, trop peu savants pour les scientifiques, trop originaux
pour les lecteurs moyens. Ces vaticinations lyriques concernant conjointement la philosophie de la nature et la philosophie de la culture se
comprendraient mieux si on les rapprochait du domaine germanique,
où les Idées pour une philosophie de l'histoire, de Herder, puis la biologie romantique proposent une littérature dans laquelle pourraient
figurer les essais de Michelet.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
51
Le romantisme ne peut être compris que dans sa totalité ; il est
masqué par la division du travail scientifique et par la diversité des
idiomes, par les routines existantes. J'ai tenté naguère de réunir dans
mon université les collègues que pouvaient intéresser les diverses
questions posées par le romantisme. Le nombre de ceux qui répondirent à cet appel fut relativement restreint. Il n'y eut guère de philosophes, le romantisme ne relevant pas des préoccupations de la philosophie telle qu'on la pratique en France ; pas d'historiens, sauf un professeur d'histoire de l'art. Les hispanisants, les anglicistes ne se montrèrent pas : les sections correspondantes ne comprenaient aucun spécialiste de l'époque considérée. Les germanistes ne vinrent pas non
plus ; mon initiative les avait offensés ; le romantisme était leur domaine propre, une chasse gardée ; on n'avait pas le droit de s'occuper
du romantisme en dehors de l'institut d'études germaniques.
Les plus assidus à ces rencontres furent de jeunes professeurs de
littérature française dont les travaux portaient sur des auteurs du XIXe
siècle. Ils apportèrent des contributions intéressantes, dans la limite de
leurs sujets de thèse de doctorat, car leurs obligations professionnelles
ne leur permettaient pas de vouer au romantisme une curiosité désintéressée. Le spécialiste de Victor Hugo, de Bernardin de Saint-Pierre ou
de Pierre Leroux voulait bien communiquer certains éléments de ses
investigations, mais il n'acceptait guère de sortir du terrain où il se
sentait assuré, pour poser des questions d'un ordre différent. Surtout,
ces historiens de la littérature française ignoraient la langue allemande
et la culture allemande, comme d'ailleurs la culture anglaise ; dès
qu'on les invitait à regarder au-dessus de la frontière, ils se sentaient
vaguement coupables de n'avoir jamais songé aux solidarités extrinsèques, ce qui suscitait chez eux une réaction de défense en forme
d'agressivité. L'étude du romantisme [39] réclame des compétences
multiples, non seulement dans le sens international, mais aussi dans le
sens interdisciplinaire, puisqu'elle met en cause les sciences, les arts et
les savoirs de toute espèce. Voilà pourquoi la tentative en question fut
un échec ; les participants se séparèrent sans que les questions fondamentales aient été posées. Il est impossible d'étudier sérieusement le
romantisme en un point quelconque du système universitaire français.
Au cours des polémiques des années 1820-1825, parmi les formules en usage, tantôt dans un sens favorable, tantôt dans un sens défavorable, on relève ces définitions qui ont valeur de slogan : le ro-
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52
mantisme, c'est « le protestantisme dans les lettres », ou encore le « libéralisme dans les lettres ». Affirmations qui se réfèrent au rôle joué
par Mme de Staël, Benjamin Constant, Charles de Villers et le groupe
de Coppet dans l'introduction en France du romantisme d'Allemagne.
Ces notions polémiques, liées au contexte culturel de la Restauration,
n'ont pas de caractère proprement littéraire ; la littérature est définie
par référence à ce qui n'est pas elle. Le protestantisme est un mouvement religieux, le libéralisme une attitude politique. Les critiques du
temps sont conscients que le débat ne porte pas seulement sur l'art
d'écrire, sur le mélange des genres, le statut du drame ou du roman. Il
s'agit des valeurs fondamentales de l'expérience humaine, qui se projettent selon la dimension littéraire. Ainsi l'étude du romantisme ne
peut être menée à bien dans le seul ordre des beaux arts. L'ouvrage de
Paul Van Tieghem : Le Romantisme dans la littérature européenne,
bien que présenté comme un travail de synthèse, est complété, dans la
même collection, par des études sur Le Romantisme dans les arts plastiques et Le Romantisme dans la musique européenne. Autres sujets à
traiter : le Romantisme dans la politique européenne, dans la théologie
et la religion, dans la science de la nature, dans les sciences de la culture, dans l'anthropologie, etc. Celui-là seul peut prétendre à une connaissance satisfaisante du romantisme en son essence qui est capable
de s'élever jusqu'au point supérieur qui commande les perspectives
particulières.
L'immense bibliographie internationale concernant le romantisme
ne pose pas la question dans sa totalité et ne semble même pas se douter qu'il y ait une totalité de la question. En Allemagne seulement, il
existe une littérature d'essais où l'on s'efforce, avec plus ou moins de
bonheur, de définir l'essence du romantisme, transcendante à ses applications. Dans les autres nations européennes, où l'emprise romantique a été moindre, on limite la recherche à quelques compartiments
de l'espace culturel (littérature et beaux-arts) ; faute de pouvoir s'en
faire une idée complète, on se contente de présupposer des définitions
toutes faites. La biologie romantique est inconnue en France, en Angleterre et ailleurs ; l'existence d'une théologie romantique ne semble
pas avoir retenu l'attention. On ne pourra se faire du romantisme
qu'une conception étriquée, d'autant que l'illuminisme romantique, en
dépit de travaux récents, ne s'est pas vu reconnaître l'influence considérable qui fut la sienne. Tout le monde admet [40] pourtant qu'il
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53
existe des attitudes, des états d'esprit romantiques, une configuration
romantique de la personnalité, décelable chez certains individus, plus
particulièrement à certains âges de la vie, par exemple dans la jeunesse. Les poètes, les romanciers ont été, à une certaine époque, les
porte-parole d'un sens de la vie, à la mode à ce moment-là, mais que la
mode n'a pas créé, car il existait auparavant, et il a subsisté par la
suite, une fois que le romantisme a cessé de définir la constante culturelle dominante du moment.
Si l'on admet en principe que l'appellation contrôlée « romantique » appartient à l'ordre littéraire, et si l'on en confie la gestion aux
spécialistes de la critique littéraire, leur champ de vision se limitera
aux écrivains et à leurs écrits. Les phénomènes d'ordre différent ne
seront pas pris en charge parce que non perçus comme tels. Un spécialiste de la doctrine poétique ou de la dramaturgie n'est pas compétent
en matière de psychologie, d'anthropologie ou de théologie ; les données de cet ordre seront, pour lui, nulles et non avenues, puisqu'il ne
dispose pas de l'armature intellectuelle indispensable pour découvrir la
réalité des faits. D'où la méconnaissance systématique du romantisme
dans les pays comme la France, l'Angleterre, l'Italie, l'Espagne, etc.,
où la signification du concept s'est trouvée limitée à une portion restreinte de son extension.
Dans la majeure partie de l'Occident, la question du romantisme est
mal posée, parce qu'elle n'est pas posée avec une ampleur suffisante.
La malheureuse nation polonaise, tout au long du XIXe siècle, apparaît
comme l'un des emblèmes majeurs du romantisme. Partagée entre les
impérialismes rivaux, dépouillée même de son identité, la Pologne
opprimée et révoltée contre l'occupant russe en 1830, en 1863, toujours vaincue, jamais soumise, trouve dans ses poètes, Mickiewicz,
Slowacki, Krasinski, les chantres d'un romantisme national auquel
l'Europe entière sert de caisse de résonance. Mais le romantisme polonais, ce ne sont pas seulement des poèmes, des drames, des épopées ;
ces œuvres, dont certaines sont célèbres, sont elles-mêmes les produits
secondaires d'une espérance messianique en laquelle se regroupe l'unité d'un peuple d'exilés à l'étranger, et sur la terre natale elle-même.
Pendant tout le XIXe siècle, la Pologne invisible, Polonia restituta,
n'existe que sous la forme de ce mythe romantique de la patrie perdue.
Aux quatre coins de l'Europe, les émigrés polonais sont les témoins de
cette espérance.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
54
On admet l'existence d'un romantisme polonais, représenté par
quelques poètes avantageusement notés ; mais on ne voit pas le rapport entre cette école littéraire, agrémentée par la figure musicale de
Chopin, et la question de Pologne, qui a joué un si grand rôle dans les
relations internationales de l'Europe depuis le milieu du XVIIIe siècle
jusqu'au milieu du XXe. Les problèmes politiques relèvent de la compétence des historiens et des politologues ; quant aux œuvres littéraires, elles sont l'apanage des spécialistes de la littérature polonaise ;
à eux d'étudier le Pan Tadeusz de Mickiewicz (1834) ou la Comédie
non divine (1833) de Julius Slowacki. En dehors du [41] territoire polonais la culture polonaise est à peu près ignorée, rendue inaccessible
par l'obstacle de la langue. Les chefs-d'œuvre polonais demeurent
marginaux par rapport au domaine européen ; à peine s'ils reçoivent
de temps en temps un coup de chapeau respectueux de la part des artisans de ce qu'on appelle « littérature comparée ». Or la configuration
du romantisme européen dans son ensemble se trouve faussée lorsqu'on néglige la présence polonaise, le réseau des hommes et des affiliations, l'internationale des passions, haines et sympathies, l'invisible
présence, comme en filigrane, de ce peuple martyr, sentinelle de l'espérance messianique à tous les carrefours de l'Occident. Les œuvres
littéraires apparaissent comme des expressions de cette protestation
transcendante en laquelle s'est muée l'existence polonaise, privée du
droit de figurer concrètement sur la terre des vivants.
Le romantisme polonais est un romantisme national parmi les
autres ; cas particulier, cas privilégié, car le style de l'existence romantique, dans la parole et dans l'action, s'accorde avec les malheurs d'un
peuple souffrant et persécuté. D'où la présence des émigrés polonais
dans toutes les conspirations, sur toutes les barricades du XIXe siècle ;
techniciens de l'insurrection chez eux, ils ont été à travers l'Europe les
commis voyageurs de la révolution. Mais leurs intellectuels, leurs
poètes ont aussi été dans l'intelligentsia occidentale les propagateurs
d'une existence sur le mode du rêve, d'une religion de l'avenir, d'un
illuminisme visionnaire où la résurrection de la patrie perdue s'auréole
de la perspective d'une restauration du royaume de Dieu, selon les
thèmes de la tradition gnostique. Dans ce conglomérat de significations parfois contradictoires, il n'est guère possible de déterminer avec
précision quels sont les traits spécifiquement polonais et les traits spécifiquement romantiques. L'essence du romantisme apparaît, dans le
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cas de la Pologne, comme une clef, révélatrice d'une intelligibilité
immanente à cette histoire pleine de bruit et de fureur dont un peuple
européen est le héros et la victime. Il ne s'agit pas ici de ce rêve de
poésie dont s'enivraient les jeunes fondateurs de l’Athenäum en 1798 ;
l'idylle a cédé la place à l'épopée, à la légende d'une nation souffrante.
Le romantisme a plus d'un sens ; aucune définition ne le définira, aucun cas particulier ne le manifestera dans la totalité de son être.
L'exemple polonais atteste une plus haute actualisation de l'existence
romantique que ne le feraient l'exemple portugais ou l'exemple britannique.
La compréhension du romantisme doit adopter la perspective d'une
interprétation globale. Le jeune Frédéric Schlegel et son ami Novalis
s'annoncent mutuellement avec enthousiasme leur projet d'écrire une
« Bible », une Somme à l'usage des temps modernes ; il s'agit de
changer la figure de la culture, de proposer aux hommes de bonne volonté une sagesse et un style de vie. Les œuvres majeures du romantisme ne se limitent pas à des livres, à des tableaux ou à des symphonies ; elles comprennent le corps franc des chasseurs de Lützow, qui
font le coup de feu contre les armées napoléoniennes en Allemagne,
[42] et les étudiants qui manifestent en octobre 1817 à la Wartburg,
pour célébrer le troisième centenaire de la Réformation en même
temps que les valeurs libérales. Les barricades de Juillet 1830 et la
grande espérance qu'elles suscitent à travers l'Europe sont des témoignages romantiques, ou encore la mort de Byron à Missolonghi, pour
l'indépendance de la Grèce, et les châteaux fantasmatiques du roi
Louis II dans les montagnes de Bavière.
Le romantisme est un art de vivre et un sens des valeurs ; maître
livre du romantisme européen, le De l'Allemagne de Germaine de
Staël présente à l’intelligentsia européenne la situation culturelle dans
un pays jusque-là dédaigné. Sur les quatre parties de l'ouvrage, la littérature et les arts n'occupent que la deuxième ; la première traite « de
l'Allemagne et des mœurs des Allemands » ; la troisième présente « la
philosophie et la morale » ; la dernière partie est consacrée à la religion et à l'« enthousiasme ». L'ouvrage n'est pas un traité de romantisme, mais il a contribué à vulgariser en Europe le romantisme allemand, à travers un vaste reportage sur la géographie spirituelle de
l'Allemagne contemporaine. Les idées, les institutions occupent une
place considérable ; la littérature n'est pas absente ; l'auteur de De la
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littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales
sait que la littérature est l'expression de la société. Les impulsions
communiquées par De l'Allemagne en France, en Angleterre, en Italie,
en Espagne et ailleurs ne sont pas confinées à l'espace littéraire, au
sens étroit du terme.
La détermination des enjeux d'une recherche est un préalable indispensable à toute entreprise de connaissance ; celui qui ne sait pas
ce qu'il cherche ne pourra savoir ce qu'il trouve, à supposer qu'il lui
arrive de trouver quelque chose. La quête du romantisme implique
une conscience au moins élémentaire de l'ampleur et de la profondeur
du champ épistémologique. Il ne s'agit pas d'étudier les productions de
quelques écrivains qui, à partir d'une certaine date et jusqu'à une certaine date, ont revendiqué une certaine appellation, ont appartenu à
une école, à un groupe qui se proclamait romantique, ou que les contemporains désignaient sous ce nom. On obtiendrait ainsi une image
qui ne correspondrait même pas à l'usage courant de ce terme, plus
vaste et beaucoup plus vague. Selon l'histoire et la technologie littéraires, il existe non pas un, mais des romantismes. Chaque tradition
nationale revendique le sien, ce qui aboutit à un émiettement de la notion selon les horizons de l'histoire et de la géographie ; mais il est
difficile de faire l'unité du romantisme dans un seul pays. La même
étiquette est revendiquée par des écoles rivales, qui se combattent parfois avec acharnement au nom de principes opposés, en matière de
politique ou de religion, ou même d'esthétique. Commun dénominateur ou commun diviseur, chaque romantisme national semble s'altérer
à mesure que passe le temps. Le romantisme de 1798 en Allemagne,
dans l'effervescence des débuts, n'a pas grande ressemblance avec la
doctrine quasi officielle que le roi romantique Frédéric Guillaume IV
s'efforce d'imposer à [43] Berlin à partir de 1840. En France, la génération de ceux qui ont vingt ans en 1815 ne saurait être confondue
avec celle qui accède à la maturité entre 1830 et 1840.
Si l'on s'en tient à des écoles romantiques, caractérisées par un
programme commun et des affiliations régulières, la question se complique jusqu'au paradoxe. Dans le domaine germanique, des écrivains
majeurs comme Hölderlin et Jean Paul se sont tenus à distance du
mouvement et ne peuvent être considérés comme des romantiques de
stricte observance. Heine, l'un des plus grands lyriques de son temps,
a férocement attaqué l'école romantique allemande. Schiller et Goethe,
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dont l'influence immédiate sur les générations romantiques fut immense, sont considérés comme des classiques, alors qu'ils ont sacrifié,
dans leur jeunesse, aux exaltations du Sturm und Drang, première
vague d'assaut où se déployaient les nouvelles valeurs. En Angleterre,
l'idée d'une école romantique ne correspond pas à une réalité historique. Byron, grand inventeur de figures et de thèmes romantiques,
n'avait que mépris pour le romantisme. Le penseur danois Kierkegaard
porte des marques évidentes et profondes de romantisme ; pourtant il
ne manque pas une occasion de critiquer les écrivains et les œuvres
qui procèdent de cette inspiration. Chateaubriand, patriarche du romantisme français, garda toujours ses distances par rapport aux querelles d'école ; l'appellation « romantique » ne le caractérise que très
incomplètement. Les moins contestables des romantiques français,
Lamartine, Victor Hugo, Alfred de Vigny, s'ils s'engagèrent effectivement dans les polémiques de leur temps, ne sont pas identifiables
entre eux, ni réductibles à une image commune du romantique moyen.
Les tendances romantiques apparaissent comme des composantes de
leur personnalité, mêlées à d'autres ; le romantisme fut une aventure
de leur vie, parmi d'autres aventures. En règle générale, ceux des témoins du romantisme qui ne moururent pas dans la fleur de leur âge
(c'est-à-dire d'une mort romantique), ceux qui moururent chargés
d'ans, souvent chargés d'honneurs, paisiblement dans leur lit, ne moururent pas romantiques.
La recherche du romantisme se perd dans les sables mouvants dès
que l'on sort de l'utilisation non critique d'un concept polymorphe.
L'usage le plus fréquent du terme ne résiste pas à l'examen. On prendra pour exemple deux honnêtes ouvrages universitaires français,
l’Histoire du Romantisme en France de Maurice Souriau (1927) et Le
Romantisme de Pierre Moreau (1957). Ces livres s'inspirent d'un découpage chronologique imposé par les besoins de l'enseignement : à la
« littérature de la Révolution et de l'Empire » succède en France un
âge romantique, lequel débuterait vers 1815 et occuperait environ un
demi-siècle. Pierre Moreau commence avec Chateaubriand et Mme de
Staël, et prolonge son histoire jusqu'à la guerre de 1870, avec Michelet et le vieux Hugo ; son ouvrage prend place dans une collection
dont le programme découpe l'histoire de la littérature française en
tranches successives. Michel Souriau, exempt de telles contraintes,
part de Rousseau et de la Nouvelle [44] Héloïse ; sa dernière partie
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évoque « le romantisme après 1851 », et traite de l'art pour l'art
(Théophile Gautier, Flaubert), pour finir avec le lyrisme d'Edmond
Rostand. Il s'agit en fait d'une histoire de la littérature française au
XIXe siècle, où Mérimée trouve sa place, aussi bien que Ponsard et
Émile Augier, et tous les écrivains notables de ce temps.
Les titres des ouvrages de Souriau et de Moreau sont conformes à
l'usage établi dans l'enseignement français où l'âge romantique englobe indistinctement la majeure partie du XIXe siècle. En Allemagne,
l'historiographie savante du romantisme a été inaugurée, en 1870, par
l'ouvrage de Rudolf Haym : Die Romantische Schule ; la référence à
l'école romantique limite le champ d'études aux écrivains engagés
dans l'aventure. Un autre ouvrage, dont les volumes successifs ont paru en 1923, 1930, 1940 et 1953, celui d'Hermann August Korff, a
tourné la difficulté en adoptant une dénomination différente : Geist
der Goethezeit, L'Esprit de l'âge goethéen. Goethe domine son
époque, sa vie fut longue, son influence assez profonde et multiple,
pour que l'on puisse regrouper tous les courants contemporains, sans
avoir à opérer de discrimination entre ce qui est romantique et ce qui
ne l'est pas, entre ce qui est plus ou moins romantique. Lorsque Roger
Ayrault intitule son ouvrage La genèse du romantisme allemand (4
volumes, 1961-1976), on ne peut s'attendre à y trouver une histoire
générale de la littérature allemande entre 1797 et 1804. L'usage français atteste cette absence de configuration précise qui est l'une des
marques du romantisme français ; comme la plupart des écrivains y
entrent plus ou moins, l'historien prend le parti d'y faire entrer tout le
monde. Balzac peut-il être considéré comme un romantique ? et Stendhal ? et Mérimée ? Dans le cas de l'Angleterre, on voit mal ce que
pourrait être une « Histoire du romantisme anglais », puisque ce mouvement ne s'est jamais rassemblé dans un groupe bien défini, qui aurait compris tous les écrivains représentatifs.
René Wellek intitule le tome II de son History of modem criticism,
qui traite de l'évolution de la critique littéraire en Europe, The Romantic Age (1955). L'âge romantique occupe la première partie du XIXe
siècle ; Wellek a constitué de toutes pièces son « âge romantique » en
rassemblant les thèses et les thèmes d'un certain nombre de théoriciens
allemands, anglais, français et italiens, choisis en fonction de leur option en faveur des idées nouvelles. Quant à ceux qui professaient des
idées différentes ou opposées, ils ne sont pas là. Le lecteur non préve-
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nu risque d'imaginer qu'à l'âge romantique, tout le monde était romantique en vertu d'un consentement universel, qui ne se rencontre jamais
dans la réalité historique. La critique non romantique ou antiromantique est restée présente en Allemagne ; elle a tenu des positions
très fortes en France, elle est demeurée prépondérante en Angleterre et
en Italie dans la première moitié du XIXe siècle. René Wellek n'a pas
eu l'intention de déformer l'histoire en vue de faire prévaloir une thèse
quelconque ; mais son comportement inconsciemment discriminatoire
montre que l'on ne peut parler d'un « âge romantique » [45] sans une
distorsion préalable de la réalité historique. Les jeunes hommes qui
proclamaient la nécessité d'un renouvellement de toutes les valeurs ne
furent jamais qu'une minorité. Certaines de leurs productions s'assurèrent l'approbation enthousiaste d'un vaste public. Le romantisme fut
parfois à la mode, avec Lamartine, avec Byron et Walter Scott, mais
on ne doit pas exagérer la portée de ce genre d'adhésion, le succès
comportant toujours une large part de malentendu. Les romantiques en
leur plus haute actualité luttent contre l'ordre établi ; ils veulent être le
sel de la terre, petite minorité, qui se heurte à la fin de non-recevoir
opposée par les masses amorphes. Le bourgeois, le philistin, voilà
l'ennemi ; or le XIXe siècle est par excellence le siècle bourgeois à
travers l'Europe.
Il serait absurde de qualifier de romantique la période française de
la Restauration et de la monarchie de Juillet, dont le type idéal est
beaucoup plus exactement défini par les figures de Joseph Prudhomme et de Jérôme Paturot que par les quelques centaines de jeunes
gens qui s'enthousiasment pour le renouveau de la littérature. La
bourgeoisie, classe sociale dominante, devient voltairienne, anticléricale et reprend à son compte les dogmes des lumières, dont les romantiques ne cessent de faire le procès. On réimprime par centaines de
milliers d'exemplaires les œuvres de Diderot, de Voltaire, de d'Holbach, d'Helvétius, etc. Le XIXe siècle anglais est un siècle de fer, où
l'économie politique importe plus que la poésie ; les valeurs bourgeoises vont connaître une apogée, sous le règne de Victoria qui accède au trône en 1837. La conscience romantique doit adopter le style
minoritaire et réactionnel d'une protestation qui se fait entendre dans
l'œuvre de Carlyle, dans les essais de Ruskin ainsi que dans les peintures de ses amis Préraphaélites. En Allemagne même, le style de vie
petit-bourgeois trouvera son incarnation adéquate dans le personnage
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de Biedermeier, au milieu du siècle ; les traits de cet anti-héros pantouflard sont déjà présents, en ordre dispersé, au beau milieu de
1' « Allemagne romantique ». Baudelaire en France, Wagner et
Nietzsche dans l'ère bismarckienne expriment d'analogues protestations contre l'ingratitude des temps, affirmant à nouveau l'inspiration
du romantisme essentiel.
Constater que le mouvement romantique, à travers l'Europe, s'est
déployé au cours de la première moitié du XIXe siècle ne permet pas
de qualifier cette période d' « âge romantique ». L'emploi de cette appellation présuppose un jugement de valeur : l'historien décrète que
les adhérents au mouvement romantique sont représentatifs de ce
temps et que leurs productions en sont les œuvres majeures. Le rassemblement de ces hommes et de leurs travaux produit une impression
d'unanimité, dont on s'autorise pour évoquer une Europe romantique,
une Allemagne, une France tout entière aux couleurs du romantisme.
Un tel totalitarisme n'est jamais réalisé dans les faits. Victor Hugo et
ses jeunes amis ont gagné, en 1830, la bataille d'Hernani, mais cette
victoire de légende se situait sur le territoire restreint d'une salle de
spectacle ; les militants du romantisme avaient affaire à forte partie, et
si leur résolution parvint à réduire au silence leurs adversaires, au [46]
moins pour quelques soirées, il s'en faut de beaucoup que la nouvelle
école ait eu définitivement cause gagnée. Par ailleurs, la question se
pose de savoir si les phénomènes culturels à eux seuls permettent de
définir un moment dans l'histoire d'un pays ou d'un ensemble de pays.
L'Europe romantique serait l'Europe des poètes, des musiciens, des
romanciers et des peintres, détachés de leurs contextes politiques, sociaux, économiques respectifs, et regroupés dans un espace commun
artificiel, dont on ferait une internationale romantique existant en soi
et pour soi, dans une contemporanéité idéale. Un tel marché commun
ne peut prendre forme que si on élimine tous les éléments divergents,
qui n'ont jamais manqué, et si l'on admet par hypothèse que l'ordre
culturel définit un ensemble autonome et séparable au sein de la réalité totale.
D'où une critique nominaliste de l'idée de romantisme ; on aurait
tort de présupposer une essence du concept, à partir de laquelle on
discriminerait ce qui est romantique et ce qui ne l'est pas. Le romantisme n'existe pas comme un modèle idéal dans un ciel platonicien des
notions éternelles ; on ne peut le définir qu'à partir des hommes et des
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œuvres qui ont adopté ou reçu cette appellation, et dont on s'efforcera
de dégager les caractères communs, en dépit de la diversité des générations historiques et des divisions géographiques. La notion perd sa
consistance et devient pour le moins problématique ; le mot ne représente qu'une désignation commode, dépourvue de validité intrinsèque.
Chacun des utilisateurs du terme doit définir la signification qu'il lui
confère pour les besoins de sa cause.
On devra renoncer à la conception d'un siècle romantique ou d'un
demi-siècle, puisque l'inspiration romantique n'est qu'une composante
de l'esprit du temps (Zeitgeist, spirit of the âge). Il y a du romantisme
dans le siècle, il n'y a pas de siècle romantique. « Aucune époque n'est
satisfaite de l'époque (Keine Zeit ist mit der Zeit zufrieden) 27 », observait Jean-Paul Richter. Le romantisme, bien loin d'affirmer l'esprit
du temps, prend son temps à contretemps, à contresens de l'histoire
qui ne travaille pas pour la poésie, pour l'intériorité lyrique, mais pour
la loi d'airain de l'industrie triomphante, pour les usines et les chemins
de fer, pour l'expansion économique sans frein et sans limite. Plutôt
que Novalis, Keats, Shelley ou le Lamartine des Méditations, les révélateurs des significations de l'époque sont Saint-Simon, prophète de
l'industrie triomphante, et Karl Marx, théoricien du Capital. Si l'on ne
considère pas seulement les belles lettres et les beaux arts, isolés de
leur contexte de civilisation, le romantisme apparaît comme le combat
retardateur de quelques poètes contre la progression inexorable de la
science et de l'industrie, contre l'avènement des masses.
À partir de 1869, le roi Louis II de Bavière fait construire, au
sommet d'une montagne des Alpes, la forteresse médiévale de
Neuschwanstein, [47] le château du cygne, digne des rêves du protecteur de Wagner. Ce délire architectural, en pleine ère bismarckienne, à
l'époque où se nouent les réseaux des voies ferrées, où les expositions
universelles commémorent le mythe du progrès technique, symbolise
la position du mouvement romantique par rapport aux valeurs dominantes de l'époque. Dans l'ordre de la culture, le réalisme, le naturalisme, dans l'ordre de la philosophie le scientisme, expriment directement les nécessités de l'heure. Louis II est un fou, auquel sa folie fera
perdre son trône et bientôt la vie. Les romantiques ne sont pas des ma27
Jean-Paul RICHTER, Vorschule der Æsthetik, 1804, V, 21 ; Werke ; hgg. von
der Preussischen Akademie der Wissensschaften, I, Bd XI, 1935, p. 70.
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lades mentaux, sauf exception, mais leur attitude atteste une forme
d'aliénation, le refus de se plier aux urgences du temps, la recherche
d'un refuge dans les consolations de l'exotisme ou de l'utopie. Leur
lutte contre les évidences entend préserver un sens menacé de la vérité
et de l'humanité ; combat du désespoir voué à l'échec. On ne saurait
parler d'un âge romantique, puisque l'âge dément le romantisme. Ces
rêveurs irréalistes n'ont pas fait l'histoire ; ils paraissent plutôt des
sous-produits, ou des laissés pour compte d'une histoire, qui s'est refusée à se plier à leurs indications. Les maîtres de l'histoire, qui ont
marqué de leur empreinte le devenir des peuples, sont des hommes
comme Metternich, puis Bismarck, réalistes politiques et machiavéliens de stricte observance.
Le nid d'aigle de Neuschwanstein, défi aux préoccupations bassement utilitaires de l'humanité vulgaire, symbolise la volonté de chercher refuge dans un lointain passé. Le mouvement romantique est lié à
la réhabilitation de la période médiévale, objet de détestation pour les
champions des lumières. Voltaire dénonce le Moyen Age, dont la
longue série de siècles voit le triomphe de l'emprise ecclésiastique,
maîtresse d'oppression et d'obscurantisme, où le déploiement de la
raison se heurte à l'oppression systématique de tous les pouvoirs.
Ceux qui luttent pour la libération de l'esprit humain prennent conscience de leur exigence dans leur opposition à ce temps mort de l'histoire, où « le sommeil de la raison enfante les monstres ». Cette attitude violemment réprobatrice culmine dans l’Esquisse d'un Tableau
historique des progrès de l'esprit humain où Condorcet, avec une outrance rageuse, présente le Moyen Age comme un enfer sur la terre,
dont les inspirateurs doivent être à jamais marqués d'infamie.
Pourtant la doctrine de la « barbarie gothique » se heurte à une opposition, discrète et mesurée, au début du XVIIIe siècle en Angleterre,
puis de plus en plus insistante. Un nouveau goût « gothique » dans
l'ordre de l'architecture, puis dans le domaine de l'historiographie et de
la littérature, prépare un renversement des valeurs. Dans les années
1770-1771, le jeune Goethe, venu poursuivre ses études à l'université
de Strasbourg, s'y lie avec son aîné Herder. Confronté avec l'admirable vaisseau de la cathédrale qui domine la vieille ville, Goethe croit
y découvrir la révélation de ce qu'il appelle l'art allemand. Ce coup de
foudre esthétique transfigure à ses yeux la signification du mot « gothique », jusque-là péjoratif, et désormais chargé d'honneur et de va-
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leur. La cathédrale est l'incarnation d'un sens de la [48] vie, dont la
richesse s'impose à celui qui erre dans la nef à travers la forêt des piliers, et s'absorbe dans la contemplation des statues. Il faut rendre
hommage aux artisans de tant de beautés ; à travers l'œuvre de leurs
mains s'exprime le génie d'un peuple, la multiple splendeur d'une culture. De cette méditation naîtra l'essai Von deutscher Baukunst (Sur
l'architecture allemande, 1773) ; Herder a fait la même expérience
aux côtés de son compagnon. L'année suivante, il publiera un petit
traité, intitulé Une autre philosophie de l'histoire (Auch eine Philosophie der Geschichte), où il prend le contre-pied de la Philosophie de
l'Histoire de Voltaire. A la perspective linéaire et progressiste adoptée
par l'historiographie des lumières, Herder oppose la thèse que chaque
époque doit être respectée et aimée pour elle-même, appréciée en vertu de ses valeurs propres qu'elle a manifestées sur la terre des
hommes. Le Moyen Age bénéficie de cette révolution du regard ;
grouillant de vie, riche en œuvres de pensée et d'art, il mérite d'être
honoré comme une grande époque de la civilisation.
Condorcet rédigera vingt ans plus tard son Esquisse férocement antimédiévale, ce qui mesure le décalage entre la culture allemande et la
culture française. Les Français devront attendre Chateaubriand et son
Génie du christianisme (1802) pour découvrir la cathédrale gothique
en sa splendeur restituée. Goethe et Herder, en 1770, sont sensibles
aux inspirations du Sturm und Drang, qui va exalter pendant une dizaine d'années les valeurs vitales. Le romantisme allemand est au bout
de l'aventure, même si, lorsque vient le romantisme, Herder et Goethe
ne s'y reconnaissent pas. A la cathédrale de Strasbourg, ils préfèrent
désormais le Parthénon. D'autres suivront la voie ouverte, en particulier les promoteurs de l’Athenäum. Le mouvement romantique à ses
débuts trouve une de ses références majeures dans la tradition gothique, opposée à la tradition hellénique inspiratrice de la culture établie. Par tradition, il faut entendre un contexte mental, un ensemble
d'images et de mythes, d'œuvres et de personnages qui hantent l'imagination, peuplent les rêves et suscitent les productions de l'art. Ainsi
s'opère un déplacement du centre de gravité de la fantaisie, une migration dans l'espace du dedans. La culture classique n'est pas abandonnée, elle doit compter avec cette présence nouvelle d'un patrimoine
retrouvé.
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La cathédrale est l'emblème de la culture médiévale ; autour d'elle
se déploie un univers où le vieux fonds germanique, remis en honneur, fait alliance avec la légende dorée des héros et des saints du
christianisme. Le primitivisme, exalté par l'œuvre d'Ossian, à partir de
1762, met à la mode les sauvages germaniques de diverses observances, en lesquels on révère les fondateurs de l'Occident. Klopstock,
en célébrant La Bataille d'Arminius, exalte les ancêtres qui ont tenu
tête à l'envahisseur romain, porteur des valeurs classiques. La culture
médiévale a donné naissance à une littérature trop dédaignée, non pas
seulement à la poésie des troubadours, mais à la mythologie des Niebelungen, aux cycles des chansons de geste, au romancero espagnol,
sources d'inspiration indépendantes de cette antiquité gréco-latine,
[49] usée comme les bancs du collège sur lesquels se sont succédé tant
de générations d'écoliers. Cette réserve de thèmes et d'images est déjà
utilisée par un écrivain aussi célèbre en son temps que Wieland, dans
son Nouvel Amadis et surtout son Obéron (1780), qui attestent la nouvelle orientation de l'attention poétique.
Le mouvement romantique s'inscrit dans ce réaménagement de la
tradition culturelle. August Wilhelm et Friedrich Schlegel, dans les
années 1790, se donnent une formation où les antiquités nationales de
l'Allemagne, de l'Italie, de la Provence, de l'Espagne tendent à supplanter les mirages pédagogiques des antiquités gréco-latines ; le
même renouvellement du goût se manifeste dans le médiévalisme de
Tieck et de son ami Wackenroder, ou chez Novalis, dans l'écrit La
Chrétienté ou l'Europe, utopie d'un nouveau Moyen Age pour le salut
de l'Occident. Ce déplacement des origines culturelles est l'un des
cheminements par lesquels le romantisme est parvenu à la conscience
de ses exigences propres. L'étymologie spirituelle se reflète dans
l'ordre linguistique ; romantique est proche de roman, jusqu'au point
parfois de se confondre avec lui ; gotisch et romantisch s'apparentent
au moment où « gothique » perd la nuance de barbarie qui l'avait si
longtemps marqué. Wieland avait caractérisé la chanson de geste
comme romantische Epopöe. Même idée dans une lettre de Frédéric
Schlegel à son frère, datée d'octobre 1791 ; le goût gothique est pour
lui une composante bien déterminée du goût romantique ; « gothique » est la désignation qui convient à la forme gigantesque et héroïque de l'ancienne littérature romantique, à laquelle s'attache encore
la barbarie des origines, par opposition à la floraison de la poésie pro-
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prement romantique 28. L'apogée de la poésie « romantique » s'affirme
dans les œuvres de l'Arioste, du Tasse, de Calderon, de Cervantès,
pour lesquelles les fondateurs de l’Athenäum se prennent d'un enthousiasme tout neuf.
Ce renversement des alliances culturelles propose l'un des aspects
fondamentaux de la mutation romantique, non seulement en Allemagne, où il est le plus apparent, mais aussi en France et à des degrés
divers dans les provinces de l'Europe. Pour les inventeurs allemands
du « romantisme », ce maître mot, ce slogan de leur entreprise de rénovation spirituelle, désigne à la fois une exigence actuelle et une période dans le devenir de la culture occidentale. L'application de l'épithète « romantique » à l'âge médiéval européen est due aux professeurs de l'université de Goettingen, premiers à appliquer les disciplines historiques au domaine littéraire, et qui reprennent à leur
compte la réhabilitation du Moyen Age. Ils utilisent le mot « romantique » pour caractériser cette période, jusque-là méconnue et ignorée,
dont ils révèlent la richesse, en s'inspirant des indications que leur
fournissaient Wieland et Herder. Le professeur J. G. Eichhorn, dans
son Histoire littéraire (Literärgeschichte), dont la première partie paraît [50] à Göttingen en 1799, décrit le « cycle romantique » des romans de chevalerie, qui s'organise autour de la figure de Charlemagne
ou des Chevaliers de la Table Ronde. L'Obéron de Wieland est une
« épopée romantique » moderne ; les Nibelungen nous proposent « la
poésie romantique des Islandais ».
Collègue de Eichhorn à Göttingen, Friedrich Bouterwek a exercé
une influence non négligeable dans le domaine de la critique littéraire,
grâce à son Esthétique (1806) et à son Histoire de la poésie et de la
prose allemandes (Geschichte der deutschen Poésie und Beredsamkeit), ouvrage dont les 11 volumes s'échelonnent de 1801 à 1819.
Bouterwek n'est pas un partisan de la nouvelle école, dont il se tient à
distance critique. Le mot « romantisch » revient plusieurs fois par
page, dans l'évocation de la littérature médiévale. La culture allemande prend son essor avec les débuts de la chanson de geste romantique (der romantischen Ritterpoesie) dans le dialecte souabe de la
28
Richard ULLMANN und Hélène GOTTHARD, Geschichte des Begriffes
« Romantisch » in Deutschland, Germanische Schriften 50, Berlin, 1927, p.
88.
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première moitié du XIIe siècle ; l'âge d'or de cette poésie épique romantique se situe du XIIe au XIVe siècle ; ensuite elle décline jusqu'au
XVIe siècle, où les Maîtres chanteurs ne proposent plus que des rimailleries médiocres. Les premiers effets de la Renaissance se heurtent aux rémanences de l'ancienne manière romantique de penser et
d'écrire 29. Le mot « romantique » tire son origine de l'influence exercée par les peuples romans sur les populations germaniques. Celles-ci
se laissèrent marquer par la langue et la culture romanes, même lorsque les Germains eurent imposé leur domination aux hommes du Midi. « Ainsi le goût allemand devint dépendant du goût roman. Le romantisme même (das Romantische), qui tire son nom des langues romanes, devint indigène en Allemagne, mais jamais national (national)
au point de ne pas se référer toujours plus ou moins à un modèle italien espagnol, ou français 30. »
Le romantisme médiéval en Allemagne est le produit d'influences
méridionales. Mais le concept « romantique » garde des résonances
« romanesques », dans l'évocation des aventures des héros des chansons de geste. Bouterwek insiste sur le thème de 1' « amour romantique » (romantische Liebe), étranger aux Anciens, qui transfigure la
femme au point de presque la diviniser. Selon Herder, cet amour romantique, à travers l'Espagne, serait de provenance arabe. Bouterwek
rejette cette hypothèse ; l'exaltation chevaleresque de la femme, la
mise en honneur de la chasteté, thèmes étrangers aux Orientaux, trouvent leur source dans la religion chrétienne 31. La catégorie « romantique » est présentée comme caractéristique majeure du Moyen Age.
« Vers la fin du XIIIe siècle, lorsque la poésie moderne qui se différencie de la poésie romantique des siècles du Moyen Age, naquit en
Italie avec Dante Alighieri, l'âge d'or de l'authentique chanson [51] de
geste romantique n'avait pas encore pris fin en Allemagne 32. »
Regroupant un certain nombre de configurations spirituelles et littéraires, cette acception du romantisme propose une référence majeure
du renouvellement de la conscience culturelle. Dans son cours d'esthé29
30
31
32
Friedrich BOUTERWEK, Geschichte der deutschen Poésie und Beredsamkeit,
Band I, Goettingen, édit. de 1812, pp. 14-15.
Ibid., p. 9.
Op. cit., t. I, éd. de 1809, p. 20.
Éd. de 1812, p. 12.
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tique, Hegel consacre un chapitre à l'« architecture romantique »,
c'est-à-dire médiévale. « L'architecture gothique du Moyen Age, qui
constitue le centre caractéristique du romantisme proprement dit, a été
considérée pendant longtemps, surtout depuis la diffusion de la domination du goût artistique français, comme une chose grossière et barbare. De nos jours, ce fut surtout Goethe qui, dans la fraîcheur juvénile de sa conception de la nature et du monde, en opposition avec les
principes des Français, la remit en honneur, et depuis lors on a appris
de plus en plus à apprécier dans ces œuvres grandioses leur adaptation
au culte chrétien, ainsi que l'accord qu'elles réalisent entre la formation architectonique et l'esprit intime du christianisme 33. »
La notion de romantisme comporte une ambiguïté : ses premiers
champions se proposent comme des tenants de la modernité, opposés
aux traditions régnantes, en même temps qu'ils reprennent une autre
tradition historique, et font élection d'un moment privilégié du passé.
Bouterwek, lorsqu'il en vient, dans son histoire de la littérature, à la
période contemporaine, se trouve confronté avec le romantisme moderne, à l'égard duquel il ne dissimule pas son antipathie. Il faudrait
donc distinguer au moins deux romantismes, l'ancien qui fait figure
d'âge d'or, et le nouveau ou prétendu tel (die neue Schule der sogenannten Romantiker) 34. Le néo-romantisme est défini par son dédain
pour l'antiquité grecque et latine, et la reconnaissance de la poésie du
Moyen Age comme principe d'un classicisme aussi valable que le
classicisme traditionnel. La nouvelle inspiration, pour prendre conscience de soi, éprouve le besoin d'un retour en arrière, avec le risque
inhérent à une telle attitude. Réfugié dans son château de
Neuschwanstein, Louis II prend congé du siècle, pour vivre dans une
irréalité qu'il s'est créée de toutes pièces. Hegel n'a pas tort d'appeler
« architecture romantique » le style gothique ; l'âge romantique n'a
produit, dans le domaine monumental, que des pastiches et des restaurations à la Viollet-le-Duc ; on lui doit la notion de « monument historique », la reprise de la construction de la cathédrale de Cologne par
Frédéric Guillaume IV, les châteaux de Louis II, le château de Pierrefonds, le château de la Pena à Cintra, et même le Haut Koenigsbourg
33
34
HEGEL, Esthétique, trad. S. Jankélévitch, Aubier, t. III, 1943, p. 81.
BOUTERWEK, op. cit., Bd XI, 1819, p. 368.
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en Alsace, reconstitué à grands frais pour le bon plaisir de Guillaume II.
Si le romantisme est déjà dans le Moyen Age, il est surprenant que
personne, avant 1800, ne s'en soit aperçu. Et si son intention maîtresse
est de susciter un nouveau Moyen Age spirituel, on comprend mal
qu'il ait pu se présenter comme une attitude révolutionnaire. [52] Frédéric Schlegel, dans le Fragment 116 de l’Athenäum, définit le romantisme comme une « poésie progressive universelle (progressive Universalpoesie) ». Peu après, Schleiermacher, dans ses Lettres intimes
sur la Lucinde, présente l'esprit romantique comme « le principe révolutionnaire de progrès de notre époque ». L'enthousiasme des initiateurs atteste qu'ils avaient conscience d'incarner une jeunesse de la
vérité et de la beauté, comme un défi jeté à la face des tenants des valeurs instituées. Il s'agissait pour eux d'un grand commencement ; un
précédent, garant des accomplissements à venir, marque non pas une
régression, mais un progrès, car le Moyen Age retrouvé enrichit la
mémoire de l'humanité, et lui permet d'aborder l'avenir avec un patrimoine élargi de significations. Le romantisme du Moyen Age ne pouvait devenir manifeste qu'aux yeux d'une conscience, d'une imagination déjà romantiques, comme étaient celles de Goethe et de Herder en
1770. Dans la cathédrale de Strasbourg, ils ont cherché ce qu'ils
avaient déjà trouvé ; ils ont trouvé ce qu'ils cherchaient. Pareillement,
l’Histoire de la littérature allemande de Bouterwek n'est pas seulement l'œuvre d'un professeur appliqué à faire son cours, mais un écho
des grandes circonstances qui agitent le domaine germanique. L'Allemagne souffrante et triomphante dans les remous de la révolution de
France, puis sous l'occupation napoléonienne, a besoin d'une conscience à la mesure des temps nouveaux et des tâches nouvelles. Intellectuellement et spirituellement, l’Histoire de Bouterwek est contemporaine des Discours à la nation allemande de Fichte ; elle crée son
objet. Quinze ans à peine séparent la publication des premiers volumes de la mort de Frédéric II (1786), lequel ne croit pas à l'existence
d'une littérature allemande, lit, écrit, pense en français. Entre Frédéric
et Bouterwek se déploie la durée créatrice d'une révolution culturelle.
Le détour par le Moyen Age permet au domaine germanique d'acquérir des lettres de noblesse au moment où une floraison subite de
penseurs et d'écrivains fait de lui un lieu d'élection de la philosophie et
de la culture. Sturm und Drang, classicisme, romantisme se suivent et
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s'entremêlent ; le ressourcement médiéval permet d'établir une perspective de continuité. Il y aura désormais une littérature allemande
parmi les grandes littératures de l'Occident. A un moindre degré, les
romantismes nationaux auront une fonction analogue dans leurs traditions respectives. La réévaluation du Moyen Age développe un intérêt
pour les monuments et les textes, pour les œuvres de toute espèce en
lesquelles on se plaît à reconnaître des expressions du génie indigène.
Le XIXe siècle voit se réaliser partout la remise en honneur des antiquités nationales ; l'histoire de la culture occidentale, qui commençait
naguère à l'âge renaissant, reporte plus haut ses origines ; la philosophie, l'histoire des arts et de la civilisation voient s'ouvrir de nouveaux
champs d'expérience, là même où ne s'étendait auparavant qu'un immense vide culturel.
La référence médiévale exprime dans la rétrospection culturelle la
mutation de la conscience de soi, qui change la figure de la réalité [53]
humaine. Le Moyen Age n'est plus ce qu'il était au XVIIe et au XVIIIe
siècles. Le nouveau regard a suscité un nouveau sens du passé, en
même temps qu'il a modifié le visage du monde présent grâce à un
sentiment de la nature, entré peu à peu dans les mœurs culturelles. Si
le romantisme militant fut le fait de quelques individus dans la masse
d'une époque inattentive, l'influence de ces champions a fini par prévaloir. La réhabilitation du Moyen Age révèle que l'enjeu du romantisme ne se réduit pas à des disputes entre critiques littéraires sur le
thème des trois unités, la hiérarchie des genres ou la structure du vers.
Ces débats présentent l'efflorescence d'une préoccupation globale qui
remet en question le sens de la civilisation et le destin de l'homme
dans l'univers. Les romantiques prenaient leur temps à contretemps ;
le siècle des chemins de fer, de la barbarie industrielle et technologique ne travaillait pas pour eux. En deuxième analyse pourtant, malgré ses échecs et ses erreurs, le romantisme a ajouté une dimension à
la conscience humaine, révélé un sens de l'existence qui, avant lui, se
cherchait sans être parvenu à pleinement s'affirmer.
Le romantisme en son essence est cette attitude de l'être humain
qui conditionne aussi bien l'insurrection permanente du peuple polonais que la construction du nid d'aigle de Neuschwanstein ou la critique de l'économie politique, « science de malheur » (dismal science),
par Carlyle. Les Hymnes à la Nuit de Novalis, la pensée de Schelling,
Notre-Dame de Paris et la Préface de Cromwell, les Lyrical Ballads,
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mais aussi l’Histoire de France de Michelet et la nouvelle philologie
indo-européenne, sans doute même l'opéra wagnérien, et bien d'autres
productions dans l'ordre des sciences, des lettres et des arts, de la politique et de la religion, sont des expressions d'une même volonté d'être
qui cherche à prendre forme à travers l'ensemble occidental.
Une sensibilité se manifeste dans la conception de l'homme, du
monde et de Dieu. Frédéric Schlegel et Novalis, en leurs jeunes enthousiasmes, se plaisaient à concevoir leur entreprise comme la tentative d'une nouvelle Encyclopédie, projet dont la désignation atteste
qu'il s'agit d'un renouvellement de la vérité. La poésie dont ils rêvent
n'est pas un jeu de mots, un jeu avec les mots ; elle est une poétique,
ou une poiétique, une parole créatrice et initiatrice, dont l'ambition, de
caractère orphique, serait de susciter un monde nouveau selon l'inspiration de valeurs plus fidèles à l'authentique vocation de l'homme. La
recherche du romantisme doit tenter de réaliser ce grand tour de l'Encyclopédie, qui hantait les rêves de Novalis ; elle doit dégager les
principes communs, les racines d'un savoir qui se présente en ordre
dispersé dans des productions de toute espèce, dont les étymologies
demeurent inapparentes.
Il existe une épistémologie romantique, dont la marque se retrouve
dans la théologie et la philosophie, dans la psychologie et l'anthropologie, dans les sciences de la nature et de l'homme. La nouvelle orientation de la spéculation, influencée par les développements des [54]
connaissances électriques, suscite une physique, une géologie, une
cosmologie conformes à une interprétation de la nature qui rompt avec
le mécanisme des XVIIe et XVIIIe siècles ; la biologie romantique,
fondée sur la communion intuitive avec la nature vivante, engendre
une théorie et une pratique médicales, qui devaient s'effondrer sous le
mépris du positivisme triomphant avant de revenir en force sous les
apparences convaincantes de la psychanalyse contemporaine. De leur
côté les sciences humaines ont interprété selon leurs perspectives les
indications spécifiques de la présence au monde romantique ; de là
une nouvelle intelligibilité en matière de philologie et de linguistique,
d'histoire, de géographie, de politique, de sociologie, sous l'influence
directrice du concept d'organisme. La théorie des sciences humaines,
dans l'œuvre de Dilthey, est de provenance romantique. Les arts et la
doctrine esthétique n'échappent pas à cette transformation des significations. La mutation romantique commande une mobilisation générale
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de l'inspiration ; elle ouvre les portes de l'aventure et de la liberté.
Poètes, peintres, musiciens, délivrés de la servitude des règles, découvrent le chemin de la vie, de l'invention lyrique et de la spontanéité.
Repris de génération en génération, ces thèmes prouveront leur fécondité, dont l'une des attestations originales est l'entreprise du surréalisme.
L'âge romantique consacre l'avènement d'un style de vie, d'intelligence et de sensibilité, appelé à devenir pour la suite des temps une
constante de culture. Il ne s'agit pas là d'un ensemble de phénomènes,
dont le romantisme constituerait la somme ou le système, mais d'un
horizon, d'un espace mental où viendraient prendre place les pensées
et les œuvres. Aucun de ces éléments ne peut prétendre occuper la totalité de l'espace en question, et chacun ne s'y inscrit que pour une part
de son contenu. Chaque temps, chaque peuple, chaque discipline incarne à sa manière l'inspiration romantique ; celle-ci fait alliance, en
matière d'art ou de science, avec des éléments de provenance différente. Entre les cultures européennes, et à l'intérieur de chacune
d'elles, des décalages chronologiques et des divergences de sens demandent à être précisées. On ne peut parler du romantisme dans un
seul pays ; l'une des découvertes romantiques est précisément la mise
en lumière d'une tradition solidaire de l'Occident, distincte de la tradition classique des humanités. De ce temps datent l'idée et la pratique
d'une confrontation des cultures qui prépare les voies d'une culture de
la confrontation. Goethe fut le premier à parler d'une Weltliteratur.
Constante de culture, le romantisme apparaît comme une catégorie
transhistorique, irradiant l'histoire culturelle dans l'ensemble de son
devenir. Il ne s'agit pas d'une mode littéraire qui aurait régné dans la
première partie du XIXe siècle ; conception absurde, car il n'y a pas eu
d'année zéro du romantisme, ni d'année terminale. Le romantisme a
existé au présent, dans un moment historique ; mais il s'est projeté
dans le passé médiéval et renaissant, et il n'a pas cessé de susciter
dans le futur des hommes et des œuvres en lesquels revivait son esprit.
Fonction [55] de l'existence, de la création et de l'interprétation, le
romantisme serait donc une manière de s'affirmer en esprit sur la terre
des hommes, en donnant sens au monde et à soi-même selon l'exigence de certaines valeurs.
Une telle approche permet d'échapper aux problèmes de l'érudition,
qui se demande par exemple si telle ou telle personnalité mérite l'ap-
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pellation « romantique », authentifiée par l'affiliation à un groupe reconnu comme tel. Le romantisme n'appartient à personne en propre ;
aucun individu ne présente un romantisme de plein exercice, un romantisme à cent pour cent. Le modèle idéal du romantisme demeure
un foyer imaginaire vers lequel convergent les significations du domaine humain. Il n'est pas présent, en chair et en os, dans l'univers des
travaux et des œuvres ; il est ce point focal, par-delà l'horizon, qui rassemble des perspectives de fuite demeurées diverses en ce bas monde.
Les caractères incompatibles, les critères opposés, les partis pris adverses se réconcilient, comme les parallèles, à l'infini. Entre les romantismes individuels, entre les romantismes nationaux, il y a des différences de degré, de valeur et de valence. Ils ne se situent pas tous
sur une même ligne, à égale distance d'un inaccessible achèvement.
Cette dispersion des réalisations, dont aucune ne peut être considérée
comme ayant atteint à la plénitude de la qualification, permet de lever
des contradictions artificielles sur lesquelles les critiques se plaisent à
insister. Le romantisme s'incarne dans des figures et des œuvres très
différentes, qui peuvent se contredire ; il peut y avoir un romantisme
de droite et un romantisme de gauche, jusque dans la revendication la
plus extrême, sans qu'il soit besoin de choisir l'un ou l'autre, puisque
l'essence se situe en deçà ou au-delà de l'option politique, de l'option
religieuse ou irréligieuse.
Selon A. O. Lovejoy, il conviendrait de distinguer en Europe plusieurs romantismes, spécifiquement différents, en dépit des liaisons et
affinités apparentes. René Wellek, au contraire, estime que « romantisme » ne doit pas se dire au pluriel ; il existe une articulation intelligible entre les provinces historiques et géographiques, assurant l'unité
de l'ensemble. L'opposition entre les deux conceptions n'a de sens que
si l'on entend, sous le nom de romantisme, la totalité empirique des
œuvres, des hommes et des événements dispersés dans l'espace-temps
humain. Alors, on s'efforce d'établir des liaisons, des solidarités, en
relevant des chaînes de faits que l'histoire de la littérature considère
comme des relations de cause à effet. On optera pour l'unité ou la diversité intrinsèque du romantisme à proportion du degré de rigueur
des enchaînements ainsi obtenus. Mais si le romantisme est un modèle
idéal, irréalisable dans l'existence, une configuration régulatrice qui
donne sens aux événements sans s'identifier à eux, alors le romantisme apparaît comme un thème d'ensemble, dont la consistance re-
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médie à la précarité des accomplissements historiques. Le romantisme, rapport au monde et style de vie, opère le rassemblement de
tout ce qui l'invoque sur la terre des hommes, au XIIe siècle ou au
XXe. La méthodologie positiviste, qui ne connaît que les « faits », ne
parvient pas à interpréter le [56] romantisme, si le romantisme est une
inspiration, que les faits trahissent toujours. L'éparpillement des indications empiriques dans l'espace-temps ne trouve de remède que dans
la référence à un monde intelligible, où se rétablit entre les hommes et
les événements une contemporanéité idéale, qui compense les insuffisances de la réalité historique.
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[57]
Les sciences humaines et la pensée occidentale.
Tome IX. Fondements du savoir romantique.
Situation historique
du romantisme:
romantisme et révolution
Retour à la table des matières
Le romantisme historique a permis la révélation du romantisme
éternel qui, une fois incarné dans les œuvres des hommes, se projette
vers le passé et vers l'avenir, et propose une nouvelle dimension de
l'intelligibilité culturelle. Avant le début du XIXe siècle, la situation
du monde humain n'était pas propice à l'interprétation romantique de
l'existence ; un renouvellement de la situation de l'humanité a rendu
possible la prise de conscience de la perspective axiologique aujourd'hui désignée par l'appellation « romantisme ».
La conscience romantique est la configuration mentale correspondant au remembrement du domaine européen sous l'effet de la Révolution française. L'ordre des sociétés humaines correspond à une structure formulée par l'aménagement juridique institué et par les traditions
établies ; les pensées, les croyances, les comportements et les mœurs
s'articulent dans l'agencement stable du genre de vie propre à un milieu, à un peuple en un temps donné. L'ancien régime, à travers l'Europe, imposait à tous les hommes un ordre vertical, doté d'une consistance ontologique ; le pouvoir émanant de Dieu, incarné dans la personne du souverain, patronnait une structure immémoriale garantie
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par la Providence. L'individu trouvait, dès sa naissance, la place qui
lui était assignée par l'hérédité ; il assumait à son tour, dans le grand
jeu social, le rôle qu'avaient joué avant lui ses ancêtres. Bossuet avait
été l'un des derniers théoriciens de cet ordre transcendant soumis aux
seules finalités imposées par la volonté divine, et où toute intention de
progrès, toute velléité de changement paraît non seulement inutile,
mais blasphématoire.
Cet ordre quasi-platonicien se trouve mis en question au XVIIIe
siècle par l'empirisme rationnel, qui rejette la transcendance, et, substituant à la toute-puissance divine l'arbitrage d'une raison militante, se
découvre capable d'aménager selon ses propres normes le domaine
humain. L'armature ontologique cède la place à une armature intellectuelle, plus souple, susceptible de retouches qui tiendront compte des
[58] progrès de la connaissance. L'immobilisme de naguère est remplacé par une mentalité où la possibilité du changement mobilise le
sens de l'existence. L'idée de progrès continu s'impose comme un impératif de la conscience militante. Illuminés par les neuves lumières,
les souverains de bonne volonté entreprennent de réformer le statut
politique, social, économique de leurs États. L'humanité marche vers
un monde meilleur, d'où seront bannies les coutumes irrationnelles,
les erreurs et injustices, dans une atmosphère générale de confiance et
d'euphorie.
La révolution de France se situe dans cette perspective philanthropique et cosmopolitique. La France n'a pas eu de souverain éclairé,
comme la plupart des pays d'Europe. Faible et irrésolu, le jeune
Louis XVI ne manquait pas de bonne volonté, mais de volonté. Il n'eut
pas la fermeté suffisante pour soutenir son ministre Turgot qui, s'il
avait pu aller jusqu'au bout de ses projets, aurait pu assurer à la France
l'économie de la Révolution. La chute de Turgot, l'aggravation d'une
crise financière dont la solution aurait exigé autant de hardiesse que
d'imagination, jettent le pays dans l'aventure d'un changement radical
de l'ordre établi. En prenant l'initiative d'introduire eux-mêmes les lumières dans l'administration de leurs États, les souverains éclairés se
réservaient la possibilité de contrôler le changement. En France, le roi
n'a pas voulu réaliser les réformes ; la révolution se fera sans lui,
contre lui. D'où le caractère totalitaire de la mutation. Pour la première
fois, la raison prend le pouvoir dans une des plus puissantes nations
d'Europe, sans se heurter à une résistance sérieuse.
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Sous le regard admiratif de l'intelligentsia européenne, les événements de 1789 déploient une expérimentation concrète à l'échelle d'un
peuple de vingt-cinq millions d'habitants. L'espace mental des lumières, ordonnancement intellectuel abstrait, s'incarne en un espace
vital. Le droit naturel descend du ciel des idées sur la terre des
hommes ; chaque Français, sous le règne de l'égalité, s'offre aux yeux
de l'univers comme la figure de l'homme et du citoyen, substituable à
chacun de ses semblables, dans l'ordre clair d'une vie sociale axiomatisée par la constitution, qui assure à tout individu la garantie de ses
droits fondamentaux... De la réussite de l'entreprise dépend le jugement final sur la grande espérance des lumières. La Révolution sera
l'accomplissement des temps, le passage à la limite dans la conquête
de la vérité et son instauration définitive parmi les hommes ; ou bien
elle sanctionnera l'échec de l'espérance : une nouvelle période de l'histoire devra prendre acte de cette faillite, et recourir à des principes différents de ceux en lesquels les hommes du XVIIIe siècle avaient découvert le sens de l'avenir. Dans les deux cas, 1789 doit être une fin et
un commencement, un seuil une fois franchi, et qui n'autorise pas de
retour en arrière. Dès les premiers débats des assemblées révolutionnaires, l'apparition de la formule « ancien régime », pour désigner le
système politique et social de la France d'hier, implique l'avènement
d'un régime nouveau sans commune mesure avec l'ordre aboli. Rien
désormais ne sera plus comme avant, ni personne.
[59]
L'abolition des privilèges, la suppression des institutions qui formaient la structure archaïque et complexe de l'ancien régime, permet
aux législateurs de repartir à zéro, pour substituer au désordre né des
hasards de l'histoire un ordre conforme aux normes de l'intellect.
L'expérience fera autorité pour l'Europe entière ; triomphante ou ratée,
la révolution de France sera un modèle dont les diverses nations auront à tirer, chacune pour sa part, les conséquences. Or il apparaît, dès
1791, que la Révolution ne tient pas ce qu'elle promettait. Elle ne parvient pas à instituer un ordre rationnel, fondé en justice et en vérité, où
les droits de chacun seraient intégralement respectés. La simplicité
radicale des revendications engendre, à l'usage, des complications imprévisibles, des révolutions dans la révolution. Les hommes de bonne
volonté qui voulaient faire de cette volonté bonne la loi des rapports
humains découvrent les contradictions irréductibles de l'existence en-
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gagée parmi les remous obscurs de l'histoire. Sous le choc de l'événement, les convictions se défont et se refont ; les acteurs, les témoins
passent du pour au contre ou du contre au pour, brûlant ce qu'ils
avaient adoré, et plutôt deux fois qu'une. La réalité semble se dérober
aux prises de l'intellect ; les révolutionnaires au cœur pur découvrent
un peu partout l'opiniâtre résistance du Mal, qui exaspère leur fanatisme du Bien.
Au lieu de l'apothéose de la Raison, la France a vécu la Terreur,
apothéose de la passion fratricide. Le tribunal révolutionnaire et la
guillotine sanctionnent l'échec du droit naturel ; l'échec du cosmopolitisme est manifesté par les guerres toujours recommencées de la
France révolutionnaire contre ses voisins, l'échec de la démocratie rationnelle est mis en pleine lumière par le rétablissement du despotisme
en la personne du général Bonaparte. Le peuple souverain, incapable
de mettre en œuvre sa souveraineté, se jette dans les bras d'un sauveur
militaire, chargé de gérer à sa place les responsabilités de la liberté.
Napoléon sera, avec quelque retard, le despote éclairé qui avait manqué à la France du XVIIIe siècle. Éclairé, parce que lui-même issu de
la Révolution, dont il sauvegarde certains principes essentiels, dans
l'ordre juridique et administratif — mais despote, en ce que la raison
d'État l'emporte à ses yeux sur les droits de l'homme et du citoyen.
L'Empereur ne rétablit pas l'ancien régime, mais il se fait sacrer par le
pape, renoue avec l'Église catholique l'alliance traditionnelle, et met
en place de nouvelles catégories de privilégiés. Les survivants de la
Révolution seront faits comtes ou barons d'Empire, membres de
l'ordre de la Légion d'honneur, nantis de riches dotations, qui les attachent à l'ordre nouveau.
Les élites de l'Europe assistent avec surprise, avec consternation,
avec ironie, à la rapide succession des événements. L'intelligentsia
internationale doit se soumettre à l'évidence : la Révolution dévore ses
enfants ; elle emploie les pires moyens pour arriver à ses fins et
sombre dans d'inexpiables contradictions. Les peuples voisins de la
France se trouvent d'ailleurs bientôt entraînés dans la tourmente, acteurs d'un drame dont ils sont appelés à faire les frais. Ceux-là [60]
mêmes qui éprouvaient de la sympathie à l'égard de la Révolution
doivent reconsidérer leur jugement lorsque les troupes républicaines et
impériales occupent les villes et les villages, et, si elles ne les brûlent
pas, les soumettent à de lourdes contributions. Le rêve d'une répu-
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blique universelle des citoyens du monde est démenti par l'expérience ; la politique extérieure de la République, sous couvert d'émancipation des peuples opprimés, poursuit l'intérêt bien entendu de la
nation française. Les républiques sœurs du Directoire et les États vassaux dont Napoléon confie la gestion à des membres de sa famille,
sont des protectorats français, appelés à seconder la politique de Paris.
L'œcuménisme révolutionnaire, qui suscitait un peu partout des Français in partibus infidelium, ne résiste pas à l'épreuve des faits. Aboutissement de ces espérances initiales, la Grande Armée napoléonienne
rassemblera des contingents d'un certain nombre de pays d'Europe,
embrigadés au service d'une cause qui n'était pas la leur, et jetés pêlemêle sur la route de Moscou.
La Révolution française met en cause l'ensemble du domaine occidental. Seule auparavant la Réformation, autre coupure irréversible,
avait eu un retentissement comparable. Le XVIIIe siècle avait mis en
honneur dans la politique internationale la notion d'équilibre européen, inspirée par le souci de maintenir entre les puissances un régime
de stabilité. Ce système de sécurité est détruit par les révolutionnaires,
comme un héritage de l'ancien régime. Les armées françaises, instrument neuf et redoutable, bouleversent la carte politique de l'Europe.
Les confins de la République deviennent des terrains de parcours pour
les « missionnaires bottés », qui changent la figure de l'Italie, et s'enfoncent jusqu'à Naples. Napoléon supprime d'un trait de plume la
structure archaïque du Saint-Empire romain germanique, vieux de huit
siècles, rendant possible la constitution de l'Allemagne moderne. Le
tsar est chassé de Moscou, le roi de Prusse repoussé jusqu'à Kœnigsberg, des contingents espagnols occupent le Danemark, les Bourbons
de Naples et la famille royale d'Espagne sont réduits à l'exil. Le roi
Jean VI du Portugal, chassé de Lisbonne, s'embarque pour Rio de Janeiro, en 1808, avec sa cour, son armée et sa bibliothèque ; le Brésil
est redevable à Napoléon de sa croissance et de son indépendance.
L'Angleterre indomptée, mise au ban de l'Europe, traverse l'une des
périodes les plus périlleuses de son histoire.
En dehors du piétinement des armées et de la rumeur des batailles,
se poursuit le va-et-vient de l'immense foule des personnes déplacées,
qui doivent abandonner leur lieu traditionnel et leurs biens pour chercher en terre étrangère un refuge à l'abri de la persécution et de la
mort. L'émigration, qui débute au lendemain du 14 juillet 1789, repré-
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sente un aspect majeur de la mutation matérielle et morale. Dans les
pays touchés par la Révolution, la redistribution de l'ordre social met
hors la loi une partie de la population, généralement constituée par des
privilégiés dépouillés de leurs privilèges. Non seulement les aristocrates et les prêtres français, mais les patriciens suisses, la noblesse
italienne, le roi d'Espagne, le pape lui-même se trouvent [61] réduits à
la condition d'exilés, sans feu ni lieu. L'émigration entraîne un brassage des élites, une expérience contrastée de la condition humaine.
Dépouillé de l'ancrage traditionnel dans les sécurités familières, réduit
à l'errance, à la pauvreté, à la suspicion, l'émigré est invité à une réflexion ontologique sur la condition humaine ; le pacte d'alliance tacite qui assurait son équilibre mental au sein du paysage établi se
trouve rompu. On peut généraliser ; tous les hommes, même s'ils ne
changent pas de place, doivent réaliser pour leur compte l'expérience
de l'exil. Si l'environnement spirituel change, si les valeurs établies
subissent une mutation radicale, ceux qui ne bougent pas ont conscience de devenir des personnes déplacées au sein de leur propre pays,
sous l'effet de la substitution d'un ensemble d'évidences à un autre.
Témoins de l'actualité quotidienne, les Européens voient s'effondrer
un univers et se trouvent contraints de reconstituer sur d'autres fondements l'ordre intime de leur personnalité.
Dans ses intentions premières, et dans son échec, la révolution de
France suscite à travers l'Europe une révolution spirituelle plus profonde que les remembrements politiques. Cette révolution des profondeurs est le romantisme, adaptation aux nouvelles évidences, aux
changements dans la configuration de l'Europe. Fernand Baldensperger (Le Mouvement des idées dans l'émigration française, 1925) a
montré l'importance de l'expérience de l'exil dans la formation de la
conscience romantique en France. L'émigré Chateaubriand, l'émigré
Senancour, l'errante Mme de Staël suffisent à justifier cette thèse. La
nation polonaise est une nation en exil, dans sa diaspora à travers le
monde, ou même à l'intérieur de ses propres frontières, qui n'ont
d'existence que dans le cœur des Polonais. En Espagne, au Portugal, le
romantisme fait une tardive apparition lorsque rentrent au pays les
proscrits, rapportant avec eux les mœurs littéraires de Londres ou de
Paris. La merveilleuse histoire de Peter Schlemihl ou l'homme qui a
perdu son ombre (1814) d'Adelbert von Chamisso, œuvre d'un enfant
d'émigrés français, qui hésitera toute sa vie entre les deux nationalités,
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met en scène l'insécurité ontologique de celui à qui fait défaut l'enracinement dans la patrie. Le mot Heimweh, catégorie maîtresse du romantisme allemand, évoque l'errance de l'homme qui a perdu son lieu
et souffre du « mal du retour », cherchant à réintégrer le centre idéal
où la plénitude est possible. Byron et Shelley proposent d'autres
exemples d'une émigration pour raisons personnelles jusqu'à ce que
mort s'ensuive. Au temps des guerres napoléoniennes, l'Occident entier, de Naples et Lisbonne à Moscou, et du Caire à Copenhague ou à
Vienne, a été balayé par la masse cosmopolite des guerriers errants,
exilés involontaires au service d'une aventure qui les arrachait aux horizons familiers et leur révélait les richesses d'ailleurs. L'enfant Henri
Heine a reçu dans la vallée du Rhin les leçons de l'humble tambour
Legrand, et les jeunes officiers de l'armée russe rapportèrent de l'occupation de Paris en 1815 des thèmes dont la fermentation devait alimenter le mouvement des [62] idées politiques et littéraires dans l'empire des tsars au cours du XIXe siècle.
Les mots « Révolution » et « Restauration », en dehors de l'histoire
française, désignent des moments de l'histoire européenne, où chaque
pays doit s'accommoder comme il peut de la mutation globale qui affecte la communauté humaine. Comme l'écrit Jacques Barzun, « le
facteur qui unifie les hommes à un moment donné, ce n'est pas leurs
philosophies individuelles, mais le problème dominant que ces philosophies ont pour mission de résoudre. Dans la période romantique,
(...) ce problème était de créer un monde nouveau sur les ruines de
l'ancien. La Révolution française et Napoléon avaient fait place nette
(...). Les penseurs critiques du XVIIIe siècle avaient détruit leur propre
résidence. La génération suivante devait construire ou périr. D'où nous
concluons que le romantisme est avant tout constructeur et créateur ;
c'est ce que l'on pourrait appeler une époque de dissolution 35. » Le
romantisme, dans les diverses régions de l'Europe, est la tentative
d'une réponse au défi des circonstances, qui suscitent l'avènement
d'une nouvelle conscience de soi.
L'époque révolutionnaire a mis en circulation des thèmes et des valeurs, brusquement dotés d'une retentissante actualité. Ce qui n'était
jusque-là que spéculation abstraite, objet de complaisance solitaire
35
Jacques BARZUN, Classic, Romantic and Modern, New York, Doubleday
Anchor Books, 1961, p. 14.
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81
pour quelques intellectuels isolés, s'incarne dans le cri d'un peuple
soulevé, au début, d'un enthousiasme quasi unanime. Ce cri emplit
l'espace jusqu'aux limites de l'Occident. Liberté, Égalité, Justice,
Constitution, Droit à l'insurrection deviennent les mots d'ordre d'une
revendication pour la reconnaissance des droits de l'homme et du citoyen. Cette définition axiologique de la condition humaine possède
une évidence intrinsèque, une puissance persuasive si forte qu'elle sera
reçue, sans distinction de frontières et sans limite de temps, à travers
l'espace humain. La « révolution » sera désormais une catégorie de
l'histoire, avec laquelle devront compter ceux-là mêmes qui la combattent. Le précédent de 1789 introduit une espérance qui résistera à
toutes les réactions, à toutes les répressions. Les révolutionnaires de
Paris avaient tenté d'imposer au devenir politique et social de la
France les rythmes d'un nouveau calendrier ; l'échec de cette initiative
symbolique n'a pas empêché 1789 d'être le point origine d'une ère
nouvelle, à laquelle se référeront des générations d'hommes prêts à
donner leur vie pour le service de la liberté. L'impérialisme napoléonien sera tenu en échec par la résistance opiniâtre de peuples, petits ou
grands, qui se réclameront du droit à l'insurrection, et de la souveraineté nationale, contre l'oppresseur étranger, au Tyrol et en Prusse, en
Russie, en Espagne.
La révolution de Paris n'a pas créé un Nouveau Monde conforme à
son espérance messianique. À l'épreuve de la dure réalité, la communauté française s'est dissociée ; des conflits inexpiables ont entraîné
[63] une confusion des valeurs, une dégradation des bonnes volontés.
Vingt-cinq années de violences et de guerres, des millions de morts
ont mis sur le trône de Louis XVI le roi Louis XVIII, dont la souveraineté se fonde sur les principes de 1791, ce qui s'est produit entre
1791 et 1815 n'ayant constitué qu'un immense et coûteux détour.
L'Europe post-révolutionnaire, reconstituée à Vienne, se donne sa
charte sous la forme de la Sainte-Alliance, inspirée au tsar Alexandre
Ier par l'aventurière illuminée Mme de Krüdener. Sur la base d'une
fraternité chrétienne hautement affirmée, les principaux souverains
européens, y compris le roi de France, s'engagent à maintenir la communauté internationale dans le corset de fer d'un absolutisme conservateur. L'espérance révolutionnaire, étouffée, déshonorée est réduite à
se terrer dans l'ombre des sociétés secrètes. Des dizaines d'années
s'écouleront avant que les principes de la démocratie libérale repren-
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
82
nent le dessus, en 1830, en 1848. Les journées françaises de juillet
1830 proposeront aux Européens le modèle d'une révolution propre,
non sanguinaire, et pourtant rapide et efficace, puisqu'elle assure la
passation des pouvoirs de Charles X, roi de France par la grâce de
Dieu, à Louis-Philippe, roi des Français par la volonté des citoyens
insurgés. Espérance déçue, car le nouveau roi retombera dans l'ornière
du conservatisme bourgeois. Un nouveau sursaut de l'opinion européenne provoquera les révolutions de 1848 qui s'efforceront d'imposer
un peu partout l'avènement d'une démocratie sociale. Cette fois encore, après toutes sortes de vicissitudes, la réaction l'emportera.
La Révolution, en tout état de cause, a suscité l'avènement d'un
monde différent. Si les réquisitions des programmes révolutionnaires
ne sont pas entrées en usage pour définir le droit commun des sociétés, elles subsistent comme thèmes imposés à la réflexion, fascinants
pour les uns, dangereux pour les autres. Ce qui est arrivé à la France et
à l'Europe à partir de 1789 fait partie désormais de l'univers mental,
que l'on soit pour ou que l'on soit contre. La coupure de l'événement
impose une conscience de modernité, une conception nouvelle de
l'individu et de la société, une réévaluation du statut de l'homme dans
le monde. Les nostalgiques de l'ancien régime, un Burke, un Joseph de
Maistre, un Adam Müller, un Joseph Görres, un Bonald, lorsqu'ils
préconisent le retour à l'ordre traditionnel, font entrer dans leurs doctrines des thèmes réactionnaires ; prenant leur temps à contretemps,
ils veulent remonter la pente de cette dégradation imposée au monde
par la corruption révolutionnaire. L'ancien régime, vivant, ne se savait
pas ancien ; il représentait une réalité de plain-pied, immédiatement
accessible. Au contraire, les théoriciens du romantisme conservateur
ne peuvent définir leur modèle de société qu'en opposant le droit historique au droit naturel révolutionnaire. Une doctrine traditionaliste
s'efforce de faire revivre des traditions, ce qui présuppose que les traditions sont mortes.
Le Romantisme est une spiritualité post-révolutionnaire ; la Révolution pèse sur la conscience romantique, qu'elle lui soit favorable
[64] ou défavorable. La conscience romantique doit prendre parti à
l'égard de cet événement par lequel elle se trouve appelée à l'attention ; l'urgence de l'histoire oblige à une neuve conscience de soi. Selon le jeune Frédéric Schlegel, « il n'est pas de plus grand besoin à
cette époque que d'un contrepoids spirituel à la Révolution et au Des-
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potisme, un contrepoids des suprêmes intérêts terrestres. Mais où allons-nous trouver un tel contrepoids ? La réponse n'est pas difficile :
incontestablement en nous-mêmes, et quiconque aura compris que là
est le centre de l'humanité aura par là même aussi et instantanément
trouvé le centre de la civilisation moderne, et l'harmonie vraie de
toutes les sciences et de tous les arts jusqu'ici séparés et contradictoires 36 ».
Le romantisme implique une conversion de la culture, dont le
centre de gravité se déplace de l'extérieur vers l'intérieur. Ce caractère
essentiel permet de surmonter la difficulté suscitée par la diversité des
attitudes romantiques, lesquelles s'opposent du pour au contre. L'unité
d'intention n'exclut pas la diversité des partis pris ; la référence à la
révolution est fondamentale, mais le jugement porté sur la révolution
peut varier. Souvent, chez les Anglais et les Allemands, l'enthousiasme pour les premières journées révolutionnaires fait place à une
hostilité de plus en plus marquée à l'égard des excès, des exactions des
« Jacobins » et terroristes assoiffés de sang. Le parcours inverse existe
aussi ; Lamennais, d'abord réactionnaire, adopte, à la lumière de 1830,
une attitude progressiste, apparentée à celle de la plupart des grands
romantiques français ; Victor Hugo, Lamartine évoluent de la droite
conservatrice vers la démocratie sociale. Byron et Shelley sont des
libéraux aux idées avancées ; Coleridge et Wordsworth glissent vers
un traditionalisme de plus en plus résolu. Ces discordances ne remettent pas en question l'unité de la conception romantique de la vérité.
Le romantisme correspond à l'habitation en pensée dans la nouvelle Europe née de la Révolution. L'expérience a été faite de la fragilité de l'ordre établi, quel que soit cet ordre. Le monde a changé ; il
peut changer ; l'initiative des hommes est susceptible de provoquer
des transformations radicales. La révolution est cette grande peur qui
terrifie les uns, cette grande espérance dont s'enchantent les humiliés
et les opprimés. Les systèmes de sécurité traditionnels ne suffisent
plus pour maintenir les individus à la place que leur assigne leur rang
hiérarchique et leur fortune. Dans l'Europe du XIXe siècle, de nouvelles élites se dégagent de la libre entreprise, de la compétence et de
36
Frédéric SCHLEGEL, Fragments de l’Athenäum (1798-1800), Ideen, n° 41 ;
traduction Armel GUERNE, in Les Romantiques allemands, Desclée de
Brouwer, 1963, p. 271.
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l'ambition. La compétition de tous contre tous définit le droit commun
de l'ordre libéral, perpétuelle remise en question des situations acquises. Privé d'assurances extérieures, exposé aux remous d'une situation sociale, économique et politique dont les équilibres se trouvent
[65] constamment menacés, l'individu doit prendre en charge la gestion de sa vie personnelle. La Révolution a été un immense délire
imaginatif de la communauté humaine. Les messianismes du XIXe
siècle, les spéculations eschatologiques ne sont plus, comme autrefois,
des fantaisies gratuites ; le précédent révolutionnaire donne aux utopies modernes une validité neuve ; le possible et l'impossible, le réel
et l'irréel ont vu leurs significations varier du tout au tout, leurs limites
respectives devenir floues, sinon même disparaître.
L'homme des temps nouveaux développe en lui un moi à la mesure
des responsabilités qu'il doit assumer. Les circonstances lui imposent
de prendre l'initiative ; une personne déplacée, si elle veut échapper au
malheur des temps, doit découvrir en soi le fondement d'une volonté
qui la rendra maîtresse des significations universelles. L'idéalisme absolu de Fichte, l'idéalisme magique de Novalis répondent à cette vocation de la personnalité qui doit conquérir dans les incertitudes du
monde sa propre souveraineté. Le personnage du poète romantique,
prophète et devin, est une illustration de cette nouvelle condition de
l'homme ; la poésie, revenant à ses origines orphiques, se veut poiésis,
création du monde et création de soi. Les sons de la lyre d'Orphée
mettaient en mouvement les animaux même, les pierres et les rochers,
dociles à l'inspiration du divin musicien. La mythologie romantique
évoque la mutation des évidences dans un univers soumis à l'imagination créatrice de l'artiste ou du penseur. L'enjeu de cette forme neuve
de co-naissance au monde est un sens renouvelé de la vérité.
La conscience romantique prend acte de la coupure révolutionnaire
en tant que conscience post-révolutionnaire. Les promoteurs de la révolution de Paris ne sont pas des romantiques ; leur entreprise vise à
faire advenir sur la terre le règne du droit naturel, à réaliser le programme des lumières. La culture révolutionnaire telle que la développent les Idéologues fait confiance aux puissances rationnelles, refoulant les forces obscures du sentiment et de l'inconscient. De là un style
sec, un refus de la poésie et une infériorité certaine dans le domaine
des arts, où prédomine la rigidité dorienne. Napoléon lui-même, formé
dans l'atmosphère révolutionnaire, est prisonnier du spartanisme à la
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mode jacobine. Le peintre officiel des gloires de l'Empire, David,
après le Serment des Horaces, était devenu le metteur en scène des
pompes de la Convention. Triomphante et maîtresse de définir le
genre de vie des citoyens, la Révolution française aurait perpétué cette
raideur néo-classique, dont l'affectation se retrouve dans les projets de
remodelage de Paris par les architectes de l'empereur. Après 1815 encore, les libéraux français, qui ont recueilli l'inspiration des Idéologues, seront les adversaires de la jeune génération, porteuse des
premières aspirations romantiques en France.
Le mouvement romantique est contemporain de la ruine de l'espérance révolutionnaire. Roger Ayrault propose comme date initiale du
romantisme allemand l'année 1797, qui voit paraître les Effusions sentimentales d'un religieux ami de l'art, du jeune Wackenroder, les [66]
Idées pour une philosophie de la nature de Schelling, le Blond Eckbert de Tieck et, de Baader, les Contributions à la physiologie élémentaire ; en cette même année meurt Sophie von Kühn, l'initiatrice,
la fiancée de Novalis 37. On peut préférer à 1797 le millésime 1798,
qui correspond à la création de l’Athenäum des frères Schlegel, ainsi
qu'à la publication en Angleterre des Lyrical Ballads de Worsworth et
Coleridge. En 1797-1798, la « splendide aurore » de la Révolution
française des années 1789-1791 n'est déjà plus qu'un souvenir périmé.
A partir de l'évasion manquée de Louis XVI, la révolution a du sang
sur les mains ; les massacres de Septembre, puis les atrocités de la
Terreur, la guerre intérieure et extérieure rendent impossible et absurde toute référence à l'idée de justice et de fraternité. En 1797-1798,
la France, délivrée par un sursaut désespéré de la dictature de Robespierre, connaît sous le Directoire une stabilisation relative, où les politiciens essaient vainement de liquider les séquelles du terrorisme de
droite et de gauche. La corruption s'étale, les armées de la République
pillent les territoires occupés au profit du gouvernement de Paris.
C'est le temps des coups d'État, successifs et contradictoires, qui proposent à l'Europe une caricature de Révolution, une preuve par l'absurde de l'impossibilité de la Révolution. Bientôt, en 1799, le général
Bonaparte va mettre fin par un coup d'État à l'ère des coups d'État,
avec l'assentiment des rescapés de 1789.
37
Roger AYRAULT, La Genèse du romantisme allemand, t. I, Aubier, 1961, p.
40.
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86
Le romantisme européen intervient comme une adaptation spirituelle aux bouleversements survenus dans cette France qui est, de
1789 à 1815, le foyer de l'actualité européenne. Si la révolution de
Paris avait permis l'institution d'un nouvel ordre français, étendu audelà des frontières, alors, sous le règne du droit naturel cosmopolitique, le romantisme aurait été impossible, car il implique un désir
d'adaptation à une désillusion. L'échec de 1789 paraît un élément
constituant de la situation romantique. L'histoire française a apporté
une autre composante à la conscience romantique, un peu plus tard, en
la personne de Napoléon, liquidateur de la révolution en France, mais
promoteur d'une révolution politique et spirituelle à l'échelle de l'Europe. Le deuxième romantisme allemand, postérieur à l'écrasement de
la Prusse à Iéna en 1806, est une réaction à la catastrophe nationale,
sursaut dont les conséquences seront décisives pour la constitution de
l'Allemagne moderne. La littérature romantique s'inscrit dans un contexte au sein duquel une Allemagne nouvelle accède à la modernité.
Le personnage de Napoléon n'est pas moins capital pour l'avènement
d'un romantisme italien et d'une Italie moderne. La légende napoléonienne a étendu sa fascination à l'ensemble de l'Europe, les Anglais
n'y ont pas été moins sensibles que les Français et la contribution de
Henri Heine au romancero napoléonien n'est pas moins importante
que celle de Béranger. Le mythe romantique de Napoléon forme un
conglomérat où s'allient les thèmes du héros et du tyran, de l'oppresseur étranger et de l'aigle captif sur le rocher de [67] Sainte-Hélène.
Fils d'un fonctionnaire de la Compagnie des Indes William
Makepeace Thackeray, né au Bengale en 1811, fut envoyé, encore
enfant, en Angleterre, pour y faire son éducation. « Pendant le voyage,
le navire fit escale à Sainte-Hélène, et le domestique indien emmena
l'enfant dans une longue promenade à travers collines et rochers, pour
voir un jardin dans lequel un homme se promenait. Le domestique dit
à l'enfant : “Le voilà ! c'est Bonaparte ! Il mange trois moutons par
jour, et tous les petits enfants qu'il peut attraper !” Telle fut la première vision que Thackeray eut d'un héros ; elle devait marquer, pour
toute sa vie, sa conception de l'héroïsme et du surhomme 38. » Cette
marque indélébile devait affecter la majeure partie des contemporains
de Thackeray. En France même, la légende napoléonienne fut assez
38
Mario PRAZ, The Hero in Eclipse in Victorian Fiction, trad. A. DAVIDSON,
Oxford University Press, 1969, pp. 189-190.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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vivace pour ouvrir l'accès du pouvoir, trente-cinq ans après, à un autre
Napoléon, en lequel on se plaisait à projeter les vertus du premier.
Ainsi la France proposa, ou imposa, au monde les initiatives maîtresses qui devaient susciter la formation de la situation romantique :
la Révolution de 1789 et le personnage de Napoléon.
[68]
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
[69]
Les sciences humaines et la pensée occidentale.
Tome IX. Fondements du savoir romantique.
Première partie
L’ESPACE-TEMPS
ROMANTIQUE
Retour à la table des matières
88
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
89
[69]
Les sciences humaines et la pensée occidentale.
Tome IX. Fondements du savoir romantique.
Première partie :
l’espace-temps romantique
Chapitre I
Domaine germanique
Retour à la table des matières
La sensibilité romantique, formée au XVIIIe siècle sous l'inspiration prédominante des poètes anglais, est marquée par l'influence de
Shaftesbury ; le piétisme européen et la spiritualité fénelonienne contribuent, sur le continent, à créer un climat favorable aux valeurs du
sentiment et de l'intimité 39. Le passage du romantisme avant la lettre
au romantisme proprement dit est opéré par la coupure historique de
1789. La contribution germanique est décisive ; dans les Allemagnes,
l'expérience romantique se réalise le plus tôt et de la manière la plus
complète. Jusqu'à cette date l'Allemagne n'avait jamais assumé une
fonction de leadership culturel ; les écrivains et intellectuels germaniques, même s'ils comptaient certaines figures remarquables,
n'avaient guère d'influence en dehors de leur aire linguistique. Leibniz
ne peut être considéré comme une exception ; son envergure européenne est liée au fait qu'il s'exprime, dans la partie connue, à
l'époque, de son œuvre, en latin ou en français.
39
Cf. Georges GUSDORF, Naissance de la conscience romantique au siècle des
Lumières, Payot, 1976.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
90
La floraison du romantisme allemand correspond à l'avènement de
l'Allemagne en tant que telle dans la communauté internationale des
pays cultivés. Disparu en 1786, Frédéric II n'a jamais admis qu'il existait une culture allemande. Chez Goethe lui-même, on sent, jusque
dans ses vieux jours, un sentiment d'infériorité par rapport aux traditions majeures de l'Italie, de la France, de l'Angleterre. Il ne semble
pas avoir pris une claire conscience de cette maturité et majorité du
domaine allemand, dont il est lui-même l'une des attestations les plus
représentatives. Pour les Anglais, pour les Français, la période romantique est une période parmi d'autres, dans une histoire déjà longue, et
riche en chefs-d'œuvre ; le romantisme allemand possède une valeur
inaugurale, il consacre la promotion du pays à l'égalité des droits avec
les pays qui honorent la culture occidentale.
[70]
Observateur averti, Mme de Staël écrit, en 1800 : « Les Allemands
n'ont point une patrie politique ; mais ils se sont fait une patrie littéraire et philosophique, pour la gloire de laquelle ils sont remplis du
plus noble enthousiasme 40. » En 1800, l'Allemagne n'existe pas en
tant que patrie ; nul ne pense à cette « nation allemande », à laquelle
Fichte adressera, dès 1807, ses fameux Discours. Les frontières de
l'espace germanique ont toujours été imprécises, en particulier dans
les régions du Nord et de l'Est, où Germains et Slaves ont sans cesse
été mêlés les uns avec les autres. L'intérieur de la zone de peuplement
allemand est un puzzle de souverainetés, petites ou grandes, dont les
origines se perdent dans la nuit des temps. Chacune défend ses droits
contre toutes les autres, sans que s'impose aux unes et aux autres la
discipline commune d'un État centralisé. Le lien fédérateur du SaintEmpire romain germanique, institué par l'empereur Otton Ier en 962,
forme constitutionnelle archaïque, a perdu au cours des temps à peu
près toute signification, et ne représente plus guère qu'une préséance
d'honneur reconnue dans les Allemagnes à la maison de Habsbourg,
qui règne effectivement sur l'État autrichien ; les institutions impériales ne sont que des façades derrière lesquelles il n'y a rien.
40
Mme de STAËL, De la littérature considérée dans ses rapports avec les
institutions sociales, 1800, 1re partie, ch. 17 ; éd. P. Van TIEGHEM, Droz,
1959, p. 258.
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91
Le Saint-Empire ne correspondait pas à une nation allemande. Les
premiers empereurs, aux environs de l'an mille, avaient voulu restaurer la dignité impériale qui faisait la grandeur de la Rome antique.
L'empereur germanique se dit « romain » ; il prétend exercer son autorité sur l'ensemble de l'Occident. Cette prétention ne sera jamais satisfaite intégralement, mais dans la suite des temps, l'Italie, l'Espagne et
ses possessions lointaines, les Pays-Bas, la Bohême, la Hongrie, une
partie de la Pologne seront annexés à l'Empire, côte à côte avec des
territoires proprement germaniques. Selon l'empereur Charles Quint,
le soleil ne disparaissait jamais de la surface du monde soumise à sa
domination. Le Saint-Empire n'a jamais regroupé tous les Allemands ;
il n'a jamais regroupé que des Allemands. La diversité des peuples qui
entraient dans sa composition faisait obstacle à l'apparition d'un sentiment national. Le seul lien entre les assujettis et la couronne impériale était un loyalisme dynastique de la part des aristocraties dirigeantes à l'égard du souverain de Vienne.
Le pays qu'habitent les peuples germaniques est découpé en 360
États souverains, royaumes et principautés, villes libres, électorats ecclésiastiques, les uns de grande ou moyenne importance, les autres de
petite taille. Cette mosaïque de souverainetés entre Rhin, Danube et
Baltique maintient la plupart des États moyens et petits dans une situation d'archaïsme ; elle empêche toute modernisation des structures,
sauf dans les parties assez riches et assez peuplées comme la Prusse,
qui compte 5 millions d'habitants, et l'Autriche, qui en compte 25,
dont deux cinquièmes seulement sont Allemands, le reste [71] étant
constitué par des allogènes. Rien qui ressemble à l'évolution interne
de la France ou de l'Angleterre, unifiées par une monarchie centralisatrice qui a su, au cours des siècles, imposer aux particularismes, de gré
ou de force, l'autorité du roi. À la fin du XVIIIe siècle, les Allemagnes
apparaissent comme une nébuleuse dont la circonférence n'est pas délimitée et dont le centre n'est nulle part.
Le mot Germania, hérité des Latins, est employé par la chancellerie impériale, où se regroupent les humanistes ; le mot Alemania se
rencontre aussi ; quant au mot Deutschland, plus populaire et qui devait prévaloir, son apparition est tardive ; « le XVIIe siècle commence
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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à se servir du terme, mais encore rarement et sans le préciser 41 ». Le
« pays des Allemands » semble se référer à la communauté linguistique de ceux qui parlent des idiomes apparentés. « Toutefois certains
historiens commençaient déjà à s'intéresser sérieusement à des ancêtres communs, aux Germains. Cet intérêt est une conséquence de
l'humanisme, et la notion de translatio imperii permit de résoudre la
contradiction entre le culte de Rome et le fait historique de la lutte des
Germains contre la Ville. Mais c'est des pays Scandinaves que vint le
grand mouvement des “Antiquités germaniques” et le problème de
l'origine des Germains 42. » La Germania de Tacite sera une source
lointaine de la conscience nationale, lente à s'émouvoir, en l'absence
d'une force centripète, d'ordre politique, économique ou militaire,
agissant dans le sens de la cohésion de l'ensemble.
Le XVIIIe siècle avait été pour les Allemagnes une époque de maturation intellectuelle. L’Aufklärung sanctionne cette promotion ; l'Allemagne possède, à Halle et à Goettingen, les universités pilotes de
l'Europe ; l'Académie de Berlin, réorganisée par Frédéric II, est un des
hauts lieux de l'intelligence européenne ; une considérable littérature
de périodiques, les « magazines », diffuse à travers l'espace allemand
les thèmes de l'intellectualisme militant. L’Aufklärung contribue au
démarrage de la culture en terre germanique, mais la culture de
l’Aufklärung n'est pas une culture germanique, c'est la version allemande des lumières européennes. L'Académie de Berlin a le français
pour langue de travail ; bon nombre de ses membres sont français ou
suisses ; c'est en français qu'elle publie ses comptes rendus jusqu'à la
fin du XVIIIe siècle. Frédéric II, écrivain français de qualité, élève de
Voltaire, parle, écrit de préférence en langue française.
Dans la dernière partie du siècle, des voix discordantes dénoncent
la colonisation intellectuelle de l'Allemagne par les lumières de Paris.
Hamann, le Mage du Nord, penseur difficile, de formation piétiste,
oppose aux lumières de la raison l'illumination de la révélation intérieure ; il s'en prend au châtelain de Potsdam, le « petit philosophe de
Grand Souci », coupable d'avoir entraîné l'intelligentsia allemande
[72] sur le chemin d'une aliénation intellectuelle, où elle perd son
41
42
Jean-B. NEVEUX, Un siècle de vie spirituelle entre le Rhin et la Baltique ; le
XVIIe siècle de J. Arndt à Ph. J. Spener, Klincksieck, 1966, p. 703.
Ibid., p. 705.
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93
âme. Herder reprend le procès de la culture de Berlin, écartée par son
dessèchement spirituel des sources vives du sentiment et de la foi. Le
Sturm und Drang (1770-1780), auquel il faut associer les noms du
jeune Goethe (Werther, Goetz von Berlichingen) et du jeune Schiller
(les Brigands), radicalise cette protestation ; l'exaltation des puissances obscures dans un sursaut désespéré et sans issue esquisse la
réévaluation de toutes les valeurs à laquelle procédera bientôt le romantisme. Mais ces signes avant-coureurs se présentent en ordre dispersé ; exceptions qui confirment la règle plutôt qu'elles ne la démentent. La conscience nationale pouvait être un point de recentrement
pour les protestataires ; ils ne semblent guère s'en aviser ; leur espace
mental demeure, exception faite pour Herder, l'espace cosmopolitique
de l'âge des lumières, dont ils tentent seulement de bouleverser les
dimensions maîtresses. Ce caractère d'abstraction théorique explique
l'indifférence avec laquelle sont reçues les audaces des jeunes gens en
colère. Les autorités politiques ne s'émeuvent pas pour autant ; l'Allemagne bénéficie, depuis 1763, d'une période de paix, propice à
l'indulgence. L'audience des insurgés intellectuels demeure limitée au
sein d'une opinion publique où prédomine un optimisme raisonnablement bourgeois.
De là l'apathie relative avec laquelle les Allemands assistent aux
premiers développements de la révolution de France. Les événements
de 1789 suscitent en général une approbation qui, chez certains, va
jusqu'à l'enthousiasme. Enthousiasme presque toujours de principe. Le
vieux Kant découvre dans la Révolution française un progrès décisif
de l'esprit humain ; il ne songe aucunement à cesser d'être un loyal
sujet du roi de Prusse. Goethe, spectateur de la « bataille » de Valmy,
annonce que l'humanité est entrée dans une nouvelle phase de son histoire ; l'écrivain-ministre d'État ne prend nullement le parti de ce
mouvement qu'il a détecté. Les étudiants en théologie au Stift de
Tübingen, Hegel, Schelling et Hölderlin, adhèrent de toute leur âme à
la lutte entreprise contre les tyrans en France ; leur engagement politique se borne à cet acte symbolique que constitue la plantation d'un
arbre de la liberté. La révolution commençante a éveillé en Allemagne
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
94
de nombreux échos, elle n'a suscité aucune tentative de révolution allemande contre les tyrans locaux 43.
Lorsque la Révolution française déborde dans les régions voisines,
occupant des territoires allemands, en particulier en Rhénanie, ces
empiétements ne suscitent aucune réaction patriotique. Ce n'est pas
l'Allemagne qui est envahie ; l'Allemagne n'existe pas ; c'est telle ou
telle région, dépendant de telle ou telle souveraineté. La diplomatie
française joue sur les rivalités et cupidités des princes pour légaliser
ses conquêtes. La Prusse accepte l'annexion de la rive gauche du Rhin
par la République, en échange de la sécularisation [73] à son profit
des territoires de la rive droite qui dépendaient des Électeurs ecclésiastiques (1795-1796). « Les princes allemands conduisirent les négociations de la paix comme ils avaient mené les opérations de la
guerre. Leur méfiance réciproque les avait empêchés de se défendre,
leur avidité les conduisit à se dépouiller les uns les autres. La guerre
avait amené la défaite de l'Empire, la paix en amena la
tion 44. » Seuls quelques cœurs purs, révolutionnaires in partibus infidelium, choisirent pour patrie la Révolution, et lui dévouèrent leur vie.
Parmi les plus connus, le Rhénan Anacharsis Cloots, acteur des tragédies parisiennes, que son radicalisme conduisit à l'échafaud. Plus remarquable encore Georg Forster (1754-1794), naturaliste et philosophe du premier rang, qui fit le tour du monde avec le capitaine Cook
(1772-1775) et fut l'un des historiens de l'expédition. Bibliothécaire à
Mayence, il y accueille en 1792 les Français avec enthousiasme, milite pour l'annexion de la Rhénanie à la France, et conduit à Paris une
délégation chargée de demander à la Convention un décret dans ce
sens. L'aventure finira mal pour Mayence, bientôt perdue, et pour
Forster, qui, passé au service de la Convention, mourra peu après, en
exil, de solitude et de désespoir. L'intervention de Napoléon a rendu
possible la constitution de l'Allemagne moderne, simplifiée et remodelée. « Chacun d'avance avait choisi son lot : les Français n'eurent
qu'à distribuer les parts. Sous l'impulsion violente de la République et
surtout de Bonaparte, l'Allemagne subit une crise dans laquelle tous
les éléments d'opposition qu'elle portait en soi entrèrent dans une sorte
43
44
Pour plus de détails sur le mouvement des idées, cf. Jacques DROZ,
L'Allemagne et la Révolution française, P.U.F., 1949.
Albert SOREL, L'Europe et la Révolution française, t. I, Plon, 1885, pp. 407408.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
95
d'effervescence. (...) C'est pourquoi cette œuvre si extraordinaire fut
au fond une œuvre si facile : elle se réduisit à des opérations de marchandage et de statistique 45. » Le duc de Wurtemberg protesta hautement lorsque les troupes françaises envahirent ses États, mais en
échange de la cession de la rive gauche du Rhin, il obtint le titre de roi
et des compensations territoriales ; « ce duc, que la Révolution française avait trouvé avec 650 000 sujets, se vit, sous le règne de Napoléon, roi de 1 350 000 ». En 1806, l'empereur décide la suppression du
Saint-Empire ; « un mot suffit pour la déclarer : il avait cessé d'exister
depuis longtemps 46 ». C'est seulement en cette année 1806 que l'écrasement à Iéna de l'armée prussienne provoquera un sursaut contre la
France. Avant cette date, « de l'amour de la petite patrie, les Allemands du XVIIIe siècle passent facilement à l'amour de l'humanité,
sans s'arrêter à l'idée d'une patrie allemande 47 ». Ils assistent aux
marches et contremarches des armées étrangères sur le sol germanique, sans s'émouvoir à l'annonce des revers subis par les troupes indigènes. Quatre mois après la prise de Mayence par les Français, le
poète Klopstock qui, ayant rendu des hommages lyriques à la Révolution, a reçu pour [74] sa peine un brevet de citoyen français, écrit au
ministre Roland le « bonheur », la « volupté » que suscitent en lui un
pareil honneur 48.
Le jeune Wackenroder, disparu en 1798, écrit à son ami Tieck :
« Que veut-on dire à notre époque avec cet amour de la patrie ? Une
certaine mode pour ces choses semble dominer aujourd'hui. De vulgaires maîtres d'école semblent en vérité croire qu'ils ont réalisé, qui
sait ? de grands progrès dans la pédagogie en racontant tout au long à
leurs élèves de huit ans l'histoire du Brandebourg, parce qu'elle est
l'histoire de leur patrie. Un citoyen, ou bien quelqu'un de peu instruit,
à notre époque, a au fond aussi peu besoin de connaître l'histoire de sa
patrie que n'importe quelle autre, et il serait à mon avis tout à fait opportun de faire enseigner dans nos écoles une histoire intéressante,
quelle qu'elle soit, sans se demander si elle a rapport avec tel ou tel
45
46
47
48
Albert SOREL, op. cit., p. 408.
Ibid.
Jacques DROZ, L'Allemagne et la Révolution française, P.U.F., 1949, p. 476.
Ibid., p. 479.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
96
peuple ancien ou moderne 49. » Protestation à contre-courant d'une
époque où l'amour de la patrie devient en faveur, au moins sur le
mode d'un enseignement des antiquités locales. Car le loyalisme, en
Prusse, à l'égard du Brandebourg, n'est pas un patriotisme allemand.
Tout se passe pourtant comme si, dans le milieu du premier romantisme, prenait naissance une conscience de la réalité nationale. La
Kleinstaaterei, l'émiettement politique, impose ses cloisonnements à
la diffusion des idées nouvelles. Cette dispersion, qui multiplie les
centres d'initiative, peut constituer un facteur de richesse, une incitation à la concurrence. « Aucun pays ne s'est dit à lui-même autant de
vérités que l'Allemagne, estime Jean Paul, car les petits États dont elle
se compose forment par leur morcèlement, un si grand nombre de partis d'opposition libres et indépendants qu'un prince qui aurait de la
peine à s'entendre adresser une vérité par ses sujets, peut la recevoir
imprimée de ses voisins50. » L'absence de centralisation multiplie les
capitales secondaires, dont chacune peut avoir un rayonnement
propre. Il y aura un romantisme de Iéna, un romantisme de Heidelberg, de Dresde, de Munich, de Vienne, de Berlin, chacune de ces
villes affectant le renouveau culturel d'un caractère local, alors que, en
France, Paris concentre les forces vives et réduit les provinces à la
médiocrité.
Le moment romantique est caractérisé par l'apparition de personnalités qui ne sont plus à l'échelle, d'une culture de sous-préfecture.
Weimar, dont l'importance ne dépasse pas celle d'un chef-lieu d'arrondissement, regroupe Goethe, Herder, Schiller et Wieland, écrivains de
réputation internationale. Les jeunes romantiques, à la génération suivante, ont conscience de la valeur de ces maîtres qu'ils respectent ; la
vocation du génie les appelle à réaliser des œuvres inouïes, non pas à
la mesure des bourgades où ils résident, ni à la mesure d'une Allemagne [75] qui n'existe pas, mais à la mesure de la communauté humaine dans son ensemble. Frédéric Schlegel, Tieck, Fichte, Schelling,
Schleiermacher, Hölderlin, se sentent tenus de prendre la parole pour
révéler au monde un sens de la vérité. Parce que l'Allemagne n'a pas
49
50
Cité dans Ricarda HUCH, Les romantiques allemands, trad. A. BABELON,
Grasset, 1933, p. 199.
Pensées de Jean Paul extraites de tous ses ouvrages, traduites par le
marquis de LA GRANGE, 2e éd., Paris, 1836, p. 22.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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de structure unitaire dans l'ordre politique, économique ou militaire,
ceux en qui s'incarne l'esprit du romantisme sont dégagés des restrictions nationales. Allemands par la langue et par la tradition, ils adressent à l'humanité un message universel. Cette visée cosmopolitique,
celle de l’Aufklärung chez un Lessing et un Kant, prend dans la génération romantique un accent nouveau, par l'appel aux puissances intérieures, aux aspirations vitales.
Rien ne justifie encore les pressentiments prophétiques de Novalis,
dès 1799 : « En Allemagne, on peut déjà discerner en toute certitude
les prodromes d'un monde nouveau. L'Allemagne précède d'une
marche lente mais sure tous les autres pays européens. Tandis que
ceux-ci sont préoccupés de guerres, de spéculations et d'affaires de
parti, l'Allemand s'applique de tout son effort à devenir digne de participer à une époque de culture supérieure, et cette avance doit lui assurer, avec le temps, une grande prépondérance sur tous les autres. Dans
les sciences et les arts, on discerne une puissante fermentation. Infiniment d'esprit se développe 51... » À sa date, ce texte ne peut s'appuyer que sur la culture de Weimar, qui représente plus qu'une promesse. On lit dans les fragments de Novalis publiés en 1798 par
l’Athenäum sous le titre Grains de pollen : « les géognostes pensent
que le centre de gravité physique se trouve à l'aplomb de Fez, au Maroc. Goethe, qui est anthropognoste, expose dans Wilhelm Meister,
que le centre de gravité spirituel doit se trouver au-dessous de la nation allemande 52 ».
Frédéric Schlegel, dans les Fragments du Lycée (1797), évoque le
« caractère spécifiquement germanique » (Deutschheit) que s'attachent
à décrire certains écrivains patriotes. Description exacte, à cela près
que « cette spécificité germanique ne se situe pas derrière nous, mais
devant nous 53 ». Un autre fragment précise : « On dit que les Allemands sont, en ce qui concerne l'élévation du sens artistique et de l'esprit scientifique, le premier peuple de la terre. Sans doute ; seulement
51
52
53
NOVALIS, La Chrétienté ou l'Europe (1799) ; trad. G. BIANQUIS, dans
NOVALIS, Petits Écrits, Aubier, 1947, pp. 161-163.
Blütenstaub, fragment 107, trad. BIANQUIS, op. cit., p. 81.
Friedrich SCHLEGEL, Lyceum Fragmente, 1797, fragment 38 ; Werke,
kritische Ausgabe, t. II, 1967, p. 151.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
98
il n'y a que très peu d'Allemands 54… » À la même époque, Hölderlin
écrit à un ami, qui voyage en France : « Je crois à une révolution future des conceptions et des manières de voir qui feront rougir de honte
tous les représentants des conceptions antérieures. Il se peut que l'Allemagne y contribue pour une large part. Plus grand est le silence dans
lequel grandit un État, et plus grande est sa splendeur quand la maturité est atteinte. L'Allemagne est silencieuse, humble, on y réfléchit
beaucoup, on y travaille beaucoup, et dans le [76] cœur de la jeunesse
s'opèrent de grands mouvements qui ne se traduisent point par des
phrases, comme ailleurs 55... » L'idée d'une mission universelle de
l'Allemagne semble une conséquence, ou un contrecoup, de l'échec de
la Révolution... La France avait annoncé, à la face du monde, un modèle nouveau et triomphal de vérité. La promesse n'a pas été tenue ; la
Révolution a dégénéré ; elle a glissé dans le sang et ne propose plus
que le triste spectacle de ses déchirements intérieurs. À son ami qui
séjourne à Paris, Hölderlin écrit qu'il doit rentrer en Allemagne, lieu
d'élection de la culture désormais.
L'intériorisation de l'idée de révolution se trouve aux origines spirituelles du romantisme : « c'est parce que l'Allemagne est faible matériellement, mais spirituellement grande, c'est parce que ses poètes et
ses philosophes ont défini un idéal supérieur d'humanité, qu'il lui appartient de régénérer l'univers. L'impérialisme dont elle rêve provient
par conséquent d'une affirmation métaphysique. La prédestination du
peuple allemand ne peut pas être l'objet d'une démonstration ; elle ne
repose sur aucune base tangible, mais sur la certitude intime que l'Allemagne possède par ses vertus spirituelles une supériorité intrinsèque
qui en fait le cœur de l'univers. Pour se concrétiser, le sentiment de la
mission allemande doit faire appel au passé, évoquer la gloire du
Saint-Empire, nommer Charlemagne, Othon, Barberousse ; mais ici
encore il s'agit d'un fantôme que l'on cherche à faire revivre ; (...) seul
un acte de foi permettra de croire à la possibilité d'une semblable restauration 56... ».
54
55
56
Loc. cit., fragment 116 ; op. cit., p. 161.
A Johann GOTTFRIED Ebel, 10 janvier 1797 ; in Friedrich HÖLDERLIN,
Correspondance complète, trad. D. NAVILLE, N.R.F., 1948, p. 166.
Jacques DROZ, L'Allemagne et la Révolution française, P.U.F., 1949, p. 489.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
99
Les malheurs de la Prusse représentent une péripétie décisive dans
la prise de conscience de l'identité nationale. Goethe, qui n'est pas romantique, ni d'ailleurs Prussien, reste impassible. L'entrevue que
l'Empereur des Français lui accorde, à Erfurt, en octobre 1808, le
remplit d'orgueil ; très honoré par sa Légion d'honneur, il considère
avec sérieux l'invitation qui lui est faite de venir s'établir à Paris, capitale de l'Empire. Goethe demeure un citoyen du monde, tel Hegel qui,
au soir d'Iéna, reconnaît sans hésiter en Napoléon 1'« esprit du
monde » monté sur un cheval. La suppression du Saint-Empire par
l'envahisseur précède de peu l'écrasement de la Prusse, auréolée par la
gloire de Frédéric II ; en 1809, Napoléon occupera Vienne, comme il
a occupé Berlin. Les Français, partout, se conduisent comme en pays
conquis, lèvent de lourdes contributions, ferment les universités ; il est
difficile de les considérer autrement que comme des. ennemis. Dans
l'adversité prend racine le sens d'une communauté entre ceux que rassemble un malheur partagé. « En simplifiant la carte de l'Allemagne,
comme elle le fit de 1795 à 1803, écrit Albert Sorel, la France supprima les obstacles matériels qui s'opposaient à la réunion des peuples
allemands. (...) Elle agglomérait et concentrait les peuples, ouvrant
ainsi les avenues à l'esprit national qu'elle fomentait par sa [77] propagande. En 1806, le Saint-Empire était anéanti, mais l'Allemagne
renaissait. (...) En dissolvant l'Empire, qui n'était qu'un fantôme d'État,
on rassemblait les Allemands, qui devinrent la plus redoutable des
nations. C'était la dispersion de ces peuples qui avait rendue si aisée la
destruction de l'Empire ; en les réunissant, on en préparait le rétablissement 57. »
Le renouvellement de la cartographie politique suscite un remembrement intellectuel et spirituel. Le corps nouveau appelle une nouvelle âme. « Ce qui manquait à la nation allemande, c'était un fond
commun de pensée et de poésie. La littérature et la nation surgirent
ensemble 58. » Choc en retour de la Révolution française ; après le
premier moment d'adhésion vient le temps du désenchantement et du
reflux ; les Français ne défendent pas la cause de l'humanité, mais leur
intérêt bien entendu. En 1793, le philosophe Fichte, jacobin, publie
des Considérations destinées à rectifier les jugements du public sur la
57
58
Albert SOREL, L'Europe et la Révolution française, t. I, pp. 437-438.
Ibid., p. 429.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
100
Révolution française ; la cause de la révolution est celle du genre humain. Le même Fichte, dans ses Discours à la nation allemande
(1807), joue le rôle de l'aumônier exhortant à la guerre sainte contre
l'envahisseur. Après avoir adhéré à la Révolution française dans l'enthousiasme des premiers temps, l'Allemagne se contentera d'en tirer la
leçon d'une révolution nationale.
« La Révolution pour les Allemands, consistant à devenir une nation, c'est-à-dire à vivre pour eux-mêmes, toutes les passions que les
Français apportent à renverser le vieil édifice social, les Allemands les
tournent d'abord contre la culture française. C'est là l'invasion étrangère qu'il importe avant tout de repousser. (...) On commence à parler
et à écrire en allemand 59. » Le lien est direct entre la politique et la
culture : « Il leur parut que, pour eux, le premier des droits de
l'homme c'était le droit d'être allemand, et que le patriotisme par excellence était celui qui consiste à aimer sa patrie. (...) La Révolution,
qui consistait en France, à briser avec le passé, et à ériger le mépris en
principe, consista pour les Allemands à renouer les liens rompus depuis des siècles et à rétablir le culte des ancêtres. Les Français démolissaient leurs bastilles et brûlaient leurs châteaux ; les Allemands restaurèrent leurs châteaux et rassemblèrent leurs archives. La Révolution, toute classique en France, devint, du premier coup, romantique
en Allemagne 60... »
Ces conditions au départ du romantisme allemand ne se retrouvent
pas dans le cas du romantisme anglais ou du romantisme français,
moins dépendants du contexte politique. En Allemagne, les écrivains
adhèrent à l'union sacrée entre les princes et les peuples contre l'envahisseur étranger ; pendant une dizaine d'années, le romantisme est
l'expression du vouloir-vivre de la nation ; cette marque nationaliste
ne disparaîtra jamais complètement chez les romantiques [78] d'Allemagne jusqu'à Richard Wagner. La création en 1810 de l'Université de
Berlin, université pilote du XIXe siècle européen, s'inscrit dans la
perspective du redressement national. Après Iéna, les autorités prussiennes se préoccupent de regagner dans l'ordre culturel la prééminence perdue sur le champ de bataille. La nouvelle université, patronnée par Guillaume de Humboldt, aura pour mission de fournir à l'État
59
60
Ibid., p. 428.
Ibid., p. 430.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
101
les cadres indispensables à son relèvement. Cette mission nationale
reçoit l'approbation des meilleurs esprits de l'époque, Friedrich August
Wolf, Schleiermacher et Fichte. L'Université sera le lieu d'élection où
se réalisera la fécondation de l'esprit scientifique par le romantisme,
en particulier dans le domaine des sciences humaines (philologie, histoire, droit, antiquités nationales, linguistique, médecine...).
La référence nationale du romantisme germanique est l'une des
marques par lesquelles on peut le distinguer du classicisme, où Goethe
exerce la fascination de sa présence jusqu'en 1832, date où beaucoup
d'historiens estiment que l'école romantique a cessé d'exister. Cette
contemporanéité du classicisme et du romantisme va de pair avec le
respect des champions du romantisme à l'égard de leurs aînés Schiller
et Goethe. Lorsque les Schlegel s'en prennent aux normes classiques,
dénonçant leur rigidité, leur stérilité, la critique s'adresse aux écrivains
français du siècle de Louis XIV, mais non aux maîtres de Weimar. La
culture allemande, après une expansion européenne à l'époque de la
Réformation de Luther, avait souffert d'engourdissement, accumulant
un retard considérable par rapport aux traditions culturelles de l'Occident. Ce retard va se trouver comblé ; l'Allemagne brûle les étapes
pour accéder au rang des cultures maîtresses. Aufklärung, Sturm und
Drang, classicisme et romantisme se suivent ou même se confrontent
et s'entrelacent plus qu'ils ne se contredisent. D'où la richesse soudaine
d'une vie culturelle dont les incitations permettent à l'âme allemande
un enrichissement sans pareil dans l'Europe de ce temps. La haute
densité de la culture germanique en ce moment privilégié la rend difficilement compréhensible pour le reste des Européens dont le devenir
historique, à l'époque, ne présentait pas la même complexité.
Roger Ayrault souligne la concordance chronologique entre deux
périodiques d'une importance majeure : en mai 1798 paraît
l’Athenäum des frères Schlegel, où s'annonce l'espérance du romantisme ; en octobre sort le numéro inaugural des Propylées, organe du
classicisme goethéen ; la carrière de ces revues s'interrompra dès l'année 1800. Les Propylées s'inscrivent dans ce paysage athénien, que les
Schlegel entendent aussi commémorer. Rencontre qui exclut toute
rupture entre les deux tendances. Un manifeste de Goethe ouvre le
recueil qu'il patronne par une célébration du classicisme. « Penseurs,
savants et artistes ne cèdent-ils pas à la séduction (...) de vivre au
moins en imagination, parmi un peuple auquel une perfection était
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
102
naturelle, que nous désirons, mais n'atteignons jamais, et chez qui,
comme la conséquence d'une époque et d'un mode de [79] vie, s'est
développée en une succession belle et continue une culture qui n'apparaît chez nous que passagèrement et sous une forme fragmentaire ? »
Et Goethe souligne le « caractère symbolique » du titre choisi : « Qu'il
soit là pour nous faire souvenir que nous nous éloignerons aussi peu
que possible de la terre classique 61... » Roger Ayrault précise : « le
classicisme de Goethe se définit, comme le préclassicisme, et avec
autant d'étroitesse doctrinale, par la foi en des absolus de l'art, à savoir
en des genres et en leurs lois, que les Grecs seuls ont connues 62... ».
Les romantiques allemands se trouvent confrontés avec un classicisme vivant et de plein exercice. « Le phénomène de conversion à un
nouveau classicisme est général en Allemagne à la fin du XVIIIe
siècle, écrit Robert Minder. Écrivains de l'Est et de l'Ouest, aînés et
cadets, se rencontrent dans un même souci de mesure, d'harmonie,
d'universalisme 63. » Cette nouvelle culture compte, parmi ses récentes étymologies, l'influence de Alexander Gottlieb Baumgarten
(1714-1762), disciple de Christian Wolff, qui entreprend de soumettre
à l'analyse le domaine, jusque-là négligé, de l'expérience artistique.
Son mérite essentiel est d'avoir donné au traité massif qu'il consacre à
la nouvelle discipline un titre : Aesthetica (1750-1758), appelé à une
fortune singulière. L'esthétique englobe la rhétorique traditionnelle,
mais ne se limite pas aux problèmes formels du style, elle s'efforce
d'élucider l'ordre de la création dans l'art. Privat-docent à Halle,
l'auteur futur de l’Esthétique avait compté parmi ses auditeurs Johann
Joachim Winckelmann (1717-1768), richement doté de la vertu d'enthousiasme, qui dévoue sa vie à la défense et illustration de l'art hellénique, dans la nouvelle lumière de la philologie et de l'archéologie
contemporaines. Pour mieux exalter cette vérité vivante, Winckelmann se fera catholique et s'en ira demeurer parmi les trésors artistiques amassés au Vatican par les papes humanistes de la Renaissance.
De cette expatriation naîtront des textes décisifs pour la conscience
esthétique occidentale ; en 1755, les Pensées sur l'imitation des
œuvres grecques en peinture et en sculpture, et surtout l’Histoire de
61
62
63
GOETHE, Werke, Jubiläums Ausgabe, Bd. XXXIII, p. 103 ; dans Roger
AYRAULT, La Genèse du romantisme allemand, t. I, Aubier, 1961, p. 38.
Ibid.
Robert MINDER, Allemagnes et Allemands, t. I, Seuil, 1948, p. 122.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
103
l'art antique (Geschichte der Kunst des Altertums, 1763), hymne à la
« noble simplicité et à la grandeur tranquille des statues grecques
(edle Einfalt und stille Grosse der griechischen Statuen) ». Baumgarten n'avait guère inventé qu'un mot ; Winckelmann invente un regard ;
son Histoire n'est pas une compilation, alourdie par la critique érudite
des faits et des dates, mais une approche divinatrice, tentative pour
reconstituer la genèse spirituelle des chefs-d'œuvre jusqu'au moment
où ils sont venus se figer à jamais dans leur visage d'éternité 64.
[80]
Paul Hazard a finement analysé la révélation que fut l'Histoire de
l'Art antique, à l'époque où les fouilles de Pompéi et d'Herculanum
offraient aux amateurs émerveillés la possibilité d'un renouvellement
du contact avec l'Antiquité vivante. « Non seulement la Grèce apparut,
toute pure dans sa nudité, mais toute la conception de l'art fut modifiée. L'art participait à l'évolution générale des créatures ; il naissait,
vieillissait, mourait, comme un homme et comme une plante ; pour le
bien comprendre, il fallait le suivre dans son effort progressif ; aimer
ses premiers témoignages pour leur gaucherie même ; aimer les fruits
de son automne, mais avec la mélancolie qui s'attache aux décadences ; et, entre les débuts incertains et les fins attristantes, aimer
pleinement, avec reconnaissance, les chefs-d'œuvre qui ont retenu sur
la terre l'image de la perfection. L'art n'était plus l'inexplicable produit
d'une recette bien appliquée ; on le voyait germer, s'épanouir et se faner ; il était un phénomène vital 65. » Ce sentiment d'une croissance et
d'un épanouissement organique n'est pas un caractère seulement de la
création artistique ; il s'attache à l'effort du critique, attaché à comprendre les œuvres par une participation intuitive à leur genèse ; la
compréhension de l'œuvre devient ensemble une connaissance de soi.
Winckelmann a été le parrain du classicisme allemand et à la fois
un initiateur du romantisme, par l'association établie entre l'art et la
vie essentielle de l'homme et du monde. Goethe a été marqué par
Winckelmann, comme Schiller par Kant. « Ensemble à Weimar, où ils
retrouvent également Herder et Wieland, ils élaborent en cette fin du
64
65
Cf. Carl JUSTI, Winckelmann und seine Zeitgenossen, 3. Auflage, 3 volumes,
Leipzig, 1923.
Paul HAZARD, La Pensée européenne au XVIIIe siècle, de Montesquieu à
Lessing, Boivin, 1946, t. II, p. 122.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
104
XVIIIe siècle une doctrine du classicisme, qui nous apparaît rétrospectivement comme une troisième tentative de synthèse romainegermanique, après celles tentées au IXe siècle par Charlemagne, au
XVIe siècle par les humanistes. Les temps sont loin où le jeune
Goethe voyait dans la cathédrale de Strasbourg un témoignage du génie germanique. Il ne connaît maintenant plus que le Parthénon. A
l'Allemagne médiévale du Goetz ont succédé la Grèce d'Iphigénie,
l'Italie du Tasse ; et c'est l'union du héros avec Hélène de Sparte que
peindra son Second Faust 66. »
Entre la jeunesse de Goethe, sous le signe du Sturm und Drang et
de la cathédrale de Strasbourg, et sa maturité classique, se place le
voyage en Italie (1786-1788). A Rome, Goethe lit Winckelmann ;
pendant son voyage, il donne une forme définitive à son Iphigénie.
Dès les débuts de son séjour dans la Ville éternelle, une note du 8 octobre 1786 donne le ton de la conversion qui s'opère ; face à la corniche du temple d'Antonin et Faustine, le voyageur s'écrie : « Ah !
vraiment, c'est bien autre chose que tous nos enjolivements gothiques,
que tous nos saints grimaçants, juchés les uns au-dessus des autres sur
de petites consoles, que toutes nos colonnes en tuyaux de pipe, [81]
nos petits clochetons pointus et nos fleurons dentelés ! De tout cela, je
suis, grâce à Dieu, délivré à jamais 67. » Ce texte de rupture et de reniement indique le moment où l'écrivain prend congé de sa jeunesse,
en prenant ses distances par rapport à un romantisme qui n'est pas encore né.
Le classicisme germanique procède d'un contact avec la culture antique en sa présence réelle. Winckelmann avait fait le voyage d'Italie,
sa patrie spirituelle, où il devait mourir ; son meilleur ami à Rome fut
le peintre Raphaël Mengs, lui aussi protégé par les autorités saxonnes,
et Romain d'élection (1728-1779). Rome sera le foyer d'une colonie
de peintres allemands que Goethe fréquentera lors de son séjour. Ces
artistes vivent en familiarité avec les œuvres les plus glorieuses de
l'art hellénique, avant la révélation des sculptures du Parthénon (à partir de 1801-1803, grâce aux exportations de lord Elgin). La ferveur
des peintres germaniques, comme jadis celle de Nicolas Poussin, autre
66
67
Robert MINDER, Allemagnes et Allemands, op. cit., p. 124.
Italienische Reise, 8 octobre 1786 ; cité dans H. LOISEAU, L'Évolution
morale de Goethe, 1749-1794 ; Alcan, 1911, p. 490.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
105
Romain d'adoption, n'est pas nourrie d'érudition laborieuse ni de restauration archéologique ; elle déploie le sens d'une vie qui a trouvé
son lieu naturel et son équilibre d'âme dans une perception sensible,
sensuelle et imaginative de l'antiquité retrouvée.
Autre source du classicisme allemand, l'invention de la philologie
moderne par les maîtres de Goettingen, de Halle et de Leipzig 68.
Dans le cadre nouveau du séminaire de philologie, mis au point par
des professeurs au labeur obscur et patient, s'opère un décapage qui
libère la parole vivante de l'écrivain. L'humanisme renaissant avait
tenté une première approche, détournée de son sens par la synthèse
pédagogique instituée dans les collèges des Jésuites, qui se fondait sur
la mise en œuvre du mythe des Belles-Lettres, à base de morale, d'esthétique et de rhétorique. La lecture des textes canoniques est subordonnée à une dogmatique éducative, destinée à former la sensibilité et
l'imagination des élèves ; ce que les auteurs ont dit en effet importe
moins que ce qu'ils doivent dire pour satisfaire aux exigences de la
morale puérile et honnête, selon les principes admis par les autorités
religieuses et civiles. Ainsi fut façonnée, aux XVIIe et XVIIIe siècles,
la majeure partie de l'élite intellectuelle en Occident, et même ailleurs.
Ce nuage de présupposés adventices devait être dissipé par la lecture positive des philologues allemands. Le séminaire de philologie
regroupe le professeur et ses étudiants sans souci du conformisme de
rigueur pour les enfants des écoles ; il s'agit de retrouver le texte, de
l'établir en raison scientifique, par l'élimination des erreurs, déformations et surcharges de toute espèce accumulées au cours des siècles ;
une fois le texte établi, on s'efforcera de l'interpréter, de lui faire dire
ce qu'il veut dire exactement, grâce à la nouvelle discipline de l'herméneutique. L'Allemagne dispose d'un cadre universitaire [82] moderne, au sein duquel l'enseignement de la philologie pouvait être
transmis de génération en génération, les élèves des maîtres devenant
maîtres à leur tour. Ainsi naquit l'Altertumswissenschaft, science compréhensive de l'Antiquité classique, science de sciences, dégagée de
toute obédience pédagogique ou ecclésiastique. Le grand événement,
le grand avènement sera, à la fin du siècle, l'œuvre de Friedrich Au68
Pour plus de détails sur la philologie allemande au XVIIIe siècle, cf. G.
Gusdorf, L’Avènement des sciences humaines au siècle des lumières, Payot,
1973, pp. 235-243.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
106
gust Wolf (1759-1824), professeur à Halle, l'un des fondateurs de
l'université de Berlin. En 1795, dans l'imminence de l'explosion romantique, paraissent, en guise d'introduction à une édition de l'Iliade,
les Prolegomena ad Homerum sive de operum Homericorum prisca et
genuina forma variisque mutationibus et probabili ratione emendendi.
Ce titre, aux allures de manifeste, marque un point de non-retour
dans l'histoire de la science philologique. Le mythe scolaire de l'aède
aveugle d'Ionie disparaît sous les atteintes d'une critique impitoyable.
Tel Moïse dépossédé du Pentateuque, Homère perd sa qualité d'auteur
canonique ; Homère n'a pas existé ; ce patronyme désigne une société
en nom collectif, à laquelle il convient d'attribuer la responsabilité du
recueil des poèmes homériques, lentement constitué au cours des
siècles. Le premier pas était fait ; 1' « athéisme homérique », ainsi que
devaient dire les nostalgiques du passé, ouvre la brèche dans le paysage traditionnel des Belles Lettres ad usum Delphini et du De Viris,
relégués dans le magasin aux accessoires pour décors d'opéras. Un
nouveau regard restitue dans leur jeunesse éternelle les grandes
œuvres méconnues.
Le classicisme français avait été un fruit de la culture du collège,
telle que la modelait l'exemplarisme idéalisé des professeurs jésuites
ou jansénistes. Le classicisme allemand procède du retour aux
sources, opéré au sein du séminaire de philologie, et mis en œuvre par
l'intuition de Winckelmann au contact des chefs-d'œuvre de la statuaire grecque ; la révolution homérique marque de son sceau les romantiques autant que les classiques. Les frères Schlegel ont étudié à
Gœttingen ; Guillaume de Humboldt, philologue et linguiste, fondateur de la phénoménologie de la parole, ministre de Prusse à Rome de
1801 à 1808, y retrouve les traces de Winckelmann, de Mengs et de
Goethe. Humboldt (1767-1835), diplomate et savant, philosophe,
homme d'État, organisateur de l'université de Berlin, avait été lui aussi
étudiant à Gœttingen. Classique ou romantique ? Ces parcours qui
s'entrecroisent montrent la fragilité des classifications, qui dissocient
ce qui fut uni dans la pratique d'un âge particulièrement fécond.
Des historiens s'appuient sur certaines boutades de Goethe pour
opposer classicisme et romantisme, sans préciser quel classicisme et
quel romantisme. Un signe d'irritation passagère ne saurait valoir
comme jugement dernier sur une époque entière. L'âge goethéen
(Goethezeit) voit se constituer un humanisme riche en œuvres et en
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
107
chefs-d'œuvre, au sein duquel se dessinent certaines polarités, sans
que les oppositions puissent faire oublier les solidarités, les références
[83] communes. Polarité sensible dans la vie même et dans les écrits
de Goethe ; l'auteur d'Iphigénie, du Tasse et du Second Faust est aussi
celui de Werther, de Gœtz von Berlichingen et surtout de Wilhelm
Meister ; maître livre qui s'impose à l'admiration des romantiques,
Meister est un fruit de la maturité. Et la biologie de Goethe, son œuvre
savante, objet d'une préoccupation constante, s'inscrit dans la philosophie romantique de la Nature.
En France, les classiques n'ont à exhiber en faveur de leurs thèses
que des morceaux choisis d'auteurs vieux de deux siècles ou de deux
millénaires. En Allemagne, classicisme et romantisme représentent
des tendances également vivantes, également fécondes, et qui puisent
aux mêmes sources d'inspiration. L'œuvre de Hölderlin, pétrie de références helléniques, est romantique par la densité contradictoire des
sentiments qui l'animent, et par la destinée exemplaire de son auteur ;
il importe peu qu'il n'ait pas adhéré au cercle de l’Athenäum. Pareillement, la synthèse intellectuelle de Hegel était impossible sans la
nouvelle connaissance de la culture grecque développée par les philologues germaniques. Faut-il compter Hegel au nombre des classiques
ou des romantiques ? Les avis sont partagés, ce qui prouve qu'il s'agit
d'une question mal posée. Au sein du XIXe siècle commençant, classicisme et romantisme se font valoir comme l'ombre et la lumière, chacun prenant relief par référence à l'autre.
La conscience romantique intègre des éléments dont les oppositions nourrissent les tensions internes d'une haute densité humaine.
Première assise par rapport à laquelle se définit la contestation romantique, l’Aufklärung, version germanique des lumières embourgeoisées,
traduites du parisien en berlinois. Contre la platitude triomphante d'un
intellectualisme de bon sens et de bas étage se prononce l'insurrection
du Sturm und Drang, bouffée délirante en pleine ère de rationalité frédéricienne (1770-1780), « crise momentanée où entre l'âme allemande
sur des appels que l'époque lui envoie du dehors, par Rousseau qui en
est la grande figure vivante et par Shakespeare qui y est devenu présent — un état élastique où quelques jeunes hommes, rapprochés par
hasard et pour un temps très court font remonter à sa surface un peu
de la force qu'elle gardait enfouie au fond de soi depuis deux siècles,
un peu de l'ardeur protestataire avec laquelle elle s'était confondue
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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sous la Réforme 69 ». Parmi les motivations de cette révolte d'un individualisme sauvage contre les formes de l'ordre établi dans la pensée,
dans la société, dans l'État, l'exigence religieuse du piétisme, acharné
à établir avec Dieu un contact direct, que les églises instituées refusent
à la masse passive des fidèles.
Dans une époque sereine, le Sturm und Drang était un signal
d'alarme où s'annonçaient certaines valeurs romantiques, l'irruption
des exigences vitales, le primat du sentiment sur l'intellect, l'irréductibilité du génie, distinctif de la personnalité digne de ce nom. Le mouvement sera résorbé dans le conformisme ambiant, non sans avoir [84]
brillé de quelques éclairs. Ses fruits les plus originaux sont dus à des
écrivains pour qui le Sturm und Drang ne sera qu'une crise d'originalité juvénile. Goethe, Schiller, Herder, fondateurs de l'humanisme allemand, ont intégré dans leur personnalité spirituelle et artistique cette
composante sauvage ; ils ont repoussé l'assaut et maîtrisé la tempête,
ils en demeurent marqués à jamais. Le chemin du salut, le moyen d'un
échappement vers le haut, a été fourni par la leçon de l'hellénisme,
interprété par Herder. « Parce que le néo-humanisme s'est sauvé en
Herder et, grâce à Herder, a conquis Goethe, le Sturm und Drang est
devenu ce que les exigences qui l'ont fait surgir ne le destinaient nullement à être, le détour au prix duquel l'âme allemande s'est créée sa
chance de parvenir peut-être à un classicisme vivant 70. » Une opposition s'établit ainsi entre Aufklärung et Sturm und Drang, entre le rationalisme béat d'un siècle en voie d'embourgeoisement et la révolte d'un
irrationalisme barbare. Le classicisme, équilibre entre les opposés,
conserve dans ses profondeurs le sentiment d'une nature vivante, qui
demeure l'une de ses ressources. Le débat autour de Spinoza, auquel
prennent part Lessing et Jacobi, Herder et Goethe, illustre les affinités
que les humanistes éprouvent pour le Deus sive Natura du sage hollandais ; la nature spinosienne est cette source de vie toujours renouvelée, cette mère féconde à laquelle Goethe dédie vers 1782 un hymne
de fervente piété. L'ordre classique n'a rien d'une construction figée
selon des normes géométriques ; c'est la puissance immanente d'une
harmonie en laquelle communient tous les êtres, dont l'unité profonde
constitue la réalité cosmique. « Le classicisme, écrit Korff, n'est
69
70
R. AYRAULT, La Genèse du romantisme allemand, t. I, Aubier, 1961, p. 29.
Ibid., p. 31.
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d'abord pas autre chose que la rationalisation du contenu vital irrationnel du Sturm und Drang, sa formulation philosophique 71. » La
sagesse de Goethe contient le Sturm und Drang, dans les deux sens du
terme : elle le présuppose et elle le maîtrise. Le classicisme allemand
est un classicisme de la puissance et de la personnalité ; la nature, par
la vertu de son développement propre, s'élève jusqu'à la raison et à
l'humanité.
L'équilibre classique du rationnel et de l'irrationnel donne naissance au dépassement romantique : « le romantisme, estime Julius
Petersen, n'est que le renforcement de l'élément irrationnel jusqu'à un
degré de tension extrême qui fait éclater la forme fermée du cercle et
la transforme en une parabole conduisant à l'infini. Aussi ne peut-on
dissocier le romantisme du classicisme ; le romantisme porte en soi la
totalité du classicisme, tout comme le classicisme porte en soi déjà le
germe du romantisme. C'est pourquoi le romantisme ne procède pas
d'emblée à partir d'une contradiction ouverte, mais parvient à la contradiction à la fin d'un renforcement progressif de sa tendance 72 ».
Selon un autre historien, « le romantisme est, dans une [85] certaine
mesure, une élévation du classicisme à une puissance supérieure. Le
classicisme peut être considéré comme une synthèse du Sturm und
Drang et de l’Aufklärung, de même le romantisme peut signifier une
unité supérieure du classicisme et du Sturm und Drang ; il associe la
poussée universelle et le désir de totalité du Sturm und Drang avec la
conscience de soi et l'ordonnancement spirituel caractéristiques de
l'attitude classique selon un degré accru de polarité 73 ».
La situation spirituelle du romantisme allemand ne se retrouve
nulle part en Europe. De là, sa charge explosive et sa valeur d'entraînement ; ce romantisme n'est pas un phénomène épisodique et passager, mais un remembrement de l'espace culturel, une mise en ordre
durable. Les écrivains et artistes, romanciers, poètes, musiciens qui se
sont affirmés dans les Allemagnes, depuis l'âge goethéen jusqu'à nos
jours, sont marqués, les plus grands plus encore que les autres, par les
71
72
73
H. A. KORFF, Geist der Goethezeit, Band II, Leipzig, J. J. Weber, 1930, pp.
16-17.
Julius PETERSEN, Die Wesensbestimmung der deutschen Romantik, Leipzig,
1926, p. 160.
Walther LINDEN, Umwertung der deutschen Romantik (1933) ; dans le
recueil : Begriffsbestimmung der Romantik, Darmstadt, 1968, p. 244.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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signes des temps affirmés en cette époque privilégiée où certaines
coordonnées spirituelles semblent avoir été fixées d'une manière quasi
définitive. Devenu une constante de la culture germanique, « le romantisme proprement dit (...), sous les aspects les plus divers, évolue
à travers tout le XIXe siècle et le début du XXe siècle 74 ».
Dès lors ce romantisme paraît impossible à identifier et à localiser.
« Il est très vain de prétendre délimiter avec précision le cadre du romantisme à l'intérieur même du premier groupe romantique, qui pourtant s'est presque constitué en école ; il est difficile de trouver des individualités plus foncièrement dissemblables qu'étaient par exemple
Frédéric Schlegel et Novalis 75. » On a voulu exclure du romantisme
Jean Paul, Hölderlin, Kleist et même Tieck ; « pour certaines personnalités, la difficulté de les situer exactement dans l'évolution spirituelle de l'Allemagne est patente : qui pourra dire avec quelque certitude si Beethoven par exemple est plutôt classique ou plutôt romantique ? Et le même problème se pose pour un Nietzsche ou pour un
Thomas Mann 76 ». Le romantisme est venu jusqu'à nous, en dépit de
ceux qui s'efforcent de dresser, à telle ou telle date, son acte de décès.
« De même que le classicisme s'est superposé au rationalisme de
l’Aufklärung sans le remplacer, ainsi le romantisme, à son tour, n'a pas
été supplanté par les tendances nouvelles ; elles se sont mélangées en
proportions variables sans s'exclure les unes les autres 77... »
Le romantisme allemand paraît difficile à définir ; non seulement il
semble impossible de lui fixer un point d'arrêt chronologique, mais sa
richesse est telle que la présence obsédante, obsessionnelle, des
grandes figures masque, au second plan, une nuée de témoins qui ne
parviennent [86] pas à retenir l'attention des spécialistes, parce qu'ils
se situent en dehors du champ clos de la littérature ou de la poésie.
« Pour n'avoir point vu la complexité et la richesse du romantisme allemand, la plupart des historiens l'ont considérablement appauvri, ont
considérablement rétréci son horizon, de sorte que la critique a été et
continuera longtemps encore d'aller de découverte en découverte. Qui
74
75
76
77
Henri LICHTENBERGER, Qu'est-ce que le romantisme ? dans le recueil : Le
romantisme allemand, Cahiers du Sud, mai-juin 1937, p. 352.
Ibid., p. 353.
Ibid., p. 354.
Ibid., p. 358.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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parlait, à l'aube de ce siècle, de Görres, de Möhler, d'Adam Müller, de
Baader et de Carus ? (...) Le jour viendra peut-être où les noms de
Kanne, de Molitor, de Daub, de Jung Stilling trouveront un plus grand
écho dans le public des lecteurs. Il en est, semble-t-il, des époques les
plus riches de la littérature comme des moments les plus féconds dans
l'histoire des arts plastiques. Quelques noms, que la tradition le plus
souvent nous a transmis, nous cachent les autres, ou même les annexent 78. »
Ces hommes obscurs sont des intellectuels, journalistes, professeurs, penseurs politiques, penseurs religieux, etc. Le romantisme allemand a étendu à l'ensemble de l'espace culturel une fécondation
globale ; c'est en Allemagne seulement qu'il y a eu une médecine romantique, alors qu'en Angleterre ou en France, on trouverait tel ou tel
médecin romantique, reconnaissable à quelques singularités individuelles. Le renouvellement romantique de la science a pu avoir
quelques répercussions à travers l'Europe, en matière d'histoire, de
philologie et de mythologie par exemple, mais cette diaspora avait son
foyer dans les universités allemandes. Plus remarquable encore est
l'importance décisive de la philosophie. Fichte et Schelling jouent un
rôle capital dans la formation de la spiritualité nouvelle ; dans la lignée du kantisme, mais infidèles au maître, les jeunes philosophes
sont les inspirateurs et les compagnons de route des poètes. Si l'on
parle, dans le cas de Novalis, d'un « idéalisme magique », dont procéderait sa vision encyclopédique du monde, c'est que Novalis est un
adepte de l'idéalisme fichtéen. Cette pensée inspire la philosophie romantique de la nature, chez les biologistes et les médecins, chez les
romanciers et les poètes. Hors d'Allemagne, le romantisme n'a pas de
philosophie, ou ce qu'il en a n'est qu'un sous-produit des systèmes de
Fichte et de Schelling. Bien que Victor Cousin, à ses débuts, ait bénéficié de la sympathie des jeunes romantiques français, on ne peut dire
que l'éclectisme s'inscrive dans l'horizon du romantisme, mises à part
certaines influences germaniques. L'Angleterre, pays de faible densité
philosophique, réserve ses faveurs à l'utilitarisme, et ne soupçonne la
pensée romantique qu'à travers les recensions ou chroniques plus ou
moins exactes de quelques esprits ouverts aux influences continen78
Eugène SUSINI, Franz von Baader et le romantisme mystique, t. I, Vrin,
1942.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
112
tales : Coleridge, Quincey ou Carlyle. Ces importations de l'étranger
ne suffisent pas pour naturaliser en Angleterre la philosophie romantique. Schelling aura aussi des disciples en Danemark, en Russie et
ailleurs, qui se contenteront de traduire dans l'idiome local les enseignements du maître. Autre caractéristique [87] germanique du romantisme, la dimension religieuse. Il ne s'agit pas d'une conscience épidermique, telle celle mise en scène par le vicomte de Chateaubriand,
dans cet ouvrage de circonstance qu'était le Génie du Christianisme.
Les Discours sur la Religion, de Schleiermacher (1799), précèdent de
peu le Génie, paru en 1802 ; mais le livre du jeune théologien de
l'Athenäum n'a rien de commun avec l'apologétique superficielle que
pratique le brillant écrivain français. Chateaubriand devait bientôt renoncer à se prendre pour un père de l'Église, s'il s'était jamais considéré comme tel. Schleiermacher, destiné à une longue vie (1768-1834),
devait, sur les fondements romantiques des Discours sur la Religion,
interprétation en profondeur de la subjectivité religieuse, construire
une théologie et une dogmatique, qui auront une influence considérable sur les destinées de la pensée réformée au XIXe siècle et au-delà.
Schleiermacher et Novalis, comme plus tard Kierkegaard, s'inscrivent dans la lignée du piétisme, conversion de l'être à la révélation de
l'intériorité, par opposition au conformisme massif des églises. La
voie romantique, recours aux profondeurs religieuses, sera une attitude d'adhésion fervente à une réalité qui appelle l'âme humaine, du
dehors et du dedans, et l'absorbe dans son unité. Les théologiens dogmatiques, prompts à fabriquer des hérésies, détecteront des menaces
d'immanentisme, de panthéisme ; ils verront dans ce subjectivisme
religieux la marque d'une anarchie du sentiment, rebelle à l'autorité de
Dieu, dont les représentants qualifiés sont l'église instituée et ses
prêtres selon l'ordre de la hiérarchie.
Dans le romantisme allemand, l'inspiration religieuse est éclatante
et la marque piétiste indiscutable ; les adversaires du romantisme seront soit des esprits irréligieux, anticléricaux résolus, qui soupçonnent
partout les machinations des curés, soit encore des cléricaux intégristes, défenseurs de l'orthodoxie, aux yeux desquels le romantisme
est une maladie de la foi, un délire non respectueux des articulations
intellectuelles de la saine théologie. On observe, à l'intérieur du romantisme allemand, une dérive du piétisme vers l'ordre, du protestantisme vers le catholicisme, marquée par des conversions retentis-
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
113
santes, dont celles de Frédéric Schlegel et de sa femme, celle de Zacharias Werner, ou l'évolution de Clemens Brentano. Le passage d'une
obédience à une autre manifeste l'importance accordée à la profession
rigoureuse de la foi. Ces conversions répondent à un besoin de sécurité chez des êtres faibles et incertains, incapables de supporter, à la
longue, cette tension extrême entre le fini et l'infini, que décrivait
Schleiermacher. Frédéric Schlegel, Clemens Brentano, romantiques
profonds, découvrent que le romantisme est une maladie mortelle ; de
cette maladie, ils essaient de guérir en entrant dans le sein de l'Église
romaine, qui les délivrera d'eux-mêmes et ensemble les sauvera du
romantisme. Kierkegaard, qui ne transige pas, choisira de mener jusqu'à la mort la « maladie mortelle » du christianisme. Le rapport au
monde romantique, sous ses formes diverses, porte [88] cette marque
d'une ouverture vers la transcendance, par opposition à la clôture sur
elle-même de l'expérience humaine que revendique le positivisme. Il y
a un romantisme de la révolte et du blasphème, un romantisme à
l'école de Caïn ou de Lucifer, dont l'exemple représentatif pourrait
être Byron ; mais la chute des anges ne s'inscrit pas dans le ciel vide
du positivisme athée, elle est un signe, jusque dans la rébellion, de
l'omniprésence divine. L'imprégnation piétiste, comme le pluralisme
religieux du domaine allemand, rendent possible une attitude globale
de recul par rapport aux particularismes des religions constituées.
Dans les pays catholiques, l'Église, gardienne de l'orthodoxie, considère avec hostilité toute forme de compromis, où elle détecte la menace de l'hérésie. L'expérience fondamentale des romantiques français, en dehors des limites de l'orthodoxie, est d'ordinaire considérée
comme irréligieuse, et réprouvée comme telle. Néanmoins, les intuitions maîtresses d'un Lamartine, d'un Victor Hugo, d'un Alfred de Vigny ou d'un Gérard de Nerval, pour ne citer que les plus connus, ne
peuvent être définies que dans un langage religieux qui confronte
l'homme avec la totalité des significations de l'en deçà et de l'au-delà.
Le même caractère apparaît chez ces esprits épris d'absolu que sont les
maîtres du romantisme polonais et du romantisme russe.
Le thème commun de la spiritualité romantique, par-delà les dénominations opposées et les conformismes théologiens, pourrait être
un illuminisme profond dont la présence anime en sous-œuvre la tradition de la culture occidentale. On a souligné l'importance de la lecture de Jacob Boehme pour la formation d'un William Blake ou d'un
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Novalis ; on a étudié les cheminements de la maçonnerie, de l'hermétisme, de la Rose-Croix, du spiritisme, on a évoqué les confins du magnétisme, de la suggestion, de la télépathie. Ces éléments, d'autres encore, contribuent à faire du romantisme une gnose, une doctrine secrète, dont les origines et les aboutissements s'égarent au-delà des
chemins battus du bon sens et des convenances raisonnables. Ces indications demeurent marginales, comme refoulées par la bonne conscience critique des historiens qui ne veulent pas reconnaître l'importance de données en lesquelles ils ne voient que des égarements de la
raison. La compréhension du romantisme, même celle du romantisme
allemand, a longtemps souffert d'une censure préalable, qui s'estimait
autorisée à séparer le bon grain de l'ivraie, le normal du pathologique.
Le personnage romantique du poète-prophète-voyant n'est pas dissociable de cet élargissement gnostique d'une conscience humaine en
porte à faux sur l'infini, sur l'insondable ; la bouche d'ombre s'ouvre
sur le monde des mythes et résurgences, sur l'espace du merveilleux,
où le vrai fait alliance avec le fantastique et avec l'impossible.
Plus que tout autre, le romantisme allemand propose une invitation
au voyage dans les confins eschatologiques de la conscience humaine.
Le domaine religieux en sa signification compréhensive se confond
avec le dernier horizon des possibilités de la pensée et du [89] sentiment, les mythologies divines et humaines échangent leurs intentions
dans un symbolisme mutuel. Les limites du rêve et de la vie un moment abolies, l'homme de désir supplante l'homme réel ; l'imagination,
promue à une fonction ontologique, ouvre les portes d'un nouveau ciel
et d'une nouvelle terre. Ce message du romantisme devient aujourd'hui plus intelligible grâce aux progrès de l'anthropologie religieuse,
de la science comparée des religions et de la psychanalyse. Le surréalisme, présence au monde et méthode d'interprétation, a éclairé certains aspects difficilement accessibles du romantisme essentiel, révélation de l'homme, du monde et de Dieu, doctrine secrète et ensemble
expérience initiatique, accessible seulement au prix d'une ascèse de
l'esprit et du cœur. L'application de l'intelligence, les exégèses scientifiques ne sauraient procurer la clef du songe romantique. Les surréalistes ont éprouvé aussi la difficulté de cette recherche du sens au prix
de la raison, au péril de la vie, comme l'attestent un Novalis, un Hölderlin, un Nietzsche. Beaucoup s'arrêtent en route, tel un don Quichotte qui mourrait sous le bonnet de coton de Sancho, ou tel le Papa-
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115
geno de La Flûte enchantée qui préfère aux épreuves de l'initiation le
bon sens du bonheur commun ; Frédéric Schlegel, Tieck, Clemens
Brentano, d'abord brûlés des ardeurs romantiques, vécurent trop vieux
pour finir comme ils avaient commencé. A travers ces existences, qui
furent elles-mêmes des œuvres et des témoignages, s'annonce une vérité qui se dérobe, conciliation de toutes les contradictions, comme
l'Un au-delà de l'Être — la vérité selon l'exigence romantique.
Le romantisme germanique a mis en œuvre cette expérimentation
sur la réalité humaine de la manière la plus large et la plus profonde,
ce qui lui donne, sur les écoles romantiques de l'Occident, un droit de
préséance non seulement chronologique, mais si l'on peut dire ontologique 79. Seulement le concept de romantisme est une notion confuse,
et sa vitalité dans les Allemagnes a contribué à accroître cette confusion. Il n'a jamais existé d'école romantique, constituée autour d'une
profession de foi communément reconnue par les adeptes. Les frères
Schlegel et leurs amis de la période initiale : Novalis, Tieck, Schelling, Schleiermacher, Henrik Steffens forment avec quelques personnages féminins de grande qualité : Dorothée Schlegel, Caroline Schelling, un groupe d'amitié et de travail poétique, philosophique et religieux, au sein duquel chacun sert d'initiateur aux autres. La recherche
d'une voie importe plus que la doctrine. La Hanse des poètes, la confrérie où, selon Frédéric Schlegel, se pratique l'exercice de la philosophie en commun (Symphilosophieren) représente le glorieux [90] solstice d'une jeunesse éprise d'absolu, qui affronte résolument la lutte
avec l'ange d'une vérité ardente, assomption et transfiguration de
l'existence humaine. Brève flambée ; l’Athenäum paraît de 1798 à
1800. La mort rayonnante de Novalis, en présence de Frédéric Schlegel, le 25 mars 1801, marque déjà une limite à laquelle devaient se
heurter les compagnons de l'impossible.
79
Le lecteur français dispose, pour compléter son information, de l'anthologie
constituée par les deux volumes de la Bibliothèque de la Pléiade consacrés
aux Romantiques allemands. Le tome second, en particulier, contient une
précieuse introduction de Erika TUNER et d'excellentes notices de JeanClaude SCHNEIDER. Sur le mouvement de l’Athenäum, cf. le recueil de
textes et les commentaires de Ph. LACOUE-LABARTHE et J.-L. NANCY :
L'Absolu littéraire, Théorie de la littérature du romantisme allemand,
éditions du Seuil, 1978.
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Une lettre de Steffens à Tieck, une quinzaine d'années plus tard,
évoque l'échec de l'aventure : « Une tour de Babel spirituelle devait
être édifiée, que tous les esprits devaient apercevoir de loin. Mais la
confusion des langues a enseveli cette œuvre de l'orgueil sous ses
propres ruines. Es-tu bien celui dont les rêves se confondaient avec les
miens ? demandait chacun à l'autre. Je ne reconnais plus les traits de
ton visage ; tes paroles me sont incompréhensibles. Et chacun s'en fut,
séparé des autres, dans les diverses régions de la terre — la plupart
conservant l'idée délirante (Wahnsinn) de construire pourtant la tour
de Babel, chacun à sa propre manière 80. » Cette brève apothéose ne se
place pas sous le signe du « romantisme » ; la dénomination n'est pas
employée par les intéressés. Elle leur a été appliquée par la suite, et de
l'extérieur, d'abord par des adversaires, puis a été reprise par les historiens. « Le mot romantique dans son acception courante et moderne
n'a pour ainsi dire jamais été employé par les Schlegel et par Coleridge. (...) Les romantiques évitèrent très soigneusement d'utiliser le
terme dans sa signification populaire 81. » Le vocable neuf, employé à
tort et à travers, prêtait à confusion. La première cellule, la confrérie
d'Iéna, est « romantique » sans le savoir ; elle le deviendra officiellement lorsque les érudits à venir auront mis de l'ordre dans la multiplicité des événements, des hommes et des œuvres. Les initiateurs, une
fois dispersés, étaient promis pour la plupart à une longue vie ; Frédéric Schlegel meurt en 1829, son frère August Wilhelm en 1845, Brentano en 1842, Tieck en 1853. Chacun avait suivi sa voie, plus ou
moins loin des enthousiasmes de sa jeunesse. Lorsque le concept critique de romantisme commença à prendre forme, il ne s'appliquait
plus aux survivants de l'aventure initiale. La seconde vague du romantisme, après la dispersion du groupe de Iéna, se rassemble autour de
Heidelberg et de son université à partir de 1804. S'y rencontrent Clemens Brentano et Arnim, le publiciste Görres, l'helléniste et mythologue Creuzer, les frères Grimm, le juriste Savigny, la poétesse pathétique et suicidaire Caroline de Günderode et l'attachante figure de Bet80
81
H. STEFFENS à TIECK, lettre de 1814, citée dans W. DILTHEY, Leben
Schleiermachers, Berlin, W. de Gruyter, 1922, p. 552.
Herbert MAINUSCH, Romantische Aesthetik, Bad Homburg, Gehlen, 1969, p.
151 ; cf. aussi A. O. LOVEJOY, The Meaning of « Romande » in early
german Romanticism (1916), dans Essays in the History of Ideas, Baltimore,
the Johns Hopkins Press, 1948.
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tina Brentano, qui épousera Arnim. La poésie, au sens étroit du terme,
tient moins de place dans les activités créatrices de ces hommes. Arnim et Brentano écrivent des romans et des nouvelles ; ils rassemblent
les éléments du recueil [91] de chansons populaires, publié en commun sous le titre de Cor enchanté de l'enfant (Des Knabens Wunderhorn, 1806-1808). Le folklore, la mythologie, la philologie, exposants
significatifs de la réalité humaine, donnent lieu à des recherches au
travers desquelles s'exprime la spiritualité du romantisme. Friedrich
Creuzer (1771-1858) conjugue la mythologie comparée et l'histoire
des religions dans sa Symbolique et Mythologie des peuples anciens,
et en particulier des Grecs, dont la première édition en quatre volumes paraît de 1810 à 1812. Cette tentative de synthèse, prématurée,
devait avoir une influence considérable, particulièrement en France ;
l'interprétation romantique du mythe lui restitue sa pleine validité de
conception poétique du monde. Parallèlement aux recherches de
Creuzer se développent celles de Joseph Görres ; la Mythologie historique du monde asiatique (Mythengeschichte der asiatischen Welt),
publiée en la même année 1810, annexe à la recherche le domaine
oriental, ouvert par l'apparition d'une philologie indo-européenne, elle
aussi marquée de romantisme. Les recueils de Contes (Kinder- und
Hausmärchen) des frères Jacob (1785-1863) et Wilhelm (1756-1859)
Grimm, dont les séries parurent en 1812, 1815 et 1822, manifestent la
ferveur romantique appliquée au domaine des traditions populaires.
Les Grimm sont savants et non littérateurs ; l'Allemagne devra à leur
science une Grammaire (Deutsche Grammatik, 1819) et plus tard un
considérable Dictionnaire de la langue allemande, dont les volumes
s'échelonnent à partir de 1852. Les frères Grimm, fondateurs d'une
discipline nouvelle, la germanistique, science unifiée des antiquités
nationales, avaient subi, dans leur jeunesse, l'influence du juriste Friedrich Karl von Savigny (1779-1861), qui enseigna à Heidelberg avant
de devenir l'une des lumières de la nouvelle université de Berlin. Marié à une sœur de Bettina Brentano, lié aux cénacles romantiques, Savigny oppose à la tradition du droit romain, que prolonge l'inspiration
du droit naturel, le retour aux sources nationales du droit germanique ;
l'école du droit historique, dont il est le fondateur, est l'un des éléments moteurs de la mutation historiographique du xixe siècle.
Le premier romantisme de Iéna était replié sur une intuition poético-religieuse ; le romantisme second de Heidelberg rayonne à travers
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
118
les compartiments de la culture, dont il renouvelle les significations.
La Hanse des poètes s'est dissoute ; ses membres dispersés sont désormais séparés par des incompatibilités de pensée et d'humeur, mais
l'inspiration à laquelle ils ont donné forme reprend vie dans les horizons de la pensée, de la science et de l'art. Le romantisme, perçu
comme une menace par ceux qui ne sympathisent pas avec ses intentions, va recevoir de ses adversaires une dénomination dont les premiers adeptes, dans l'amitié qui les unissait, ne ressentaient pas le besoin.
Ludwig Tieck (1773-1853), dans les dernières années de sa vie,
déplorait la fortune d'un terme qui lui paraissait fausser le sens des
initiatives de sa jeunesse. « Le mot romantique, que l'on entend employer à tout bout de champ, et souvent à contresens, a eu des [92]
effets pernicieux. J'ai toujours été irrité lorsque j'ai entendu parler de
la poésie romantique comme d'une espèce à part... Bon nombre de
poètes récents se sont présentés eux-mêmes comme romantiques ;
d'autres au contraire se sont efforcés de mettre sur pied une poésie antiromantique. Les uns comme les autres seraient romantiques, s'ils
étaient d'abord et seulement des poètes... Quand on entend ce beau
discours sur le romantisme, on s'aperçoit que la plupart ne font que
répéter des mots usés qu'ils ne comprennent pas 82. » Et le patriarche
survivant de l'aventure ajoute : « On a voulu faire de moi le chef d'une
soi-disant école romantique. Rien ne m'a été plus étranger que cela
(...) Si l'on me pressait de donner une définition du romantisme (der
Romantischen), j'en serais incapable. Il m'est impossible de faire entre
“poétique” et “romantique” une différence quelconque 83. » Tieck
ajoute que s'il a intitulé un de ses livres Romantischen Dichtungen,
c'était sans intention particulière : « J'ai pris le mot dans le sens courant à l'époque. Tout au plus voulais-je indiquer ainsi que l'aspect
merveilleux de la poésie devait être davantage mis en lumière. Par la
82
83
TIECK, entretiens avec L. KÖPKE (1849-1853), in Ludwig Tieck, Leipzig,
1855, t. II ; pp. 172 sq, cité dans Frantz SCHULTZ, « Romantik » und
« Romantisch » ah literar-historische Terminologien und Begriffsbildungen
(1924) dans le recueil Begriffsbestimmung der Romantik, Darmstadt,
Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1968, p. 97.
Cité ibid., pp. 97-98.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
119
suite, le mot a été employé jusqu'à me dégoûter moi-même ; on l'a
alors affecté d'un sens catholicisant (Katholisierenden Sinne) 84... »
Comme son ancien compagnon Tieck, Frédéric Schlegel, dans son
âge mûr, refuse d'identifier les enthousiasmes de sa jeunesse avec les
extravagances des imitateurs. Les Vorlesungen über die Geschichte
der alten und neuen Literatur (Conférences sur la littérature ancienne
et moderne, Vienne, 1812) contiennent une véhémente protestation
contre la thèse selon laquelle un certain « romantisme » caractériserait
une littérature moderne, dont il serait l'un des initiateurs. Il tient à garder ses distances par rapport à des pasticheurs de bas étage dont il réprouve les excès de langage et la confusion mentale. L'idée même
d'une école moderne, au sens où il y a des écoles, des ateliers d'art
dans la Grèce ancienne ou chez les peintres italiens est erronée. Les
meilleurs des créateurs, aujourd'hui, de plus en plus, cherchent leur
voie dans la solitude. La confrérie de l’Athenäum s'est dissoute ; Frédéric n'est plus qu'un isolé dans une époque qu'il comprend mal. On
peut conclure, avec Frantz Schultz, qu' « aux yeux de Frédéric Schlegel, il n'a jamais existé de concept du “Romantisme” permettant de le
regrouper lui-même avec ses amis des débuts 85 ».
Le mot « romantisme » a été imposé au groupe de Heidelberg
comme dénomination d'école dans les années 1808-1810, par des tenants attardés des Lumières. Réaction motivée par le succès croissant
[93] de l'esprit nouveau auprès d'un public qui se détourne des publications traditionnelles. La confrérie de 1798-1800, demeurée dans la
clandestinité, évitait d'encourir l'hostilité des littérateurs professionnels. Novalis, écrivain posthume, n'avait publié que peu de chose de
son vivant, dans des conditions confidentielles. Une dizaine d'années
plus tard, les ouvrages d'Arnim et de Brentano, des frères Grimm,
s'adressent à une large clientèle ; les maîtres de l'université, ralliés à
l'esprit nouveau, le diffusent parmi leurs étudiants, demain l'élite intellectuelle et spirituelle du pays. Ceux dont les positions se trouvent
menacées doivent réagir, pour conserver la maîtrise d'un marché qui
déjà leur échappe.
84
85
Ibid.
Fr. SCHULTZ, ibid., p. 99 ; cf. p. 100, à propos des premiers romantiques :
« se sentir romantiques ou se désigner comme tels ne leur est pas venu à
l'esprit ».
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
120
L'appellation « romantisme », pour désigner une école littéraire,
s'est imposée à la suite d'un combat d'arrière-garde, d'avance si bien
perdu que ceux que la nouvelle appellation devait discréditer l'ont reprise à leur compte. Parmi ceux qui, par esprit retardateur, contribuèrent à baptiser l'école romantique, Johann Heinrich Voss (1751-1826),
dont la date de naissance atteste qu'il est déjà, vers 1810, un retraité de
la poésie et des humanités classiques ; dans sa résidence de Heidelberg, il se trouve assiégé par la vogue de la jeune littérature. Voss a
été dans sa lointaine jeunesse, un versificateur non négligeable du
groupe de Gœttingen, sorte de poète lauréat ; il a consacré une partie
de sa vie à pasticher ou à traduire les auteurs antiques ; ses traductions
d'Homère ont été considérées comme des chefs-d'œuvre. Ancien combattant des lumières, il reprend du service contre la montée des périls.
Il ne s'agit pas seulement de s'opposer à une nouvelle mode littéraire ;
il faut faire échec aux valeurs qui menacent de détruire l'intellectualisme bien tempéré de l’Aufklärung. Les auteurs du Cor enchanté de
l'Enfant, rassembleurs de contes de nourrice, préconisent un retour en
enfance ; les hérauts du style gothique, les nostalgiques du Moyen
Age déshonorent la modernité et l'avènement de la raison. Les écrivains récents se font les champions d'idées traditionnelles et réactionnaires que l'on croyait à jamais périmées ; ils célèbrent les hiérarchies
aristocratiques et religieuses et même le catholicisme romain, auquel
certains n'hésitent pas à se rallier.
Aux yeux de Voss et de ses amis, le romantisme, conglomérat de
valeurs rétrogrades, c'est le retour de l'obscurantisme, la récurrence de
1' « infâme ». Articles de revues et pamphlets dénoncent la révélation
catholico-romantique, identifiée au son du cor, cor au fond des bois,
cor du postillon ou du veilleur de nuit... Écrire romantiquement, c'est
écrire n'importe quoi n'importe comment. Un article de novembre
1808 affirme, en post-scriptum au Wunderhorn, « que les Romantiques sont de véritables enfants, que les enfants sont des Romantiques ». Le Danois Baggesen (1764-1824), romantique repenti, parodiant un titre romantique, lance en 1810 un pamphlet intitulé Der Karfunkel (L'Escarboucle) oder Klingklingel Almanach, qui se présente
comme un Livre de poche (Taschenbuch) à l'usage des romantiques
accomplis et mystiques débutants (für vollendete Romantiker und
angehende Mystiker). L'une des accusations majeures contre [94] la
jeune école concerne le mysticisme, l'illuminisme (Schwärmerei),
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
121
haute trahison envers la saine raison et le sens commun, égarements
qui mènent tout droit à la pire confusion mentale et morale.
Selon Ullmann et Gotthard, qui ont analysé cette genèse du sens,
un concept global (Sammelbegriff) du romantisme « s'est constitué
subitement et s'est rapidement diffusé » dans les années 1808-1810. Il
ne s'agit plus de ce que Novalis et Jean Paul entendaient par ce mot.
« Le contenu de ce terme n'a pas été défini par le camp ami, lorsqu'il
l'a repris à son compte, mais bien par les adversaires, (...) c'est-à-dire
surtout Voss et ceux qui le suivirent 86. » Ceux qui se trouvaient ainsi
dénoncés tentèrent de nier l'opposition établie entre « classiques » et
« romantiques » ; l'usage s'imposa à eux malgré eux ; ils se résignèrent
à admettre la terminologie de l'adversaire. « Le concept de romantisme en tant que désignant une faction littéraire, une nouvelle école,
une communauté de sentiments se répand de plus en plus dans le
groupe de Heidelberg 87 » ; ainsi se trouvera consacrée une notion en isme (Ismus-Begriff) promue à la dignité de signe des temps, une fois
gagnée la bataille de la polémique. Il y aura désormais un style romantique, une vision romantique du monde, une nouvelle catégorie
dans la classification des hommes et des œuvres. Le romantisme, c'est
l'école à laquelle appartiennent, qu'ils le veuillent ou non, des créateurs comme Tieck, Arnim, Brentano, Uhland et ceux qui se réclament d'une inspiration apparentée.
Le romantisme de Heidelberg, postérieur à l'effondrement prussien
de Iéna (1806), enregistre les effets toniques de la défaite à travers les
Allemagnes. La Prusse accablée se ressaisit ; le renouveau patriotique
développe la résistance contre l'envahisseur napoléonien.
L’Aufklärung triomphante sous le patronage du grand Frédéric préconisait, à l'école de la France, un cosmopolitisme culturel. Le romantisme, dès ses débuts, réagit contre la prépondérance des modes de
Paris ; ce besoin d'un retour à l'authenticité germanique se trouve renforcé par l'humiliation du désastre. La cause sacrée du relèvement national mobilise les masses populaires. La campagne de Russie (1812)
86
87
Richard ULLMANN et Hélène GOTTHARD, Geschichte des Begriffes
« Romantisch » in Deutschland, Germanische Studien 50, Berlin, 1927, p.
298. C'est à cette étude que sont empruntés les éléments du paragraphe
précédent.
Op. cit., p. 318.
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122
atteste que Napoléon n'est pas invincible ; les batailles de Lützen, de
Bautzen, de Leipzig, en 1813, démontrent que les armées françaises,
battues en Espagne, marchent à leur perte. Les écrivains prennent leur
part du combat, par l'épée et par la plume ; les valeurs romantiques
s'accordaient avec cette conversion du libéralisme frédéricien au nationalisme allemand, qui consacre l'effacement de l’Aufklärung. La
mutation culturelle va de pair avec la mutation politique ; l'esprit du
romantisme se trouve associé à cette prise de conscience qui donne
naissance à l'Allemagne moderne. Après la chute de l'Empire français,
la nouvelle Europe qui s'esquisse à Vienne en 1815, sous les espèces
de la [95] Sainte-Alliance, semble la réalisation d'un rêve renouvelé
de La Chrétienté ou l'Europe, de Novalis. Le tsar Alexandre Ier, inspiré par Mme de Krüdener, fait accepter par les souverains assemblés un
pacte qui traduit en langage diplomatique la Schwärmerei romantique.
Mais la Sainte-Alliance n'est qu'une profession de foi, et la politique ne saurait longtemps s'identifier avec la mystique. L'Europe de
la Sainte-Alliance sera l'Europe de Metternich, une Europe réactionnaire, acharnée à poursuivre partout et à détruire par tous les moyens
les funestes séquelles de la Révolution française. Le romantisme allemand, après 1815, s'inscrit dans le cadre de la nouvelle Allemagne,
soumise, de plus en plus, à la prépondérance prussienne. Le patriotisme de la jeunesse, mobilisée contre l'envahisseur, se prolonge, après
1815, sous la forme d'un mouvement national, nullement hostile à
l'autorité monarchique, mais éprise de liberté et de communauté.
L'école romantique aurait pu épouser la cause de la conscience populaire, se faire l'âme de cette jeune Allemagne qui s'annonçait dans les
corporations d'étudiants, chez certains intellectuels et journalistes,
mais la plupart des survivants, après 1815, refusent d'identifier les
rêves de leurs débuts avec les enthousiasmes tumultueux des générations suivantes. Une sclérose fige les maîtres d'hier dans un conservatisme nostalgique ; le goût du passé traditionnel fait obstacle à l'enfantement du futur ; romanciers et poètes, artistes cherchent refuge dans
l'intellectuel ; théologiens et philosophes se vouent à une œuvre de
restauration dogmatique. Hegel, qui a célébré la révolution de France
et Napoléon, voit dans le nouvel État prussien la réalisation de son
vœu et devient le conseiller écouté du ministre de l'instruction publique. Schelling, Tieck, Schleiermacher, Brentano, les deux Schlegel
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attestent que le romantisme vieillissait mal ; il existe une incompatibilité d'humeur entre le romantisme en son essence et la vieillesse.
Selon Ernest Denis, « par un de ces détours étranges, qui sont si
fréquents dans l'évolution intellectuelle des partis, le romantisme, qui
avait eu sa raison d'être dans un admirable effort d'émancipation,
aboutissait à un acte de renoncement et de contrition ; comme les chevaliers du Moyen Age, que chantent si volontiers les poètes de cette
époque, il rapportait de ses courses audacieuses à travers le monde
une telle lassitude et un désenchantement si amer qu'il demandait au
cloître l'oubli et la paix. (...) A mesure qu'elle s'éloignait de ses débuts,
l'école romantique s'encombrait d'esthétique et perdait, avec sa naïveté, sa fraîcheur et sa grâce ; gâtée par la faveur du vulgaire, dont l'engouement acceptait ses pires exagérations, alourdie par la cohue des
plagiaires qu'attire le succès, victime de cette sorte de vitesse acquise
qui condamne si souvent les partis à pousser à l'absurde leurs théories,
elle se compromettait dans de louches aventures et de regrettables alliances. Ces poètes, que hantent de sublimes visions, finissent par
sombrer dans le ridicule ; ces fins ouvriers, épris de toutes les délicatesses et de toutes les subtilités de l'art, aboutissent à l'anarchie littéraire et à la négligence ; ces fiers prophètes pour lesquels toute règle
est trop étroite et trop lourde, domestiqués par Metternich, [96] endorment leurs contemporains en leur murmurant à l'oreille une chanson de nourrice 88... »
88
Ernest DENIS, L'Allemagne 1810-1852, Paris, Société française d'éditions
d'art, s.d., pp. 91-92. Il y eut des exceptions à la règle ; certains adeptes du
romantisme ne suivirent pas le chemin du conservatisme. L'une des figures
significatives de ce romantisme de gauche est Bettina Brentano (17851859), amie passionnée de Goethe, admiratrice de Beethoven et épouse
d'Achim von Arnim, disparu en 1831. La vieillesse de Bettina est un combat
au service des causes libérales et populaires ; elle rencontre Tourgueniev et
Bakounine, l'hégélien de gauche Bruno Bauer et le jeune Marx (1842),
correspond avec George Sand. Elle s'enthousiasme pour Frédéric Guillaume
IV, roi selon son cœur, qu'elle essaie vainement de convertir à la cause du
peuple misérable et opprimé ; elle défendra les révolutionnaires vaincus de
1848. Des tendances libérales s'affirment aussi chez une autre égérie du
romantisme allemand, Rahel Levin (1771-1833), mariée au diplomate
Varnhagen von Ense ; adepte du saint-simonisme, cette femme
exceptionnelle protège Heine à ses débuts et sympathise avec la Jeune
Allemagne.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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L'automne du romantisme allemand paraît si peu conforme aux
inspirations du début que bon nombre de critiques arrêtent l'histoire du
mouvement soit après la flambée du groupe de Iéna, soit après les
moissons du groupe de Heidelberg, considérant que la fin de carrière
des fondateurs n'appartient plus au romantisme proprement dit. Manière de voir arbitraire ; le romantisme d'après 1815 suit le chemin
d'un conservatisme politique et d'un intégrisme religieux, respectueux
des intérêts de l'Église et de l'État. Il y aura dans d'autres pays un romantisme de gauche, pour lequel 1830 et 1848 seront des années
saintes ; le romantisme allemand est un romantisme de droite ; les libéraux, les radicaux, à la manière de Heine, seront antiromantiques.
En France, en Italie, en Russie, en Pologne, les tendances utopiques
du socialisme, du messianisme feront alliance volontiers avec le romantisme ; il en va autrement en Allemagne, sans que cela permette
d'en conclure à la disparition du romantisme. La Prusse, à partir de
1819, est soumise à un régime de haute surveillance policière de la vie
culturelle ; les maîtres vieillissants s'enferment dans les paradis artificiels de la vie intérieure ou de la bigoterie ; les jeunes classes ont la
nostalgie de l'action, et puisque la réforme des structures établies ne
peut être obtenue par les voies légales, se mettent à rêver de révolution, à l'imitation des grands exemples de Paris (1830-1848) et de
Varsovie.
L'Église, l'État, les pouvoirs ont si bien conquis le romantisme que
le romantisme prend le pouvoir en la personne de Frédéric Guillaume
IV (1796-1861), qui régna sur la Prusse de 1840 à 1857, et mérita
qu'on lui fît application du titre d'un livre consacré par David Friedrich Strauss, théologien en rupture de ban et auteur de la fameuse Vie
de Jésus, à l'empereur Julien l'Apostat : Un Romantique sur le trône
des Césars. Chef d'État réactionnaire, prêt à sévir contre toute menace
de libéralisme, Frédéric Guillaume développe au long de son règne un
rêve éveillé aux couleurs du romantisme. Il regroupe à Berlin la vieille
garde des survivants de l'aventure ; Tieck est lecteur du roi, Schelling,
Rückert, les frères Grimm reçoivent des postes ou [97] des pensions ;
le roi rêve de décorer Berlin avec le concours des Nazaréens, peintres
archaïsants et mystiques apparentés au romantisme ; ces projets grandioses aboutissent du moins à la reprise de la construction de la cathédrale de Cologne, entreprise représentative de cette nostalgie médiévale qui suscite aussi la fondation par le souverain d'un ordre du
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Cygne, confrérie chevaleresque en laquelle s'annonce le thème wagnérien de Lohengrin. Frédéric Guillaume IV n'est guère capable de donner satisfaction aux exigences de son époque ; en dépit des aspirations
qui l'entraînent à flirter avec les libéraux, il finit par adopter le parti de
la réaction et de la répression ; la crise de 1848 le confirme dans cette
voie. Prince des nuées, enveloppé d'un voile de mysticisme, il suit la
ligne d'un traditionalisme dont les sympathies profondes se portent
vers les lointains d'un passé idéalisé.
Parmi les « chevaliers de l'ordre du Cygne », membres de l'arrièregarde romantique, mérite de figurer un autre prince d'Allemagne, dont
l'existence semble un perpétuel conflit entre le rêve et la réalité.
Louis II de Bavière (1845-1886), roi à partir de 1864, est un déséquilibré, un malade au tempérament d'esthète, qui mène sa vie comme un
roman, ou un opéra dont il tente de se faire le metteur en scène. La
carrière de celui que l'on a surnommé Hamlet-Roi est jalonnée non
seulement de scandales en relation avec ses mœurs particulières, mais
aussi par des entreprises chimériques dont toutes ne furent pas des
échecs. L'amitié passionnée que Louis II voua à un compositeur
pauvre et méconnu permit à Richard Wagner de mettre en œuvre ses
projets grandioses de rénovation du drame lyrique. Le Festival de
Bayreuth perpétue une chimère royale, du romantisme le plus pur,
parvenue à force de volonté et d'argent, à prendre forme et vie dans
une petite ville de Bavière, à partir de 1876. Les fantasmes aristocratiques du souverain sont aussi à l'origine de ces extravagances architecturales que sont les châteaux de Herrenschiemsee (1878-1885), copié de Versailles, Linderhof (1869-1878), inspiré de Trianon, et surtout Neuschwanstein, le nouveau château du cygne, burg médiéval
dessiné par un Gustave Doré en état d'ivresse, ou plutôt décor pour un
opéra de Wagner. Ces demeures, inachevées parce que les finances
bavaroises ne pouvaient suivre le train des dépenses sans cesse accrues, peuvent être comptées au nombre des emblèmes de cet irréalisme fantastique en lequel culmine un certain romantisme. La mort
du roi, abandonné et trahi par les siens, déchu pour cause de folie, qui
tue son geôlier psychiatrique et se noie dans le lac de Starnberg, représente un dernier acte à la mesure de cette tragédie lyrique que fut
l'existence de Louis II de Bavière.
Frédéric Guillaume IV et Louis II, romantiques couronnés, ont, en
dépit de leur délire, en vertu de ce délire, contribué à la constitution de
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l'Allemagne moderne, qui s'accomplit au long du XIXe siècle, pour
aboutir, le 18 janvier 1871, à la proclamation de Guillaume Ier de
Prusse comme empereur allemand (Deutscher Kaiser), dans la galerie
des glaces du palais de Versailles, en plein siège de Paris. Frédéric
Guillaume IV, pendant la révolution de 1848, avait refusé la couronne
[98] impériale que lui offrait le parlement de Francfort. Cette dignité,
reconstituée du Reich médiéval, que Frédéric Guillaume ne voulait
pas recevoir des députés » de la nation, Guillaume la reçoit des
princes, théoriquement ses pairs. Louis II de Bavière, absent de Versailles, mais cédant aux instances de Bismarck, a associé son pays à la
guerre contre la France et à la résurrection de l'Empire. Entre le chancelier de Prusse et le roi de Bavière, une estime réciproque correspond
à des affinités secrètes. Bismarck respecte le jeune roi ; certains traits
de sa personnalité, certains événements de sa carrière, donnent à penser qu'il est lui-même un romantique refoulé, capable de maîtriser ses
fantasmes, de les transposer dans le langage de la dure réalité. Les
survivances du romantisme, pour le meilleur et pour le pire, ne cessent
de se manifester dans l'histoire de l'Allemagne moderne ; elles éclatent dans l'idéologie du national-socialisme, qui reprend et orchestre
d'une manière démoniaque certains thèmes de ce totalitarisme populaire et vitaliste proposé par les théoriciens romantiques.
On ne doit pas clore prématurément l'ère romantique, puisque ses
chimères étaient encore actives au cours de l'histoire récente. On aurait tort de sélectionner quelques poètes tenus pour représentatifs de
cette vision du monde, et de décréter que le romantisme est mort lorsque s'acheva leur jeunesse inspirée. D'autant que la poésie, la littérature ne sont pas seules en cause. Le ferment romantique a agi sur
l'imagination créatrice des artistes, sans distinction de discipline. Inutile d'insister ici sur la prodigieuse floraison de la musique romantique
dans les Allemagnes, de Beethoven à Brahms et à Wagner, en passant
par Schubert, Mendelssohn et Schumann ; la musique symphonique et
le lied ont donné au monde, tout au long du siècle, des réussites définitives, que viennent enrichir encore les opéras de Wagner. La peinture romantique allemande, longtemps dédaignée, bénéficie aujourd'hui d'un renouveau d'attention, prélude à une réhabilitation pleine et
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entière 89. Les Nazaréens appellent autant de considération que les
Préraphaélites anglais ; Philipp Otto Runge (1771-1810), Caspard David Friedrich (1774-1840), Peter von Cornélius (1783-1867), Friedrich Overbeck (1789-1869) et leurs confrères ne méritent sans doute
pas d'être égalés à Goya, à Delacroix, à Constable et Turner, ou même
à Théodore Rousseau, mais ils ont évoqué pendant toute la première
moitié du XIXe siècle le paysage romantique dans sa spécificité germanique, au prix d'un labeur probe et continu.
Le romantisme a marqué la totalité de la culture allemande ; il occupait de fortes positions dans les universités, à Berlin, à Heidelberg,
à Munich, à Bonn où professa le vieil August Wilhelm Schlegel,
comme un ferment dont l'influence se communiquait de l'un à l'autre
des domaines du savoir. Frédéric Guillaume IV comptait parmi ses
familiers Alexandre Humboldt, génial de vieillard, ancien jacobin et
idéologue [99] in partibus infidelium, et l'historien Ranke, l'un des
maîtres, après Niebuhr et Savigny, de l'école historique, qui renouvela
la compréhension moderne de sa discipline ; parmi les élèves de
Ranke, Dilthey, historien du romantisme, dont l’épistémologie assure
à travers le domaine entier des sciences humaines la permanence des
catégories romantiques. Ces tendances demeurent vivantes dans l'espace mental de la théologie, de la psychologie et des sciences historiques, où elles inspirent une herméneutique du concret. Les influences antagonistes du positivisme et du scientisme s'efforceront de
réduire la science de l'homme aux normes de la science des choses.
Mais la tradition du romantisme persiste, comme une vigilance des
valeurs humaines, menacées par les dangereux triomphes des disciplines physico-mathématiques.
Le romantisme poétique et littéraire s'essouffle assez vite ; aux environs de 1830, le mouvement libéral, radical et antiromantique de la
Jeune Allemagne prend une importance croissante, mais on ne doit
pas en conclure à la disparition de l'inspiration romantique. Henri
Heine (1798-1856), brillant représentant de la génération de 1830, auteur de virulents pamphlets où il dénonce le conservatisme réactionnaire de l'école romantique, et met les Français en garde contre leurs
voisins d'Outre-Rhin, peut être considéré comme un des meilleurs
89
Cf. le catalogue de l'exposition : La Peinture allemande à l'époque du
romantisme, Paris, Éditions des Musées nationaux, 1976.
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poètes germaniques, dans la lignée du lyrisme romantique. D'ailleurs
si la Jeune Allemagne est antiromantique, la Jeune Europe et la Jeune
Italie donnent à l'exigence nationaliste et révolutionnaire une coloration romantique. Il est difficile d'établir des lignes de démarcation
dans cette confusion, et de préciser où le romantisme se trouve, où il
ne se trouve pas. Si l'on tient compte de la politique, des arts et des
savoirs, c'est-à-dire de la culture dans son ensemble, on découvre la
longévité d'un mouvement caractérisé non seulement par un style
d'écrire, par une manière de sentir, mais surtout par une vision du
monde, par un regard original sur l'ordre de la pensée et les engagements de l'action.
L'intelligibilité historique se dégage après coup, grâce à la mise en
place de cadrages chronologiques, opérateurs de continuités et de discontinuités significatives. La première historiographie du romantisme
est constituée par les souvenirs idéalisés des survivants ; par exemple
les mémoires du danois Henrich Steffens (1773-1845), minéralogiste
et Naturphilosoph, associé à l'aventure du premier groupe de Iéna ;
sous le titre Was ich erlebte (Expériences de ma vie), il a publié, à partir de 1840, une chronique des hommes et des événements du romantisme, dans l'esprit d'une piété respectueuse pour les êtres exceptionnels qu'il lui a été donné de rencontrer. A cette forme de témoignage
s'oppose l'historiographie militante des adversaires qui dénoncent dans
le romantisme sclérosé des années 1830 la réaction politique et l'obscurantisme religieux. Les imprécations de Henri Heine ne proposent
guère que des caricatures ; le renouveau religieux du romantisme apparaît comme un retour dangereux du « spiritualisme judaïque », auquel l’auteur du Buch der Lieder oppose la supériorité du classicisme,
la [100] prédominance d'Athènes sur Jérusalem (De l'Allemagne,
1835, titre repris de l'ouvrage apologétique de Mme de Staël).
L'histoire véritable naît une fois passé le temps du dénigrement et
de l’apologia pro vita sua. Heine n'hésite pas à écrire de Novalis qu'il
voyait partout des miracles, à propos de Hoffmann, que des spectres
lui apparaissaient partout ; « la grande ressemblance qui existe entre
ces deux poètes, c'est que leur poésie est une maladie. Aussi a-t-on dit
qu'il appartient aux médecins plus qu'aux critiques de juger leurs
écrits. La nuance rose qui domine dans les écrits de Novalis n'est pas
la couleur de la santé, mais l'éclat menteur de la phtisie ; et la teinte de
pourpre qui anime les contes fantastiques de Hoffmann n'est pas la
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flamme du génie, mais le feu de la fièvre 90 ». Clemens Brentano, en
dépit de l'affection de Heine pour le Cor enchanté de l'enfant, fait aussi l'objet d'une exécution sommaire, en tant que « membre correspondant de la propagande catholique 91 ». Une génération encore devait
s'écouler avant que, éteintes les hantises de l'esprit partisan, prenne
forme une vision d'ensemble de ce qu'avait été l'aventure du romantisme. Les artisans de l'historiographie romantique ont en vue l'histoire des écrivains et des poètes, celle des philosophes aussi, mais non
pas l'histoire du savoir dans sa généralité, l'histoire des idées et de la
culture. Par là, la nature du romantisme s'est trouvée restreinte et
quelque peu défigurée.
L'historiographie sereine commence en 1865 avec l'étude de Dilthey (1833-1911) sur Novalis, interprétation compréhensive de la
brève carrière du poète, qui développe les aspects fondamentaux de sa
vision du monde. L'étude sur Novalis formera avec d'autres textes,
consacrés à Lessing, à Goethe et à Hölderlin le recueil Das Erlebnis
und die Dichtung (Expérience de vie et création) publié pour la première fois en 1905, interprétation globale du romantisme littéraire.
Une considérable biographie de Schleiermacher (Leben Schleiermachers), inachevée, car elle ne dépasse pas la date de 1806, propose une
évocation minutieuse de la vie du premier groupe romantique, à partir
de documents qui suivent presque au jour le jour l'existence des intéressés.
Dilthey, initiateur de la « critique de la raison historique », refuse
de définir une essence du romantisme, même limité à une étroite section chronologique. « Rien n'est plus faux que de croire que l'on a affaire, dans le cas du romantisme, à une direction unique de pensée ; à
quelques réserves près, le romantisme n'est pas autre chose que la génération qui surgit dans les années 1790, et traverse entre 1790 et
1800 cette période décisive de la vie qui se situe entre la vingtième et
la trentième année 92 ». Réduit à une classe d'âge, le romantisme serait
l'apanage du groupe de Iéna, centré autour de l’Athenäum, Iéna étant
90
91
92
Henri HEINE, De l'Allemagne, t. I, ch. V, éd. Bibliopolis, 1910, p. 202.
Ibid., p. 209.
Wilhelm DILTHEY, Das Erlebnis und die Dichtung, achte Auflage, LeipzigBerlin, Teubner, 1922, p. 290 ; ce texte est une addition de 1916.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
130
[101] après Weimar « la seconde capitale de l'esprit allemand 93 ».
Dilthey insiste sur la situation historique dans laquelle se trouve placé
le groupe des jeunes poètes : insignifiance de la vie économique, pas
de grandes villes. Il souligne l'absence d'un programme commun entre
les intéressés : « les points de départ d'un August Wilhelm Schlegel et
d'un Hardenberg, d'un Frédéric Schlegel et d'un Tieck étaient complètement différents. Sans contestation possible, Novalis était spirituellement beaucoup plus proche de Hölderlin que de son ami A. W.
Schlegel. Tieck n'a jamais eu avec Frédéric Schlegel davantage que
des points de contact extérieurs 94 ». La question se pose de comprendre comment une alliance étroite a pu surgir, une confrérie, et
même une école.
Dilthey, aux yeux de qui l'unité du romantisme était le résultat
d'une illusion d'optique, s'efforce de ne pas faire usage du mot qui en
dit déjà trop. Pour lui, le mouvement de rénovation poétique s'arrête
dans les premières années du xixe siècle ; c'est là peut-être la raison
pour laquelle il n'a pas poussé plus avant sa biographie de Schleiermacher. Dispersée la Hanse des poètes, la phase créatrice est terminée. Ces hésitations ne sont pas partagées par l'autre fondateur de
l'historiographie romantique, Rudolf Haym, qui intitule son grand ouvrage : Die Romantische Schule (1870) ; il y a eu bel et bien une
école, dont Haym étudie minutieusement l'histoire. Lui aussi s'intéresse à la « génération » définie par Dilthey ; le groupe de Heidelberg
représente déjà une autre génération. La tendance à définir le romantisme par des indices chronologiques manifeste la difficulté persistante de caractériser un contenu unitaire. Plus récemment, l'historien
de l'âge goethéen (Goethezeit), H. A. Korff, concevait le romantisme
comme « cette section de l'histoire de la littérature allemande qui
commence avec les frères Schlegel, Tieck et Novalis, finit avec Hoffmann, Eichendorff et Uhland, et qui, dans l'ordre philosophique, est
portée par les grands métaphysiciens de l'idéalisme allemand : Fichte,
Schelling, Schleiermacher, Schopenhauer et Hegel 95 ». Cette définition confie à la métaphysique le soin de donner sens au romantisme,
en proposant en guise de références, une série de noms, encore moins
93
94
95
Ibid., p. 294.
Ibid., p. 291.
Hermann August KORFF, Das Wesen der Romantik (1929), dans le recueil :
Begriffsbestimmung der Romantik, Darmstadt, 1968, p. 195.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
131
d'accord entre eux que les écrivains du groupe d'Iéna, au dire de Dilthey.
S'en remettre aux coordonnées millésimées de la chronologie pour
caractériser le romantisme paraît sujet à caution. Si certains adhérents
au mouvement peuvent être groupés selon leur classe d'âge, celle-ci
comprend aussi nombre de gens, y compris des écrivains et des
poètes, qui n'ont rien à voir avec le romantisme. La date de naissance
d'un individu ne prouve pas grand-chose, et le concept de génération
introduit dans la succession régulière des années des discontinuités,
des scansions, qui ne résistent pas à l'examen. Les individus nés la
même année ne sont pas destinés à mourir la même année ; leur inégale longévité [102] pose d'insolubles problèmes à l'histoire littéraire ;
les jeunes gens de 1790-1800, s'ils ne sont pas morts en 1801 comme
Novalis, mais dans les années 1830-1840, ont vieilli dans des sentiments autres que ceux de leur jeunesse ; on ne sait que faire de ces
romantiques déçus et défroqués : « Comme, à partir de 1804 environ,
on ne peut plus parler d'une école romantique unie, écrit Oscar
Walzel, la question reste ouverte, de savoir sous quel nom collectif il
faudrait désigner les représentants de l'école romantique dans leur âge
avancé ; il serait difficile de les compter dans cette période tardive au
nombre des jeunes romantiques 96. »
Une autre possibilité met en œuvre une méthode non asservie à la
biographie et à la chronologie. Le sociologue et historien Max Weber
(1864-1920) a proposé, pour l'interprétation des réalités historiques,
une procédure qui regroupe les caractéristiques d'une époque sous la
forme d'un type idéal (Idealtypus). L'analyse du donné individuel dans
la variété indéfinie de ses caractères cède la place à une vision synthétique retenant les indications représentatives, pour en former un modèle épistémologique (le Chevalier, le Puritain, etc.). Cette procédure
s'efforcerait de dégager les éléments significatifs dispersés dans le
mouvement romantique, pour reconstituer un romantisme idéal, plus
vrai que les romantiques réels. On échappe ainsi aux contraintes de
l'érudition, avec les impasses où elles engagent la recherche, pour
aboutir à une herméneutique où le pressentiment, la divination retrou-
96
Oskar WALZEL, Wesensfragen deutscher Romantiker, 1929, dans le recueil
cité à la note précédente, p. 180.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
132
vent la place qui leur est due lorsque l'on se trouve confronté avec des
créateurs, artistes ou écrivains.
Une méthode de ce genre a été adoptée par Ricarda Huch, poétesse
et romancière en même temps qu'historienne, dans son ouvrage sur le
romantisme (Die Romantik), publié en deux parties : Blütezeit der
Romantik, 1899 (L'Apogée du Romantisme) et Ausbreitung und Verfall der Romantik, 1902 (Diffusion et Déclin du Romantisme) 97. La
division de l'ouvrage correspond à un découpage chronologique, mais
une attention primordiale est donnée aux catégories, aux attitudes qui
justifient la présence au monde, la religion, la science, la vie et la
mort, l'amour... Le romantisme n'est plus une étiquette classificatrice
ou une classe d'âge, il devient un nœud de significations, et aussi une
vision créatrice, une perspective sur le monde, une poétique au sens
large du terme. L'étude s'efforce de dégager les caractères généraux
d'une épistémologie, matrice d'un savoir total ; des chapitres sont consacrés à la mathématique, à la médecine romantique, à l'art et aux
arts... Une image générique se constitue, à partir des hommes et des
œuvres, par prélèvement de certains aspects privilégiés, sans que l'historien se sente obligé de tenir compte des éléments qu'il a écartés. Des
critiques allemands récents s'efforcent de définir l'essence du romantisme (Wesenbestimmung, Begriffsbestimmung), en regroupant [103]
les caractéristiques maîtresses d'une attitude en face de la vie, d'un
rapport aux choses, aux êtres et à Dieu, qui a donné naissance à l'école
romantique. Le moment romantique de la culture allemande est la période qui s'étend entre la prépondérance de l’Aufklärung et la résurgence de l'esprit des lumières, caractérisé par un intellectualisme critique et un positivisme intransigeant au cours du deuxième tiers du
xixe siècle ; contesté, refoulé, le romantisme se réduit à une défensive,
face aux attitudes nouvelles du réalisme, du naturalisme et du scientisme.
La chronologie garde ses droits ; la durée du romantisme répond à
des régimes différents de vitalité ; l'allure générale se modifie. H. A.
Korff définit le romantisme comme le surgissement d'un ordre neuf,
caractérisé dans l'ordre littéraire par le retour du merveilleux chrétien
97
Le premier volume de cet ouvrage a été traduit en français par André
BABELON sous le titre Les Romantiques allemands, Grasset, 1933.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
133
médiéval, le renouveau de la piété et le goût pour les valeurs germaniques et populaires. « Avec la fin de la guerre de libération, le romantisme pour tout ce qu'il a d'essentiel est achevé ; la période qui
sépare le Congrès de Vienne de la révolution de Juillet, la période de
la Restauration, qui est aussi une période de sommeil politique et d'accalmie artistique, n'a plus de valeur créatrice pour le romantisme 98. »
Certains historiens adoptent d'autres lignes de démarcation : la jeunesse du romantisme (Frühromantik), sa période la plus glorieuse,
s'étendrait de 1798 à 1802 ; puis viendrait le temps de la maturité
(Hochromantik), de 1802 à 1816, et enfin la période tardive (Spätromantik), de 1816 à 1830, où l'élan, retombé, se fige en sclérose conservatrice 99. L'évolution serait caractérisée par un passage du subjectivisme intempérant des débuts à une sagesse plus équilibrée, qui finirait dans une mortelle stabilisation. Ce jalonnement de la dégradation
de l'énergie romantique met en honneur l'éruption initiale, sur laquelle
se concentre l'intérêt des historiens de la littérature. Si l'on considère
l'étendue entière du savoir, le passage de la Frühromantik à la Hochpuis à la Spätromantik répond à une diffusion des effets de l'explosion
initiale, qui intéressent peu à peu le champ entier de la connaissance ;
1830 ne peut être accepté comme date de clôture ; l'intuition génératrice du romantisme n'a pas cessé de faire sentir ses effets, dans l'ordre
politique, dans l'ordre scientifique, et même dans l'ordre de la sensibilité et de la création artistique bien au-delà de la révolution de Juillet.
Le subjectivisme des poètes et des philosophes a entraîné une conversion épistémologique dans des domaines régis jusque-là par l'objectivité galiléenne. La révolution non galiléenne suscite un modèle
d'intelligibilité d'une importance capitale pour les sciences humaines ;
histoire, psychologie, linguistique et philologie, sociologie, politologie, etc. Ces sciences de l'homme découvrent la primauté du facteur
humain, oublié dans la quête d'une vérité constituée selon la norme de
l'ordre des choses.
[104]
98
99
H. A. KORFF, Geist der Goethezeit, Band III, 1 ; J. J. Weber, Leipzig, 1940,
p. 15.
Walther LINDEN, Umwertung der deutschen Romantik, 1933 ; dans le
recueil : Begriffsbildung der Romantik, Darmstadt, 1968, pp. 244 sqq.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
134
Frédéric Nietzsche a critiqué les aspects débilitants du romantisme,
en lesquels il voyait, pour reprendre la boutade de Goethe, une « maladie », une pathologie de la volonté de puissance. Mais lorsque, dans
les années 1870-1880, l'auteur des Considérations Intempestives entreprend sa croisade contre la modernité, le positivisme scientifique, la
démocratie triomphante, il continue le combat du romantisme contre
les lumières. L'intellectualisme, l'utilitarisme, l'optimisme béat, la confiance en la perfectibilité de l'homme et de la société, qui triomphent
dans la seconde partie du xixe siècle, sont les valeurs directrices de
l’Aufklärung, reprises et illustrées par Saint-Simon, Auguste Comte,
Bentham, Stuart Mill, Marx, prophètes et apologètes de la civilisation
industrielle. Le procès du romantisme se fonde sur la dénonciation de
l'irréalisme de ceux qui s'abandonnent aux puissances obscures de
l'imagination, aux fantasmes du rêve. Kant avait condamné, pour
haute trahison à l'égard de la raison, l'illuminé suédois Swedenborg.
Les Rêves d'un visionnaire expliqués par des rêves métaphysiques
(1766) font le procès du romantisme à venir ; Swedenborg sera l'un
des inspirateurs de l'occultisme romantique et séduira Honoré de Balzac. Les critiques du romantisme se situent dans la lignée du criticisme kantien ; J. H. Voss dénonce dans son Antisymbolik (18241826) la facilité avec laquelle les adeptes désertent les chemins de la
raison raisonnante pour s'égarer dans les terrains vagues du rêve, où
n'importe quoi symbolise et sympathise avec n'importe quoi. Henri
Heine développe une argumentation identique contre les fervents des
égarements de l'intellect qui cherchent non la vérité mais l'aventure, et
se laissent captiver par les mirages réactionnaires. Le combat de Voss,
de Heine et de leurs amis contre le renouveau des mystifications religieuses et des mythologies répète le combat de Fontenelle contre les
prêtres illusionnistes et obscurantistes, qui engageait, dès la fin du
XVIIe siècle, l'esprit européen sur le chemin des lumières et de
l’Encyclopédie.
Éternel retour des polémiques humaines : l’Aufklärung critiquait la
pensée confuse, les tentations du sentiment et de l'imagination, l'abdication de la raison dans les déchaînements de la Schwärmerei. Le romantisme dénonce cette autre aliénation de la conscience claire et distincte, prisonnière de pauvres évidences qui la coupent des exigences
fondamentales de la vie. Les certitudes de l'entendement ne sont
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
135
qu'une toile d'araignée tissée dans le vide, un voile d'illusion destiné à
nous détourner de l'existence authentique, au péril de Dieu et de soimême. Sans complaisance pour les déviations de certains romantiques
délirants, Kierkegaard et Nietzsche, indépendamment l'un de l'autre,
reprendront le combat contre un siècle aveuglé par l'objectivité, par
l'utilité d'une prétendue « vérité » dont l'effet est de noyer l'individu
dans la médiocrité anonyme et démocratique. La voie du salut est, selon Novalis, le « chemin mystérieux » conduisant dans l'espace du
dedans, celui qui recherche, dans la solitude des initiations existentielles, au risque de se perdre, l'accomplissement de son être intégral.
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136
[105]
Les sciences humaines et la pensée occidentale.
Tome IX. Fondements du savoir romantique.
Première partie :
l’espace-temps romantique
Chapitre II
Domaine britannique
Retour à la table des matières
Le romantisme britannique, moins dense que le romantisme allemand, rassemble un petit nombre de noms glorieux, dans le domaine
de la poésie, du roman ou de l'essai. Point origine communément admis, la publication, en 1798, des Lyrical Ballads, œuvre conjointe de
deux poètes qui ont élu domicile dans un coin pittoresque de la campagne anglaise, William Wordsworth (1770-1850) et Samuel Taylor
Coleridge (1772-1834). L'Écossais Walter Scott, leur contemporain
(1771-1832), célèbre comme poète inspiré par les traditions de sa petite patrie dans les premières années du siècle, atteint à la gloire avec
la série de ses romans historiques, inaugurée en 1814 par la publication anonyme de Waverley. Puis s'affirme une nouvelle génération de
poètes de première grandeur, destinés à une mort prématurée : George
Gordon, lord Byron (1788-1824), Percy Bysshe Shelley (1792-1822)
et John Keats (1795-1821). Selon un historien récent 100, la date de
100
Cf. Helmut VIEBROK, Die Englische Romantik, dans l'ouvrage collectif :
Europaische Romantik, Frankfurt am Main, Athenäum Verlag, 1972, pp.
333 sqq.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
137
clôture du mouvement pourrait être déterminée par la publication des
Poèmes posthumes de Shelley en 1824. Le romantisme anglais aurait
duré à peu près un quart de siècle, entre l'avènement du romantisme
allemand et l'avènement du romantisme français ; il mobiliserait une
demi-douzaine de grands noms, escortés de quelques étoiles de deuxième grandeur, par exemple Southey (1773-1843) et Thomas de
Quincey (1785-1859). Le choix de la date de 1824 pour arrêter les
comptes du romantisme, alors que les initiateurs, Coleridge et
Wordsworth, sont morts plus tard signifie que, comme bon nombre
des romantiques continentaux, ils n'ont pas persévéré dans la foi de
leur jeunesse.
Le domaine britannique a subi le contrecoup des événements de
France, qui, à certains moments, ont menacé son existence même. La
première réaction a été favorable, en ce qui concerne la partie éclairée
[106] de la nation ; les Français se débarrassaient de l'absolutisme
pour adopter un régime parlementaire en lequel on retrouvait des inspirations anglaises ; la Constitution civile du clergé, qui mettait fin à
la tyrannie du papisme, pouvait être favorablement accueillie outreManche. Il y eut, dans les milieux libéraux, un mouvement jacobin ;
les poètes s'y rallièrent avec un enthousiasme dont il resta quelque
chose même après les désillusions suscitées par le déferlement du terrorisme en France, puis la longue épreuve de la guerre napoléonienne.
Shelley eut pour compagne la fille du radical Godwin et l'AngloAméricain Thomas Paine participa activement à la révolution de
France, à laquelle Jérémie Bentham offrit ses services en tant que conseiller à la réforme pénitentiaire. Mais la Grande-Bretagne fournit à la
contre-révolution l'un de ses champions, l'Irlandais Edmund Burke
(1729-1797), dont les Réflexions sur la révolution en France, publiées
dès 1790, sont un réquisitoire contre l'esprit révolutionnaire qui dévaste l'autre rive du Pas-de-Calais. L'éloge de la structure politique
britannique, fondée sur le respect des précédents et des droits acquis
(la « prescription »), s'inscrit dans la perspective où se développera en
Allemagne la doctrine du droit historique. Rapidement traduites, les
Réflexions de Burke seront l'une des sources du romantisme de droite
dans l'espace germanique et français. Cette conversion caractérisera
l'évolution de Coleridge et de Wordsworth vers des positions conservatrices en matière de religion et de politique. De 1789 à 1815, du 14
juillet à Waterloo, la vie politique, sociale et économique des îles bri-
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
138
tanniques se trouve polarisée par la Révolution française ; les Anglais,
témoins du drame, se trouvent obligés d'y participer ; les menaces
d'invasion, puis le blocus continental, font peser de terribles dangers
sur les citoyens britanniques ; une révolte de la flotte, épuisée par la
dureté du service, les maladies et les privations, faillit être fatale à la
puissance anglaise. À force de ténacité civique et diplomatique, à
force de courage et d'argent, la France, battue sur mer, finit par s'effondrer sur terre. Waterloo marque la fin d'un cauchemar et le début
d'un âge nouveau 101 ; l'Angleterre va jouir des avantages de la puissance et de la prospérité ; âme indomptable de la résistance à Napoléon, seul État à ne s'être jamais incliné devant ses victoires, elle assume désormais un rôle directeur en Europe. Une jeune souveraine,
Victoria, appelée à régner de 1837 à 1901, a marqué de son sceau une
ère au long de laquelle, à force de réformes, sans révolution, s'affirme
la prépondérance des valeurs bourgeoises dans un pays qui assume en
Europe le leadership en matière de production industrielle et d'activité
commerciale et financière, avec l'appui, au-delà des mers, d'un immense empire dont l'exploitation contribue à accroître la richesse de la
métropole. L'Angleterre victorienne, avec ses grandeurs et ses vices,
n'a que faire du romantisme, qui se situe aux antipodes de ses goûts et
de ses valeurs.
[107]
Certains historiens reportent le point d'origine à 1789, année sainte
de la révolution, et année de publication des Chants de l'innocence
(Songs of Innocence) de William Blake (1757-1827), poète et graveur
visionnaire, qui connut la prison pour cause de jacobinisme. L'année
tournante 1815 fournit une articulation chronologico-politique pour
séparer la première génération romantique de la seconde. On fixera en
1832, au lieu de 1824, la date limite, pour la raison qu'en cette annéelà fut votée, non sans une agitation généralisée, une loi réformant le
système électoral dans le sens d'une relative démocratisation. On aurait pu aussi bien retarder l'extinction des feux romantiques jusqu'à
1837, année où la jeune Victoria, âgée de dix-huit ans, accède au
trône.
101
Le tome premier de l'Histoire du peuple anglais au XIXe siècle de Elie
Halevy ; L'Angleterre en 1815 (Hachette, 2e édition, 1913) est un admirable
tableau de la situation des îles britanniques au début du siècle.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
139
Ces découpages, par leurs symétries chiffrées, procurent à l'esprit
un confort qui se révèle illusoire à un examen plus approfondi. Le second romantisme anglais dont la durée de vie est estimée à neuf années, de 1815 à 1824, se voit attribuer un supplément de huit ans, jusqu'à la date du Reform Bill, dont on n'imagine pas qu'il ait pu beaucoup préoccuper Byron, Keats ou Shelley. On voit mal quelle présence romantique peut meubler les années 1824-1832, en l'absence
d'œuvres nouvelles, pour cause de décès des poètes. Le report de l'origine à 1789, millésime satisfaisant, pose le problème du vide intercalaire 1789-1798. Il se heurte aussi à l'objection concernant l'appartenance romantique de Blake. Ce visionnaire, disciple de Jacob Boehme
et de Swedenborg, affilié à la tradition de l'illuminisme occidental, est
catalogué comme le dernier représentant de « la poésie préromantique », dans l'Histoire de la littérature anglaise de Legouis et
Cazamian ; même classement dans l'anthologie consacrée par Roger
Martin aux Préromantiques anglais 102 : William Blake ferme la
marche dans un cortège de poètes qui commence avec lady Winchelsea (1661-1720). Dans l'histoire religieuse de la poésie anglaise de
H. N. Fairchild (Religions Prends in English Poetry), Blake figure, au
contraire, avec son confrère écossais Robert Burns (1759-1796), poète
rustique dont le cas est souvent confondu avec le sien, en tête du volume intitulé Romantic Faith 103, qui choisit de situer l'ère romantique
entre les années 1780 et 1830, sans doute par goût des chiffres ronds
et des zéros, générateurs de satisfactions mathématiques.
De bons connaisseurs de la littérature anglaise confèrent à Blake
l'appellation « préromantique », alors que le graveur inspiré a vécu
jusqu'en 1827, au-delà de la date limite du romantisme, fixée par certains en 1824. Blake, prisonnier de ses songes, n'a entretenu aucune
relation avec ses contemporains « romantiques » ; mais ceux-ci
n'étaient qu'une poignée, et l'on ne saurait affirmer qu'ils aient joué un
rôle de premier plan en un temps où les citoyens britanniques avaient
d'autres préoccupations que la poésie pure. La notion de [108] préromantisme est confuse, ou plutôt contradictoire, puisqu'elle n'est concevable qu'à titre rétroactif, une fois constitué ce romantisme qu'elle
est censée prophétiser, et dont elle ne pouvait avoir le moindre soup102
103
Aubier, 1939.
New York, London, Columbia University Press, 1949.
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140
çon. On voit mal un dialogue entre la très honorable lady Winchelsea
(1661-1720), recluse en ses délectations moroses, et le non moins aristocratique lord Byron, à supposer que celui-ci puisse être considéré
comme un romantique de plein exercice, ce qui ne paraît nullement
assuré.
La question de savoir si William Blake est le dernier des préromantiques ou le premier des romantiques fait apparaître l'absurdité
d'une historiographie qui masque la réalité plutôt qu'elle ne l'expose.
« Au moment où le romantisme apparaît définitivement, nulle solution
de continuité ne se révèle dans le mouvement des esprits. Comme toujours, le passage d'une époque à une autre se fait par une transition
silencieuse et graduelle 104. » La succession des poètes britanniques au
XVIIIe siècle, en un temps où, dans le reste de l'Europe, le lyrisme
semble en voie de dépérissement, atteste la vigilance des valeurs
d'émotivité et d'imagination ; la relation d'intimité de l'être humain
avec une nature non sophistiquée suscite la vogue du mot romantic, en
usage dans la langue anglaise bien avant d'envahir les idiomes du
Continent 105. La vision du monde romantique prend forme dans les
jardins paysagers d'Angleterre, dans les excursions et voyages des touristes anglais à travers les régions pittoresques de leur pays ou dans le
massif alpin. Coleridge et Wordsworth sont gens de la campagne ;
leur recueil commun a été élaboré dans la région des lacs du Westmoreland ; la critique littéraire a inventé, pour les désigner, la dénomination de poètes « lakistes », transférant le paysage du dehors au-dedans.
La poésie anglaise est une poésie de plein air ; le romantisme n'apporte pas grand-chose de nouveau dans ce domaine, sinon une généralisation de l'exotisme. Byron et Shelley, exilés, sont des poètes du dépaysement ; tous deux, ainsi que Keats, mourront loin de leur patrie,
comme, au début du XVIIIe siècle, Shaftesbury, le fondateur de la
conscience romantique anglaise 106.
La prise de la Bastille marque le début d'un nouveau cours de l'histoire. Nul n'oserait soutenir que la publication du recueil de Blake en
LEGOUIS et CAZAMIAN, Histoire de la littérature anglaise, 3e édition,
Hachette, 1929, p. 957.
105 Sur tout ceci, cf. G. GUSDORF, Naissance de la conscience romantique au
siècle des Lumières, Payot, 1976, pp. 365 sqq.
106 Sur Shaftesbury, cf. GUSDORF, op. cit., pp. 219-243.
104
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
141
1789 ait eu dans la durée culturelle britannique un retentissement
comparable ; pareillement, la coproduction de Wordsworth et Coleridge en 1798 a été une composante peu fulgurante de l'actualité littéraire ; les contemporains n'ont pas eu conscience qu'ils étaient témoins
d'un événement poétique décisif et irréversible. Le romantisme allemand, dans ses débats et polémiques internes et externes, a marqué de
son sceau la culture germanique. Le romantisme [109] français a suscité un mouvement d'opinion, favorable ou défavorable ; les champions du contre ou du pour ont fait beaucoup de bruit ; le cours de
l'histoire littéraire a été changé. Par comparaison, le romantisme britannique paraît d'une modeste amplitude, longtemps à peu près inaperçu ; les poètes semblent aller leur chemin, dans leurs retraites
champêtres, en dehors de l'actualité nationale. Wordsworth et Coleridge ne se contentent pas de célébrer la vie simple et humble ; ils la
pratiquent ; on ne peut voir en eux les porte-parole d'une génération :
« Il serait faux de croire que la période romantique soit marquée par
une générale et commune exaltation des âmes. Si l'on regarde l'ensemble de la société, cette période ne coïncide pas avec une phase
d'exubérance mais plutôt de malaise ou de sourd déséquilibre. Le culte
public de l'émotion ne grandit pas ; sous certains rapports, il diminuerait plutôt. À la surface tout au moins, le sentimentalisme hérité de
l'âge précédent est contredit par le scepticisme élégant ou cynique des
mœurs. La cour et l'aristocratie, malgré le décorum officiel, donnent
l'exemple d'une frivolité relâchée. La « Régence » anglaise rappelle, à
un siècle de distance, celle du XVIIIe siècle français. La masse de la
nation, cependant, poursuit la tâche de son expansion industrielle et
commerciale ; elle se règle sur un utilitarisme qui, de mieux en mieux,
se définit. Le “mal du siècle”, n'a pas en Angleterre, le caractère d'une
épidémie presque universelle ; elle n'affecte sous sa forme grave que
les êtres d'exception 107... »
La vie littéraire anglaise semble déphasée par rapport à l'actualité
politique et sociale. Dans l'Angleterre de 1800-1815, rien ne rappelle
la participation enthousiaste des jeunes romantiques allemands au
mouvement national de libération. La personnalité d'un Coleridge ne
s'y prêterait pas : malade perpétuellement, soumis à la fascination de
l'opium, hésitant entre l'intoxication et la désintoxication, comme plus
107
LEGOUIS et CAZAMIAN, op. cit., pp. 957-958.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
142
tard de Quincey, il ne saurait être une figure publique. L'aventure poétique ne représente qu'un aspect et un moment de son existence ; il se
consacrera de plus en plus à la réflexion philosophique et religieuse,
dans la perspective d'un traditionalisme conservateur. Wordsworth n'a
pas voulu être le chantre de l'esprit national ; l'intimisme de ses meilleurs poèmes les voue à un usage privé.
Cette aliénation de la littérature par rapport à la communauté nationale apparaît encore plus nettement chez les poètes d'après 1815.
Keats, malade, mort à 26 ans, a mené à la campagne une vie recluse
en poésie ; il mourra à Rome, en 1821, sans avoir obtenu la reconnaissance publique. Byron et Shelley ne sauraient être représentatifs d'une
situation culturelle dont ils ont pris le contrepied ; ils jouent le rôle de
l'outsider, de l'outlaw, qui refusent l'intégration dans leur communauté
d'origine. L'œuvre et la destinée de lord Byron sont un défi à l'establishment britannique, à la caste dont il est [110] issu ; Shelley, disciple du penseur révolutionnaire Godwin, est demeuré fidèle à la pratique d'une anarchie des sentiments, de la pensée et de la conduite. La
mort de ces hommes est une dernière bravade ; Shelley se noie aux
rivages d'Italie, victime stupide d'un risque inutilement encouru. Byron disparaît en Grèce, au service de l'insurrection nationale ; l'Europe
libérale n'en attendait pas moins de lui. Le dénouement de Missolonghi est la réussite dernière d'un habile metteur en scène.
Le seul écrivain de premier rang, détenteur de l'appellation « romantique », en conformité avec le goût de l'époque, est Walter Scott,
vite doté d'une gloire européenne, moins faisandée que celle de Byron.
Le romancier écossais est un personnage bourgeois, producteur infatigable de livres à succès, capable de faire une fortune qui le mène à la
faillite. Le châtelain pseudo-gothique d'Abbotsford exploite avec talent les traditions locales, le trésor des chroniques, des ballades et
chansons des régions frontalières d'Angleterre et d'Écosse. Après
Macpherson, son compatriote, et Herder, il intéresse un vaste public
au folklore, il redonne actualité à une conscience populaire qui subsistait dans les campagnes, dans les vallées montagnardes. Ce fonds traditionnel s'élargit en culture historique ; Scott passe de la poésie au
roman, ce qui accroît encore son audience ; mais ce littérateur professionnel, ce conteur à l'imagination féconde, pratique un romantisme
épidermique, limité à la reconstitution d'un passé embelli par la fiction
romanesque. Walter Scott est un équivalent écossais d'Alexandre Du-
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
143
mas, ce qui n'est pas peu dire ; il lui manque l'expérience profonde, le
primat de l'espace du dedans, le sens des abîmes métaphysiques et religieux, qui distinguent du simple romanesque le romantisme authentique. Son écriture vise au divertissement, au dépaysement, insensible
aux sollicitations de l'actualité ; le seul des grands écrivains dont la
carrière embrasse les deux périodes de l'ère romantique anglaise ne
célèbre l'année charnière de 1815 que par le passage de la poésie à la
prose.
Certaines racines du romantisme européen sont anglaises ; Shakespeare et Milton ont été considérés en Allemagne, puis en France et
ailleurs, comme des pères fondateurs du mouvement romantique ; la
tradition qu'ils ont illustrée semble s'être interrompue dans leur île natale, pour reprendre vie sur le sol germanique. Wellek et Warren soulignent ce paradoxe ; l’Oxford English Dictionary situe en 1844 la
première occurrence du mot Romanticism, ce qui « souligne le laps de
temps qui sépare les étiquettes des périodes qu'elles désignent. (...)
Les Romantiques, du moins en Angleterre, ne s'appelaient pas euxmêmes romantiques. Ce n'est, semble-t-il, que vers 1849 que l'on rattacha Wordsworth et Coleridge au mouvement romantique et qu'on les
regroupa avec Shelley, Keats et Byron. Dans son Histoire de la littérature anglaise entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle
(1882), Mme Oliphant n'emploie jamais ce terme et ne considère pas
les poètes “lakistes”, l'école “cockney” et le Byron “satanique”
comme appartenant à un mouvement [111] unique 108 ». Dans un essai
sur Schiller, en 1831, Carlyle souligne qu'il n'existe pas, en Angleterre, de débat passionné affrontant classiques et romantiques ; en
1837, John Stuart Mill considère ce genre de polémique comme une
spécialité étrangère à l'Angleterre 109. Selon Wellek et Warren, « ces
périodes de la littérature anglaise qu'aujourd'hui on accepte généralement n'ont donc aucune justification historique. On ne peut s'empêcher de conclure qu'elles constituent un bric-à-brac inacceptable d'étiquettes politiques, littéraires et artistiques 110 ». Il a bien existé pour la
période considérée des poètes et écrivains poursuivant une œuvre per108
René WELLEK et Austin WARREN, La Théorie littéraire, trad. AUDIGIER et
GATTEGNO, Seuil, 1971, p. 370.
109 Cf. Ernst BEHLER, Zum Begriff der Europaïschen Romantik, Frankfurt am
Main, 1952, p. 33.
110 WELLEK et WARREN, op. cit., p. 370.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
144
sonnelle, mais le fait qu'ils s'inscrivent dans des coordonnées spatiotemporelles communes ne crée pas entre eux une communauté de volonté. Blake et Burns ont vécu, chacun de son côté, une existence solitaire ; Coleridge et Wordsworth ont été, pour une certaine période, liés
d'amitié et d'action ; on peut ajouter à leurs noms celui de Southey.
Byron et Shelley ont été compagnons d'aventure. Tout cela n'autorise
nullement à rassembler ces écrivains en une « école », animée d'un
dessein commun. « En Angleterre, à la différence du Continent, il n'y
a pas eu de mouvement “romantique”, si nous précisons l'emploi de ce
terme par référence à un programme consciemment élaboré, et si nous
considérons l'étiquette comme d'une importance cruciale. (...) Aucun
des poètes anglais de ce temps ne s'est affirmé lui-même romantique,
ou n'a admis que le débat romantique s'appliquait à son temps et à son
pays 111. »
Le 14 octobre 1820, Byron écrit de Ravenne à Goethe : « Je constate qu'il existe en Allemagne, et aussi en Italie, une polémique relative à ce qu'ils appellent classique et romantique — termes qui
n'étaient pas matière à classification en Angleterre, au moins lorsque
je l'ai quittée il y a quatre ou cinq ans. Certains écrivailleurs anglais, il
est vrai, ont maltraité Pope et Swift, mais la raison était qu'eux-mêmes
étaient incapables d'écrire soit en prose, soit en vers ; l'idée ne venait à
personne qu'ils valaient la peine qu'on fasse une secte... » Un passage
de Don Juan (Canto I, 1818, strophe 205) prononce les commandements du poète : « Tu auras foi en Milton, Dryden, Pope... », et lance
une excommunication majeure contre Wordsworth, Coleridge et Southey, le premier aliéné incurable et le second ivrogne. L'un des principaux inspirateurs du romantisme européen n'est donc qu'un romantique malgré lui ; ses protestations n'ont pas convaincu les historiens
de la littérature, britanniques ou autres. Byron a été rangé dans le fichier des romantiques ; on ne saurait l'en sortir sans provoquer un
bouleversement [112] général ; d'ailleurs on ne voit pas dans quel
autre casier il pourrait être classé.
La seule unité du mouvement « romantique » anglais serait tout extérieure ; les intéressés s'inscrivent dans une configuration d'ensemble.
« Il doit y avoir, écrivait Shelley, entre tous les écrivains d'une même
111
René WELLEK, A history of modem Criticism, The Romantic Age, New
Haven, London, Yale University Press, 1955, p. 110.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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époque une ressemblance qui ne dépend pas de leur propre volonté. Ils
ne peuvent pas se soustraire à la discipline d'une influence commune,
résultant de l'infinie combinaison de circonstances constitutives du
temps dans lequel ils vivent » 112. Cette définition britannique du
Zeitgeist propose le seul cadre applicable en la matière. Si la discipline de la race, du milieu et du moment, pour employer le langage de
Taine, historien de la littérature anglaise, était décisive, on ne comprendrait pas les oppositions entre contemporains. Le déterminisme
est ou n'est pas ; à partir du moment où il admet des variantes qui
peuvent aller jusqu'à des antagonismes inconciliables, il se dissout en
de lointaines analogies. De là une situation surprenante. « Avec des
degrés variés de perversité, l'un ou l'autre critique a refusé la qualité
de “poète romantique” à Burns, Blake, Wordsworth et Keats. Bien
sûr, l'esprit de Byron est un champ de bataille dont romantisme et antiromantisme se disputent la possession. Mais tout le monde semble
d'accord pour admettre que si Shelley n'est pas un poète romantique,
un tel phénix ne peut être découvert nulle part 113... »
Le mouvement romantique en Angleterre ne regrouperait pas l'ensemble des écrivains de la période en question. On peut rattacher à la
conscience romantique le genre britannique du roman gothique, inauguré par Horace Walpole dès 1764 avec son Château d'Otrante, puis
illustré par Clara Reeve (1729-1807), en attendant l'apparition du
genre du « roman noir », où triomphent le fantastique et le suspense ;
Mrs Radcliffe (1764-1823) et Matthew Lewis (1775-1818), spécialistes internationalement reconnus de cette littérature, sont contemporains du romantisme dont ils expriment certains états d'âme ; l'affiliation romantique est mise en évidence par le fait que Frankenstein, héros de l'univers fantastique, a été imaginé par Mary Wollstonecroaft,
la femme de Shelley. Mais l'époque produit aussi des romancières paisibles dont les récits reflètent le réalisme quotidien de la vie familiale,
et la vie sentimentale de jeunes personnes rangées, dont l'ambition se
réduit à faire un mariage respectueux des normes en vigueur dans leur
milieu de moyenne bourgeoisie. Jane Austen (1775-1817) occupe
dans la littérature anglaise un rang honorable ; son existence se dé112
SHELLEY, Introduction à The Revolt of Islam, 1818 ; Complète poetical
Works, centenary édition, 1892, vol. I, p. 120.
113 H. N. FAIRCHILD, Religious Trends in English Poetry, vol. III, Romantic
Faith, Columbia University Press, 3e éd., 1961, p. 328.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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ploie exactement dans l'ère romantique. Or, au dire de l'un de ses présentateurs, « Jane Austen n'était pas douée pour le récit d'aventures,
(...) elle n'était pas douée pour la poésie, elle n'avait pas le sens du
mystère ; elle ignorait les exaltations et les dépressions de la passion
et si son sentiment de la nature était mieux que superficiel, elle le contenait [113] sévèrement. Il n'y a pas un seul moment lyrique dans tous
ses romans ; elle se risque rarement à peindre un paysage 114... » On
cite d'elle un mot où elle dit travailler sur un petit morceau d'ivoire de
deux pouces de large.
Sensé and Sensibility (1811), Pride and Préjudice (1813) de Jane
Austen échappent à l'empire du Zeitgeist romantique. Par contre, le
chef-d'œuvre du roman romantique en Angleterre, Wuthering Heights
(les Hauts de Hurlevent), de Emily Brontë (1818-1848), est publié en
1847, en pleine période victorienne, comme un défi à la mentalité de
l'époque ; les historiens de la littérature, hallucinés par leurs classifications, ne savent pas où situer ce livre inspiré. D'où le parti d'inventer
une troisième génération romantique, par-delà les dates fatidiques de
1824 ou de 1832 ; mais cette survivance n'est pas le fait d'une
« école », puisque la famille Brontë a vécu dans une solitude insulaire
les années où se formèrent les enfants géniaux du pasteur de Haworth,
en proie aux rêves de leurs imaginations tourmentées.
Socialement parlant, la littérature a moins d'importance, de relief,
en Angleterre qu'en Allemagne ou en France pendant la période considérée ; elle n'est pas une passion de l'âme nationale. Un public peu
dense se trouve dispersé à travers le pays, comme les écrivains euxmêmes, dont aucun des plus notables n'a passé sa vie à Londres. L'absence de centralisation culturelle, accrue par le nombre des Écossais
parmi les écrivains, contribue à empêcher la reconnaissance d'utilité
publique de la littérature. Les écrivains, privés de lieux de rencontre,
ne peuvent former de groupes, unir leurs efforts en vue d'une cause
commune. Les revues littéraires importantes, au début du XIXe siècle,
sont le Blackwood's Edinburgh Magazine, l’Edinburgh Review et
l’Edinburgh literary Gazette, aucun de ces périodiques n'est d'obédience romantique ; ils ont leur siège social en Écosse, dans le Nord, à
grande distance des centres d'initiative politique et économique. La
114
Forrest REID, Introduction au roman de Jane Austen, Persuasion (1818) ;
World's classics, Oxford University Press, p. XI.
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147
littérature, séparée de l'État, n'entretient pas de relations privilégiées
avec la Couronne, ni, sauf honorable exception, avec l'aristocratie. Il
existe à Londres une Royal Society, l'une des sociétés savantes les
plus anciennes d'Europe, pour l'avancement des sciences ; mais il n'y a
jamais eu d'académie littéraire bénéficiant du même patronage royal.
La culture anglaise manque de support ; elle n'est pas rassemblée,
encouragée, honorée. Le mécénat privé existe encore pour aider les
écrivains à vivre, et aussi ce mécénat particulier que représente le soutien financier d'un éditeur. Coleridge a souffert toute sa vie du manque
d'argent ; il a dû continuellement recourir à l'aide de ses amis ; il recevait une pension du grand porcelainier Wedgwood, sans laquelle il
aurait été incapable de survivre. Seul Scott a largement gagné sa vie
grâce à ses livres, jusqu'au moment où la faillite de son éditeur l'a ruiné. Byron avait une fortune personnelle et tirait des revenus supplémentaires [114] de ses œuvres, auxquelles le nom de leur auteur et sa
renommée scandaleuse assuraient une bonne diffusion. L'institution
du « poète lauréat », dont Dryden aurait été le premier bénéficiaire à
la fin du XVIIe siècle, réduit à très peu de choses le mécénat royal ; à
l'époque romantique, ce titre « est depuis longtemps sans prestige ; et
l'obscur poète Pye, nommé par Pitt en 1790 pour prix de services politiques, a fini de discréditer la fonction. Lorsqu'il meurt en 1813, le
Régent fait offrir sa succession à Walter Scott ; mais Walter Scott refuse et fait nommer Southey à sa place. Ce n'est pas seulement parce
que Southey est son aîné, et vit dans la misère. C'est qu'il rougirait de
se voir affublé du titre de poète lauréat. « N'acceptez pas, lui écrit le
duc de Buccleugh, une situation qui, de l'avis général, passe pour ridicule 115. » À la mort de Southey, en 1843, le titre passera au vieux et
célèbre Wordsworth. Un poète, même lauréat, ne représente qu'une
minorité de sa corporation ; au début, il s'agissait d'un office, d'une
fonction dont le titulaire devait fournir à la cour des poèmes de circonstance pour le service du monarque.
Il conviendrait donc de renoncer â l'idée d'une « école » romantique en Angleterre. L'apparition tardive de cette appellation a sans
115
Elie HALEVY, Histoire du peuple anglais au XIXe siècle, t. I : L'Angleterre
en 1815, Hachette, 1913, pp. 474-475 ; on trouvera ibid., l'indication de
quelques tentatives avortées de soutien à la vie littéraire à la même époque.
[Ouvrage en préparation dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]
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148
doute été suggérée aux auteurs de manuels par les pratiques étrangères : puisqu'il existait une école romantique allemande, une école
française, pourquoi n'y aurait-il pas eu une école britannique ? La revue des morts fait défiler ces écrivains sous une bannière qui ne fut
pas la leur. « Point d'écoles, note Paul Van Tieghem, (...) ; point de
groupes qui se forment pour lutter coude à coude, comme en Allemagne, en Suède et en France. Point même de conventicules avec
lieux de réunion habituels, comme à Milan ou à Madrid. Point de
journaux littéraires chargés de proclamer et de défendre les idées nouvelles, comme il en paraissait à Berlin, à Upsal, à Barcelone, à Milan,
à Paris 116... » Les sociétés littéraires, les salons, les cafés ont été sur
le continent les lieux d'élection de la mentalité nouvelle. Les salons
des intellectuelles juives de Berlin, Henriette Herz et Rahel Varnhagen, ont été des emplacements privilégiés pour l'interconnexion des
idées et des hommes ; à Paris, Charles Nodier, Juliette Récamier,
d'autres encore, attiraient à eux écrivains et artistes, journalistes et
poètes. L'Académie française, les organes de presse figuraient les
points stratégiques d'un champ de bataille dont chaque parti s'efforçait
de s'assurer la maîtrise ; les premières théâtrales, les séances de réception à l'Académie et même les campagnes de candidature à ce corps
prestigieux, constituaient autant d'épisodes de cette lutte passionnée, à
l'issue de laquelle le mouvement romantique, aux alentours de 1830,
finit par l'emporter, dans l'opinion de la France cultivée.
[115]
En terre britannique le « romantisme » n'est pas une bataille des
livres, où s'affronteraient manifestes et pamphlets, articles de journaux
et revues, au fil d'une passionnante actualité. Lorsque Byron se mêle
de polémiquer (English bards and Scotch Reviewers, 1808), il s'en
prend à tout le monde, y compris les représentants de la nouvelle littérature, les auteurs des Lyrical Ballads et Walter Scott. Byron est lié
d'amitié avec Shelley, et Shelley avec Keats, mais ces relations humaines ne sauraient être assimilées à une identité de vues en matière
d'esthétique ou d'idéologie. Chacun laisse mûrir son œuvre, sans se
préoccuper, sinon par accident, d'abstractions doctrinales.
116
Paul VAN TIEGHEM, Le Romantisme dans la littérature européenne,
réédition Albin Michel, 1969, p. 135.
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149
Le tempérament britannique est peu porté, comme on le voit dans
la théologie, à la rigidité dogmatique. La glorious comprehensiveness
de l'Église anglicane a maintenu dans une coexistence pacifique les
tendances qui se déchiraient sur le Continent. Pareillement dans
l'ordre littéraire, le romantisme, en France, prit conscience de luimême en face d'un adversaire nommément désigné, et copieusement
caricaturé, le classicisme, dont on n'avait jamais tant parlé que dans le
premier tiers du XIXe siècle. En Allemagne même, l'existence du classicisme de Weimar, la présence de Schiller et de Goethe, aident les
jeunes romantiques à prendre conscience de leur vocation, au contact
d'aînés qu'ils respectent. Si le domaine britannique n'a pas connu de
romantisme, c'est qu'il n'avait pas eu de classicisme, l'un suscitant
l'autre, par réaction.
L'estimable Histoire de la littérature anglaise, de Legouis et Cazamian, découpe la littérature moderne en périodes successives : Le
classicisme (1702-1740), La survivance du classicisme (1740-1770),
La période pré-romantique (1770-1798), L'époque romantique (17981832). Admirable organisation, où la scansion rythmique des générations fait succéder le « pré-romantisme » au « post-romantisme » ! Les
universitaires français se sont laissés emporter par une exigence de
symétrie avec leur culture d'origine. Selon des avis autorisés, l'ouvrage français, traduit en anglais, et bénéficiant d'une large diffusion
dans le domaine anglo-saxon, aurait contribué à accréditer chez les
intéressés eux-mêmes l'idée d'une période classique dans leur histoire
culturelle. L'appellation classicisme en effet ne semble pas indigène
dans les îles britanniques ; le mot ne fait son apparition qu'en 1837.
L'usage britannique désigne le moment culturel du début du XVIIIe
siècle par la formule Augustan age, âge augustéen, appellation analogique évoquant le glorieux « siècle » d'Auguste, haute époque littéraire grâce à la participation de Virgile et d'Horace, de Tite Live et
d'Ovide. L'âge d'or de la latinité devient le modèle des âges d'or culturels, et les Britanniques font application de la formule soit à tout leur
XVIIIe siècle, riche en grands écrivains, soit particulièrement au règne
de la reine Anne (1702-1716), sous lequel Pope, Addison, Steele, John
Gay et leurs confrères donnent le ton du nouvel essor culturel, qui
s'affirme aussi en architecture avec le palladianisme anglais et dans le
renouveau de l'art des jardins, appelé à un grand retentissement dans
le monde entier. La formule Augustan age a parfois été appliquée par
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
150
[116] les critiques anglais au classicisme français, considéré comme
un âge d'or pour leurs voisins d'outre-Manche.
La notion française de classicisme se réfère à l'école de Versailles,
patronnée par Louis XIV. Le Roi Soleil entend faire prévaloir sa
transcendance dans tous les ordres des activités humaines. Déjà la
création de l'Académie française par le cardinal de Richelieu en 1635
s'inscrit dans un projet de centralisation monarchique ; la littérature
doit être prise en régie par le pouvoir politique, pour la plus grande
gloire du roi. Louis XIV s'appuie sur cette structure autoritaire ; les
écrivains et les artistes sont associés aux prodigieuses mises en scène
royales, qui éblouissent l'Europe. Le classicisme français, d'inspiration
ontologique, prétend fixer l'ordre culturel dans l'obéissance à des
normes et valeurs aussi définitives que les idées innées qui, selon
Descartes, commandent tous les développements de la raison humaine. La hantise de la codification, renouvelée de la Poétique d'Aristote et de ses glossateurs renaissants, aboutit à des tentatives d'axiomatisation théorique de la littérature, dont la plus célèbre est l’Art
poétique de Boileau. Sur le détail des règles, des polémiques s'engagent, à coup d'essais et de préfaces, mais le sentiment général admet la
nécessité d'une réglementation, au risque de figer le libre essor de
l'esprit créateur. De là le dépérissement de la poésie et du théâtre tragique au cours du XVIIIe siècle français ; les continuateurs éventuels
sont accablés par la masse exemplaire des chefs-d'œuvre classiques.
Aux yeux de Voltaire, le siècle de Louis XIV ne peut être suivi que
d'une décadence.
Dans le domaine britannique, l’Augustan age ne marque pas une
apogée à quoi succéderait une déchéance ; les écrivains contemporains de la reine Anne sont les initiateurs d'une glorieuse expansion de
la création littéraire, tout au long du siècle. Lorsque Legouis et Cazamian dénomment « survivance du classicisme » la période 1740-1770,
ce qui évoque une existence d'outre-tombe, ils engagent l'interprétation sur une voie dangereuse ; mieux vaudrait employer une formule
moins suggestive, et parler, avec H. N. Fairchild, de l'« âge de Johnson », par référence à la domination exercée par le grand critique sur
ses contemporains. Le prétendu « classicisme » anglais n'aurait pu être
qu'un produit d'importation ; les intellectuels britanniques traduisaient
les écrits théoriques de Boileau, du P. Bouhours et du P. Rapin entre
autres, sans accepter la rigidité dogmatique de leurs voisins, ainsi que
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
151
le marque un article du Spectator : « Bouhours, que je considère
comme le plus pénétrant des critiques français, a pris la peine de montrer qu'aucune pensée ne peut être belle si elle n'est juste, si elle n'a
pas son fondement dans la nature des choses ; qu'on ne peut être spirituel sinon sur la base de la vérité et qu'aucune pensée n'a de valeur si
elle n'a pas le bon sens pour soubassement. Boileau a tenté de faire
prévaloir la même idée. (...) Telle est la manière naturelle d'écrire,
cette belle simplicité que nous admirons tellement dans les compositions des Anciens ; personne ne s'en écarte, sinon ceux qui n'ont pas
assez de force de génie pour [117] faire apparaître l'éclat d'une pensée
dans sa propre et naturelle beauté 117. »
Addison, arbitre des élégances littéraires, orchestre en mineur les
tables françaises de la loi ; le comportement britannique en matière
d'écriture conserve l'aisance du bon ton : la composition échappe aux
armatures rigides du discours imposées par les docteurs de Paris. La
tradition des poètes du XVIIIe siècle, y compris l'initiateur Pope, associera l'ordre et la liberté ; c'est pourquoi le libertaire Byron pourra se
dire le continuateur de Pope et de Dryden. L'âge augustéen se place
sous le patronage des grands écrivains de Rome, sans se condamner à
l'imitation archaïsante ou au pastiche ; les modèles proposent des
exemples dont l'inspiration doit être transposée dans le contexte d'une
époque différente.
L'absolutisme littéraire, en France, fait cause commune avec l'absolutisme politique ; « ce à quoi s'oppose le romantisme, observe Fritz
Strich, en France, c'est la raison française ; en Angleterre, c'est l'empirisme et le sensualisme anglais 118 ». Le second obstacle est moins
formidable que le premier. Dès 1690, l’Essai de Locke sur l'entendement humain procède à une critique radicale de l'ontologisme cartésien ; un intellectualisme mesuré met la pensée à l'école des enseignements du milieu, indépendamment de tout diktat ontologique. Infidèle à son maître, Shaftesbury réintroduit une innéité des valeurs, incarnées par les préférences instinctives sous l'impulsion desquelles
117
Spectator, numéro 62 ; cité par A. H. HUMPHREYS, in The Pelican Guide to
English Literature, vol. IV : From Dryden to Johnson, p. 57.
118 Fritz STRICH, Die Romantik ah europäische Bewegung (1924) ; dans le
recueil Begriffsbestimmung der Romantik, Darmstadt, Wissenschaftliche
Buchgesellschaft, 1968, p. 134.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
152
l'individu vient au monde. La voie du romantisme s'ouvre dès les
premières années du XVIIIe siècle ; les poètes vont suivre ce chemin
de génération en génération. Les novateurs de la fin du siècle, s'ils
s'engagent sur la voie d'un lyrisme profond qui donne libre carrière à
l'imagination, s'ils ont des complaisances pour le merveilleux fantastique, s'ils oscillent entre la surnature et l'intimisme, n'ont nullement
besoin de s'affirmer en révolutionnaires. C'est pourquoi Robert Burns
et William Blake sont classés par les faiseurs de manuels tantôt sous
la rubrique du « romantisme », tantôt sous celle du « préromantisme »,
hésitation qui atteste l'existence d'une continuité.
L'inconsistance du romantisme anglais est la contrepartie de
l'inconsistance du classicisme ; le mot, sans nuance de réprobation,
désigne une spécificité nationale, peu portée aux alignements de principes dans un espace géométrique. L'harmonie souple des jardins anglais, en résonance avec les formes naturelles, s'oppose à la géométrie
des jardins à la française, qui fait violence à la vie. La conscience britannique a horreur des axiomatisations métaphysiques ; si le platonisme a inspiré une tradition dans la culture anglaise, c'est sous la
forme irénique d'un œcuménisme spirituel, et non d'un néopythagorisme aux structures mathématisées. Le platonisme d'Oxford
[118] et de Cambridge a suscité une tolérance mutuelle entre les confessions religieuses dont la confrontation armée avait déchiré le pays.
Il n'y eut pas en Angleterre de guerre littéraire entre « romantisme » et
« classicisme ».
« En Angleterre, observe René Wellek, il n'y avait rien de comparable à la philosophie idéaliste allemande. Dans les universités, la philosophie du sens commun était solidement établie ; et, à titre officieux, l'influence de l'utilitarisme se diffusait à l'époque. » Au contraire, « les romantiques allemands étaient confrontés avec l'énorme
prestige des philosophies de Kant et de Fichte ; ils avaient en Schelling, leur allié, un philosophe systématique » ; les romantiques allemands étaient tous plus ou moins philosophes et mêmes théologiens ;
« en Angleterre, le seul Coleridge s'essayait à la spéculation philosophique, et il s'inspirait fortement des Allemands ; Shelley et
Wordsworth ou bien se confinaient dans la tradition de l'empirisme
britannique, ou bien faisaient retour à Platon 119... » En France aussi,
119
René WELLEK, Confrontations, Princeton University Press, 1965, p. 31.
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153
bien qu'à un moindre degré, la conscience romantique possède un
soubassement philosophique ; elle réagit contre la pensée des lumières, représentée par Locke, Condillac et les matérialistes radicaux
(d'Holbach, Helvétius) ; elle professe un néo-spiritualisme, dont Cousin sera quelque temps le porte-parole, influencé par l'idéalisme allemand.
L'enracinement philosophique et théologique des romantiques anglais demeure superficiel ; le romantisme anglais présente, dans
l'ordre intellectuel, une forme molle. L'esthétique des poètes ne fait
guère l'objet de présentations systématiques. « Rien de comparable à
la quantité d'exposés de principes, d'écrits théoriques et critiques, qui
marquèrent la révolution romantique en Allemagne, en France, en Italie. Les Anglais n'aiment pas plus les théories abstraites que les révolutions ; leurs romantiques se sont presque toujours contentés de donner des œuvres, souvent de haute valeur, qui supposaient implicitement des conceptions nouvelles de la littérature et surtout de la poésie.
Point d'écoles non plus ; point de groupes qui se forment pour lutter
au coude à coude, comme en Allemagne, en Suède et en France 120... »
La polémique se borne à des escarmouches isolées, qui suscitent un
petit nombre d'écrits de circonstance.
Un seul texte important, la Biographia literaria de Coleridge
(1817), écrite et publiée à une date où l'appartenance de Coleridge au
romantisme, si elle a jamais existé, est devenue problématique.
Unique en son genre, la Biographia literaria n'a rien d'un traité systématique ; Coleridge voulait écrire une préface pour une réédition de
ses poèmes ; la biographie interrompue en cours de route, l'auteur a
dérivé vers des spéculations métaphysiques, d'affinité néoplatonicienne, renforcées par des passages copiés de Schelling, ainsi
que devait le [119] signaler de Quincey, lui-même plagiaire expert,
après la mort de l'auteur. Selon W. J. Bates, ce livre composite « ferait
certainement partie de la demi-douzaine d'ouvrages les plus féconds
(most séminal works) dans toute l'histoire de la critique littéraire 121 ».
Ce jugement, valable dans le domaine anglo-saxon, ne l'est pas pour la
culture universelle. En Angleterre même, la publication de ce livre, de
Paul VAN TIEGHEM, Le Romantisme dans la littérature européenne, 2e éd.
Albin Michel, 1969, p. 135.
121 Walter Jackson BATE, Coleridge, New York, Collier Books, 1973, p. 130.
120
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
154
lecture difficile dans ses parties métaphysiques, ne semble pas avoir
été un événement littéraire. Il faut beaucoup de complaisance nationaliste pour faire de Coleridge, comme Saintsbury, l'un des trois maîtres
de la critique, avec Aristote et Longin 122 !
La Biographia utilise, à propos de la collaboration de Coleridge
avec Wordsworth, le mot romantic, mais dans un contexte peu convaincant 123. Coleridge prend ses distances vis-à-vis de son vieil ami,
dont il critique certaines tendances. L'important, dans ce volume, ce
sont les parties autobiographiques, et la remise en question de la doctrine associationniste, fortement ancrée dans la tradition britannique,
d'où résulte une théorie de l'imagination créatrice. Coleridge apparaît
comme le disciple des frères Schlegel et de Schelling. Au jugement de
Wellek, « nous devons conclure sur une note de désappointement. Coleridge, en matière d'esthétique, demeure fragmentaire et inessentiel
(derivative). Il ne parvient pas à franchir la coupure qui sépare son
esthétique de sa théorie de la littérature 124 ». En dehors de la Biographia literaria, les textes doctrinaux du « romantisme » anglais sont
des préfaces, des écrits secondaires, par exemple les Observations
ajoutées par Wordsworth à la seconde édition des Lyrical Ballads
(1800) ou certains passages de Walter Scott. L'essai de Shelley : Défense de la poésie (Défense of Poetry, 1821), est une défense et illustration de la poésie contre l'ingratitude des temps. Marqué de platonisme, et peut être influencé par les théoriciens germaniques contemporains, ce texte n'est pas une apologie pour le romantisme en tant que
tel.
Ainsi, le corpus doctrinal du romantisme britannique ne comporte
aucun ouvrage appelé à un retentissement international, comme les
conférences d'Auguste Wilhelm Schlegel Ueber dramatische Kunst
und Literatur, 1808-1811 (traduction française : Cours de littérature
122
Cité dans René WELLEK, A History of modem criticism : The Romantic Age,
New Haven, London, Yale University Press, 1955, p. 151 ; cf. ibid.,
l'opinion de Arthur Symons, selon lequel la Biographia serait « le plus
grand livre de critique dans le domaine britannique ».
123 Cf. Biographia, ch. XIV, à propos de la collaboration de Wordsworth : « il
fut entendu que je m'efforcerais de présenter des individus ou des caractères
merveilleux ou du moins romantiques (persons and characters supernatural
or at least romantic) » (éd. de l'Everyman's Library, p. 161).
124 René Wellek, op. cit., p. 185.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
155
dramatique, 1814, traduction anglaise 1815, traduction italienne
1817), ou comme le De l'Allemagne de Mme de Staël, dont la première
édition, supprimée en 1810 par ordre de Napoléon, est suivie d'une
édition anglaise et d'une édition allemande, avant que le livre [120]
puisse être publié en France. Même le manifeste qu'est la préface de
Cromwell, de Victor Hugo (1827), obtient d'emblée un retentissement
que n'ont pas connu les écrits théoriques des écrivains anglais. Walter
Scott et Byron ont compté au nombre des maîtres du romantisme occidental ; mais leur audience sans frontière est due à leurs œuvres et
non pas à leurs idées. Quant aux poètes, leur renommée véritable est
posthume, et c'est sans doute l'une des raisons pour lesquelles les critiques et historiens britanniques ont été si lents à doter leur pays d'une
« école romantique ».
Coleridge, de Quincey, Carlyle ont pratiqué les maîtres allemands
de la philosophie et de la critique ; il existe en Angleterre une littérature de vulgarisation de la philosophie allemande, à laquelle ils ont
contribué ; influence à sens unique, il n'y aurait pas grand-chose à
transmettre dans l'autre sens. Les relations entre le domaine britannique et le domaine allemand sont limitées. « Ni Blake, ni Shelley, ni
Keats, ni Lamb, ni Hazlitt, ni de Quincey n'eurent de contacts personnels avec des Allemands, et le peu qu'en eut Walter Scott ne fut pas
avec les romantiques. (...) Blake, Wordsworth, Byron, Shelley et
Keats ne connaissaient rien des écrits des romantiques allemands, à
ceci près que Byron et Shelley ont lu les séries de conférences des
frères Schlegel en traduction anglaise ou française 125. » Et comme
réciproquement Blake, Wordsworth, Coleridge, Shelley et Keats sont
longtemps demeurés inconnus en Allemagne, l'impression prévaut
d'une dissociation entre les deux espaces culturels. Quant aux relations
directes, elles ne sortent guère du domaine touristique : Coleridge et
Wordsworth voyagent en Allemagne en 1798 et de nouveau en 1828.
Dans cette dernière circonstance, au cours d'une visite à A. W. Schlegel, professeur à Bonn, celui-ci aurait prié Coleridge de s'exprimer en
anglais, car il ne comprenait pas son allemand. Le même Coleridge
rencontre Tieck à Rome en 1806, sans pressentir la valeur de son interlocuteur ; les deux hommes se reverront à Londres en 1817, et
125
René WELLEK, German and English Romanticism
Confrontations, Princeton University Press, 1965, p. 10.
(1963),
in
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
156
communiqueront un peu mieux. Ces épisodes ne sont pas les maillons
d'une chaîne. Le romantisme en Angleterre se développait en vase
clos ; chacun des écrivains poursuivait à peu près isolément son aventure propre.
Il ne s'agit pas d'un, romantisme de rupture, comme en France et
en Allemagne où se poursuit un conflit de générations. Les poètes
français prennent position contre l'intellectualisme de la culture révolutionnaire et napoléonienne, contre l'obsession paralysante du classicisme ; ils opposent à Racine Shakespeare. Pour les écrivains anglais,
si Shakespeare est un patriarche du romantisme, la question d'un
Zurück auf Shakespeare ne se pose pas, puisque l'Angleterre ne l'a
jamais renié. La littérature britannique possède en son ère élisabéthaine un équivalent du Sturm und Drang, où le déchaînement des
passions submerge les barrières de la raison, où l'horrible et [121] le
tragique, le comique et le grotesque se bousculent sur la scène théâtrale. Ces innovations, qui emplissent d'admiration les continentaux,
jaloux de rivaliser d'audace avec les élisabéthains, ne proposent aux
Anglais qu'une perspective dont les possibilités sont épuisées depuis
longtemps. Shakespeare et ses contemporains, puis la poésie du
XVIIIe siècle avaient opéré, dans l'espace britannique, cette conversion de la conscience culturelle que les autres européens durent réaliser sous les espèces de la crise romantique. Témoins de cette crise, les
Britanniques n'y trouvèrent pas matière à enthousiasme ; leurs intérêts
étaient plutôt requis par le développement économique du pays, avec
ses répercussions sociales. Entrés les premiers dans l'ère moderne de
la civilisation industrielle, les Anglais ne répondaient que faiblement
aux sollicitations archaïsantes et nostalgiques de la pensée romantique.
La configuration du romantisme en Angleterre est donc moins accusée que celle des romantismes continentaux. Les éléments constituants se présentent en ordre dispersé, dans l'espace et dans le temps,
sans chef reconnu, sans programme expressément formulé 126. Eu dehors du renouveau du roman historique, illustré par Walter Scott, l'apport essentiel de l'école anglaise se situe dans l'ordre de l'expérience
126
Cf. HOXIE N. FAIRCHILD, The Romantic Movement in England, Publications
of the modern language Association of America (P.M.L.A.), 1940, pp. 2224.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
157
poétique. Les maîtres du XVIIIe siècle avaient été surtout des poètes
descriptifs, qui excellent à peindre les aspects de la nature et de la vie
dans l'alternance des Saisons. Alors que leurs prédécesseurs procédaient du dehors au dedans, la démarche des « romantiques » va du
dedans au dehors, dans un mouvement d'expansion lyrique, un va-etvient entre sensation et perception d'une part, sentiment d'autre part ;
paysage et état d'âme se rapprochent jusqu'à parfois se confondre.
« Parler ici de sensibilité et d'imagination comme de facultés distinctes n'est pas exact ; il faut saisir l'intime fusion, l'étroite dépendance réciproque de ces deux activités intérieures. L'esprit romantique
peut se définir par une prédominance accentuée de la vie émotionnelle, que l'exercice de la vision imaginative provoque ou dirige, et
qui à son tour stimule ou dirige cet exercice. De l'émotion intense, associée à un intense déploiement d'images, tel est l'état d'âme qui sert
d'aliment à la littérature nouvelle. Les œuvres d'art qui donnent à cette
époque son caractère propre naissent d'une création suscitée par l'exaltation de ces deux groupes de tendances. L'un des deux groupes peut
être dominant, sans doute, par rapport à l'autre ; mais d'ordinaire leur
jeu est solidaire et trop fondu pour être analysable 127... »
Cette coalescence du réel et de l'imaginé, du senti et du perçu, dans
une expérience solidaire, s'affirme au cœur de l'art poétique britannique. « Le romantisme, écrivait Fairchild, est la tentative, en dépit
[122] d'obstacles matériels de plus en plus puissants, pour obtenir,
pour maintenir et pour justifier cette vision illuminée de l'univers et de
la vie humaine que suscite la fusion imaginative entre le familier et
l'étrange, le connu et l'inconnu, le réel et l'idéal, le fini et l'infini, le
matériel et le spirituel, le naturel et le surnaturel 128. » Cette alchimie
lyrique retrouve la voie de l'unité des contradictoires, but de la quête
poétique selon Novalis. Peu importe la matérialité du langage ; les
mots, les images évoquées peuvent être de l'ordre le plus simple, leur
signification, répercutée par les échos du symbolisme, retentit à travers la totalité de l'espace mental. La transmutation du verbe permet à
127
LEGOUIS et CAZAMIAN, Histoire de la littérature anglaise, op. cit., p. 955 ; cf.
L. CAZAMIAN, Le Symbolisme dans le Romantisme anglais, in Le
Romantisme anglais, Les Lettres, numéro spécial 1946, pp. 26 sqq.
128 H. N. FAIRCHILD, The Romande Quest, New York, 1931, p. 251 ; cité dans
Elisabeth NITCHIE, Romande permutations and combinations in England ;
P.M.L.A., 1940, p. 47.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
158
chaque élément de la parole de s'ouvrir en abîme sur l'infini, où le
proche et le lointain, le certain, l'incertain et l'impossible se confondent.
Cette recherche d'une ouverture vers un univers autre, où toutes les
valeurs humaines seraient transfigurées, se trouve affirmée dans l'entreprise des Lyrical Ballads, dont les auteurs se proposaient d'atteindre
à un même but par des approches complémentaires. « La pensée nous
vint (...), raconte Coleridge, que l'on pourrait composer une série de
poèmes appartenant à deux genres différents. Dans l'un, les incidents
ou les acteurs seraient, en partie au moins, surnaturels ; et l'idéal que
l'on chercherait à atteindre serait d'intéresser aux affections par la vérité dramatique des émotions qui accompagneraient naturellement de
telles situations, en les supposant réelles. Et elles ont été réelles en ce
sens pour tout être humain qui, quelle que fût l'origine de son illusion,
s'est cru un jour sous l'influence d'agents surnaturels. Pour le second
genre de poèmes, les sujets en seraient pris dans la vie ordinaire ; les
caractères et les événements seraient ceux qui se rencontrent dans un
village quelconque et dans ses environs, toutes les fois qu'une âme
méditative et sensible est là pour les chercher, ou pour les remarquer
lorsqu'ils se présentent d'eux-mêmes 129... » Le projet de l'auteur de
The Rime of the Ancient Mariner est de « naturaliser le surnaturel »,
selon la formule de Fairchild, tandis que Wordsworth se propose de
« surnaturaliser le naturel 130 ». Le poète lutte contre les évidences,
par la pratique d'un irréalisme, ou d'un surréalisme, qui assure la prépondérance des intuitions du cœur et de l'imagination sur les massives
certitudes du sens commun.
Le décrochage de la poésie par rapport à l'objectivité de la connaissance s'accentue chez Keats et Shelley jusqu'à une identification du
sujet et de l'objet, de l'homme et du monde. Une religiosité étrangère à
l'enseignement chrétien s'affirme sous les espèces d'un panthéisme du
sentiment. Wordsworth et Coleridge dans leurs références surnaturelles, [123] ne franchissent pas les limites de l'espace mental chrétien ; leur évolution s'opérera dans le sens d'un passage du libéralisme
129
Coleridge, Biographia literaria, 1817, ch. XIV, éd. de l'Everyman's Library,
p. 161 ; traduction de Paul VAN TIEGHEM, in Le Mouvement romantique, 2e
édit., Vuibert, 1923, pp. 44-45.
130 H. N. FAIRCHILD, The Romantic Movement in England, loc. cit., p. 22.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
159
religieux à l'orthodoxie anglicane. Shelley et Keats professent un anthro-pocosmisme d'affinité panthéiste, qui trouve dans la mythologie
de l'antiquité grecque une imagerie conforme à ses besoins d'expression. Cette conscience ontologique d'une communauté de l'âme avec
les incitations de la mère Nature, inscrites au cœur de la nature humaine, cet immanentisme lyrique se trouvaient en germe dans la pensée de Shaftesbury, dont l'inspiration, à travers le XVIIIe siècle, mène
vers certaines affirmations maîtresses du romantisme européen, par
Diderot, Herder et Goethe interposés.
L'individualisme de la seconde génération romantique s'accorde
avec un libéralisme radical en matière de politique chez Shelley et
chez Byron. Romantisme de gauche, contrastant avec l'évolution de
Coleridge et Wordsworth vers un conservatisme accentué. Mais le
romantisme britannique n'a guère pris forme politique, ainsi qu'il est
fréquemment arrivé sur le continent. Le seul traité britannique d'inspiration « romantique » qui ait eu une influence européenne est le livre
de Burke (Réflexions sur la révolution en France, 1790) ; en dehors
de quelques méditations de Coleridge, la pensée politique et sociale
est orientée dans le sens du radicalisme utilitaire, analyse positive des
relations économiques et sociales, sans complaisance pour les effusions sentimentales. Semblablement, l'épistémologie romantique n'a
guère irradié le domaine de la théologie ni celui des sciences de la nature et des sciences de l'homme. Le pays de Francis Bacon respecte la
tradition d'un empirisme expérimental qui répugne à s'égarer en dehors des limites du contrôle positif. Les grands noms de la science, au
xixe siècle, dans le pays de Newton, seront ceux de savants comme
Charles Lyell (1797-1875), fondateur de la géologie moderne, et
Charles Darwin (1809-1882), qui bouleversera l'histoire naturelle, par
la vertu d'une doctrine lentement élaborée à partir de données de fait.
Le romantisme en Angleterre n'a pas l'extension du romantisme allemand, qui a fécondé le domaine entier de la connaissance et celui
des beaux arts. Telle est l'apparence, si l'on s'en tient à la conception
usuelle qui limite la zone d'influence du romantisme britannique au
premier tiers du xixe siècle. Les fabricants de manuels de littérature
ont besoin de découpages à bords francs. Il est absurde de fixer le début de l'ère romantique à 1789 (Songs of Innocence) ou à 1798 (Lyrical Ballads) si la tradition romantique trouve son point d'ancrage dans
l'âge élisabéthain, dont Shakespeare est le plus bel ornement. Il est
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
160
absurde de proclamer que le romantisme a disparu en 1824, où se publient les œuvres posthumes de Shelley, ou en 1832, date de la mort
de Walter Scott. On ne voit pas pourquoi la mort de quelqu'un couperait court à une inspiration, ni la publication d'un livre, qui est plutôt
un commencement qu'une fin, Shelley n'ayant été reconnu comme un
poète européen majeur que bien après 1824. Le livre classique de C.
M. Bowra, The Romantic Imagination [124] (1949), consacre des
chapitres non seulement à Burns, à Coleridge, Wordsworth, Shelley,
Keats et Byron, maîtres consacrés du romantisme anglais, mais aussi à
l'Américain Edgar Allan Poe (1809-1849), à Dante Gabriel Rossetti
(1828-1882) et à sa sœur Christina (1830-1894), ainsi qu'à Algernon
Charles Swinburne (1837-1909) ; on imagine sans peine l'addition
possible d'autres noms à cette liste supplémentaire. « Avec la mort de
Keats en 1821 et de Shelley en 1822, note Bowra, prit fin le principal
mouvement du romantisme anglais (...). Le génie romantique semblait
avoir été enseveli près de la pyramide de Caius Cestius dans le cimetière protestant de Rome. La nouvelle poésie se détourna des profonds
mystères et des idées toxiques pour s'adonner aux sentiments délicats
et aux descriptions soignées 131. » La sécurité succède aux angoisses
des guerres napoléoniennes, et la croissance économique assure aux
profiteurs du nouvel ordre des choses, une confortable assiette sociale,
traduite dans l'ordre littéraire par un réalisme et un intimisme bien
tempérés, incarnés par Tennyson et Browning. Mais, poursuit Bowra,
« l'esprit du romantisme n'était pas mort ; il devait avant longtemps
réapparaître avec les Préraphaélites. De manière différente, les deux
Rossetti, Swinburne et Morris s'étaient abreuvés de romantisme ; ils
éprouvaient plus de sympathie pour Keats et Coleridge que pour la
génération qui précédait immédiatement la leur 132 ». La résurgence
du romantisme était une révolte contre l'esprit de l'époque, caractérisé
par un positivisme orgueilleusement appuyé sur les triomphes de la
science ; face à l'ingratitude du monde réel, les Préraphaélites font retraite dans des mondes imaginaires, à partir d'une idéalisation de la
première renaissance italienne, de l'Antiquité grecque ou du Moyen
Age chrétien.
131
C. M. BOWRA, The Romande Imagination (1949), réédition Oxford
University Press, 1969, p. 197.
132 Ibid., p. 198.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
161
Legouis et Cazamian présentent les Préraphaélites dans le chapitre
consacré à la « Poésie Victorienne » (1832-1875) ; mais il existe un
« nouveau romantisme », classé dans la section suivante (18/4-1914).
Le chef de file de cette résurgence est Swinburne, suivi par une cohorte de romanciers d'aventure, d'« esthètes » et de « décadents ».
L'important n'est pas le désaccord avec Bowra sur les temps et les
noms ; c'est que l'historien ne peut se passer de la catégorie « romantisme », alors même qu'il a annoncé la fin de la génération romantique
proprement dite ; le romantisme n'est pas seulement une tranche dans
le devenir de la littérature ; c'est une composante de la culture britannique, dont nul n'a le droit d'arrêter les comptes à telle ou telle date.
« Réaction idéaliste » ou « néo-romantisme », le mouvement préraphaélite implique une diffusion de l'exigence romantique en dehors
du domaine littéraire, un élargissement du champ d'application de
cette conception du monde. Au moment où s'accélère la constitution
[125] d'un univers industriel régi par les lois implacables de l'économie, où Karl Marx, installé en Angleterre, médite une critique sociale
de cette économie, une autre critique s'affirme, au nom de l'esthétique,
au nom de l'humanité, au nom d'une civilisation digne de ce nom.
L'analyse de Marx est scientifique, ou se veut telle ; la protestation de
John Ruskin (1819-1900), fondée sur les valeurs du sentiment et les
valeurs esthétiques, dénonce les puissances néfastes qui accablent'
l'être humain sous les disciplines de fer du mécanisme triomphant
dans les usines. La servitude du prolétariat, ce n'est pas seulement
l'asservissement économique, la misère, la faim, c'est l'étouffement de
l'esprit et du cœur sous l'impitoyable oppression de la rationalité.
L'Angleterre minière et industrielle, le pays des villes noires et des
fumées d'usines, correspond au tableau du capitalisme sauvage décrit
par Karl Marx. À sa manière, John Ruskin veut mettre fin à l'exploitation de l'homme par l'homme. Réaction marquée de romantisme, dont
le principe est la nostalgie du passé ; Ruskin affirme son message sous
la forme d'une histoire de l'art et d'une esthétique. Les hautes époques
de la civilisation sont celles où l'exigence de la beauté prévalait sur les
déterminismes de la science et de la technique. Il faut rétablir la primauté du spirituel par un retour aux authentiques valeurs humaines.
Ruskin est, à la manière de Nietzsche, un prédicateur antimoderne qui
s'épuise à annoncer à ses contemporains des vérités intempestives. La
science, monnayée en technique, fait cause commune avec la puis-
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
162
sance de l'argent. L'humanité s'est engagée dans une voie sans issue.
Un demi-siècle après cet autre prophète, Saint-Simon, Ruskin, constatant l'échec de l'« industrialisme », définit le nouvel horizon d'une ère
post-industrielle, où l'être humain retrouverait son équilibre et sa dignité. Les philanthropes anglais du début du siècle avaient réclamé, et
fini par obtenir, la libération des esclaves d'outre-mer. Ruskin se fait
le défenseur des esclaves de l'intérieur, hommes, femmes et enfants
voués au service des machines, et moins bien traités que les machines
dont ils sont des appendices ; on entretient avec soin la machine, qui
vaut beaucoup d'argent ; le travail humain ne vaut pas cher et, si un
ouvrier est usé, un autre se trouve là pour prendre sa place. Mais, lorsque la critique véhémente fait place à des propositions positives, l'ère
post-industrielle apparaît à Ruskin comme une ère pré-industrielle.
Son idéologie déploie un utopisme du passé, conforme aux inspirations du romantisme. Le salut est dans la leçon des bâtisseurs de cathédrales, maîtres d'œuvre et artisans qui ont dressé les unes sur les
autres les pierres de Venise, des artistes dont Ruskin commente inlassablement les œuvres. Autre source d'inspiration, la nature, non polluée par l'emprise industrielle, telle qu'elle s'offre à ceux qui parcourent l'Angleterre verte ou les montagnes de l'Europe. L'exotisme campagnard prend un relief nouveau par opposition à la monstrueuse
croissance des villes industrielles, dont les banlieues ouvrières rongent
le territoire environnant. L'air et les plantes, les forêts, les rochers, les
biens les plus humbles, naguère offerts à tous, deviennent luxe refusé
à la plupart. La protestation [126] de Ruskin, si oubliée soit-elle, devait avoir une nombreuse et véhémente postérité. Seulement, Ruskin
semble penser qu'il suffit de faire sept fois le tour des usines maudites,
en clamant des malédictions, pour qu'elles s'écroulent.
Ruskin est un artiste dont les essais et esquisses ne sont pas sans
valeur, en contact intime avec les créateurs ; « de 1854 à 1860, il fut
vraiment le directeur de la conscience artistique de l'Angleterre 133 ».
L'intérêt théorique de Ruskin pour l'architecture et la peinture n'est pas
dissociable d'une coexistence du penseur avec ceux dont il appréciait
et parfois conseillait les travaux. En matière de construction, son goût
le porte à l'archaïsme néo-gothique, conformément aux inclinations du
romantisme européen, qui pratique un médiévalisme tournant le dos
133
Jacques BARDOUX, John Ruskin, Coulommiers, 1900, p. 100.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
163
aux exigences de la modernité. Mais c'est dans le domaine de la peinture que l'influence de Ruskin fut la plus féconde. Le romantisme anglais compte une école picturale de valeur. John Constable (17761837) maintient la tradition des portraitistes du XVIIIe siècle, qui se
plaisaient' à camper leurs personnages dans un décor rural ; mais il
émancipe le décor et donne la primauté au paysage qui devient pour
lui-même l'objet du regard. Le rapport de l'homme avec la nature est
ici l'essentiel, dans une ambiance de vie simple et humble ; Constable,
Wordsworth de la peinture, évoque les paysagistes de Fontainebleau.
William Turner (1735-1851), dans la dernière partie de sa carrière,
contemporain de Ruskin, met en question les formes de la peinture
contemporaine. Constable avait invité le peintre à sortir de l'atelier
pour s'établir dans le plein jour de la campagne ; Turner prend pour
objet la lumière elle-même ; les formes, sur ses toiles, se dissolvent en
jeux de reflets. La mer et le ciel, les nuages, les fumées sont ses
thèmes de prédilection ; la perception du monde devient rêverie fantastique sur les apparences fuyantes du monde, plus vraies que la dure
réalité. Poète de la peinture, musicien des ombres et des lumières,
Turner est le premier des impressionnistes, dans le climat humide,
brumeux et changeant des îles britanniques. Le peintre se fait visionnaire ; au pays du réalisme utilitaire, sa méthode alchimique impose la
primauté du surréel, elle fait prévaloir un lyrisme des demi-teintes, où
les navires de haute mer, dégagés de leurs missions militaires ou
commerciales, deviennent des vaisseaux fantômes, tel celui du Vieux
Marin chanté par Coleridge.
Ruskin a contribué à imposer dans son pays la gloire de. Turner,
mal reçu parce qu'il dérangeait trop d'habitudes. Mais la principale
contribution de l'auteur des Pierres de Venise au mouvement pictural
demeure son alliance avec les Préraphaélites, scellée en 1851, l'année
où disparaît Turner, par la publication de lettres retentissantes adressées au Times, qui avait donné un compte rendu incompréhensif et
hostile d'une exposition organisée par la jeune école. Ruskin s'en fait
le porte-parole et le théoricien ; il reconnaît dans ces tableaux l'expression de certaines de ses tendances. Le Préraphaélisme se rattache
[127] au romantisme anglais par une volonté d'archaïsme et un spiritualisme dont les références renvoient au christianisme médiéval et
parfois à la mythologie antique. Une analogie apparaît ici avec le domaine germanique, où la peinture romantique se développe dans le
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
164
groupe des Nazaréens, que leur idéal de ferveur rassemble à Vienne
en 1809, et qui, l'année suivante, émigrent à Rome, vers les sources de
l'art chrétien ; ils s'y établissent en communauté, se donnent le nom de
confrérie de Saint-Luc et travaillent ensemble de 1810 à 1818. Puis,
dispersés, ils retournent dans la mère patrie ; leurs travaux auront en
commun le ressourcement religieux, expérimenté dans un couvent désaffecté de la Ville éternelle.
À la confrérie de Saint-Luc fait écho la Preraphaélite Brotherhood, fraternité proclamée en 1848, et qui ne dura guère plus d'une
dizaine d'années. Frédéric Schlegel, aux alentours de 1800, avait rêvé
d'une Hanse des poètes, où l'on aurait fait en commun œuvre de poésie et de philosophie sous l'inspiration d'une spiritualité retrouvée ; ce
projet est repris par les artistes, qui ont la nostalgie des corporations
médiévales. Les romantiques allemands avaient eu la révélation de la
beauté en découvrant avec éblouissement la Madone Sixtine de Raphaël, dans la Pinacothèque de Dresde. Le nom des Nazaréens est
emprunté à la coiffure alla nazarena des personnages de Raphaël,
dont les longs cheveux prétendaient évoquer les contemporains du
Christ ; d'où le sobriquet appliqué à Rome aux Allemands chevelus,
barbus et pieux, de la confrérie de Saint-Luc. La religion des Préraphaélites est plus exigeante ; le moment où Raphaël vient à Rome, à
l'appel du pape humaniste Jules II, leur paraît marquer le commencement de la déchéance de l'art chrétien, vicié par des compromissions
avec le paganisme, dont témoignent les fresques mi-chrétiennes, mipaïennes exécutées par Raphaël pour la décoration du Vatican. Les
Préraphaélites, spiritualistes sans concession, dans le premier élan de
leur ferveur, entendent demeurer en deçà du seuil qu'a franchi le
peintre d'Urbin lorsqu'il est « monté » à Rome.
L'alliance de Ruskin et du mouvement préraphaélite est un signe
de la permanence de l'inspiration romantique et de sa diffusion en dehors de la seule littérature. Les membres de la fraternité entendent
faire œuvre d'édification ; leurs tableaux sont une critique de l'état
contemporain de la civilisation, en harmonie avec l'idéologie de Ruskin. Le refus de représenter et d'exalter la laideur du monde industriel
prophétise l'avènement d'un monde conforme aux vœux de l'authenticité humaine. Ce thème de la transformation nécessaire du monde
s'exprime dans le goût des Préraphaélites pour l'art décoratif ; l'esthétique doit s'incarner dans le paysage de la vie. L'artiste médiéval était
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un artisan ; l'artiste moderne doit redevenir artisan, pour mettre la
beauté à la portée de tous, particulièrement des plus démunis. Le travail a une valeur créatrice qu'il faut mettre en honneur au sein d'une
civilisation qui l'a oublié. Le désir des Préraphaélites est d'inspirer,
dans la vie quotidienne, un utilitarisme qui prend le contrepied de
l'utilitarisme en grisaille, enseigné par les pontifes de l'ère industrielle,
[128] incapables de sauver l'individu, noyé dans l'anonymat de la
masse.
William Morris (1834-1896), disciple de Ruskin, ami du peintre
Burne-Jones (1833-1898) et du poète Dante Gabriel Rossetti, architecte, peintre et poète, est l'un des inventeurs de l'idée des arts décoratifs, au service de laquelle il fonde en 1861, avec la participation de
plusieurs des Préraphaélites, une société de production. Des initiatives
fécondes résulteront de ce mouvement, dans le domaine de la tapisserie, de la broderie, des papiers peints, de l'ameublement, du vitrail et
de la typographie. Le but est de changer la vie par une transformation
de l'environnement. Mais il ne suffit pas de renouveler par une exigence de style le décor de l'existence ; les harmonies de la vie privée
doivent s'accorder avec un renouvellement des rythmes de la vie sociale. La même idéologie qui se propose de mettre les bienfaits des
arts à la portée du grand nombre engendre le projet d'un ordre meilleur
de la société humaine. Chez Morris, chez Ruskin l'esthétisme conduit
à un socialisme qui pare la Cité future des prestiges de l'utopie. La
date de la constitution de la Préraphaélite Brotherhood (1848) revêt
un caractère symbolique ; la grande bouffée d'espérance politique et
sociale qui soulevait l'Europe continentale trouvait aussi un écho dans
l'île britannique. Dans la dernière partie de sa carrière, Ruskin développe un socialisme idéaliste, opposé à l'individualisme libéral : il
fonde une « guilde de saint Georges », au service de son idéal anticapitaliste et communautaire. William Morris se fait le propagandiste de
la démocratie sociale ; dans les années 1880, il crée une socialist
League, et tente de diffuser le message d'un ordre nouveau, paré de
couleurs fraternelles.
Ainsi s'affirme la version anglaise d'une gauche romantique assez
proche des idéologies que développaient en France Edgar Quinet,
Pierre Leroux et Michelet. Dans le domaine de la critique historique,
politique et sociale, Thomas Carlyle (1795-1881), prophète écossais,
juge son temps avec une intransigeance rocailleuse. Comme Ruskin,
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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son cadet, en pleine ère victorienne, Carlyle fait front contre la philosophie du bon sens, dénonce les plates certitudes de l'eudémonisme et
de l'utilitarisme, et puise parmi les romantiques allemands, dont il traduit et pastiche certains ouvrages. Sa première œuvre importante est
une histoire de la révolution française (The French Révolution, 1837).
L'histoire universelle est un jugement de Dieu sur les folies des
hommes ; la suppression de l'ancien régime est le prix payé pour les
abus de l'absolutisme monarchique. Burke avait défendu la sagesse
immanente à l'ordre ancien et condamné les folles entreprises des révolutionnaires ; Carlyle voit en eux les exécutants des desseins divins.
Son histoire, passionnelle et violente, œuvre d'un Michelet calviniste
et biblique, n'est pas le récit d'un partisan, mais l'oracle d'un voyant ; il
déchiffre les signes des temps en fonction d'une transcendance qui
démêle dans la confusion des événements les marques divines et les
marques sataniques. Carlyle vaticine sur le désordre établi, fulmine
contre la civilisation qui déshumanise l'homme, et [129] glorifie
l'ordre médiéval, étranger aux disciplines de cette dismal science,
science de malheur, qu'est l'économie politique. Le traité On Heroes,
Hero Worship and the Heroic in History (Sur les Héros, le culte des
Héros et l'élément héroïque dans l'histoire, 1841) esquisse à partir de
l'évocation des grands hommes du passé une morale de la volonté et
de l'énergie, annonçant par avance le surhomme nietzschéen, mais un
surhomme fondé en transcendance religieuse. A côté du romantisme
de la sensibilité, il y a un romantisme de la vertu de force dans sa vigueur créatrice.
Il est difficile de déterminer si le romantisme de Carlyle est un romantisme de droite ou de gauche ; l'essence du romantisme ne peut se
définir selon les termes de l'espace géométrique. « Comme un prophète hébreu, il veut détourner son peuple des idoles du matérialisme,
de l'utilitarisme, de la démocratie, etc., et le ramener au culte du vrai
Dieu. Le cœur et l'esprit des hommes étaient en proie à la maladie du
rationalisme du XVIIIe siècle ; l'univers était mort et mécanique ; les
nations étaient vouées à périr si elles ne parvenaient pas à retrouver la
vision de Dieu, au travail dans la nature et dans l'histoire, si elles n'apprenaient pas que le sens de la vie se trouve dans la fidélité du service.
(...) En tout ceci, les affinités de Carlyle avec l'aspect religieux du romantisme sont suffisamment manifestes. Si le mouvement romantique
signifiait le rejet des thèmes fragiles et superficiels de l'âge des lu-
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mières, l'éveil à des intuitions plus pleines et plus riches de la réalité, à
la perception de la relation du passé et du présent, et la reconnaissance
de l'authenticité de l'imagination et de la foi — alors l'œuvre de Carlyle peut être considérée comme une vigoureuse continuation de ce
mouvement 134. »
Willey retrouve l'intransigeance de Carlyle, sa fermeté sans concession, non quant au contenu de la doctrine, mais quant à la forme de
l'affirmation, dans l'évolution de Coleridge du libéralisme religieux
vers l'orthodoxie anglicane et dans l'itinéraire spirituel de Newman et
de ses amis qui les mène au sein de l'Église de Rome. En Allemagne
aussi, le romantisme religieux a dérivé vers un raidissement dogmatique et un renouveau du rituel qui, dans certains cas, ont trouvé leur
accomplissement dans une conversion au catholicisme ; le traditionalisme, remontant le cours de l'histoire, aboutit à la foi des origines.
Une tendance analogue s'affirme dans la conscience religieuse anglaise ; l'âge des lumières, dans son libéralisme, avait suscité une « euthanasie de la théologie », selon la formule de Leslie Stephen, indifférence polie à l'égard du dogme chrétien ; la structure juridico-politique
de l'Église anglicane est remise en question, les lois et les mœurs
sanctionnent la dégénérescence de la foi des anciens jours.
Cette situation suscita dans le clergé anglican et parmi les intellectuels une réaction qui tendait à sauver les valeurs menacées. Un
groupe, dont le centre se trouvait à Oxford, publia de 1833 à 1841 la
série des quatre-vingt-dix Tracts for the Times, destinée à propager les
[130] thèmes d'une résistance spirituelle : autorité de l'Église et du
ministère apostolique, insistance sur la vie sacramentelle et sur la liturgie. Il s'agissait de resacraliser une vie religieuse infidèle à sa vocation transcendante. Le mouvement d'Oxford, au sein d'un anglicanisme menacé de désintégration, rejoignait les positions de l'Église de
Rome. Le plus remarquable des Tractariens, le clergyman John Henry
Newman (1801-1890), esprit fin et inquiet, en quête d'assurance, obéit
jusqu'au bout à la logique de sa démarche ; il quitte l'Église anglicane
en 1843 et se convertit au catholicisme en 1845 ; il sera fait cardinal
en 1879. Quelques-uns de ses amis le suivirent dans l'Église de Rome.
D'autres, demeurés dans la communion anglicane, inspirèrent la tendance de l'anglo-catholicisme, sorte de catholicisme sans le pape. Le
134
Basil WILLEY, Nineteenth Century Studies, Penguin Books, pp. 116-117.
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mouvement d'Oxford a d'incontestables affinités avec la conscience
romantique. L'apologétique de Newman, dans son Essai sur le développement de la doctrine chrétienne (1843), développe l'épistémologie
organiciste propre au romantisme ; Newman expose, sous le nom d'
« assentiment », une théorie de la compréhension proche de celle qui
prévaut chez les romantiques allemands. Le ritualisme du mouvement
d'Oxford s'accordait avec la sensibilité des Préraphaélites, dont les
personnages semblent vivre dans un espace empesé de religion une
existence sacralisée. L'attention de Ruskin fut attirée par le renouveau
religieux, mais il s'en détourna ; William Morris affirma sa sympathie
pour les anglo-catholiques.
Il faut reconsidérer l'image d'une Angleterre victorienne dominée
par les normes de l'âge industriel, où la société bourgeoise semblerait
figée dans le culte abusif de la respectabilité et la pratique de l'hypocrisie. Les influences romantiques, présentes et agissantes au long du
XIXe siècle britannique, suscitent une résistance incessante à l'idéologie dominante.
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169
[131]
Les sciences humaines et la pensée occidentale.
Tome IX. Fondements du savoir romantique.
Première partie :
l’espace-temps romantique
Chapitre III
Romantisme français
Retour à la table des matières
On a pu nier l'existence d'un romantisme italien ou d'une école romantique britannique ; le romantisme français s'est affirmé avec une
vigueur provocante, dont les anciens combattants de la bataille d'Hernani évoquaient les grandes heures vibrantes de jeunesse. L'histoire et
la géographie, la chronologie du mouvement sont assez bien établies,
ainsi que la tactique et la stratégie mises en œuvre par les adhérents
pour prendre le contrôle du marché littéraire. Les romantiques ont fait
assez de bruit, leurs essais, leurs échecs et leurs triomphes ont eu un
relief d'une suffisante magnitude pour mobiliser un nombre important
de partisans et d'adversaires ; le romantisme fut l'un des enjeux du
xixe siècle français. L'ère romantique s'ouvre avec l'avènement à l'âge
adulte de ce que l'on a appelé la « génération de 1815 ». Avant cette
date, il y a eu des initiatives personnelles, des prises de position dont
certaines dans des ouvrages d'un grand retentissement ; mais on ne
peut parler d'un « mouvement » et d'une « école » romantiques
qu'après la chute de Napoléon, qui clôt la période révolutionnaire ; le
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
170
romantisme français est contemporain de la Restauration. Cette discordance franco-allemande possède une signification profonde. La
première poussée romantique en territoire germanique porte la marque
de l'enthousiasme pour la révolution de France qui promet de changer
la face du monde ; cette espérance retombe bientôt, lorsque l'impérialisme français menace de submerger l'Europe. Après l'écrasement de
la Prusse en 1806, les romantiques adoptent un style patriotique et militaire, en communion avec le front commun pour la libération du territoire.
Le romantisme allemand est un mouvement de mobilisation culturelle et populaire ; le romantisme français, un mouvement de démobilisation. La révolution française est perçue à travers le monde comme
une péripétie volontiers romantique ; en France, les acteurs et organisateurs de la Révolution se considèrent comme des missionnaires du
droit naturel pour l'avancement de la raison parmi les hommes. [132]
Les penseurs de la Révolution, ceux qui se donnent comme tâche de
dire son sens et d'assurer son efficacité, sont les Idéologues, intellectualistes intraitables qui, chargés d'organiser l'enseignement et les institutions culturelles, auront les moyens de faire prévaloir l'esprit des
lumières contre les retours de flamme de l'obscurantisme. Le style de
la Révolution française se situe aux antipodes du romantisme. Formés
dans la tradition des belles lettres que propagent les Jésuites, les révolutionnaires portent en eux une âme romaine et républicaine ou encore
Spartiate ; leur imagination, leur sensibilité se règlent sur une antiquité de carton-pâte, fabriquée pour les utilités de la pédagogie. L'étude
de la culture antique, en Allemagne, relève de la science philologique ; en France, elle est une mythologie qui engendre une rhétorique ; les débats des assemblées révolutionnaires attestent éloquemment cet envoûtement classique ; les grands hommes de Paris se conforment aux exemples que proposaient à leur enfance et à leur adolescence les héros du De Viris. Le militantisme révolutionnaire, revêtu de
draperies antiques, trouve son emblème dans le Serment des Horaces,
achevé dès 1785 par Jacques-Louis David (1748-1825), peintre officiel de la Révolution et de l'Empire, le metteur en scène des cérémonies officielles. David n'a pas vu l'Antiquité avec les yeux de Winckelmann ; elle ne lui enseigne pas la grâce, l'intime harmonie, la perfection tranquille, mais la discipline militaire et la mort pour la patrie. Le
peintre conserve ses attributions officielles à travers les régimes suc-
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cessifs qui régissent la France à partir de 1789, attestant la permanence du goût au long de ces années tourmentées. L'âme des citoyens
appartient à la vie publique ; le repli sur soi, le lyrisme de l'intériorité,
qui se préfère soi-même à la nation et à l'État, sont des amorces de
haute trahison. Napoléon, selon un propos qu'on lui attribue, aurait
élevé Corneille à la haute noblesse — parce que Corneille, lui aussi, a
magnifié le Serment des Horaces.
Dans la France militaire et administrative de Napoléon, les lettres
et les arts adoptent l'alignement général de la cité géométrique projetée par l'Empereur. La doctrine littéraire demeure fidèle aux enseignements classiques et néo-classiques, à Boileau, au P. Rapin et à
l'abbé Batteux. La littérature vit une traversée du désert, sous la surveillance de la haute police, prête à réprimer le moindre signe de nonconformisme. La période 1789-1815 voit se réaliser une nationalisation de la littérature, plus éclatante sous la Terreur, plus feutrée, mais
non moins efficace sous Napoléon. « Opprimés sous le régime despotique de l'Empire, les esprits n'ont plus l'occasion, ni peut-être le goût,
de s'occuper des choses de la littérature et de la philosophie ; il y a
comme un arrêt, comme un grand silence dans le monde intellectuel.
Outre la pression directe (...) du régime impérial, qui ne favorisait que
les imitations orthodoxes du théâtre des Grecs et de celui du XVIIe
siècle français, l'Empire exerçait une influence (...) plus considérable
encore sur la mentalité du public ; on commençait à abandonner ses
jugements personnels en matière de littérature, ce qui est d'autant plus
étrange que les premières années du [133] XIXe siècle avaient été
marquées par un grand intérêt général dans le public pour la littérature. Ceux qui s'occupent toujours des choses de l'esprit, fatigués à
l'excès de l'anarchie sociale apportée par la Révolution, sont d'avis que
la littérature au moins doit se conformer à des lois stables et
sûres 135. » D'après l'article consacré par Féletz au critique Dussault,
dans la Biographie Universelle, « les esprits fatigués des doctrines
antisociales et anarchiques, accueillirent avec intérêt celles qui les ramenaient aux lois immuables de l'ordre et du goût. »
Si la révolution avait déchaîné le désordre et la violence sur la
place publique, cette agitation n'avait pas affecté les formes littéraires.
135
Ian Alian HENNING, L'Allemagne de Madame de Staël et la polémique
romantique, 1814-1830, Champion, 1929, pp. 2-3.
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Les révolutionnaires semblaient avoir adopté le mot d'ordre poétique
d'André Chénier : « Sur des pensers nouveaux, faisons des vers antiques. » Le contenu idéologique du message révolutionnaire s'inscrivait dans les formes néo-classiques du siècle finissant. Ces formes
restent en vigueur lorsque l'Empire porte un coup d'arrêt aux turbulences révolutionnaires. Adversaires de l'autocratie napoléonienne, les
Idéologues, cantonnés dans une opposition silencieuse et tenace, libéraux en politique, demeurent fidèles eux aussi au style classique, ainsi
que l'attestent les positions défendues par la revue La Décade, organe
semi-officiel du mouvement jusqu'à sa suppression par la censure
(1794-1807). L'exigence politique de mouvement va de pair avec une
poétique réactionnaire. « Ce n'est pas uniquement par stratégie défensive que la revue a fait sien le conservatisme esthétique de ses adversaires. C'est aussi par impuissance à lui opposer une doctrine cohérente 136. » La critique littéraire et artistique de la Décade habite dans
l'espace mental de la rhétorique du collège ; « révolutionnaire en politique, elle ne croyait pas à la révolution en art 137 ».
Pour les Idéologues, la Révolution est le passage à l'acte de la pensée du XVIIIe siècle, la raison triomphante prenant le pouvoir. Selon
le dogme du progrès, la lumière de l'intellect contrôle de mieux en
mieux la totalité du domaine humain. Le culte de la Raison se concilie
mal avec les effusions du sentiment et les libres recherches d'une esthétique qui suit ses propres voies, indépendamment de tout contrôle
extrinsèque. L'art doit être au service de la République, ainsi que l'attestent les réalisations de l'époque en matière de fêtes, de décorations,
de statues et de tableaux ; l'art impérial doit manifester à tous les yeux
les disciplines et la gloire de l'Empire. Une fois le progrès de la raison
arrivé à bonne fin, la conscience esthétique doit se cantonner à l'intérieur des formes adoptées par l'ordre social. Une constitution parfaite
serait immuable ; les arts au service de la constitution devraient se figer dans un hiératisme en harmonie avec celui des normes politiques
et sociales. Ces principes permettent de comprendre [134] la condition
des arts dans les régimes totalitaires contemporains. Sous le règne
d'Hitler et de Staline, comme sous celui de Mussolini, refleurit le goût
pseudo-classique au service de la domination politique.
136
Marc REGALDO, Un milieu intellectuel : la Décade philosophique (17941807), exemplaire dactylographié, 1976, p. 1120.
137 Ibid., p. 1137.
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173
Le schéma de la perfectibilité, ordonnant la culture selon le grand
axe de la raison, méconnaît la spécificité de l'art. Il y a, parmi les valeurs romantiques, la nostalgie d'un retour aux sources, le goût des
origines ; ce primitivisme paraît régressif aux tenants du progrès. Les
théoriciens des lumières ont condamné le Moyen Age, voué aux oubliettes de l'histoire ; de même les sauvages, cantonnés dans le premier âge de l'humanité, proposent le triste spectacle de ce qu'est l'être
humain lorsqu'il est incapable de faire œuvre de raison. Les Idéologues sont étrangers aux intuitions fondamentales du romantisme,
suspect de haute trahison envers les droits inaliénables et sacrés de
l'esprit humain, et d'ailleurs enclins à des connivences coupables avec
des puissances étrangères. Le nationalisme fait alliance avec le rationalisme ; car les révolutionnaires français s'estimaient les représentants exclusifs de la vérité sur la terre des hommes ; recevoir le brevet
de citoyen français, c'était être élevé à la dignité de citoyen du monde.
« Le plus grave reproche qu'on pût adresser aux novateurs était de
substituer l'imitation des étrangers à celle des Anciens. Sur ce point, la
Décade se montrait intraitable. Nationalisme, propagandisme républicain et idéal classique conjuguaient ici leurs effets 138. »
En octobre 1810, alors que s'achevait l'impression de De l'Allemagne, les exemplaires furent saisis et détruits, et Mme de Staël reçut
un ordre d'exil. Le ministre de la police ajoute ce commentaire :
« Votre livre n'est point français 139. » Le reproche aurait pu être fait à
Mme de Staël par les Idéologues qui, sur ce point, partagent les vues de
leur pire adversaire. Dans un cours inédit de Daunou, donné à
l'époque même de la suppression de De l'Allemagne, on peut lire que
« l'idéologie physiologique expérimentale avait prévalu dans le cours
du XVIIIe siècle. Mais depuis vingt ans, le platonisme germanique
avait pénétré dans plusieurs contrées de l'Europe, en Suisse, en Hollande, en Écosse, en Angleterre et même en France. Il s'est insinué
dans les romans, dans les drames ou mélodrames, dans les traités de
littérature, dans presque tous les genres de livres. Il a renouvelé son
antique alliance avec la théologie et avec la politique. Il peut malgré
tous les progrès qu'avaient faits les Lumières, replonger la science
138
139
Ibid., p. 1160.
Cette lettre du 3 octobre 1810 est reproduite par Mme de Staël dans la
préface de 1813 à De l'Allemagne.
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174
dans les ténèbres et recommencer un moyen âge 140 ». Daunou s'associe à la mesure prise contre l'auteur de De l'Allemagne, mère putative
du romantisme français ; misonéisme d'autant plus significatif que
Daunou, qui vivra jusqu'en 1840, une des meilleures têtes de l'école
idéologique, a joué un rôle décisif dans la politique pédagogique et
[135] culturelle de la Révolution, en particulier sous le Directoire. Il
sera toute sa vie le défenseur intraitable de l'intellectualisme condillacien contre la montée des périls incarnée par le « platonisme germanique », auquel il associe généreusement Kant, connu de lui par ouïdire. Daunou, pourtant, dans une lettre au Journal encyclopédique du
15 mars 1790, avait affirmé que le « monotone régime du despotisme » étouffe le génie poétique. « La Révolution, qui va régénérer
l'empire français, peut renouveler les forces du génie, féconder les talents, agrandir les sujets, étendre les moyens, multiplier les formes, et
recréer la poésie aussi bien que l'éloquence et l'histoire 141... » Espérance déçue ; dans l'ordre de la littérature et des arts, la période révolutionnaire et impériale aboutit à une paralysie des puissances créatrices, prises dans le carcan de l'ordre établi. Le « monotone régime du
despotisme », c'est moins l'Ancien Régime absolutiste de Louis XV et
Louis XVI, grandement assoupli par l'usage, que le nouveau despotisme napoléonien, servi par une police sans faille, ainsi que Daunou
et ses amis devaient en faire la dure expérience.
Les œuvres artistiques sont le fruit du loisir et de la liberté d'expression ; lorsque la littérature et les arts sont réduits au rôle de service public et occupés à exécuter des commandes officielles, la spontanéité créatrice disparaît. Dans une période de haute tension nationale
et internationale, les intelligences et les imaginations sont mobilisées
par les grands intérêts en jeu. L'insécurité, l'incertitude des lendemains
font obstacle au recueillement ; la genèse des grandes œuvres n'est pas
possible sans une certaine confiance dans la vie, sans une assurance
des lendemains. Lorsque vient la période napoléonienne, la France
fascinée par son dompteur, de gré ou de force, doit participer à l'aventure qui lui est imposée. L'ordre nouveau, la gloire et la guerre s'inté140
DAUNOU, Cours de bibliographie, inédit, vol. IV, vers 1810 ; cité dans
Bernard PLONGERON, Nature, Métaphysique et Histoire chez les Idéologues,
XVIIIe siècle, V, 1973, p. 396.
141 Cité dans Joseph TEXTE, Jean-Jacques Rousseau et les Origines du
Cosmopolitisme littéraire, Hachette, 1895, p. 421.
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175
riorisent dans chaque conscience ; mobilisation générale, à laquelle il
est à peu près impossible d'échapper. Mobilisation au sens figuré, car
l'existence de chacun se trouve mise en question par la transformation
rapide des structures de l'État ; mobilisation au sens propre, car les
guerres impériales absorbent une partie de plus en plus considérable
de la jeunesse française. Requis par la conscription, les jeunes poètes,
les futurs artistes s'engagent sur les sentiers de la guerre qui mènent de
Lisbonne à Moscou, de Naples à Copenhague. Nombre d'entre eux
dormiront de leur dernier sommeil dans les fosses communes des
champs de bataille ; les rescapés, endurcis par les épreuves, auront
dépassé le moment de grâce où s'affirme, chez un être disponible, la
vocation créatrice.
La jeune génération se trouvant sous les armes, la fonction critique
est l'apanage des rescapés de la Révolution, parmi lesquels les Idéologues font figure d'élite intellectuelle. Napoléon Bonaparte, ancien
combattant des dernières « journées » de la Convention et du Directoire, membre de l'Institut national, partage les idées et les goûts,
[136] sinon le libéralisme politique, de ces hommes de 1789-1799 qui
ont été ses familiers, et qui, au moment de Brumaire, l'ont aidé à
s'emparer du pouvoir. De là l'immobilisme esthétique de la France
jusqu'à 1815. Les seules incitations au renouveau viennent d'esprits
hostiles à l'ordre qui règne à Paris. Les émigrés ont échappé à la puissance attractive de la Révolution ; sous le ciel de l'exil, ils ont découvert des idées différentes, se sont initiés à des langues, à des littératures étrangères. Le plus représentatif d'entre eux est Chateaubriand,
marqué par les épreuves subies, et dont l'opposition à la domination
napoléonienne se situe dans un horizon qui n'est pas celui des Idéologues. Mme de Staël est un autre exemple éclatant de nonappartenance à l'espace néoclassique ; ses origines genevoises,
l'ampleur de son intelligence et le cosmopolitisme de sa culture lui
assurent une place à part dans l’intelligentsia européenne. La fille de
Necker, disciple de Rousseau, a bénéficié d'une exterritorialité par
rapport au domaine français ; résolument libérale, elle ne fait pas
cause commune avec le jacobinisme des Idéologues. Dès 1800, l'essai
De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions
sociales ouvre les voies d'une sociologie de la culture qui met sur le
même plan les littératures du présent et du passé, dans une tentative
neuve de comparatisme ; cette relativisation des espaces culturels est
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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étrangère à l'idéologie, cantonnée dans un universalisme auquel la
France sert d'étalon de mesure. Brouillée avec le Premier Consul, Mme
de Staël, qui avait déjà noué des relations avec Goethe et Guillaume
de Humboldt, entreprend à la fin de 1803 un voyage en Allemagne,
avec déjà le projet d'en rapporter ce grand reportage intellectuel que
sera De l'Allemagne.
Au cours de ses pérégrinations germaniques, Mme de Staël rencontre les grands esprits du pays ; elle s'attache à prix d'or, comme
précepteur de ses enfants, August Wilhelm Schlegel, l'un des inventeurs du romantisme, dont le sort sera lié au sien jusqu'en 1817, date
de sa mort, et même au-delà, puisque August Wilhelm sera l'un de ses
exécuteurs testamentaires. Association d'une considérable importance
pour l'histoire du romantisme européen. Membre du groupe de Coppet, August Wilhelm y introduira les idées du premier romantisme
allemand, diffusées par l'ouvrage de Mme de Staël ; Frédéric Schlegel
lui-même sera l'un des hôtes de Coppet, petite capitale de l'intelligence européenne en exil. De l'Allemagne donne les définitions du
romantisme que proposaient les Schlegel une quinzaine d'années plus
tôt. Opposée à la poésie des Anciens, développée dans les régions du
Midi, la poésie romantique est moderne, nordique et chrétienne ; elle
« tient de quelque manière aux traditions chevaleresques 142 », et s'est
d'abord affirmée en Angleterre. « L'honneur et l'amour, la bravoure et
la pitié sont les sentiments qui signalent le christianisme chevaleresque ; et ces dispositions de l'âme ne peuvent se faire voir que par
les dangers, les exploits, les amours, les malheurs, l'intérêt romantique
enfin, [137] qui varie sans cesse dans les tableaux. » Et plus loin : « la
littérature romantique ou chevaleresque est chez nous indigène, et
c'est notre religion et nos institutions qui l'ont fait éclore 143 ». La littérature française est par excellence une littérature classique, ce qui lui
donne un caractère stationnaire ou même régressif, car « la littérature
romantique est la seule qui soit susceptible encore d'être perfectionnée. » Les Français se trouvent invités à modifier leurs présupposés,
s'ils veulent reprendre le droit chemin de la perfectibilité, ce qui noue
une alliance nouvelle entre le romantisme et les lumières.
142
De l'Allemagne, Seconde partie, ch. XI : De la poésie classique et de la
poésie romantique.
143 Ibid.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
177
De l'Allemagne a été l'un des manifestes du romantisme, à travers
l'Europe. Or il n'est question expressément du romantisme que dans le
bref chapitre De la poésie classique et de la poésie romantique, un
chapitre sur les quatre-vingt-cinq que comporte l'ouvrage. La conception de la nouvelle inspiration littéraire joue sur l'étymologie, qui renvoie à la période médiévale, dite romane, en un sens général du terme,
où fleurissait la romance, d'où serait né le genre moderne du roman ;
de là le caractère romanesque du romantisme. Cette définition superficielle, fascinée par un pittoresque imaginatif, ne met pas en cause les
justifications profondes du nouveau rapport au monde. L'ouvrage propose une introduction globale à la culture germanique, alors peu connue des étrangers. Il y est question des mœurs et coutumes, des principales régions du pays, des divers genres littéraires, des grands auteurs, avec un hommage particulier aux frères Schlegel, de la philosophie et de la morale, enfin de la religion ; initiation à l'Allemagne bien
plutôt qu'initiation au romantisme, allégué au passage et sans insister.
Le chapitre consacré aux frères Schlegel, et surtout à August Wilhelm,
célébré comme le maître de la culture littéraire, n'utilise pas une seule
fois le mot « romantique ». Mme de Staël présente au public français
certains écrivains allemands, parmi lesquels Herder et Jacobi, Goethe
et Schiller ; elle insiste sur l'importance de la vie religieuse dans l'Allemagne protestante, elle parle de la théosophie, de la mystique et
conclut avec un chapitre sur l'enthousiasme. Ces aspects du romantisme sont proposés comme des aspects de la culture germanique, et
non comme des ingrédients du romantisme. Dès 1803, pressentant sa
mission future, Mme de Staël écrivait, dans la Préface de Delphine :
« Ce n'est que depuis Voltaire que l'on rend justice à l'admirable littérature des Anglais ; il faudra de même qu'un homme de génie s'enrichisse une fois par la féconde originalité de quelques écrivains allemands, pour que les Français soient persuadés qu'il y a des ouvrages
en Allemagne où les idées sont approfondies. »
Admiratrice résolue de la première Révolution française, celle de
1789-1791, Mme de Staël apparaît non comme un membre à part entière du mouvement romantique, mais plutôt comme un intermédiaire
entre l'idéologie libérale et l'idéologie romantique. Dans sa résistance
à Napoléon, elle mène un combat politique parallèle à [138] celui des
Idéologues ; mais en matière culturelle, elle se trouve en avance sur
eux d'un âge mental. Ou plutôt, elle appartient à un autre climat cultu-
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
178
rel. Le duc de Rovigo ne se trompait pas quand il lui faisait reproche
d'avoir écrit un livre qui n'était pas « français ». Mme de Staël a beau
s'identifier à son pays d'adoption, malgré tous ses efforts, elle demeure
européenne plutôt que française ; ce recul, cette distanciation, sert de
point d'appui à son comparatisme, et cautionne l'envergure de sa pensée. Les familiers de Coppet, Benjamin Constant, Sismondi, Bonstetten, Schlegel, sont eux aussi pour la plupart exempts de la nationalité
française ; « les états généraux de l'opinion européenne 144 », assemblés sur les bords du lac de Genève, selon la formule de Stendhal, ne
se laissent pas enfermer dans l'espace mental français.
Les premières indications du romantisme en France sont dues à des
infiltrations germaniques. À Mme de Staël, il faut ajouter Charles de
Villers, l'un de ses informateurs, émigré de Lorraine en Allemagne,
qui œuvra pour faire connaître aux intellectuels français la culture de
son pays d'adoption. Un autre document fondamental est le Cours de
littérature dramatique de August Wilhelm Schlegel, publié à Paris en
1814, dans la traduction de Mme Necker de Saussure, parente de Mme
de Staël. Les Vorlesungen liber dramatische Kunst und Literatur
avaient été prononcées à Vienne en 1809-1811, en présence de
l'auteur de De l'Allemagne. On y trouve une critique de la dramaturgie
classique, déjà esquissée par Schlegel dans des brochures qui avaient
soulevé des protestations de la part des critiques français ; en même
temps sont présentés certains aspects essentiels de l'épistémologie romantique. L'exposé de Schlegel propose un renouvellement des structures littéraires. Mais il faudra beaucoup de temps pour que ces idées
soient naturalisées françaises.
La coupure de 1814-1815 est une coupure politique avant d'être
une césure littéraire. De l'Allemagne et le Cours de littérature dramatique sont contemporains, en France, de la défaite napoléonienne ; De
l'Allemagne a d'ailleurs été connu en Angleterre et en Allemagne
avant de pouvoir être diffusé en France. La restauration de la monarchie constitutionnelle marque la fin des aventures ; libéraux et survivants de l'Idéologie se rallient à un régime qui apporte une nouvelle
espérance. Après les périodes catastrophiques de la Révolution et de
l'Empire, le pays, fatigué par tant d'exaltations, de triomphes et de dé144
STENDHAL, Rome, Naples et Florence en 1817 ; à la date du 6 août 1817 ;
dans Voyages en Italie, Bibliothèque de la Pléiade, p. 155.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
179
faites, aspire à retrouver une sécurité quotidienne et à se consacrer aux
œuvres de la paix. Le romantisme va naître dans ce climat de démobilisation. L'imagination, la sensibilité, naguère contrôlées par le corset
de fer des disciplines régnantes, retrouvent leur place au cœur de la
vie des hommes.
« Peu d'époques en France ont égalé pour les débats d'idées celle
de la Restauration, écrit André Monchoux. Après tant d'années [139]
d'oppression et de pensée dirigée, on a retrouvé la liberté (le peu de
contrainte qui subsiste paraît bénin). Les événements si grands que
l'on vient de vivre ont suscité dans les esprits un travail de réflexion. Il
semble que l'on va repartir à neuf et pouvoir bâtir l'avenir. En vue de
cette édification s'affrontent les doctrines rivales en des débats passionnés, souvent violents, rarement vulgaires. Car les vues sont élevées, les talents abondants ; on croit aux idées, et on aime les joutes
intellectuelles. On dispute de tout ; politique, littérature, philosophie,
religion, et un public ardent, plus restreint, mais plus averti que nos
foules d'aujourd'hui, s'arrache ces journaux et ces revues très coûteux,
auxquels il faut s'abonner par groupes et qui gardent dans le ton tant
de dignité et d'austérité, sans illustrations ni gros titres, ni complaisance pour la frivolité 145... » Après une longue période de restrictions,
les esprits jouissent de l'abondance retrouvée. La production et la consommation des biens culturels font l'objet d'une relance, dont chacun
entend bénéficier dans l'allégresse d'une neuve liberté.
La génération qui parvenait à l'âge d'homme en 1815 se trouvait
dans une situation que Musset a décrite en des pages fameuses de la
Confession d'un enfant du siècle, publiées pour la première fois en
1835. « Pendant les guerres de l'Empire, tandis que les maris et les
frères étaient en Allemagne, les mères inquiètes avaient mis au monde
une génération ardente, pâle, nerveuse. Conçus entre deux batailles,
élevés dans les collèges au roulement des tambours, des milliers d'enfants se regardaient entre eux d'un œil sombre en essayant leurs
muscles chétifs. (...) Un seul homme était en vie alors en Europe. (...)
Chaque année, la France faisait présent à cet homme de trois cent
145
André MONCHOUX, L'Allemagne devant les lettres françaises de 1814 à
1835, Colin, 1953, p. 25.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
180
mille jeunes gens. C'était l'impôt payé à César 146... » Musset évoque
« la vieille armée en cheveux gris, (...) épuisée de fatigue 147 », et face
à elle, la nouvelle génération : « Alors s'assit sur un monde en ruines
une jeunesse soucieuse. Tous ces enfants étaient nés au sein de la
guerre, pour la guerre 148... » Pour « ces fils de l'Empire et petit-fils de
la Révolution 149 », la situation se présentait comme un « chaos ». Et
Musset analyse « l'esprit du siècle 150 », c'est-à-dire le « mal du
siècle 151 » : « Un sentiment de malaise inexprimable commença à
fermenter dans tous les jeunes cœurs. Condamnés au repos par les
souverains du monde, livrés aux cuistres de toute espèce, à l'oisiveté
et [140] à l'ennui, les jeunes gens voyaient se retirer d'eux les vagues
écumantes contre lesquelles ils avaient préparé leurs bras. Tous ces
gladiateurs frottés d'huile se sentaient au fond de l'âme une misère insupportable 152... »
Le mal des enfants du siècle est d'abord le mal de disponibilité, de
vacance dans un espace social décomprimé qui ne fait pas accueil aux
énergies libérées par la fin du conflit européen. En temps de guerre,
les préoccupations publiques prennent le pas sur les soucis privés ; les
suicides diminuent ; sous la contrainte des grandes circonstances,
l'individu n'a pas le loisir de s'absorber dans les délectations moroses
de la complaisance à soi-même. Lorsque l'existence sociale, redevenue quotidienne, ne requiert plus la participation des citoyens, ceux-ci
font retour sur eux-mêmes ; d'où une corrosion intellectuelle et spirituelle, effet de l'introversion. La grande vogue des doctrines existentialistes en France se situe après la fin de la Seconde Guerre mondiale,
146
147
148
149
150
151
152
La Confession d'un enfant du siècle (publiée en volume en 1836), MUSSET,
Œuvres complètes en prose, Bibliothèque de la Pléiade, pp. 81-82.
Ibid., p. 83.
Ibid.
Ibid., p. 85.
Ibid.
Cf. Pierre BARBERIS, D'un romantisme de droite à un romantisme de
gauche, in Romantisme et Politique, Colin, 1969, p. 180 : « Sainte-Beuve,
en 1833, dans la préface à la réédition d'Oberman, a lancé l'expression
appelée à devenir fameuse de “mal du siècle” ».
MUSSET, La Confession d'un enfant du siècle, éd. citée, pp. 87-88.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
181
en 1945 ; le mal du siècle est une affection chronique de l'humanité, et
non pas un caractère spécifique du XIXe siècle 153.
Le romantisme français est le retour offensif de la subjectivité refoulée, dans cette atmosphère de malaise existentiel. La création artistique, abcès de fixation pour des disponibilités spirituelles sans emploi, permet une justification de la vie, et ensemble un emploi du
temps et de soi-même, pour ceux des jeunes gens qui possèdent les
dons nécessaires. Les années 1814-1815 sont importantes aussi pour
l'Angleterre et pour l'Allemagne, libérées de l'effort de guerre. Mais la
France avait dû faire front contre l'Europe entière ; son combat durait
depuis vingt-cinq ans ; elle avait commencé à se battre contre ellemême avant d'entrer en campagne contre tout le monde. Les étrangers,
longtemps spectateurs des convulsions françaises, avaient fini par s'y
trouver entraînés, mais la participation anglaise à la guerre avait été
surtout maritime, diplomatique et financière ; les corps expéditionnaires britanniques sur le Continent n'avaient eu qu'un rôle limité,
dans les campagnes Péninsulaires et dans la campagne de 1815, où ce
rôle, si décisif qu'il ait été, n'avait mis en œuvre que des moyens relativement restreints. Aucun soldat étranger, si ce n'est captif, n'avait
mis le pied dans l'île anglaise. Les Allemands, eux, envahis, avaient
souffert dans leur chair, mais une bonne partie des occupés avaient
collaboré de bon cœur avec l'occupant. Le soulèvement national
contre les Français commence après 1806, timidement, s'accélère avec
le choc en retour du désastre de Russie, et perd ses justifications après
les grandes batailles de 1813, qui ont pour conséquence le reflux de
l'envahisseur. Si profond qu'il ait été, le sursaut patriotique de l'Allemagne ne peut se comparer avec l'expérience française de 1789 à
1815, d'autant que, pour les Allemands, l'aventure finit bien ; elle
[141] échouera dans le succès ; les pouvoirs publics reprendront le
contrôle des enthousiasmes populaires par des mesures de répression.
Le romantisme français naît dans la conscience de l'échec. Les
Russes sont à Paris ; les Cosaques des steppes chevauchent à travers
les campagnes. Les valeurs basculent ; les cosaques et le tsar font escorte au roi et au drapeau blanc, qui chasse les couleurs révolutionnaires ; les derniers émigrés, les irréductibles, reviennent, la ven153
Cf. le chapitre sur « Le mal de vivre » dans G. GUSDORF, Naissance de la
conscience romantique au siècle des Lumières, Payot, 1976, pp. 187-208.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
182
geance au cœur. Les suspects d'hier, les ennemis du peuple tiennent le
haut du pavé dans le carnaval des cocardes blanches. Les rescapés des
campagnes de la Révolution et de l'Empire, après avoir parcouru du
Nord au Midi et de l'Est à l'Ouest une Europe domptée, héros d'épopée, ne sont plus que les mercenaires d'une cause perdue. Vingt-cinq
ans de passion politique, d'émeutes et de massacres, de campagnes et
de batailles gagnées et perdues n'ont servi qu'à mettre Louis XVIII sur
le trône de Louis XVI ; tout ce qui s'est passé entre 1791 et 1815
semble avoir été un gaspillage en pure perte ; les morts, les victimes
des journées révolutionnaires, les guillotinés, les massacrés, les soldats tombés au champ d'honneur pour la plus grande gloire de la République ou de l'Empire, tous sont morts en vain. Le Roi règne sur la
France, qui l'accueille avec un lâche soulagement ; sur l'Europe enfin
réconciliée, pour empêcher tout nouveau déchaînement de la folle
fièvre de 1789, a été mis en place le système de la Sainte-Alliance,
mélange de mysticité chrétienne et de politique réactionnaire.
Les jeunes gens de 1815, constatant le gâchis, demandent des
comptes à leurs aînés, anciens combattants des batailles perdues, batailles idéologiques et batailles militaires. La génération de 1815 ne
pouvait comprendre la génération de 1789 ; elle savait que ses prédécesseurs s'étaient enthousiasmés pour des idées condamnées par l'expérience, s'étaient sacrifiés pour rien, à moins qu'ils n'aient trouvé
dans les événements un moyen de promotion sociale et de scandaleux
profits. Le P. Gratry note dans ses Souvenirs : « Je commençais à juger les hommes du jour, et, voyant des célébrités qui avaient prêté
serment à l'Empereur, puis à Louis XVIII, puis à l'Empereur, puis à
Louis XVIII encore, je me disais : « Qu'est-ce que tous ces farceurslà ? Sont-ce là des hommes 154 ? » Des personnages de premier plan,
comme Talleyrand ou Fouché, prêtres renégats, complices de tous les
excès, rescapés des pires compromissions, profiteurs de tous les régimes, devaient susciter dans la jeunesse un dégoût et un scepticisme
invincibles. Jouffroy, dans une lettre de 1824, observe : « En tout, la
génération précédente est frappée de discrédit : également incapable,
blasée comme elle l'est, de sentir juste ; sceptique et immorale comme
154
Cité dans Pierre MOREAU, Le Romantisme, Del Duca, 1957, p. 60.
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le temps l'a faite, de parler franc ; passée et flétrie par les scandales de
trente années, d'obtenir confiance et d'échapper au ridicule 155... »
Inutile de chercher des déterminismes économiques et sociaux
[142] aux origines du premier romantisme français. La génération de
1815 prend ses distances par rapport aux hommes et aux idées du
XVIIIe siècle et de la Révolution, parce qu'elle en constate les contradictions internes, l'immoralité latente et les désastreux aboutissements.
Cette attitude peut sembler injuste, la perspective a changé avec le
recul des temps ; mais elle paraît naturelle aux jeunes gens dans la période 1815-1825. Selon un témoignage allégué par Pierre Moreau :
« Une génération s'était formée dans nos troubles, qui, corrompue tour
à tour par l'anarchie et le despotisme, avait retenu de l'une le dégoût
de l'obéissance, et de l'autre la soif immodérée du pouvoir. Génération
singulière qui, barbare à force de civilisation, voudrait jouir de la société comme le Tartare jouit du désert et goûter à la fois la liberté et la
domination 156. » Le premier romantisme sera antirévolutionnaire et
monarchique, puisque le retour du roi a mis fin aux années folles de la
période 1789-1815. Les fils ont besoin, pour s'affirmer, de tuer leurs
pères ; les fils de 1815, plus que d'autres, avaient de bonnes raisons de
mettre en œuvre l'esprit de contradiction et de dénoncer les mensonges
qui avaient fait tant de mal à la France.
La mémoire sociale a ses amnisties comme la politique. La réconciliation du romantisme avec la Révolution sera longue à venir ;
l'écoulement du temps estompera les horreurs de la Terreur, les atrocités de la guerre civile, allégera les mauvais côtés des guerres napoléoniennes, les vains carnages des champs de bataille. La Restauration,
favorablement accueillie parce qu'elle promettait de sauvegarder ce
qu'il y avait de positif dans l'innovation révolutionnaire, décevra les
espoirs qu'on avait mis en elle. Le règne constitutionnel de
Louis XVIII, sous la pression des Ultras, perdra de son libéralisme, et
Charles X donnera l'impression d'un retour à l'ancien régime. Devant
la grisaille du présent, le passé s'embellit en forme de légende. La dure
réalité de l'époque napoléonienne se trouve promue à la dignité d'une
épopée confirmée par l'adhésion populaire. La Révolution, réhabilitée,
155
156
Cité Ibid.
Vicomte de SULEAU, Considérations politiques, Le Conservateur, t. VI, p.
420 (1820) ; cité dans P. MOREAU, op. cit., p. 60.
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184
prendra forme de mythe national, lorsque juillet 1830 aura fourni un
exemple éclatant de révolution non sanglante et efficace, puisqu'elle
aura permis, en quelques journées, le remplacement d'un régime de
moins en moins supportable par un régime paré des espérances du
pays. Désormais, la Révolution, cessant d'être identifiée à la Terreur,
s'honorera des couleurs claires de la justice et de la fraternité. Les
premiers essais d'une historiographie bourgeoise, à prétention d'objectivité libérale, sont fournis par l’Histoire de la Révolution de Thiers
(1823-1827), contemporaine de l’Histoire de la Révolution de Mignet
(1824) ; après 1830, l'historiographie de la Révolution devient un fief
romantique en lequel s'investissent une idéologie historique et un
souffle d'épopée. Le mouvement s'amorce dès 1830 avec la Conspiration de l'Égalité, de Buonarotti, histoire de Babeuf et de ses amis
[143] radicaux ; en 1834 paraissent les Fastes de la Révolution française d'Armand Marrast. De 1834 à 1838 sont publiés les 40 volumes
de l’Histoire parlementaire de la Révolution française, compilation
monumentale qui consigne au jour le jour les travaux, les idées de
ceux qui font la Révolution, ouvrage documentaire et ensemble apologie. A la veille de la révolution romantique de 1848, l'année 1847
propose une apothéose de l'historiographie révolutionnaire, avec
l’Histoire des Girondins de Lamartine, à laquelle fait écho l’Histoire
des Montagnards d'Alphonse Esquiros. La même année voient le jour
les deux premiers volumes de l’Histoire de la Révolution, de Louis
Blanc (1847-1862) et encore une réédition du grand ouvrage de Buchez et Roux 157.
Ainsi le romantisme se définit par rapport à la Révolution, d'abord
réprouvée, puis célébrée comme première approche d'un glorieux
avenir. Reste à comprendre comment le romantisme de 1815 a pu être
à la fois antirévolutionnaire en politique et révolutionnaire en littérature. La contradiction intervient dans le conflit des générations. La
tradition classique avait régné dans le domaine français depuis 1789 ;
héritière prudente de la tradition révolutionnaire, la gauche libérale
perpétue les valeurs d'ordre et de stabilité en matière de goût. La jeunesse éprise de renouveau, en même temps que celui de ses pères, fait
le procès de ses professeurs, figures de la paternité. La discipline clas157
Cf. Jacques DROZ, Historiographie de la Révolution française pendant la
monarchie de juillet ; Actes du 89e Congrès national des Sociétés savantes,
Section d'histoire moderne et contemporaine, Lyon, 1964.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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sique du lycée napoléonien reprend celle du collège des Jésuites. La
Convention et surtout le Directoire avaient tenté de mettre sur pied un
système d'enseignement moderne, où la prédominance traditionnelle
du latin se trouvait abolie ; la tentative n'avait pas donné les résultats
attendus et Bonaparte, dans sa politique de retour à l'ordre, avait institué les lycées, intégrés par la suite dans l'Université impériale. Pas
plus dans les écoles centrales que dans les lycées n'avait été esquissée
une rénovation du goût. L'école de Versailles continuait à proposer
d'inimitables modèles à l'imitation des collégiens ; l'art d'écrire et l'art
de parler demeuraient enfermés dans les formes immuables que respectait dans ses envolées l'éloquence révolutionnaire.
Phénomène essentiellement français, auquel le romantisme français doit certains de ses caractères spécifiques. D'après le critique danois Georg Brandes (1842-1927) : « ce furent les Français qui à la fin
du XVIIIe siècle, révolutionnèrent la situation politique et les mœurs.
Ce furent les Allemands qui révolutionnèrent les idées littéraires. (...)
On avait en France renversé l'ancien régime, pendu ou banni les aristocrates hostiles, institué la république, fait la guerre à l'Europe, supprimé le christianisme, décrété le culte de l'Être suprême, déposé et
imposé une douzaine de souverains, sans que l'idée soit venue à personne d'entrer en lutte contre l'alexandrin, sans que l'on ait porté [144]
atteinte à l'autorité de Corneille et de Boileau, ou que l'on ait osé
mettre en doute que le respect des trois unités dans le drame était absolument indispensable à la préservation du bon goût. Voltaire, qui ne
respecte pas grand-chose dans le ciel et sur la terre, respecte l'alexandrin 158 ».
Les romantiques allemands s'étaient trouvés confrontés avec un
classicisme contemporain, vivant et respecté. Les romantiques français se battent contre l'ombre d'un classicisme vieux de cent cinquante
ans, dont aucune oeuvre récente ne justifie les prérogatives. En 1815,
le classicisme français apparaît comme une forteresse vétuste défendue par des soldats fantômes, avec des arguments usés et insuffisants.
D'où la boutade de Stendhal : le classicisme présente aux peuples « la
littérature qui donnait le plus de plaisir à leurs arrière-grands-
158
Georg BRANDES, Die Hauptströmungen der Literatur des 19- Jahrhunderts,
Band I, trad. STRODTMANN, Berlin, 1872, pp. 25-26.
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186
pères 159 », alors que le « romanticisme », comme dit Stendhal, à l'italienne, est la littérature de la modernité. « Molière était romantique en
1670 (...). A le bien prendre, tous les grands écrivains ont été romantiques en leur temps. C'est un siècle après leur mort, les gens qui les
copient au lieu d'ouvrir les yeux et d'imiter la nature, qui sont classiques 160... »
Les libéraux classiques de 1815-1825 ne réprouvent pas le présent
au nom du passé, mais l'actuel au nom de l'éternel. A leurs yeux, la
vérité esthétique n'est pas une denrée périssable, un contrat renouvelable de génération en génération. Ils n'admettent pas, comme l'écrit
Bénichou, « que la littérature classique soit liée à une époque particulière. Le philosophisme du siècle des Lumières avait intégré la poétique classique dans une notion de la vie civilisée, tenue pour indépendante, au moins dans son principe, d'un quelconque état particulier
de nos institutions ; la source du classicisme, dans cette tradition de
pensée, n'était pas la monarchie, mais la civilisation ; ce qui importait
avant tout, c'était, dans le classicisme, le forme universelle de la littérature. (...) Aussi la poétique classique traversa-t-elle victorieusement
la Révolution et l'Empire ; les héritiers du philosophisme ne crurent
nullement devoir la renier. Bien au contraire, ils craignaient, si on la
mettait en cause, au nom de la relativité historique, que l'édifice entier
des lumières n'en souffrît. (...) Le classicisme, sous son enveloppe antique et louis quatorzième, exprimait à leurs yeux le caractère général
de l'humanité, sur lequel ils entendaient fonder leurs principes politiques, également éternels selon eux 161 ». La dogmatique classique,
révélation transcendante, assure la communion des esprits, à travers
les générations, de l'antiquité grecque à nos jours. Selon une revue
littéraire de l'époque : « On peut être à la fois l'ami des nouvelles institutions politiques, et le partisan des véritables doctrines littéraires. On
est très conséquent (...) de montrer pour les [145] règles invariables du
goût le même respect que pour les principes éternels de justice et
d'indépendance qu'on retrouve aussi dans l'antiquité, et de vouloir
conserver religieusement le double dépôt de ces traditions que le des-
STENDHAL, Racine et Shakespeare, 1823, 1er partie, ch. 3, éd. C. Lévy, p. 32.
Ibid., 2e partie, lettre II.
161 Paul BÉNICHOU, Le Sacre de l'écrivain, 1750-1830, Corti, 1968, p. 308.
159
160
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potisme et le mauvais goût ont souvent interrompues, mais qu'ils n'ont
jamais pu anéantir 162. »
Les révolutionnaires de 1789, champions du droit naturel, veulent
faire prévaloir les normes, imprescriptibles et sacrées, de la justice
parmi les hommes. En matière d'esthétique, ils professent un respect
fanatique pour une poétique déduite des principes constitutifs de la
nature humaine. Aux yeux des étrangers, les polémiques françaises
s'acharnent à attaquer ou à défendre des positions sans intérêt véritable. « En France, observe Wellek, le néo-classicisme, non seulement
comme un “bon goût” rigoureusement défini, mais aussi comme un
système de règles et de prescriptions, résista plus longtemps que dans
n'importe quel autre des grands pays. La Révolution française, quoiqu'elle ait rompu avec le passé d'une manière très radicale à bien des
points de vue, inaugura une nouvelle renaissance du néo-classicisme,
et Napoléon protégea la foi néo-classique, même par la voie officielle 163... » De là des interférences du politique et du culturel, que
surchargent des bouffées de chauvinisme. En 1822, pour la première
fois, une troupe de comédiens anglais vient présenter aux Parisiens le
théâtre britannique ; une émeute se déchaîne contre eux, et l'on crie :
« À bas Shakespeare ! C'est un aide de camp de Wellington ! »
Les disputes passionnées qui agitent l'opinion jusqu'à la Préface de
Cromwell (1827) concernent le respect inconditionnel dû aux Anciens, la stylistique noble, qui mobilise l'apparat des figures de rhétorique, la règle des unités dans la tragédie, la distinction des genres,
figés dans leurs régulations spécifiques, la hiérarchie établie entre ces
genres, par exemple le primat de l'épopée et de la tragédie, la question
de savoir si la tragédie doit s'écrire exclusivement en vers, l'interférence possible entre le comique et le tragique, etc. On croit voir refleurir les disputes scolastiques du moyen âge, ou les débats théologiques du XVIIe siècle entre catholiques et protestants, entre jésuites
et jansénistes. Il s'agit là d'une caractéristique du tempérament national. Selon Paul van Tieghem, « la plupart de ces habitudes de la littérature classique, auxquelles les romantiques font une guerre plus ou
162
Article de L'Abeille, t. III, 1821, p. 493, texte anonyme, cité dans BÉNICHOU,
ibid.
163 R. WELLEK, A History of modern Criticism, The Romantic Age, New Haven,
London, Yale University Press, 6e éd., 1966, p. 216.
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moins déclarée, étaient surtout celles de la littérature française ; il n'est
pas étonnant que le mouvement romantique ait pris dans plusieurs
pays l'aspect d'une révolte contre l'hégémonie de l'esprit, du goût, du
style français. Français classique et d'ancien régime s'entend, car les
tendances de la France du xixe siècle sont sympathiques à beaucoup
de romantiques étrangers » 164.
[146]
Le débat entre les rhétoriques concurrentes suppose une commune
mesure, un langage commun. Deux théologies qui s'affrontent sont
nécessairement complémentaires. Les apologistes du romantisme font
assaut de rhétorique avec leurs vieux professeurs. Disputes de collège,
dans un espace mental que semblent définir des bâtiments construits
en style jésuite. Les champions du romantisme, brillants élèves de la
classe de rhétorique, prix d'excellence, lauréats du concours général,
parlent d'or, comme on leur a appris, et leur protestation est prisonnière de ce qu'elle met en question. Contre la rhétorique classique, ils
demeurent des rhétoriciens ou des rhétoriqueurs, désinvolture ou insolence en plus. Réformistes et non révolutionnaires, ils ne pratiquent
pas un romantisme de rupture : Lamartine, Hugo, Musset, Vigny font
honneur à leurs maîtres, même lorsqu'ils les renient. Les surréalistes
ont découvert et exalté le romantisme allemand, non le romantisme
français, qui ne leur paraissait pas romantique.
Comme l'écrit George R. Havens, « l'ordre classique et la logique
persistent dans le romantisme français. Le sens de la composition et
de la forme bien balancées demeure toujours puissant. A cet égard, il
y a moins de mystérieuse subtilité, moins de caprice fantasque dans le
style et la structure littéraires, dans le mouvement français qu'en Angleterre ou en Allemagne. Le romantisme français, en dépit de sa variété, demeure clair. Les Français de cette époque ne font pas un chaleureux accueil aux complexités métaphysiques de la théorie romantique allemande. Le fantastique n'a pas de prise bien profonde sur les
écrivains du premier ordre. Les grands romantiques français n'ont pas
le culte de l'obscurité, le goût prononcé du surnaturel, la recherche de
la Fleur Bleue. Le classicisme, contre lequel le romantisme se dressait
164
Paul VAN TIEGHEM, Le Romantisme dans la littérature européenne, A.
Michel, rééd. 1969, p. 20.
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d'une manière si décidée, continuait à exercer en France une puissante
influence 165 ».
Les historiens français du romantisme semblent insensibles à ces
caractéristiques, moins par chauvinisme que parce que leur spécialisation les empêche de situer la culture française dans son contexte européen. Jean Fabre, honorable exception, reconnaît que le domaine français ne proposait qu'un « romantisme anémié et truqué », sans s'associer pour autant au procès réactionnaire du romantisme, intenté par les
critiques d'extrême droite, disciples de Charles Maurras, au nom d'un
néo-classicisme mélangé de nationalisme 166. « Alors que l'Europe est
soulevée par un romantisme de libération et de conquête, la France
délègue le soin de définir ce qu'elle appelle aussi, mais non sans réticence, de ce nom, à des réfractaires, des émigrés, des spoliés. Ceux-là
se complaisent trop à la poésie des ruines pour s'activer à autre chose
qu'à les restaurer. Prisonniers de leurs doléances ou de leurs regrets, la
complaisance à eux-mêmes ne les entraîne guère dans des exaltations
ou des vertiges, à la conquête d'un au-delà ou d'un ailleurs, mais les
engage tout au plus à savourer le « mal du [147] siècle... 167 ». Dépassée la première étape de ce romantisme de la morosité et de la complaisance à soi-même, dont Chateaubriand est le prophète, le romantisme s'enferme dans le cercle vicieux de ses discussions stériles.
« Tandis que d'autres littératures, en communion directe avec la vie,
amplifient en échos et en remous le mouvement de libération nationale et populaire déclenché par la révolution, “fille des lumières”, un
romantisme de manifestes et de cénacles s'affaire bruyamment pour
libérer la France de la règle des trois unités, de la séparation des
genres, de la tyrannie du goût ou des servitudes de l'alexandrin. Tout
se résout alors en littérature, et assez médiocre, puisque dans la clinquante parade qu'il est convenu d'appeler “bataille romantique” ne
sont jamais aux prises qu'un pseudoclassicisme et qu'un pseudoromantisme, également abusifs et creux 168. »
165
George R. HAVENS, Romanticism in France, Publications of the Modern
Languages Association (P.M.L.A.), 1940, pp. 18-19.
166 Cf. par exemple Pierre LASSERRE, Le Romantisme français, 1908.
167 Jean FABRE, Lumières et Romantisme, Klincksieck, 1963, Introduction, p.
IV.
168 Ibid., p. V.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
190
Jean Fabre propose un changement de perspective. « Le romantisme français a inscrit ou inscrira en d'autres temps ses lettres de
grandeur : vers 1780, alors que s'éditaient et se révélaient les œuvres
complètes de Rousseau, ou après 1850, lorsque les Chimères, les Contemplations et les Fleurs du Mal éclateront, presque simultanément,
dans le ciel de la poésie 169. » Il faut reconsidérer la doctrine régnante,
qui impose au romantisme français des limites chronologiques définies, au début, par les Méditations poétiques de Lamartine, dont la
publication en 1820 est auréolée d'un grand retentissement, et, à la fin,
par la chute également retentissante du drame poétique de Victor Hugo : les Burgraves, en 1843. La thèse la plus répandue accorde au romantisme une durée d'un quart de siècle ; Jean Fabre étend cette longévité à soixante-dix ou quatre-vingts ans.
Discordance des jugements analogue à celle qui prévaut dans le
domaine britannique, avec cette différence que la notion de « romantisme » est en France plus cohérente qu'en Angleterre. La publication
des poèmes de Shelley et de Keats n'a pas fait grand bruit, alors que le
succès des Méditations et la chute des Burgraves défraient la chronique ; d'où la tentation de les utiliser pour jalonner un commencement et une fin. Or, Victor Hugo vivra jusqu'en 1885, Lamartine jusqu'en 1869, et George Sand jusqu'en 1876. Personne n'oserait soutenir
que la veine romantique s'est brusquement tarie, chez ces auteurs,
pour ne rien dire des autres, à l'heure de 1843. Dans le cas de Hugo,
son romantisme, extérieur jusqu'en 1843, et qui semble se parodier
lui-même dans les Burgraves, s'approfondit, après cette date, en un
lyrisme de l'intériorité spirituelle auréolé d'ouvertures visionnaires,
par-delà le monde réel. Événement de la petite histoire littéraire, la
chute des Burgraves a été un point d'inflexion dans l'histoire de
l'auteur, non pas mouvement hors du romantisme, mais mouvement
vers l'authenticité romantique. Choisir comme repères[148] les dates
de 1820 et de 1843, c'est se préoccuper des modes littéraires plutôt
que de l'expérience poétique véritable. Le Lamartine de 1820, jeune
homme de 29 ans, subitement promu à la gloire, est un de ces rhétoriqueurs qui font honneur aux maîtres du collège, lors même qu'ils se
permettent quelques audaces bien tempérées. Les Méditations poétiques s'inscrivent dans une perspective esquissée dans le XVIIIe finis169
Ibid.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
191
sant, où ne manquent pas les élégiaques promenant leur mélancolie
dans un décor de jardins anglais et de nature imitée de Shaftesbury, ou
de montagne à vaches à la manière de Jean-Jacques ou de Senancour.
Sainte-Beuve a noté, en 1832 : « Ce n'est plus de Jean-Jacques
qu'émane directement Lamartine, c'est de Bernardin de Saint-Pierre.
(...) À l'exception de Paul et Virginie, que rien ne saurait atteindre,
Lamartine dispense à peu près aujourd'hui de la lecture de Bernardin
de Saint-Pierre ; quand on nommera les Harmonies, c'est uniquement
de celles du poète que la postérité entendra parler. Lamartine, vers le
même temps, aima et lut sans doute beaucoup le Génie du christianisme et René 170. » En 1836, un article sur Bernardin revient sur la
« parenté de génie 171 » entre Lamartine et l'auteur des Harmonies de
la nature ; « Lamartine, en faisant lire et relire à son Jocelyn le livre
de Paul et Virginie, a proclamé cette influence première sur les jeunes
cœurs qui, depuis l'apparition des Études, s'est prolongée en pâlissant
jusqu'à nous ; il n'y a pas rendu un moindre hommage dans le titre et
dans maint retentissement de ses Harmonies ; mais nulle part d'un instinct plus filial, selon moi, que par cette pièce du Soir des premières
Méditations, qui est comme la poésie même de Bernardin, recueillie et
vaporisée en son intime essence 172 ». Plus tard, Sainte-Beuve évoquera de nouveau cette école de Bernardin de Saint-Pierre, dans laquelle
il fait entrer Chateaubriand et Lamartine. « Il faudrait lire en détail, et
l'une à côté de l'autre, quelques pages de ces trois grands écrivains
pour mettre la comparaison en pleine lumière. Un caractère commun
les unit tous les trois : avec Buffon et Jean-Jacques, la langue française, malgré ses conquêtes et ses accroissements pittoresques, restait
encore en Europe ; avec ces trois autres, Bernardin, Chateaubriand et
SAINTE-BEUVE, Lamartine, 1er octobre 1832 ; Portraits contemporains, I,
pp. 283-284.
171 Bernardin de Saint-Pierre (1836), in Portraits littéraires, Œuvres de
SAINTE-BEUVE, Bibliothèque de la Pléiade, t. II, p. 118.
172 Ibid., p. 129 ; Bernardin de Saint-Pierre a vécu de 1737 à 1814, vénéré
comme un patriarche de la science et de la sagesse. Les Études de la Nature
ont paru en 1784 et les Harmonies de la Nature, posthumes, en 1815-1818 ;
l'œuvre méconnue de Bernardin est remarquable par des délires imaginatifs
et des fantasmes surréalistes.
170
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
192
Lamartine, par le luxe et l'excès de couleurs, elle est décidément en
Asie 173. »
La coupure, d'ordre stylistique, porte sur la musique de la phrase,
sur la richesse de l'expression. Sainte-Beuve, après Quintilien, oppose
[149] les Attiques aux Asiatiques, les premiers regardés « comme concis et pleins, les autres, par contre, comme enflés et vides, les uns
n'ayant rien de superflu, les autres manquant surtout de goût et de mesure 174 ». Le style attique du XVIIIe siècle, celui de Fontenelle, de
Montesquieu, de Voltaire, prolongé moins heureusement par le style
nu des membres de l'école idéologique, contraste avec le parler romantique, où l'impression garde la prépondérance par rapport à l'expression. « Au sortir du XVIIIe siècle, nous franchissons le plus périlleux des détroits, je parle au point de vue de l'atticisme. Ce n'est plus
Rousseau qui vient, c'est Chateaubriand ; il étonne, il trouble, il bouleverse à son tour et les jeunes cœurs et les vieilles formes de langage ; il frappe les têtes, il séduit à tort et à travers, à droite et à
gauche, et projette jusque dans les rangs de ses adversaires des fascinations éclatantes. Mme de Staël, quoique moins puissamment, fait de
même. On n'est pas encore remis de la commotion violente produite
par ces deux talents, et de l'imitation forcée qu'elle entraînera, que
viendra Lamartine, cet autre enchanteur et fascinateur, suivi de bien
d'autres : les Lamennais, les Sand, les Michelet... Ce n'est pas un
crime que je leur fais, mais tout grand talent est nécessairement perturbateur d'atticisme 175... »
L'« asianisme » caractérise le romantisme français plus profondément que les disputes scolastiques sur les trois unités ou sur la confusion des genres traditionnels de la littérature. Le nouveau langage est
l'expression d'un homme nouveau. Par-delà la petite histoire du romantisme, les anecdotes de la petite guerre qui mène à son avènement
puis à sa décadence, l'essentiel est la transformation de la saveur de la
173
Article sur Bernardin de Saint-Pierre, 6 septembre 1852 ; Causeries du
lundi, t. VI, p. 441.
174 QUINTILIEN, Institutio oratoria, XII, 10, § 16, trad. H. BORNECQUE ; cité par
Maurice Allem, dans les notes de son édition de SAINTE-BEUVE,
Chateaubriand et son groupe littéraire, Garnier, 1948, t. I, p. 383 ;
j'emprunte à cette précieuse édition plusieurs des textes ci-dessus.
175 SAINTE-BEUVE, La Marquise de Créqui, 6 octobre 1856 ; Causeries du
Lundi, XII, 484-485 ; cité dans ALLEM, op. cit., pp. 382-383.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
193
vie et du ton de l'écriture, résultats d'une modification des valeurs intimes de l'être. La musique de la parole dévoile une présence au
monde ; ce renouvellement ne saurait être daté de 1820, ni attribué au
jeune Lamartine. Théophile Gautier, dans sa vieillesse, a désigné le
seuil véritable : « Chateaubriand peut être considéré comme l'aïeul ou,
si vous l'aimez mieux, comme le sachem du Romantisme en France.
Dans le Génie du christianisme, il restaura la cathédrale gothique ;
dans les Natchez, il rouvrit la grande nature fermée ; dans René, il inventa la mélancolie et la passion moderne 176... » Hommage excessif ;
ces innovations ne sont telles que dans la province française du romantisme ; même dans ce domaine restreint, la nature de Chateaubriand avait été largement ouverte par Bernardin de Saint-Pierre.
L'auteur du Génie a imposé à son temps des initiatives qui décideront
de certaines orientations romantiques. Mais Chateaubriand a gardé ses
distances par rapport à la jeune école, dont il ne partageait pas toutes
les options. Situation non sans analogie avec celle d'un [150] Goethe
ou d'un Byron, fomenteurs d'un romantisme avec lequel ils refusèrent
de s'identifier, qui dénaturait leurs inventions en les transformant en
procédés.
Le développement historique du romantisme comporte une période
conquérante, où les jeunes romantiques luttent pour imposer leur esthétique, et dominer le marché littéraire, puis une période où le goût
nouveau, ayant triomphé des résistances, se trouve exposé à la critique
de la génération montante. Les idées nouvelles, a-t-on dit, ne triomphent pas du fait de leur validité intrinsèque, mais parce que leurs adversaires sont morts. Aux environs de 1830, les derniers représentants
de l'Idéologie et du goût classique ont disparu. Destutt de Tracy et Lafayette, sur les barricades de Juillet 1830, font de la figuration, à la
manière du dernier cuirassier de Reichshoffen dans les manifestations
patriotiques jusqu'à la guerre de 1914. La préface de Cromwell en
1827, la bataille d'Hernani en février 1830, précédant de peu les journées de Juillet, marquent le moment climatérique où le mouvement
romantique, parvenu à triompher des résistances, va passer de la position offensive à la position défensive, moins favorable, ce qui permettra aux nouveaux adversaires de parler de déclin.
176
Théophile GAUTIER, Histoire du romantisme, I, 2e éd., Charpentier, 1874, p.
4.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
194
Le romantisme français n'a jamais été aussi beau que lorsqu'il
n'existait pas encore. « Quel temps merveilleux ! Walter Scott était
encore dans toute sa fleur de succès ; on s'initiait aux mystères du
Faust de Goethe, qui contient tout, selon l'expression de Mme de Staël,
et même quelque chose d'un peu plus que tout. On découvrait Shakespeare sous la traduction un peu raccommodée de le Tourneur, et les
poèmes de Byron, le Corsaire, Lara, le Giaour, Manfred, Beppo, Don
Juan, nous arrivaient de l'Orient, qui n'était pas banal encore. Comme
tout cela était jeune, nouveau, étrangement coloré, d'enivrante et forte
saveur ! La tête nous en tournait ; il semblait qu'on entrait dans des
mondes inconnus 177. » En ce temps où l'avant-garde des novateurs se
bat contre l'arrière-garde des classiques, ceux-ci vont chercher leurs
modèles dans la génération de 1660, tandis que leurs adversaires allèguent des chefs-d'œuvre étrangers. Les Méditations de Lamartine,
première, et brillante, cristallisation au sein d'un milieu de culture préexistant, sont une monstration, une démonstration, éclatant avec une
force péremptoire au cœur de la petite guerre de harcèlement qui se
livre dans les salons, les revues, les cénacles, les journaux. Les romantiques font leurs preuves aux yeux de tous, ce qui leur donne l'avantage ; les preuves des tenants du classicisme, tout le monde les connaît
depuis longtemps.
Avec les Méditations, en 1820, le romantisme passe de la puissance à l'acte. Ses adversaires ont beau jeu de le discréditer, en l'assimilant au genre frénétique et convulsif qui fleurit dans le roman noir,
importé d'Angleterre ; pathologie littéraire, que les tenants de l'ordre
et de la santé classiques dénoncent avec une juste colère. À la fin de
1818, Charles Nodier publie dans le Journal des Débats, défenseur du
conservatisme [151] littéraire, une série d'articles dont l'occasion est
une réédition de De l'Allemagne. Prétendant « annoncer le règne du
romantisme sans l'approuver », Nodier esquisse une vue d'ensemble
de cette nouvelle poésie, où l'on découvre « des aspects encore inaperçus des choses, un ordre de perception assez neuf pour être souvent
bizarre, je ne sais quel secret du cœur humain, dont il a souvent joué
en lui-même sans être tenté de les révéler aux autres, et qui produisent
sur nous, quand nous les rencontrons dans les livres, un plaisir analogue à celui que fait la vue d'un ancien ami, je ne sais quels mystères
177
Th. GAUTIER, op. cit., p. 5.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
195
de la nature, qui ne nous ont pas échappé dans l'ensemble, mais que
nous n'avons jamais détaillés, (...) l'art surtout de parler à notre imagination en la ramenant vers les premières émotions de la vie, en réveillant autour d'elle jusqu'à ces redoutables superstitions de l'enfance,
que la raison des peuples perfectionnés a réduites aux proportions du
ridicule, et qui ne sont plus poétiques que dans le système poétique de
la nouvelle école 178... ».
Cette analyse de l'authenticité lyrique du romantisme dépasse les
polémiques de l'époque. La nouvelle présence au monde n'est que la
forme de la modernité en matière littéraire. « Le romantique, écrit
Nodier dans le Journal des Débats en 1821, pourrait bien n'être autre
chose que le classique des modernes, c'est-à-dire l'expression d'une
société nouvelle, qui n'est ni celle des Grecs, ni celle des
mains 179... ». Stendhal, plus tard, ne dira pas autre chose. Si la littérature, selon Bonald, est l'expression de la société, la société doit se reconnaître dans l'image d'elle-même que lui propose sa littérature. D'où
le consentement que le romantisme finira par obtenir de la part de
l'opinion éclairée, lorsqu'il aura prouvé sa propre existence par des
œuvres dignes d'estime, qui se multiplient à partir de 1820. Dès lors
les discussions sur les règles de l'art et le respect qui leur est dû perdent leur opportunité. George Sand, à la fin de sa vie, évoque avec
nostalgie le temps où 1'« on était romantique sans le dire, sans le savoir, sans cesser d'être classique par beaucoup d'endroits ; (...) c'est
Victor Hugo et son école qui ont opéré la scission et tranché les
genres, et je considère cette révolution comme un malheur. Nous lui
devons, il est vrai, l'éclat d'une pléiade splendide autour d'une gloire
immortelle, et je pardonne un débordement de mauvais goût, des pastiches ridicules et de véritables insanités qui ont élargi le cercle de
l'école, cela est fatal à toutes les écoles littéraires ; mais ce que je déplore, c'est la fragmentation des travaux, l'esprit de secte, le parti pris
étroit, le mépris systématique des conquêtes antérieures ; c'est cette
sorte d'amputation de nos propres facultés, qui résulte toujours de
l'amputation en matière de goût et qui, du domaine des arts, passe
178
Cité dans René BRAY, Chronologie du romantisme, Boivin, 1932, p. 27 ; ce
texte sera repris par Nodier dans ses Mémoires de littérature et de critique
(1820). Cf. I. A. HENNING, L'Allemagne de Madame de Staël et la
polémique romantique, Champion, 1929, pp. 281 sqq.
179 Dans BRAY, p. 69.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
196
dans celui de la philosophie, de la politique, de la science même. De
là, [152] le rétrécissement de l'âme, l'étroitesse des appréciations, le
régime de la spécialité 180... ». Le romantisme n'avait rien à gagner
aux argumentations abstraites ; ce ne sont pas ses arguments, mais ses
œuvres qui lui ont permis de l'emporter sur ses adversaires. Un danger
plus redoutable encore, auquel le mouvement romantique n'a pas su
échapper, est celui d'échouer dans le succès. Ses dénonciations, ses
excommunications ont aveuglé des partisans pour qui la doctrine était
passée à l'état de préjugé dogmatique ; à la sclérose des tenants du
classicisme succédait une sclérose en sens inverse.
Le succès de la nouvelle école s'accompagne d'un chassé-croisé
des positions politiques. Aux alentours de 1820, les champions du romantisme se recrutent parmi les partisans du trône et de l'autel conjointement restaurés ; les libéraux sont partisans du classicisme, par
fidélité à la tradition révolutionnaire. Vers 1825, les positions changent, sous l'influence de la politique de Charles X, dont le conservatisme croissant déçoit ceux des monarchistes qui ne veulent pas s'identifier aux ultras. De là un découragement, qui explique le passage du
romantisme de droite à gauche, attesté par les formules slogans, selon
lesquelles le romantisme serait « le libéralisme dans les lettres » ou le
« protestantisme en littérature ». Mme de Staël incarnait l'alliance du
libéralisme, du protestantisme et du romantisme à l'état naissant ; bon
nombre de ses premiers admirateurs ne s'en avisèrent qu'avec un
grand retard. Vers 1825, observe André Monchoux, « la parenté entre
le libéralisme politique et le romantisme devait apparaître dans l'analogie même des tournures d'esprit progressistes, réformatrices, et des
arguments invoqués dans la polémique, comme aussi classicisme et
conservatisme manifestaient plus d'une tendance commune. (...) Les
romantiques cessent de faire grise mine au libéralisme 181 ». La conversion politique de Victor Hugo est un exemple éclatant de cette péripétie, le jeune auteur des Odes et Ballades faisant figure de chef de
file. Fondé en 1824, le journal libéral Le Globe illustre ce renverseGeorge SAND, Préface pour Les Enchantements de Prudence, de Mme P. DE
SAMAN, p. XIII ; dans Fernand BALDENSPERGER, Le Grand Schisme de
1830 : Romantisme et jeune Europe, Revue de Littérature comparée, 1930,
p. 15.
181 André MONCHOUX, L'Allemagne devant les lettres françaises de 1814 à
1835, Colin, 1953, p. 41.
180
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
197
ment des alliances. Dans des articles d'avril 1825, le critique Vitet
proclame : « le goût, en France, attend son 14 juillet. Pour préparer
cette nouvelle révolution, de nouveaux Encyclopédistes se sont levés :
on les appelle romantiques 182 ». Le même Vitet lance à cette occasion
l'idée que le romantisme, parce qu'il défend la liberté de conscience en
esthétique, n'est autre que « le protestantisme dans les lettres et les
arts 183 ». Désormais le romantisme, en France, fera cause commune
avec l'idéologie de gauche, alors qu'en Allemagne il se fige dans une
attitude traditionaliste et catholicisante.
[153]
1830, révolution libérale, révolution exemplaire, marque le
triomphe de l'idéologie nouvelle, dans une euphorie où tous les espoirs paraissent permis. Théophile Gautier a célébré, dans les nostalgies de la vieillesse, « cette grande génération de 1830, qui marquera
dans l'avenir, et dont on parlera comme d'une des époques climatériques de l'esprit humain. On eût dit qu'une flamme était descendue du
ciel, le même jour, sur des fronts privilégiés. Quelle ardeur, quel enthousiasme, quel amour de l'art, quelle horreur de la vulgarité et des
succès achetés par de bourgeoises concessions ! Chacun se donnait
tout entier, avec son effort suprême et sa plus intense originalité.
Toutes les natures étaient lancées à fond de train, et l'on se souciait
peu de mourir, pourvu qu'on atteignît le but. L'art se renouvelait sur
toutes ses faces ; la poésie, le théâtre, le roman, la peinture, la musique formaient un bouquet de chefs d'œuvre 184 »... Apothéose culturelle : « il s'opérait un mouvement pareil à celui de la Renaissance.
Une sève de vie nouvelle circulait impétueusement, tout germait, tout
bourgeonnait, tout éclatait à la fois. Des parfums vertigineux se dégageaient des fleurs ; l'air grisait, on était fou de lyrisme et d'art. Il semblait qu'on vînt de retrouver le grand secret perdu, et cela était vrai, on
avait retrouvé la poésie 185 »... A propos de Delacroix, Gautier observe « En ce temps-là, la peinture et la poésie fraternisaient. Les ar182
Dans René BRAY, Chronologie du romantisme, Boivin, 1932, p. 129 ; le
Globe vivra jusqu'en avril 1832, et deviendra saint-simonien après 1830,
183 Ibid.
184 Th. GAUTIER, Histoire du romantisme, I, 2e éd., Charpentier, 1874, p. 231,
dans une étude sur le peintre Théodore Rousseau.
185 GAUTIER, op. cit., p. 2.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
198
tistes lisaient les poètes et les poètes visitaient les artistes. On trouvait
Shakespeare, Dante, Goethe, lord Byron et Walter Scott dans le cabinet d'étude 186... »
Une nouvelle synthèse culturelle semblait se placer sous l'invocation de la poésie totale, dont la célébration rassemble cette Hanse des
poètes et des peintres, communauté fraternelle, comme disait Frédéric
Schlegel, une trentaine d'années auparavant. « L'enthousiasme tenait
du délire 187. » Selon un contemporain, « 1830 est plus qu'une date
historique dans le xixe siècle, c'est une date morale. Les hommes de
1830 sont marqués d'un cachet particulier, comme les hommes de
1789 188 ». La mutation met en cause la totalité de l'ordre mental.
« On a pu dire que le révolution de 1830 était une révolution d'avocats ; elle est aussi une révolution de Sorbonne et d'École polytechnique, de lecteurs du Globe, d'auditeurs de Cousin et de Guizot 189. »
L'Europe libérale a salué les journées de Juillet comme le romantisme
prenant forme de révolution qui va changer la vie.
Espérance rapidement déçue, et la déception politique entraîne
avec elle la déception du romantisme. Le propos de Victor Hugo :
« Louis Philippe, c'est 1830 fait homme », atteste que la génération de
1830 avait honoré de ses enthousiasmes un champion mal choisi ;
[154] le roi citoyen n'était pas un roi romantique, mais un roi bourgeois, à la mesure d'une époque en voie d'embourgeoisement. Les artistes et les poètes, chers à la mémoire de Gautier, ne représentent pas
leurs concitoyens, dont la ferveur de renouvellement ne dure pas longtemps. « 1830, année de grandes ambitions et de beaux espoirs, n'a
pas seulement déchaîné une crise d'âmes. Plus d'une déception en est
sortie, plus d'une illusion s'y est dissipée ; et c'est le commencement
de la sagesse. Le régime, obligé de louvoyer entre le mouvement et la
résistance, pratique une sorte de sagesse opportuniste. (...) Ceux
mêmes qui échappent à ce régime bourgeois, ou qui prétendent lui
échapper par l'irrégularité de leur vie de dandies ou de bohèmes, composent avec les traditions ou les vertus classiques, comme Thiers
186
Ibid., pp. 204-205.
P. 205.
LEGOUVÉ, Soixante ans de souvenirs, 1886, t. I, p. 135 ; cité dans Pierre
MOREAU, Le Classicisme des romantiques, Pion, 1932, p. 231.
189 P. MOREAU, ibid.
187
188
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
199
compose avec Guizot, comme la révolution compose avec la monarchie, et ce classicisme secret des penseurs, des dandies et des bohèmes
est en accord avec le style Louis Philippe, contre lequel ils semblent
protester 190. » L'épreuve de la victoire est aussi dure que celle de
l'échec, plus dure peut-être, parce qu'il y a dans l'échec une invitation
à persévérer dans l'effort, alors que la réussite mystifie celui qu'elle
honore de ses avantages. Elle l'invite à se figer dans l'image artificielle
de lui-même que la réussite a suscité dans l'opinion publique.
Élu à l'Académie française, non sans difficulté, Lamartine y est reçu en avril 1830, peu avant les journées de Juillet. La jeune école
triomphera des résistances acharnées de la vieille garde académique.
Charles Nodier sera élu en 1833 ; Victor Hugo, après une série
d'échecs, sera admis en 1841, Vigny en 1845, non sans avoir enduré
toutes sortes d'humiliations. L'Académie, dernier réduit de la défense,
tire sa force de la longévité de ses membres. La conquête de cette ultime position revêt un caractère symbolique ; le plus significatif n'est
pas l'entêtement des académiciens, qui se sont juré de faire barrage à
l'entrée de Hugo et De Vigny, mais l'obstination de Hugo et De Vigny
à forcer le barrage. Vouloir être de l'Académie, c'est en faire partie en
espérance, c'est donner à cette consécration sociale une importance
qui implique ralliement à l'ordre culturel établi. Les romantiques arrivés ne sont plus ceux qui étaient partis ; une revendication satisfaite
s'oublie, et avec elle l'esprit de revendication.
Louis Philippe, roi des Français, mis en place par un mouvement
populaire, succède à Charles X, dernier monarque sacré à Reims.
Cette rupture de tradition correspond à la prise du pouvoir par une
nouvelle élite bourgeoise, qui se substitue à l'aristocratie traditionnelle, selon un schéma défini par Saint-Simon quelque temps plus tôt.
Dans un pays qui accède, avec quarante ans de retard sur l'Angleterre,
à la révolution industrielle, les nouveaux notables sont les banquiers,
les industriels, les ingénieurs et techniciens qui ouvrent les voies de la
mutation économique et sociale. La France de Louis Philippe et de
Guizot, comme celle de Napoléon III, de Michel Chevalier et du baron Hausmann, la France des chemins de fer et des canaux, des charbonnages [155] et de la sidérurgie, fêtera son apothéose dans les expositions universelles du Second Empire. Cette transformation du genre
190
Pierre MOREAU, Le Classicisme des romantiques, op. cit., pp. 231-232.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
200
de vie met en cause l'existence de millions d'individus, profiteurs ou
victimes du nouvel ordre des choses. Le nouveau monde doit susciter
une nouvelle image du monde, répondant aux intérêts de ceux qui, de
près ou de loin, sont engagés dans cet immense processus de renouvellement.
Le médiévalisme nostalgique des romantiques de 1815-1825 perd
ses justifications. L'exotisme du passé détourne de l'attention au présent, requise par les exigences du moment. « La gloire de Walter Scott
déclinait, constate Pierre Moreau. La poésie du passé se dissipait, et la
raison bourgeoise s'imposait à lui, la pliait à ses idées, à ses jugements 191. » La littérature, les arts répondent en partie à une exigence
d'échappement au réel ; encore faut-il que le réel laisse aux hommes le
loisir de s'échapper. Mais la littérature et les arts se justifient aussi par
un mouvement inverse de présence au réel, par la nécessité de comprendre l'événement et de s'inscrire dans le panorama nouveau de
l'intelligibilité sociale. Le temps n'est plus des Odes et Ballades ; c'est
le moment de la Comédie humaine ; cette perspective littéraire débouche, dans les lointains du siècle, sur les Rougon Macquarts. Balzac
veut être le Walter Scott de l'époque contemporaine, et Eugène Sue le
Fenimore Cooper.
En 1831, la Préface de la Peau de Chagrin fait écho, en ce moment
tournant, à la publication de Notre Dame de Paris, chronique moyenâgeuse de Victor Hugo. On y trouve le procès du romantisme, archaïsant et morose, désormais périmé. « De tous côtés s'élèvent des
doléances sur la couleur sanguinolente des esprits modernes. Les
cruautés, les supplices, les gens jetés à la mer, les pendus, les gibets,
les condamnés, les atrocités chaudes et froides, les bourreaux, tout est
devenu bouffon. Naguère le public ne voulait plus sympathiser avec
les jeunes malades, les convalescents et les doux trésors de mélancolie
contenus dans l'infirmerie littéraire. Il a dit adieu aux tristes, aux lépreux, aux langoureuses élégies. Il était las des bardes nuageux et des
sylphes, comme il est aujourd'hui rassasié de l'Espagne, de l'Orient,
des supplices, des pirates et de l'histoire de France Walterscottisée 192... » Ce texte d'humour et d'humeur, dès 1831, dit adieu
191
192
Ibid., pp. 239-240.
Préface de la Peau de Chagrin, 1831 ; L'Œuvre de BALZAC, Club français
du Livre, t. XV, pp. 73-74.
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201
pêle-mêle à Ossian, à Chênedollé, à Lamartine, à Byron et aux exploiteurs de l'archéologie médiévale. L'imagination doit se mettre à l'école
de la perception, l'exotisme doit céder la place à l'étude du proche environnement ; à l'histoire du passé doit succéder une histoire du présent. Le pronostic de Balzac ne manque pas de sagacité : l'auteur de
Notre Dame de Paris, reconverti, deviendra l'auteur des Misérables.
Les Misérables, commencés dès avant 1848, publiés en 1862, sont
encore un chef-d'œuvre du romantisme ; mais non de celui pour lequel
[156] Balzac sonne le glas. La chute des Burgraves, en 1843, confirme la Préface de Peau de Chagrin ; le public est lassé de cette rhétorique alliée à une imagerie désuète dont les effets usés ne possèdent
plus qu'un relief caricatural. Les chefs de file du romantisme rentrent
dans le rang de l'ordre bourgeois. Louis-Philippe instaure en France
une ère victorienne, dont les conformismes sont dénoncés par les héros emblématiques de Henri Monnier et de Louis Reybaud, férocement dessinés par Daumier ou Gavarni. Joseph Prudhomme et Jérôme
Paturot incarnent la suffisance triomphante du petit bourgeois qui se
multiplie, cependant que les grands bourgeois conquérants s'emparent
du contrôle de l'économie et de la politique. La bourgeoisie reprend à
son compte les valeurs des lumières, réduites à l'état de lieux communs à l'usage de M. Homais, ancêtre des pharmaciens radicauxsocialistes qui fleuriront sous la Troisième République dans les chefslieux de canton. En Allemagne, dans les années 1850-1860, le type de
l'antihéros sera illustré par Wieland Gotlieb Biedermeier, créature de
Ludwing Eichrodt, en lequel se dénaturent les thèmes de l’Aufklärung,
réduits à l'état de nourriture pour quelqu'un qui « pense bassement ».
Ces faits permettraient de situer au lendemain de 1830, le commencement de la fin du romantisme. Vue insuffisante ; car l'affirmation romantique, refoulée, s'exaspère en protestation contre le monde
comme il va. Une nouvelle génération s'affirme, celle des Jeune
France, appellation imposée par Théophile Gautier, qui fut l'un d'entre
eux, avant de se ranger dans le journalisme et la poésie parnassienne.
Contemporaine de la Jeune Allemagne, la Jeune France se distingue
de sa voisine d'outre-Rhin en ce qu'elle ne renie pas l'exigence romantique, à la manière de Heine ou de Boerne, mais la radicalise. Le
mouvement de la Jeune Allemagne exprime une réaction politique
contre le romantisme germanique figé dans une attitude réactionnaire ;
le romantisme français, ayant pris le tournant du libéralisme, ne sus-
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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cite pas une opposition de ce genre ; bien que certains de ses membres
aient des opinions avancées, le fondement de leur révolte est d'ordre
plus général ; ce ne sont pas des militants.
Selon Paul Bénichou, ces jeunes gens en colère, « nés vers 1810,
n'avaient pu, à l'âge d'homme, connaître de la Restauration que le
moment ultime, et ils avaient vécu ce moment dans le mépris des
choses existantes et la fièvre d'une révolution. Dans la perspective
courte où leur âge les plaçait, la déconvenue fut pour eux plus brutale.
Entre l'Art, souverain idéal, et la Boutique triomphatrice réelle, ils ne
virent pas d'accommodation possible et ils accueillirent l'avènement
bourgeois avec colère et désespoir. Isolés dans une position extrême,
ils sont pourtant les témoins d'une vérité profonde : vérité de révolte,
constatation d'un divorce et d'une impuissance que juin 1848 et décembre 1851 devaient confirmer de façon définitive, et plus accablante, pour la génération intellectuelle qui les suivit. Le fait est que
l'exaltation de la Poésie et de l'Art, tenus au Cénacle pour valeurs suprêmes, s'exaspéra dans la jeunesse, et commença à s'affirmer [157]
expressément comme antibourgeoise au moment où la bourgeoisie
accédait pour la première fois à la complète domination de la société 193. »
La ferveur, l'enthousiasme de cette jeunesse prennent la forme d'un
vœu radical de non-conformité, affirmé dans l'excentricité des mœurs,
dans la vie de bohème, y compris ces signes que sont le laisser-aller
du vêtement et du système pileux. A l'ordre établi, avec ses nouvelles
idoles matérialistes, s'oppose le culte de l'exigence esthétique. « En
quelques années, le thème de l'Art et de l'Artiste devint, dans les milieux de la jeune littérature, l'objet d'un enthousiasme illimité. (...) Les
deux concepts, art et poésie, s'équivalent ; les deux mots ont égalité de
puissance 194. » On peut songer à la fraternité préraphaélite, dont l'esthétisme est enkysté dans l'Angleterre victorienne ; dans l'un et l'autre
cas, il s'agit d'une affirmation ontologique, bravade marquée par la
conscience désespérée de l'inéluctable échec. « Il y a dans tout ce
groupe, écrit Bénichou, en même temps que le paroxysme et le défi,
un sentiment d'impossibilité navrante, de haute ambition avortée ou
193
194
Paul BÉNICHOU, Le Sacre de l'écrivain, Corti, 1968, pp. 420-421.
Ibid., p. 424.
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réduite à la solitude. (...) La poésie et l'art deviennent malédiction plus
ou moins radicale, en même temps que sacerdoce 195. »
Les œuvres de ce cercle enfiévré, que Gautier a appelé le Petit Cénacle, ne se sont pas imposées avec l'autorité reconnue aux écrits de
Lamartine, Hugo, Vigny ou Musset promus à l'éminence scolaire d'un
nouveau classicisme. La sérénité manque, et cette maîtrise rhétorique
des grands dignitaires de la génération de 1815. Mais dans cette imperfection même, dans cette irrégularité s'annonce l'expérience romantique poussée jusqu'à sa limite. Il s'agit là, comme le dit Bénichou, de
« l'instant culminant — exaltation suprême et sentiment d'échec — de
la révolte romantique. Au moment où la victoire de Juillet inaugure
inopinément, mais sans équivoque, une société toute contraire aux
rêves de ses poètes, ces rêves s'exaspèrent 196 ». Le romantisme allemand avait atteint dès le début ses expressions extrêmes avec
l’Athenäum, avec les écrits de Novalis, du jeune Frédéric Schlegel, de
Hölderlin, de Jean Paul, de Wackenroder et de Tieck, du jeune
Schleiermacher ; le romantisme français a dû patienter une génération
avant de délivrer son message, incompréhensible et scandaleux aux
yeux de la masse. Ce romantisme extrême commande la destruction
du monde des apparences, et de l'ordre du discours ; il proclame la
supériorité du rêve sur la vie, la nullité de la raison et de la science au
sein d'un univers enlisé dans le sens commun, d'où la vraie vie est absente.
Une cassure sépare ces jeunes gens de leurs aînés glorieux solidement établis dans la vie sociale. On les appelle les « petits romantiques », appellation significative, car ces petits ne pouvaient pas
grandir ; leur aventure débouchait sur le néant de l'auto-destruction,
du [158] silence ou du suicide, comme plus tard celle d'Arthur Rimbaud. La mort de Novalis, la folie de Hölderlin, le suicide de Kleist
sont des issues honorables pour un cheminement sans issue ; les
moins sûrs d'eux-mêmes renoncent, se résignent au métier, au mariage, aux enfants, avec les compromissions et les reniements au jour
le jour que cela signifie. Le moment vient où les chevaliers de l'impossible, après un dernier salut à Don Quichotte, prennent congé du
héros pour rallier les sentiers du possible où les a précédés Sancho
195
196
Ibid., p. 431.
Ibid.
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204
Pança. Ainsi s'était achevée, un demi-siècle auparavant, la flambée du
Sturm und Drang ; la plupart des participants au mouvement avaient
fini dans le silence de la folie et de la misère, ou dans le silence du
ralliement à la médiocrité régnante, contre laquelle naguère s'acharnaient leurs invectives. Goethe présente la forme extrême de l'échec ;
sa gloire servira de caution à l'ordre établi, au service duquel il a fait
une belle et profitable carrière.
Parmi les membres du Petit Cénacle, on retiendra Petrus Borel
(1809-1859), « individualité pivotale du romantisme », au dire de
Théophile Gautier, jacobin radical et nihiliste radical ; Aloysius Bertrand (1807-1851), rêveur nocturne et macabre à la manière de E.T.A.
Hoffmann, qui finira par mourir de faim à l'hôpital ; d'autres encore :
le graveur Célestin Nanteuil, Auguste Maquet, Théophile Dondey...
Le plus génial est Gérard de Nerval (1808-1855), en France l'écrivain
le plus proche de l'authenticité romantique. Hugo, Lamartine, Vigny
ont traversé le romantisme à des niveaux divers de profondeur, mais
ont su échapper à sa fascination la plus dangereuse. Ils ont pressenti
les abîmes ; ils ont à divers moments côtoyé la « bouche d'ombre »,
mais avec assez de prudence pour ne pas tomber dans le précipice ; ils
sont morts, comme Goethe, dans leur lit. Gérard de Nerval n'a pas reculé devant les abîmes où se perdent la raison et la vie ; il a subi
l'épreuve de la folie, et son existence s'achève par le suicide. Malgré
quoi, ou plutôt à cause de quoi, il a donné à la culture française
quelques chefs-d'œuvre du premier rang, les poèmes des Chimères, et
les romans ou récits : Sylvie et Aurélia rédigés dans les intermittences
de la maladie mentale.
Nerval a fait le voyage d'Orient ; sa vie est un voyage initiatique,
poussé jusqu'à sa conclusion, car l'initiation véritable est celle d'où
l'on ne revient pas ; les livres de l'écrivain sont les témoignages, éclatants et voilés, de son unique aventure. Marqué par le romantisme allemand dont il a suivi les cheminements, Nerval est familier aussi
avec les traditions de l'occultisme. Nerval est un voyant ; sa « maladie » l'a libéré du sens commun et lui a ouvert les voies de la patrie
mystique. Aurélia, Les Chimères, œuvres rares dans la tradition littéraire française, font songer à celles d'un Swedenborg ou d'un Jacob
Boehme, à celles aussi d'un Milton ou d'un Blake. L'illuminisme nourrit en sous-œuvre la production romantique, même en France, où l'on
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oublie trop les Visions de Lamartine, la Chute d'un Ange, Eloa et les
poèmes visionnaires de Hugo.
Les professionnels de la littérature, auxquels sont dévolus en
France [159] la présentation et l'enseignement du romantisme, sont
préoccupés avant tout par la sensibilité esthétique, par le goût des
images et des formes, par l'originalité du style. Cette orientation de
l'attention a entraîné la méconnaissance des soubassements d'un mouvement qui, par-delà les expressions écrites, picturales ou musicales,
procède d'une attitude spirituelle. Le romantisme essentiel est un romantisme des profondeurs, histoire naturelle et surnaturelle d'une âme
en débat avec elle-même, avec le monde et avec Dieu, au mépris de
l'intelligibilité rationnelle et des déterminismes historiques ou scientifiques.
Le romantisme, renouveau spiritualiste après la traversée du désert
intellectualiste des lumières, dédaignait les convenances religieuses
établies. Les gnostiques ont été de tout temps suspects d'hérésie ; ils
ajoutent à la révélation chrétienne, formulée par la Bible et gérée par
l'Église, les révélations personnelles des initiations et traditions occultes. Les maîtres de littérature, et, à leur suite, la majeure partie du
public, hésitent à s'engager dans ces terrains vagues de la spiritualité.
Les catholiques de stricte observance n'y voient que des élucubrations
dangereuses, condamnées par les autorités compétentes. Les noncatholiques, pour leur part, dont l'anticléricalisme se prolonge en
agnosticisme résolu, ne peuvent voir dans le Spiridion de George
Sand ou dans La Fin de Satan selon Victor Hugo que de déplorables
récurrences d'un obscurantisme périmé. Ces partis pris expliquent la
méconnaissance du romantisme réel, présent dans le domaine français,
pour ceux du moins qui savent le trouver là où il est.
Les études récentes, libérées des anciens préjugés, attestent un renouvellement des approches qui permet une plus juste évaluation de la
vérité romantique, par un recentrement de l'attention. La thèse d'Auguste Viatte, explorant Les Sources occultes du romantisme français
(Champion, 1928), a ouvert la voie où d'autres se sont engagés. De
grandes influences méconnues ont été repérées, et d'abord celle de
Saint-Martin, le « Philosophe inconnu », inspirateur de la plupart des
romantiques français. Un important ouvrage du regretté Léon Cellier :
Fabre d'Olivet, Contribution à l'étude des aspects religieux du Romantisme (Nizet, 1953), a mis en lumière un initiateur du néo-
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spiritualisme au XIXe siècle ; le recueil posthume de Cellier intitulé
Parcours initiatiques (Neuchâtel, la Baconnière et Presses universitaires de Grenoble, 1977) propose de nouvelles approches pour un recentrement de la connaissance. La figure de Ballanche a été, elle aussi, remise en honneur grâce à un ensemble d'éditions de textes et
d'études. D'autres travaux proposent l'exploration des nouveaux horizons de ce romantisme retrouvé : Hermine Riffaterre : L'orphisme
dans la poésie romantique ; Thèmes et Styles surnaturalistes (Nizet,
1970) ; Brian Juden : Traditions mystiques et tendances orphiques
dans le romantisme français (Klincksieck, 1971) ; Anny Detalle :
Mythes, merveilleux et légendes dans la poésie de 1840 à 1860
(Klincksieck, 1976). La redécouverte du romantisme est favorisée par
le renouvellement de la conjoncture spirituelle dans la dernière partie
du XXe siècle. Il faut réapprendre à lire non seulement Hugo, Lamartine [160] et Vigny, mais Michelet, Quinet et Leroux, et même Balzac, George Sand et Sainte-Beuve et Baudelaire, tous tributaires du
grand courant illuministe qui alimente en sous-œuvre le spiritualisme
du siècle dernier.
Le même esprit s'affirme, sous des dehors souvent familiers, dans
les écrits de Nerval. Sous le travestissement des symboles et des
mythes, il évoque les replis d'une existence fantasmatique et souterraine, dont les hommes ordinaires absorbés par le quotidien ne se soucient pas de sonder les secrets. L'occultisme retrouve son sens et sa
destination ; à travers les paroles et paraboles de l'humaine destinée, il
évoque une archéologie de la conscience, une histoire surnaturelle de
l'âme, en quête d'une expression adéquate aux frémissements et pressentiments qui l'agitent. La discipline du langage, les consignes de
l'intellect relâchent leur pression ; à la faveur de cette libération fugitive fleurissent les éclairs d'une poésie des grandes profondeurs, qui
réduit à néant les exercices des rimeurs de collège et lauréats des jeux
floraux. Cette poésie est le parfait exposant du romantisme en son essence, réussite acquise au prix de la raison et de l'existence. L'expérience se situe en un point de non-retour ; aventuré trop loin sur le
chemin, le poète n'en est pas revenu. Ses œuvres majeures sont datées
de 1853-1855, dans les derniers moments de sa vie ; le romantisme
français n'est pas mort en 1843, avec l'échec des Burgraves ; ce qui
est mort avec Les Burgraves c'est un romantisme à base de folklore
moyenâgeux et de rhétorique périmée ; grâce à cet échec salutaire, le
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romantisme a pu se débarrasser de la plus extérieure de ses peaux. Délivré de l'anecdote, il s'est tourné vers l'exploration de l'espace du dedans. Chez les grands romantiques, Hugo en particulier, dans la masse
d'une production littéraire souvent captivée par l'actualité, luisent,
telles des pépites d'or, des éclairs d'une poésie à l'état pur, poésie de la
poésie, ordonnée en fonction de cette expérience limite où l'âme humaine, libérée de ses entraves, s'approche de l'infini au risque de s'y
perdre. Lamartine aussi propose des instants de cette poésie absolue
en laquelle se révèle l'authenticité romantique.
Préfaces et manifestes ne sont pas la poésie ; la poésie doit être
crue sur parole, bien plutôt que les manifestes. Il ne fallait pas se hâter
d'annoncer la mort du romantisme. Sainte-Beuve, pris à ce jeu, prononça l'oraison funèbre du mouvement, en octobre 1848, dans la
chaire de l'université de Liège, où il avait cherché refuge contre les
aléas de la révolution. « On peut dire avec certitude que le mouvement
littéraire ouvert en 1800 par Chateaubriand et par Mme de Staël, continué depuis par d'autres, presque aussi glorieux, est presque entièrement épuisé aujourd'hui. Depuis ces dernières années, ce mouvement,
à vrai dire, n'en était plus un, il ne marchait plus, il traînait. Mieux
vaut, pour son honneur peut-être, avoir été coupé nettement, que de
s'être prolongé outre mesure, si ralenti et si affaibli. Quoi qu'il en soit,
la brèche a été faite, un flot impétueux s'est précipité. Le monde aujourd'hui appartient manifestement à d'autres idées, à d'autres générations qu'il serait prématuré de définir... » Les inspirateurs du romantisme, [161] toujours vivants, « ont totalement rompu avec leur passé,
avec leurs souvenirs, leurs idées, leurs inspirations premières — avec
tout, excepté avec leur talent. Ce sont désormais des hommes nouveaux, et nous pouvons parler d'eux au passé tout à notre aise, avec le
seul respect qu'on doit à d'illustres morts 197 »...
Propos surprenants. Comme si un homme pouvait rompre radicalement avec son passé ; comme si le « talent » d'un homme était une
fonction technique, indépendante de la matière et des sujets qu'elle
met en œuvre. Lamartine, Hugo, Sand, Michelet n'ont pas dépouillé,
en 1848, le vieil homme pour adopter une trajectoire en rupture com197
SAINTE-BEUVE, Discours inaugural du Cours de littérature française, Liège,
octobre 1848 ; in Chateaubriand et son groupe littéraire, p.p. Maurice
ALLEM, Garnier, 1948, t. I, p. 25.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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plète avec leur vie antérieure. Il n'y a pas moins de romantisme, il y en
a peut-être davantage, dans leurs écrits d'après 1848, que dans leurs
écrits d'avant. Ainsi de la masse des dessins et croquis de Hugo, expressions directes d'une imagination visionnaire, fantasmes impressionnistes, hallucinations dans la tradition d'un romantisme essentiel.
Dans cette perspective se situent Monet, Manet, Sisley, Pissaro,
peintres des formes naissantes du moi et du monde, aux sources de
l'imaginaire. L'impressionnisme musical de Debussy et de Fauré s'inscrit dans le même espace mental où domine un lyrisme libéré de la
contrainte des normes et des axiomatiques galiléennes. Baudelaire et
le meilleur Verlaine, Rimbaud, Mallarmé, à des titres divers, délivrent
l'exigence romantique de la poésie absolue, recherche expérimentale
d'un au-delà de ce monde, ou d'un au-dedans. La poésie demeure une
aventure de l'âme sur les chemins de la parole, mais pour aller plus
loin que la parole, jusqu'à ce mystère premier d'où le retour est impossible. Le romantisme, quoi qu'en ait dit Sainte-Beuve, n'était pas mort
en 1848 ; tant qu'il y aura des poètes, toute oraison funèbre sera prématurée. L'auteur de Port-Royal a fui en Belgique la révolution de
1848 ; sous le coup de l'événement, il ne voit pas que cette révolution
est le triomphe du romantisme politique. La présence de Lamartine
parmi les principaux acteurs du drame, et celle de Hugo, aurait dû lui
ouvrir les yeux ; pour devenir un homme public, Lamartine n'a pas
rompu avec son passé, il a obéi à la loi de son accomplissement.
Le premier romantisme, jusqu'à 1830, en dépit de ses apparentements politiques, demeure centré sur l'expérience individuelle, dont il
orchestre les intermittences lyriques. Avec la conversion au libéralisme une prise de conscience s'esquisse, qui s'approfondira et s'élargira sous la monarchie de Juillet. Goethe, en tournée d'inspection, écrivait à Mme de Stein qu'il lui était impossible de travailler à son Iphigénie ; l'œuvre refusait d'avancer, aussi longtemps qu'il voyait autour
de lui les tisserands saxons qui mouraient de faim. Sous LouisPhilippe, la révolution industrielle a pris le pas sur la révolution politique ; la révolution politique n'a pas mis fin aux souffrances des [162]
masses populaires ; on voit augmenter sans limite un malheur que les
hommes de bonne volonté ne peuvent plus ignorer. Face aux doctrinaires de l'économisme intégral et du capitalisme incontrôlé s'affirme
la protestation en faveur d'une restructuration de la nouvelle société,
en voie de constitution sous la pression des technologies triomphantes.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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Il est des penseurs qui rêvent de transformer le siècle de fer en un
siècle d'or. Saint-Simon, théoricien majeur de ce temps, le fondateur
de la technocratie, est un continuateur de l’Encyclopédie ; il se croit le
Newton de l'économie. Mais sa pensée évolue dans le sens d'un messianisme social, d'un « nouveau christianisme », que ses disciples s'efforceront d'instituer dans la France de Louis-Philippe. D'autres esquissent des projets de société, destinés à corriger les maux d'un individualisme sauvage. Parallèlement à la tradition du socialisme « scientifique », issu de Marx, et où se retrouvent les indications du positivisme et du scientisme matérialiste, il existe en France une lignée de
théoriciens d'un spiritualisme social, épris de justice et de liberté, où
s'affirme une exigence romantique de spiritualité. Qualifiés d' « utopistes » par leurs adversaires, ces penseurs entendent soumettre l'ordre
des choses à la loi de l'humanité.
La conversion de Lamennais est un aspect significatif de cette évolution. Philosophe conservateur à ses débuts, l'auteur de l’Essai sur
l'indifférence en matière de religion (1817 sq) s'orientera dans le sens
d'un libéralisme religieux qui, à partir de 1830, tendra vers un christianisme social, lequel à son tour se transformera en un socialisme spiritualiste ; les Paroles d'un Croyant (1834) sont le point de départ retentissant d'une carrière militante. En 1849, Lamennais sera député à
l'Assemblée législative sous les couleurs de la démocratie sociale.
Quelques années auparavant, opposant emprisonné, Lamennais avait
reçu la visite de M. de Chateaubriand ; le vieil ultra voyait venir, lui
aussi, l'avènement d'une démocratie qui ne lui plaisait guère, mais lui
paraissait inéluctable. La transformation du monde, attestée par les
évidences mouvantes de la civilisation industrielle, suggère le schéma
d'une transformation vers le mieux, dont les bénéfices doivent être
répartis entre tous. La révolution de 1789 avait été, pour l'essentiel,
une révolution politique ; l'évolution technologique suscite l'idée d'une
évolution sociale, comme un dogme imposé par une révélation quasi
transcendante.
« Pour les socialistes romantiques des années 30, écrivait Michel
Collinet, la croyance au progrès procède d'un renouveau religieux ou
mystique. Le thème le plus courant est que la révolution politique, les
guerres de l'Empire et la révolution industrielle sont les étapes d'une
nouvelle chute de l'homme. Le prolétariat, que la bourgeoisie, et
même les saint-simoniens traitent de barbare, et qui l'est au sens grec,
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puisque mis en dehors de la société libérale, devient un nouveau
Christ collectif, le rédempteur de la société ; il a pour les socialistes
français une mission religieuse (thème qui sera repris ultérieurement
par Marx, attribuant au prolétariat la mission historique de vaincre et
de dépasser la bourgeoisie) et cette mission est de faire revivre, à
[163] travers l'idée-force d'association, la pureté et la simplicité des
communautés chrétiennes primitives succédant à la corruption romaine 198... » Selon Pierre Leroux, « si elle n'est pas une religion,
toute révolution démocratique est un crime ». Submergé par le raz de
marée marxiste du XXe siècle, les socialistes français représentaient
l'un des aspects originaux du mouvement romantique 199.
La nouvelle inspiration culmine lors de la révolution de 1848 ;
pendant quelques mois un vent de romantisme souffle sur la France,
avec la bénédiction d'une partie du clergé, gagné à la démocratie sociale. Exemple de ce courant de pensée, la carrière de Philippe Buchez
(1796-1865) qui avait apporté une contribution majeure à l'historiographie révolutionnaire avec son Histoire parlementaire de la Révolution française, compilation éditée de 1834 à 1838, en collaboration
avec P.-C. Roux. Né dans une famille catholique, venu à l'athéisme du
XVIIIe siècle, Buchez se lie, dans le mouvement clandestin de la
charbonnerie, avec Bazard, qui fait de lui un adepte du saintsimonisme ; ce retour à un néo-spiritualisme s'achève par l'adhésion à
un catholicisme social, aboutissant à un système d'« associations ouvrières », qui sont des coopératives de production. Buchez jouera un
rôle officiel en 1848-1849 : député, adjoint au maire de Paris, il sera
contraint à la retraite par la réaction bonapartiste. Il aura incarné l'un
des espoirs du siècle.
Lamennais, Buchez, Cabet, Victor Considérant, Louis Blanc ne
sont pas des isolés. La pensée sociale, très active entre 1830 et 1848,
est imprégnée de romantisme, même chez les théoriciens les plus calculateurs. « Fourier, utopiste, réformateur, se proclamait lui-même le
“suzerain du romantisme” et disait encore : “On est, de fait, partisan
de la théorie sociétaire si on est partisan du genre romantique.” Les
disciples de Saint-Simon avaient, de même, proclamé que “le saintMichel Collinet, A propos de l'idée de Progrès au XIXe siècle, Diogène, 33,
1961, pp. 111-112.
199 Pierre LEROUX, Revue encyclopédique, 1832 ; cité ibid., p. 112.
198
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simonisme, c'est le romantisme des savants”. Les deux grands réformateurs, tous deux incontestablement romantiques, avaient des traits
communs, ce qui explique que tant de saint-simoniens purent, tout
naturellement, passer au fouriérisme. Tous deux possédaient une sensibilité et une imagination extrêmement vives 200... » Le romantisme
français a donné naissance à une idéologie sociale appelée, à travers
l'Europe, à un retentissement certain, idéologie partagée par les écrivains romantiques les plus célèbres ; Victor Hugo, dans Les Misérables, propose une philosophie sociale à laquelle il demeurera fidèle
jusqu'à la fin de sa longue vie ; admiratrice de Lamennais et de Pierre
Leroux, George Sand tente de faire partager à ses lecteurs son enthousiasme pour les idées avancées ; [164] elle se mettra en 1848 à la disposition du gouvernement provisoire de la République.
Dans le groupe des idéologues romantiques, trois hommes, apparentés par la pensée, eurent des destinées parallèles : Pierre Leroux
(1797-1871), Jules Michelet (1798-1874) et Edgar Quinet (18031875) s'inspirent d'une philosophie de l'histoire nourrie aux sources de
Vico et de Herder. Sujet de l'histoire, l'humanité en corps marche vers
un accomplissement nimbé de justice sociale, de liberté, de fraternité.
Il faut reprendre, dans le siècle nouveau, l'entreprise de
L’Encyclopédie, étendue au peuple entier, dans un effort d'évangélisation culturelle. Ennemis des églises, contempteurs des Jésuites, Leroux, Michelet et Edgar Quinet sont attentifs à la dimension religieuse
de la vie collective ; ils s'efforcent de rassembler les éléments d'une
Bible de l'Humanité, Légende des Siècles et Livre prophétique d'une
révélation sociale universelle que la France apportera au monde. Leurs
idées se développent sous la monarchie de Juillet, dans une opposition
croissante au régime établi ; ils saluent avec enthousiasme la révolution de 1848, qui doit entraîner la libération de tous les peuples européens, la fin de tous les esclavages. Mais le triomphalisme social,
grande espérance de février 1848, ne sera qu'une brève flambée. La
réaction s'annonce dès juin 1848, avec la répression du mouvement
ouvrier. Le peuple français n'élira pas Lamartine président de la République, mais Louis Napoléon Bonaparte. Leroux, Quinet, Michelet,
200
Roger PICARD, Le Romantisme social, New York, Brentano's, 1944, p. 309 ;
cf. aussi D. O. EVANS, Le Socialisme romantique, Pierre Leroux et ses
contemporains, Marcel Rivière, 1948.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
212
proscrits ou exilés, vivront assez pour saluer la chute de l'Empire,
dans des conditions qui feront saigner leur patriotisme.
« Le tumulte de 1848, écrit Pierre Moreau, a été dominé par une
haute effigie romantique, celle de Lamartine. Sa défaite apparaîtra
comme la défaite du romantisme politique ; eux-mêmes qui pendant
quelques semaines ont admiré cet infatigable tribun se retournent
contre le vaincu. Bientôt le romantisme en déroute ira en province ou
en exil. Les hommes d'esprit positif s'attachent à rétablir l'ordre autour
de Cavaignac, puis du Prince-président 201. » Une espérance est morte
dans les sanglants combats de Juin 1848 ; la masse des Français se
rallie au nouveau souverain, auréolé par la légende napoléonienne,
autre mythe cher au romantisme national. La personnalité de l'empereur Napoléon III n'est d'ailleurs pas exempte de reflets romantiques,
avec ses chimères et son parti pris en faveur de la politique des nationalités.
Rien ne finit jamais ; l'insurrection parisienne de la Commune, en
1871, sera une résurgence romantique, vaine tentative pour refaire février 1848. Avec ses illusions fraternelles et son sens de la fête, son
entêtement à réclamer l'impossible, la Commune est un drame romantique, achevé dans le sang. Les idéologies de 1848 ont marqué la
gauche républicaine. Et le romantisme ne siège pas à gauche seulement. Pendant l'été 1899, Maurice Barrés, représentant de la droite
[165] traditionaliste, visite à Combourg le château de Chateaubriand :
« fils des romantiques, je rentre dans ma maison de famille, et je
sonne à l'huis d'un château (...) où je reconnais le principe de mon activité littéraire 202... ».
[166]
201
202
Pierre MOREAU, Le Classicisme des romantiques, Plon, 1932, p. 370.
Victor GIRAUD, Maurice Barrés, Hachette, 1922, p. 80.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
[167]
Les sciences humaines et la pensée occidentale.
Tome IX. Fondements du savoir romantique.
Deuxième partie
Retour à la table des matières
213
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
214
[167]
Les sciences humaines et la pensée occidentale.
Tome IX. Fondements du savoir romantique.
Deuxième partie :
Chapitre I
Vers une épistémologie
du romantisme
Retour à la table des matières
La description des provinces de l'espace-temps romantique fournit
une masse d'éléments dont la diversité défie toute tentative de réduction à l'unité. Les romantismes nationaux paraissent, dans leurs discordances, se refuser à la discipline d'un schéma d'ensemble ; à l'intérieur de chaque aire linguistique, il semble difficile, sinon impossible,
d'inscrire l'ensemble des faits et des œuvres, des événements et des
hommes, dans une configuration unitaire. On peut, pour de justes raisons, refuser d'admettre l'existence d'un romantisme italien, et se borner à constater qu'il y a eu, dans le deuxième quart du XIXe siècle, des
Italiens plus ou moins romantiques. Le romantisme anglais ne résiste
guère mieux à l'examen, bien que certains des plus grands écrivains
romantiques aient été de nationalité britannique. Le romantisme allemand, plus massif et plus cohérent, se décompose à l'analyse en
groupes d'âge et d'amitié assez distincts les uns des autres pour qu'on
soit tenté d'écrire romantismes au pluriel. L'unité du Romantisme, matérialisée par l'appellation conventionnelle, pourrait n'être qu'un asile
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
215
d'ignorance, ou encore l'illusion d'optique de quelqu'un qui découvre
la réalité de très loin et de très haut.
Sans doute en viendrait-on à d'analogues conclusions dans le cas
des périodes majeures de l'histoire culturelle, Renaissance, Baroque,
Classicisme, Naturalisme, etc. L'espace-temps culturel n'est pas organisé selon des articulations intelligibles ; il apparaît fragmenté, dissocié par des fractures linguistiques et chronologiques ; des turbulences
locales affectent certaines régions, exerçant plus ou moins leur influence alentour. Le romantisme polonais ne se trouve nullement en
synchronie avec le romantisme russe, ni d'ailleurs en syntonie avec
lui, pas plus qu'avec le romantisme allemand ou anglais. Sans doute
peut-on repérer certains points de contact, certaines lignes de communication ; quelques individus servent d'agents de liaison d'une aire nationale à une autre : Mme de Staël, Goethe, Byron, Walter Scott, Victor
Hugo, Alexandre Dumas bénéficient d'une audience [168] sans frontière dans l'espace européen. Mais ces princes de l'esprit exercent des
influences différentes selon les régions d'accueil ; d'ailleurs aucun de
ces grands noms ne saurait être identifié au romantisme intégral.
L'inspiration romantique en son essence est difficilement transmissible ; ses affirmateurs authentiques n'ont été reconnus comme tels, et
n'ont connu un véritable rayonnement que peu à peu, souvent après
leur mort : Novalis, Hölderlin, Keats et Shelley, Gérard de Nerval,
porte-parole de la poésie intégrale, sont des auteurs posthumes sans
avoir jamais été, durant leur existence, des écrivains populaires, prophètes en leur pays, ou en pays étranger.
Schleiermacher et après lui les maîtres de l'école historique du xixe
siècle ont soutenu que l'interprète d'un auteur ou d'une époque comprend mieux cet auteur et cette époque qu'ils ne se comprenaient euxmêmes. Non que les créateurs de culture soient aveugles aux significations de leur temps ; mais, trop engagés dans la situation qu'ils vivent, ils ne peuvent en avoir qu'une conscience partielle et partiale. Le
grand historien, dans le recul du temps, met en place les événements
et les hommes ; il les réconcilie dans une vision unitaire. Frédéric
Schlegel et Tieck, en leur âge mûr, devant ce que le romantisme était
devenu entre les mains de leurs continuateurs et imitateurs, protestaient qu'ils n'avaient pas voulu cela. Le romantisme, dont le jeune
Schlegel avait pressenti l'essence indéfinissable, lui avait échappé
pour prendre une forme qu'il ne reconnaissait plus. L'initiateur du ro-
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
216
mantisme n'a jamais su exactement ce qu'était le romantisme, pas plus
le sien que celui des autres.
Schlegel a vécu le romantisme, avec passion, avec amour et désillusion, bien qu'il ait été incapable de le penser en rigueur, parce qu'il
ne possédait pas le romantisme, mais en était possédé. Jakob
Burckhardt, en 1860, dessine le modèle de la Renaissance italienne,
figure idéale d'une époque dont il ressent la nostalgie. Mais la prétention à une « résurrection intégrale du passé » demeure illusoire. En
dépit de sa ferveur, le professeur de Bâle ne peut se transformer en un
Florentin du Quattrocento, pas plus que Michelet n'est parvenu à se
réincarner dans la personne d'un acteur de la Révolution française. Le
mystère de l'histoire en sa présence réelle oppose une fin de nonrecevoir à toutes les tentatives pour déchiffrer l'intelligibilité du devenir.
Il est vain d'espérer que l'histoire puisse dire son dernier mot, par
historiographie interposée. L'interprétation du romantisme a pour domaine la multitude des faits culturels, hommes et œuvres, événements,
théories et idéologies, attitudes et comportements dispersés à travers
l'espace-temps ; il s'agit de dégager, dans la mesure du possible, l'unité
de cette multiplicité, en mettant en évidence les dénominateurs communs, les significations d'ensemble, sans se bercer de l'espérance de
parvenir à une rigoureuse cohésion de tant d'éléments disparates. Les
œuvres romantiques sont nées souvent avant les doctrines romantiques
et indépendamment d'elles ; le rapport entre la doctrine et les œuvres
est d'ordinaire un rapport de circonstance ; [169] les œuvres les plus
parfaites ne sont pas celles qui s'accordent le mieux avec les programmes théoriques. Le romantisme est un être de raison plutôt
qu'une réalité historique, donnée en son intégralité en un certain moment, en un certain lieu. Le romantisme a échappé à ses promoteurs,
tout de même que la politique française et européenne n'a pas obéi aux
projets des meneurs parisiens de 1789 ou de 1793 ; ayant ouvert les
vannes de l'histoire, ils ont été emportés par les tempêtes résultant de
leurs initiatives. Les desseins de Napoléon ont transformé l'Europe, et
marqué le seuil d'une modernité qui n'était nullement celle qu'il avait
imaginée. Le Mémorial de Sainte-Hélène, bilan rétrospectif et plaidoyer pro domo, n'est que la confession sans pénitence d'un apprenti
sorcier. Mais l'homme laisse sa marque, même si cette marque n'est
pas conforme à ses aspirations. Les occasions de l'histoire sont des
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
217
occasions manquées ; la civilisation n'est qu'une copie non conforme
des aspirations des individus.
On peut tenter de reconstituer le projet romantique, dans sa pureté,
que le devenir de la culture a plus ou moins déformée, à partir des
empreintes fugitives, rechercher la forme idéale de l'objet qui a inspiré
les figures équivoques et imparfaites charriées par la civilisation dans
les divers compartiments de l'espace-temps. Les romantismes nationaux, les romantismes personnels sont ces empreintes dans une matière rebelle, à partir desquelles s'esquissent les configurations d'une
essence qui se dérobe lors même qu'elle se manifeste. Les variétés de
l'expérience romantique dans les remous de l'histoire, dans les replis
de la géographie, dessinent un romantisme jamais réalisé dans la réalité, mais dont les témoignages laissent pressentir la plénitude. L'exploration de l'univers culturel s'avance vers cette signification des significations, ce foyer imaginaire vers lequel convergent, à l'infini, les aspirations inconciliables des écrivains, des artistes, des penseurs, de tous
ceux en qui s'est incarnée l'exigence romantique.
Il serait absurde de prétendre à une réduction formelle du romantisme sous les espèces d'un « système » romantique, dont les « structures » parfaitement définies « fonctionneraient » avec ensemble pour
la plus haute délectation de l'esprit de géométrie qui fascine certains
de nos contemporains. Dans un ordre modestement empirique, on ne
doit pas espérer non plus parvenir à établir l'unité du romantisme selon l'ordre des déterminations rigoureuses de l'histoire ou de la géographie. Les affirmations romantiques ne respectent ni l'unité de lieu,
ni l'unité de temps. Un mouvement se manifeste de manière épisodique par des aspirations confuses, des affirmations de valeur, des
œuvres et des comportements qui ne se concilient entre eux que jusqu'à un certain point, et souvent s'opposent ou se contredisent. L'absence d'une logique interne de style aristotélicien, aux articulations
calquées sur celles de l'ordre des choses, interdit de constituer un romantisme à bords francs, bien distinct de tout ce qui n'est pas lui. On
renoncera donc aux prétentions de l'impérialisme intellectualiste qui
croit pouvoir procéder à une « explication » du romantisme selon
l'ordre de la synchronie, grâce à une analyse réductrice décomposant
[170] la réalité en facteurs élémentaires dont on imaginerait pouvoir
établir la loi de composition. Il est pareillement vain de rechercher un
schéma diachronique, mettant en lumière une intelligibilité historique
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
218
susceptible de régir les transformations de la culture selon le devenir
temporel. Le romantisme n'est pas l'enfant légitime d'une nécessité
immanente, dont la loi se trouverait inscrite dans les modifications de
l'appareil de production ou dans le cycle de réapparition des comètes.
En l'absence d'une intelligibilité radicale qui le rendrait transparent
à une pensée rationnelle, le romantisme n'est pas totalement inintelligible, puisqu'il nous sollicite encore, et parfois nous fascine, puisque
demeure de nous à lui une contemporanéité idéale selon l'actualité de
la vie spirituelle. Les intentions humaines sont pour quelque chose
dans les renouvellements du milieu culturel ; si les aboutissements ne
répondent pas aux désirs des hommes, ceux-ci entrent en composition
avec les circonstances de toutes sortes qui constituent la situation historique. La réalité de ce qui fut se présente à nous dans une confusion
où les hommes, leurs pensées et leurs œuvres évoquent, plutôt qu'une
mise en scène régulière, la masse flottante des épaves d'un naufrage,
portées par la marée de l'événement.
Sous l'apparent fouillis de la conjoncture historique, on peut imaginer une durée secrète, un devenir de l'humanité, régi par des instances qui nous échappent. L'incompréhension entre les générations,
les débats entre parents et enfants, plus profonds que tous les arguments échangés, soulignent des discontinuités essentielles, des coupures qu'aucune formule de concorde ne parviendra à dissimuler. Un
membre de l'école idéologique française, un Tracy, un Garat, un Daunou, en son âge avancé, se trouve séparé par une distance infranchissable d'un jeune romantique de la génération 1815-1830. L'Idéologue
est plus proche d'un aristocrate d'ancien régime que des jeunes gens
venus au monde pendant la Révolution et l'Empire. Pareillement, les
survivants de l’Aufklärung berlinoise ne voient dans les jeunes romantiques d'Iéna et de Heidelberg que des hallucinés en proie à un inconcevable délire. L'opposition, irréductible à une analyse discursive, ne
peut prendre fin que par la disparition de la génération la plus ancienne. Entre des mentalités aussi discordantes, la coupure s'enracine,
par-delà les justifications rationnelles, dans les soubassements de la
personnalité, où l'alliance se noue entre les facteurs biologiques et spirituels de la présence au monde.
La conscience romantique propose un complexe de sentiments,
d'attitudes et d'idées, une nébuleuse de significations, comportant une
périphérie et un noyau, entre lesquelles se déploieraient une série de
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
219
couches superposées, les unes superficielles, les autres plus essentielles. La recherche au sein de cette réalité complexe risque à tout
moment de lâcher la proie pour l'ombre. L'intelligibilité prend la
forme d'un labyrinthe où l'on n'avance qu'en tâtonnant. Du moins
peut-on procéder à certaines dissociations, par exemple en mettant à
part ceux qui s'en tiennent aux apparences, et pratiquent le médiévalisme troubadour ou l'orientalisme de bazar, comme le jeune [171]
Hugo des Odes et Ballades et des Orientales, ou l'Espronceda du Pirate ; à peine plus engagés sont les praticiens plus ou moins experts
du sentimentalisme à la mode werthérienne ou du mal du siècle poitrinaire. Il y a des romantiques à fleur de peau qui se contentent de
suivre la mode. D'autres, comme les jeunes gens de l’Athendum, en
quête d'un sens qui se confond avec celui de leur propre existence,
s'engagent dans l'aventure de la recherche du centre, happés par une
exigence qui les dépasse. Ceux qui sont allés le plus loin ont disparu,
tels Novalis ou Hölderlin, avant de pouvoir dire ce qu'ils avaient découvert ; le dernier mystère n'était accessible que par-delà l'existence,
au-delà de la vie et de la pensée.
Si personne n'est le maître du sens, si le sens ne se révèle que de
l'autre côté du réel, on comprend qu'aucun individu, si génial fût-il
dans l'ordre de la parole, de l'art ou de la pensée, n'ait jamais manifesté le romantisme dans sa plénitude. Pour chacun, le romantisme a été
ce chemin sur lequel il s'avança et dont il pressentit les aboutissements
mystérieux. Toutes les dimensions de la conscience et de l'existence,
toutes les procédures du langage ont pu prendre le romantisme comme
objet de leur visée, sans parvenir à l'emprisonner dans une formule
discursive, parce que le romantisme, en son essence, est autre chose
qu'un discours. Les plus représentatifs des romantiques ont pu l'être
sans système, sous l'impulsion de leur spontanéité créatrice. Ce ne
sont pas les doctrines rigoureuses qui font les grandes œuvres. Ni
Dante ni Shakespeare n'obéissaient, dans leur travail, à une préméditation théorique ; les préfaces justificatives des chefs-d'œuvre de Corneille et de Racine représentent des réponses à des attaques subalternes, des plaidoyers après coup, sans rapport véritable avec l'inspiration du génie. Les docteurs en esthétique sont rarement de grands artistes, et les artistes qui prétendraient produire leurs œuvres sous la
seule direction de la raison raisonnante parviendraient à des résultats
aberrants.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
220
A défaut d'une intelligibilité radicale du romantisme, il n'y aura
que des approches partielles et particulières, au sein d'une situation
historique où les positions ne sont jamais nettes. Tel le combattant
dans une bataille, l'écrivain, le penseur ou l'artiste ne dominent pas le
devenir plus ou moins cohérent dans lequel ils se trouvent engagés. Ils
se frayent un chemin à travers les ambiguïtés du monde, en utilisant
pour s'exprimer les moyens dont ils disposent. Le romantisme, au
temps de son actualité historique, propose ses voies et moyens aux
individus qui tentent de prendre la parole, avec l'aide des vocabulaires,
rhétoriques et idéologies disponibles. D'où l'inégale charge de romantisme attestée dans les œuvres et dans les hommes. En matière de philosophie par exemple, la triade Fichte, Schelling, Hegel, à laquelle on
pourrait ajouter le nom de Schopenhauer, semble proposer une collection d'autorités romantiques majeures. Mais aucun de ces penseurs,
pas même Schelling, ne peut être considéré comme développant entièrement et exclusivement la métaphysique propre du romantisme.
Fichte définit un idéalisme radical, qui a influencé certains des romantiques [172] allemands, ses élèves, mais il a gardé ses distances par
rapport à eux. Schelling, dans sa première époque, a proposé une philosophie de la nature qui s'accorde avec la biologie et la médecine romantiques, mais il a évolué tôt vers un gnosticisme, un spiritualisme
ontologique où l'exigence romantique est occultée par des inspirations
différentes. Quant à Hegel, sa synthèse spéculative intègre des éléments romantiques dans un ensemble qui ne l'est pas. En France, la
philosophie universitaire instituée par Victor Cousin et développée par
ses élèves, en particulier par Jouffroy, est apparentée au romantisme,
dans la situation globale de réaction contre l'intellectualisme du
XVIIIe siècle ; d'autres composantes entrent en ligne de compte dans
la formation de cette pensée, si bien qu'il serait inexact de lui conférer
l'étiquette « romantique » sans de nombreuses réserves. Après 1830,
se développe une idéologie sociale fortement teintée de romantisme,
sans que l'on puisse l'identifier à ce mouvement dont elle emprunte
certaines inspirations.
L'œuvre de Goethe atteste la coexistence ou la succession d'exigences qui relèvent aussi bien du Sturm und Drang et du classicisme
que du romantisme. Ses recherches en matière d'histoire naturelle
s'inscrivent dans la perspective de la biologie romantique. Balzac fait
profession, dans son œuvre romanesque, de réalisme ou même de na-
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
221
turalisme social ; mais ce réaliste est un visionnaire, parfois même un
mystique, et l'on découvre chez lui un romantisme de la volonté, qui
manifeste l'impossibilité de l'inscrire dans telle ou telle des rubriques
de la critique littéraire. De même en serait-il pour Stendhal, Mickiewicz, Pouchkine ou Wordsworth qui tous donnent prise à des appréciations et classements contradictoires. Impossible de trouver un écrivain, un artiste proprement et exclusivement romantique, selon les
définitions en usage ; ce personnage, s'il existait, ne pourrait être qu'un
créateur sans originalité propre, puisqu'il se laisserait définir par des
normes de conformité imposées du dehors.
L'initiative créatrice dans le domaine culturel combine des éléments dont certains sont empruntés au milieu ou au moment, comme
disait Taine, et d'autres tiennent à la personnalité de celui qui affirme
son exigence à la face des hommes. Les interprétations marxistes accordent une importance exclusive aux influences extérieures de la
conjoncture historique, réduisant à la portion congrue les facteurs personnels dans le processus de la création. Les interprétations freudiennes donnent la primauté aux composantes instinctives de la personnalité, clefs non reconnues des comportements et des œuvres des
hommes. Dans l'un et l'autre cas, l'activité créatrice, l'élaboration
consciente ne joue qu'un rôle secondaire et illusoire, écume qui dissimule les grands fonds de l'inconscient, dont Marx et Freud ont révélé
les mécanismes élémentaires. Une fois pour toutes, pour toujours, tout
a été expliqué. Malheureusement, une explication qui explique tout
n'explique rien ; et d'ailleurs, deux explications totales c'est une de
trop, ou deux, ce qui laisse le champ libre aux partisans de la recherche patiente, qui s'efforcent de comprendre les hommes et leurs
œuvres [173] sans espérer parvenir jamais au déchiffrement d'un dernier mot qui anéantirait l'objet même de l'enquête.
La question de savoir pourquoi et comment la conscience culturelle de l'humanité se transforme au cours de l'histoire est sans doute
impossible à résoudre, peut-être même impossible à poser. Car les
hommes font l'histoire tout autant que l'histoire fait les hommes ; les
filières d'intelligibilité que l'interprétation projette dans la masse informe du réel ne manqueront jamais d'y trouver des éléments de justification, en même temps que d'inéluctables démentis. Les biologies de
la culture ne sont que des jeux de l'esprit. Ainsi pourrait-on imaginer
un Lamarck historien, aux yeux duquel les œuvres des individus ne
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
222
seraient que des formes d'adaptation au milieu de civilisation, dont les
variations susciteraient des transformations chez les habitants de ce
monde. L'homme ne vit pas de pain seulement ; il doit aussi assurer sa
survivance intellectuelle et spirituelle ; la création est une intervention
dont l'effet peut avoir ou non une valeur adaptative. L'artiste, l'écrivain, l'inventeur obéissent à des mécanismes vitaux qui interviennent
en eux malgré eux ; ils ne sont pas les maîtres des exigences qui les
portent, et c'est le meilleur accord avec les conditions du milieu qui
décide du chef-d'œuvre. Une perspective darwinienne, au contraire,
imaginerait des mutations génétiques, échappant à tout contrôle, qui
orienteraient dans un sens nouveau la spontanéité créatrice ; dans la
concurrence entre les productions contemporaines, celles-là l'emporteraient qui répondraient aux réquisitions de la conjoncture culturelle.
Différente en ceci des espèces animales, l'espèce humaine poursuit
selon l'ordre de la civilisation un développement dont les forces motrices et les aboutissements nous échappent.
Lamarck et Darwin, réservant une part au hasard et aux aberrations
dans le devenir de la vie, ont échappé à la fascination de la finalité, si
forte chez les théoriciens du XVIIIe siècle. Cette hantise de la physicothéologie s'est transférée, au cours du xixe siècle, de la philosophie de
la nature dans la philosophie de l'histoire. Selon les nouveaux docteurs, le devenir de l'humanité, un jour ou l'autre, doit parvenir à
bonne fin. La doctrine du progrès, dogme de la pensée moderne depuis l'âge des lumières, ne tient pas devant l'évidence des faits. Même
si l'on laisse de côté les sinistres bilans de l'histoire politique et sociale, la succession des âges culturels ne va nulle part, et, si elle atteste
une orientation, ce serait plutôt l'éternel retour des goûts et des humeurs ; le romantisme ne consacre aucun « progrès » par rapport à
l'âge qui l'a précédé, et l'on ne saurait sérieusement soutenir que la
marée de réalisme, de positivisme et de naturalisme qui l'a submergé
lui soit préférable ou supérieure en quoi que ce soit. La succession des
modes culturelles correspond à un déclin des absolus, à une usure des
préférences, qui suscite le renouvellement des formes à travers le
temps. La cadence semble s'accélérer dans l'époque contemporaine,
sous l'effet des moyens de diffusion de masse, qui accroissent énormément la consommation culturelle ; la production doit suivre, [174]
et proposer à la fringale des amateurs n'importe quoi, pourvu que cela
ne ressemble pas à du déjà vu.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
223
Les maîtres du romantisme, sous le coup de cette inspiration
neuve, ne savaient pas en raison raisonnante ce qu'était le romantisme
dont ils faisaient profession ; la tâche de l'historien sera de rendre intelligible ce que disent et ce que voilent les œuvres romantiques, en
s'efforçant de mettre en évidence les justifications implicites. Reconnue l'impossibilité de toute définition unitaire du romantisme, soit à
l'échelle de l'ensemble du mouvement, soit à l'échelle des sousensembles historiques et géographiques, le concept de romantisme
exprime une forme de sensibilité intellectuelle et morale, un style de
vie et d'œuvre qui s'est affirmé au cours de la première moitié du xixe
siècle, d'une manière plus ou moins coordonnée, dans divers compartiments de la sphère d'influence occidentale. Chaque époque de la culture, disait Cassirer, remet en question les notions du sujet et de l'objet ; chaque époque renouvelle ses complexes de significations qui
désignent l'Homme, le Monde et Dieu, nœuds de l'intelligibilité à travers les âges. L'entreprise historique vise à dégager un ordre des préférences et des volontés, une série de présupposés, de valeurs régulatrices des comportements moraux et esthétiques inspirant un individu
dans sa manière de vivre sa vie et de créer, la vie elle-même apparaissant comme l'œuvre maîtresse dont procèdent toutes les autres.
L'interprète vise à rétablir ce qui a été, mais non à la manière d'un
archéologue reconstituant la maquette d'un monument antique, le plan
d'une ville disparue. La restitution du sens n'est pas une reconstruction
à l'identique. Les Polonais, après la dernière guerre, ont relevé de ses
ruines l'ancienne Varsovie ; un revenant des jours d'autrefois ne s'y
trouverait pas dépaysé. Le romantisme rétrospectif de l'histoire est un
romantisme second, différent du romantisme premier, une esquisse
plus consciente, plus complète que la réalité authentique dans sa spontanéité originaire. L'interprète en sait à la fois plus et moins que les
contemporains : il possède dans le recul des temps, une vision d'ensemble, mais il lui manque l'innocence, la joie créatrice d'engendrer
dans le présent un futur encore à venir. Le romantisme ne saurait être
considéré comme une rhétorique de la poésie et du roman. Il ne s'agit
pas seulement d'un style de parole et d'écriture, ni d'un style pictural
ou musical, mais d'une vision du monde qui met en cause la pensée et
l'action, la philosophie, la religion. La problématique romantique s'applique à la civilisation dans son ensemble ; d'où l'importance des facteurs politiques et sociaux, à commencer par la Révolution française
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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dans son retentissement international, en France et en Allemagne, en
Italie, dans la péninsule ibérique, en Pologne, en Russie. Les doctrines
ne sont pas seules en cause ; à travers les analyses théoriques s'affirme
un sens de la vie, une manière de concevoir l'établissement de
l'homme dans l'univers. En chaque temps, l'homme vient au monde et
s'ajoute au monde pour créer un monde à son image. Si l'on peut parler du romantisme [175] en tant que tel, c'est parce que, entre toutes
les affirmations individuelles, entre les écoles nationales, il existe des
affinités intimes, une connivence qui va plus loin, et signifie davantage, que les relations empiriques de l'histoire ou les proximités géographiques. Un champ mental s'est formé, un ordre des désirs et des
certitudes, un mode d'évidence auquel il importe de rendre justice en
lui restituant, autant qu'il est possible, la grâce de la présence. L'interprète doit être l'explorateur de cet espace mental, de ce globus intellectualis, comme disait Bacon, ou plutôt de cet espace vital en lequel
s'affirma un âge de la conscience occidentale.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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[176]
Les sciences humaines et la pensée occidentale.
Tome IX. Fondements du savoir romantique.
Deuxième partie :
Chapitre II
Crépuscule
des lumières
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Les inspirations romantiques sont présentes et agissantes dès le début du XVIIIe siècle, dans l'œuvre de Shaftesbury et dans celle de Fénelon. Le sentiment religieux des piétistes, la poésie anglaise, le roman européen portent témoignage d'une objection de conscience aux
valeurs dominantes de l'empirisme intellectualiste, patronné par Locke
et par Condillac 203. Cette seconde voix de la culture va devenir prédominante lorsque le siècle approche de sa fin ; les signes se multiplient d'une décrépitude du rationalisme militant, qui va de pair avec
le vieillissement inexorable de ses porte-parole, tels que le « roi »
Voltaire, mort en 1778 ou le grand Frédéric, disparu en 1786.
Le dernier tiers du siècle est le seuil d'émergence d'une nouvelle
présence de l'homme dans l'univers. Une génération montante annonce le crépuscule des idoles ; elle ne recule pas devant des polé203
On trouvera l'histoire de ce mouvement dans G. GUSDORF, Naissance de la
conscience romantique au siècle des Lumières, Payot, 1976.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
226
miques où l'on pourrait relever des signes de lèse-majesté. Hamann
(1730-1788) et Herder (1744-1803), originaires des confins baltiques
de l'espace germanique, affirment leur hostilité à l'égard du prétendu
sage de Sans Souci, patron de l’Aufklärung berlinoise, dont le centre
de rayonnement est une légion étrangère d'intellectuels francophones
basée à l'Académie royale des Sciences, dans la capitale prussienne.
Formés à l'école du piétisme, Hamann et Herder méprisent les cheminements de l'intelligence domestiquée par le triomphalisme scientifique et le bon sens utilitaire. Au philosophe professoral bien rente,
installé dans sa suffisance à courte vue, Hamann oppose le témoin de
la vérité, prêt à payer de sa personne, pour le service d'une recherche
dont les aboutissements ne seront jamais que des révélations fragmentaires, des illuminations données et reçues comme une grâce divine.
« Qui ne sait vivre de miettes, d'aumônes, pas plus que de vol, ni se
priver de tout pour une épée, celui-là n'est pas fait pour servir la [177]
vérité ; qu'il devienne assez tôt un brave homme raisonnable et utile
ou qu'il apprenne à faire des courbettes et à lécher des assiettes ; ainsi
sera-t-il assuré sa vie durant contre la faim et la soif, le gibet et la
roue 204... »
Le penseur se contente de « miettes philosophiques », dira Kierkegaard ; il est l'homme non des essences conceptuelles, mais de l'existence vécue comme une aventure au péril de Dieu. « L'existence telle
que la conçoit Hamann, écrivait Jean Blum, est en effet le mystère, le
miracle par excellence que l'entendement n'éclaircira pas, sur lequel
seule la Révélation peut nous fournir quelque lumière et qui, à son
tour, détermine toutes les démarches de l'entendement. Elle ne doit
rien à l'entendement, qui lui doit tout, d'abord, et qui ensuite ne la peut
ni embrasser, ni pénétrer, ni comprendre. L'homme qui est, qui vit,
qui, par l'existence, participe le plus des bienfaits de Dieu, ne saurait
se soumettre à la raison qui en dérive, qui s'y applique parfois, plus ou
moins malheureusement, et qui ne l'a pas faite. Il se soumettra au contraire, et d'autant mieux qu'il aura d'abord écarté la raison, au Créateur, au Dieu qui est celui qui est et de qui procède tout ce qui
est 205... »
204
HAMANN, Mémorables socratiques, dans Les Méditations bibliques de
HAMANN, p.p. KLOSSOWSKI, éditions de Minuit, 1948, p. 228.
205 Jean BLUM, La Vie et l'œuvre de J. G. Hamann, Alcan, 1912, p. 695.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
227
Le reniement de l'entendement, l'objection de conscience à la raison portent le deuil de l’Aufklärung, en fin de course, et comme épuisée. Le jeune Herder, âgé de vingt-cinq ans, dans son Journal de mon
voyage en 1769, sonne conjointement le glas pour l'intellectualisme
frédéricien et pour la culture française. « France : son époque littéraire est finie ; passé, le siècle de Louis XIV ; passées, les œuvres de
Montesquieu, de d'Alembert, de Voltaire, de Rousseau ; on habite sur
des ruines. (...) Le goût pour les encyclopédies, les dictionnaires, les
extraits, les “Esprits” des écrivains, montre le défaut d'œuvres originales 206... » Les Allemands ont eu tort de choisir des modèles français, où prédominent froideur et sécheresse ; ils doivent renoncer à
chercher de ce côté des maîtres et une inspiration qu'ils n'ont aucune
chance d'y trouver. Voltaire ne mérite pas le respect universel dont il
bénéficie ; esprit superficiel et léger, il a pu passer, grâce au Siècle de
Louis XIV et à l'Essai sur les mœurs, pour un grand historien ; or
« qu'y a-t-il pour lui dans l'histoire qu'une occasion de plus de faire de
l'esprit, de se moquer et de badiner 207 » ?... De là un constat de carence en ce qui concerne la culture française : « Où sont le génie, la
vérité, la force, la vertu 208 ? »
De cinq années plus jeune que Herder, Goethe, âgé de 21 ans, le
rencontre à Strasbourg, en 1770. Venu étudier dans la ville frontalière,
le jeune bourgeois de Francfort se trouve en bonne place pour [178]
arbitrer le dialogue culturel franco-allemand. On pouvait voir, depuis
Strasbourg, « briller Frédéric, l'étoile polaire autour de laquelle l'Allemagne, l'Europe, le monde entier, semblaient tourner. Sa prépondérance en tout se marquait spécialement en ce que l'on se proposait
d'introduire dans l'armée française l'exercice à la prussienne et même
le bâton prussien 209... ». Hommage désinvolte complété par la constatation que les lettrés français considéraient avec quelque mépris le
francophone royal in partibus infidelium qui, en dépit de sa bonne volonté, ne serait jamais pour eux qu'un confrère inférieur. Le Francfortois accepte sans chagrin l'humiliation infligée au roi de Prusse, sans
206
HERDER, Journal de mon voyage en 1769 ; trad. BRÉHIER, dans Herder,
Renaissance du Livre, 1925, p. 41.
207 Ibid., p. 43.
208 Ibid.
209 GOETHE, Souvenirs de ma vie, Poésie et Vérité, III, 11 ; trad. P. DU
COLOMBIER, Aubier, 1941, p. 310.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
228
se rallier pour autant à la suprématie culturelle parisienne ; « la littérature française avait en elle certaines qualités qui devaient moins attirer
que repousser un jeune homme ardent. Elle était vieillie et aristocratique, et ces deux caractères ne peuvent plaire à la jeunesse qui
cherche autour d'elle la joie de vivre et la liberté (...) Et ce Voltaire
même, la merveille de son temps, était maintenant aussi vieux que la
littérature qu'il avait animée et régie pendant près d'un siècle. Près de
lui existaient et végétaient encore nombre de littérateurs plus ou moins
dans l'âge de l'activité et du succès, et ils disparaissaient peu à
peu 210... ». L'arbitre des élégances intellectuelles de l'Europe n'est
plus qu'un « vieil enfant entêté 211 » ; il s'obstine à flatter les goûts
d'une opinion qui se détourne de lui, déployant les ruses d'un courtisan
blanchi sous le harnais. « Pour nous autres, jeunes hommes qui, dans
notre amour germanique de la nature et de la vérité, gardions toujours
devant les yeux, comme le meilleur guide dans la vie et dans l'étude,
la loyauté envers nous-mêmes et envers les autres, la malhonnêteté
partiale de Voltaire et l'altération de tant d'objets respectables nous
répugnaient de plus en plus et nous nous renforcions tous les jours
dans notre aversion à son égard 212... »
Pendant le séjour de Goethe à Strasbourg paraît le Système de la
Nature du baron d'Holbach (1770), somme du mécanisme matérialiste
et de l'athéisme militant, objet de scandale pour les bien-pensants et
les autorités établies. « Nous ne comprîmes pas comment un pareil
livre pouvait être dangereux. Il nous parut si pâle, si nébuleux et si
cadavérique que nous avions peine à en soutenir la vue et qu'il nous
faisait peur comme un fantôme. (...) Que tout nous semblait creux et
vide dans cette triste demi-obscurité de l'athéisme où disparaissait la
terre avec tous ses produits, le ciel avec toutes ses étoiles ! Une matière aurait existé de toute éternité et, de toute éternité, en mouvement ; et par ce mouvement à droite, à gauche et de tous les côtés, elle
aurait tout simplement produit les phénomènes infinis de l'être 213. »
Le seul effet de cette lecture, « c'est celui de nous avoir fait prendre
bien cordialement [179] en grippe toute philosophie et particulièrement la métaphysique. Par contre nous nous jetâmes avec d'autant
210
Op. cit., pp. 310-311.
Ibid., p. 311.
Pp. 311-312.
213 P. 315.
211
212
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
229
plus de vivacité et d'ardeur sur la science vivante, l'expérience, l'action
et la poésie 214 ». Le monument de l’Encyclopédie dresse devant le
jeune Goethe une monstrueuse tour de Babel intellectuelle, délire de
technologie mentale entassant en désordre une masse de connaissances non digérées. Dès ce temps, dans l'esprit du futur auteur de
Faust, la grisaille de la théorie contraste avec les fraîches couleurs de
l'arbre de la vie.
Hamann, Herder et Goethe appartiennent, dans les années 1770, à
la génération du Sturm und Drang, dont la furieuse contestation va
tenter d'ébranler la sérénité bourgeoise de l’Aufklärung, assurance
béate, confiance dans une raison bien tempérée, pour le présent et
pour l'avenir, dont se bercent l'Allemagne frédéricienne et la France
voltairienne. Les drames, les romans, les poèmes, les essais des jeunes
contestataires annoncent la mutation des valeurs, caractéristique du
crépuscule des lumières. L'influence de Rousseau est considérable ; la
réhabilitation du sentiment est le fondement d'une nouvelle anthropologie, dont on peut trouver les éléments dans le Journal de voyage de
Herder, en 1769.
La société, estime le voyageur, nous impose des concepts préfabriqués, indispensables à la bonne marche des relations humaines ; « encore ne faut-il pas que la vie en commun anéantisse complètement
notre originalité (Eigenheit) ». Les mots de tout le monde oblitèrent la
voix propre de chacun ; ils faussent notre rapport avec la réalité. Pour
mettre fin à ces empiétements, il faudrait pouvoir « utiliser tous nos
sens. Le sentiment, par exemple, sommeille en nous, et l'œil prend sa
place tout à fait à tort. Il existe une série de modifications du sentiment qui ne peuvent guère être comprises dans le nombre des cinq
sens jusqu'ici reconnus 215 ». L'extériorité a pris le pas sur l'intériorité,
d'autant plus et d'autant mieux que cette dernière est privée de tout
moyen d'expression. L'intellectualisme des lumières se cantonne dans
l'usage d'un vocabulaire abstrait ; la pensée, projetée vers le dehors,
s'ordonne selon les articulations propres à l'intelligibilité des choses.
Or une conscience déliée du corps, sans attache avec la situation de
214
215
P. 315-316.
HERDER, Journal meiner Reise im Jahre 1769 ; in : Sturm und Drang,
Dichtungen und theoretische Texte, München, Winkler, 1971, Band I, p.
251.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
230
l'être incarné, est une conscience dénaturée. Locke et Condillac ont
substitué à l'ordre de la sensibilité, présence de chacun à soi-même
dans la plénitude des impressions vécues, le domaine de la sensorialité exclusive ; la présence vivante au réel s'échappe à elle-même, pour
se perdre dans les confins déserts de l'impersonnalité, où tout le
monde se veut semblable à tout le monde.
Herder ébauche, dès cette époque, la rupture entre romantisme et
lumières, en ce qui concerne la théorie de la connaissance. Le retour
aux puissances du sentiment, enracinées dans la vie organique fait
éclater l'univers clos de l'intellect, où se cantonne l'homme des [180]
lumières. Les disciplines de la rationalité, inspirées par l'ordonnancement du discours scientifique, ne parviennent plus à contenir les puissances profondes, transfigurées à l'appel de l'imagination, qui recouvre enfin tous ses droits. Le romantisme, c'est le triomphe de
l'homme de l'imaginaire sur l'homme de l'entendement ; la poésie,
plus authentique, plus essentielle que la science, introduit l'homme à
la véritable connaissance du réel. Il ne s'agit pas de perdre la raison
pour se jeter dans un délire confus ; les romantiques allemands du
groupe d'Iéna sont des intellectuels d'une grande culture ; les frères
Schlegel, Novalis, Steffens, Schleiermacher évoquent, chacun à sa
manière, l’uomo universale de la Renaissance, ivre de savoir encyclopédique. Mais le savoir qu'ils accumulent, au lieu de les écraser de sa
masse et de paralyser leurs forces créatrices, joue le rôle d'un tremplin
pour leur imagination. Refusant la déontologie de la « philosophie
expérimentale », élaborée par la sagesse galiléenne, les romantiques
prétendent à une connaissance sans restriction, englobant les données
des diverses disciplines dans un projet totalitaire inspiré par l'imagination productive.
Cette réhabilitation de la faculté imaginative est en germe dans la
pensée de Kant, qui représente pourtant aussi l'accomplissement de
l’Aufklärung. Le criticisme kantien opère une rigoureuse clôture de
l'ordre du savoir ; modelés sur les articulations de la physique newtonienne, le système de la perception et le système du monde excluent
les récurrences des puissances inférieures et supérieures qui mettent
en péril la validité du savoir. Kant a fait le procès du délire mystique
de Swedenborg ; il oppose à la Schwärmerei imaginative une fin de
non-recevoir. Mais le professeur de Koenigsberg est aussi le maître de
Fichte et de Schelling, lesquels ont transgressé les barrières du criti-
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
231
cisme. Kant s'est heurté toute sa vie à l'hostilité de l'Académie de Berlin, haut lieu de l’Aufklärung frédéricienne 216. La Critique de la raison pure, Bible du criticisme, contient l'exposé de la doctrine critique,
mais propose les moyens de dépasser les limitations ainsi opposées à
la connaissance. La Critique de la raison pratique et la Critique du
Jugement attestent que leur auteur est capable, par-delà les confins du
savoir, chasse gardée de l'entendement, de se risquer jusque dans le
domaine de la/oz, où la raison humaine, à ses risques et périls, s'élève
jusqu'à un ordre supérieur de vérité. L'inconditionné ne peut être atteint par une procédure qui progresse de condition en condition, indéfiniment ; mais le sujet moral, par un libre décret, peut surmonter les
restrictions pour affirmer une certitude conforme à son vœu. La métaphysique de Kant a rétabli la possibilité d'une ouverture vers l'absolu,
voie royale où s'engageront les romantiques.
Selon H. A. Korff, le primat de l'imagination (Phantasie) est le
« principe d'organisation du romantisme 217 ». Kant a montré que
[181] l'univers réel est autre chose que ce que manifestent nos sens et
notre entendement. En situant hors de l'atteinte de l'intellect le domaine de la chose en soi, « il s'est avancé le premier sur le chemin de
l'intuition intérieure, où le suivront tous les romantiques ». L'auteur
des trois Critiques ne donne pas à l'imagination le droit de pénétrer le
mystère du monde, mais il l'y encourage « en créant la conviction que
l'entendement est incapable d'y parvenir, et que l'intellectuel éclairé
est frappé de cécité 218 ». L'imagination occupe le territoire libéré par
l'intellect ; la science, remise à sa place, permet le retour de la
croyance. Le sage de Koenigsberg n'aurait pu approuver les conséquences radicales que devaient tirer de sa pensée de jeunes disciples
émancipés, mais c'est son autorité qui leur a ouvert le chemin de
l'aventure spéculative, fermé par les interdits de Locke et de Hume. Et
lorsque, timidement et incomplètement, le rayonnement kantien
commencera d'être perçu en France, les Idéologues protesteront, avec
Tracy et Daunou, contre l'initiateur allemand d'un néo-platonisme désastreux pour la saine raison.
216
Cf. la thèse encore inédite de Friedbert HOLZ, Kant et l'Académie de Berlin
(Strasbourg, 1979).
217 Hermann August KORFF, Das Wesen der Romantik (1929), in
Begriffsbestimmung der Romantik, Darmstadt, 1968, p. 199.
218 Ibid., pp. 199-200.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
232
Kant, à la jointure entre l'ancien monde philosophique et un monde
nouveau, rétablit une continuité là où les contemporains perçoivent
une coupure. Le philosophe allemand est vu comme le fauteur de
troubles, par lequel est venu tout le mal. La revue des Idéologues, la
Décade, publie en 1806 un article sur Les progrès de la philosophie
en Allemagne au XVIIIe siècle, qui caractérise la cassure entre deux
âges de la pensée. Autrefois, peut-on y lire, on admettait dans les controverses, « certains principes comme incontestables, et (...) on ne disputait que sur les conclusions ; tandis que, de nos jours encore, ce sont
les principes mêmes que l'on attaque, et dont on cherche à prouver la
fausseté. Si l'on en croit ceux qui ont le plus contribué à répandre cet
esprit de doute et d'analyse, il en est bien peu qui aient été à l'épreuve
de cet examen sévère, et toutes les sciences sont à refaire. Religion,
morale politique, rien n'a été épargné ; les coups ont porté également
sur le trône et sur l'autel, et l'immense édifice des devoirs, des institutions et des espérances humaines a été ébranlé jusque dans ses fondements. Les uns ont travaillé à raffermir ces fondements ruineux, les
autres ont entrepris de leur en substituer de nouveaux, tous ont craint
d'être écrasés par la chute de l'édifice. De ces violentes secousses a
résulté un esprit d'inquiétude et d'innovation qui caractérise singulièrement la fin du XVIIIe siècle 219 ». Kant est cité dans la description
de cette conjoncture intellectuelle, entre l’Aufklärung finissante et
l'avènement du romantisme.
Dès 1799, Novalis célébrait la déchéance de la « philosophie »,
avec « ses prêtres et ses mystagogues. (...) La France eut le bonheur
d'être le centre et le siège de cette religion nouvelle, faite de fragments
de savoir mal recollés. (...) En Allemagne, on poussa cette affaire plus
[182] à fond qu'ailleurs ; on réforma le système d'éducation, on tenta
de donner à la vieille religion un sens nouveau, rationnel, plus banal,
en la nettoyant soigneusement de tout merveilleux et de tout mystère ;
tous les savants furent recrutés pour lui couper la retraite dans le domaine de l'histoire, que l'on s'efforça d'ennoblir en la transformant en
un tableau de mœurs et de famille, d'un caractère tout domestique et
bourgeois. Dieu devint le spectateur oisif du grand spectacle mis en
219
Michel BERR, Les Progrès de la philosophie en Allemagne au XVIIIe siècle,
in La Décade, 30 vendémiaire XIV, pp. 135-136 dans Marc REGALDO, Un
milieu intellectuel, la Décade philosophique, thèse 1976, exemplaire
dactylographié, pp. 559-560.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
233
scène par les savants. (...) On éclaira surtout le commun peuple, on
tâcha de lui inculquer cet enthousiasme savant, et ainsi naquit une
nouvelle corporation européenne, celle des philanthropes et des vulgarisateurs. Par malheur, la nature persista à rester merveilleuse et inconcevable, poétique et infinie, en dépit de tous les efforts faits pour
la moderniser. Dès que quelque vieille croyance superstitieuse à un
monde de l'au-delà ou tout autre semblable osait lever la tête, de toute
part on sonnait l'alarme 220 »...
La Chrétienté ou l'Europe précède de trois ans le Génie du christianisme (1802). La vieille religion relève la tête ; Ginguené, directeur
de la Décade, la fustige au nom de cette « moderne incroyance » que
dénonce Novalis. « Ne s'agit-il enfin que de poésie dans ce malheureux monde ? Est-ce pour alimenter des rêveries creuses et des mélancolies poétiques que la société humaine est formée ? Faudra-t-il que
toute une génération d'hommes qui pouvaient devenir des êtres raisonnables réapprenne à se nourrir de visions, à trembler devant des
Fétiches, à ne rêver qu'ombres et fantômes, pour que d'autres songecreux, des poètes, viennent ensuite se délecter de ces
tures 221 ?... » Par Chateaubriand interposé, Ginguené répond à Novalis ; entre eux, le fossé d'incompréhension qui sépare des romantiques
les hommes des lumières.
Ginguené, en 1802, n'est qu'un laissé pour compte de la politique et
de la philosophie, soumis à la surveillance de la police ; comme son
homologue berlinois Nicolaï, il pressent que le temps ne travaille pas
pour lui. Novalis rédige un Génie du christianisme germanique, en
arbitrant l'inéluctable conflit de la science et de la foi dans un sens
opposé aux thèses de Condorcet, moins de cinq ans plus tôt, dans son
Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain. « Les
savants gagnèrent d'autant plus de terrain que l'histoire de l'humanité
européenne approchait de l'ère de la science triomphante, et que le
savoir et la foi s'affrontaient de façon de plus en plus marquée. On
chercha dans la foi la cause de la stagnation générale que l'on espérait
guérir grâce au savoir. (...) On donna au fruit de la nouvelle façon de
220
NOVALIS, La Chrétienté ou l'Europe, trad. BIANQUIS, Petits Écrits, Aubier,
1947, pp. 155-157.
221 GINGUENÉ, in La Décade, 10 messidor, an X, p. 38 ; dans Regaldo, op. cit.,
p. 866.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
234
penser le nom de philosophie et l'on comprit sous ce terme tout ce qui
était contraire au passé, donc essentiellement tout ce qui s'attaquait à
la religion. La haine toute particulière qui s'était d'abord attachée à la
foi catholique devint peu à peu haine de la Bible, de la [183] foi chrétienne et finalement de la religion. Bien plus, cette haine de la religion
s'étendit de façon très naturelle et logique à tout ce qui peut être objet
d'enthousiasme et condamna l'imagination et le sentiment, la morale et
l'amour de l'art, l'avenir et le passé ; on en vint à placer tout naturellement l'homme au sommet de l'échelle des êtres et à faire de la musique éternelle et inépuisable de l'univers le tic-tac monotone d'un
immense moulin, mû et porté par le torrent du hasard, un moulin en
soi, sans architecte ni meunier, un véritable perpetuum mobile, un
moulin qui se moud soi-même 222. »
Goethe trouvera une image analogue pour évoquer le « formidable
ouvrage » des encyclopédistes français, qui produisait sur lui dans sa
jeunesse « l'effet qu'on ressent à marcher entre les innombrables bobines et métiers en mouvement d'une grande usine 223 ». L'univers
scientifique et technique, comparé par Fontenelle au décor truqué d'un
opéra à machines 224, est ressenti comme le vide du cœur, un univers
de l'absence de l'homme. Les prophètes romantiques ne cesseront de
réagir contre l'oppression de ce mécanisme sans âme, où l'être humain
doit subir la loi des choses, soumis à une exploitation de plus en plus
forcenée. Tel sera le point de départ des socialismes de toutes observances ; pareillement, les grandes voix de Carlyle et de Ruskin reprendront la protestation de Novalis. Le merveilleux mécaniste, le
monde horloge et l'automate humain dont s'était enchantée pendant
deux siècles l'imagination puérile des Occidentaux, conduit tout droit
à l'enfer industriel, désert d'humanité.
Le désenchantement s'impose avec une irréfutable évidence après
la révolution de France, d'emblée reconnue par les acteurs et par les
témoins, favorables ou hostiles, comme la tentative d'une démonstration expérimentale de la validité des normes rationnelles dans le domaine humain. L'entreprise d'axiomatiser par la voie législative et ré222
223
La Chrétienté ou l'Europe ; NOVALIS, Petits Ecrits, édition citée, p. 153.
GOETHE, Poésie et Vérité, III, 11 ; trad. citée, p. 313.
224 Cf. FONTENELLE, Entretiens sur la pluralité des mondes (1686), Premier
soir, II.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
235
glementaire l'existence d'une grande nation valut à la France et à l'Europe une série de convulsions tragiques. Pour échapper à la catastrophe, les révolutionnaires se trouvèrent contraints de renoncer à la
raison au profit de la raison d'État, incarnée par le général Bonaparte,
dictateur puis empereur, qui prépara le retour des Bourbons sur leur
trône légitime. Les événements français de 1789-1815 ne pouvaient
être interprétés qu'en fonction des principes dont se réclamaient les
promoteurs de ce bouleversement historique. L'approbation ou la condamnation de ce qui s'était passé mettait en cause la philosophie des
lumières.
En attendant l'amnistie de la mémoire sociale et le temps de la réhabilitation, les jugements sont d'ordinaire défavorables, sous le coup
des massacres de Septembre et de la saison en enfer de la Terreur ;
Voltaire et les Encyclopédistes, Diderot, Rousseau et leurs confrères
sont tenus pour responsables des péripéties sanglantes, où ils n'étaient
pour [184] rien. « La génération présente, écrit Joseph de Maistre, en
1796, est témoin de l'un des plus grands spectacles qui jamais ait occupé l'œil humain ; c'est le combat à outrance du christianisme et du
philosophisme 225. » Ceux qui ont voulu établir sur la terre l'impérialisme de la raison triomphante ont violé l'ordre millénaire sanctifié par
les traditions de la foi ; l'intellectualisme outrancier des légistes français traduit l'aliénation mentale d'un géométrisme morbide, proteste en
britannique Edmond Burke, dans ses Réflexions sur la Révolution en
France, écrites dès 1790, bien avant les excès de la Terreur. La littérature contre-révolutionnaire de la fin du XVIIIe et du début du XIXe
siècle fait en même temps le procès de la pensée des lumières ; amalgame inévitable.
Un émigré français prononce que « les maximes philosophiques
ont séduit tant d'esprits et causé tant de maux qu'on ne saurait en faire
trop sentir l'erreur et le danger » ; d'où il résulte que « plus les peuples
s'éclairent, plus ils sont malheureux 226 ». Le réquisitoire met en cause
les libres esprits du XVIIIe siècle français : « Qui oserait nier que ce
225
JOSEPH DE MAISTRE, Considérations sur la France, 1796, ch. V ; Genève,
éditions du Milieu du Monde, s.d., p. 77.
226 SABATIER DE CASTRES, Pensées et observations morales et politiques pour
servir à la connaissance des vrais principes de gouvernement, Vienne, 1794 ;
cité dans F. BALDENSPERGER, Le Mouvement des idées dans l'émigration
française, Pion, 1924, t. II, p. 39.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
236
ne soit aux écrits de Bayle, de Fréret, de Boulanger, de Voltaire, de
Rousseau et des encyclopédistes qu'on doit l'affaiblissement du respect pour la religion, les mœurs et la royauté dans tous les pays où la
langue française est répandue ? A force d'avoir dit, crié et répété que
l'homme naît libre, que sa liberté est inaliénable, que la religion et le
monarchisme ne font que des esclaves, que la souveraineté de toute
nation appartient de droit au peuple, les philosophes ne sont-ils pas
parvenus à faire regarder, par le commun des esprits, ces propositions
comme autant de vérités ? et n'est-ce pas à la faveur de ces succès
qu'ils ont réussi à renverser le trône, à détruire la monarchie et à
éteindre l'esprit monarchique en France 227 ? »
Sabatier de Castres, en 1794, voit dans la Révolution une démonstration par l'absurde de la fausseté de l'idéologie des lumières. Il attribue toute la responsabilité aux intellectuels de Paris, alors que le
mouvement philosophique a étendu son influence dans la plupart des
pays d'Europe, sans y produire les mêmes effets qu'en France. L'empereur d'Autriche Joseph II avait entrepris de rénover les structures de
son empire selon les principes du droit naturel, bien avant l'Assemblée
constituante ; il avait mis en œuvre une réforme radicale de l'administration et du droit, promulgué un code civil, réglementé l'instruction
publique, l'assistance et l'hygiène ; il avait même grandement restreint
les privilèges de l'église catholique, sécularisé ses biens et soumis la
formation des prêtres au contrôle de l'État. Joseph disparaît en 1790,
assez tôt pour n'avoir pas à. assister au démantèlement de [185]
l'œuvre de sa vie, emportée par les remous de la Révolution française ;
l'empereur de bonne volonté est suspect aux yeux de ses sujets ; il faut
empêcher l'État de courir à sa ruine, en restituant au trône et à l'autel
leur dignité sacro-sainte. La Restauration, à l'échelle européenne, sera
généralisée par le système de la Sainte-Alliance, destiné à annuler à
jamais les néfastes effets de vingt-cinq années de troubles. Ce programme d'une Europe chrétienne réconciliée est conforme au vœu de
Novalis ; le premier romantisme compte au nombre de ses valeurs la
fidélité monarchique et la foi religieuse. Chateaubriand incarnera cette
ligne jusqu'à la fin d'une vie qui s'achève au moment où triomphe
l'insurrection démocratique de février 1848.
227
Ibid., p. 40.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
237
La fin de non-recevoir opposée par la jeune génération aux valeurs
des lumières remonte de la Révolution, conséquence historique, jusqu'aux principes qui l'ont suscitée. Le XVIIIe siècle s'est donné de
mauvais maîtres, qui l'ont entraîné dans une voie sans issue. « Dans
l'étude de la philosophie, estime Joseph de Maistre, le mépris de
Locke est le commencement de la sagesse » ; le « système absurde »
du philosophe anglais a assuré la diffusion du matérialisme, en détournant les esprits de la tradition métaphysique de l'Occident. Locke
« ne comprend rien à fond ; il n'approfondit rien 228 ». Trompée par
son goût de l'analyse, la philosophie des lumières s'est contentée de
généralités superficielles, sans admettre d'autre autorité que celle du
jugement individuel, dont elle refusait de reconnaître les limites. Le
jeune Lamennais fustige « ce qu'on appelle les lumières, c'est-à-dire le
mépris du bon sens et une curiosité démesurée de connaître pleinement ce qu'on doit respecter 229 ». August Wilhelm Schlegel se flatte
d'avoir « tâché de faire connaître ce que sont des lumières tant vantées
de nos jours, et dont on se prévaut pour mépriser les siècles passés ; il
me semble que j'ai montré combien les esprits sont maintenant à
beaucoup d'égards superficiels, étroits et sans consistance. L'orgueil
avec lequel on se flattait d'avoir affranchi la raison de l'homme a dû
s'évanouir, et l'édifice que ces pédagogues de la race humaine se flattaient d'avoir élevé est tombé comme un château de cartes 230 ». Oublieux de l'authentique raison, les « philosophes » se sont livrés à des
jeux de l'esprit, dont les exercices s'inspirent d'un irrespect systématique à l'égard des valeurs les plus sacrées : « Rien ne résiste au raisonnement, écrit Lamennais, et la société moins que tout le reste. Aussi quand tout un peuple se met à disputer sur la meilleure forme de
gouvernement, on peut sûrement prédire qu'il ne conservera pas longtemps le sien, supposé qu'il en ait un encore 231. »
228
JOSEPH DE MAISTRE, Les Soirées de Saint-Pétersbourg ou Entretiens sur le
gouvernement temporel de la Providence, datés de 1809, publiés en 1821,
Sixième entretien.
229 F. DE LAMENNAIS, Essai sur l'indifférence en matière de religion, 3e éd.,
1818, t. I, ch. X, p. 356.
230 August Wilhelm SCHLEGEL, Cours de littérature dramatique, XIII, 1808 ;
trad. française de Mme Necker de Saussure, 1814, t. II, p. 346.
231 LAMENNAIS, Essai sur l'Indifférence..., p. 357.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
238
[186]
L'accusation majeure contre les lumières porte sur l'abandon de
tout fondement ontologique. Une vérité construite sur le sable des
sensations est vouée à un rapide effondrement ; à la surface de la
conscience, à la surface des choses, elle déploie un voile d'illusion qui
ne résiste pas à l'épreuve de l'expérience. Aux environs de 1800, lorsque se précise la première conscience romantique, un constat d'échec
s'impose en ce qui concerne la validité des principes du siècle « éclairé ». Mme de Staël, qui ne devait jamais renier la grande espérance de
1789, estime que « le mal des lumières ne peut se corriger qu'en acquérant plus de lumières encore 232 ». Il y a donc un « mal » des lumières, et c'est jusqu'à présent ce mauvais côté de l'histoire qui a fait
l'histoire. Le surplus de lumières indispensable, Mme de Staël ira le
demander à l'Allemagne, d'où elle rapportera dans ses bagages August
Wilhelm Schlegel, ainsi que le projet d'un reportage sur la nouvelle
culture germanique.
La question n'est pas politique seulement. La Révolution, cataclysme politique, a servi de test ; mais ce qui définit l'entreprise révolutionnaire, c'est son caractère radical. Elle ne limitait pas son projet à
une transformation du système de l'autorité et des structures administratives ; elle voulait changer la vie des hommes, en renouvelant
l'ordre des valeurs ; aucun aspect de l'existence ne semblait pouvoir
échapper à sa compétence. Les initiatives politiques étaient l'expression d'une idéologie, vision du monde et conception de l'homme. D'où
le caractère global du débat, qui mettait en cause les fondements de la
conscience. L'expérience française revêtait un caractère exemplaire
parce qu'elle était repartie de zéro, en éliminant le roi et en faisant de
l'ancien régime une terre brûlée. Lorsque Joseph II réformait son empire, en vertu d'un projet aussi ambitieux que devait l'être celui des
Constituants, cette initiative procédait du souverain, détenteur légitime d'une autorité sacro-sainte. Joseph, Frédéric, Catherine et leurs
émules, les « despotes » éclairés, lors même qu'ils se considéraient
comme serviteurs de la raison, exécuteurs de ses desseins, demeuraient en possession d'un pouvoir incontestable et incontesté, sous la
garantie tutélaire de la divinité. La notion de « despotisme » se justifie
232
Mme DE STAËL, De la littérature considérée dans ses rapports avec les
institutions sociales, 1800 ; éd. P. VAN TIEGHEM, Droz, 1959, pp. 335-336.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
239
par la référence à une souveraineté excluant tout contrôle de la part
des peuples. Mauvaise ou bonne, la volonté du souverain doit avoir
force de loi ; il n'est responsable que devant Dieu ou devant sa propre
conscience. Les conseillers du roi, ses sujets, peuvent essayer de le
fléchir, mais sur le mode de la respectueuse remontrance ou de la supplication. Si Joseph obéit à la loi naturelle de la raison, c'est par une
décision qui ne regarde que lui, et que pourrait révoquer une décision
en sens contraire. La transcendance de l'Empereur demeure et le statut
de ses sujets n'est pas modifié ; le successeur de Joseph II n'aura pas
de peine à défaire ce que Joseph II avait fait.
Le procès des lumières s'inspire de certaines des intuitions maîtresses [187] du XVIIIe siècle. Le romantisme est la revanche de
Rousseau sur Voltaire ; l'auteur de la Julie, le Promeneur solitaire a
marqué de son empreinte Herder, Kant, le Goethe de Werther, les
jeunes champions du Sturm und Drang et les romans de Jean Paul.
Rousseau fournit les éléments de ce ressourcement qui permet une
conversion de l'ordre des pensées. Il instruit le procès du sensationnisme issu de Locke, dont résultait le refoulement de la sensibilité,
instance profonde où se manifeste le vœu de l'individu dans sa résistance à la loi des choses. L'intimité sensible est liée à l'incarnation organique, à la présence du corps dans les pensées et les actions des
hommes, non pas le corps objet décrit par les anatomistes, mais le
corps sujet, le corps vécu, adhérant à l'être humain d'une manière tellement immédiate qu'il nous est impossible de le mettre à distance et
de lui donner une configuration matérielle. Cette conscience comme
présence sensible au monde, aux hommes et à Dieu, est le foyer d'une
expérience au sein de laquelle s'affirme l'autorité des valeurs qui persuadent le cœur et s'imposent à l'âme, en dépit des censures rationnelles. Les éléments de l'anthropologie et de la théologie romantiques
se trouvent présents, en ordre dispersé, dans l'œuvre du citoyen de
Genève ; ils figurent en Allemagne dans les essais et les romans de
Friedrich Heinrich Jacobi (1743-1819), où se trouvent dénoncées, dès
avant l'ère romantique, les illusions de l'épistémologie des lumières.
Le reproche majeur est celui d'abstraction systématique, en l'absence d'un soubassement ontologique indispensable. D'où l'échec du
triomphalisme de la raison raisonnante. Selon le gnostique Franz von
Baader (1765-1841), « la raison pure n'est rien de plus et rien de
moins qu'une mathématique pure, une pauvre calculatrice, avec des
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
240
signes arbitrairement abstraits et morts, avec des grandeurs imprécises, de soi-disant grandeurs générales (...) ; comme sa sœur (la mathématique), elle ne peut en effet, selon l'aveu même de Kant, trouver
autre chose que des formules, d'autres combinaisons, d'autres abstractions. (...) Comme la mathématique pure, elle piétine sur place, elle
tourne toujours autour d'elle-même, et un raisonnement général a précisément la valeur et aussi peu de contenu vrai et substantiel qu'une
formule générale 233 ». A cette raison opératrice de normes abstraites,
Baader oppose le Logos johannique, le verbe divin, qui illumine la
réalité humaine, dans les moments de grâce, où l'homme se trouve
transporté d'enthousiasme. Le criticisme kantien est utilisé pour dénier
à l'intellect réduit à la raison toute possibilité d'accéder à la seule vérité digne de ce nom.
L'émergence de l'affirmation romantique opère la substitution, à la
philosophie expérimentale mise en œuvre par la physique mathématique, de la philosophie de la nature, qui rend à la nature une âme apparentée à celle de l'homme. « On croyait déjà avoir achevé la déspiritualisation de sa propre âme, et avoir trouvé dans la nature [188] extérieure, considérée par ailleurs comme totalement sans esprit, sans âme
et sans Dieu, la preuve et la garantie objective de cette déspiritualisation de soi-même, lorsque cette nature se mit elle-même à manifester
de plus en plus nettement cette âme et cet esprit, qui nous avaient
d'ailleurs toujours parlé par le truchement de son langage de
chiffres 234. » Le revirement de l'anthropologie va de pair avec la mutation de la cosmologie, mise en œuvre par la biologie romantique.
Les champions des lumières, obstinément cantonnés à la surface des
choses, à la surface de la conscience, étaient voués à se perdre dans le
chaos.
Renan, après avoir quitté le séminaire en 1845, renouvelle ce réquisitoire dans un ouvrage rédigé sous le coup des événements de
1848 ; analyse d'autant plus significative que son auteur se ralliera par
la suite au positivisme critique, déjà annoncé par le titre même du
livre : L'Avenir de la Science. « La philosophie du XVIIIe siècle et la
politique de la Révolution présentent les défauts inséparables de la
233
BAADER, Werke, 1851-1860, t. XI, p. 168 ; dans Eugène SUSINI, Franz von
Baader et le romantisme mystique, Vrin, 1942, pp. 119-120.
234 Werke, éd. citée, t. I, p. 160.
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241
première réflexion : l'inintelligence du naïf, la tendance à déclarer absurde ce dont on ne voit pas la raison immédiate. Ce siècle ne comprit
bien que lui-même, et jugea tous les autres d'après lui-même. Dominé
par l'idée de la puissance inventrice de l'homme, il étendit beaucoup
trop la sphère de l'invention réfléchie. En poésie, il substitua la composition artificielle à l'inspiration intime, qui sort du fond de la conscience. (...) En politique, l'homme créait librement et avec délibération
la société et l'autorité qui la régit. En morale, l'homme trouvait et établissait le devoir comme une invention utile. (...) Ce siècle ne comprit
pas la nature, l'activité spontanée. Sans doute l'homme produit en un
sens tout ce qui sort de sa nature, (...) mais la direction ne lui appartient pas ; il fournit la matière, mais la forme vient d'en haut ; le véritable auteur est cette force vive et vraiment divine que recèlent les facultés humaines, qui n'est ni la convention ni le calcul, qui produit son
effet d'elle-même et par sa propre tension. De là cette confiance dans
l'artificiel, le mécanique, dont nous sommes encore si profondément
atteints 235... »
Le jeune Renan, sensible aux influences allemandes, dénonce
« l'erreur des siècles où la réflexion se substitue à la spontanéité 236 ».
Le romantisme correspond à un retour des puissances profondes, refoulées par le triomphe de la rationalité militante. L'âge des lumières
avait formulé une conception linéaire du progrès de la culture et de la
civilisation. La remise en jeu de toutes les valeurs évoque un retour en
arrière, un renouveau de l'effervescence renaissante, portée par les
rythmes vitaux de la Nature souveraine au sein de laquelle l'homme
doit trouver son lieu.
235
Ernest RENAN, L'Avenir de la Science (écrit en 1848-1849, publié en 1890),
éd. Calmann-Lévy, in 8e, s.d., p. 27.
236 Ibid., p. 28.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
242
[189]
Les sciences humaines et la pensée occidentale.
Tome IX. Fondements du savoir romantique.
Deuxième partie :
Chapitre III
Scientisme, romantisme,
conflit des intelligibilités
Retour à la table des matières
Le mouvement des lumières, issu de Bacon et de Locke, se lance à
la conquête de l'univers des phénomènes et de l'univers de la conscience. La recherche de la vérité, la chasse de Pan, semblable à la
croisière des caravelles, conduit l'homme autour du monde, au risque
d'y perdre son âme. La dissolution critique, par Locke, des idées innées, anéantit l'îlot de présence ontologique, maintenu par Descartes
au cœur de l'existence humaine. L'auteur du Discours de la Méthode,
lorsque, après Bacon, il prétend nous rendre « maîtres et possesseurs
de la nature », est assuré de ce foyer de transcendance qui cautionne la
validité de sa démarche. Avec Locke, la pensée des lumières sacrifie
la métaphysique traditionnelle à l'épistémologie. A partir du point origine où la pensée vient au monde, le discours humain se construit selon les normes de la ratiocination intellectuelle ; l'élaboration d'une
vérité à l'école du savoir objectif réduit la connaissance à la fonction
de conscience de la science. L'empirisme militant emprunte son modèle d'intelligibilité à la physique galiléenne, qui trouvera dans
l'œuvre de Newton un prestigieux accomplissement.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
243
Le romantisme dénonce l'illusion selon laquelle toute la vérité possible se trouverait éparpillée sur les chemins de la causalité phénoménale, et qu'elle pourrait être un jour rassemblée dans l'unité d'un tableau mathématique, lui-même condensé dans une formule première
et dernière, selon la théorie exposée par d'Alembert dans l'article Éléments des Sciences de l'Encyclopédie. Somme des Lumières, le Dictionnaire n'est qu'une première tentative pour concentrer, selon l'intelligibilité encore imparfaite de l'ordre alphabétique, la totalité du savoir
humain, en attendant la mise au point d'instruments mathématiques
capables de formaliser d'une manière rigoureuse l'ensemble des données de la connaissance. Alors l'énorme masse de l'Encyclopédie se
réduirait jusqu'à occuper une superficie de plus en plus restreinte,
comme les tables japonaises se replient l'une dans l'autre. Tel est le
rêve de d'Alembert et de Diderot, et, à leur suite, de tous [190] ceux
qui attendent de l'achèvement de la connaissance scientifique le salut
de l'humanité.
La conscience romantique oppose à ce rêve une fin de nonrecevoir. La cosmologie scientifique ne saurait faire autorité comme
prototype de vérité applicable au domaine humain. Le langage rigoureux des savants doit être cantonné à l'intérieur des limites de sa
sphère d'influence ; il n'est pas question de contester les affirmations
de la physique mathématique sur son propre terrain et les juges de Galilée avaient tort de prétendre connaître mieux que lui la mécanique et
la dynamique terrestres et célestes. Ils tentaient vainement de faire
prévaloir la théologie traditionnelle dans un domaine qui lui avait définitivement échappé. Mais ceux qui se réclamaient de Galilée commettaient une confusion en sens inverse, lorsqu'ils prétendaient soumettre la réalité divine et humaine à la loi galiléenne. La tentative
pour résoudre la totalité des expériences et des connaissances à une
nappe de relations mathématiques étendue sur la terre des hommes
correspond à une négation inadmissible de l'existence humaine dans la
multiplicité de ses dimensions.
Les historiens des sciences considèrent l'affirmation romantique
comme un délire de la sensibilité et de l'imagination ; les effusions
lyriques de la poésie, de l'art, de la religion, les intuitions du cœur,
mettent en œuvre des fantasmes dénués de toute consistance. Face à
l'autorité des sciences du réel, dont les affirmations théoriques sont
confirmées par la démonstration expérimentale selon les procédures
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244
du laboratoire, le mirage romantique se dissipe ; sa fantasmagorie
n'est pas un savoir au sens propre du mot. Opinion partagée, particulièrement en France, par les historiens du romantisme, qui donnent
tous leurs soins à l'étude de la littérature, de la musique, de la peinture
et des beaux arts sous toutes leurs formes. Le romantisme tel qu'ils le
conçoivent est une esthétique, perception émotive et ensemble création du monde selon l'inspiration des puissances irrationnelles, qui se
manifestent aussi dans l'ordre de la religion, et parfois de la philosophie. Il ne saurait être question d'y voir un modèle de vérité opposable
à celui auquel se réfère la Faculté des Sciences. Une histoire des
sciences à la française n'a pas besoin de mentionner le romantisme,
sinon comme une bouffée délirante qui a pu, dans certains cas, faire
obstacle au progrès de la connaissance exacte ; le temps n'a pas manqué d'éliminer cette mode passagère. Le positivisme du XIXe siècle
consacre le retour à la raison, éclairée par la physique et par la biologie modernes. Le romantisme n'est pas une théorie de la connaissance,
une épistémologie digne de ce nom.
Dans l'espace culturel germanique, la théorie de l'électricité et du
magnétisme, la chimie, la géologie, la biologie et la médecine, la philologie, l'histoire, la politique, le droit et la sociologie, toutes les
sciences humaines ont fortement subi l'influence du modèle romantique jusqu'au milieu du XIXe siècle, parfois au-delà. L'Allemagne a
eu ses poètes et ses romanciers, ses musiciens, ses peintres et ses penseurs romantiques ; leur influence a orienté la recherche dans la [191]
plupart des compartiments de la connaissance ; il y a eu des excès et
des erreurs, certaines audaces ont engagé les chercheurs dans des impasses. Mais il est contraire à la vérité d'affirmer que l'empreinte a
disparu sans laisser de traces. La psychanalyse de Freud, la médecine
psychosomatique contemporaine reprennent des thèmes chers à la biologie et à la Naturphilosophie du siècle dernier, qui donnaient une importance considérable à l'inconscient, au rêve, à l'unité de la conscience et de l'organisme. L'historisme allemand, la doctrine du droit
historique demeurent vivaces dans la culture d'aujourd'hui, et les doctrines de la compréhension, opposées aux interprétations mécanistes et
réductrices, proposent toujours les moyens indispensables à une interprétation humaine des phénomènes humains.
Le romantisme exprime un établissement de l'homme dans le réel,
une intelligence de l'homme, du monde et de Dieu, révolte contre
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
245
l'idéologie dominante du XVIIIe siècle. Il s'agit bien d'un conflit entre
deux épistémologies. Le fait échappe à bon nombre de théoriciens
français et anglo-saxons, aveugles à l'existence du romantisme ; aveuglement favorisé, souvent, par l'ignorance de la langue allemande, ce
qui crée, sans que les intéressés s'en rendent compte, une tache obscure dans leur espace mental. De là des exposés de l'histoire des
sciences ou, mieux, de « la Science », où la deuxième partie du XVIIIe
siècle et le début du XIXe, grâce à la systématisation de la méthodologie, sont caractérisés par une « coupure » épistémologique ; la science
franchit la ligne de démarcation qui lui permet d'entrer dans le paradis
regagné de la positivité triomphante. Débarrassé des vestiges du passé, le champ du savoir se soumet à la juridiction d'une logique rigoureuse. Et si la Science n'est pas encore achevée, du moins le sens de la
marche est-il manifesté, du moins peut-on réduire au silence tous ceux
qui ne se prononcent pas par voie de formules mathématiques ou de
« structures » intelligibles, dont on espère qu'elles s'inscriront à brève
échéance dans le schéma d'une axiomatisation totalitaire. Aux yeux du
théoricien ou de l'historien engagés dans cette voie royale, les recherches et travaux inspirés de préoccupations non conformes seront
considérés comme des écarts rétrogrades, des « bavures » dépourvues
de signification dans l'avancement de la connaissance.
On aura reconnu les thèmes familiers de l'épistémologie contemporaine et de la philosophie scientifique en faveur depuis un demi-siècle
dans une bonne partie du monde intellectuel. L'école de Vienne, dès
avant la guerre de 1914, a eu comme initiateurs des esprits scientifiques selon lesquels les physiciens mettaient en œuvre le prototype de
la pensée correcte, en quelque domaine que ce soit. Le « physicalisme », extrapolation des procédures du laboratoire de science expérimentale, a trouvé d'abord un accueil favorable à Prague et à Berlin.
La montée de l'hitlérisme et la persécution systématique contre des
hommes suspects d'origines juives et d'affinités socialistes assura, à
partir de 1933, la diffusion du physicalisme dans les pays où les théoriciens durent chercher refuge, en Scandinavie, en Angleterre et aux
[192] États-Unis. Grâce à cette diaspora, le néo-positivisme est devenu une philosophie dominante ; il a même fini par prendre pied en
France, avec quelques dizaines d'années de retard. Ses représentants
s'efforcent d'imposer un terrorisme antimétaphysique, aux yeux duquel seules sont douées de sens les propositions dont la validité peut
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246
être confirmée ou infirmée par les voies et moyens mis en œuvre dans
les laboratoires. Le traitement est applicable à l'ensemble des sciences
humaines, soumises à la même juridiction épistémologique. Représentants les plus connus de cet état d'esprit, Jean Piaget, Claude LéviStrauss, Michel Foucault, dont l'influence s'étend à une notable partie
du territoire de la pensée.
Le désir, chez ces novateurs d'hier, d'apparaître comme des initiateurs ne doit pas faire illusion. Le néo-positivisme est un vétéropositivisme, un remake du positivisme et du scientisme d'il y a un
siècle, discrédités par les polémiques primaires où leurs champions
n'hésitaient pas à s'engager. Le positivisme logique ne vient que secondairement de Vienne, de Prague, d'Oslo, d'Oxford ou de Chicago ;
la philosophie analytique, fortement établie dans l'Europe des Lumières, s'est affirmée au long d'une perspective dont les origines, si
l'on laisse de côté des intuitions antérieures, remontent au moins jusqu'à l'œuvre de Galilée. L'illustre Florentin établit, non par des ratiocinations théoriques, mais par des recherches précises et contrôlables,
la spécificité de l'entreprise scientifique, maîtresse de son langage et
assurée de ses aboutissements. Galilée, physicien, n'est pas physicaliste, ni empiriste logique ; il ne refuse aucunement la possibilité d'une
réflexion métaphysique ou théologique, dont les procédures sont
autres que celles mises en œuvre par le savant. Ce qu'il essaie d'obtenir de ses adversaires, c'est la reconnaissance de la possibilité d'un
pluralisme des voies d'approche de la vérité. La Révélation biblique,
affirme-t-il, se situe dans l'ordre d'une connaissance spirituelle éminemment valable ; la cosmologie du savant propose un savoir de raison et de calcul, libre de toute référence extrinsèque, autre révélation
de Dieu à l'homme sous les espèces de l'intelligence naturelle.
Galilée devait se heurter à de redoutables obstacles. Son pluralisme
épistémologique fut tenu en échec par le monothéisme sans concession des juges de l'Inquisition, aux yeux desquels tout ce que l'on donnait à une raison autonome était enlevé à Dieu. En dépit du tribunal
romain, la révolution galiléenne ouvre la voie de la science expérimentale et triomphe avant même la fin du XVIIe siècle avec les Philosophiae naturalis principia mathematica d'Isaac Newton (1687).
Entre-temps, Pascal, mathématicien, physicien, penseur chrétien, disciple de Galilée, meilleur psychologue et meilleur théologien, résume
la problématique du débat. L'ordre de l'esprit scientifique galiléen,
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247
l'ordre de la raison calculatrice bénéficie d'une autonomie entière en
tant que dimension inaliénable de la vérité. La révélation du Dieu des
philosophes et des savants se situe dans un autre ordre que celle du
Dieu de la révélation biblique, Dieu d'Abraham et Dieu de JésusChrist. Pascal savant a consacré une partie de sa vie au service du
[193] Dieu des savants ; mais Pascal serviteur de Jésus-Christ et saint
du jansénisme, a donné le dernier mot au Dieu de la Bible. L'auteur
des Pensées, écartelé entre deux obéissances, maintient, dans son
ordre, la validité de chacune d'entre elles. L'admirable traité De l'esprit géométrique a prévu la méthodologie axiomatique et marqué par
avance la limite à laquelle se heurte l'achèvement de la parfaite méthode, qui se propose de tout définir et de tout prouver. Cet échec prévu du totalitarisme logique fait du galiléen Pascal le mainteneur du
pluralisme épistémologique. L'affirmation du cœur opposé aux revendications de la raison annonce la révolution non galiléenne que réalisera, au long du XVIIIe siècle déjà, l'avènement du romantisme.
Cette seconde voix du Siècle des lumières est refoulée par l'affirmation éclatante du primat de l'intellectualisme militant à référence
scientifique. Le pluralisme des voies d'approche vers la vérité, se
heurtait au monothéisme intransigeant des théologiens. A cette attitude intolérante va en succéder une autre, sous la forme d'un monothéisme, en sens inverse, de la connaissance mathématique et expérimentale. Le monopole que s'arrogeaient les théologiens est revendiqué
par les savants, qui opposent la consistance et la sécurité de leurs procédures à l'incohérence des affirmations métaphysico-théologiennes.
David Hume (1711-1778) résume, à la date de 1748, l'affirmation
fondamentale du positivisme logique : « Si nous prenons en main un
volume de théologie ou de métaphysique scolastique, demandonsnous : “Contient-il des raisonnements abstraits sur la quantité et le
nombre ? Non. Contient-il des raisonnements expérimentaux sur des
questions de fait et d'existence ? Non.” Alors mettez-le au feu, car il
ne contient que sophismes et illusions 237. » En toute rigidité dogmatique, la science exacte se voit attribuer la souveraineté sur la totalité
de l'espace mental ; son exigence exclut toute divagation hors des
chemins battus d'une axiomatique imposée une fois pour toutes. Sur
237
David HUME, Enquête sur l'entendement humain, 1748, in fine ; trad.
ANDRÉ LEROY, Aubier, 1947, p. 222.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
248
les décombres de l'âge théologique et de l'âge métaphysique s'affirme
l'empire lumineux de l'âge positif.
La philosophie analytique, implantée en France sous l'autorité de
Condillac, le Hume français, s'impose avec l'œuvre de d'Alembert, de
Condorcet, de Laplace et de leurs émules, bien avant qu'Auguste
Comte fasse du positivisme le slogan de sa réforme philosophique.
Ainsi généralisée, la révolution galiléenne exclut de la vérité les aspects de la réalité humaine non réductibles à l'analyse logicomathématique. La parabole cartésienne du morceau de cire dépouillé,
comme par magie, de ses apparences sensibles et concrètes, et réduit à
un morceau de matière étendue, dont la chimie organique de l'avenir
établira la formule, symbolise cette réduction du monde humain en sa
présence immédiate à l'univers scientifique. La quasi-totalité de l'existence humaine se situe en dehors d'une vérité qui refuse de faire cause
commune avec la réalité. Condorcet et Laplace, s'appuyant sur les
[194] progrès du calcul des probabilités, entreprennent de soumettre le
domaine de la conscience psychologique et celui des comportements
sociaux à la discipline mathématique, tentatives reprises avec des
moyens méthodologiques et techniques toujours plus raffinés, depuis
le temps de Quételet jusqu'au règne contemporain de la cybernétique
et des ordinateurs. Selon une parole de Lévi-Strauss, le mot anthropologie devrait s'écrire entropologie ; à en croire Michel Foucault, l'idée
de l'homme n'est qu'un fantasme d'apparition récente, voué à une rapide disparition. L'être humain se dissout en granulés d'énergie, dont
les associations et dissociations obéissent aux principes du folklore
électronique. Une fois admis ce terrorisme physico-mathématique, la
vie quotidienne des hommes se poursuit vaille que vaille, bien que les
princes de l'esprit aient prononcé qu'il s'agit là de jeux illusoires, dont
l'interprétation valable est réservée aux seuls spécialistes des hautes
spéculations atomiques et électro-magnétiques.
Le mot scientisme, créé par le biologiste le Dantec en 1911, tire
son sens de la connaissance scientifique dont il proclame la souveraineté en tant que modèle de toute vérité... Le mot romantisme bénéficie
de multiples étymologies ; l'une d'elles renvoie au genre littéraire du
roman, dont l'importance ne cesse de s'affirmer aux XVIIIe et XIXe
siècles, au point qu'il absorbe la plupart des autres formes de composition, poésie lyrique et épique, essai, etc. Le roman moderne apparaît
comme le moyen de manifester une vérité non spéculative, en actes et
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249
paroles, où le lecteur trouve moyen d'explorer, d'approfondir, au contact des personnages, les significations de sa propre expérience. L'opposition entre la Science, idole du positivisme, et le Roman, expression privilégiée du romantisme, symbolise l'antagonisme entre l'inspiration galiléenne et l'objection de conscience non galiléenne. Illustré
par le retentissement des textes de Richardson et de Sterne, de l'abbé
Prévost et de Rousseau, dès avant le Wilhelm Meister de Goethe et les
œuvres de Jean Paul et de Tieck, le roman est un genre mixte et très
souple, apte à toutes les ruptures de ton, particulièrement adapté à
l'expression des diverses visions du monde. Dès 1800, Frédéric Schlegel publie dans l’Athenäum une Lettre sur le Roman ; il a consacré
une recension importante au Meister de Goethe, qui lui paraît ouvrir
une nouvelle ère littéraire. Novalis forme le projet de transformer sa
vie même en un roman, et c'est à un récit romanesque, Heinrich von
Ofterdingen, qu'il confiera la mission de répandre le dernier état de sa
pensée.
Dans l'ère romantique, le roman est devenu un Organon de vérité,
moyen privilégié de délivrer un message qui ne peut trouver d'expression adéquate selon les autres dimensions de la rhétorique. L'œuvre
totale (Gesamtkunstwerk), la synthèse artistique dont rêvent les romantiques et après eux jusqu'à nos jours bon nombre de grands écrivains, se présente souvent sous la forme d'une création romanesque
dont l'ambition est de maîtriser le sens de la vie et de regagner le
temps perdu. Telle est l'intention des sommes de Balzac et de Zola, de
Tolstoï dans la Guerre et la Paix, de Hermann Hesse dans le Jeu [195]
des perles de verre, de Thomas Mann dans la Montagne magique,
telle est la recherche de Proust, de Galsworthy, de Jules Romains et de
bien d'autres, écrivains de génie inégal mais d'analogue projet. Une
division du travail prisonnière de préjugés sans fondement dissimule
cette fonction métalittéraire de la création romanesque, école de vérité
dont le champ d'application embrasse l'espace vital humain dans sa
totalité, au lieu de se restreindre à l'étendue déserte de l'axiomatique,
dont les articulations se déploient dans un néant d'humanité. L'affirmation romantique a pour noyau une poétique, au sens complet du
terme, où le mot poésie ne renvoie pas à un usage sophistiqué de
l'écriture selon des normes convenues. La poésie dans la conception
romantique est manifestation de l'être, ouverture ontologique à la faveur de laquelle l'expérience humaine accède à une plénitude refusée
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dans le cours usuel de la vie ; cette signification retrouvée de l'art poétique dans sa fonction métaphysique a été souvent réaffirmée depuis
lors, en particulier par Nietzsche et Heidegger.
L'imprégnation scientifico-technique est si pressante aujourd'hui
que l'opinion moyenne, d'accord avec les philosophes néo-positivistes,
considère que la poésie lyrique ou le roman ne sauraient être des voies
d'approche de la vérité. Ces exercices littéraires proposent d'agréables
divertissements aux esprits fatigués ; le langage des philosophes
scientifiques est d'une tout autre portée. Notre époque, où la civilisation devient une énorme machine gérée par des ordinateurs, n'a que
faire de la parole poétique et de ce qu'on appelle par dérision le roman-roman, le roman romanesque où le lecteur cherche et trouve une
parabole de sa propre existence. L'apparition, en France, du « nouveau
roman » est contemporaine de la destruction de l'image de l'homme,
dont elle constitue un corolaire ; le nouveau roman propose les hiéroglyphes difficilement déchiffrables d'un être humain en lambeaux
dans un monde incohérent. L'espace et le temps ont éclaté comme un
obus et l'amateur se trouve invité à résoudre un rébus compliqué, ou
encore à adopter l'attitude d'un joueur de scrabble, qui tente de rassembler en figures douées de sens un alphabet réduit en miettes.
L'intelligence analytique aboutit à une stérilisation des significations
humaines, que l'opérateur s'amuse à « déconstruire », selon les techniques de la nouvelle rhétorique, pour en recomposer ensuite les
membres dispersés en des ensembles qui « fonctionnent » au grand
ravissement des spécialistes.
Le romantisme a été une insurrection contre la sécheresse d'esprit
des Lumières, dont l'impitoyable clarté déniait toute réalité aux demiteintes, aux replis et contradictions de la présence humaine ; le néopositivisme suscite la récurrence du Romantisme, qui s'affirma en son
temps comme un rappel à l'ordre de la réalité en sa plénitude. Gaston
Bachelard, dont la pensée s'était affirmée à la faveur d'une méditation
sur l'état présent et sur l'histoire des sciences physiques et chimiques,
n'avait pu se résoudre à accepter jusqu'au bout l'exigence totalitaire de
l'intelligibilité mathématique. L'historien n'avait pu éviter, au profond
de lui-même, le retour du refoulé ; la présence au [196] monde d'avant
la science tenait en échec les représentations scientifiques. Bachelard
entreprit de conjurer l'obsession des éléments traditionnels, le feu et
l'eau, la terre, le ciel ; mais le projet d'une psychanalyse destinée à ré-
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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duire les fantasmes ne put être mené à bonne fin. Même néantisés par
les procédures théoriques des savants, les esprits de la terre persistaient à fasciner de leurs incantations l'esprit du philosophe. Bachelard
se résigna, tout en savourant l'ironie de cette attitude, à être le Janus
bifrons d'une pensée dont une face s'illumine des lumières de la
science exacte tandis que l'autre est tournée vers les mystères de
l'âme, qui sont aussi les mystères de la terre et du ciel. L'espace mental d'un moment de la civilisation embrasse la totalité des relations que
les hommes entretiennent avec le monde qui les entoure. La littérature, la poésie, les arts, la religion, la philosophie, toutes les formes du
savoir communiquent, et parfois communient, dans une réciprocité
des significations. Le séparatisme des sciences rigoureuses, leur prétention à la souveraineté dans l'étendue de la culture est une absurdité.
L'affirmation des savants détient le monopole d'un certain type de vérité ; cette vérité n'est objective et universelle que dans la limite des
présupposés dont elle procède ; il ne s'agit aucunement d'une validité
absolue, mais d'une correction formelle de caractère hypothéticodéductif ; la portée des développements ne saurait excéder la portée
des postulats dont ils procèdent. Le néopositivisme soumet la réalité
humaine aux normes de l'intelligibilité qui fait autorité dans les
sciences de la nature matérielle. Or l'homme s'annonce et se prononce
par d'autres exigences que celles de la science des choses ; une individualité réduite à ce que peuvent ressaisir d'elle les voies d'approche
des disciplines rigoureuses serait la plus étrange contrefaçon d'humanité. L'expérience banale atteste les multiples possibilités de résistance
dont l'être humain dispose face aux tentatives de réduction rationnelle ; il est foncièrement un être de désir et de sentiment, dont les
comportements et la pensée font une immense place aux sympathies et
antipathies injustifiables, au rêve, aux fantasmes contradictoires. Les
décisions ultimes, qui engagent une existence pour la vie et pour la
mort, sont rarement de l'ordre de la logique rationnelle ; la logique
fournit des justifications qui, comme dans les scènes de ménage, ne
trompent personne, même pas celui qui les avance.
La révolution galiléenne avait pour effet, à moyen terme, de projeter l'existence humaine sur le plan du discours intellectuel, rééditant, à
vingt siècles de distance, l'entreprise de Socrate. La révolution socratique refoule et anéantit les intuitions, parfois géniales, des penseurs
antérieurs, dont les spéculations plongeaient jusque dans les fonde-
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ments mythiques des âges primitifs. Convoquées au tribunal de l'intellect, ces conceptions ne résistent pas au questionnement de l'ironie
socratique. Telles sont les origines de l'intellectualisme hellénique,
d'où procède la tradition philosophique de l'Occident ; mais le
triomphe de Socrate est de courte durée. Déjà, dans l'œuvre de Platon,
s'annonce la récurrence du mythe, et, une fois passé le moment [197]
d'Aristote, s'imposeront à nouveau les spéculations cosmomorphiques
et anthroposophiques dont Alexandrie sera le foyer. Éternel retour des
formes de la culture, l'âge romantique, face aux lumières galiléennes,
verra renaître les intuitions présocratiques et leurs obscures fécondités.
Le rapport à la vérité, selon les lumières, est un rapport de survol et
de domination, caractérisé par la prépondérance du regard qui tient à
distance son objet, dans l'espoir d'en prendre la mesure selon les
normes d'une géométrie unitaire de l'espace mental. Intention exprimée par d'Alembert, dont la perspective philosophique s'efforce de
coïncider avec le regard souverain d'un Dieu géomètre. Selon le Discours préliminaire de l’Encyclopédie, « l'univers, pour qui saurait
l'embrasser d'un seul point de vue, ne serait, s'il est permis de le dire,
qu'un fait unique et une grande vérité 238 ». Dans le domaine des faits
mentaux, d'Alembert, se réclamant de Locke, annonce que « la métaphysique raisonnable ne peut consister, comme la physique expérimentale, qu'à rassembler avec soin tous ces faits, à les réduire en un
corps, à expliquer les uns par les autres, en distinguant ceux qui doivent tenir le premier rang et servir comme de base 239 ». Dans le projet
du positivisme, la juridiction d'un pur regard, semblable à cet œil qui
préside à certains emblèmes maçonniques, soumet à sa discipline la
totalité de l'ordre des choses. Déisme épistémologique, monothéisme
grâce auquel la fragilité des jugements humains se trouve compensée
par la confiance absolue dans le Dieu des géomètres et des savants.
L'inspiration galiléenne procède à la neutralisation du réel universel, réduit au statut de champ de manœuvre pour l'intellect. La référence de d'Alembert à Locke évoque le Moi comme un ensemble de
phénomènes sans support, soumis à l'obéissance des lois universelles
238
D'ALEMBERT, Discours préliminaire de l'Encyclopédie, 1751, 1, Gonthier,
1965, p. 41.
239 Op. cit., II, p. 100.
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de la représentation. Hume dénie au moi toute consistance ; les lois de
l'association des idées, sur le modèle de l'attraction newtonienne, assurent la cohésion du monde matériel sans qu'il soit besoin de poser la
question de son identité intrinsèque. L'attraction, formule mathématique, livre la clé de l'intelligibilité universelle. Pareillement, le moi
est un point idéal au sein de l'espace psychique, un dehors sans dedans, défini par l'entrecroisement des séries de phénomènes mentaux.
Le système du moi s'inscrit dans le système du monde, ensemble de
particules en mouvement, aujourd'hui identifiées comme des grains
d'énergie dont la connaissance progresse de jour en jour, bien qu'ils se
dérobent aux yeux du corps et ne se manifestent qu'à l'œil électronique
de l'esprit scientifique. Enfin le système social se résout en une masse
granulaire d'individualités homogénéisées, substituables les unes aux
autres, et dont les comportements répondent aux lois de la mathématique sociale rêvée par Condorcet, perfectionnée par Quételet, et de
nos jours mise en pratique par la technologie des ordinateurs qui [198]
rythment l'administration des choses et la circulation des personnes.
Les différences d'un individu à l'autre, les marques de non-conformité
correspondent à l'entrée en jeu de certaines variables, maîtrisables par
un calcul dont on peut espérer qu'il permettra à l'ordre socio-politique
de fonctionner un jour d'une manière parfaitement automatique, à la
satisfaction de tous les intéressés.
La conscience romantique propose un modèle d'intelligibilité opposé radicalement au rêve de d'Alembert. La vérité de l'homme, sous
peine d'aberrations redoutables, ne peut être qu'une vérité à visage
humain ; la prérogative de l'être humain est de dire les choses dans le
langage de l'homme. La parole poétique a la primauté sur le discours
rationalisé des axiomaticiens, dont les réseaux logiques, les codes et
les grilles de toute espèce sont incapables d'arrêter le flux de la vie.
Le regard galiléen des lumières trouve son origine dans un point
géométrique sans support et sans épaisseur, à partir duquel la connaissance spéculative balaie l'univers du discours, soumis à l'obéissance
d'une raison universelle et impersonnelle. Seuls les sens externes, vue
et toucher, sont médiateurs d'une vérité qui s'inscrit sur la surface réfléchissante de la conscience ; le monde de la pensée adopte les dimensions de l'espace du dehors, dont les dimensions et les structures
s'imposent à l'espace du dedans, dépouillé de ses caractères spécifiques par une critique radicale qui en a fait une terre brûlée. La statue
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de Condillac, dont les dispositifs sensoriels sont déclenchés par les
signaux reçus de l'environnement, n'a pas plus de relief humain que
les robots cybernétiques, renards ou tortues, animaux-machines renouvelés de Descartes. La logique galiléenne déploie sur la face du
monde une nappe de relations axiomatisées qui voilent la réalité plutôt
qu'elles ne l'expriment.
Un texte de Dostoïevski, les Mémoires écrits dans un souterrain,
évoque un homme quelconque, habitué à croire, comme on le lui avait
enseigné, que deux fois deux font quatre, et que cette formule élémentaire fournit la clef de toute vérité. Un jour pourtant, sa belle assurance
est démentie par un doute menaçant ; l'arithmétique élémentaire a son
utilité dans l'usage courant de la vie, mais la norme quantitative est
inapte à exprimer les sentiments ; les relations entre les personnes ne
se conforment pas au protocole simpliste qui prévaut dans les relations
entre les choses. Les aspirations des êtres, les décisions qui engagent
la vie d'un individu, les orientations satisfaites ou déçues qui feront le
bonheur ou le malheur de chaque personne en particulier, tout l'essentiel de l'existence échappe aux prises du deux fois deux quatre. La
clarté prétendue des idées claires et distinctes est une nuit, où se débattent, dupes d'une trompeuse évidence, les prisonniers du souterrain.
La vraie vie est absente, elle ne peut être découverte qu'au prix d'une
rupture d'intelligibilité, d'une évasion hors de la souricière galiléenne.
La conscience romantique découvre que la réalité transcende
l'intelligibilité. L'origine radicale de la pensée et de l'être se situe en
deçà et au-delà de la conscience intellectuelle. L'organe de la [199]
connaissance n'est pas une raison souveraine, organisatrice et possédante, déployant un espace de sécurité à l'abri des menaces de l'ignorance, de la maladie et de la mort. L'existence humaine dépasse
l'homme ; il s'y est trouvé engagé sans son consentement, elle lui sera
retirée d'une manière également arbitraire. La réalité de l'homme intervient comme une émergence entre deux zones d'ombre, escortée au
long de sa durée par les fantasmes de la nuit, parasitée par les récurrences de l'inconscient. Le cheminement de la conscience claire n'est
qu'une ligne brisée, discontinue, un pointillé à la limite d'univers antagonistes ; toute prétention à l'équilibre est à la longue intenable ; l'unité et l'identité ne sont qu'un vœu pieux autant qu'illusoire. L'homme
est un danseur de corde, suspendu au-dessus de l'abîme dans lequel il
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finira par tomber, à la lisière entre le jour et la nuit, entre la vie et la
mort, entre le rêve et la réalité.
Le commencement de la vérité est cette prise d'être grâce à laquelle
l'homme vient au monde, qu'il n'a pas créé, et dont il n'est pas le
maître, puisque sa présence s'inscrit dans un espace et un temps qu'il
ne domine pas, mais dans lesquels il se découvre englobé. L'accès à
l'espace s'accomplit par le corps et les membres, fondements d'un domaine individuel mis en œuvre par la dynamique des mouvements,
avant que les sens externes élargissent le rayon de présence et le rayon
d'action de l'individu. L'accès au temps se réalise par la médiation des
rythmes vitaux de la durée organique, puis par les cycles cosmiques
des saisons. Au-delà de sa prise directe sur l'environnement rapproché, l'homme extrapole en projetant la conscience du proche au lointain ; il habite en pensée des lieux où il ne réside pas, mais de proche
en proche la présence au monde se fait absence, lorsque l'esprit seul
déploie les coordonnées abstraites de la géographie et de l'histoire,
disciplines de raison. L'expérience romantique, soucieuse d'une vérité
plénière, atteste que l'homme ne possède pas cette vérité, mais qu'il est
possédé par elle, ou encore qu'il y participe à des degrés divers. Connaître, c'est faire alliance avec une plénitude qui nous dépasse, nous
englobe et nous fascine. On est dans la vérité lorsque l'on a conscience
d'avoir trouvé son lieu au sein d'un espace vital et que l'on bénéficie
d'un équilibre ontologique, celui-là même qui manquait à l'homme
souterrain de Dostoïevski.
La logique galiléenne attribue à l'intellect une maîtrise des significations à partir du commencement radical où la conscience s'ouvre à
la réalité des choses par l'entremise des sens externes. Le premier regard, degré zéro de la connaissance, ne présuppose rien d'autre que la
docilité totale à l'égard de l'information reçue. La logique non galiléenne rétablit l'innéité des instances directrices de la présence au
monde. L'être humain, dans sa réalité anatomique et physiologique,
est prédestiné à l'habitation dans un monde répondant à des caractéristiques définies. Shaftesbury opposait à Locke la constitution de l'oiseau, adapté par avance à une existence aérienne à laquelle il participe
dès sa naissance par ses ailes, par sa légèreté, par son système digestif
correspondant à un certain type de nourriture ; l'organisme [200] de
l'animal porte en lui, comme une empreinte en creux, les formes essentielles de son milieu vital ; le poisson s'inscrit par avance dans un
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espace aquatique. L'animal n'apprend pas empiriquement, par un heureux hasard, les voies et moyens de l'accouplement ; il obéit aux directives de son être corporel. Pareillement l'être humain se trouve prédisposé à l'humanité par les vocations matérielles et spirituelles qui forment le soubassement de sa présence au monde, laquelle a commencé
avant son commencement.
La conscience galiléenne, systématisée par l'épistémologie des lumières, a eu le tort d'isoler une dimension tardivement constituée de la
réalité humaine, avec le vain espoir de concentrer dans l'univers scientifique la totalité de notre être. Ce parti pris absurde défigure l'homme
et dénature la nature. La revendication non galiléenne ne vise pas pour
autant à abolir la logique, indispensable pour assurer la cohérence interne du discours, maintenir en place l'ordre des choses, et la communication entre les hommes. L'hygiène de la coexistence exige le respect des règles sans lesquelles le monde des significations serait menacé d'une dissociation sans remède. Les géométries non euclidiennes
n'ont pas détruit la validité de la géométrie euclidienne, chef-d'œuvre
de la science hellénique ; elles l'ont mise en place dans la perspective
d'une démultiplication de la raison, dont la possibilité se trouvait prévue par Euclide lui-même lorsque, par une intuition de génie, il reconnut le caractère arbitraire du postulat des parallèles. La logique
romantique, en seconde lecture, se surimpose à l'intelligibilité simpliste qui régit les bonnes vies et mœurs de la vie quotidienne et les
exercices rigoureux de la recherche scientifique. Mais la pratique de la
quotidienneté et la haute école physicomathématique ne doivent pas
emprisonner la réalité humaine dans le carcan grillagé de l'univers du
discours intellectuel. Il arrive que l'intelligibilité non galiléenne
vienne mettre au défi la logique galiléenne, et l'on pénètre dans le
monde enchanté d'Alice au pays des merveilles, ou encore dans la
sphère d'influence de l'idéalisme magique de Novalis, que devait ressusciter le surréalisme.
Le romantisme s'avance sur la corde raide, dans un défi aux lois de
l'équilibre. Le cercle vicieux des axiomatiques intellectualistes ne peut
contenir celui qui s'adresse à la fascination de l'échappement libre,
sensible à l'appel de la transascendance et de la transdescendance.
L'âme humaine s'ouvre en abîme sur l'infini, sur l'insolite, sur le rêve ;
elle lit à travers les lignes des épistémologies conventionnelles, à la
recherche de son identité authentique, dont les configurations ne se
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laissent pas enfermer dans les trois dimensions de l'espace euclidien.
La conscience refuse les sécurités du comportement catégorial, dont
les démarches ne sortent jamais des chemins battus de l'entendement ;
l'Un qui est au-delà de l'Être illumine le discours des hommes sans
jamais s'y réduire. La parole ne définit pas, elle invoque, elle conduit
au-delà d'elle-même, par-delà le goulot d'étranglement de la raison
raisonnante. L'espace clos des rhétoriques n'est plus que l'antichambre
d'un au-delà du discours, où le discours se fait [201] recours, invocation sans commune mesure avec l'intelligibilité établie.
L'épistémologie romantique déploie la fonction poétique ou mythique du langage, opératrice d'une transfiguration des significations.
L'espace non galiléen défie l'espace galiléen ; il le fait éclater dans une
transmutation des sons et des sens, à la recherche de l'expression libératrice. « Si l'on a la passion de l'absolu et que l'on n'en puisse guérir,
écrit Novalis, il ne restera d'autre issue que de se contredire sans cesse
et de concilier les extrêmes opposés. Le principe de contradiction se
trouvera inévitablement aboli, et l'on n'aura le choix qu'entre une attitude passive, ou la décision de reconnaître la nécessité et de l'ennoblir
en la transformant en acte libre 240. » Définition de la révolution non
galiléenne dans sa suprême ambition, dont Novalis résume ailleurs la
formule : « Détruire le principe de contradiction, telle est peut-être la
plus haute tâche de la logique supérieure 241. » Ces propos ne se contentent pas de souligner l'existence d'une antithèse qui trouverait sa
résolution, par la conciliation des opposés, dans une synthèse, laquelle
finirait par donner raison à une raison élargie, avec la bénédiction du
Dieu des géomètres. La conscience romantique ne saurait se résoudre
à un happy end de ce genre, elle doit demeurer jusqu'au bout en porte
à faux, dans un effort désespéré vers une plénitude inaccessible.
« L'acte de sauter au-dessus de soi est, partout et toujours, l'acte le
plus haut, le point originel, la genèse de la vie. La flamme n'est rien
qu'un acte de ce genre. Ainsi la philosophie commence là où le philo-
240
Grains de Pollen (Blütenstaub), § 26 ; dans NOVALIS, Petits Écrits, éd.
BIANQUIS, Aubier, 1947, p. 41.
241 NOVALIS, L'Encyclopédie, fragments, éd. WASMUTH, tr. GANDILLAC,
éditions de Minuit, 1966, § 128, p. 64.
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sophe se philosophe lui-même, c'est-à-dire à la fois se consume, se
détermine et se satisfait 242. »
De là l'art poétique mis en œuvre dans les récits fantastiques de E.
T. A. Hoffmann, peuplés de monstres et de fantômes, où les avenues
de la réalité débouchent à tout instant, pour s'y perdre, dans le surréel.
Les romans de Jean Paul se déploient dans un ordre non géométrique
où l'exigence du cœur oblitère l'ordre logique ; dans Hespérus ou les
quarante-cinq jours de la poste aux chiens, les personnages changent
d'identité, les épisodes s'emboîtent les uns dans les autres selon des
règles capricieuses ; des digressions intercalées compliquent encore le
déchiffrement d'une composition qui refuse les convenances de la
géométrie galiléenne. Certaines œuvres de Gérard de Nerval, tout
comme les écrits de William Blake, défient aussi les normes d'une intelligence dont les rythmes sont calqués sur l'ordre des choses. Ces
recherches et travaux, d'accès difficile, sont souvent négligés au profit
d'œuvres plus populaires, ce qui entraîne une méconnaissance du romantisme en sa spécificité.
Le romantisme essentiel ne se déploie pas selon l'ordre de la vue, il
[202] est une vision ; à la clarté des lumières, il oppose celle de
l’illumination. Il met en œuvre des pratiques spirituelles différentes
des habitudes mentales qui sous-tendent le régime de la vie quotidienne. Une seconde lecture de la réalité surcharge et dénie la lecture
première de l'expérience scientifique et du positivisme au jour le jour.
Sous les chaînes bien ordonnées des phénomènes, un autre ordre se
laisse pressentir, comme une récurrence de l'ontologie oubliée. Image
trouble, per spéculum in aenigmate, irradiant d'inconcevables fascinations pour celui qui s'aventure à traverser le miroir des faciles évidences.
Entre les lumières et le romantisme, la différence n'est pas celle de
deux usages de la pensée, de deux jeux de l'intelligence, moyennant
un changement des règles au départ. L'avènement du romantisme, ré242
NOVALIS, Fragments, publiés par SCHLEGEL et TIECK, 271 ; dans Jean
WAHL, Novalis et le principe de contradiction ; in Le Romantisme
allemand, Cahiers du Sud, 1937, p. 196.
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sultat d'une conversion de l'être, présuppose l'épreuve du feu, le baptême du feu évoqué par Novalis, lorsqu'il parle de la flamme qui se
nourrit d'elle-même. Il ne saurait être question de traiter du romantisme selon l'ordre des raisons, puisque l'accès au romantisme suppose
que l'on fasse violence à la raison. La théorie ne permet pas l'adéquation à l'expérience, le sujet de l'expérience étant écartelé par l'expérience, disloqué par l'épreuve, en proie à la ténèbre qui lui impose le
sentiment de cheminer à l'envers de lui-même, à l'envers d'une vérité
qui le fuit en même temps qu'elle s'offre à lui. On n'analyse pas l'essence du romantisme, on ne la « déconstruit » pas pour la remonter en
un discours cohérent ; la cohérence serait le signe sûr de l'erreur.
Les exigences romantiques détruisent le tissu de l'intelligibilité,
dont les lambeaux éclatés sont projetés aux quatre vents de l'esprit.
Par-delà le principe de contradiction ne s'affirment que des intuitions,
des fulgurations, évidences et certitudes qui portent en elles-mêmes le
signe de leur authenticité, réservée à ceux qui en ont eu la confidence,
car la vérité est une grâce et non une conquête. « Haec vera sunt quia
signum habeo », disait l'illuminé Swedenborg, l'un des pères spirituels
du romantisme, lorsqu'on lui demandait de justifier ses révélations.
« Ces choses-là sont vraies parce que j'en ai reçu un signe. » Le signe
peut servir de preuve, mais le signe ne fait preuve que pour celui qui
en a la confidence. La vérité, repliée sur elle-même, prend la forme du
secret, intransmissible à tout autre qu'aux élus. Paul Valéry commente : « le Signe de Swedenborg n'était peut-être que la sensation
d'énergie, de plénitude heureuse, de bien-être qu'il éprouvait toujours
à se laisser produire et organiser son monde spirituel, et la certitude de
son délice créateur pouvait sans doute suffire à différer indéfiniment
ses doutes et à détendre son sens critique 243 ». Homme des lumières,
Valéry manifeste sa répugnance à l'égard d'une approche de la vérité
qui lui est étrangère, refoulant à l'intérieur de la subjectivité swedenborgienne cet ordre des signes, incompatible avec les exigences de
l'esprit galiléen. Le Signe se réduit à l'expérience d'un plaisir du même
ordre que ceux qui honoraient de leur présence [203] les spéculations
de M. Teste, héros valéryen de l'intellect militant et triomphant. Un tel
243
Paul VALÉRY, Préface à la traduction française de Martin LAMM,
Swedenborg, Stock, 1936, p. XIX.
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hédonisme de l'esprit pur n'a rien à voir avec la transcendance de la
vérité romantique, lorsqu'elle marque de sa visitation les élus qu'elle
s'est choisis. La « détente du sens critique » attribuée à Swedenborg
serait un manquement à la norme, dans le contexte d'une pathologie de
la connaissance. Mais le romantisme n'est pas une connaissance par
défaut ; il propose et impose un surplus de connaissance ; il élève
l'âme à un ordre supérieur de réalité, dont la richesse ne peut s'affirmer selon l'intelligibilité des langages humains.
L'accès à l'épistémologie romantique ne peut être obtenu par un
enseignement discursif ; il présuppose une initiation, un engagement
de la personne tout entière. L'acquisition du savoir se réalise par le
moyen d'une union transformante ; après l'initiation, l'initié n'est plus
ce qu'il était avant. Il n'a pas recueilli seulement des informations,
comme l'enfant à l'école accumule des notions hétéroclites jusqu'à ce
que ses cahiers soient remplis. Le savoir romantique instaure une plénitude, que l'initié éprouve le sentiment de reconnaître au moment
même où il la connaît, totalité autrefois perdue et dont certains fragments réapparaissent qui, au niveau d'une mémoire ontologique, évoquent l'ensemble dont ils faisaient partie. Le penseur romantique n'est
pas aliéné dans un solipsisme sans issue ; il accède à une vérité qui le
comprend bien plutôt qu'il ne la comprend ; il s'insère dans une totalité dont il pressent les horizons sans pouvoir les maîtriser.
La connaissance plénière opère la réintégration à un univers retrouvé, perdu puisqu'il est retrouvé, comme si l'humanité survivait à
une chute survenue dans les lointains du passé de l'être. Ainsi s'esquisse une mythologie du savoir, selon l'axe qui mène du paradis perdu au paradis restitué, promis à ceux qui auront su traverser sans faiblir les épreuves des initiations. Mystère d'illumination réservé à
quelques-uns. Valéry, en dépit de sa bonne volonté, ne peut comprendre Swedenborg ; Nicolaï en Allemagne, Destutt de Tracy en
France, fidèles aux lumières du XVIIIe siècle, sont épouvantés par les
révélations et vaticinations des jeunes romantiques, suspects de haute
trahison envers les disciplines de la raison raisonnante. « Tout ce que
nous apprenons par expérience est communication, écrit Novalis. Ainsi le monde est en fait une communication — une révélation de l'es-
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prit. Le temps n'est plus où l'Esprit de Dieu était compréhensible.
Nous avons perdu le sens du monde. Nous sommes restés à la lettre,
nous avons perdu ce qui se manifeste au-delà du phénomène — l'essence de la formule 244. »
L'épistémologie romantique affirme que « l'essence de la formule »
ne coïncide nullement avec l'équation d'univers imaginée par d'Alembert et Laplace, ou calculée par Einstein et ses émules. « L'essence de
la formule » évoque les hiéroglyphes rêvés par les alchimistes de la
[204] tradition occulte ; elle s'efforce de rejoindre la Parole originaire,
le Verbe du Dieu créateur. Non exprimable dans le langage convenu
des formulaires de la science, elle met en œuvre un autre vocabulaire
qui tient en échec nos axiomatiques formalisées. Le « symbolisme »
mathématique doit céder la place à un symbolisme transcendant, évocateur de la plénitude de l'Être, montrée du doigt, désignée de loin,
mais non pas fixée, encapsulée dans les termes d'un langage opérant à
la superficie des êtres et des choses.
Loin de renoncer à la science, l'épistémologie romantique, radicalisant l'exigence du savoir, se donne pour ambition de rétablir cette
science dont nos disciplines ne nous offrent que des membres dispersés ; non pas en deçà de la science exacte, mais au-delà, elle vise à la
restitution de l'unité perdue. Selon Novalis, « les sciences ne sont séparées que par manque de génie et d'acuité d'esprit ; les rapports entre
elles sont trop complexes et trop éloignés pour l'entendement et la
stupidité. Nous devons les plus grandes vérités de nos jours à des
combinaisons entre des parties de la science totale longtemps séparées 245 ». Cette « science totale », transdisciplinaire, Novalis en projette l'accomplissement dans son Encyclopédie ; elle existe en projet
dans l'œuvre des maîtres de la philosophie romantique, Fichte, Schelling et Baader. La « Doctrine de la science », maîtresse de vie, serait
244
NOVALIS, Fragments, n° 2228 du classement Wasmuth, dans
l’Encyclopédie, trad. GANDILLAC, Préface, éditions de Minuit, 1966, pp. 2627.
245 NOVALIS, Schriften, hgg KLUCKHOHN und SAMUEL, 1960-1975, 1.1, p. 155 ;
dans Roger AYRAULT, La Genèse du romantisme allemand, IV, 2, 1976, p.
158.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
262
la science unitaire, Science de sciences, « Bible scientifique », dit encore Novalis, en laquelle la réalité humaine découvrirait son accomplissement, au sein de l'unité cosmique, expression du grand dessein
divin.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
263
[205]
Les sciences humaines et la pensée occidentale.
Tome IX. Fondements du savoir romantique.
Deuxième partie :
Chapitre IV
Le procès de Newton
Retour à la table des matières
Le procès romain de Galilée, en 1633, jalonne le moment de rupture où l'intelligibilité rationnelle s'affirme scandaleusement à la face
du monde. La tragi-comédie judiciaire ne parvient pas à faire obstacle
à l'avènement de la modernité. Isaac Newton vient au monde l'année
même où disparaît Galilée ; un demi-siècle après le procès de Rome,
les Philosophiae naturalis principia mathematica (1687) définissent
l'espace mental du siècle des Lumières, dont les recherches et travaux,
les essais et les erreurs, dans leur majorité, mettent en œuvre les présupposés de cette rationalité spéculative, militante et triomphante, imposés par le prototype newtonien du savoir. Un siècle après la publication des Principia, le philosophe Emmanuel Kant y voit encore la
forme définitive de la connaissance scientifique 246.
Quelques dizaines d'années plus tard, à l'âge romantique, SaintSimon et Fourier succomberont encore aux prestiges de la fascination
246
Sur la diffusion du modèle newtonien, cf. nos Principes de la pensée au
siècle des Lumières, Payot, 1971, pp. 151-179 ; et la mise au point récente
de Fritz WAGNER, Isaac Newton im Zwielicht zwischen Mythos und
Forschung, Freiburg-München, Verlag, Karl Alber, 1976.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
264
newtonienne ; ils appliqueront à tort et à travers aux sociétés humaines le schéma d'une gravitation universelle privée de validité
scientifique et devenue un simple élément dans le jeu d'une rhétorique
imaginative. Saint-Simon et Fourier sont newtoniens, ou croient
l'être ; mais ces prophètes d'un nouvel ordre social sont soupçonnés
d'être aussi des malades mentaux. La foi newtonienne s'inscrit désormais dans un tableau clinique d'aliénation psychique et morale.
L'âge des lumières, qui s'annonçait avec le procès de Galilée,
S'achève avec le procès de Newton, initiateur de l'âge romantique.
Sans doute le savant britannique, comblé d'honneurs de son vivant, at-il échappé à la vindicte juridique en bonne et due forme qui a assombri la vieillesse du génial florentin ; mais le prototype de vérité
dont il avait été le champion a fait l'objet d'une remise en question
[206] passionnée de la part des affirmateurs de l'esprit nouveau. Ce
retournement radical de la conjoncture intellectuelle donne à comprendre ce que sont, en leur authenticité, les valeurs romantiques.
À tout seigneur tout honneur. Goethe est le héros éponyme du classicisme allemand, bien qu'il ait cédé dans sa jeunesse aux entraînements du Sturm und Drang, effervescence où s'annoncent les valeurs
romantiques. Les inspirations helléniques disciplineront les pulsions
incontrôlées ; l'humanisme goethéen maîtrise la tentation des recours à
l'abîme. Goethe jugera parfois avec sévérité les jeunes poètes, les romanciers aventurés sur les chemins qu'il avait entrevus. Quelques boutades mal interprétées ne doivent pas dissimuler que l'œuvre de
Goethe contient le romantisme dans les deux sens du terme ; elle le
domine à force de génie ; elle le suppose et elle s'en nourrit ; elle y
trouve les sources de sa puissance. C'est pourquoi les romantiques allemands, bien loin de renier l'auteur de Wilhelm Meister et du Faust,
l'ont honoré comme leur maître ; c'est pourquoi, hors d'Allemagne,
Goethe, un peu partout, est reconnu comme l'incarnation même du
romantisme. Pour Gérard de Nerval comme pour Delacroix, Faust est
un chef-d'œuvre romantique ; et Goethe lui-même atteste que Delacroix l'a compris mieux que personne 247.
Ce romantisme fondamental apparaît clairement si l'on se reporte
aux ouvrages scientifiques du sage de Weimar. Goethe a consacré une
247
Cf. les propos de GOETHE, dans J. P. ECKERMANN, Conversations avec
Goethe, à la date du 27 novembre 1826.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
265
partie importante de sa vie à l'observation des phénomènes naturels,
aussi importante à ses yeux que les poèmes, les romans ou les tragédies. L'édition des œuvres scientifiques récemment publiée sous les
auspices de l'Académie des sciences de Halle comporte une dizaine de
volumes, où l'on peut suivre jour après jour le progrès des recherches
de Goethe en matière d'histoire naturelle, de biologie et de morphologie, de physique expérimentale 248. Goethe apparaît comme l'un des
promoteurs du procès romantique intenté à Newton, dont il dénonce à
loisir les insuffisances. Le terrain d'attaque choisi met en question la
perception des couleurs, opération complexe, aux confins de la physique, de la physiologie et de la psychologie, à propos de laquelle
Goethe se propose de faire éclater l'irréalisme de la théorie galiléonewtonienne. L'auteur des Principia a voué une partie de son activité
à la problématique de la lumière ; l’Optique de 1704, traduite en latin
en 1706, puis publiée de nouveau, en anglais, avec d'importantes additions, en 1717-1718, est le lointain aboutissement, dans la carrière de
Newton, de préoccupations qui remontent jusqu'à une quarantaine
d'années plus tôt. Fellow de [207] Trinity Collège à Cambridge depuis
1667, le savant a consacré son enseignement à l'optique dans les années 1670-1672 ; un essai Of Colours qui date de cette époque, est une
esquisse de l'Optique. Newton est loin de faire figure d'initiateur en ce
domaine. La conception mécaniste du monde est associée au renouveau de la théorie corpusculaire ; la géométrisation du Cosmos va de
pair avec la mise en œuvre des lunettes, télescopes et microscopes,
révélateurs de nouvelles dimensions d'intelligibilité. L'espace mental
de la physique mathématique doit coïncider avec un champ visuel débarrassé des ombres vaines et des opacités mythiques, afin de mieux
s'offrir dans sa rigueur au regard de l'esprit pur.
Cette vision du monde rompt avec les concepts millénaires de la
doctrine aristotélicienne. Si, comme l'enseigne Galilée, le grand livre
248
GOETHE, Die Schriften zur Naturwissenschaft, herausgegeben im Auftrage
der Deutschen Akademie der Naturforscher (Leopoldina) zu Halle ;
Weimar, Hermann Böhlaus Nachfolger. La publication comprend deux
séries de volumes ; la première donne les textes ; la seconde fournit la
totalité des documents annexes, notes et brouillons, extraits du Journal et de
la correspondance concernant les recherches en cours, augmentés de
commentaires par Rupprecht MATTHAEI et Dorothea KÜHN, en ce qui
concerne la Farbenlehre.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
266
de la nature est écrit en caractères géométriques, la représentation de
l'univers passe par l'enregistrement des éléments constitutifs de la réalité. L'œil est l'organe privilégié de la mesure du monde par la pensée ;
grâce à lui se met en place une géométrie dans l'espace dont les schémas pourront être complétés par les apports des autres perspectives
sensorielles, en particulier celles du toucher et de l'audition. La prépondérance de la dimension visuelle impose aux théoriciens mécanistes l'obligation de constituer une optique géométrique, susceptible
d'assurer la rationalisation du monde perçu selon les exigences de la
nouvelle intelligibilité.
Johannes Kepler (1571-1630), le génial astronome, ouvre la voie
avec un traité intitulé Ad Vitellionem Paralipomena, quitus Astronomiae pars Optica traditur (1604). Sous le prétexte d'un « complément » (paralipomena) au traité d'optique du scolastique Vitellio, Kepler substitue à la théorie de la connaissance sensible selon Aristote
une conception où la lumière, constituée par des rayons de matière en
mouvement, sillonne l'espace selon des trajectoires définies par les
normes de la géométrie. L'œil humain intervient à la manière d'un instrument d'optique sur le trajet de ces rayons, qui se réfractent, se regroupent et se réfléchissent à la faveur des dispositions anatomiques
de l'organe visuel, comme au contact d'un miroir courbe, d'une loupe
ou d'un télescope. Le développement de l'optique géométrique se
trouve étroitement lié à l'affirmation de l'astronomie nouvelle, dont
Kepler est un des glorieux pionniers. Chez les successeurs de Kepler,
jusqu'à Newton lui-même, l'optique donne accès à la cosmologie ; la
structure géométrique de l'univers communique avec la conscience
humaine par l'intermédiaire de l'œil, au niveau duquel se négocie la
correspondance du microcosme et du macrocosme.
Une trentaine d'années après la publication de l'essai de Kepler, la
condamnation de Galilée dissuada le prudent Descartes de faire paraître un traité du Monde ; le parti pris mécaniste de cette cosmologie
aurait pu valoir à son auteur, pourtant en sécurité chez les hérétiques,
de sérieux ennuis avec les autorités romaines. C'est seulement après la
mort de Descartes, survenue en 1650, que devait paraître Le Monde de
M. Descartes ou le Traité de la Lumière (1664) ; le titre [208] de cette
œuvre atteste la fonction primordiale de la lumière dans la représentation mécaniste de l'univers : la lumière révèle l'intelligibilité du
monde ; elle en indique les configurations maîtresses. Autre publica-
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
267
tion posthume, le Traité de l'Homme propose la description d'un
homme-machine dans un monde-machine, comme un élément dans
une immense machinerie. « Le Monde et le Traité de l'Homme sont les
deux parties d'un même ouvrage 249 », écrit Ferdinand Alquié ; le
premier éditeur, Clerselier, révèle que, dans le manuscrit original, le
Monde venait avant l'Homme ; selon son témoignage, « ce qu'il publie
sous le titre l'Homme commençait par : chapitre XVIII. Or, le texte du
Monde finit au chapitre XV. La fin du chapitre XV et les chapitres
XVI et XVII, qui formaient la liaison sont donc perdus. Mais l'ouvrage original formait un tout 250 ».
La préséance ainsi reconnue au Monde sur l'Homme met en place
l'homme dans l'intelligibilité universelle. Le phénomène humain ne
bénéficie d'aucun privilège d'exterritorialité, d'aucune exception de
juridiction par rapport à la physique universelle. La conscience humaine, victime des apparences sensibles, déploie sur le monde environnant un voile d'illusion dont il ne faut pas être dupe. Le mécanisme
est une école de démystification, révélateur de cette géométrie immanente qui se cache derrière les données des sens ; la révolution galiléenne procède à la rectification de la pensée, délivrée, par voie de
démonstration rationnelle, de ses erreurs premières. Le premier chapitre du Monde traite « de la différence qui est entre nos sentiments et
les choses qui les produisent ». Descartes prévient son lecteur que
l'ordre du sensible ne lui offre qu'une réalité sans vérité. « Me proposant de traiter ici de la lumière, la première chose dont je veux vous
avertir est qu'il peut y avoir de la différence entre le sentiment que
nous en avons, c'est-à-dire l'idée que s'en forme notre imagination par
l'entremise de nos yeux, et ce qui est dans les objets qui produit en
nous ce sentiment, c'est-à-dire ce qui est dans la flamme ou dans le
soleil, qui s'appelle du nom de Lumière. Car encore que chacun se
persuade communément que les idées que nous avons en notre pensée
sont entièrement semblables aux objets dont elles procèdent, je ne
vois point toutefois de raison qui nous assure que cela soit ; mais je
DESCARTES, Œuvres philosophiques, p.p. F. ALQUIÉ, t. I, Garnier, 1963, p.
307.
250 Ibid., p. 308.
249
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
268
remarque au contraire plusieurs expériences qui peuvent nous en faire
douter 251. »
L'autorité de la raison opère le dessaisissement de la conscience
sensible ; la connaissance véritable s'obtient par le ministère de l'intellect, libéré des aliénations sensorielles. L'un des « essais », auxquels le
Discours de la méthode, en 16.37, sert de préface en forme de manifeste, se propose de réduire à la raison géométrique l'ordre du visible.
« Toute la conduite de notre vie dépend de nos sens, entre lesquels
celui de la vue étant le plus universel et le plus noble, il n'y a point de
[209] doute que les inventions qui servent à augmenter sa puissance
ne soient des plus utiles qui puissent être 252. » D'entrée de jeu, la vision humaine est abordée en fonction de la technologie des instruments d'optique ; la réalité humaine s'analyse selon la problématique
de la physique mécaniste. La lumière « n'est autre chose qu'un certain
mouvement ou une action reçue en une matière très subtile, qui remplit les pores des autres corps 253 »... La propagation de cette matière
subtile s'opère selon des lignes droites, qui subissent des déviations
diverses en fonction de la nature des milieux traversés, ce qui permet
à Descartes d'établir une optique géométrique, dont il formule, en mathématicien de génie, certaines lois fondamentales.
L'œil humain intervient comme un appareil d'optique sur le parcours des rayons lumineux, qui subissent des inflexions et regroupements divers en vue de constituer l'image de l'univers dans sa vérité
rationnelle ; des vignettes illustrent, dans le texte, cette réduction du
visible à l'intelligibilité triomphante. Mais la vérité ainsi conquise est
une vérité en noir et blanc ; dissipés les prestiges illusoires des couleurs, il reste encore à rendre raison de leur apparition. Descartes s'y
emploie, sous l'inspiration de cette rhétorique imaginative qui anime
sa représentation de l'univers. « Notre âme est de telle nature que la
force des mouvements qui se trouvent dans les endroits du cerveau
d'où viennent les petits filets des nerfs optiques lui fait avoir le sentiment de la lumière, et la façon de ces mouvements celui des cou-
Le Monde ou Traité de la Lumière, ch. I, début ; Œuvres de DESCARTES, éd.
citée, p. 315.
252 La Dioptrique, Discours premier, De la Lumière, début ; ibid., p. 651.
253 Op. cit., Discours second, De la Réfraction, p. 676.
251
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
269
leurs 254. » Des structures nerveuses spécifiques se trouvent ainsi offertes à la réception des particules de l'élément air, conçu comme
« une liqueur très subtile », dont les parties composantes doivent avoir
« quelque grosseur et quelque figure » ; on « peut les imaginer à peu
près toutes rondes et jointes ensemble, ainsi que des grains de sable et
de poussière 255 ». Distinct de l'élément Feu et de l'élément Terre,
l'élément Air rend raison de la perception visuelle. « L'intensité de la
lumière, résume Alquié, dépend de la pression qu'exercent sur les extrémités du nerf optique les petites boules du second élément ; et (...)
la couleur dépend du mouvement de rotation plus ou moins rapide
dont elles sont animées, et du rapport de ce mouvement avec leur
mouvement de translation 256. »
Il serait absurde de tenir rigueur à Descartes de cette mythologie
optique ; de telles représentations rudimentaires étaient inévitables en
l'absence d'une physiologie nerveuse dont l'élaboration n'interviendra
qu'au XIXe siècle, par les soins de Johannes Müller et d'Helmholtz,
entre autres. Le point capital est la réduction du visible à une construction physico-mathématique ; l'expérience humaine se dissout pour
laisser la place à une problématique matérielle ; l'ordre du sensible
s'efface au profit d'un univers du discours rationnel, ainsi que le [210]
fait apparaître la parabole cartésienne du morceau de cire, dépouillé
de ses apparences et comme dénudé par l'inspection de l'esprit. Le
monde concret des qualités, dont les nuances infiniment diverses correspondent aux variations du sentiment vécu, accompagnant et surchargeant la présence au monde de significations différentes d'un individu à l'autre, se trouve aboli ; dénoncé comme un ordre de l'illusion, il est remplacé par des combinaisons quantitatives entre des éléments déterminables en droit sinon en fait, et dont on peut espérer
qu'on pourra un jour en rendre compte par les voies et moyens du calcul physico-mathématique. Un aveugle pourra alors discourir des couleurs aussi bien, sinon mieux, qu'un voyant, gêné par les résidus qualitatifs concrets qui parasitent son expérience immédiate, en dépit de
toutes les conjurations et réductions opérées par l'intellect.
254
255
Dioptrique, Discours sixième : De la Vision, édit. citée, p. 700.
Le Monde, ch. V : Du nombre des éléments et de leurs qualités, ibid., p.
338.
256 Note de F. ALQUIÉ, même édition, p. 700.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
270
Descartes pose à nouveau le problème des couleurs dans l'essai sur
les Météores, qui fait suite, comme la Dioptrique, au Discours de la
Méthode de 1637, à propos de l'Arc-en-Ciel, objet de spéculation pour
les observateurs depuis Aristote. Descartes interprète le phénomène
comme un effet de la réfraction des rayons lumineux à travers l'eau
atmosphérique, analogue à la déviation subie par les particules constitutives de ces mêmes rayons lorsque leur trajectoire traverse un
prisme. La diversité des couleurs provient de l'inégale rotation des
grains de matière subtile. Les phénomènes météorologiques ne font
pas exception à la règle commune ; « on ne doit pas chercher autre
chose non plus dans les couleurs que les autres objets font paraître ;
car l'expérience ordinaire témoigne que la lumière ou le blanc, et
l'ombre ou le noir, avec les couleurs de l'iris (arc-en-ciel) qui ont été
ici expliquées, suffisent pour composer toutes les autres. Et je ne saurais goûter la distinction des philosophes, quand ils disent qu'il y en a
qui sont vraies et d'autres qui ne sont que fausses ou apparentes, car
toute leur vraie nature n'étant que de paraître, c'est, ce me semble, une
contradiction de dire qu'elles sont fausses et qu'elles paraissent. Mais
j'avoue bien que l'ombre et la réfraction ne sont pas toujours nécessaires pour les produire ; et qu'en leur place, la grosseur, la figure, la
situation et le mouvement des parties des corps qu'on nomme colorés,
peuvent concourir diversement avec la lumière, pour augmenter ou
diminuer le tournoiement des parties de la matière subtile 257 ».
La négation de toute distinction entre le paraître et l'être des couleurs atteste le refus par Descartes de l'autonomie de la conscience
percevante. Sa théorie des couleurs est une physique et même, virtuellement, une mathématique ; il est possible de calculer la trajectoire et
les déviations des rayons lumineux. Une trentaine d'années après les
recherches de Descartes, les premiers travaux de Newton se situent
dans la même perspective. Le langage a changé ; Newton opposera
aux principes métaphysiques de la physique cartésienne ses propres
« principes mathématiques » ; la synthèse newtonienne substitue à la
rhétorique [211] figurative du philosophe français la langue des calculs, rebelle aux entraînements de l'imagination. Les tourbillons de
Descartes s'enroulent aux pages des traités de cosmologie comme des
trombes ou cyclones ; l'attraction de Newton, en dépit de sa dénomi257
Les Météores, Discours huitième, De l'Arc-en-Ciel ; édit. citée, pp. 758-759.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
271
nation tentatrice, n'est qu'une expression mathématique. Le « beau
roman » de la physique cartésienne, selon la formule de Leibniz, a
cédé la place à une représentation positive. A cela près, qui est considérable, l'univers de Newton demeure celui de la révolution mécaniste, au sein duquel évoluaient Galilée, Descartes, Mersenne ou Huygens.
L’Optique de Newton, en 1704, a pour titre Optics, or a Treatise of
the Reflexions, Refractions, Inflexions and Colours of Light. Il s'agit
d'une physique mathématique de la lumière, mais aucunement d'une
physiologie, d'une psychologie ou d'une phénoménologie de la vision.
L'univers se présente comme un espace au sein duquel se déploient les
trajectoires de corpuscules matériels animés de mouvements et de vitesses diverses. « Les petites particules des corps, demande Newton,
ne possèdent-elles pas certains pouvoirs, vertus ou forces, par lesquels
elles agissent à distance, non seulement sur les rayons de lumière, par
réflexion, réfraction ou inflexion, mais aussi les unes sur les autres, en
vue de produire une grande partie des phénomènes de la nature 258 ? »
L'espace mental de Newton n'est pas un espace vital ; la réalité physique prend le pas sur la réalité humaine. Les contributions remarquables de l'auteur des Principia à l'optique géométrique n'y changent
rien. Selon Newton, la lumière « blanche », considérée comme une
donnée élémentaire de la nature, d'Aristote à Descartes, est en fait une
réalité complexe, suscitée par la combinaison des diverses couleurs.
Le spectre prismatique, ainsi que l'arc-en-ciel, permettent une analyse
expérimentale qui dissocie les couleurs élémentaires grâce à la différence de leurs indices de réfraction dans un milieu autre que l'air. De
cette découverte de l'hétérogénéité intrinsèque de la lumière, Newton
devait tirer diverses conséquences, en particulier pour la technologie
des instruments d'optique.
Lorsque Goethe, à partir de 1790 environ, s'attaque résolument à la
doctrine newtonienne des couleurs, il remet en question, à travers son
plus illustre représentant, la tradition de la physique mathématique
depuis la révolution galiléenne. Newton est le représentant le plus génial d'une vision du monde dont Goethe dénonce le despotisme, d'autant plus pernicieux qu'il n'est pas ressenti comme tel par ceux qui en
sont les victimes. La véhémence de cette polémique, alimentée par
258
NEWTON, Opticks, édit. de 1717-1718, Book III, Query 31.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
272
vingt années de recherches patientes, surprend ; la préface à l'édition
de 1810 présente l'œuvre de Newton comme un obstacle épistémologique dressé, avec l'inertie propre à la doctrine reçue, sur le chemin de
la recherche. « Nous comparons la théorie newtonienne des couleurs à
un vieux Burg, dressé à l'origine par le bâtisseur avec un zèle juvénile,
puis agrandi et équipé par lui peu à peu selon les besoins du temps et
des circonstances, et toujours davantage renforcé et fortifié [212] à
l'occasion des conflits et hostilités en cours 259. » Les héritiers et successeurs du constructeur n'ont pas cessé de surcharger la bâtisse originelle de tours, de passages et galeries, de souterrains de toutes sortes.
Fort-Newton fait toujours figure de citadelle inexpugnable. « Ce renom, cette réputation s'est maintenue jusqu'à nos jours. Personne ne se
rend compte que la vieille bâtisse est devenue inhabitable 260. » On y
va en pèlerinage, on la fait admirer aux enfants des écoles, « alors que
la construction est déjà déserte, et qu'elle n'est plus gardée que par une
poignée d'invalides, qui se croient sérieusement bien armés 261 ». Ce
« trou à rats », ce « repaire de chouettes » doit être jeté bas ; c'est un
véritable devoir (Pflicht) que de « mettre en œuvre le plus de force et
d'habileté possible pour raser cette Bastille et faire place nette 262 ».
L'imagerie révolutionnaire souligne la violence de l'attaque. La
deuxième partie de la Théorie des couleurs (Farbenlehre) reprend,
proposition après proposition, une section de l'optique newtonienne
pour la soumettre à une critique destructrice, en dénoncer le caractère
illusoire, et démasquer l'inanité de ses prétendues démonstrations.
« L'extraordinaire Newton 263 » a procédé d'une manière arbitraire en
choisissant dans la masse des phénomènes ceux-là seuls qui lui convenaient, sans tenir compte du reste. Seulement, « Newton était parvenu, grâce à une méthode artificielle, à donner à son œuvre une apparence si puissante, que les connaisseurs en matière de formalisme
l'admiraient et que les profanes s'en émerveillaient. A quoi s'ajoutait
l'honorable illusion d'un traitement mathématique, grâce auquel il était
259
260
261
262
263
GOETHE, Die Schriften zur Naturwissenschaft, éd. citée ; Zur Farbenlehre,
Erste Abteilung, Bd IV, Weimar, 1955, Vorwort, pp. 5-6.
Ibid., p. 6.
Ibid., p. 7.
Zur Farbenlehre, Erste Abteilung, Bd V, Polemischer Teil, Weimar, 1958, §
3, p. 1.
Ibid., § 7, p. 3
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
273
parvenu à étayer l'ensemble 264 ». L'ordonnancement géométrique du
texte donnait à penser que le contenu avait lui-même une rigueur
scientifique. « Le titre de l'ouvrage suscitait le préjugé que la matière
et sa mise en œuvre étaient d'ordre mathématique, alors qu'il s'agissait
de physique et que l'appareil mathématique n'était qu'illusion. En effet, le progrès de la science a révélé depuis longtemps que Newton en
matière de physique était un observateur maladroit et qu'aussi bien les
formules exprimant ses expériences devaient se révéler insuffisantes
et fausses 265. » La violence de ce réquisitoire est telle que Goethe luimême éprouve le besoin de s'en accuser, dans un appendice à la partie
polémique de la Farbenlehre. Il justifie son agressivité par la difficulté des temps et les guerres qui dévastent la patrie, toutes circonstances
qui troublent la sérénité du jugement. Surtout, l'expérience récente
prouve qu'il ne sert à rien d'épargner [213] l'adversaire ; il faut le
battre. Or « il n'y a pas eu dans l'histoire des sciences, de parti plus
entêté. Ce parti a troublé l'existence de plus d'un ami de la vérité ; moi
aussi il m'a privé, pendant plusieurs années d'un emploi plus agréable
et plus avantageux de mon temps. Que l'on veuille bien m'excuser, en
conséquence, si j'ai dit de cette théorie et de son auteur le plus de mal
possible. Je souhaite que cela soit utile à nos successeurs 266... ». Emporté par son élan, Goethe va trop loin ; s'il est vrai qu'il a consacré
des années à des recherches sur les couleurs, ce faisant, il n'a pas perdu son temps, comme il l'a lui-même reconnu bien souvent. Une lettre
à Schiller, en novembre 1796, une quinzaine d'années avant la publication de la Farbenlehre, confie à l'ami : « Je prends infiniment de
plaisir à mes observations d'histoire naturelle ; ce qui peut paraître
surprenant à première vue, mais qui, pourtant n'a rien que de logique,
c'est qu'il en sortira finalement une sorte de construction subjective.
Ce qui est en voie de devenir, c'est, si vous voulez, au sens propre du
mot, le monde de l'œil, un monde fait tout entier de forme et de couleur. Car, à y prendre garde, je n'ai besoin de recourir à l'aide des
autres sens que dans une faible mesure, et toute ma construction théorique revêt la forme d'une sorte de représentation figurée 267... »
264
§ 10, p. 4.
Ibid.
Zur Farbenlehre, édition citée, Abteilung I, Bd. V, Abschluss, p. 194.
267 GOETHE à Schiller, 15 novembre 1796 ; Correspondance entre Schiller et
Goethe, traduction Lucien HERR, t. II, Pion, 1923, p. 45.
265
266
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
274
Le projet goethéen apparaît nettement : ce qui est en question, ce
n'est pas un milieu géométrique, constitué comme une épure, où des
rayons abstraits entrecroisent leurs toiles d'araignées théoriques ; c'est
le « monde de l'œil » (die Welt des Auges), l'ordre du visible, composé
exclusivement de couleurs et de formes, expression privilégiée de la
réalité humaine. La construction physico-mathématique d'une axiomatique optique répond à des préoccupations différentes de celles de la
Farbenlehre. La « représentation figurée » n'est pas une démonstration, mais une « monstration » (Darstellung) qui donne à voir plus et
mieux que ce qui peut être imposé par l'autorité de la raison raisonnante. De Kepler à Newton, en passant par Descartes, l'optique géométrique a décrit l'œil comme un ensemble de dispositifs analogues à
ceux qui équiperont les premiers appareils photographiques. On a oublié que l'œil était un organe de la présence humaine dans le monde ;
grâce à lui, la conscience prend terre dans le milieu qu'elle habite. Les
couleurs, les contours, les configurations des paysages sont ensemble
des formes de la conscience, que viennent surcharger des significations psychologiques, esthétiques et morales. Ces significations sont
absentes des traités classiques de l'optique géométrique, frappés de
cécité à l'égard des aspects humains de l'expérience humaine.
La rébellion goethéenne contre la tyrannie de Newton et des newtoniens est une lutte pour la vie, opprimée et aliénée par la réduction
galiléenne de l'univers. La révélation de ce sens caché se trouve dans
une lettre à la princesse Gallitzin, l'amie du sage Hemsterhuis, en date
[214] de février 1797 : « Ces recherches m'ont obligé à mettre mon
esprit à l'épreuve et à l'exercer ; et même s'il ne devait en résulter aucun résultat pour les sciences, le profit personnel que j'en tire demeurerait inappréciable. Combien est-il important, en effet, d'apprendre à
connaître toujours de plus près les limites de l'esprit humain, et
d'apercevoir toujours plus clairement que les résultats obtenus sont
d'autant plus importants que l'on utilise avec plus de précision et de
sécurité cet organe qui nous est donné en tant qu'hommes en général
et particulièrement en tant que natures individuelles 268. » Génie intuitif, Goethe oppose à une science d'aveugles la co-naissance du voyant.
268
Lettre à la princesse Gallitzin, 6 février 1797 ; citée dans Die Schriften zur
Farbenlehre, Collection citée, Abteilung II, Bd. IV, Weimar, 1973, Vorwort
des éditeurs, p. XVII.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
275
L'œil est pour Goethe l'organe privilégié de la présence au
monde 269 ; ce combat est celui du romantisme tout entier, lorsqu'il
dénonce l'aliénation intellectualiste. La science mathématisée de Galilée et de Newton, exorcisant les apparences, a renié l'ordre du sensible, dont elle méconnaît la valeur esthétique et la validité vitale. Le
savoir romantique récupère ces résidus dédaignés par la spéculation
rationnelle ; l'empirisme du sensible a résisté aux dissolutions analytiques ; son étude apparaît d'une importance capitale pour les habitants
de la terre. Même si la théorie des couleurs ne porte que sur des apparences, il est insensé de nier la signification de ces apparences tout au
long de chaque heure de chaque existence. La déréliction du sensible
correspond à un crime de haute trahison à l'égard de la vie.
Sans doute faut-il attendre du physicien qui élabore un système du
monde une compétence mathématique ; les techniques de la mesure et
du calcul régissent une grande partie du territoire scientifique.
L'auteur de la Farbenlehre « ne peut pas se vanter de posséder une
culture de cet ordre ; c'est pourquoi il se maintient dans les régions
indépendantes de l'art de la mesure, régions qui n'ont pas cessé d'accroître leur étendue dans les temps modernes 270 ». La mathématisation de la physique a rendu de grands services ; mais l'application erronée du traitement mathématique a causé beaucoup de tort à cette
discipline 271. La théorie des couleurs en a beaucoup souffert ; ses
progrès se sont heurtés aux plus grands obstacles, « parce qu'on la
confondait avec le reste de l'Optique, soumise aux exigences de la mesure, alors que cette théorie peut être considérée d'une manière complètement indépendante 272 ». Le « grand mathématicien » Newton a
fait dans ce domaine plus de tort qu'aucun autre ; sa théorie physique
de l'origine des couleurs, toute fausse qu'elle fût, a bénéficié du préjugé favorable qui auréolait son auteur. Goethe a cherché à maintenir la
Farbenlehre dans une indépendance complète à l'égard de la mathématique. [215] Le concours de l'art de la mesure pourrait être désirable en certains points particuliers ; mais il sera toujours possible de
269
Cf. GOETHE, Dichtung und Wahrheit, VI, éd. de Weimar, I, Bd. XXVII, p.
16 : « L'œil était, avant tous les autres, l'organe grâce auquel j'appréhendais
le monde » (cité ibid., p. XVI).
270 Zur Farbenlehre, Abteilung I, Band IV, didaktischer Teil, § 723, p. 212.
271 Ibid., § 724.
272 Ibid.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
276
recourir à ce propos aux lumières de quelques mathématiciens sans
préjugés.
Goethe, dans un entretien familier, présentait l'objection de conscience au mathématisme comme une attestation de liberté.
« L'homme, pour affirmer sa liberté, suscite lui-même le contraire de
la réalité donnée ; c'est ce qui apparaît aussi dans le domaine de la
Physiologie, où l'œil fait intervenir la couleur antagoniste d'une couleur donnée, constituant ainsi une totalité avec le donné et son propre
apport 273. » Le phénomène des couleurs complémentaires et les rapports harmoniques entre les diverses tonalités échappent aux prises de
l'intelligibilité quantitative propre à la physique mathématique. Le
cercle étroit des couleurs fondamentales, le jeu simple de leurs relations mutuelles, propose à l'être humain une ouverture sur la totalité
de la nature, lieu propre de l'exercice de la liberté. L'optique classique
se propose comme une dépendance de la physique ; la théorie des couleurs appartient au domaine de l'anthropologie. L'alliance naturelle
entre l'œil et la lumière est le lieu propre de la communication entre
l'homme et la terre ; par l'exercice de la vision, l'être humain vient au
monde, pour s'y incarner à la faveur d'une nouvelle conscience de soi.
Les vains prestiges de l'intelligibilité mathématique dissimulent et dénaturent, au nom d'une vérité de raison, cette première et vitale vérité
de la présence humaine à un monde humain, qui s'offre à nous sous les
espèces du monde de l'œil (die Welt des Auges).
L'enjeu du débat dépassait la seule question de la nature et de la
genèse des couleurs. Le diplomate Reinhard, Allemand au service de
la France, qui fut à une certaine époque un familier de Goethe et s'essaya à traduire la Théorie des Couleurs en français, écrit en 1807 à
Charles de Villers, agent de liaison entre les deux cultures : « La doctrine des couleurs paraît remonter à une loi générale, qui la coordonnerait à celle des plus importants phénomènes de la nature, incommensurables en apparence, et qui paraissent cependant être produits
d'après un principe uniforme, dont la présence se manifeste sous des
formes infiniment différentes, et toujours avec la même activité dans
273
Propos noté par Riemer le 26 novembre 1806 ; dans F. W. RIEMER,
Mitteilungen ueber Goethe, dans Die Schriften zur Naturwissenschaft, II,
Bd. IV, p. 251 ; le texte allemand parle de « physique », mais le mot désigne
la physiologie des modernes, ainsi que l'indiquent les éditeurs.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
277
le monde physique et peut-être jusque dans le monde moral. Ce principe se manifeste dans le magnétisme, dans l'électricité, dans le galvanisme, dans la chimie entière, dont l'affinité avec les couleurs a frappé
depuis longtemps les observateurs. Pressez deux verres et vous ferez
jaillir les couleurs du prisme ; touchez l'électrophore et vous ferez diverger l'électromètre ; joignez deux métaux et vous produirez l'oxydation. Comment faut-il énoncer cette loi ? Créez-moi une langue, et je
l'énoncerai. Mais M. Goethe a créé cette langue, il en a du moins montré l'alphabet. Ce ne sera point avec une langue mathématique et [216]
peut-être même est-il à craindre que, parmi les mathématiciens, les
idées dont il s'agit ne trouvent une résistance opiniâtre 274. »
En communication journalière avec Goethe, travaillant à une traduction de son œuvre, Reinhard est un témoin de première main.
L'auteur du Faust a critiqué certaines divagations des Naturphilosophen romantiques ; mais il a eu de l'amitié pour le jeune Schelling,
dont il a protégé les débuts ; il a suivi avec sympathie les travaux de
Steffens et de Ritter, et sa réprobation de certains égarements chimériques se fonde sur un réalisme profond opposé à tout irréalisme spéculatif. Dans la lutte entre la science mécaniste galiléo-newtonienne et
le savoir romantique, Goethe est plus proche du second que de la
première. Le savoir romantique répond à la nécessité de créer une
science sur de nouvelles bases, et donc de « créer une langue » appropriée à ce savoir, selon la formule de Reinhard. La philosophie et la
science mécanistes ont mis en honneur le principe selon lequel il fallait détourner l'esprit des sens (mentem abducere a sensibus) ; l'idolâtrie de l'objectivité n'a abouti qu'à dénaturer la nature et à déshumaniser l'homme, en donnant pour norme à la connaissance l'idéal d'une
expérience sans expérimentateur, d'une observation sans observateur.
« La pire maladie de la physique moderne a consisté à séparer de
l'homme les expériences ; on ne veut reconnaître la nature que dans ce
que nous en montrent des instruments artificiels, on prétend par là li-
274
REINHARD à Villers, 28 juin 1807 ; document publié dans Die Schriften zur
Naturwissenschaft, II, Bd. IV, pp. 144-145 ; le même volume pp. 6-13
donne des fragments de la traduction française, inédite, de la Farbenlehre
par Reinhard.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
278
miter et démontrer ses effets 275. » Il faut revenir de l'ordre des raisons
à la réalité des choses (mentem abducere a rationibus) ; dans l'exigence de cette conversion épistémologique, Goethe est un prédécesseur de Husserl, qui un siècle plus tard proclamera la nécessité de revenir « aux choses mêmes » (zu den Sachen selbst). Goethe, avant
Husserl, affirme que les apparences sont la terre natale de la vérité ;
les phénomènes sont la réalité ; la vérité ne siège pas derrière eux,
dans un au-delà accessible à la seule inspection de l'esprit. « Que l'on
n'aille pas chercher quelque chose derrière les phénomènes ; ils sont
eux-mêmes la vérité doctrinale 276. » Les savants procèdent à un dédoublement de la connaissance en vérité et en réalité ; la connaissance
authentique se trouve dans l'unité indissoluble du réel et du vrai.
« Nous croyons avoir bien mérité des philosophes, écrit Goethe dans
l'Introduction à la Farbenlehre, en ceci que nous avons tenté de remonter jusqu'aux sources premières (Urquellen) des phénomènes, jusqu'à ce point où tout simplement ils apparaissent et sont, et où rien
d'autre ne peut plus être expliqué en ce qui les concerne 277. » La
science des couleurs ne peut consister à les réduire, à les déduire à
[217] partir d'autre chose que l'expérience même que nous en avons.
« Il ne s'agit pas ici de formules de rhétorique, que l'on peut répéter
cent fois sans rien en penser, ni rien donner à personne. Il est ici question de phénomènes (Erscheinungen), que l'on doit avoir présents aux
yeux du corps et de l'esprit afin de pouvoir rendre compte à soi-même
et aux autres de leur provenance et de leur dérivation 278. »
Le rôle central de la théorie des couleurs dans l'œuvre de Goethe
tient au génie intuitif de son auteur ; l'étymologie du mot intuition
renvoie à l'ordre visuel. Un aphorisme de 1805-1806 exalte la primauté de l'œil : « L'oreille est muette, la bouche est sourde ; mais l'œil
perçoit et parle. En lui se reflète du dehors le monde, du dedans
l'homme. Grâce à l'œil s'accomplit la totalité du dedans et du dehors 279. » L'organe visuel célèbre dans l'intuition (Anschauung) les
275
276
277
278
279
GOETHE, Maximen und Reflexionen, Schriften der Goethe Gesellschaft, Bd.
XXI, Weimar 1907 ; § 706 ; cité Die Schriften zur Naturwissenschaft, op.
cit., II, Bd. IV, p. 266.
Maximen und Reflexionen, § 575, loc. cit., p. 264.
Zur Farbenlehre, collection citée, I, Bd. IV, Einleitung, p. 21.
Ibid., didaktischer Teil, § 242, pp. 88-89.
Die Schriften zur Naturwissenschaft, I, Bd. III, p. 437.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
279
noces du visible et de l'invisible, dans l'affleurement mutuel des significations. Mystère de la vision, dont Merleau Ponty devait un jour,
dans la perspective de la phénoménologie, redécouvrir le sens profond. « Les choses et le monde visible (...) sont toujours derrière ce
que j'en vois, en horizon, et ce qu'on appelle visibilité est cette transcendance même. Nulle chose, nul côté de la chose ne se montre qu'en
cachant activement les autres, en les dénonçant dans l'acte de les masquer. Voir, c'est par principe voir plus qu'on ne voit, c'est accéder à un
être de latence. L'invisible est le relief et la profondeur du visible, et
pas plus que lui le visible ne comporte de positivité pure 280. » Descartes, Newton, les inventeurs de l'optique géométrique se sont imaginés que le monde de l'œil se laissait dire tout entier sur le mode de la
pure positivité. La Farbenlehre démasque l'illusion.
L'optique positive présuppose l'autonomie de l'ordre visuel, ensemble bien lié de faits et de mesures selon les convenances de
l'axiomatique. Or les phénomènes visuels ne s'appartiennent pas à
eux-mêmes. « Les couleurs sont des effets (Taten) de la lumière, des
actions et des passions (Taten und Leiden). (...) Couleurs et lumière
entretiennent un rapport très précis, seulement nous devons nous les
représenter les unes et l'autre comme appartenant à la Nature dans son
ensemble ; car c'est elle dans son ensemble qui veut se révéler par le
moyen du sens de la vue. De la même manière, c'est la Nature dans
son ensemble qui se révèle à tout autre sens. » Que l'on ferme l'œil,
que l'on ouvre l'oreille en renforçant l'attention de manière à saisir les
nuances fines de l'univers auditif, « c'est toujours la Nature qui parle,
révélant son existence, sa puissance, sa vie et ses rapports intimes, si
bien qu'un aveugle à qui est refusée l'infinité du visible, peut ressaisir
dans l'audible l'infinité de la vie. C'est ainsi que la Nature parle d'en
haut à d'autres sens, connus, méconnus ou inconnus ; c'est ainsi qu'elle
se parle à elle-même et qu'elle s'adresse à nous à travers mille apparences. Pour celui qui fait attention, elle n'est jamais morte, ni [218]
muette 281 ». La théorie des couleurs (Farbenlehre) propose une expression particulière de l'universel langage de la Nature (NaturSprache) selon les perspectives convergentes du sensible. « Le seul
aspect d'une chose ne nous avance à rien. Chaque regard se prolonge
280
281
M. MERLEAU-PONTY, Signes, NRF, 1960, p. 29.
Zur Farbenlehre, collection citée, I, Bd. IV, Vorwort, p. 3.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
280
en une observation, chaque observation en une réflexion, chaque réflexion en une mise en relations ; c'est-à-dire que chaque regard attentif opère une mise en forme théorique du monde (dass wir schon bel
jedem aufmerksamen Blick in die Welt theorisieren) 282. »
Le savoir goethéen célèbre les épousailles de la conscience sensible et du monde. En s'éloignant toujours davantage de la réalité concrète, la science a lâché la proie pour l'ombre. Antée, le géant de la
mythologie ancienne, reprenait force chaque fois qu'il touchait du pied
la terre maternelle. L'expérience sensible remonte jusqu'à certaines
conditions premières, jusqu'à des principes supérieurs « qui ne se révèlent pas à l'entendement (Verstand), par le moyen de mots et d'hypothèses, mais bien à l'intuition (Anschauen) par la voie des phénomènes. Ces principes, nous les appelons Urphänomene (phénomènes
primitifs, originaires), parce qu'il n'y a rien au-delà d'eux dans l'ordre
des apparences, tandis qu'eux-mêmes sont de nature à permettre parfaitement, par une démarche graduelle, comme on est auparavant remonté jusqu'à eux, que l'on en redescende jusqu'aux aspects les plus
communs de l'expérience quotidienne 283 ». L'opposition de la lumière
et de l'ombre, et le déploiement, entre les deux, de l'ordre des couleurs, constitue un tel Urpänomen, donnée ultime de l'expérience.
L'erreur fréquente des savants, « une fois découvert un tel phénomène
primitif, est de ne pas vouloir le reconnaître comme tel, et de chercher
derrière lui, au-dessus de lui, quelque chose d'autre, alors que nous
devons admettre que c'est ici la limite de l'intuition 284 ».
La théorie des couleurs explore le monde sensible, source et ressource d'une vérité originaire qui s'adresse à nous à travers les phénomènes. Il faut se fier au regard plutôt qu'à la démonstration. La Farbenlehre est une science des apparences ; mais on aurait tort d'opposer
le dehors et le dedans, la surface et la profondeur. « La couleur dans
sa très grande diversité se propose à l'œil à la superficie des êtres vivants ; ainsi constitue-t-elle une partie importante des signes extérieurs grâce auxquels nous sommes avertis de ce qui se passe au-
282
283
Ibid., p. 5.
Zur Farbenlehre, I, Bd. IV, didaktischer Teil, § 175, p. 71 ; ce texte est la
première occurrence de l’Urphänomen dans l'œuvre de Goethe.
284 Ibid., pp. 71-72.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
281
dedans 285. » La réhabilitation des couleurs justifie leur alliance avec
nos états d'âme, dont elles proposent les symboles naturels ; joie et
peine, excitation ou dépression, deuil, allégresse, tendresse, toutes les
harmonies intimes trouvent leur expression appropriée dans cette rhétorique spontanée où se négocient les rapports du moi et du monde.
Goethe explore les significations humaines de l'univers des couleurs,
[219] des tons et des teintes, les usages allégoriques, symboliques,
mystiques du langage humain des couleurs 286 ; les répercussions psychologiques et morales des alliances entre les diverses nuances s'expriment à travers la diversité historique et géographique du vêtement
des hommes et des femmes, chaque teinte considérée comme une unité de signification dans un ensemble complexe 287. La couleur, telle
que Goethe l'étudié, n'est pas le produit de laboratoire analysé par
l'optique géométrique, mais plutôt le matériau que le peintre utilise
pour affirmer sa vision du monde. Aussi la Farbenlehre reproduit-elle
une longue lettre du peintre romantique Philipp Otto Runge, qui au
retour d'une promenade parmi les paysages de son île de Rügen, propose à Goethe ses propres observations et réflexions sur les couleurs
du monde, leurs rapports réciproques et apparentements 288. Présence
au monde, engagement de l'homme dans le monde par le ministère de
l'œil. Et peut-être n'est-il pas inutile de rappeler dans ce contexte le
dernier mot de Goethe mourant : « Mehr Licht ! Plus de lumière... »
Goethe dispute pied à pied le terrain à son adversaire, Newton. Les
résultats obtenus ont pu être remis en question par la suite, contestés
ou annulés par les progrès ultérieurs de la connaissance, tandis que
l'attitude goethéenne, en tant qu'affirmation d'un rapport au monde
garde sa validité. La Farbenlehre s'occupe d'abord des couleurs physiologiques, c'est-à-dire de la physiologie des couleurs. Le point de
départ n'est pas la lumière en tant que réalité physique, mais l'œil, organe humain, et non simple appareil d'optique dans lequel les rayons
lumineux seraient enregistrés et combinés selon des lois géométriques. La vision est une opération complexe, et la gamme des couleurs ne saurait être dissociée en une série d'entités abstraites spécifiques, définies une fois pour toutes. La couleur se présente comme
285
Ibid., § 735, pp. 215-216.
Cf. op. cit., §§ 915-920, pp. 255-256.
Ibid., §§ 833-847, pp. 239-241.
288 RUNGE à Goethe, le 3 juillet 1806 ; cf. op. cit., Zugabe, pp. 254-264.
286
287
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
282
« l'ordre de la nature dans son rapport avec le sens de la vue », ce qui
présuppose un individu doué de ce sens, et conscient de l'influence de
la nature sur cet organe sensoriel, « car il est impossible de parler de
la couleur avec un aveugle 289 ». Ce fait élémentaire donne lieu,
comme toute autre activité perceptive, à un grand nombre de combinaisons, oppositions et mélanges, renforcements et neutralisations.
Il existe trois ordres de la couleur, auxquels Goethe applique des
dénominations différentes. La couleur physiologique est un attribut de
l'œil et correspond à une action et à une réaction de cet organe ; la
couleur physique est attribuée par nous à des supports incolores ; la
couleur chimique est perçue en tant qu'appartenant en propre à certains objets 290. L'ordre des couleurs se déploie entre la pleine lumière
et l'obscurité, comme des combinaisons diverses de la clarté et de
l'ombre. Le jaune est la couleur la plus lumineuse, le bleu la plus
[220] ombreuse. Ainsi s'ouvrent des perspectives utiles au physicien et
au philosophe, à l'ophtalmologiste et au peintre. Goethe procède par
des observations et expériences simples à l'investigation de l'univers
des coloris, aussi fascinant, sinon davantage, que l'univers des sons
qui, lui aussi, appartient aussi bien à l'art musical qu'à la science
acoustique.
Newton s'est borné à étudier la réalité physique de la lumière selon
les modalités de l'expérimentation rigoureuse. Goethe se propose
d'explorer l'expérience humaine de la vision, constitutive du monde
concret. Les couleurs vécues ne correspondent pas à ces composants
hypothétiques dont l'union constituerait, au dire de Newton, la lumière
blanche ; elles naissent de l'alliance entre la lumière et les obstacles,
les limites qu'elle rencontre dans le milieu au sein duquel elle se diffuse. « Une image ne se produit que grâce à des limites (Grenzen) ;
ces limites, Newton les méconnaît complètement ; il leur refuse toute
influence. Nous, au contraire, nous attribuons une importance tout à
fait égale à l'image et à ce qui l'entoure, au milieu lumineux et à la limite obscure, à l'activité aussi bien qu'à ce qui lui résiste 291. » La lumière blanche de Newton ne propose qu'une simplicité apparente ;
289
290
Op. cit., Einleitung, p. 19.
Ibid., p. 20.
291 Zur Farbenlehre, I, Bd. V, polemischer Teil, Einleitung, p. 7.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
283
Goethe entend partir de la simplicité primitive de l'expérience telle
qu'elle nous est donnée, dans sa richesse concrète.
Sous le regard de Newton, la pomme tombe du pommier, corps
physique entre tous les autres, masse de matière en mouvement selon
la loi de la gravitation universelle. Le regard de Goethe découvre dans
le fruit vivant ce miroitement du monde que s'efforcent inlassablement
de fixer les compositions de Cézanne. « Un jour vers le soir, entré
dans une auberge, je vis venir à moi une servante de belle taille, au
visage d'un blanc éclatant, avec des cheveux noirs et un corsage écarlate. Elle s'arrêta à quelque distance et je la regardai fixement dans le
crépuscule. Lorsqu'elle changea ensuite de place, j'aperçus sur le mur
blanc qui me faisait face, une figure noire, entourée d'une auréole lumineuse et l'habillement de cette figure tout à fait distincte parut d'un
beau vert marin 292. » Les couleurs, dans la Farbenlehre, se détachent
sur l'horizon du monde humain, dont elles sont pour notre esprit et
notre cœur les messagères ; ce sont des couleurs vivantes, foyers de
significations qui s'adressent à nous du plus profond de nous-même.
La théorie goethéenne déploie une phénoménologie de la couleur
en situation d'humanité, non pas produit de laboratoire, mais communication présente de la vie individuelle et universelle. La Farbenlehre
expose le réquisitoire anti-newtonien de Goethe : Et sans doute pourrait-on trouver dans le concept, ou plutôt dans le non-concept, d'attraction chez Newton une analogie avec l'Urphänomen goethéen, un
aboutissement ultime où la réflexion perd ses droits, et doit s'incliner
[221] devant le diktat de la réalité. Mais l'attraction est une donnée
physicomathématique, secret que se réserve un dieu plus que géomètre ; le phénomène primitif de la couleur est un mystère humain, à
la faveur duquel la nature de l'homme s'annonce à elle-même ce
qu'elle est, en s'enracinant dans la vie universelle. La formule de l'attraction est une expression mathématique, derrière laquelle il n'y a
rien. L'Urphänomen est une prise d'être, source et ressource d'une
conscience qui découvre le sens de sa vocation comme une communion avec la Mère Nature, les rythmes de notre respiration spirituelle
s'identifiant avec les puissances régulatrices de l'univers.
292
Zur Farbenlehre, didaktischer Teil, I, Bd. IV, §§ 52, p. 38 ; j'utilise, en la
complétant, la traduction de REINHARD, qui figure au tome IV de la
deuxième série des Schriften zur Naturwissenschaft, p. 9.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
284
« Les observateurs fidèles de la nature, quelque différente que
puisse d'ailleurs être leur manière de penser, s'accorderont au moins
en ceci que la nature ne peut nous apparaître, ne peut venir au-devant
de nous sous la forme d'un phénomène qu'en se présentant d'une manière qui indique soit une division primitive susceptible de réunion,
soit une unité primitive susceptible de division. Diviser ce qui est uni,
unir ce qui est divisé, voilà la vie, l'action élémentaire de la nature ;
voilà cette systole, cette diastole éternelles, cette éternelle Synkrisis et
Diakrisis, cette inspiration et cette expiration du monde, au sein duquel nous vivons, nous nous mouvons et nous sommes 293. » La Farbenlehre propose une expression privilégiée du renouveau vitaliste et
naturaliste de la philosophie romantique de la nature, par opposition
au pangéométrisme de la science mécaniste. Le procès fait à Newton
est le prolongement du procès de Galilée ; l'auteur des Principia et de
l'Optique est cité à comparaître pour cause de haute trahison à l'égard
des exigences de la nature humaine, abandonnées au déterminisme
sans âme de la légalité universelle. Les configurations humaines du
monde humain résistent à la mise entre parenthèses qui leur est imposée. Le romantisme, sous toutes ses formes, est ce cri contre la destruction systématique du séjour des hommes au nom de la prééminence illusoire d'une science qui se prétend abusivement détentrice de
la suprême vérité. Si Goethe a consacré une bonne part de ses soins,
pendant tant d'années de sa vie, à l'élaboration de sa Théorie des couleurs, c'est qu'il estimait que l'enjeu du débat en valait la peine. Attaquer sur son terrain Newton, le maître de l'âge des lumières, c'était
montrer la nécessité d'un retour au réel, dont les implications ne manqueraient pas de se développer dans les divers domaines de l'art et de
la vie, de la connaissance et de l'action.
À ceux qui prononcent hâtivement, sur la foi de quelques boutades,
que Goethe était un adversaire du romantisme, la Farbenlehre donnera à comprendre que la nouvelle vision du monde, en rupture avec
l'intellectualisme des lumières, trouve en lui un témoin compétent et
convaincu. Ses travaux devaient être repris par un autre représentant
de la pensée romantique, souvent négligé par les classifications officielles, Arthur Schopenhauer (1788-1860). L'auteur du Monde [222]
293
Zur Farbenlehre, I, IV, § 739, op. cit., pp. 216-217 ; j'utilise ici aussi la
traduction de REINHARD (II, IV, pp. 11-12) en la rectifiant et en la
complétant.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
285
comme volonté et comme représentation (1818) avait été présenté à
Goethe par sa mère Johanna, femme de lettres dans son âge mûr, en
relations familières avec le maître de Weimar. Cette particularité biographique n'est pas la raison pour laquelle le jeune Schopenhauer a
entrepris la révision de la théorie goethéenne des couleurs dans son
traité Sur la Vision et les Couleurs (Ueber das Sehn und die Farben),
publié en 1816, peu d'années après la Farbenlehre de Goethe (1810),
réédité en 1855, et même traduit en latin sous forme de Theoria colorum physiologica (1830). Si Schopenhauer s'est proposé de rivaliser
avec son glorieux aîné, c'est qu'il estimait que celui-ci avait laissé
quelque chose à dire après lui, et donc que sa tentative avait échoué.
Mais c'est sans doute également parce que la physiologie de la vision
proposait un domaine d'application propice pour la conception du
monde qui mûrissait en lui au moment de ses recherches sur la vision
des couleurs.
Schopenhauer intervient dans le débat non pas en adversaire, mais
en allié de Goethe contre l'obscurantisme newtonien ; avant la publication de son essai, il a sollicité du maître la permission de faire figurer son nom sur la page de titre, en qualité de co-auteur ou d'inspirateur. Goethe n'a pas apprécié ce geste, dans lequel il a pressenti non
pas une forme de courtoisie à son égard mais une bravade. Ce jeune
homme qui se permettait de dénoncer et de corriger ses erreurs était à
peine né lorsque son grand Ancien entamait des recherches qu'il devait poursuivre pendant vingt années avant d'en publier les résultats.
De là une rupture désormais entre les deux hommes, bien qu'ils se
soient trouvés tous les deux du même côté de la barricade.
Schopenhauer se propose de montrer comment, sur un point décisif, « Goethe qui, dans l'ensemble, a parfaitement raison, s'est pourtant
trompé ; alors que Newton, qui, dans l'ensemble, est parfaitement dans
son tort, exprime pourtant jusqu'à un certain point la vérité, encore
que ce soit plutôt selon la lettre que selon l'esprit, et encore pas complètement 294. » Schopenhauer s'affirme donc doublement redresseur
de torts ; s'il dénonce les insuffisances de Goethe, c'est afin de mieux
assurer la défaite du théoricien de l’Optique. L’Urphänomen, donnée
fondamentale de la vision, doit être situé dans l'activité de la rétine ; la
294
Ueber das Sehn und die Farben (1816), 2e éd. 1855, Einleitung ;
SCHOPENHAUERS sämmtliche Werke, Berlin, s.d. (1902 ?), Band I, p. 142.
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286
lumière blanche correspond au maximum d'activité, le noir est l'expression de l'inactivité plénière de l'œil ; l'opposition physique des
couleurs se ramène à des variations de l'activité rétinienne, suscitant
l'apparition de couleurs opposées deux par deux. Schopenhauer oppose ses observations, ses expériences et ses réflexions à celles de
Goethe, tout en rejetant les « tours de prestidigitation » de Newton.
L'important est la volonté non douteuse de contribuer à la déroute de
la conception physico-mathématique de l'univers, non fondée en raison scientifique et ruineuse pour la réalité humaine.
En dépit des faits nouveaux découverts depuis un siècle et demi, en
[223] dépit de la mise en œuvre de méthodes nouvelles d'analyse du
réel, le procès intenté à Newton par la conscience romantique semble
justifié. Le visible est un aspect fondamental de l'habitation de l'être
humain dans les paysages de son existence. Les expressions mathématiques, les schémas physiques ne sont pas erronés, mais ils parlent
d'autre chose que de notre présence spontanée au réel sur le mode de
la vision. Goethe, restaurateur des évidences fondatrices de la présence au monde, lorsqu'il célèbre l'alliance originaire du soleil et de
l'œil, Goethe poète et savant, savant-poète, Goethe est un des témoins
de la révolution non galiléenne, conversion romantique des valeurs,
protestation contre l'aliénation physico-mathématique, dont il attribue,
injustement, la paternité à Copernic : « Entre toutes les découvertes et
toutes les convictions, rien ne saurait avoir eu une plus grande influence sur l'esprit humain que la doctrine de Copernic. A peine le
monde était-il reconnu comme rond et fermé sur lui-même qu'il lui
fallait renoncer au privilège insigne d'être le centre de l'univers. Jamais peut-être n'a-t-on tant exigé de l'humanité ; que de choses en effet cette reconnaissance n'a-t-elle pas réduites en fumée ; un second
paradis, un monde d'innocence, de poésie et de piété, le témoignage
des sens, la conviction d'une foi poético-religieuse ; il n'est pas étonnant que l'on se soit refusé à abandonner tout cela 295... » Contre Copernic, Galilée, Newton et consorts, Goethe professe que si la terre
des hommes n'est plus le centre de l'univers physico-mathématique,
elle demeure le lieu existentiel de la présence au monde.
295
GOETHE, Werke, Hamburger Ausgabe, Band XIV, p. 81, texte communiqué
et traduit par Friedbert HOLTZ.
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287
Le procès scientifico-philosophique intenté à Newton par Goethe
et Schopenhauer est contemporain d'une autre offensive menée contre
le savant britannique sur le front de la poésie. Le 28 décembre 1817,
le peintre Benjamin Haydon (1786-1846), familier des poètes romantiques anglais, convia ses amis à un dîner dont l'occasion était une
grande peinture sur le thème de l'Entrée du Christ à Jérusalem. L'artiste avait usé d'une liberté renouvelée des maîtres de la Renaissance
italienne en faisant figurer sur sa toile des portraits de notabilités anciennes ou contemporaines. On y découvrait Voltaire et Newton,
Wordsworth, Keats et Hazlitt ; Wordsworth, Keats et Charles Lamb se
trouvaient au nombre des convives de ce « dîner immortel », selon le
mot de Haydon, qui en a laissé une description dans son Autobiographie. La conversation alla bon train, facilitée par d'abondantes libations ; Voltaire, champion du scepticisme, fut qualifié de « Messie de
la nation française ». Tout d'un coup, raconte Haydon, Charles Lamb,
« dans une poussée d'humour qui défie toute description, me prit à
parti parce que j'avais introduit dans ma composition la tête de Newton — “un individu, disait-il, qui ne croyait à rien, à moins que ce ne
fût aussi clair que les trois côtés d'un triangle (as clear as the [224]
three sides of a triangle)”. Là-dessus Lamb et Keats furent d'accord
pour dire qu'il avait complètement détruit la poésie de l'arc-en-ciel, en
le réduisant aux couleurs du prisme. Il était impossible de résister, et
nous bûmes tous “à la santé de Newton et à la confusion des mathématiques”. La bonne humeur de Wordsworth était bien agréable à
voir, lorsqu'il s'associait sans affectation à toutes nos facéties, et riait
d'aussi bon cœur que les meilleurs d'entre nous 296. »
In vino veritas. Le toast des poètes a valeur d'imprécation et
presque de blasphème ; il fallait être sérieusement pris de boisson
pour oser, quatre-vingt-dix ans après la mort de Newton, contester
cette gloire nationale, l'un des pères spirituels de l'Occident. L'imitation de Newton était dans tous les domaines le commencement de la
science et de la sagesse. Les écrivains, les poètes, les artistes s'étaient
fait les courtisans du nouveau souverain de l'espace mental. Les mythologies périmées de la tradition païenne ou chrétienne se trouvaient
éclipsées par l'aurore d'un pouvoir intellectuel, paré des prestiges d'un
296
The Autobiography of Benjamin HAYDON, éd. HUXLEY, London, 1926, t. I,
p. 269.
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288
merveilleux d'autant plus fascinant qu'il ne devait rien à la superstition, à la crédulité, mais se contentait de célébrer la réalité d'un monde
jusque-là insoupçonné. Le microscope, le télescope ouvraient à la
pensée de nouvelles dimensions, nouveaux départs pour une imagination prompte à s'aventurer hors des chemins battus. L'imaginaire du
XVIIIe siècle éclairé se déploie dans l'espace galiléen de la pluralité
des mondes, sous la lueur froide de l'intellect, ce qui justifie le dépérissement du lyrisme dans les régions où les lumières s'étaient assuré
la maîtrise du marché littéraire. Les genres poétiques traditionnels,
issus du Moyen Age et renouvelés à la Renaissance, avec leurs vocabulaires et leurs rhétoriques spécifiques, semblent disparaître, conjurés par les évidences de la science.
Il y a, aux XVIIe et XVIIIe siècles, une solution de continuité dans
le domaine poétique, un passage à vide ; le romantisme consacrera un
recommencement de la poésie, mais non une reprise de la poétique
antérieure. Les nouveaux poètes parleront d'autre chose, et le diront
autrement. Pendant cette traversée du désert, l'île britannique est le
refuge d'une tradition, ailleurs interrompue, qui, retirée à la campagne,
célèbre l'Ancienne Alliance de l'homme avec la nature, libre des systématisations de la raison. C'est sous les pommiers d'un verger, au
clair de lune, que Newton aurait eu l'intuition du principe de la gravitation universelle ; le génie du savant réduit à néant le gazon et le clair
de lune, la pomme et le pommier, à travers lesquels il a déchiffré en
transparence la loi d'un univers mathématisé. Les maîtres de la poésie
anglaise, dès le début du XVIIIe siècle, s'établissent dans le verger ; ils
chantent la pomme et le pommier, ou même le cidre, sans se soucier
de la chute des corps. Déjà romantiques, ils sont déjà antinewtoniens.
Les convives de Haydon, Charles Lamb et Keats, ne se contentent
[225] pas d'assurer la survivance de la poésie descriptive selon les
voies de la vie à la campagne. Ils s'attaquent de front au maître de
l'intelligentsia européenne, lui disputent la souveraineté sur le territoire des hommes. Dans un poème publié en 1820, peu de temps après
1' « immortel dîner », Keats devait reprendre sur le mode sérieux le
thème de l'arc-en-ciel, dont Newton détruisit la radieuse magie. Le
passage se situe dans une idylle archaïsante, au sein d'un décor hellénique de fantaisie, imprégné de mythologie classique. « Tout charme
ne s'évanouit-il pas au simple contact de la froide philosophie ? Il y
eut jadis dans les cieux un vénérable arc-en-ciel ; nous connaissons sa
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
289
trame, sa texture ; il figure dans le triste catalogue des objets d'usage
courant. La philosophie replie les ailes de l'ange ; elle soumet tous les
mystères à la norme et à la ligne droite, elle fait le vide dans l'espace
habité et chasse les gnomes de la mine, effiloche l'arc-en-ciel 297... »
La science newtonienne est l'école du désenchantement ; l'arc-en-ciel,
banal phénomène physique, se résorbe dans la réalité des particules en
interaction selon les lois établies par l'Optique de Newton (1703).
Dans des notes rédigées en 1808, en marge des Discours du peintre
Joshua Reynolds, le visionnaire William Blake, le Swedenborg britannique, manifeste sa réprobation à l'égard de Locke et de Newton,
pour lesquels il n'éprouve que « dégoût » et « répulsion » ; « ce sont
des gens qui raillent l'Inspiration et la Vision. Or, Inspiration et Vision
étaient alors, n'ont cessé d'être et ne cesseront jamais d'être, je l'espère
bien, mon élément, ma Demeure d'Éternité 298 ». Blake prie Dieu de le
préserver du « sommeil de Newton », vision des choses réduites à une
seule dimension (single vision), un aplatissement de l'Éternelle Vérité
selon l'ordre de l'expérience scientifique, règne de l'impiété.
Au déterminisme scientifique, le romantisme oppose la surdétermination d'une Vérité plénière dont la présence relie le visible et
l'invisible, l'immanence à la transcendance. Le procès de Newton ne
se justifiait d'ailleurs que par la méconnaissance de l'auteur des Principia, à ses heures visionnaire, gnostique, acharné à déchiffrer les hiéroglyphes bibliques de la révélation. Newton ne prétend pas exclure
Dieu de la terre des hommes ; l'espace est pour lui le sensorium Dei,
organe de la Providence dans l'accomplissement de ses desseins ; la
perception humaine se maintient au contact d'un idéogramme divin.
L'espace de Newton, bien loin d'être le vide du cœur, selon la formule
de Max Scheler, était le lieu de la présence de Dieu. Mais on pouvait
mettre en œuvre la science de Newton sans posséder la piété de Newton. Les penseurs du siècle des Lumières réduisent l'étendue universelle à n'être qu'un sensorium hominis, espace de déréliction, où ne
prend place aucune source de valeur, aucune ouverture sur une transcendance [226] susceptible de justifier l'existence humaine. Toute leur
297
Lamia, part. II, vers la fin ; The Poems of John KEATS, London, Simprin,
Marshall, Hamilton and Co, s.d., p. 318 ; j'emprunte cette référence aux
commentaires de M. H. ABRAMS (The Mirror and the Lamp, Oxford U.P.,
1971, pp. 303 sqq) sur l'antinewtonisme romantique.
298 Poetry and Prose of William BLAKE, edited by G. KEYNES, 1927, p. 809.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
290
confiance, ils la mettent dans la raison scientifique ; l'échec de la Révolution atteste l'échec de cette espérance, que consacre le suicide de
Condorcet.
La conversion romantique est la revanche de l'imagination sur
l'intellect et de la poétique sur la science. Bien loin que les années
1780-1820 consacrent le triomphe de la positivité scientifique, elles
marquent le reflux de la conscience devant l'accumulation d'un savoir
d'autant plus menaçant qu'il demeure incohérent. Après une période
de confiance enthousiaste dans le triomphe de la science, jalonnée par
le Discours préliminaire de l'Encyclopédie (1751), puis l'Esquisse d'un
Tableau historique des progrès de l'esprit humain (1794), il apparaît
que d'Alembert et Condorcet n'ont pas été bons prophètes. Dès 1750,
Jean-Jacques Rousseau opposait aux professions de foi progressistes
un manifeste dénonçant les sciences et les techniques comme des facteurs de décadence pour une civilisation de plus en plus corrompue ;
le procès des sciences et des arts, le procès de Newton, est solidaire,
chez Rousseau, des autres aspects de l'affirmation romantique.
Shelley proteste, en 1821, dans sa Défense de la Poésie : « La capacité de science morale, politique et historique dont nous disposons
excède notre possibilité de la mettre en pratique ; nous avons plus de
connaissances scientifiques et économiques que nous ne pouvons en
appliquer à la juste répartition des produits qu'elles multiplient. La
poésie, dans ces systèmes de pensée, est masquée par l'accumulation
des faits et des procédures de calcul. (...) Il y a grand besoin que la
faculté créatrice soit capable d'imaginer ce que nous savons, qu'une
impulsion de générosité traduise en acte ce que nous imaginons ; nous
avons besoin de la poésie de la vie ; nos calculs ont excédé nos capacités mentales ; nous avons mangé plus que nous ne pouvons digérer.
La culture des sciences qui ont élargi les limites de l'empire de
l'homme sur le monde extérieur a, par insuffisance de faculté poétique, proportionnellement réduit les limites du monde intérieur.
L'homme, qui a asservi les éléments, demeure lui-même un esclave 299. »
La défense de la poésie est un plaidoyer pour l'existence humaine
menacée par les chocs en retour imprévisibles de la dénaturation du
299
P. B. SHELLEY, The Défense of Poetry, 1821 ; Complete Works, Julian
édition, London-New York, 1927-1930, vol. VII, p. 134.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
291
milieu, par les développements imprudents des transformations matérielles. Le XIXe siècle, siècle de fer, poursuit à un rythme exaspéré la
conquête de la puissance et de la richesse, sans ménagement pour
l'humanité, utilisée comme un moyen au service des projets d'entrepreneurs sans scrupules. Contrairement à l'espérance baconienne,
l'avancement de la science n'a pas pour contrepartie un accroissement
de la conscience et du sens des valeurs ; le progrès technique n'a pas la
capacité de se contrôler lui-même, dans l'obéissance de la raison et de
la sagesse. D'où la menace d'une démesure déjà perceptible au début
du siècle.
Le conflit entre Lumières et Romantisme exprime l'antagonisme
[227] de deux spiritualités dans le contexte d'une crise de civilisation.
Il ne s'agit pas de refuser la science, mais de l'empêcher d'occuper la
totalité du domaine culturel ; la science galiléenne impose à la conscience un régime de fermeture qui la condamne à l'étouffement.
L'imagination n'est pas la sœur inférieure de l'intelligence, comme le
prétendent les esprits positifs ; elle revendique le rôle de ferment d'une
connaissance nouvelle, non pas en deçà, mais au-delà de l'intellect.
Wordsworth, l'un des convives de Haydon, avait évoqué ce nouvel âge
du savoir : « La science alors sera une précieuse visiteuse et alors, et
seulement alors, sera digne de son nom, car son cœur s'échauffera, son
œil morne et inanimé ne sera plus enchaîné à son objet dans un esclavage de brute ; mais tout en apprenant à épier, avec un intérêt patient,
la marche des choses, et à servir la cause de l'ordre et de la clarté, elle
n'oubliera pas pour cela que son plus noble usage, sa plus illustre
fonction consiste à fournir un guide clair, un soutien non perfide, un
pouvoir explorateur de l'esprit 300. »
Ni Wordsworth ni Shelley ne sont des obscurantistes ; leur préoccupation est de soumettre la prolifération des connaissances objectives
à une conception unitive et spirituelle de la condition humaine ; à la
science qui dissocie, ils opposent la poésie qui intègre. La protestation
des poètes s'inscrit dans la situation propre de l'Angleterre, première
des nations à s'être engagée sur le chemin du développement technique et industriel, qui met dans une terrible évidence les répercussions d'une science sans conscience. L'Angleterre avait été la terre natale du prophète du libéralisme, Adam Smith, génial analyste des Re300
WORDSWORTH, The Excursion, 1814, IV, v. 1251-1253, trad. J. BARDOUX.
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cherches sur la nature et les causes de la Richesse des Nations
(1776) ; mais dès la fin du siècle l'optimisme de Smith se heurtait au
démenti de Malthus. L'utilitarisme, selon lequel le développement
spontané de la civilisation travaille à produire le plus grand bonheur
du plus grand nombre, ne concorde pas avec la réalité sinistre des
faits. Ricardo, avant Marx, établit la théorie de ce monde impitoyable
qui voue une grande partie de la population à une irrémédiable misère,
mineurs de charbon, tisserands du Lancashire, métallurgistes et ouvriers des chantiers navals.
Charles Dickens a consacré un roman à l'évocation de la condition
matérielle et morale des victimes de la positivité triomphante de la
grande industrie. Les Temps difficiles (Hard Times, 1854) mettent en
scène le maître d'école Thomas Gradgrind, « broyeur » de jeunes sensibilités et de jeunes intelligences, conformément à la nouvelle révélation du siècle. Ce personnage se définit lui-même comme « un homme
de réalités. Un homme de faits et de calculs. Un homme qui agit selon
le principe que deux et deux font quatre, rien de plus, et qui ne se laissera pas persuader que cela fasse rien de plus (...). Avec une règle et
une balance, et la table de multiplication toujours dans la poche, prêt à
peser et à mesurer n'importe quelle parcelle de nature humaine et à
vous en dire exactement le montant. Ce n'est qu'une [228] affaire de
chiffres, un simple calcul arithmétique 301... ». Le positivisme anglosaxon, incarné par M. Gradgrind, propose d'une manière caricaturale
les aboutissements de la raison militante. Le maître d'école est le frère
jumeau du héros dostoïevskien des Mémoires écrits dans un Souterrain, avant qu'il ne s'éveille à une vérité irréductible au deux-foisdeux-quatre.
« Ce qu'il me faut ce sont des Faits. Vous n'enseignerez à ces garçons et à ces filles que des Faits. Ne plantez rien d'autre, et extirpez
tout le reste. Vous ne pouvez former l'esprit d'animaux raisonnables
qu'avec des Faits ; rien d'autre ne leur sera jamais d'aucune
té 302... » Le chapitre intitulé « le massacre des innocents » montre le
magister dans l'exercice de ses fonctions : « il a lui-même l'air d'une
301
Temps difficiles, livre I, chap. 2 ; trad. Andhre VAILLANT ; in Dossier de la
Maison Dombey et fils ; Temps difficiles, Bibliothèque de la Pléiade, p.
1006.
302 Ibid., I, 1, p. 1005.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
293
espèce de canon bourré jusqu'à la gueule de faits qu'il s'apprête à envoyer, au moyen d'une seule explosion, bien au-delà des régions que
connaît l'enfance. Il a l'air d'une batterie galvanique chargée de
quelque mauvaise préparation mécanique destinée à remplacer, dans
l'esprit des enfants, la jeune et tendre imagination qu'il s'agit de réduire en poudre ». Survient un « fonctionnaire du gouvernement », un
inspecteur qui annonce de bonnes nouvelles. « Nous espérons avoir
avant longtemps un Comité des Faits, composé de commissaires des
faits, qui forceront les gens à ne considérer que les faits et rien que les
faits. Vous devez exclure de votre vocabulaire le mot Imagination.
Vous n'avez rien à en faire... » S'ensuit la condamnation des arts décoratifs, en infraction par rapport à la réalité ; « vous ne voyez pas des
oiseaux et des papillons étrangers venir se percher sur vos faïences ;
on ne peut donc vous permettre de peindre des oiseaux et des papillons étrangers sur vos faïences. (...) À toutes ces fins, vous devez utiliser des combinaisons et des arrangements (en couleurs primaires) de
figures mathématiques dont il est possible de fournir la preuve et de
faire une démonstration. Telle est la nouvelle découverte. C'est là le
goût 303... ».
Dickens s'en donne à cœur joie pour dénoncer l'obscurantisme
scientiste des utilitaires, aux yeux desquels la réalité se réduit à des
statistiques. La satire atteint, par-delà les économistes philanthropes
britanniques, les illusions de Condorcet, dont la Nouvelle Atlantide
serait assurée du plus parfait bonheur sous la conduite d'un « Comité
des faits », composés de savants en tous genres. La Coketown de
Dickens, souillée de charbon, de misère et de désespoir, est le triste
aboutissement de ces naïves utopies. Hard Times est dédié à Carlyle,
ami de Dickens, qui lui avait écrit : « Je sais que (ce livre) ne contient
rien sur quoi votre pensée ne soit pas en accord avec la mienne, car
personne ne connaît vos livres mieux que moi 304... »
Disciple des romantiques allemands et de Goethe, le prophète
[229] écossais a fait de sa vie et de son œuvre « un combat d'extermination contre l'Esprit du Temps » (Time-spirit, c'est-à-dire
303
304
Ibid., p. 1011.
Cité ibid., dans les notes, p. 1338.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
294
Zeitgeist) 305. Publié en 1833-1834, l'essai romanesque Sartor resartus
est à la fois un pamphlet et une autobiographie. Les aventures et discours du professeur allemand Teufelsdroeckh, méphistophélique héros
du livre, illustrent les aspects démentiels du siècle de fer où l'humanité
se trouve engagée. La voie du salut qui mène de l'éternel refus (everlasting no) à l'éternelle adhésion (everlasting yea) traverse le monde
désert du Leviathan industriel : « Pour moi, l'univers était vide de Vie,
de Propos, de Volonté, même d'hostilité : c'était une Machine à vapeur
énorme, morte, démesurée, roulant, roulant toujours dans sa morne
indifférence, pour me broyer, membre par membre. Ô quel gigantesque, lugubre, solitaire Golgotha, quelle usine de Mort ! Pourquoi
les vivants furent-ils bannis là, sans compagnons, et doués de conscience 306 ? » La civilisation moderne s'est construite sur la perversion
de la nature humaine. « Le malheur de l'homme, estime Carlyle, (...)
vient de sa grandeur. La cause en est qu'il y a en lui un Infini que,
avec toute son habileté, il ne peut ensevelir complètement sous le Fini.
Tous les ministres des Finances, les tapissiers, les confiseurs de l'Europe moderne entreprendront-ils, formant une société par actions, de
rendre heureux un seul cireur de souliers ? Ils ne peuvent y réussir audelà d'une heure ou deux : car le cireur a aussi une âme tout à fait différente de son estomac. (...) Tentez de lui offrir un demi-Univers, une
moitié d'Omnipotence, il se prend de querelle avec le possesseur de
l'autre moitié, et se déclare le plus injustement traité des hommes.
Toujours il y a une tâche noire dans notre soleil ; et c'est très exactement (...) l'Ombre de Nous-mêmes 307... »
L'eudémonisme utilitaire promet à tous les individus un bonheur
béatement matériel. La civilisation industrielle ne tient pas ce qu'elle
promet, ainsi que l'atteste la misère du prolétariat ; même si elle parvenait à tenir ses promesses, en multipliant les biens de consommation
assurés à tout un chacun, elle se heurterait au démenti d'une misère
intellectuelle et morale, contre laquelle elle est impuissante. Le professeur Teufelsdroeckh souligne l'insuffisance d'une science qui se
contente, même dans le domaine humain, d'entasser des faits. « Que
305
CARLYLE, Sartor resartus, La Philosophie du vêtement, trad. L. CAZAMIAN,
livre II, chap. 9 ; Aubier, 1973, p. 311.
306 Ibid., II, 7, p. 269 ; cf. l'image du moulin sans meunier qui se moud luimême chez Novalis, plus haut, p. 183.
307 Op. cit., II, 9, p. 305.
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sont vos faits historiques ? et davantage encore vos faits biographiques ? Connaîtras-tu un Homme, et surtout l'Humanité, en enfilant
un chapelet de ce que tu appelles des Faits ? L'Homme est l'esprit dans
lequel il a travaillé, non pas ce qu'il a fait, mais ce qu'il est devenu.
Les Faits sont des hiérogrammes gravés dont bien peu ont la
clef 308... »
Les positivistes naïfs auxquels s'en prend le prophète écossais revivent sous le vêtement modernisé de l'empirisme logique, qui fit
[230] les beaux jours des pseudo-métaphysiciens d'Oxford, Chicago et
autres lieux, imbus de suffisance nihiliste à référence axiomatique. Il y
a, dans les Temps difficiles, un jeune maître d'école selon l'Esprit du
Temps, et dont Dickens décrit complaisamment la formation encyclopédique. « On l'avait fait passer par une multitude infinie d'épreuves et
il avait dû répondre à des montagnes de questions qui toutes étaient
des casse-tête. Il savait sur le bout des doigts, de ses dix doigts glacés,
l'orthographe, l'étymologie, la syntaxe, la prosodie, la biographie,
l'astronomie, la cosmographie générale, les sciences à nombres complexes, l'arpentage, le nivellement des sols, la musique vocale et le
dessin d'après modèle. (...) Il avait réussi à enlever tout intérêt aux
plus hautes branches des mathématiques et des sciences physiques,
aux langues française, allemande, latine et grecque... Il savait tout ce
qui avait rapport aux bassins hydrographiques du monde entier (...), il
connaissait l'Histoire de tous les peuples, les noms de tous les fleuves
et de toutes les montagnes, toutes les productions, les mœurs et coutumes de tous les pays et quelles en étaient les frontières sur les trentedeux divisions du compas. Un peu trop savant (...) ; si seulement il en
avait appris un peu moins, comme il aurait été plus capable d'en enseigner davantage 309 ! »
Les sociétés savantes, entraînées par le prestige de Francis Bacon,
se sont lancées à la recherche de faits aussi nombreux que possible.
Seulement les faits, non élaborés, ne sont qu'une matière première
inerte. La science est chose mentale ; à défaut d'une armature intellectuelle suffisante, le chercheur risque d'être enseveli sous la masse informe d'un matériel qui ne peut servir à rien, fausse richesse de l'avare
qui se laisse mourir de faim sur un tas d'or. La finalité de la pensée
308
309
II, 10, p. 325.
DICKENS, Temps difficiles, I, 2 ; éd. citée, p. 1012.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
296
doit prendre en charge la diversité des connaissances, et la subordonner à la loi de l'homme, supérieure à la loi des choses. Celui qui ne
sait pas ce qu'il cherche ne saurait pas ce qu'il trouverait si, par impossible, il lui arrivait de trouver quelque chose. Toute enquête scientifique part de l'homme, et c'est à l'homme qu'elle fait retour en fin de
compte, la présence de l'homme étant la clef de voûte, trop souvent
méconnue, de toute épistémologie. Les révolutionnaires français, collègues et disciples de Condorcet, avaient rêvé d'établir un institut pour
la formation des maîtres d'école selon le prototype prestigieux de
l'Encyclopédie. L'institution fut mise sur pied après la Terreur, avec la
collaboration des adeptes de l'Idéologie ; des professeurs illustres, une
élite d'étudiants venus de tout le pays s'assemblèrent à Paris au début
de 1795.
L'expérience se solda par un échec ; l'École normale fut fermée au
bout de quelques mois. Pourtant, la collection des enseignements dispersés dans cet emplacement culturel privilégié ne manque pas d'intérêt, aujourd'hui encore. Mais l'entreprise, destinée à former des
maîtres capables de dominer l'univers de la pensée, ne produisait que
des étudiants, dotés de connaissances incohérentes et mal digérées.
[231] S'ils en avaient appris moins, comme dit Dickens, peut-être auraient-ils pu être de meilleurs enseignants. « Cette glorieuse École
normale, écrit Michelet, ne porte pas fruit. On s'en étonne peu, quand
on voit l'homme si faiblement représenté, les sciences de l'homme
s'abdiquant, se reniant, ayant comme honte d'elles-mêmes. Le professeur d'histoire, Volney, enseignait que l'histoire est la science des faits
morts, qu'il n'y a pas d'histoire vivante. Le professeur de philosophie,
Garat, disait que la philosophie n'est que l'étude des signes, autrement
dit, que la philosophie n'est rien. Signes pour signes, les mathématiques avaient l'avantage, et les sciences qui s'y rattachent, telles que
l'astronomie. Ainsi la France révolutionnaire, dans la grande école qui
devait répandre partout son esprit, enseigna les étoiles fixes et s'oublia
elle-même 310. » Ce texte, où l'on salue un emploi princeps de la formule « science de l'homme », fait une critique pertinente de la culture
selon l'école idéologique française. Seule la magistrature de l'être humain sur le savoir qu'il assemble, seul le respect de la présence hu310
MICHELET, Le Peuple, 1846, Troisième partie, ch. VII ; Julliard, 1965, pp.
272-273.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
297
maine comme horizon dernier permet à la connaissance d'atteindre à
la plénitude de sa signification. La conquête de l'univers du savoir
n'est qu'une tentation diabolique, si le savant ne parvient à ses fins
qu'en s'oubliant lui-même.
Dès avant la Révolution, l'un de ses futurs protagonistes, le jeune
abbé Sieyès, s'interrogeant sur le retard des sciences de l'homme, émet
l'idée qu'il est dû à la méconnaissance de la spécificité humaine.
« Pourquoi n'a-t-on fait aucun progrès dans les sciences morales ?
C'est qu'on a voulu raisonner, prouver, démontrer, où il ne fallait
qu'exposer. La première action dans l'homme s'est trouvée liée à la
seconde, ainsi de suite ; il s'agissait de remarquer cette suite, de
l'étendre par l'analogie et, en appelant cause le terme qui précède, effet
celui qui suit, de travailler à se procurer ce qu'on désire, et qu'on n'a
pas, par le moyen de ce qu'on a. Quand j'ai voulu éclaircir les principes du droit naturel, « je ferai tant, disais-je, que je viendrai à bout
de démontrer la vérité » ; je transportais dans la nature l'absurdité des
recherches scolastiques ; aussi je ne savais par quel bout prendre ce
que je cherchais. J'entendais bien dire qu'il ne faut marcher que le bâton de l'observation à la main, mais toutes ces maximes sont pour le
métaphysicien ce que sont les grands principes de morale pour le politique. (...) Ce n'est qu'après avoir déraisonné sur toutes ces choses-là
que j'ai commencé à voir que la science des qualités était essentiellement différente de celle des quantités et que les méthodes surtout
étaient aussi différentes que les buts 311. »
Ce texte, demeuré inédit, ne devait pas prévaloir dans la carrière du
futur expert en droit constitutionnel des assemblées révolutionnaires,
l'un de ces esprits parisiens dont Edmond Burke devait dénoncer [232]
la monstrueuse abstraction. Néanmoins le jeune provençal, lorsqu'il
oppose la « science des qualités » à celle des quantités, lorsqu'il reconnaît, de l'une à l'autre, une opposition entre les méthodes et les
buts, a l'intuition passagère du conflit des épistémologies ; les sciences
de la nature sont spécifiquement différentes des sciences de l'homme,
où l'homme se trouve à la fois objet et sujet de la recherche. Sieyès
découvre la voie d'une herméneutique nouvelle dont les romantiques
311
Sieyès, Études philosophiques (1772-1775), inédits recopiés par SainteBeuve ; dans Roger FAYOLLE, Sainte-Beuve et le XVIIIe siècle ou comment
les révolutions arrivent, A. Colin, 1972, p. 401.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
298
allemands n'ont pas encore revendiqué l'autonomie. Le pas sera franchi en l'espace d'une génération.
Un chapitre de De l'Allemagne est consacré aux universités allemandes ; la richesse germanique en ce domaine contraste avec le
néant universitaire français. Mme de Staël, pour souligner l'indigence
des vues de Napoléon en la matière, relève que le primat de la philologie dans l'enseignement allemand est préférable à la prédominance
des sciences exactes. « L'étude des langues, qui fait la base de l'instruction en Allemagne, est beaucoup plus favorable au progrès des
facultés dans l'enfance, que celle des mathématiques ou des sciences
physiques » ; cette affirmation s'appuie sur le témoignage de Pascal,
l'un des spirituels du romantisme, qui a critiqué l'esprit de géométrie ;
« cette étude (...) n'exerce que le mécanisme de l'intelligence ; les enfants que l'on occupe de si bonne heure à calculer, perdent toute cette
sève de l'imagination, alors si belle et si féconde, et n'acquièrent point
à la place une justesse d'esprit transcendante ; car l'arithmétique et
l'algèbre se bornent à nous apprendre de mille manières des propositions toujours identiques. Les problèmes de la vie sont plus compliqués ; aucun n'est positif, aucun n'est absolu ; il faut deviner, il faut
choisir, à l'aide d'aperçus et de suppositions qui n'ont aucun rapport
avec la marche infaillible du calcul 312 ».
L'idéal de la science rigoureuse n'est pas applicable à la réalité humaine. De William Petty à Condorcet et Laplace, certains théoriciens
avaient essayé de tourner la difficulté, en proposant une mathématique
de l'approximation, caractérisée par une rigueur assouplie, à l'échelle
du grand nombre, qui permet l'établissement de fréquences calculables. Mme de Staël maintient que l'être humain doit préserver sa singularité, irréductible à toute analyse chiffrée. « Rien n'est moins applicable à la vie qu'un raisonnement mathématique. Une proposition, en
fait de chiffres, est décidément fausse ou vraie ; sous tous les autres
rapports, le vrai se mêle avec le faux d'une telle manière que souvent
l'instinct peut seul nous décider entre des motifs divers, quelquefois
aussi puissants d'un côté que de l'autre. L'étude des mathématiques,
habituant à la certitude, irrite contre toutes les opinions opposées à la
nôtre ; tandis que ce qu'il y a de plus important pour la conduite de ce
312
Mme DE STAËL, De l'Allemagne (1810-1814), Première partie, chap. XVIII
Des universités allemandes, éd. Didot, s.d., pp. 86-87.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
299
monde, c'est d'apprendre les autres, c'est-à-dire de concevoir tout ce
qui les porte à penser et à sentir autrement que nous. Les mathématiques induisent à ne tenir compte que de ce qui est [233] prouvé ;
tandis que les vérités primitives, celles que le sentiment et le génie
saisissent, ne sont pas susceptibles de démonstration 313. » Ainsi
s'ébauche la possibilité d'une connaissance spécifique de l'homme par
l'homme ; instinct, sentiment, génie, révélateurs de catégories fondamentales du romantisme, mettent sur la voie de la conversion épistémologique, réalisée dans les universités allemandes, qui donnera naissance à l'école historique et suscitera le nouvel essor des sciences humaines.
Ici le partage des eaux, la coupure épistémologique à partir de laquelle la conscience romantique prend ses distances par rapport au
positivisme. Deux esprits s'affrontent, affrontement dont on relève un
admirable exemple dans les débats de cette École normale de 1795,
dont Michelet a essayé d'interpréter l'échec. Les conférences des professeurs étaient suivies de discussions avec les étudiants ; l'un de
ceux-ci, âgé d'une cinquantaine d'années, et qui devait acquérir la notoriété sous la modeste identité du « Philosophe Inconnu », s'éleva un
jour avec force contre les affirmations de l'idéologue Garat, professeur
de cette discipline clef qu'était « l'analyse de l'entendement ». Garat
est un notable de la révolution militante, ancien ministre ; en face de
lui, Saint-Martin (1743-1803), l'un des maîtres de l'illuminisme, l'un
des inspirateurs secrets de la spiritualité romantique, à contre-courant
de l'intellectualisme officiel de l'époque. « Les spiritualistes, affirme
Saint-Martin, sont spécialement et invariablement opposés aux Idéologues, qui voudraient que nous fissions nos idées avec nos sensations, alors qu'elles nous sont seulement transmises par nos sensations 314. »
Le dialogue met en évidence l'antagonisme entre l'empirisme sensationniste issu de Locke et un innéisme de la personnalité à ellemême, ouverture ontologique originaire à la faveur de laquelle s'annonce la loi spécifiquement humaine qui tient en échec la loi des
choses. Face à un maître célèbre qui bénéficie de la faveur de l'audi313
314
Op. cit., p. 87.
Séances des Écoles normales recueillies par des sténographes, édition de
1800, série Débats, volume III, p. 85.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
300
toire, le Philosophe Inconnu, se gardant de dévoiler sa pensée secrète,
tamise la lumière de ses illuminations et s'en tient à l'essentiel. « Il ne
peut y avoir que deux partis, l'un, de ceux qui veulent que la nature
soit tout notre mobile, doctrine qu'il m'est impossible de distinguer du
matérialisme ; l'autre, de ceux qui reconnaissent que nous sommes
esprits et que, comme tels, nous avons mobile en nous-mêmes, lequel
mobile j'ai appelé le sens moral 315. » Ce sens moral, désigné aussi par
le terme pascalien de « cœur 316 », se situe « à la source de l'existence 317 », en ce lieu ontologique où se formulent les valeurs fondatrices de l'être humain, et où la parole prend naissance.
L'autorité du sens moral est supérieure à celle de l'entendement,
dont se réclament les Idéologues. « L'entendement est chargé de nous
[234] mettre en rapport avec ce qui est vrai, de nous instruire de ce qui
est vrai ; mais quand nous cherchons à nous mettre en rapport avec ce
qui est bon et à nous instruire de ce qui est bon, tel que la justice, la
sagesse, la vertu, l'opération ne se passe plus dans le même siège, ni
dans le même centre ; mais il s'allume en nous un second flambeau,
autre que cet entendement, quoique il ne lui soit pas opposé 318. » La
statue de Condillac, construisant la conscience humaine exclusivement avec des apports sensoriels empruntés à la nature extérieure,
« semble être la dérision de la nature » ; même les appareils sensoriels
ont pour raison d'être une finalité interne, une intention que méconnaissent les empiristes. La pensée de Condillac, poursuit Saint-Martin,
« me paraît un attentat contre l'homme, un véritable homicide ; et c'est
cependant là votre maître par excellence 319 ».
315
316
Ibid., p. 111.
Ibid., p. 145.
317 P. 154.
318 P. 8 ; les Débats du recueil des Écoles normales reproduisent la discussion
in extenso ; ils donnent aussi le texte d'une lettre-fleuve adressée par SaintMartin à Garat, pour préciser ses positions, et qui occupe les pages 61 à 168
du volume !
319 Op. cit., p. 113 ; Garat, un peu dépassé par la passion de son contradicteur,
lui répond en alléguant le sens moral tel que le propose la philosophie
écossaise, en particulier Hutcheson. Saint-Martin affirme qu'il ignore
Hutcheson, mais éprouve de la sympathie pour les idées de Rousseau (pp.
104-105).
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
301
Le sensationnisme des Idéologues, réduisant la réalité à un enregistrement de données extérieures, conduit au matérialisme et à
l'athéisme, puisque les éléments de la nature des choses ne sont que ce
qu'ils sont. L'existence de l'homme est prisonnière d'un environnement
qui l'assiège, et l'inclut dans l'interconnexion de ses séries causales.
Saint-Martin propose une conception où les faits deviennent signes
d'une réalité dont la révélation est le but dernier des recherches du savant. Il convient de « regarder tous les trésors de la nature, les fruits
des plantes, les propriétés chimiques des diverses substances minérales, les lois du mouvement des corps, les phénomènes de la lumière,
de l'électricité, etc., comme faisant eux-mêmes leur révélation à notre
égard, c'est-à-dire comme nous communiquant par leur manifestation
les connaissances ou les secrets qui les concernent et qui, sans cette
manifestation de leur part, seraient demeurés comme n'existant pas
pour nous. (...) Ainsi la nature entière peut se considérer comme dans
une révélation continuelle, active et effective ; ou comme faisant sans
cesse sa propre révélation, selon tous les degrés et toutes les classes
qui la constituent 320 ».
Les sciences de la nature, dans leurs investigations, renvoient à
l'unité supérieure d'un dessein qui se révèle à nous en se cachant. Mais
les faits expérimentaux ne constituent pas la totalité du réel, qui est
aussi chose mentale. « L'homme naît et vit au milieu des pensées 321. »
Ainsi s'opère un dédoublement de l'univers : « dans leur ordre moral
et intellectuel, ces pensées font en lui leur propre révélation, comme
les phénomènes de la nature font la leur dans leur ordre physique ».
De là la nécessité d'une autre forme de connaissance pour [235] mettre
en œuvre « les germes que ces pensées morales et intellectuelles nous
font parvenir 322 ». Saint-Martin ose proposer au théoricien de l'Idéologie, en cette année 1795, une interprétation qui reconnaît dans ces
données spirituelles « des notions éparses de choses divines et religieuses, de rapports de l'homme avec son principe ; enfin de ces faits
traditionnels que, dans l'ordre supérieur, l'on appelle communément
révélation et dont la théogonie et la mythologie de tous les peuples ont
presque inondé la terre 323... ». Un empirisme du spirituel revendique
320
Ibid., p. 119.
Ibid.
P. 120.
323 P. 121.
321
322
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
302
la préséance sur le savoir de l'extériorité. Les matérialistes « se circonscrivent dans les révélations de la matière, et ils ne font pas attention aux développements qui se passent dans l'homme, ou aux naturelles et propres révélations qui viennent s'opérer dans notre être, au
moyen de cette atmosphère de pensées qui nous environnent. (...) La
raison n'est que le flambeau de l'homme pensant, elle n'en est pas la
vie : il y a en lui une faculté plus radicale encore et plus profonde ;
c'est celle dont vous ne voulez point. (...) Or, cette faculté radicale, ce
sens moral, doit faire aussi son propre développement ou sa propre et
naturelle révélation 324... » Une science fondamentale pourrait seule
donner accès aux vérités premières ; « la science physique a beau recommander les expériences, la véritable science religieuse les recommande bien davantage ; et c'est parce qu'il y a peu de gens qui se donnent la peine de faire cette vérification qu'il y en a tant dans l'aveuglement et dans l'erreur 325 ».
L'École normale de 1795 n'était aucunement disposée à entendre le
Philosophe Inconnu, qui contredisait ses habitudes mentales. Mais
l'auteur de L'Homme de désir (1790) devait obtenir, à titre posthume,
une belle revanche 326. Saint-Martin annonce la rébellion des poètes
anglais contre Newton. Dix ans auparavant, en 1784, l'architecte français Étienne-Louis Boullée (1728-1799) avait dessiné le projet fantastique d'un mausolée en l'honneur du physicien britannique ; une base
monumentale supporte une sphère de deux cents mètres de diamètre
sur la voûte de laquelle se déploie la figuration d'un planétarium. Le
gigantisme du projet est à l'échelle de la gloire du grand homme à la
mémoire duquel le cénotaphe est dédié. Au tournant du siècle, cette
gloire est menacée ; non que la science de Newton ne soit pas vraie en
elle-même ; mais son choc en retour sur la personnalité des hommes et
sur leur genre de vie entraîne de funestes conséquences.
Carlyle dénonce cet égarement : « Votre science se donnera-t-elle
carrière dans l'étroit atelier souterrain de la seule Logique, éclairé
324
325
Pp. 127 et 128.
Ibid., p. 129.
326 Cf. par exemple A. M. AMIOT, L'« homme de parole » martiniste,
préfiguration du poète romantique, ou du messianisme illuministe au
messianisme poétique, in Le Préromantisme, colloque de Clermont,
Klincksieck, 1975, et dans le même recueil l'article de CHR. CROISILLE sur
Lamartine et Saint-Martin.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
303
[236] uniquement par des fentes ou même une lampe à huile ; et fautil que l'esprit de l'homme devienne un moulin mécanique, dont la
mémoire est la trémie, et dont sortent en guise de farine, de simples
tables de Sinus, Tangentes, codifications et ce que vous appelez l'Économie Politique ? Qu'est-ce donc que cette Science que la tête scientifique seule, si elle était dévissée et (comme celle du Docteur dans le
récit des Mille et une Nuits) placée dans un bassin pour qu'elle reste
vivante, pourrait poursuivre 327... » Carlyle, professant un dualisme
analogue à celui de Saint-Martin, oppose à cette science sans conscience, la faculté d'émerveillement, étrangère au positiviste :
« L'homme qui ne peut s'émerveiller, qui ne s'émerveille pas et
n'adore pas habituellement — même s'il est président d'innombrables
Sociétés Royales, s'il porte toute la Mécanique céleste, la Philosophie
de Hegel, et le résumé de tous les travaux de laboratoires et observatoires dans sa seule tête — n'est qu'une paire de lunettes derrière laquelle il n'y a pas d'œil 328... » Le refus du « mystère » et du « mysticisme » atteste une carence épistémologique et ontologique.
L'épistémologie romantique oppose le parti de l'homme au parti
pris des choses, qui annule l'humanité de l'homme. Stuart Mill, élevé
par son père selon les normes de l'utilitarisme, a vécu le refoulement
systématique des impulsions du sentiment et des valeurs du cœur, ainsi qu'en témoigne sa célèbre autobiographie. Darwin révèle une analogue misère. « Mon esprit semble être devenu une sorte de machine à
moudre des lois générales à partir d'une grande quantité de faits ; mais
je ne parviens pas à concevoir pourquoi ceci devait causer l'atrophie
de cette partie du cerveau dont dépendent les goûts supérieurs (poésie,
peinture, musique) 329. » Le génie scientifique a pour contrepartie une
carence d'humanité. « Immensément conscient, et avec précision, des
phénomènes naturels passés et présents de la réalité physique, qu'il
rassemblait et classait avec une patience assidue, Darwin semblait,
comme par une déficience complémentaire, grandement inconscient
de la nature et du rôle du collecteur et classificateur dans ces opérations minutieuses. Toujours conscient de la signification des phéno327
CARLYLE, Sartor resanus, 1, I, ch. 10 ; trad. CAZAMIAN, Aubier, 1973, p.
121.
328 Ibid., p. 123.
329 Ch. DARWIN, Autobiography, éd. Nora BARLOW, London, Collins, 1887, p.
139.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
304
mènes extérieurs, Darwin était presque également et symétriquement
inconscient de soi (unself-conscious), car l'être personnel ne propose
pas de faits qu'on puisse collectionner et classer 330. »
Darwin, autre Galilée, a réduit à l'intelligibilité de la science un
domaine qui lui était jusque-là interdit ; il a refoulé les mythes et il
s'est heurté à la vindicte des théologiens. Galilée est devenu aveugle
pour avoir trop regardé le soleil ; Darwin a souffert d'une autre cécité ;
consacrant sa vie à la recherche des faits, il a perdu le sens des valeurs
humaines, la présence d'autrui, la jouissance des sentiments et de
[237] l'imagination. « Ces dernières années, constate-t-il, quoique je
sois toujours animé de sentiments amicaux envers beaucoup de gens,
j'ai perdu le pouvoir de m'attacher profondément à qui que ce soit » ;
il éprouve cette impression de distance même à l'égard de Hooker et
Huxley, compagnons de sa vie scientifique 331. La déficience vitale va
de pair avec l'aliénation positiviste dénoncée par Carlyle et Dickens.
Les juges de Galilée avaient condamné le génial Florentin en vertu de
considérations absurdes tirées d'une théologie et d'une scolastique périmées. Ces vieux routiers de la vie spirituelle, blanchis sous le harnais de la direction de conscience, sentaient confusément que les nouvelles évidences proposées par l'énergumène intellectuel qui les défiait
auraient de redoutables conséquences pour l'ordre mental établi. La
transformation du système du monde devait, à brève échéance, modifier la situation de l'homme dans le monde, avec les conséquences les
plus graves pour la conscience religieuse, mais aussi pour l'équilibre
intime des individus. Les juges de Galilée étaient en retard sur lui d'un
âge mental et d'une épistémologie ; mais la suite des temps devait
montrer qu'ils étaient aussi en avance d'un âge mental ; ils pressentaient la crise qui devait naître du triomphe des lumières et de l'échec
des lumières. Le procès romantique de Newton est la revanche posthume des juges de Galilée. La science positive, lorsqu'elle règne
seule sur l'existence d'un être humain, est une science de malheur,
comme enseignait Carlyle.
330
James OLNEY, Metaphors of Self, The Meaning of Autobiography, Princeton
University Press, 1973, p. 196 ; j'emprunte au livre d'Olney les textes de
Darwin.
331 DARWIN, op. cit., ibid.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
305
John Keats, qui s'était associé au toast antinewtonien, soutenait que
« les axiomes en philosophie n'étaient pas de véritables axiomes avant
d'avoir été éprouvés sur nos propres pulsations. Nous lisons de belles
choses, mais ne les sentons pas dans leur plénitude avant d'avoir parcouru le même chemin que leur auteur... Rien ne devient jamais réel
avant d'avoir été expérimenté. Même un proverbe n'est pas vraiment
un proverbe avant d'avoir trouvé son illustration dans votre propre
vie 332... » James Olney rapproche ce texte d'une confidence de John
Henry Newman qui, pour justifier sa conversion au catholicisme romain, écrivit un récit de sa vie, l’Apologia pro vita sua devant tenir
lieu de démonstration : « dans mon cas, écrit Newman, ce ne fut pas la
logique qui m'entraîna ; autant pourrait-on dire que c'est le mercure du
baromètre qui fait changer le temps. C'est l'être concret qui raisonne ;
au bout d'un certain nombre d'années, j'ai trouvé que mon esprit
(mind) avait changé de place. Comment ? c'est l'homme entier qui fait
mouvement ; la logique écrite (paper logic) se contente d'enregistrer
l'opération 333 ». L'autobiographie, justifiant un changement d'attitude,
contraste du tout au tout avec les apologétiques à base d'argumentation et de controverses, fréquentes dans l'histoire du christianisme occidental. La vérité en cause dans l'évolution de Newman [238] est vérité de vie, la vérité d'un développement que le sujet ne maîtrise pas ;
il est porté par lui, comme sous l'effet d'une croissance organique.
L'auteur de l’Apologia a, quelques années plus tard, formulé la
doctrine correspondant à son itinéraire spirituel. L'Essai d'une grammaire de l'assentiment (An Essay in aid of a Grammar of Assent,
1870) représente une tentative pour faire la théorie d'une logique non
théorique ; la voie de la compréhension est proposée comme substitut
des méthodologies démonstratives. Le romantisme n'est pas en cause ;
Newman n'a pas partie liée avec un mouvement disparu, à l'époque, de
la vie littéraire et intellectuelle, dans l'Angleterre où triomphe l'utilitarisme victorien. Son traité n'en est pas moins une théorie de la connaissance selon l'esprit du romantisme. « Newman, résume James
Olney, distingue deux espèces du savoir humain, selon qu'il nous
vient par la voie de l'expérience ou de l'intellect rationnel. Nous con332
Lettre à J. H. Reynolds, 3 mai 1818 ; The Letters of John Keats, éd. M. B.
FORMAN, 4th ed, London, Oxford University Press, 1952, p. 141.
333 John Henry NEWMAN, Apologia pro vita sua (1864) ; ed SVAGLIC, Oxford
University Press, 1967, p. 155.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
306
naissons quelque chose soit parce que nous l'avons expérimenté, soit
parce que, logiquement et rationnellement, nous déduisons qu'il pourrait être ou qu'il doit être. Nous appréhendons une vérité soit en l'expérimentant, soit par un syllogisme qui conduit nécessairement notre
raison, les prémisses étant valables, à la vérité de la conclusion. La
première espèce de connaissance et de vérité, la première espèce de
proposition et l'assentiment procédant de cette connaissance, doit être,
comme l'expérience dont elle procède, singulière, unique, particulière,
concrète, a-logique, sui generis ; elle échappe à la généralité de la loi
et ne dépend que de sa propre existence. La seconde espèce de connaissance et de vérité, de proposition et d'assentiment n'existe apparemment pas par elle-même ; création caractéristique de notre esprit,
elle est commune, partagée, générale, abstraite, logique, typique 334... »
La dualité du réel et du notionnel, dédouble la voie d'approche vers
la vérité ; la logique de l’inférence est distincte de la logique de
l'assentiment ; la seconde présuppose l'engagement de la personne
entière, génératrice d'une vérité à sa ressemblance ; la première se déploie au niveau d'un univers du discours restreint à l'ordre intellectuel
dans sa généralité. « L'inférence normale, écrit Newman, consiste à
appréhender des propositions portant sur des notions ; l'assentiment
normal consiste à appréhender des propositions portant sur des choses.
Si l'appréhension notionnelle est celle qui se rapproche le plus de
l'inférence, l'appréhension réelle constitue le concomitant le plus naturel de l'assentiment. L'acte d'inférence implique dans son objet que sa
thèse dépend de prémisses, c'est-à-dire d'une relation qui est une abstraction ; mais un acte d'assentiment repose tout entier sur la thèse
comme sur son objet, et la réalité de la thèse est presque une condition
de son inconditionnalité 335. » Dans la perspective non galiléenne,
[239] la logique du réel doit avoir la préséance sur la logique du possible. L'être humain est une totalité organique et spirituelle, dont la
conscience se développe au sein de la réalité des choses, dans les
épreuves de la vie. L'homme n'est pas un animal raisonnable ; il est un
animal qui sent et qui voit, qui agit et qui contemple. Il ne peut y avoir
de vérité plénière qui ne vienne à lui selon les cheminements de sa
334
335
James OLNEY, Metaphors of Self, op. cit., p. 207.
NEWMAN, Grammaire de l'assentiment, ch. IV ; Œuvres philosophiques de
NEWMAN, trad. S. JANKÉLÉVITCH, Aubier, 1946, pp. 501-502.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
307
familiarité avec le monde, avec les choses et les hommes, avec Dieu
dont les multiples présences se proposent du dehors et du dedans. La
logique notionnelle ne possède qu'une validité formelle ; moyen de
communication utile, mais dont les rapports ne sauraient se comparer
à ceux que nous assure la logique de l'événement, logique de la présence, alors que la syllogistique est une logique de l'absence.
Le procès de Newton définit un mouvement commun au romantisme européen. Selon Michelet, « le divorce du monde est principalement l'absurde opposition qui s'est faite aujourd'hui, dans l'âge machiniste, entre l'instinct et la réflexion ; c'est le mépris de celle-ci pour
les facultés instinctives, dont elle croit pouvoir se passer 336 ». Michelet oppose la réflexion et l'instinct comme Newman le notionnel et le
réel ; sa critique de « l'âge machinique » affirme la supériorité des
puissances vitales sur les facultés abstraites. « La pensée réfléchie
n'arrive à l'action que par tous les intermédiaires de délibération et de
discussion ; elle arrive à travers tant de choses que souvent elle n'arrive pas. Au contraire la pensée instinctive touche à l'acte, est presque
l'acte ; elle est presque en même temps une idée et une action 337... »
De là l'excellence humaine du peuple et de l’enfant, tous deux porteurs de vérité dans la théorie romantique de la connaissance, sources
et ressources de naïveté et d'innocence. De là aussi, la priorité de la
femme sur l'homme, parce que la femme est un être d'instinct et de
sentiment, peu sensible aux tentations de l'intellect. Marguerite est le
premier et le dernier espoir de Faust.
MICHELET, Le Peuple, 1846, lre partie, ch. VIII, Julliard, 1965, p. 165.
337 Ibid., II, 2, p. 180.
336
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
308
[240]
Les sciences humaines et la pensée occidentale.
Tome IX. Fondements du savoir romantique.
Deuxième partie :
Chapitre V
Romantisme
— Classicisme
Retour à la table des matières
Dans la tradition pédagogique française des écoles et des universités, le romantisme est couplé avec le classicisme. Or, le débat classicisme-romantisme n'a pas existé en Angleterre, cependant qu'en Allemagne la culture classique, tardivement affirmée, au lieu de s'opposer au romantisme, en était plutôt un corollaire, les deux attitudes se
trouvant jointes par les liens d'une coexistence pacifique. Goethe, génie tutélaire du classicisme germanique, a vécu l'adolescence romantique du Sturm und Drang ; son œuvre comprend des composantes
romantiques dans le domaine de la philosophie de la nature et de la
biologie, pratiquées jusqu'à la fin de son existence avec une ferveur
jamais démentie pour la présence réelle de l'Être qu'il déchiffrait à travers l'immense variété des formes de la vie.
L'opposition romantisme-classicisme trouve son terrain d'élection
dans l'ordre des beaux arts, singulièrement dans le domaine littéraire.
De là l'idée qu'il s'agit de catégories esthétiques, réduites à des systèmes de prescriptions, à des codes techniques, imposées au poète, au
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
309
musicien, au peintre. Conception trop étroite. Ce sont en réalité deux
styles de vie, deux modes d'affirmation de soi ; l'usage que l'écrivain
fait du langage n'est pas un simple jeu avec les mots, mais un moyen
d'expression vital. De même le musicien vit par le ministère des sons ;
ses compositions sont significatives d'une identité qui n'a pas les
mêmes caractéristiques chez le musicien classique et chez le musicien
romantique. La rhétorique de la composition est le dessein et le dessin
d'une configuration de soi ; la composition est affirmation d'une ligne
de vie. Le classicisme allemand n'est pas un art d'écrire, mais un art de
vivre dans la fidélité à un idéal humaniste, qui a profondément marqué
la culture germanique moderne.
L'opposition ne se situe pas entre romantisme et classicisme. Le
combat du romantisme s'est livré contre les lumières ; la rupture avec
l'intellectualisme intempérant s'est réalisée dans toutes les provinces
de la culture européenne. Il existe une association entre lumières et
[241] classicisme ; les deux se sont trouvés confrontés avec le même
démenti. Relation aisément discernable en France, où le modèle classique s'est affirmé avec autorité, et où il a poursuivi un combat retardateur contre les idées nouvelles. Les maîtres français du XVIIIe
siècle vénéraient le classicisme de Versailles, en dépit des marques
d'absolutisme dont il nous paraît entaché. Voltaire célèbre le Siècle de
Louis XIV, siècle éclairé ; Diderot, promoteur de l'entreprise encyclopédique, estime qu'elle a eu des précurseurs parmi les membres des
Académies fondées par le Grand Roi. Le classicisme peut être considéré comme une variable subalterne des lumières, non seulement en
France, mais dans l’Aufklärung frédéricienne, au sein de laquelle la
pratique respectueuse de la culture de Versailles est associée à la recherche intellectuelle dans tous les domaines. L'esthétique du classicisme — et éventuellement du néo-classicisme — est une composante
de l'esprit des lumières.
Le siècle d'or français a imposé à l'Europe un sens esthétique et un
style de vie. Lorsque Philippe II fit construire dans le désert de la sierra de Guadarrama le monstrueux palais-monastère de l'Escorial, cette
initiative ne suscita guère d'imitateurs. Au contraire, Versailles offrit à
l'Occident un paradigme qui s'imposa à l'émulation des souverains ; de
la péninsule ibérique à la Scandinavie, en passant par les Allemagnes
et la Russie, s'édifièrent des résidences dédiées à la plus grande gloire
des princes régnants. L'imitation du prototype versaillais ne se limitait
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
310
pas à l'ordre architectural ; metteur en scène de génie, Louis XIV,
après avoir planté le décor, se donna pour tâche d'organiser l'existence
de sa cour comme une célébration perpétuelle de sa propre Majesté.
Les liturgies commémoraient la Présence Réelle du Roi-Soleil, mobilisant une foule de courtisans, de techniciens et domestiques de tous
grades. Peintres et musiciens, décorateurs et architectes, comédiens,
hommes de lettres, gens d'Église, académiciens, jardiniers apportaient
leur concours à cette harmonie festivale. Les souverains européens,
lorsqu'ils recopiaient Versailles, comme encore Louis II de Bavière en
plein xixe siècle, ne limitaient pas leur ambition à la construction d'un
palais ; dans cette coquille vide, ils rêvaient de vivre et de faire vivre
un rêve collectif imité des fastes du Grand Roi. Chacun s'y ingéniait,
dans la limite de ses ressources financières et de ses moyens intellectuels ou esthétiques, ce qui donnait parfois des résultats cocasses. Le
pastiche est à sa manière un hommage rendu à la valeur ; l'exemple
français a fait autorité à travers l'Europe pendant un siècle, jusqu'à ce
que le modèle révolutionnaire vienne éclipser le modèle versaillais.
L'école de 1660 s'est imposée à l'Occident par la même autorité
que la culture de Versailles ; les écrivains, les poètes proposent l'un
des aspects glorieux d'une réussite exceptionnelle. La langue française, cautionnée par l'autorité de l'Académie, se voit reconnaître un
droit de préséance sur les idiomes locaux ; elle est la langue de l'aristocratie dans les Allemagnes, en Pologne, en Russie, ailleurs encore.
Les monuments littéraires, prototypes pédagogiques pour l'enseignement [242] de la langue, acquièrent une autorité internationale. « Nos
Allemands, écrit Frédéric II à Voltaire en 1775, ont l'ambition de jouir
à leur tour des avantages des beaux arts ; ils s'efforcent d'égaler
Athènes, Rome, Florence et Paris. Quelque amour que j'aie pour ma
patrie, je ne saurais dire qu'ils réussissent jusqu'ici ; deux choses leur
manquent, la langue et le goût : la langue est trop verbeuse ; la bonne
compagnie parle français. (...) Pour le goût, les Allemands en manquent sur tout : (...) ils manquent encore de ce discernement fin qui
saisit les beautés où il les trouve, et sait distinguer le médiocre du parfait, le noble du sublime, et les appliquer chacun à leurs endroits convenables... 338 » Le maître d'œuvre de Sans Souci, l'ami de Voltaire et
338
A VOLTAIRE, 24 juillet 1775 ; dans Gustave LANSON, Choix de lettres du
XVIIIe siècle, Hachette, nouvelle éd., 1909, p. 500.
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311
de d'Alembert, souffre d'un sentiment d'infériorité à l'égard de la culture française. Le plus remarquable des souverains allemands considère ses sujets comme sous-développés au point de vue esthétique.
« L'Allemagne, poursuit Frédéric, est actuellement comme était la
France du temps de François Ier. Le goût des lettres commence à se
répandre ; il faut attendre que la nature fasse naître les vrais génies
comme sous les ministères des Richelieu et des Mazarin ; le sol qui a
produit un Leibniz peut en produire d'autres. Je ne verrai pas ces
beaux jours de ma patrie, mais j'en prévois la possibilité 339. » Ces
propos désinvoltes à l'égard de l'arriération mentale des Allemagnes
ne sont pas justifiés. En 1775, Kant, né en 1724, a 51 ans ; Frédéric
refusera obstinément de reconnaître en lui un autre Leibniz et de le
recevoir dans son Académie, peuplée de Français et de Suisses et qui
a le français comme langue de travail. En 1775, Goethe est âgé de 26
ans ; il a publié Werther, la première œuvre littéraire d'un Allemand
qui se soit imposée au public cultivé de l'Europe entière. Kant et
Goethe comptent parmi les noms universels de la culture germanique ;
Frédéric mourra en 1786 sans les avoir reconnus pour ce qu'ils étaient.
Une dizaine d'années après la disparition du roi éclatera la floraison
du romantisme qui donnera ses lettres de noblesse à la littérature et à
la pensée allemandes, moyennant une rupture avec cette Aufklärung
berlinoise, dont Frédéric avait été le promoteur.
Contre la culture de Versailles, l'un des réquisitoires les plus intelligents est le Cours de littérature dramatique professé par August
Wilhelm Schlegel à Vienne en 1808, publié en 1809 (Vorlesungen
über dramatische Kunst und Literatur) ; la traduction française paraît
en 1814, par les soins de Mme Necker de Saussure, parente de Germaine [243] de Staël. Celle-ci a assisté aux conférences de Vienne,
dont la rédaction est contemporaine de celle De l'Allemagne. Depuis
1804 et jusqu'à sa mort en 1817, Mme de Staël s'est assuré les services
339
Ibid., pp. 500-501. Le traité de Frédéric, De la littérature allemande (1780)
confirme cette incompréhension, dénoncée dans la correspondance entre
Lavater et Goethe (mars-avril 1781). Selon Lavater, le texte du « vieux roi
(...) passe l'entendement. (...) Un étudiant peut-il être plus ignorant et un bel
esprit parisien plus superficiel ? Il finira par devenir fou, s'il ne l'est pas
déjà ! » (cité par Ludwig GEIGER, dans la Préface à son édition de De la
littérature allemande, von FRIEDRICH DEM GROSSEN, Berlin, 1902, p.
XXVIII ; texte communiqué par Friedbert Holz).
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
312
du brillant intellectuel, cofondateur de l’Athenäum, son conseiller culturel pour le domaine allemand. D'où l'exceptionnel intérêt des idées
d'August Wilhelm, qui constituent, directement et par personne interposée, une source majeure du romantisme européen. Mme de Staël, en
1800, dans son premier grand essai : De la littérature dans ses rapports avec les institutions sociales, oppose les littératures du Nord et
celles du Midi, la littérature des Anciens et celle des Modernes, mais
elle ne met en cause ni le classicisme ni le romantisme, dont il sera
question dans De l'Allemagne. En une dizaine d'années, la perspective
a changé, grâce à la présence de l'aîné des Schlegel aux côtés de la
femme exceptionnelle à laquelle il s'était passionnément attaché. En
1807 déjà, le critique allemand avait publié à Paris une Comparaison
entre la Phèdre de Racine et celle d'Euripide qui avait causé quelque
scandale dans le monde des lettres ; certains critiques avaient dénoncé
dans ce texte une malveillance envers le tragique français, qui confinait au sacrilège ou au crime de lèse-majesté. Les mêmes thèmes sont
repris et amplifiés dans le Cours de littérature dramatique ; August
Wilhelm Schlegel met en cause la suprématie culturelle de Versailles,
dont le prestige tient à des considérations socio-politiques. « Tout est
né et s'est accru en France sous la tutelle de la société. C'est la société,
et encore une société dirigée vers l'imitation d'une grande ville, laquelle copiait à son tour une cour brillante, qui a déterminé le genre et
la marche des beaux arts. On peut expliquer ainsi comment, depuis
Louis XIV, la littérature française a fait, dans toute l'Europe, une fortune si prodigieuse parmi les premières classes de la société, tandis
que les peuples, fidèles à leurs mœurs nationales, ne l'ont jamais naturellement aimée. Mais, au milieu du grand monde, ce système, en rapport avec lui, se trouve partout dans sa patrie 340. » La culture de Versailles est une culture de classe, adaptée aux exigences de la haute société, et non une culture populaire, à l'usage de la population dans sa
masse. Reproche majeur aux yeux des romantiques, pour qui les traditions, le folklore représentent une richesse trop longtemps négligée.
L'universalité de la langue française, thème de concours proposé par
l'Académie frédéricienne de Berlin, avait valu la célébrité au lauréat,
Rivarol, en 1784. A en croire l'essayiste parisien, la langue française
s'était imposée, en vertu de ses mérites intrinsèques, pour remplacer le
340
A. W. SCHLEGEL, Cours de littérature dramatique, trad. de SAUSSURE,
1814, t. II, p. 86.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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latin en tant qu'idiome international, consacré par une littérature prestigieuse. La Révolution fera de Rivarol un émigré réactionnaire, mort
à Berlin en 1801. Aux yeux d'August Wilhelm Schlegel, le français
n'est plus la langue des citoyens du monde, mais seulement l'idiome
de la high society occidentale ; son universalité se limite à la clientèle
restreinte, [244] d'ailleurs menacée par la vague révolutionnaire, d'une
internationale aristocratique.
Schlegel a combattu en Allemagne pour la défense et illustration
de la littérature allemande et de la culture européenne. Mais, familier
de Coppet, il appartenait à cette élite cosmopolite en laquelle Stendhal
se plaisait à voir des « états généraux de l'opinion européenne 341 » ;
or le français était la langue de Coppet. Rivarol avait fait l'éloge de la
parfaite clarté, de l'élégance du français ; Schlegel fait apparaître les
défauts de ces qualités. « Les grands prosateurs de la France sont seuls
reconnus en Europe d'une façon durable comme des classiques.
Toutes les productions de la littérature française, sans distinction, ont
joui d'une grande faveur dans les cours et dans le grand monde, mais
ceux d'entre les nations qui ont des sentiments indépendants et particuliers n'ont jamais conçu pour la poésie française une sympathie sincère. Une imitation servile des formes françaises fut toujours, où elle
se rencontrait, le signe de l'enfance d'une littérature ou de sa décadence. La dissémination de la langue française depuis Richelieu et
Louis XIV fut un événement plutôt politique que littéraire ; la domination de la mode aussi y fut pour beaucoup, et les Français ne croiront sans doute pas à la stabilité éternelle de la mode. Le français est
assurément appelé à être une langue de communication générale par
beaucoup de qualités et par l'absence de beaucoup de qualités 342... »
Frontalier germano-français de la culture, August Wilhelm, frontalier du romantisme et du classicisme, souligne que la souveraineté
dans l'ordre de la prose va de pair avec une carence en matière de poésie ; le familier de Novalis, de Tieck et des poètes romantiques d'Allemagne est particulièrement à même de la percevoir. Jean Paul notait
341
STENDHAL, Rome, Naples et Florence en 1817 ; 6 août 1817, in Voyages en
Italie, Bibliothèque de la Pléiade, p. 155.
342 A. W. SCHLEGEL, note de sa traduction de la Notice sur le caractère et les
écrits de Madame de "Staël, par Mme NECKER DE SAUSSURE, 1820 ; cité par
I. A. HENNING, L'Allemagne de Madame de Staël et la polémique
romantique (1814-1830), Champion, 1929, p. 180
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
314
en 1804 : « Toutes les contributions de la poésie française se laissent
calculer d'avance comme des exigences satisfaites de la haute sociabilité poétique, pour ainsi dire, de l'homme du monde. » Le romancier
diagnostiquait dans cette culture quelque peu desséchée une sorte
d'« asthme de l'âme 343 ». Rivarol, inventeur du mythe de la clarté
française, avait accepté par avance cette accusation ; « la langue française a été moins propre à la musique et aux vers qu'aucune langue
ancienne ou moderne : car ces deux arts vivent de sensations 344... ».
La déficience poétique des lumières, en France et en Allemagne, se
trouve justifiée par une dépréciation de l'ordre sensible et sentimental,
considéré comme naïf, primitif, infantile, et donc [245] indigne d'une
civilisation parvenue à la maturité rationnelle. Bayle, Fontenelle,
Montesquieu, Voltaire, d'Alembert, Condorcet considéraient la poésie
comme un jeu galant, un délassement de salon pour le plaisir des
dames ; l'idée ne venait à aucun d'entre eux que l'exercice de la poésie
pût constituer une vocation digne d'un grand écrivain.
Cette polémique précise la ligne de rupture entre classicisme et
romantisme. Selon le Dictionnaire de Robert, le mot « classicisme »
serait apparu « vers 1825 » comme une antithèse de « romantisme ».
Schlegel dénonce un système culturel imposé à la France et à l'Europe
par Louis XIV, maintenu au XVIIIe siècle par Voltaire et les écrivains
parisiens. Cette doctrine diffuse caractérise l'esprit du classicisme, tel
qu'il sera bientôt affirmé et attaqué dans les controverses européennes.
Schlegel, qui se souvient de Lessing et de la Dramaturgie de Hambourg (1767-1769), s'en prend à la tragédie, domaine où l'école française fait autorité, grâce aux noms prestigieux de Corneille et de Racine. Cette partie de l'art poétique est régie « d'après une idée abstraite 345 », en fonction de normes artificielles dont l'application mutile
la richesse de la vie. « La difficulté vaincue, le triomphe de l'art sur la
nature, une froide grandeur s'y font également admirer. On y voit la
même symétrie, le même alignement au cordeau et des courbes aussi
bien compassées ; et ce serait également en vain qu'en s'adressant à
l'architecte de ces merveilles régulières, on voudrait lui faire saisir
343
344
Jean Paul RICHTER, Vorschule der Aesthetik..., Hamburg, 1804, p. 560.
RIVAROL, Discours sur l'universalité de la langue française, 1804 ; éd.
HERVIER, Delagrave, 1929, p. 91 ; cf. notre Naissance de la conscience
romantique au siècle des lumières, Payot, 1976, pp. 49 sqq.
345 A. W. SCHLEGEL, Cours de littérature dramatique, X, éd. citée, t. II, p. 170.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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l'ordre secret qui règne dans un jardin anglais, qu'on lui montrerait
comment une suite de paysages variés, découverts l'un après l'autre et
destinés à se relever mutuellement, concourent à produire sur l'âme
une impression particulière très profonde et très douce à la fois. (...)
Les lois prohibitives d'une critique fondée sur l'analyse ont borné le
vol des classiques français 346... » Shakespeare vient corroborer
l'image des jardins anglais par les multiples beautés d'une dramaturgie
qui accepte les aspects concrets d'une existence non défigurée par les
stylisations de la politesse et les étroitesses d'un système de conventions mondaines ; de même, les drames de Schiller et de Goethe ont
fait ressortir, par contraste, ce qu'il y avait d'étriqué dans les prétendus
chefs-d'œuvre de la scène française. Il est impossible d'admettre « la
prétention qu'ont les Français de s'ériger en législateurs universels du
bon goût 347 ».
Le manque de spontanéité, l'absence de naturel va de pair avec
l'esprit d'abstraction. « Ce qui s'oppose surtout à ce que la tragédie
française puisse émouvoir profondément, c'est un trait particulier du
caractère national, je veux dire l'habitude de ne jamais s'oublier en
présence des autres, de se montrer toujours sous l'aspect le plus avantageux. Si l'on examine avec attention la plupart de ces tragédies, on
verra que les discours y sont presque toujours adressés à un tiers, que
[246] les personnages ont rarement l'air de se croire seuls entre eux et
qu'ils se tournent toujours plus ou moins en face des spectateurs (...)
Comment nous associerons-nous à leurs impressions s'ils ne s'y abandonnent point eux-mêmes 348 ? » Le personnage dramatique ne doit
pas nous paraître perpétuellement en représentation ; l'illusion théâtrale est à ce prix. Or, les héros classiques se contrôlent jusque dans
les paroxysmes de leurs passions ; leurs propos s'organisent en discours bien balancés, conformément aux règles du collège. « L'éloquence peut et doit trouver sa place dans une tragédie, mais, lorsque
l'arrangement et la préparation s'y font sentir, elle ne convient qu'aux
discours prononcés avec calme et pour un but manifeste. Le désordre
des passions ne connaît que l'éloquence involontaire. Celui qui parle
avec une véritable inspiration est passé tout entier dans son objet, et il
346
347
Ibid., pp. 170-171.
P. 172.
348 Pp. 158-159.
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s'est oublié lui-même. Lorsqu'il s'occupe de l'effet qu'il produit, qu'il
se complaît dans l'étalage de l'art oratoire, c'est de la rhétorique et non
de l'éloquence qu'il déploie. Or la rhétorique, et la rhétorique en habit
de cour, domine dans plusieurs pièces françaises, et particulièrement
dans celles de Corneille. (...) Quand le héros d'une tragédie déplore
son malheur en antithèses ou en traits d'esprit ingénieux, nous pouvons économiser notre pitié 349... »
La tragédie française, selon l'intellectuel allemand, apparaît comme
une cérémonie régie par une étiquette de cour, et célébrée en grande
pompe, à la manière de l'opéra du XIXe siècle, insoucieux de l'authenticité humaine ; la rhétorique vocale du bel canto a sa fin en ellemême, pour la délectation des initiés. « Cette pompe solennelle, cette
parure cérémonieuse du style tragique dans des situations qui exigeraient l'abandon et l'oubli de soi-même, ont porté Schiller à comparer
les héros de la tragédie française aux rois représentés dans les vieilles
gravures et qu'on voit couchés sur un lit avec leur sceptre, leur couronne et leur manteau royal 350. » Cette dénaturation de la vie n'est pas
seulement le fait des littérateurs ; les conventions, la rhétorique, les
trois unités font partie d'un sens commun consacré par le consentement universel des amateurs. « En France, le zèle pour soutenir ces
règles fameuses n'existe pas seulement chez les érudits, c'est l'affaire
de la nation entière. Tout homme bien élevé qui a sucé son Boileau
avec le lait se tient pour le défenseur né des unités dramatiques, de
même que depuis Henri VIII les rois d'Angleterre portent le titre de
défenseurs de la foi 351. »
Le Cours de littérature dramatique, dès 1808, contient l'essentiel
des thèses développées dans la Préface de Cromwell (1827), qui passeront en France pour révolutionnaires une vingtaine d'années plus
tard. Il ne s'agit pas seulement d'opposer la tragédie française au
drame romantique des temps nouveaux, ouvert sur la dense présence
de la réalité humaine. Schlegel esquisse une systématisation de la doctrine [247] classique, au moment où sa suprématie est remise en question par de nouvelles évidences. Une mise en place s'opère, dont résultera un changement de perspective de la littérature européenne.
349
350
Pp. 159-160.
P. 160.
351 Ibid., p. 87.
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317
L'école de Versailles ne proposait pas une création ex nihilo ; lorsque
Boileau, doctrinaire du Parnasse, codifie l’Art poétique (1674), son
intention est de rassembler la législation traditionnelle en la matière,
ainsi que les éléments de la jurisprudence. Il ne s'agit pas de novation,
mais de rénovation, de rappel à l'ordre. La doctrine classique se réfère
à l'autorité des maîtres anciens ; parmi les autorités remises en honneur figurent la Poétique d'Aristote et l’Art poétique d'Horace. Les
écrivains du siècle d'or français ont fait vœu de fidélité à une tradition
vénérable, qu'il s'agit de remettre en honneur et d'illustrer par de nouveaux chefs-d'œuvre 352.
La littérature antique n'avait jamais été oubliée après la fin de
l'époque d'Alexandrie, au cours de laquelle des savants avaient rassemblé le Corpus des Écritures saintes de l'humanisme, pour en fixer
le texte et pour en établir la signification grâce à des recherches érudites. Aux plus basses eaux du Moyen Age, une permanence culturelle
assurait un minimum de vigilance en attendant les temps meilleurs. La
Renaissance avait consacré le triomphal retour de la Grèce et de Rome
en leur authenticité restaurée. Dans cet héritage, l'art poétique avait
fait l'objet de soins particuliers, puisqu'on y trouvait la théorie des
œuvres ainsi que les techniques appropriées à leur réalisation. En Italie, en Hollande et ailleurs, érudits et philologues avaient élaboré
d'après l'antique une problématique de la création littéraire ; des contestations scolastiques s'engageaient entre des critiques d'autant plus
sûrs de leurs formules qu'ils n'avaient pas à les mettre en pratique.
L'Académie française, telle que Richelieu la constitue en 1635, devait
être un conseil d'État culturel chargé d'exercer une magistrature à
l'égard des écrivains et des poètes ; l'expérience malheureuse tentée,
sur l'ordre du Cardinal, au détriment du Cid manifesta que ce genre de
pleins pouvoirs risquait de se retourner contre ceux qui en abusaient.
L'école de 1660 rassemblait des personnalités créatrices de première grandeur. La réussite de leurs œuvres refoule au second plan les
questions théoriques. La problématique se manifeste au besoin dans
les préfaces, mais l'œuvre vaut de par sa validité intrinsèque, indépen352
L'histoire de la doctrine classique en France a été étudiée dans l'ouvrage de
René BRAY, La Formation de la doctrine classique en France, sans nom
d'éditeur, 1927 ; cf. aussi la synthèse de Daniel Mornet, Histoire de la
littérature française classique, A. Colin, 1940.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
318
damment des justifications. L'Art poétique de Boileau est le manifeste
d'un groupe d'écrivains unique dans l'histoire des lettres françaises ;
s'il n'était pas corroboré par un ensemble de chefs-d'œuvre, il n'aurait
pas plus d'importance qu'un quelconque traité versifié par un régent de
collège. Les écrivains du XVIIe siècle français ne se prenaient pas
pour des classiques ; l'idée de classicisme concerne le domaine pédagogique ; les auteurs classiques sont ceux que l'on [248] étudie dans
les classes ; utilisés pour former le goût de la jeune génération, ils sont
proposés à l'imitation des élèves dans les exercices scolaires.
L'auteur classique appartient à l'élite littéraire. L'idée latine de
classe évoque une société hiérarchisée, une distinction de rangs ; la
signification première est d'ordre social, la signification culturelle
vient ensuite. « Au IIe siècle de notre ère, signale Henri Peyre, Aulu
Gelle opposait l'expression scriptor classicus à scriptor proletarius,
indiquant par là un auteur convenant à une classe sociale élevée. L'adjectif en vint vite à désigner un auteur étudié dans les classes et digne
de contribuer à la formation de la jeunesse. Ces écrivains proposés en
modèles aux écoliers sont vite considérés comme les meilleurs et au
mot classique va donc s'attacher une notion d'excellence indiscutée 353. » Les savants groupés autour du Musée et de la bibliothèque
d'Alexandrie, à partir du me siècle avant Jésus-Christ, ont inventé la
littérature classique, en dressant le palmarès des auteurs promus à
cette canonisation scolaire, et en créant une technologie philologique
adaptée à leur étude. Jusque-là Homère seul avait constitué une Bible
scolaire. Les Alexandrins classent les grands auteurs (auctores) qui
font autorité (auctoritas) et montrent comment les utiliser dans le domaine scolaire. L'œuvre des Alexandrins est poursuivie par les rhéteurs de Rome, pédagogues de profession. La Renaissance des humanistes parachève ce travail, dont les professeurs jésuites seront les bénéficiaires directs ; le schéma traditionnel des Belles Lettres est le patrimoine de la pédagogie du collège qui règne sur l'Europe lettrée du
XVIIe et du XVIIIe siècles. Les maîtres de Versailles ont subi cette
formation ; leurs œuvres s'inscrivent dans l'espace mental où règne
l'idéal des humanités gréco-latines.
353
Henri PEYRE, Le Classicisme, Histoire des Littératures, t. II, Encyclopédie
de la Pléiade, 1956, p. 112.
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Au début du XVIIIe siècle, le Dictionnaire de Trévoux, publié par
les Jésuites, définit le mot classe comme une « distinction des personnes pour les rangs selon leurs mérites, leur valeur. Homère, Virgile
et Corneille sont des poètes de la première classe ». Par extension,
classe « se dit aussi des distinctions que l'on fait parmi les écoliers ».
De là dérive l'adjectif classique, lequel « ne se dit guère que des auteurs qu'on lit dans les écoles. Saint Thomas, le Maître des sentences
sont des auteurs classiques qu'on cite dans les écoles de théologie.
Aristote en philosophie, Cicéron et Virgile dans les humanités sont
des auteurs classiques. Ce nom appartient particulièrement aux auteurs qui ont vécu du temps de la République et sur la fin du siècle
d'Auguste, où régnait la bonne latinité qui a commencé à se corrompre
du temps des Antonins ». Les régents de collège imposaient à leurs
élèves la correction cicéronienne dans l'écriture, l'art des vers latins
selon Virgile, Horace ou Ovide et l'éloquence des Conciones. Dans
cette perspective, l'avenir est déjà arrivé ; de là une culture de continuateurs, les yeux fixés sur le passé, avec le risque d'un immobilisme
[249] intellectuel dans un univers de citations, de pastiches ou de centons.
Les auteurs de l'école de 1660, anciens élèves du collège, respectueux des Anciens, font néanmoins œuvre créatrice. Rien de commun
entre leurs travaux et la littérature à l'ancienne rédigée par les professeurs jésuites à l'intention de leurs élèves, discours latins, poèmes, tragédies représentées à l'occasion des fêtes dans l'établissement. Les
écrivains français ne sont pas prisonniers d'une dogmatique fixée une
fois pour toutes ; ils s'expriment dans une langue moderne, dont ils
utilisent et développent les possibilités. Boileau enseigne que les créateurs inspirés peuvent à l'occasion sortir du cadre étroit des règles
pour affirmer leur propre génie. Les membres de l'école de 1660 ne
pouvaient songer à se présenter comme classiques puisque, pour eux,
les classiques, c'étaient les Anciens. Tel est précisément l'enjeu du débat qui divisa l'opinion éclairée dans les années 1680. Les pièces principales du procès sont le poème de Charles Perrault : Le Siècle de
Louis le Grand, lu à l'Académie française en 1687, et le Parallèle des
Anciens et des Modernes en ce qui regarde les Arts et les Sciences
(1688-1692), où Perrault développe les thèmes du poème. Le
« Siècle » de Louis XIV soutient la comparaison avec les époques glorieuses de l'Antiquité ; Perrault met en évidence la supériorité scienti-
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fique et technique des Modernes, qui, d'autre part, en matière de beaux
arts et de littérature rivalisent avec les Anciens, grâce aux écrivains et
aux artistes de l'école de Versailles. Ceux qui seront critiqués plus tard
par Schlegel et tous autres comme des « classiques » étaient en leur
temps des Modernes. Dans le débat romantique, paradoxalement, il y
aura encore des Anciens et des Modernes, mais les Modernes, cette
fois, seront les Romantiques. Racine, ayant changé de camp, sera l'un
des chefs de file du classicisme.
Cette mutation paraît s'opérer dès la fin du siècle de Louis XIV. Le
Dictionnaire de Trévoux, à partir de 1704, met Corneille, aux côtés de
Virgile et d'Homère, au rang des « poètes de la première classe ». Racine, lorsqu'il composait pour les élèves de Saint-Cyr, Esther et Athalie, entrait de plain-pied dans la littérature du collège, où sa place devait demeurer marquée dans la suite. L'horizon pédagogique de l'Europe cultivée devait bientôt admettre, en plus des humanités grécolatines, un second ordre d'humanités classiques, constitué par les écrivains du siècle de Louis XIV, canonisés à leur tour et donnés en
exemple au peuple des collèges. Ce nouvel usage s'établit dans le courant du XVIIIe siècle. L'Académie, fidèle à sa vocation première, se
préoccupa d'assumer dans le domaine français une fonction analogue
à celle du Musée d'Alexandrie pour la culture antique. Elle conçut le
projet d'éditer une collection des grands textes du siècle d'or français,
proposés, sous son patronage, au respect et à l'admiration de l'opinion
éclairée, sous une forme définitive, accompagnés de commentaires
rédigés par les académiciens pour en faciliter l'intelligence. Voltaire,
ayant, dans son Siècle de Louis XIV, égalé celui-ci au siècle de Périclès et au siècle d'Auguste, ouvrait la voie vers la sacralisation d'un
classicisme de langue française. La démarche trouvait sa légitimation
[250] dans le sentiment de l'inéluctable décadence qui suit les hautes
époques culturelles, si l'on en croit le schéma cyclique adopté par Voltaire. Sollicité de participer à l'entreprise, l'auteur du Siècle de Louis
XIV accepta de grand cœur, dans des lettres où l'expression « auteur
classique » intervient avec son sens neuf ; il faudra encore que l'adjectif émancipé puisse être employé substantivement. « Vous me faites
grand plaisir, écrit Voltaire à Duclos, en m'apprenant que l'Académie
va rendre à la France et à l'Europe le service de publier un recueil de
nos auteurs classiques, avec des notes qui fixeront la langue et le goût,
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
321
deux choses assez inconstantes dans ma volage patrie 354... » Une
autre lettre, à l'abbé d'Olivet, reprend la même formule : « voilà votre
ancien projet de donner un recueil d'auteurs classiques qui fait fortune.
Rien ne sera plus glorieux pour l'Académie ni plus utile pour les Français et pour les étrangers. Il est temps de prévenir (j'ai presque dit d'arrêter) la décadence de la langue et du goût. (...) Pour moi, j'ai l'impudence de demander Pierre Corneille 355 »...
En 1761, l'idée s'impose que les œuvres des maîtres du siècle d'or
français doivent bénéficier de la sollicitude de la plus haute autorité
littéraire du pays. Il faut instituer une conservation des monuments
historiques du patrimoine culturel, dans l'intérêt commun des Européens, car le classicisme a vocation d'universalité. Voltaire utilise
dans ce contexte le mot décadence ; avec le recul du temps, la stature
des œuvres maîtresses ne cesse de grandir. Le mouvement néoclassique, au cours de la dernière partie du XVIIIe siècle, dans les
belles lettres et dans les beaux arts, lorsqu'il prétend donner comme
règle du goût le « retour à l'antique », accuse la distance entre les modèles inimitables de l'Antiquité et les pâles imitations des pasticheurs.
Grâce au dédoublement des humanités classiques de référence, les
classiques français nouvellement promus s'ajoutent aux auteurs de
l'Antiquité, ce qui autorisera un double jeu polémique opposant les
uns aux autres, lorsque A. W. Schlegel compare la Phèdre de Racine à
celle d'Euripide. Le néo-classicisme qui, par-delà les classiques du
XVIIe siècle, renvoyait à une antiquité archaïsante, remémorée à travers les fouilles archéologiques d'Herculanum et de Pompéi, devait
contribuer à déprécier le classicisme. Le « retour à l'antique » implique un retour en arrière vers un âge d'or culturel que l'on s'efforce
en vain d'imiter ; les conventions l'emportent sur la spontanéité, l'artificiel sur le naturel. L'idéal classique se trouve compromis dans des
entreprises de pastiche et de plagiat où domine la mièvrerie pseudohellénistique.
Entre les romantiques et l'antiquité classique, le rapport n'est pas
simplement d'opposition. Le néo-classicisme n'est qu'un pseudo classicisme ; le mouvement romantique ne se permettra jamais de dénon354
VOLTAIRE à M. Duclos, le 10 avril 1761, Voltaire's Correspondence, p.p.
BESTERMAN, t. XL, p. 275.
355 A. M. l'abbé d'Olivet, 10 avril 1761, ibid., p. 276.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
322
cer les grands écrivains et les artistes de l'Antiquité, dont le génie n'est
pas mis en question, ni l'autorité à travers les âges. Il faut [251] seulement leur restituer leur stature authentique, décrassée de tous les sédiments et altérations accumulés par la pratique du collège. L'Histoire
de l'Art dans l'Antiquité, de Winckelmann (1764), proposait une magistrale résurrection des œuvres de la statuaire grecque dans le frémissement de leur authenticité ; les maîtres allemands de la philologie
universitaire retrouvaient la lettre et l'esprit des textes, dépouillés eux
aussi des altérations et surcharges accumulées. Ce ressourcement explique, dans le domaine germanique, la coexistence pacifique entre un
classicisme et un romantisme également vivants. La publication simultanée en 1798 des Propylées de Goethe et de l’Athenäum des
frères Schlegel revêt une signification symbolique ; les deux perspectives s'inscrivent dans le paysage d'Athènes.
Selon Roger Ayrault, le classicisme allemand a pour intuition fondamentale « l'assurance que la Grèce antique, prise comme répertoire
de grands thèmes humains et d'œuvres d'art parfaites, figure la seule
valeur immuable dans cette époque qui en a retrouvé le sens ». Cela
impliquerait une certaine « fermeture » à l'égard des exigences confuses et transitoires de l'actualité. Au contraire, « le romantisme
s'ouvre à cette crise généralisée, voire s'y identifie, au point que la
multiplicité des contradictions dont se compose alors la vie spirituelle
de l'Allemagne n'est connaissable que par lui. (...) La disponibilité des
Romantiques en face des problèmes de l'époque eût été impossible
s'ils ne s'étaient d'abord affranchis de la présence obsédante de l'Antiquité 356 ». Schiller et Goethe n'ont pas été des classiques leur vie durant ; l'auteur des Brigands et celui de Wilhelm Meister ne se désintéressaient pas des signes des temps, mais ils ont gardé leurs distances à
l'égard de la Révolution française ; Goethe s'est abstenu de toute participation du mouvement national, où les romantiques s'engagèrent à
fond. Au nombre de ces derniers, Tieck, souligne Ayrault, échappe à
la fascination de l'Antiquité, laquelle n'intervient guère chez Novalis,
trop chrétien pour céder aux attraits du paganisme. Il n'en reste pas
moins que la première tribune du renouveau fut l’Athenäum, et que les
frères Schlegel possédaient une forte culture humaniste ; en 1799,
356
Roger AYRAULT, La Genèse du romantisme allemand, t. I, Aubier, 1961, p.
55.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
323
Frédéric proposa à son ami Schleiermacher d'entreprendre en commun
une traduction de Platon. Fritz ayant renoncé à ce travail, la tâche fut
menée à bien par Schleiermacher seul, et cette traduction demeure un
des monuments de l'époque, au même titre que la traduction de Shakespeare par August Wilhelm Schlegel. Hölderlin, le plus grec des
poètes de ce temps, n'a pas fait acte d'allégeance à l'école romantique ;
son tragique destin l'a bientôt écarté de la vie littéraire. Mais si le classicisme implique une fermeture à l'actualité, Hölderlin n'est pas un
classique, car ses poèmes sont largement ouverts aux vents du large.
Fragilité des classifications.
En Allemagne, classicisme et romantisme ne se distinguent pas par
l'existence ou la non-existence d'un rapport vivant et direct avec l'Antiquité ; chez les romantiques, ce rapport serait moins statique : [252]
recherche d'une plus libre expression de la personnalité, accent mis
sur certains aspects primitifs et même barbares de la culture hellénique. Le romantisme européen préférera Homère et Eschyle à Euripide, pour leur naïveté et leur rudesse, non marquées par la révolution
socratique et l'intellectualisme des sophistes. Platon éveille plus de
sympathies du côté des novateurs qu'Aristote, du fait de son idéalisme,
de sa préoccupation de la transcendance, et de son pythagorisme ouvert aux tentations de l'occultisme ; le Socrate romantique sera le Socrate revu et corrigé par Platon, maître de spiritualité, non de critique
et d'ironie.
Le classicisme de Versailles est traité avec beaucoup moins de respect que les humanités classiques. A. W. Schlegel ou Stendhal s'en
prennent à Racine parce qu'ils voient dans son œuvre l'expression
d'une culture de salon dont le raffinement fait obstacle à la naïveté des
émotions et passions humaines. Le classicisme français est, ou paraît
être, un art de la mesure, du self-control, où la rhétorique dénature le
sentiment. L'exigence romantique d'authenticité trouve chez les Anciens des motifs de satisfaction qu'elle cherche en vain dans les
œuvres compassées de Corneille et Racine, La Fontaine ou Bossuet
chez lesquels l'art poétique fait obstacle à la poésie. Mme de Staël insistait sur ce point dès 1800 : « En France, la finesse de l'esprit, le tact
des convenances, la crainte du ridicule affaiblissent souvent à
quelques égards la vivacité des impressions. Accoutumé à veiller sur
soi-même, on perd nécessairement, au milieu de la société, ces mouvements impérieux qui développent à tous les regards ce qu'il y a de
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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plus vrai dans les affections de l'âme. Mais en lisant les tragédies allemandes qui ont acquis de la célébrité, l'on trouve souvent des mots,
des expressions, des idées qui vous révèlent en vous-même des sentiments étouffés ou contenus par la régularité des rapports et des liens
de la société. Ces expressions vous raniment, vous transportent, vous
persuadent un moment que vous allez vous élever au-dessus de tous
les regards factices, de toutes les formes commandées, et qu'après une
longue contrainte, le premier ami que vous retrouverez, c'est votre
propre caractère, c'est vous-même 357... »
Ce texte, où le mot romantique ne figure pas, oppose à la tragédie
classique française les « tragédies allemandes et en particulier celles
de Schiller », considéré en France comme un romantique. Le classicisme est un système de contraintes, un art de la litote, selon la formule d'André Gide ; la discipline technique des règles et la discipline
des conventions sociales refoulent les impulsions de la nature humaine ; le romantisme fait sauter la soupape de sûreté dans le déchaînement des affections et des passions. Telle est aussi, un peu plus tard,
en 1806, l'opinion d'un maître de la critique universitaire allemande,
qui prend parti contre les novateurs romantiques. Selon Friedrich Bouterwek : « le concept du classicisme (des Classischen) dans l'art est
complètement méconnu, lorsque, avec Jean Paul Richter, on confond
[253] le classique avec la perfection en général. D'ailleurs c'était aussi,
de l'autre côté, une pire confusion d'appeler classique ce qui manquait
totalement d'inspiration, alors que c'était seulement correct 358. » En
réalité, « ce n'est pas le degré de valeur esthétique en général qui distingue les œuvres classiques de celles qui ne le sont pas ; le plus haut
degré de la culture esthétique est le caractère distinctif du classicisme
dans l'art. Le concept de classique fait partie des concepts bien déterminés. Une œuvre d'art n'est pas plus ou moins classique ; elle est ou
bien absolument classique, ou bien pas du tout (...). Le caractère classique est le sceau de la perfection esthétique. Celui qui appelle classique une trivialité correcte (eine correkte Trivialität) commet une
erreur contre le bon usage de la langue et un péché contre le gé-
Mme DE STAËL, De la littérature dans ses rapports avec les institutions
sociales, 1800 ; I, XVII ; éd. P. VAN TIEGHEM, Droz, 1959, pp. 250-251.
358 Friedrich BOUTERWEK, Aesthetik, Leipzig, 1806, p. 229 ; Jean Paul RICHTER
avait publié en 1804 sa Vorschule der Aesthetik.
357
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
325
nie 359 ». La culture authentique atteint à l'équilibre entre le trop et le
trop peu, entre l'excès et le défaut, équilibre que s'efforçait d'atteindre
le génie grec ; « les plus belles œuvres de l'art grec sont appelées de
plein droit classiques. Mais l'art moderne est porté d'ordinaire soit à la
trivialité, soit à la sauvagerie 360... »
Bouterwek rejette les revendications de la jeune génération, au
nom de présupposés qui prolongent le goût des lumières. Son antiromantisme le conduit à déprécier la culture médiévale. « L'art romantique, né dans les siècles du moyen âge, avant que l'on pressente la
renaissance de l'art grec, est dès l'origine imprégné de rêveries mystiques, et surchargé de stylisations (überladen mit dem, was Styl
heisst). Une sombre morale monastique avait refoulé la puissance de
l'imagination au plus profond du cœur, où elle couvait en se nourrissant de sentiments naturels et surnaturels. Ainsi naquit l'amour romantique, qui ne se contentait pas, comme l'amour véritable, d'unir ensemble le suprasensible et le sensible, mais avec la fidélité d'un vassal
lié par le serment et le devoir, s'offre à la suzeraine, et garde cette fidélité dans la crainte de Dieu. Ce qui avait été en Grèce belle sensibilité s'est complètement transformé dans l'Europe romantique 361... »
Les poètes du Moyen Age se sont perdus dans les nuages d'une passion mystique, ou bien se sont mis au service d'une dogmatique scolastique. Le jugement n'est pourtant pas entièrement négatif ; une
nouvelle « jeunesse du sentiment » s'annonçait dans ces « formes barbares ». « Grâce à la poésie romantique de l'amour et de la religion,
une nouvelle étoile s'était levée pour les artistes, en particulier pour les
poètes. Un monde esthétique complètement différent existait désormais... » Ce renouveau n'atteindra à la perfection qu'à partir du quatorzième siècle, « quand il cessa d'être gothique ». Dante fournit le
premier repère hors de la ténèbre gothique ; « le classicisme romantique (die classische Romantik) commence avec Pétrarque en poésie,
avec Raphaël et Michel Ange en peinture. Mais seuls des rêveurs
mystiques [254] incurables peuvent songer à faire revivre de nos jours
la poésie provençale et la peinture de Cimabue 362 ».
359
BOUTERWEK, op. cit., pp. 229-230.
Ibid., p. 231.
Pp. 244-245.
362 P. 246.
360
361
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
326
Imprécision significative. Bouterwek fait de « romantique » un synonyme de « gothique » et « médiéval » ; il se rencontre sur ce point
avec Hegel, dont la Phénoménologie de l'Esprit date de la même année 1806 que l’Esthétique du professeur de Gœttingen. Mais la curieuse formule « die classische Romantik » accorde à « romantique »
un sens différent, Raphaël et Michel Ange n'appartenant pas au
Moyen Age. Aux premières années du siècle, la terminologie de la
critique se trouve dans une période molle ; les significations ne sont
pas fixées. « Un manque de précision extraordinaire affecte l'emploi
du mot « romantique 363 ». Bouterwek a conscience de mener, à
contre-courant, un combat retardateur. De là des concessions inévitables, et le bizarre accouplement classique-romantique, destiné à légitimer au moins une forme du romantisme, dépouillé de ses défauts les
plus criards. August Whilhelm Schlegel avait donné, de 1801 à 1804,
à Berlin, deux séries de conférences sur les belles lettres et l'art
(Vorlesungen ueber schöne Literatur und Kunst, 1801-1802, 18031804), où il prenait parti pour le nouveau cours des valeurs esthétiques. Bouterwek et August Wilhelm s'affrontent d'un bord à l'autre
de la coupure entre les générations.
Sous Louis XIV, les Modernes, formés par les Anciens, s'inscrivaient dans une même perspective d'obéissance esthétique. La modernité de 1800 implique une rupture par rapport aux Anciens ; différence non de degré mais de nature. « On a caractérisé la poésie antique par l'appellation “classique”, la poésie moderne par l'appellation
“romantique”, très justement comme je le montrerai dans la suite en
développant ces concepts. C'est une grande découverte dans le domaine de l'histoire de l'art que d'admettre que ce que l'on considérait
jusqu'ici comme la sphère entière de l'art, en reconnaissant aux Anciens une autorité sans limite, n'en est en réalité qu'une moitié. Cela
permet de comprendre beaucoup mieux l'antiquité classique que
quand on la considère isolément (...). On peut ainsi se représenter la
poésie antique comme un des pôles d'un axe magnétique, le romantisme comme l'autre pôle. L'historien, le théoricien, s'il veut avoir un
363
R. ULLMANN und H. GOTTHARD, Geschichte des Begriffes « Romantisch »
in Deutschland, Germanische Schriften, 50, Berlin, 1927, p. 6.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
327
jugement juste sur les deux, devrait chercher à se tenir le plus possible
à la limite d'indifférence (Indifferenzpunkt) entre les deux 364. »
De là un regroupement de la perspective culturelle. Anciens et
Modernes, Classiques et Romantiques s'affrontent désormais, les modernes classiques de Versailles constituant un sous-groupe tardif des
Anciens. Le fait nouveau est la reconnaissance d'un idéal esthétique
non assujetti à la fidélité aux Anciens. Mme de Staël l'avait affirmé
dans son essai de 1800 : « Il est impossible d'être un bon littérateur
sans [255] avoir étudié les auteurs anciens, sans connaître parfaitement les ouvrages classiques du siècle de Louis XIV. Mais l'on renoncerait à posséder désormais en France des grands hommes dans la carrière de la littérature, si l'on blâmait d'avance tout ce qui peut conduire
à un nouveau genre, ouvrir une route nouvelle à l'esprit humain, offrir
enfin un avenir à la pensée ; elle perdrait bientôt toute émulation si on
lui présentait toujours le siècle de Louis XIV comme un modèle de
perfection, au-delà duquel aucun écrivain éloquent ni penseur ne pourra jamais s'élever 365. » Un contemporain de la révolution de France,
qui a vécu l'effondrement de l'ancien régime politique et social, ne
peut admettre la permanence de l'ancien régime esthétique défini par
la tradition classique. Il n'y a aucune raison de refuser les évidences
nouvelles, et de rejeter l'hypothèse d'un nouveau cours des lettres et
des arts, encore que les meneurs de la Révolution aient voué une
étonnante fidélité aux goûts archaïsants de la période néoclassique.
Inconséquence qui atteste la difficulté d'aller jusqu'au bout d'une révolution.
En 1810, Mme de Staël, ayant assisté entre temps aux conférences
d'August Wilhelm Schlegel à Vienne en 1808, a découvert le mot qui
lui manquait en 1800. La modernité, c'est le « romantisme » ; pas si
nouveau qu'on pourrait le croire, il possède un passé déjà ancien qu'il
faut réhabiliter ; la culture européenne se découvre une tradition de
rechange, ainsi que l'expose, dans De l'Allemagne, le chapitre De la
poésie classique et de la poésie romantique : « Le nom de romantique
a été introduit nouvellement en Allemagne pour désigner la poésie
364
A. W. SCHLEGEL, Vorlesungen liber schöne Literatur und Kunst (18011804), éd. Minor, Heilbronn, 1884, Bd I, 21 sq.
365 Mme DE STAËL, De la littérature..., 1800 ; éd. P. VAN TIEGHEM, Droz, 1959,
Préface, p. 9.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
328
dont les chants des troubadours ont été l'origine, celle qui est née de la
chevalerie et du christianisme. Si l'on n'admet pas que le paganisme et
le christianisme, le Nord et le Midi, l'Antiquité et le Moyen Age, la
chevalerie et les institutions grecques et romaines se sont partagé
l'empire de la littérature, l'on ne parviendra jamais à juger sous un
point de vue philosophique le goût antique et le goût moderne 366. »
Ce texte, rapproché de ceux de Bouterwek et d'A. W. Schlegel, atteste
l'existence d'un nouvel espace mental, au sein duquel les grandes
masses se mettent en place selon un ordre différent. Cette révolution
culturelle fonde une nouvelle intelligence ; l'ancien régime, symbolisé
par l'idéal des belles lettres, se trouve irrémédiablement périmé. Mme
de Staël précise le nœud de la question. « On prend quelquefois le mot
classique comme synonyme de perfection. Je m'en sers ici dans une
autre acception, en considérant la poésie classique comme celle des
anciens, et la poésie romantique comme celle qui tient de quelque manière aux traditions Chevaleresques. Cette division se rapporte également aux deux ères du monde, celle qui a précédé l'établissement du
christianisme et celle qui l'a suivi 367. »
[256]
Mme de Staël se situe à l'opposé de Bouterwek, mainteneur d'un
classicisme idéalisé, qui est aussi celui de Goethe. Le classicisme, valeur absolue, fait obstacle à l'affirmation d'une valeur esthétique spécifiquement différente. Les novateurs font du classicisme une forme
esthétique parmi d'autres ; l'art classique, situé historiquement et géographiquement, ne bloque plus la perspective ; il y a de la place en
dehors de lui. Relativisation du goût, solidaire d'une philosophie de
Mme DE STAËL, De l'Allemagne (1810-1814), livre II, chap. XI ; éd. Didot,
s.d., pp. 144-145.
367 Ibid., p. 145 ; cf. A. W. SCHLEGEL, Cours de littérature dramatique, 1808,
lre leçon ; trad. française, 1814, t. I, pp. 16-17 : « On a imaginé de faire
ressortir le contraste qui existe entre le genre antique ou classique et celui
des arts modernes, en donnant à ce dernier le nom de genre romantique. Ce
nom lui convient sans doute puisqu'il dérive de celui de langue Romance
(sic), sous lequel on désigne les idiomes populaires qui se sont formés par le
mélange du latin avec les anciens dialectes germaniques, de même que la
nouvelle civilisation européenne s'est formée du mélange, d'abord
hétérogène, mais devenu intime avec le temps, des peuples du Nord avec les
nations dépositaires des restes précieux de l'antiquité. L'ancienne civilisation
au contraire était simple dans son principe. »
366
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
329
l'histoire, en rupture avec les schémas progressistes de l'âge des lumières. L'affirmation romantique va de pair avec la réhabilitation du
Moyen Age chrétien, à laquelle Bouterwek ne parvenait pas à se résigner. Le professeur s'indignait contre la mysticité abusive de l'amour
chevaleresque, contre la poésie des troubadours, contre l'obscurantisme du Moyen Age. A. W. Schlegel et ses amis reconnaissent dans
ce patrimoine culturel négligé l'affirmation d'authentiques valeurs esthétiques. Bouterwek voulait bien admettre un renouveau de l'art en
Occident, à partir de Dante, de Michel Ange et de Raphaël, ces
maîtres s'étant mis à l'école des Anciens. A. W. Schlegel honore aussi
ces grands noms, auxquels il joint ceux du Tasse et de Camoens ; seulement ils sont grands à ses yeux non par leurs références à l'Antiquité, mais par les inspirations novatrices constitutives de leur génie.
« Quelque vif enthousiasme que leur inspirassent les Anciens, quel
que pût être leur secret désir de s'égaler à eux, l'originalité essentielle
de leur génie les a forcés à se frayer une route particulière et à marquer leurs productions de leur sceau individuel 368. » Les thèmes du
génie et de l'originalité sont des marques distinctives du romantisme ;
par ailleurs, en dépit de la coupure apparente de la Renaissance, à la
faveur de laquelle l'art moderne semble faire alliance avec la tradition
retrouvée de l'Antiquité, Dante, Raphaël et les autres génies de leur
époque s'inscrivent dans la perspective du christianisme, grand axe de
la civilisation médiévale. On peut alléguer que les cycles de la poésie
épique du Moyen Age manquent des raffinements de la haute culture ;
si l'on veut parler d'un art d'un niveau culturel élevé, « seuls les pays
du Sud, Italie et Espagne ont eu ce que l'on pourrait appeler une école
de poésie romantique 369 ».
L'inspiration chrétienne, l'architecture gothique ne sont pas du ressort de la littérature, ni de la seule esthétique, pas davantage les [257]
mœurs chevaleresques ou le sens de l'amour. Il s'agit d'une conception
de l'homme et de la civilisation en tant que style de vie et système
d'institutions. La parole, l'écriture, la peinture retrouvent leur valeur
d'attestations de la présence humaine sur la terre, où les modalités
d'établissement des sociétés ont cessé d'être ce qu'elles avaient été.
A. W. SCHLEGEL, Cours de littérature dramatique, éd. citée, lre leçon, t. I, p.
12.
369 Vorlesungen ueber schöne Literatur und Kunst (1803-1804) éd. MINOR,
1884, Bd. III, 18.
368
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
330
Selon Mme de Staël, « la littérature des anciens est chez les modernes
une littérature transplantée ; la littérature romantique ou chevaleresque
est chez nous indigène, et c'est notre religion et nos institutions qui
l'ont fait éclore 370. » Le classicisme perpétue une esthétique sans rapport avec le contexte de civilisation ; « la poésie classique doit passer
par les souvenirs du paganisme pour arriver jusqu'à nous ; la poésie
des Germains est l'ère chrétienne des beaux arts ; elle se sert de nos
impressions personnelles pour nous émouvoir ; le génie qui l'inspire
s'adresse immédiatement à notre cœur, et semble évoquer notre vie
elle-même comme un fantôme, le plus puissant et le plus terrible de
tous 371 ». L'ère chrétienne des beaux arts, estime A. W. Schlegel, a
ouvert à la spiritualité occidentale de nouvelles dimensions ; le sens
de la faute originelle oriente la destinée de l'homme vers la recherche
du salut dans la réconciliation avec Dieu. « Les Grecs voyaient l'idéal
de la nature humaine dans l'heureuse proportion des facultés et leur
accord harmonieux. Les modernes au contraire ont le sentiment profond d'une désunion intérieure, d'une double nature dans l'homme, qui
rend cet idéal impossible à réaliser. Leur poésie aspire sans cesse à
concilier, à unir intimement les deux mondes entre lesquels nous nous
sentons partagés, celui des sens et celui de l'âme. Elle se plaît également à sanctifier les impressions sexuelles par l'idée du lien mystérieux qui les rattache à des sentiments plus élevés, et à manifester aux
sens les mouvements les plus inexplicables de notre cœur et ses
vagues aperçus. En un mot, elle donne de l'âme aux sensations et un
corps à la pensée 372. »
La conscience romantique, expérience spirituelle d'une conscience
malheureuse et tourmentée, contraste avec la conscience harmonieuse
de la culture grecque, susceptible de trouver en ce monde l'accomplissement dans la beauté. « On ne doit donc pas s'étonner que les Grecs
nous aient laissé dans tous les genres des modèles plus achevés. Ils
tendaient vers une perfection déterminée, et ils ont trouvé la solution
du problème qu'ils s'étaient proposé ; les modernes au contraire, dont
la pensée s'élance vers l'infini, ne peuvent jamais se satisfaire complètement eux-mêmes, et il reste à leurs œuvres les plus sublimes quelque
370
371
De l'Allemagne, loc. cit., p. 147.
Ibid., p. 148.
372 Cours de littérature dramatique, loc. cit., pp. 29-30.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
331
chose d'imparfait 373... » L'eschatologie chrétienne oriente les lignes
de forces de l'existence selon des perspectives de fuite qui se prolongent à l'infini ; pour les Grecs, l'infini est une forme d'imperfection ;
toute la beauté du monde se trouve renfermée dans les limites de ce
monde, la recherche du sens ne saurait conduire vers un inaccessible
au-delà. Schlegel pose [258] la question : « Pourquoi avons-nous le
sentiment que la poésie romantique est plus intime, plus secrète que la
poésie classique ? Parce que les Grecs n'avaient jamais conçu qu'une
poétique de la joie. Or la souffrance est plus poétique que le plaisir, et
le sérieux que la légèreté 374. »
Les thèmes romantiques du mal-être existentiel, les variétés du mal
du siècle trouvent leur justification dans cette ouverture sur la transcendance, qui dénonce l'insuffisance du réel. Goethe, en sa vieillesse,
confiait à Eckermann (1830) : « Le concept de la poésie classique et
romantique, tel qu'il est aujourd'hui répandu dans le monde, où il
cause tant de querelles et de scissions, est à l'origine émané de Schiller
et de moi. J'avais adopté pour règle en poésie l'objectivité, à quoi je
voulais m'en tenir. Mais Schiller, qui était subjectif en tout, considérait son attitude comme la plus juste et, pour se défendre contre moi, il
rédigea le traité Sur la poésie naïve et sentimentale (1795). Il me démontra que j'étais malgré moi un romantique, et que mon Iphigénie,
par la prédominance du sentiment, n'était nullement aussi classique et
dans la manière des Anciens qu'on serait tenté de le croire. Les Schlegel s'emparèrent de l'idée et la lancèrent. Maintenant tout le monde
parle du classicisme et du romantisme, alors que nul n'y songeait il y a
cinquante ans 375... » Au moment où se nouait l'amitié de Schiller et
de Goethe, aujourd'hui patriarches du classicisme allemand, leur dialogue mettait en cause ce qui va devenir sous peu le débat romantique.
Schiller, raconte Goethe, « prêchait l'évangile de la liberté ; j'entendais
qu'on ne touchât pas aux droits de la nature. (...) Je ne me contentais
pas de souligner les avantages du monde poétique grec et de la poésie
qui se fonde sur lui et qui en procède ; je considérais que la manière
des Grecs, et elle seule, était la bonne et qu'on ne pouvait rien souhai373
374
Ibid., p. 30.
A. W. SCHLEGEL à Friedr. De la MOTTE Fouqué, 12 mars 1806 ; in Briefe
deutscher Romantiker, hgg Willi KOCH, Leipzig, Dieterisch, 1938, p. 330.
375 Conversations de Goethe avec Eckermann, 21 mars 1830 ; trad.
CHUZEVILLE, Jonquières, t. II, 1930, pp. 31-32.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
332
ter de mieux. Cela contraignit Schiller à aiguiser sa réflexion et c'est
précisément à ce conflit que nous devons les essais Sur la poésie naïve
et sur la poésie sentimentale. Les deux modes d'écriture devaient s'accommoder, en s'opposant l'un à l'autre, et se concéder mutuellement le
même rang. Par là il jeta les bases d'une esthétique toute nouvelle ; car
les termes d’hellénique et de romantique et leurs synonymes, quels
qu'ils soient, se laissent tous ramener à ce moment, où il avait d'abord
été question de la prépondérance qui revient à la manière réelle ou
idéale de traiter la matière 376… ».
Goethe était l'homme de la nature, de la soumission au réel ; Schiller, formé aux disciplines de la pensée kantienne, incarnait l'exigence
de la liberté dans une perspective idéaliste ; professeur à Iéna, il était à
l'époque influencé par l'interprétation de Kant, développée par Fichte,
son collègue à l'université. D'où un dualisme esthétique [259] opposant un art de l'extériorité naïve, à l'école des êtres et des choses tels
qu'ils s'offrent à la découverte de l'homme, et un art de l'intériorité
sentimentale, où l'impression venue du dehors est soumise à la subjectivité. Jung formulera plus tard les catégories de l’extraversion et de
l'introversion, correspondant aux attitudes opposées des deux maîtres
de Weimar. Schiller et Goethe, en 1795, opposant le naïf et le sentimental, ne pouvaient songer à une équivalence entre sentimental et
romantique ; ce concept n'avait pas encore le sens qu'il devait acquérir
peu d'années plus tard, par les soins des frères Schlegel et de leur
Athenäum (1798).
La catégorie du naïf correspond à l'affirmation de la spontanéité
instinctive qui se règle sur des impulsions venues du profond de sa
nature comme des inspirations divines. La femme, l'enfant sont des
êtres naïfs en communion immédiate avec les multiples richesses de la
vie ; dans l'ordre de l'art, la naïveté est le caractère propre du génie,
dont l'œuvre atteste l'ouverture au réel dans toute sa richesse, sans rumination interposée, la jouissance des couleurs et des sons, des qualités, richesse de l'existence. L'art hellénique a exprimé mieux que tout
autre cette naïveté souveraine qui rayonne dans les poèmes homériques. L'attitude sentimentale affirme le primat de l'idéal sur le réel ;
376
GOETHE, Werke, Weimar Ausgabe, 2. Abt., t. XI, pp. 52 sq ; cité dans Peter
SZONDI, Poésie et poétique de l'idéalisme allemand, trad. BOLLACK et al.,
éd. de Minuit, 1975, p. 55.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
333
elle prend ses distances par rapport à l'impression et la soumet à la loi
de la réflexion. L'innocence naïve, perdue, ne peut être retrouvée ;
l'abandon aux sollicitations du réel dans leur plénitude première est
devenue impossible. La culture s'interpose entre l'homme et la nature,
laquelle n'apparaît plus aux nostalgies de l'intellect que comme un paradis perdu. Un voile de soupçon masque la jouissance immédiate,
désormais interdite ; l'enjeu de l'existence est la difficile conquête de
la liberté, qui s'efforce de fonder une nouvelle alliance avec le réel ;
cet équilibre spéculatif, s'il est trouvé, ne rendra pas au sujet l'harmonie primitive, la paisible jouissance de l'individualité naïve, dont
l'idylle expose les béatitudes. L'ambition de l'être sentimental n'est pas
la possession du monde, mais la poursuite de l'indéfini, vouée par essence à l'inachèvement.
Le parallèle établi par Schiller n'est pas aisé à mener à bien. Le génie, expression de la naïveté, est une catégorie romantique. Parmi les
génies naïfs figurent non seulement Homère, mais aussi Shakespeare,
revendiqué par les Romantiques et Goethe lui-même. Conscient des
insuffisances de son schéma, Schiller, dans la dernière partie de l'essai, propose un compromis selon lequel le poète authentique, pour éviter les dangers d'un naturalisme où il se perdrait lui-même dans une
fausse objectivité, et d'un sentimentalisme forcené, doit assurer dans
son œuvre la compatibilité des deux attitudes. Chacune d'entre elles
peut aider à surmonter les limitations de l'autre. « Le poète naïf parvient à accomplir sa tâche, mais cette tâche elle-même a quelque
chose de limité ; le poète sentimental ne peut accomplir complètement
la sienne, mais cette tâche est infinie 377... » L'idéal de la poésie serait
[260] la synthèse des deux attitudes, la conciliation entre le sens de la
terre, la paix de la nature, et l'exigence de l'esprit. Le plus haut degré
de la culture consisterait, selon Schiller, à retrouver la nature par la
voie de la raison et de la liberté.
L'essai Sur la poésie naïve et la poésie sentimentale prend son sens
à l'intérieur du dialogue entre Schiller et Goethe, comme un essai pour
définir contradictoirement les personnalités créatrices des deux amis,
et aussi comme l'indication d'un point de convergence où se résoudrait
la différence de leurs tempéraments littéraires. Goethe, octogénaire,
voudrait voir dans le texte de Schiller une définition du romantisme
377
SCHILLER, Werke, hgg BELLERMANN, Leipzig, Bd VIII, p. 377.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
334
avant la lettre. Mais le concept de poésie naïve ne s'applique qu'imparfaitement à l'antiquité classique : Homère est naïf, mais non Euripide ;
Hérodote l'est, mais non Thucydide ; la révolution socratique est une
conversion à l'intimité de la raison, une découverte de la raison pratique et de la liberté. Par ailleurs, lorsqu'il définit l'attitude sentimentale d'après Kant et Fichte, Schiller ne tient pas compte de la spiritualité chrétienne ; l'infini qu'il évoque est celui des philosophes, non pas
celui de la révélation chrétienne ; ou plutôt, c'est le thème chrétien,
mais rationalisé, filtré par la spéculation des métaphysiciens. La tradition médiévale n'entre pas en ligne de compte ; l'historien Schiller partage les partis pris rationalistes contre le mysticisme des âges « gothiques » ; après le vide des siècles obscurs, Shakespeare peut être caractérisé comme un génie naïf, alors que le personnage de Hamlet
propose la parfaite incarnation de l'esprit sentimental.
Les jeunes gens de l’Athenäum, se préparant à la formulation de la
nouvelle exigence, ont lu et médité ce texte, publié en 1796. Ils ont
tiré parti de l'opposition entre les deux tempéraments littéraires, l'un
centripète, procédant du dehors au-dedans, l'autre centrifuge, qui
donne le primat à la subjectivité en procès avec le monde. L'opposition entre le génie grec de la limite et la dimension moderne de l'illimité a été incorporée à leur synthèse, mais celle-ci met en œuvre une
nouvelle philosophie de l'histoire culturelle. Ni Goethe ni Schiller ne
sont vraiment ouverts à la spiritualité chrétienne 378. Pour les frères
Schlegel, Novalis et Schleiermacher, le christianisme inaugure une
nouvelle ère spirituelle : « La religion sensuelle des Grecs, écrit A. W.
Schlegel, ne promettait que des biens extérieurs et temporels ; (...)
sous le point de vue chrétien, tout est précisément l'inverse ; la contemplation de l'infini a révélé le néant de tout ce qui a des bornes ; la
vie présente s'est ensevelie dans la nuit et ce n'est qu'au-delà du tombeau que brille le jour sans fin de l'existence réelle. » Souvenir des
grandes expériences de Novalis aux confins de la mort, [261] qui pro378
On pourrait objecter que Goethe a vécu dans les années 1769-1775 aux
confins du piétisme ; cette expérience religieuse profonde est manifestée
dans Wilhelm Meister par la Confession d'une belle âme, texte piétiste qui
constitue le sixième livre de l'ouvrage. Mais cette autobiographie piétiste
n'est pas celle de Goethe lui-même ; elle peut être attribuée, pour l'essentiel,
à Suzanne von Klettenberg, amie de la conseillère Goethe. Goethe a traversé
le christianisme ; il ne s'y est pas arrêté.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
335
cure au fidèle les révélations de la nuit. Le christianisme, poursuit
Schlegel, « réveille tous les pressentiments qui reposent au fond des
âmes sensibles. (...) Lorsque (..) notre âme exilée sur la terre soupire
après sa patrie, quels peuvent être ses accents, si ce n'est ceux de la
mélancolie ? C'est ainsi que la poésie des Anciens était celle de la
jouissance, et que la nôtre est celle du désir ; l'une s'établissait dans le
présent, l'autre se balance entre les souvenirs du passé et le pressentiment de l'avenir 379... ».
Les thèmes de Schiller se retrouvent ici, mais orchestrés en fonction d'évidences nouvelles. « La poésie romantique (...) peut parcourir
tous les tons, depuis ceux de la tristesse jusqu'à ceux de la joie ; mais
on trouve toujours en elle quelque chose d'indéfinissable, qui dénote
son origine ; le sentiment y est plus intime, l'imagination moins sensuelle, la pensée plus contemplative 380. » La spiritualité religieuse
commande une transfiguration de la sensibilité esthétique, qui remet
en jeu la totalité des significations du monde. « L'inspiration des Anciens était simple, claire, plus semblable à la nature dans ses œuvres
les plus isolées et les plus parfaites. Le génie romantique, malgré son
aspect fragmentaire et son désordre apparent, est plus près cependant
du mystère de l'univers ; car si l'intelligence ne peut jamais saisir en
chaque chose isolée qu'une partie de la vérité, ce sentiment par contre,
en embrassant toutes choses, perçoit et pénètre tout dans tout 381. »
La spiritualité nouvelle commandait un renouvellement de la poétique, les configurations de l'expression artistique s'inspirant des inflexions directrices de la destinée humaine. Le classicisme se démarque du romantisme, même du point de vue formel ; la structure de
l'espace mental possède un caractère spécifique. L'art classique
« porte l'accent plus volontiers sur l'unité organisée, qui lui apparaît
dans la stabilité d'un idéal précis, d'une valeur positive et concrète. La
forme type qu'il choisit a sa valeur en elle-même et représente l'harmonieuse union du corps et de l'âme. L'esprit romantique a d'autres
intentions et suit une direction nouvelle. Sans idéal concret, sans but
A. W. SCHLEGEL, Cours de littérature dramatique, éd. citée, lre leçon, t. I,
pp. 27-28.
380 Ibid., p. 29.
381 Op. cit., 13e leçon ; trad. Armel GUERNE, in Les Romantiques allemands,
Desclée de Brouwer, 1963, p. 287.
379
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
336
précis, dominant la vie et lui donnant un sens, il conçoit la réalité
mouvante uniquement comme telle et comme portant en elle-même le
sens de son existence. La forme purement accidentelle ne représente
que les dehors inévitables d'une vision tout intérieure. Le vitalisme
triomphant devient l'instigateur d'une littérature toute d'imagination,
usurpant les droits du cœur. C'est le côté tragique de tous ces romans
romantiques qui par la suite devaient voir le jour. L'imagination s'empare de la totalité vitale qu'il est impossible de maîtriser 382. »
[262]
Les recherches exploratoires des auteurs de l’Athenäum ont pour
intention d'occuper le nouvel espace suscité par l'explosion de la
forme fermée du classicisme. L'ordre classique est un ordre du plein ;
les genres littéraires sont des formes fixes ; chacune poursuit sa propre
perfection dans les limites imposées ; la hiérarchie des genres donne à
la tragédie, à l'ode et à l'épopée la préséance sur la comédie, la satire
ou l'idylle. La mutation romantique suscite la dissolution des formes
fixes, la confusion et le mélange des genres ainsi que l'abolition des
rangs et privilèges ; tous les genres se valent. L'exemple frappant est
celui du roman, genre protéiforme, au sein duquel s'associent la prose
et la poésie, l'épopée et la satire, selon les caprices d'une composition
soumise au bon plaisir de l'auteur, pour les besoins de la cause qu'il
poursuit. Les structures fixes ont cédé la place à une mutualité des
formes, à la recherche d'une communication aussi complète que possible, bien que nécessairement imparfaite.
L'œuvre romantique, en rupture des habitudes mentales consacrées,
produit sur les esprits non avertis une impression de chaos. Mais ce
qui est ainsi perçu comme un défaut représente une chance offerte à
l'aventure créatrice de la poésie, recommencée sur de nouvelles bases.
L'éclatement puis le brassage des formes revêtent la signification
d'une évasion hors du camp clos des traditions, où la pratique de l'art
risquait de dégénérer en pur jeu rhétorique. La redistribution des éléments de la poésie, la mise en œuvre des valeurs nouvelles dans la
perspective d'une création indéfinie ouvrent une possibilité de conquêtes sans limite. A. W. Schlegel déclare dans ses conférences de
Berlin (1801-1802) : « L'effort vers l'infini, dans la poésie romantique,
382
Alfred SCHLAGDENHAUFFEN, Frédéric Schlegel et son groupe, Belles
Lettres, 1934, p. 191.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
337
ne s'exprime pas seulement dans les œuvres d'art prises une à une,
mais aussi dans le cours entier de l'art. » Schlegel ajoute : « Progressivité sans limite (Grenzenlose Progressivität) 383. » Propos qu'il faut
rapprocher de celui de Mme de Staël : « La littérature romantique est la
seule qui soit susceptible d'être perfectionnée 384... » L'enthousiasme
des jeunes romantiques trouve l'une de ses sources dans la conscience
qu'ils ont, délivrés de la captivité des formes anciennes, d'être les héritiers de l'avenir.
L'ouverture de l'horizon annonce la promesse d'un grand recommencement. Si la formule de La Bruyère « tout a été dit » caractérise
l'esprit du classicisme, le mot d'ordre du romantisme pourrait être :
« tout reste à dire ». La parole du poète voit s'ouvrir à elle un univers
de signes et de symboles, de significations en lesquelles doit être scellée la nouvelle alliance de l'homme avec lui-même et avec le monde.
De là l'impression d'une renaissance du langage en même temps que
d'une nouvelle origine de la pensée, qui irradie les textes de
l’Athenäum, la correspondance entre les frères Schlegel, Novalis,
Schleiermacher et leurs amis et amies, artisans et témoins d'une découverte qu'ils [263] brûlent d'annoncer au monde, révolution spirituelle, qu'ils mettent en parallèle avec la Révolution de France, la révolution du dedans devant équilibrer celle du dehors 385.
Le romantisme détermine le point archimédien sur lequel se fondera l'équilibre d'un nouvel ordre spirituel, l'espace du dedans devant
compenser les vicissitudes désordonnées de l'espace du dehors en
proie aux convulsions révolutionnaires. La « civilisation moderne »
définit les principes d'une restructuration mentale, à peine ébauchée,
mais qui donne le sens de la marche. Ce projet embrasse la culture
dans son ensemble, la philosophie, le savoir, la spiritualité. L'essentiel
est le transfert de l'espérance, le report de la pesée axiologique, naguère orientée par l'autorité des Anciens et désormais placée dans le
futur.
383
A. W. SCHLEGEL, Vorlesungen über schöne Litteratur und Kunst, 18011804, dans ULMANN et GOTTHARD, op. cit., p. 192.
384 Mme DE STAËL, De l'Allemagne, II, 11 ; éd. citée, p. 148.
385 Frédéric SCHLEGEL, Athenäum Fragmente, 1798-1800 ; Ideen, § 41. cité
plus haut, p. 64.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
338
Frédéric Schlegel, dans un fragment célèbre de l’Athenäum, a défini le romantisme comme poésie de l'avenir. « La poésie romantique
est une poésie universelle progressive (eine progressive Universalpoesie). Sa vocation n'est pas seulement de réunir toutes les sortes différentes de poésie et d'assurer le contact de la philosophie avec la poésie : elle veut et doit aussi mêler et fondre tour à tour la poésie et la
prose, la critique et la généralité, la poésie naturelle et la poésie d'art ;
elle peut et doit rendre la Poésie vivante, poétiser le sel de l'esprit (den
Witz poetisieren), remplir et combler d'un contenu hautement éducatif
toutes les formes de l'art et les animer des pulsations vibrantes de
l'humour (die Schwingungen des Humors). Elle embrasse tout ce qui
est seulement poétique, depuis le plus vaste système esthétique, qui en
contient lui-même plusieurs autres, jusqu'au simple soupir et au baiser
que le poète enfant laisse échapper dans un chant naïf et sans art 386. »
Aucune forme, aucun genre déterminé ne peut suffire à exprimer la
richesse indéfinie de ce projet poétique. Seule la poésie romantique
peut « devenir, pareille à l'épopée, le miroir du monde qui l'environne,
l'image du siècle. Et cependant aussi elle peut mieux encore demeurer
comme suspendue entre le formulant et le formulé (zwischen dem
Dargestellten und dem Darstellenden), entre l'image et son modèle, et,
libre de tout intérêt, idéal aussi bien que réel, planant sur les ailes de la
réflexion poétique, donner à cette réflexion toujours plus de profondeur et la multiplier comme dans un alignement infini de miroirs 387. »
L'élargissement de l'horizon transgresse le domaine de l'esthétique
classique, délimité comme une scène à l'italienne et sans perspective
de fuite. Frédéric Schlegel, se souvenant de l'essai de Schiller sur la
poésie naïve et sentimentale, refuse l'alternative entre la conscience
immédiate et la conscience réfléchie, entre l'extraversion et l'introversion ; [264] le nouvel espace de la poésie romantique transcende cette
opposition, dont Schiller lui-même avait dû reconnaître l'insuffisance.
La poétique nouvelle « est capable de la culture la plus haute comme
la plus universelle : non seulement du dedans vers l'extérieur, mais
aussi du dehors vers l'intérieur ; et ainsi organisant analogiquement les
différentes parties de ce qui doit former un tout avec chacune de ses
386
Fr. SCHLEGEL, Athenäum Fragmente, 1798, n° 116 ; Werke, Kritische
Ausgabe, Bd II, p. 182 ; trad. Armel GUERNE, in Les Romantiques
allemands, op. cit., pp. 266-267.
387 Ibid.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
339
productions, c'est vers un classicisme illimité et perpétuellement en
croissance qu'elle marche 388 ». Le dernier membre de phrase met en
œuvre le nouveau vocabulaire du romantisme : l'idée d'organisation et
celle de croissance se réfèrent à l'intuition vitale génératrice des nouvelles évidences ; quant au « classicisme illimité », il implique une
contradiction dans les termes, puisque la forme classique se caractérise par la netteté du contour. En s'emparant du terme « classicisme »,
Frédéric propose un nouveau régime esthétique, appelé à faire autorité
comme naguère le modèle classique.
La suite du fragment évoque la nouvelle frontière où les créateurs
de l'avenir sont appelés à déployer leur activité créatrice. « Les autres
formes de création sont finies, au point qu'on peut parfaitement en
faire l'anatomie maintenant. Mais l'art créateur romantique est encore
en devenir, et c'est même son essence propre et son caractère spécifique que de ne pouvoir jamais atteindre la perfection, d'être toujours
et de devenir éternellement nouveau. Il ne peut être épuisé par aucune
théorie et il n'y a guère qu'une critique divinatoire qui pourrait se risquer à vouloir définir son idéal. Lui seul est infini, comme lui seul est
libre, et c'est reconnaître sa première loi que d'admettre que la libre
volonté ou la fantaisie du poète ne supporte, au-dessus d'elle, aucune
loi. L'art poétique romantique est le seul qui soit plus qu'une manière,
le seul qui soit en quelque sorte l'art poétique lui-même ; car, dans un
certain sens, toute poésie est, ou doit être, romantique 389. »
Cette page inspirée propose l'intuition originaire du romantisme, en
1798, l'acte de naissance de la poétique romantique. L'animateur de la
« Hanse des poètes » sait la nécessité de philosopher, de « poétiser »
en commun (Symphilosophieren, Sympoetisieren) ; lié d'étroite amitié
avec Novalis, avec son frère August Wilhelm, avec Schleiermacher,
avec Schelling, avec Dorothée Mendelssohn, avec Caroline Schlegel,
Frédéric est le porte-parole d'un groupe. Les textes de l’Athenäum
sont un point de fixation au sein d'une masse considérable d'écrits intimes, de lettres échangées entre les uns et les autres ; tous communient dans les évidences poétiques en lesquelles s'annonce la foi du
siècle nouveau. Le débat avec l'art poétique classique est largement
dépassé ; la réduction de la culture antique vivante à un ensemble de
388
389
Werke, p. 183, trad. GUERNE, ibid.
Ibid.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
340
doctrines et de canons, sclérose tardive, intervient à un moment où
l'inspiration créatrice a disparu. Philologues et docteurs dressent un
inventaire après décès. Les frères Schlegel ne songent [265] nullement
à nier le génie grec, au temps des hautes eaux où il s'abandonnait sans
préméditation à l'exigence de beauté qui était la sienne. Les Anciens
étaient modernes en leur temps, les Modernes d'aujourd'hui doivent
renouer avec l'authenticité humaine qui s'affirmait dans les chefsd'œuvre de l'art grec, dans la poésie homérique, dans les créations de
la statuaire, dans les tragédies. Cette reprise de la grande tradition
autorise Frédéric Schlegel à évoquer un « classicisme illimité », dans
la permanence du sens de la Beauté, qui oriente la fidélité créatrice
des poètes d'époque en époque.
D'où l'importance majeure du sens de la liberté. « Le pas décisif
qui a permis à la liberté d'acquérir la prépondérance sur la nature, a
fait entrer l'homme dans un ordre de choses entièrement neuf ; un
nouveau degré de l'évolution a commencé. (...) La beauté de l'art, dorénavant, n'est plus un don d'une nature bienveillante, mais l'œuvre de
l'homme lui-même, le patrimoine de son esprit 390. » À l'ère des règles
succède l'ère d'une liberté qui se souvient de l'idéalisme fichtéen, et
rend à l'artiste la primauté sur la nature dans l'œuvre de création. August Wilhelm Schlegel écrit à Schleiermacher, en 1800, que « le processus de dépoétisation (Depoetisierungsprozess) a duré beaucoup
trop longtemps ; voici maintenant le moment de poétiser à nouveau
l'air, le feu, l'eau et la terre 391 ». Novalis recourt à un néologisme parallèle pour exprimer la même idée du droit souverain de la conscience humaine sur les choses : « Le monde doit être romantisé. Ainsi
on retrouvera le sens originel. Romantiser ce n'est pas autre chose
qu'élever à une puissance qualitative 392. »
L'univers classique est un monde de formes pures et dures ; le
monde des romantiques semble une masse plastique, où les idées et
les formes se donnent à l'état naissant, ce qui autorise les audaces de la
pensée, aux confins du moi et de ce non-moi dont Fichte enseigne
390
Fr. SCHLEGEL, Kritik und Théorie der alten und neuen Poésie, Werke, Wien,
1846, Bd. V, p. 87.
391 A. W. SCHLEGEL, lettre à Schleiermacher, juin 1800 ; dans J. PETERSEN,
Wesensbestimmung der deutschen Romantik, Leipzig, 1926, p. 179.
392 NOVALIS, Fragments, Œuvres complètes, t. II, p.p. Armel GUERNE, NRF,
1975, p. 66.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
341
qu'il est une production et un corollaire du moi. La poétique de Novalis est un idéalisme magique qui transgresse comme par jeu la limite
entre le subjectif et l'objectif. « Si vous ne pouvez changer les idées en
choses extérieures, changez les choses extérieures en idées. Si vous ne
pouvez faire d'une idée une âme qui se suffise à elle-même, se sépare
de vous — et vous soit maintenant étrangère, — c'est-à-dire se présente extérieurement, faites l'opération inverse avec les choses extérieures —, et transformez-les en idées. Les deux opérations sont idéalistes. Celui qui les a toutes deux parfaitement en son pouvoir est
l’idéaliste magique. L'achèvement de chacune des deux opérations ne
dépendait-il pas de l'autre 393 ? » La magie signifie une fusion de
l'homme et du [266] monde, en ce point origine où les significations
se forment, au mépris des règles de la logique puérile et honnête.
L'homme cesse d'être un pur spectateur ; toute distance abolie, la
conscience découvre que le monde ne vient à la pensée que par elle.
« Le monde a une capacité originelle d'être animé par moi, dit Novalis
— Il est, somme toute, a priori animé par moi —, ne fait qu'un avec
moi. J'ai originellement une tendance et une aptitude à animer le
monde. Seulement, il y a que je ne peux entrer en rapport avec rien
qui ne soit conforme à ma volonté ou orienté selon ma volonté. — Il
faut par conséquent que le monde ait originellement une disposition à
être dirigé par moi, à se conformer à ma volonté 394 »
Face à l'importance primordiale de l'imitation chez les théoriciens
classiques, aux yeux desquels l'artiste doit reproduire les configurations de la « belle nature », la mutation romantique fait apparaître le
primat de l’invention, qui désigne une alchimie lyrique régie par la
libre volonté de l'artiste. La liberté d'invention représente le moment
premier de l'affirmation romantique ; d'où procèdent la notion nouvelle de la poétique, les catégories de la magie, de la féerie, du conte
(Märchen), et le fantastique, omniprésent dans les œuvres inspirées
par le mouvement de renouveau. Le romantisme développera l'imitation d'Orphée, le magicien, qui transfigurait le monde par le jeu des
accords de sa lyre. Le thème de l'inspiration sacrée qui fait du poète
un voyant, un mage, un prophète, un devin est un des lieux communs
393
Novalis, L'Encyclopédie, recueil de fragments, classement de E. WASMUTH,
n° 1704 ; trad. de GANDILLAC, Éditions de Minuit, 1976, p. 375.
394 NOVALIS, Œuvres complètes, t. II, Fragments, éd. citée, trad. A. GUERNE, p.
75.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
342
de la nouvelle poétique. « Poète et prêtre, à l'origine, ne faisaient
qu'un, seules des époques tardives les ont séparés, mais le vrai poète
est toujours resté prêtre, comme le vrai prêtre est toujours resté poète.
L'avenir ne devrait-il pas ramener cet ancien ordre de choses 395 ? »
Cette sacralisation de la poésie, si elle s'annonce comme un retour aux
origines, rompt avec la tradition classique, selon laquelle l'écrivain est
présenté comme un artisan, un maître d'œuvre dont l'ambition est de
procurer au lecteur, au spectateur, un plaisir de qualité, en dehors de
toute ouverture sur la transcendance. La poétique romantique, restauration ontologique, solidaire d'une métaphysique, met en œuvre une
visée religieuse, confiant au poète une fonction sacerdotale : révélateur des mystères, maître des initiations au long d'une voie sacrée sur
laquelle il précède les autres hommes vers le but du pèlerinage, dissimulé derrière les voiles ultimes qui nous dérobent les approches de la
mort. Car le jeu de la liberté, le jeu de la vie, est aussi un jeu avec la
mort ; le dernier mot appartient à Dieu seul, parce que Dieu est le
maître du jeu.
Les romantiques allemands ont réalisé la percée à travers l'horizon
spirituel, permettant l'instauration d'une poétique nouvelle. Ces recherches germaniques, diffusées par les livres de August Wilhelm
Schlegel et de Mme de Staël, constituent les présupposés, implicites ou
[267] explicites, du mouvement romantique en Occident ; les évidences neuves permettent la constitution de l'espace mental au sein
duquel se développera la sensibilité intellectuelle et esthétique moderne. L'intuition maîtresse sera monnayée en thèmes plus ou moins
proches de l'origine, plus ou moins riches ou dégradés. L'enjeu a été
saisi et formulé pour la première fois en Allemagne aux alentours de
1800.
395
NOVALIS, Grains de pollen (Blütenstaub), 1798 ; n° 71, in Petits écrits, trad.
BIANQUIS, Aubier, 1947, p. 59.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
343
[268]
Les sciences humaines et la pensée occidentale.
Tome IX. Fondements du savoir romantique.
Deuxième partie :
Chapitre VI
Le paradigme
classique
Retour à la table des matières
L'opposition entre romantisme et classicisme met en cause deux
systématisations, deux groupes de caractères antagonistes. Mais cette
opposition ne s'établit pas entre termes symétriques, composés de nature analogue. Le romantisme correspond à une attitude définie par les
écrivains, les philosophes, les artistes dans le temps même où s'affirmaient en eux de nouvelles évidences ; les poètes romantiques sont
ensemble les définisseurs du romantisme ; leur poétique est la poésie
de leur poésie. Il n'en va pas de même pour le classicisme, suscité
après coup, comme la théorie d'une pratique depuis longtemps déchue.
Selon le Dictionnaire de Littré, en 1872, pour le domaine français, le
mot « classicisme » est un néologisme. Le Dictionnaire de Robert situe, sans autre précision, l'apparition du terme vers 1825, dans le contexte de la polémique opposant les tenants de la modernité à ceux de
l'ancien régime littéraire. « Classicisme » figure en 1823 dans le pamphlet de Stendhal, Racine et Shakespeare ; à en croire le Trésor de la
langue française, il se trouverait dès 1817 sous la plume du même
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
344
écrivain dans son journal de voyage à Naples, Rome et Florence.
Comme il arrive, ce mouvement esthétique a été baptisé par des adversaires, désireux de donner une consistance plus précise, à l'objet de
leur animosité. Ceux qui se trouvent ainsi dénoncés reprennent à leur
compte une appellation destinée à les stigmatiser.
Selon Sainte-Beuve, en octobre 1850, « au commencement de ce
siècle, et sous l'Empire, en présence des premiers essais d'une littérature décidément nouvelle et quelque peu aventureuse, l'idée de classique, chez quelques esprits résistants et encore plus chagrins que sévères, se resserra et se rétrécit étrangement. Le premier Dictionnaire
de l'Académie (1694) définissait simplement un auteur classique “un
auteur ancien fort approuvé, et qui fait autorité dans la matière qu'il
traite”. Le Dictionnaire de l'Académie de 1835 presse beaucoup plus
cette définition, et d'un peu vague qu'elle était, il la fait précise et
même étroite. Il définit auteurs classiques ceux “qui sont devenus
[269] modèles dans une langue quelconque”, et, dans tous les articles
qui suivent, ces expressions de modèles, de règles établies pour la
composition et le style, de règles strictes de l'art auxquelles on doit se
conformer, reviennent continuellement. Cette définition du classique,
a été faite évidemment par les respectables académiciens nos devanciers en présence et en vue de ce qu'on appelait alors le romantique,
c'est-à-dire en vue de l'ennemi. Il serait temps ce me semble de renvoyer à ces définitions restrictives et craintives, et d'en élargir l'esprit 396. »
Sainte-Beuve, renonçant au sens historique du mot classique, généralise son application à toute forme d'excellence littéraire. « Un vrai
classique (...), c'est un auteur qui a enrichi l'esprit humain, qui en a
réellement augmenté le trésor, qui lui a fait faire un pas de plus, qui a
découvert quelque vérité morale non équivoque, ou ressaisi quelque
passion éternelle dans ce cœur où tout semblait connu et exploré ; qui
a rendu sa pensée, son observation ou son invention sous une forme,
n'importe laquelle, mais large et grande, fine et sensée, saine et belle
en soi ; qui a parlé à tous dans un style à lui et qui se trouve aussi celui
de tout le monde, dans un style nouveau sans néologisme, nouveau et
396
SAINTE-BEUVE, Qu'est-ce qu'un classique ? Causeries du lundi, 21 octobre
1850, Garnier, 1868, t. III, pp. 41-42.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
345
antique, aisément contemporain de tous les âges 397. » La notion de
classicisme n'est plus limitée au seul domaine français ni au siècle de
Louis XIV ; le classicisme de l'excellence contraste avec le classicisme doctrinaire de la médiocrité régulière ; dans le domaine anglais,
le classique c'est Shakespeare et non Pope, en Italie, Dante. En
France, il se trouve que l'excellence classique n'a été atteinte qu'à
l'époque de Louis XIV ; le secret du classique ne se trouve pas dans
les principes auxquels il se réfère, mais dans le génie singulier qu'il
met en œuvre. « Il n'y a pas de recette pour faire des classiques. (...)
Croire qu'en imitant certaines qualités de pureté, de sobriété, de correction et d'élégance, indépendamment du caractère même et de la
flamme, on deviendra classique, c'est croire qu'après Racine père il y a
lieu à des Racine fils ; rôle estimable et triste, ce qui est le pire en
poésie 398... » Il appartient à chaque amateur de se constituer un Parnasse selon son goût, en opérant à travers la littérature universelle un
choix des élus jugés dignes de cette promotion.
Solution de compromis, après la fin des hostilités, qui donne des
satisfactions à tout le monde. Mme de Staël avait dit, dans De l'Allemagne : « On entend quelquefois le mot classique comme un synonyme de perfection. Je m'en sers ici dans une autre acception, en considérant la poésie classique comme celle des anciens, et la poésie romantique comme celle qui tient de quelque manière aux traditions
chevaleresques 399... » ; Sainte-Beuve refuse l'antagonisme classiqueromantique, expression d'un moment de l'histoire ; il revient à la [270]
thèse d'un classicisme de la perfection, conformément à la tradition
pédagogique ; au moment où il rédige son article, le « classicisme »
des années 1815-1830 apparaît comme une position polémique périmée. Le mouvement romantique, entré dans l'histoire, a fourni suffisamment de preuves de sa validité pour qu'il soit impossible de lui
dénier le droit à l'existence.
Au cœur de l'affrontement entre les partisans du renouveau et les
tenants de la tradition, les modernes, pour affirmer leur exigence,
éprouvèrent le besoin de se poser en s'opposant ; symétriquement, les
397
398
Ibid., p. 42.
Ibid., p. 49.
399 Mme DE STAËL, De l'Allemagne, II, XI ; éd. Didot, p. 145 ; cf. les textes de
BOUTERWEK, cités plus haut, pp. 252 sq.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
346
tenants de l'esthétique traditionnelle furent conduits, pour consolider
leur résistance, à formuler un programme selon leurs préférences, en
insistant sur les points les plus attaqués. Le classicisme du XIXe siècle
n'est pas la simple reprise des arts poétiques définis en Occident depuis la Renaissance à partir d'Aristote et des Alexandrins, traités techniques, recueils de règles de composition à l'usage de ceux qui voulaient faire l'apprentissage de l'écriture ; il n'y est pas question de philosophie, de spiritualité. On peut en dégager les présupposés d'une
certaine vision du monde ; mais ces présupposés n'apparaissent pas
explicitement. On n'imagine d'ailleurs pas Corneille, Racine, Molière,
La Fontaine ou Bossuet utilisant ces manuels dans l'élaboration de
leurs œuvres. Tout au plus s'en servaient-ils pour faire face, lorsqu'ils
étaient attaqués, comme un avocat utilise des articles du code en se
défendant contre la partie adverse. Enfin les arts poétiques ne se présentaient pas comme « classiques », l'épithète eût été pour eux dépourvue de sens. Ils se proposaient seulement de définir le bon usage,
de signaler les erreurs à éviter, de fournir des éléments d'appréciation
aux amateurs et aux auteurs débutants.
L'extension de la conscience romantique au domaine humain dans
son ensemble contraint les tenants du classicisme à formuler les éléments d'une théorie de la connaissance antagoniste, ou plutôt complémentaire. Des notes de Coleridge, en 1808, établissent cette nouvelle polarité : « Les Anciens sculpturaux, les Modernes picturaux.
Les Anciens, rythme et mélodie ; les Modernes, harmonie. Les Anciens, le fini, et en conséquence, la grâce, l'élégance, la proportion, la
fantaisie (fancy), la dignité, la majesté — tout ce qui est susceptible
d'être transmis avec exactitude par des formes ou des pensées précises. Les Modernes, l'infini et l'indéfini en tant que véhicules de
l'infini ; d'où, plus portés aux passions, aux espérances obscures et aux
craintes — l'errance à travers l'infini, des sentiments moraux plus élevés, une conception plus auguste de l'homme en tant qu'homme, le
futur plutôt que le présent, la sublimité 400... »
400
S. T. COLERIDGE, Shakespearian Criticism, 1808, éd. T. M. RAYSOR,
London, 1960, t. I, p. 196 ; dans Herbert MAINUSCH, Romantische
Aesthetik, Untersuchungen zur englischen Kunstlehre des späten 18, und
frühen 19. Jahrhunderts, Gehlen Verlag, Bad Homburg, 1969, p. 170.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
347
Le mot « romantisme » ne figure pas dans ce texte, où s'affirme
une critique parallèle à celle de A. W. Schlegel, à la même époque ;
on peut [271] néanmoins y constater l'apparition de deux modèles
d'intelligibilité esthétique appelés à régir l'un le passé, l'autre le présent et l'avenir. Coleridge, comme les poètes allemands ses contemporains, a conscience que la tradition culturelle vient de s'interrompre
pour se renouveler ; un dédoublement de la perspective autorise une
lecture en partie double, dont les effets se projettent rétrospectivement
dans le passé. « Les Grecs constituèrent une structure qui, dans ses
éléments composants et dans sa totalité, emplissait l'esprit de l'impression calme et élevée que produisait la beauté parfaite et l'harmonie des
proportions. Les Modernes, mélangeant les matériaux, ont produit une
totalité impressionnante. Ce qui peut être illustré par la comparaison
entre le Panthéon et la cathédrale d'York ou l'abbaye de Westminster.
On peut comparer de la même façon Sophocle avec Shakespeare ; le
premier est caractérisé par un achèvement, une satisfaction plénière,
une excellence qui permet le repos de l'esprit ; chez l'autre, nous découvrons le mélange d'une multitude de matériaux, grands et petits,
magnifiques et frustes, associé si l'on peut dire, avec un sentiment
d'insatisfaction ; mais ce sentiment de ne pouvoir parvenir à la perfection est aussi une telle promesse de progrès que nous ne l'échangerions pas pour acquérir le repos de l'esprit dans la symétrie des formes
et le consentement admiratif à la grâce 401. »
L'analyse de Coleridge pourrait être un résumé de lecture ; le poète
anglais y apparaît tributaire du domaine allemand. L'évocation de
l'Antiquité, par-delà les Schlegel, renvoie à l'idéal de Winckelmann
selon lequel l'art hellénique était caractérisé par une « noble simplicité
et une grandeur tranquille » (edle Einfalt und s tille Grosse). Antiquité
fort différente du classicisme à la française des polémiques parisiennes dans les années 1820, au temps où Racine et Shakespeare s'affronteront en des luttes inexpiables. Comme le souligne Henri Peyre,
« c'est uniquement à l'époque de la Restauration et du règne de Louis
Philippe que, pour combattre les jeunes romantiques, en révolte contre
tout académisme et assoiffés de nouveautés dont beaucoup venaient
de l'étranger, des critiques conservateurs ont consacré comme modèles
seuls dignes d'être étudiés au cours des humanités les écrivains du
401
Op. cit., t. II, p. 213 sq., cité ibid., p. 171.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
348
siècle de Louis XIV (...). Ce n'est guère qu'en France que le terme de
classicisme, qui suppose une pluralité d'écrivains vivant au même
moment et partageant des convictions morales et esthétiques communes, revêtit un sens et, vers le milieu du XIXe siècle, se répandit 402 ».
Le paradigme classique, règle de sensibilité et de jugement, s'est
affirmé dans l'idiosyncrasie culturelle de la nation française comme
une acquisition permanente. Le paradigme romantique semble caractériser le domaine germanique, au sein duquel il demeure vivant jusqu'à nos jours. Cette spécificité ethnique va de pair avec une différence d'orientation : le concept de romantisme pèse dans le sens de
[272] la modernité et du renouvellement ; le classicisme correspond à
l'idéologie défensive d'un conservatisme des idées et des formes ;
sous-produit du romantisme, il affirme un parti pris de réaction. En
termes de vocabulaire politique, les romantiques se situent plus souvent à gauche ; les tenants du classicisme sont des hommes de droite.
Le débat esthétique mobilise les énergies passionnelles ; on a assisté
en France à une sorte de guerre civile ; les camps en présence se livraient bataille dans le champ clos des théâtres, après des escarmouches d'avant-postes dans les revues.
Dans le domaine germanique, seuls quelques attardés de
l’Aufklärung tentèrent un combat retardateur, au nom de principes qui
n'étaient pas ceux du classicisme à proprement parler. Ailleurs, en Italie, en Espagne, en Pologne, les discussions littéraires, limitées aux
milieux spécialisés, orchestraient les thèmes d'une problématique venue de France, avec quelques emprunts aux textes de Mme de Staël et
d'August Wilhelm Schlegel. Le classicisme, lorsqu'il était invoqué,
n'apparaissait guère que comme un produit d'importation. « Il est
normal d'écrire l'histoire littéraire, artistique, musicale de presque tous
les pays de l'Europe occidentale sans avoir recours à ce vocable de
classicisme, qui suggère la volonté de réaliser, en accord avec un public partageant la même foi ou acceptant les mêmes conventions, un
certain idéal artistique et même moral. Cela est impossible pour la
France. Tout ce qui a suivi le classicisme français, de Voltaire à Stendhal, Hugo, Gide ou Camus, ou d'Ingres à Cézanne, s'est posé en
402
Henri PEYRE, article Classicisme, Encyclopaedia Universalis, t. IV, 1969.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
349
fonction de ce phénomène collectif qu'était le classicisme, pour le
combattre ou pour en extraire des leçons toujours actuelles 403. »
L'affirmation des Modernes impliquant un mouvement de rupture
et de révolte, il faut préciser le caractère composite et précaire du concept de classicisme. L'évocation des auteurs étudiés dans les classes
renvoie au palmarès des grands auteurs de la Grèce et de Rome, références majeures des livres scolaires. La notion de classicisme semble
faire régner entre ces textes une homogénéité d'inspiration ; le modèle
idéal des Belles Lettres regroupe dans une contemporanéité idéale les
grandes figures du Parnasse. Cette antiquité unitaire n'est qu'une illusion d'optique ; car les auteurs classiques, d'Homère et d'Hésiode à
Pline le Jeune et Plutarque, se dispersent sur plus d'un millénaire de
l'histoire de l'humanité et sur des milliers de kilomètres de l'espace
méditerranéen, de l'Asie Mineure à l'Espagne. L'espace mental de
l'Antiquité classique est une ellipse à deux foyers : Athènes et Rome ;
les valeurs en honneur ici et là varient selon les compartiments géographiques, et, de siècle en siècle, avec les renouvellements de la vie
sociale et politique.
L'illusion pédagogique a pu faire oublier cette variété de forme et
d'inspiration, compliquée encore par la différence des idiomes et des
contextes de civilisation. La littérature homérique est l'expression
d'une société, d'un style de vie sans mesure commune avec l'art de la
[273] cité grecque, ou de l'Empire romain. Il y a aussi loin d'Homère à
Plutarque que de la Chanson de Roland à Voltaire ou à Balzac ; il est
impossible d'invoquer un esprit de la culture classique sans des réserves si considérables que cette notion perd tout sens admissible ; la
sagesse d'Hésiode n'est pas celle de Périclès ni celle d'Alexandre. Si
l'Antiquité a paru fournir aux pédagogues une série de modèles,
d'exempla, qui se ressemblaient entre eux comme des portraits de famille et conversaient sur un pied d'égalité dans les Dialogues des
morts, c'est par l'artifice des professeurs de collège, créant de toutes
pièces une Antiquité ad usum Delphini, revue et corrigée selon les
convenances puériles et honnêtes. Les maîtres d'école n'étaient pas des
spécialistes de la philologie scientifique, ni des historiens formés aux
disciplines de l'archéologie et de la critique. La pédagogie des Belles
Lettres depuis la Renaissance est un mythe scolaire, habilement cons403
Henri PEYRE, Classicisme, Encyclopaedia Universalis.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
350
titué et tenace, puisqu'il a régi l'enseignement des « humanités » jusqu'à presque l'époque contemporaine.
Les « humanités » sont l'une des composantes de l'esprit classique ;
mais elles ne suffisent pas pour définir le classicisme, puisque le programme des Belles Lettres a représenté le droit commun de l'Occident
en matière d'enseignement, alors que le classicisme n'a guère existé,
en tant que modèle culturel, que dans le domaine français. Le siècle
d'or français implique non seulement la continuité de la tradition pédagogique, dans la fidélité au passé, mais aussi et surtout une initiative créatrice qui semble ajouter des éléments nouveaux au patrimoine
hérité d'autrefois. En ce sens, écrit Henri Peyre, « le terme de classicisme, impliquant un groupement d'écrivains ou d'artistes qui ont
conscience de posséder un idéal commun, et désignant des doctrines
esthétiques aussi bien que des œuvres, ne convient guère qu'à la
France de la seconde moitié du XVIIIe siècle 404 ». Un canon esthétique, un modèle culturel systématisé semble faire autorité dans la
France de Louis XIV.
Mais le classicisme de Versailles n'est pas un retour à l'antique,
toujours présent dans l'enseignement et la mémoire collective des lettrés depuis la Renaissance. Les Français du XVIIe siècle n'ont aucunement la superstition du passé ; c'est parmi eux que va surgir la querelle des Anciens et des Modernes, laquelle implique une incontestable liberté d'esprit. Selon Henri Peyre, « le XVIIe siècle est probablement, de tous les siècles littéraires français, le plus indépendant de
l'Antiquité. Descartes fait table rase du passé ; Pascal ne connaît guère
la pensée ancienne qu'à travers Montaigne. Théophile, les libertins,
Méré se moquent des fables léguées par la “sotte Antiquité” ». Seuls
La Fontaine, Racine et Fénelon ont senti le parfum des lettres anciennes. Mais rien en eux de ce tourment du passé qui précipitera les
romantiques et leurs descendants, “pèlerins de l'éternité”, vers Paestum et la Sicile, l'Acropole et les ruines de Sparte ou de Troie. Les
humanistes de l'Italie et de la France de la Renaissance avaient souhaité se faire [274] une âme à l'instar des Anciens. Les écrivains dits
classiques au XVIIe siècle n'imitent pas avec ivresse les Anciens ; ils
ne vivent point avec les faunes et les dryades. Ils demandent à l'Antiquité une leçon de forme, un sens de la beauté qui corrige ce qu'avait
404
Ibid.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
351
de dangereusement peu artiste le cartésianisme, et l'autorisation d'aller
de l'avant, sous l'abri de leurs modèles, respectés plutôt que lus, pour
créer en France une littérature classique en effet, c'est-à-dire se substituant à celle des Anciens et capable de servir à son tour de modèle 405 ».
Le classicisme français implique, à l'égard des Anciens, non pas
seulement imitation, mais surtout émulation. Imiter les Anciens, ce
n'est pas les pasticher, redire ce qu'ils ont dit ; c'est prendre la parole,
dans une situation différente, en utilisant des moyens d'expression
analogues à ceux qu'ils ont mis en œuvre. L'école de Versailles exprime dans l'ordre littéraire et artistique la structure particulière de
l'espace mental français sous Louis XIV. Selon Gustave Lanson, « les
hommes de ce temps ont un besoin impérieux d'ordre et de régularité.
La hiérarchie et l'étiquette marquent à l'individu son rang dans l'État et
dans la société et commandent toutes ses actions. Cela est dans
l'ordre, cela n'est pas dans l'ordre, voilà le mot qui, dans la bouche du
roi, justifie ou condamne sans appel. De même la distinction des
genres est la loi de la littérature et l'inspiration individuelle est enfermée dans les limites rigoureusement définies. Les genres se côtoient
sans se pénétrer, comme les classes se coudoient sans se mêler,
comme les tourbillons de Descartes tournent éternellement sans se
confondre. À chaque genre est assignée une partie de l'âme humaine,
qu'il peut explorer et décrire, mais il doit s'y tenir. À la tragédie appartiennent les rois, les passions et les larmes ; à la comédie le peuple, les
vices et le rire 406... ». Toute confusion des genres ainsi distingués
« eût paru un monstre aux yeux du siècle épris de l'ordre et des distinctions rigoureuses, et qui ne haïssait rien tant que les parvenus et
les déclassés 407 ».
Il existe un habitus classique dont le langage et la rhétorique, le
vocabulaire d'images et de symboles aussi bien que les évidences esthétiques renvoient au patrimoine commun des Belles Lettres. Les affirmations nouvelles se formulaient spontanément dans le langage tra405
Henri PEYRE, Le Classicisme, Histoire des Littératures, Encyclopédie de la
Pléiade, t. II, 1956, p. 123.
406 Gustave LANSON, Nivelle de la Chaussée et la comédie larmoyante,
Hachette, 1884, p. 85.
407 Ibid., pp. 85-86.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
352
ditionnel. « L'Antiquité n'était pas morte alors, écrit Lanson ; elle était
bien vivante encore, et on la trouvait partout, dans les jardins de Versailles, dans les tableaux de Lebrun, dans les ballets de la cour comme
à l'hôtel de Bourgogne. La forme antique était comme le moule où
s'enfermait nécessairement toute pensée poétique ou artistique d'un
ordre élevé. Nul ne s'étonnait de voir sur la place des Victoires Louis
XIV en perruque vêtu d'un habit à la romaine. Les [275] yeux, habitués à la couleur antique qui teignait tous les objets, passaient outre et
en distinguaient sans peine la nature intime. La fiction était transparente et ne jetait pas une ombre sur la vérité, d'autant que le XVIIe
siècle s'était réfléchi lui-même dans l'image qu'il se représentait de
l'Antiquité ; puisque l'homme est le même dans tous les temps, il concevait les Anciens à sa ressemblance 408. »
La conscience culturelle est un conglomérat mythologique d'éléments hétérogènes ; l'univers du discours, l'univers des sentiments
sont perçus de manière immédiate comme formant le décor de la présence au monde. Le siècle d'or français est peut-être un âge classique ;
le concept de « classicisme » lui est étranger, parce que, en tant que
parti pris, programme raisonné, il présuppose une rupture que le XVIIe
siècle n'a pas connue, dans sa fidélité à l'Ancienne Alliance avec la
tradition des humanités. Entre l'âge classique et le classicisme de
1825, il faudra que soient intervenus non pas seulement le romantisme, mais même la culture néo-classique du XVIIIe siècle finissant.
Racine, Fénelon pénétraient de plain-pied dans les auteurs anciens
dont ils n'avaient cessé d'être, depuis leur enfance, les contemporains ;
les Anciens n'étaient pas pour eux des Anciens, mais des présents familiers. Lorsque l'Académie française, en 1761, décide d'éditer une
collection des classiques français, cela signifie que ceux-ci, après un
demi-siècle, entrés dans le domaine public culturel, constituent une
collection fermée, et ensemble un ordre de révérence que le lecteur
désormais perçoit à distance, non pas périmé ni déprécié, mais dépassé.
A l'époque où les écrivains du siècle de Louis XIV sont promus à
la dignité de classiques, le goût adopte la mode du retour à l'antique.
Le thème du « retour » n'aurait pas eu de sens un siècle auparavant,
puisque l'Antiquité était partout présente. Mais l'histoire culturelle a
408
P. 89.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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donné à comprendre que cette antiquité de convention ne correspondait pas à l'Antiquité authentique. L'apparition des disciplines philologiques et archéologiques met fin au mythe scolaire des Belles Lettres.
La lecture scientifique des textes, l'étude des œuvres d'art, la mise à
jour des villes mortes de Herculanum et Pompéi substitue au décor
d'opéra une série d'images véritables de l'existence ancienne dans sa
teneur différentielle. L'Histoire de l'art dans l'Antiquité de Winckelmann (1764) et les Prolegomena ad Homerum, de Friedrich August
Wolf (1795), jalonnent un parcours intellectuel et spirituel ; entre ces
œuvres majeures se situe le Voyage du jeune Anacharsis en Grèce de
l'abbé Barthélémy (1788), ouvrage de vulgarisation appelé à un vaste
retentissement.
Lors de sa constitution comme doctrine, le classicisme français
présuppose donc un triple précédent : d'abord le patrimoine classique
des Belles Lettres, ensuite l'école française de 1660 et enfin les modes
néo-classiques dans lesquelles se drapera la Révolution et qui inspirent encore le style Empire, avec l'adjonction d'éléments [276] égyptiens, souvenirs de campagne du général Bonaparte. Les doctrinaires
des années 1820 s'efforcent de réaliser un compromis entre des éléments empruntés à ces domaines de référence ; les images, les
exemples sont souvent antiques ou néo-antiques, les idées renvoient
de préférence à la philosophie du XVIIIe siècle. La synthèse doctrinale
résultant de cette élaboration n'avait été formulée nulle part avant le
XIXe siècle ; les théoriciens citent des textes, invoquent des autorités,
mais ils sont eux-mêmes les créateurs de la doctrine qu'ils prétendent
imposer à leurs devanciers en faisant parler les morts. La doctrine du
classicisme se prépare chez les critiques du XVIIIe siècle finissant :
Marmontel, qui fait autorité en matière de goût dans l’Encyclopédie
de Diderot et l’Encyclopédie méthodique qui lui succède, et Laharpe,
critique littéraire du Lycée, qui, en dépit de ses déviations politiques,
représente le goût de l'école idéologique française ; il enseignait la
littérature à l'école normale de l'an III, et le programme de son cours
est significatif : « Le professeur traitera de l'éloquence et particulièrement de celle des Anciens, qui ont été les premiers maîtres de cet art.
(...) Il analysera les principes généraux de l'art et en démontrera la vérité, en les appuyant par des exemples tirés des classiques grecs et romains, et par des résultats politiques historiques. Il y joindra le développement des moyens d'appliquer ces principes féconds et invariables
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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à l'étude de l'éloquence française, et d'acquérir l'habitude d'opiner et
de haranguer sur le champ, suivant les règles de la logique et avec les
formes oratoires 409... » Les maîtres jésuites mettaient en œuvre la
même discipline pédagogique que ce contemporain de la Révolution ;
le paradigme classique se trouve esquissé dans sa raideur doctrinale.
Les promoteurs de la Révolution se trouvaient là-dessus en accord
avec Laharpe : leur style oratoire, leur style de pensée et leur style de
vie s'inspirent de canons qui perpétuent les valeurs maîtresses des
Belles Lettres.
Pendant la période révolutionnaire, le paradigme des humanités
prévaut sans opposition. La situation se modifiera sous la Restauration, avec les premières infiltrations romantiques, les écrits de Mme de
Staël, et de A. W. Schlegel. Les idées nouvelles progresseront lentement ; en quelques années, les professeurs, les critiques, héritiers des
régents de collège, se trouveront placés en position défensive ; défiés
par la jeune génération qui va d'instinct aux nouveautés, ils inventeront le mot classicisme, en réponse à la provocation des fauteurs de
troubles. Le néologisme a la valeur d'un slogan ; il désigne une position de repli où se perpétue une fidélité obstinée à un credo artistique
périmé.
Villemain, notable de la nouvelle Université, à la date de 1814,
laisse percevoir cette situation, où les certitudes traditionnelles se
trouvent confrontées avec les nouvelles évidences. Il s'agit de définir
la mission de la critique littéraire : « C'est ce jugement pur et fin,
[277] composé de connaissances et de réflexions, que possédera
d'abord le critique ; il a pour fondement l'étude des Anciens, qui sont
les maîtres éternels de l'art d'écrire, non pas comme Anciens, mais
comme grands hommes. Cette étude doit être soutenue et tempérée
par la méditation attentive de nos écrivains et par l'examen des ressemblances de génie et des différences de situation, de mœurs, de lumières, qui les rapprochent ou les éloignent de l'Antiquité. Voilà le
goût classique ; qu'il soit sage sans être timide, exact sans être borné ;
qu'il passe à travers les écoles moins pures de quelques nations étrangères pour se familiariser avec de nouvelles idées, se fortifier dans ses
opinions ou se guérir de ses scrupules ; qu'il essaie pour ainsi dire ses
409
Séances des Écoles normales recueillies par des sténographes (1795) ;
Littérature, LAHARPE professeur, nouv. éd. 1800, t. I, p. 170.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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principes sur une grande variété d'objets ; il en connaîtra mieux la justesse et, corrigé d'une sorte de pusillanimité sauvage, il ne s'effarouchera pas de ce qui paraît nouveau, étrange, inusité ; il en approchera
et saura quelquefois l'admirer 410. »
Les Anciens, « maîtres éternels » du goût, doivent accepter la confrontation avec des dissidences internes et externes, avec ces « écoles
moins pures de quelques nations étrangères ». Villemain n'est pas un
esprit obtus, figé dans le refus de toute novation. Le Tableau de la
littérature au XVIIIe siècle (1829), résumé de son enseignement universitaire, esquisse une histoire des littératures européennes, où se fait
jour un éclectisme certain. Mais le critique classique, selon Villemain,
n'affrontera les évidences différentes que pour « se fortifier dans ses
opinions ou se guérir de ses scrupules ». S'il est permis, à la rigueur, d'
« admirer » une œuvre étrangère au patrimoine des Belles Lettres, on
s'interdira tout sentiment d'infériorité à l'égard de ce genre de productions, ce qui serait s'abandonner à la « pusillanimité ». En cette année
1814, où le romantisme n'a pas encore vraiment pris pied en France,
Villemain formule les principes d'un classicisme avant la lettre, bientôt durci à l'épreuve de la polémique contre les jeunes loups de la
nouvelle école.
Les positions vont se raidir à partir du moment où des publications
consacrant le goût romantique auront la faveur du public. Les Méditations de Lamartine paraissent en 1820, les Nouvelles méditations en
1823, Éloa de Vigny en 1824 ; Victor Hugo publie ses Odes et Ballades de 1822 à 1826, Han d'Islande en 1823 et la Préface-manifeste
de Cromwell en 1827. Face à cette marée poétique qui submerge leurs
positions, les tenants du classicisme donnent à leur doctrine une dureté dogmatique d'inspiration théologienne. Pour Schlegel et Mme de
Staël, le romantisme exprime l'affirmation chrétienne, par opposition
au paganisme antique ; les jeunes poètes manifestent leur attachement
aux valeurs conservatrices du trône et de l'autel. Néanmoins leurs adversaires les accusent d'irréligion, transférant à l'ordre littéraire le
principe d'autorité que l'Église catholique [278] fait prévaloir dans
l'ordre religieux. En ce combat douteux, où les implications politiques
410
VILLEMAIN, Discours sur les avantages et les inconvénients de la critique
(1814), dans VIAL et DENISE, Idées et doctrines littéraires au XIXe siècle,
1928, p. 311.
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acquièrent une importance considérable, le paradigme classique, dans
la fin de non-recevoir opposée au romantisme, revêt une signification
neuve.
En 1824, le Mémorial catholique, revue inspirée par l'abbé de Lamennais, champion à l'époque d'un traditionalisme intégriste, publie
une étude de Salinis : Du principe d'autorité en littérature, dont la
substance pourrait être résumée par la formule de Vincent de Lérins
définissant la vérité de la foi catholique : quod ubique, quod semper et
ab omnibus, « ce qui est affirmé partout, toujours et par tous ». Le
goût classique possède la vertu d'universalité ; « de là ces dogmes littéraires, expressions du goût de l'homme en tant qu'il est le même
dans tous les temps, chez tous les peuples, dans tous les pays, emprunteront de ce consentement universel une autorité sacrée, et à laquelle
on ne peut toucher sans tout ébranler 411 ». La confusion des langages
est significative ; pour sauver les certitudes fondamentales de l'esthétique traditionnelle, on tente de les sacraliser, en les mettant sous la
protection de la transcendance religieuse instituée. « La littérature
classique est toute renfermée dans ces dogmes, qui ne peuvent être
une superstition par cela seul qu'ils ont fait partie de la religion littéraire de tous les siècles les plus éclairés qui furent avant nous 412. »
Affirmation qui méconnaît le fait que la « religion littéraire » du classicisme est caractérisée par une continuité que ne possède pas la « religion religieuse » du christianisme, dont l'apparition introduit une
rupture dans le devenir du monde antique.
Le procès fait au romantisme sera un procès d'hérésie ; les novateurs font figure de dissidents par rapport aux normes de la tradition.
L'hérétique, disait fortement Bossuet, est celui qui, au mépris de la
doctrine de l'Église une et sainte, « a une opinion » et se réclame du
libre examen ; la liberté d'opinion conduit au scepticisme et à l'anarchie, qui infecte de proche en proche la totalité de l'espace mental.
« Étendu à toutes ses conséquences, un seul principe d'erreur ébranle
parmi nous toutes les vérités, s'applique à tout et pervertit sur tous les
objets les pensées de l'homme, déprave le goût comme la raison, en411
SALINIS, Du principe d'autorité en littérature, Mémorial catholique, 1824, t.
I, pp. 59-60 ; dans I. A. HENNING, L'Allemagne de Madame de Staël et la
polémique romantique, Champion, 1929, p. 329.
412 Mémorial catholique, ibid., p. 98.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
357
traîne dans un même mouvement les institutions et les arts, porte au
sein de la littérature les mêmes genres de révolution que dans la religion et dans la société 413... » Ce réquisitoire contient en substance
l'argumentation qu'opposeront à l'affirmation romantique, à la fin du
XIXe siècle et au début du XXe, les Grands Inquisiteurs nationalistes
et réactionnaires : Charles Maurras, Pierre Lasserre et leurs émules,
mainteneurs obstinés d'une tradition défunte. [279] Les accusations de
Salinis prennent un tour fanatique et caricatural : « On se tromperait
tout à fait si l'on ne voyait dans le romantisme qu'une hérésie littéraire
qui ne se lie à rien hors de la littérature. Sortie du rein de la société
littéraire protestante, l'école romantique a emprunté le principe de la
Réforme, dont ses théories ne sont qu'une application particulière, et
elle n'est elle-même que le protestantisme de la littérature 414... » A la
lumière de cet amalgame, il apparaît que « le protestantisme littéraire
n'est pas plus une littérature que le protestantisme religieux n'est une
religion. C'est un système de destruction, et voilà tout 415 ».
La hargne du pamphlétaire a valeur de révélation ; tentant de colmater des brèches dans une digue déjà rompue, Salinis atteste que le
débat ne se trouve nullement cantonné dans le champ clos de la littérature. Dans sa maladresse, l'argumentation met en lumière l'implication
mutuelle des valeurs esthétiques, politiques et religieuses ; le classicisme concerne la totalité de l'espace vital humain, la sphère
d'influence du Romantisme possède la même étendue. « Qu'y a-t-il de
commun entre la divine majesté de nos dogmes, l'austère perfection
des préceptes de l'Évangile et la dangereuse licence de ces écrivains
sans règle, qui offensent la raison et la morale aussi souvent que le
goût 416 ? » Les tenants du classicisme n'ont à opposer aux œuvres de
la jeune génération que des anathèmes, et non des œuvres équivalentes, ce qui exaspère d'autant plus les anathèmes. Le Mémorial catholique publie en février 1825 une recension de l’Eloa d'Alfred de
Vigny : « lorsque l'aveuglement, croissant avec la démesure, est venu
au point que peut-être l'auteur de cette monstruosité impie considère
413
SALINIS, op. cit., janvier 1824, p. 50, cité dans J.-R. DERRÉ, Lamennais, ses
amis et le mouvement des idées à l'époque romantique, Klincksieck, 1962,
p. 193.
414 SALINIS, p. 163, in DERRÉ, p. 196.
415 SALINIS, p. 165 ; DERRÉ, p. 196.
416 SALINIS, Mémorial catholique, janvier 1824, p. 59 ; DERRÉ, p. 194.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
358
de bonne foi son ouvrage comme un hommage édifiant rendu par la
poésie à la religion, ne nous est-il pas permis de trembler, et de nous
demander avec effroi si nous sommes destinés à écouter les derniers
accents, et à recueillir les derniers soupirs de l'intelligence humaine ? 417 ».
Ce n'est pas l'intelligence humaine qui est en voie de disparaître,
c'est la doctrine classique, usée et périmée. Si, comme le disait dès
1802 Bonald, maître du traditionalisme, « la littérature est l'expression
de la société », elle doit refléter dans son ordre la mutation historique
et sociale réalisée de 1789 à 1815. L'argument du consentement universel, longtemps utilisé pour établir l'existence de Dieu dans la théologie, a dû être abandonné lorsque l'on a reconnu que certaines cultures paraissaient exemptes de toute référence à la divinité. L'inconvénient d'une telle affirmation est qu'il suffit d'une seule déclaration en
sens inverse pour la démentir. Lorsque Salinis proclame la catholicité
du goût classique (quod ubique, quod ab omnibus) et s'écrie : « Ce
mot accablant : “Vous êtes seul de votre avis” arrêtera [280] toujours
un esprit raisonnable 418 », il ne se rend pas compte que les avis non
conformes sont de plus en plus nombreux à mesure que le temps
passe ; aux environs de 1830, le romantisme aura cause gagnée en
France et pourra se prévaloir à son tour d'une sorte de consentement
universel. Le combat cessera faute de combattants, et le Mémorial catholique lui-même aura entre-temps renoncé à certaines de ses positions avancées.
Ces exagérations polémiques, grossissant les aspects caractéristiques, ont contribué à définir le paradigme classique, contradictoirement avec le paradigme romantique, maître du terrain à son tour, mais
bientôt remis en question par l'apparition d'une nouvelle attitude globale de l'homme à l'égard de l'univers des valeurs, qui prendra les dénominations de « réalisme », « positivisme », « naturalisme ». Lorsque le goût classique détenait le monopole de l'art poétique et de la
pédagogie, il n'avait pas besoin de se définir ; la définition est indispensable à partir du moment où il n'est plus seul sur le terrain, ce qui
implique relativisation et confrontation. L'apparition du romantisme
417
O'MAHONY, Réflexions au sujet d'un poème romantique, Mémorial
catholique, février 1825, p. 136, dans DERRÉ, op. cit., p. 197.
418 SALINIS, Mémorial catholique, janvier 1824, p. 59 ; DERRÉ, p. 194.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
359
est un phénomène irréversible ; aux alentours de 1830, il n'est plus
question en France de lui refuser le droit d'exister ; il a conquis une
reconnaissance de fait et de droit. Du même coup, le classicisme devient un isme parmi d'autres ismes, ce qui suffit pour démentir sa prétention majeure.
Villemain, en 1814, affirmait, en dépit de quelques indices contraires, la souveraineté de la critique classique. Une génération plus
tard, Nisard, universitaire peu enclin au romantisme, publie en 18441849 une Histoire de la littérature française, dont la conclusion distingue quatre espèces de critique littéraire, parmi lesquelles l'historisme, le relativisme, l'analyse compréhensive dans le goût de SainteBeuve trouve sa place réservée. Nisard caractérise sa propre attitude
comme la fidélité à un classicisme doctrinaire, sinon dogmatique.
Cette variété de critique « se rapproche plus d'un traité ; elle a la prétention de régler les plaisirs de l'esprit, de soustraire les ouvrages à la
tyrannie du chacun son goût, d'être une science exacte, plus jalouse de
conduire l'esprit que de lui plaire. Elle s'est fait un idéal de l'esprit
humain dans les livres ; elle s'en est fait un du génie particulier de la
France, un autre de sa langue ; elle met chaque auteur et chaque livre
en regard de ce triple idéal. Elle note ce qui s'en rapproche : voilà le
bon ; ce qui s'en éloigne : voilà le mauvais. (...) Son objet est élevé,
(...) elle ne fait tort ni à l'esprit humain, qu'elle étudie dans son imposante unité, ni au génie de la France, qu'elle veut montrer toujours
semblable à lui-même, ni à notre langue qu'elle défend contre les caprices de la mode 419 ». L'accent est mis sur la permanence, le génie
français étant présupposé « toujours semblable à lui-même », et cette
identité permet de juger du bien et du mal avec une assurance caractéristique [281] du classicisme. « J'ai voulu voir d'une vue claire et déterminer, sans paradoxe ni rhétorique, ce qu'il y a de constant, d'essentiel, d'immuable dans l'esprit français 420. »
Pour Nisard, classique post-romantique, l'une des bêtes noires de
Victor Hugo, l'évocation d'une France éternelle et immuable implique
la permanence de la tradition occidentale, thème majeur du classi419
NISARD, Histoire de la littérature française (1844-1849), t. IV, conclusion,
IV ; dans VIAL et DENISE, Idées et doctrines littéraires au XIXe siècle,
Delagrave, 1928, pp. 316-317.
420 NISARD, op. cit., t. I, ch. I, § 1, cité ibid., p. 317.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
360
cisme, affirmé en dépit des indications contraires, nombreuses dans le
moment culturel de 1848. Sans doute Nisard estime-t-il que les turbulences dont il est tristement le témoin ne sont que des remous de surface, non susceptibles de mettre en cause la permanence profonde des
valeurs auxquelles il a voué sa fidélité. En 1833, Nisard avait pris parti contre le romantisme, qualifié de « littérature facile » ; le génie de la
France s'est incarné une fois pour toutes dans le siècle d'or classique,
hors duquel il n'y a point de salut. En foi de quoi, le maître, au cours
d'une longue carrière, riche en honneurs universitaires, fera de son
mieux pour nier l'existence de ceux qui ne sont pas dignes d'exister.
Villemain, autre pilier du classicisme, mènera pareillement le bon
combat pour fermer aux romantiques la porte de l'Académie française.
Cette attitude sera celle de la plupart des universitaires français, jusqu'à la fin du XIXe siècle. Gustave Lanson lui-même, rénovateur de
l'histoire littéraire, demeure prisonnier d'une orthodoxie esthétique des
« saines doctrines », opposées aux valeurs romantiques.
Le classicisme de Versailles, par une singularité de l'histoire, emprunte ses caractéristiques majeures à un philosophe qui n'était pas un
esthète, mais un mathématicien et un physicien, et mourut en 1650 : le
petit roi Louis XIV était encore un enfant de douze ans, et Versailles
n'était qu'un lieu-dit, un rendez-vous de chasse au milieu des marécages. La raison cartésienne, les critères de l'évidence, de la clarté, de
la distinction des éléments de la pensée correspondent à l'ordonnancement rigoureux d'un monde intelligible, où beauté et vérité ne sont
pas dissociables. Le paradigme classique s'inspire d'un système peu
porté aux tentations de l'esthétique. Le janséniste Nicole prétend décider « de la vraie et de la fausse beauté dans les ouvrages de l'esprit » :
« Il faut avoir recours à la lumière de la raison. Elle est simple et certaine et c'est par son moyen qu'on peut trouver la vraie beauté naturelle ; et c'est sur cette beauté naturelle qu'on doit se régler ; il faut être
persuadé que plus on s'en approche, plus un ouvrage est parfait ; plus
au contraire on s'en éloigne, plus un ouvrage est imparfait. (...) Dès
qu'une chose fait plaisir, on décide hardiment qu'elle est belle. Cependant, il n'y a point de règle plus fausse ; et la beauté, feinte et mas-
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
361
quée, fait sur la plupart des esprits, un effet que souvent la véritable
beauté n'y saurait faire 421... »
Argumentation insuffisante, estime Mornet : « en réalité, raison et
nature sont des mots fort vagues qui n'ont de sens précis que s'il s'agit
[282] de critique négative, de montrer la déraison, l'absence de nature
de la préciosité ridicule ou du burlesque. S'il faut, au contraire, faire la
“critique des beautés”, nous voyons sans cesse nos réguliers se contredire, se chamailler, se pourfendre ou plus simplement s'empêtrer
dans leurs propres dissertations. On peut dégager de toutes ces œuvres
et de toutes ces polémiques une “doctrine classique”, mais pour lui
donner une cohérence, une valeur de doctrine, il y faut un travail ardu,
un interminable effort de débroussaillement. Que de contradictions on
rencontre, de flottements, d'habitude de retenir d'une main ce que l'on
accorde de l'autre 422... ». La clarté cartésienne, dont certains ont voulu faire un attribut de l'esprit français, ne résiste pas à l'examen. L'évidence, la certitude, la transparence de l'esprit à lui-même, qui seraient
le privilège du cartésianisme, ont été remis en question dès le XVIIIe
siècle ; il n'existe pas d'accès direct à une vérité en soi, qui bénéficierait des prestigieuses garanties de la transcendance.
La parole classique s'analyse en une série de postulats. « L'essentiel, c'est la raison, non pas la raison pédante, toute barbouillée de
mots barbares et d'érudition, mais le jugement naturel d'un homme de
goût, qui sait distinguer dans tous les temps et dans tous les pays ce
qui est naturel et vraisemblable de ce qui est absurde, déraisonnable
ou simplement de mauvais goût. Grâce à cette raison bon sens, on devra choisir dans la nature ce qui n'est ni le hasard ni le monstre, mais
la nature de partout et de toujours. Raison, naturel, ce sont les mots
qui reviennent sans cesse. Mais on leur joint, on leur mêle deux autres
principes qui ne s'accordent pas d'eux-mêmes avec ceux de la raison et
du naturel : l'imitation des anciens et les bienséances. Plus tard, Boileau, à la fin du siècle, et surtout les critiques du XIXe siècle, diront :
la comparaison avec les Anciens nous assure que l'objet et les moyens
de notre étude nous sont communs avec Homère, Sophocle, Horace ou
421
NICOLE, Traité de la vraie et de la fausse beauté dans les ouvrages de
l'esprit, 1650 ; cité dans Daniel MORNET, Histoire de la littérature française
classique (1660-1700), A. Colin, 1940, p. 10.
422 MORNET, op. cit., ibid.
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362
Virgile, et par conséquent que nous avons bien choisi l'homme de tous
les temps et non pas des aspects passagers de l'homme 423. »
Le rationalisme cartésien ne manifeste aucune complaisance pour
les Anciens ; l'Antiquité en tant que telle ne saurait faire autorité. Descartes professe un dédain cavalier à l'égard des langues anciennes et
n'admet pas l'histoire au nombre des sciences. Ce qui, chez les Anciens, possède quelque valeur se justifie par des motifs qui ne doivent
rien à leur ancienneté. Les conclusions sont décevantes : « La littérature classique est bien une littérature raisonnable. Seulement, si elle
n'avait été que raisonnable, elle aurait été nécessairement médiocre 424. » L'école de Versailles a produit des chefs-d'œuvre, pour
des raisons qui n'ont rien à voir avec la raison raisonnante. De même
pour l'autre critère classique de l'universalité. « Dans son ensemble et
[283] malgré de nombreuses exceptions, la littérature classique tend à
l'universel. Elle s'efforce d'étudier et de peindre l'homme de tous les
temps et de tous les pays. Elle croit que cet homme existe depuis toujours et pour toujours. Et c'est pour le comprendre et pour le faire
comprendre qu'on écrit. Il en résulte que la littérature tend à être une
littérature abstraite, qui fera, en général, très peu de place à la réalité
sensible, puisque cette réalité est sans cesse changeante et nous
masque l'homme universel. Enfin, la littérature classique est convaincue que la marque de la raison, ce qui la distingue de l'imagination et
de la sensibilité, c'est ce qu'elle a de clair et d'évident pour tout
homme intelligent et de bonne foi. La littérature s'efforcera donc d'atteindre à tout prix, par le souci de la composition, par le style, ces
qualités de clarté et d'aisance qui lui paraissent nécessaires dans toute
œuvre d'art 425. »
Rationalité, universalité, clarté évoquent un monde intelligible de
style intellectualiste. L'idée de situer la « raison », en matière d'art, en
dehors de l'imagination et de la sensibilité paraît surprenante, sinon
absurde. D'autant que Mornet ajoute que « l'opinion la plus générale,
entre 1660 et 1700, est bien que la grande règle est de plaire 426 ». Le
plaisir à l'évidence, à la raison, au général, par les seules voies de la
423
Op. cit., p. 8.
Ibid., p. 370.
Ibid.
426 P. 371.
424
425
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
363
soumission aux normes imposées, risque d'être singulièrement restreint. Car « on a demandé à la raison non seulement des principes très
généraux et un peu vagues, mais un ensemble de règles précises, méthodiquement organisées, sans lequel il ne pouvait pas y avoir de
chefs-d'œuvre, grâce auxquels on pouvait être assuré d'écrire des
chefs-d'œuvre. C'est cette recherche des règles et cette confiance dans
les règles qui ont paru, presque toujours, le caractère dominant de la
littérature française classique. Il est incontestable qu'on s'est évertué à
multiplier et à préciser les règles de tous les genres, et qu'il y a, en
abondance, des doctes et des réguliers, affairés à parfaire une tâche
qui leur paraît nécessaire et urgente 427 ».
La poétique classique, est une axiomatique assurant un quadrillage
du terrain de parcours de l'esprit créateur, immobilisé à l'intérieur
d'une armature de normes dont l'évocation conduit à se demander
comment des écrivains, des artistes soumis à un pareil régime ont pu
néanmoins produire de la beauté, non en vertu de l'autorité des règles,
mais en dépit de cette autorité. Celle-ci d'ailleurs ne s'imposait pas
sans contestation. « S'il n'y a pas, contre les règles de la raison, une
résistance organisée, il y a, contre elles, une force sourde, aussi ancienne qu'elles, aussi puissante qu'elle, et dont l'action a suffi pour libérer une partie de la littérature de ce qui l'aurait étouffée : c'est l'art
de plaire, c'est la poursuite, non de la justesse et de la raison, mais des
agréments, du je ne sais quoi 428... » Les manifestations ne manquent
pas de ce retour de la poésie refoulée, en plein âge classique. « La résistance aux règles, les protestations contre le despotisme de la raison
raisonnante, [284] sont la revendication utile, nécessaire, de l'esprit de
finesse contre l'esprit de géométrie 429. » La liberté se réfugie dans les
intervalles du code, dans les genres mineurs ; « c'est le ballet, l'opéra,
la pièce à machines, la farce burlesque, la fantaisie villageoise, les imbroglios à l'espagnole, c'est constamment de la surprise et de l'inattendu 430 ». L'envers du grand siècle est assez vaste pour accueillir la
démultiplication des formes et la liberté d'expression. Charles Nodier
célébrait les Contes de fées de Perrault, « cette production digne de
faire époque dans les plus beaux âges littéraires, ce chef-d'œuvre in427
Ibid.
Ibid.
P. 373.
430 Pp. 371-372.
428
429
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364
génu de naturel et d'imagination qui fera longtemps le charme de nos
descendants et qui survivra sans aucun doute avec Molière, La Fontaine et quelques belles scènes de Corneille à tous les monuments du
règne de Louis XIV, ce livre sans modèle que les imitations les plus
heureuses ont laissé inimitable à jamais 431... ».
Le paradigme classique, constitué avec l'appui des institutions officielles, empêche la libre expression de la fantaisie et du fantastique,
toutes les révélations de la poésie que le romantisme s'efforce de remettre en honneur. « Ce n'est pas sur le sol académique et classique de
la France de Louis XIII et de Richelieu que cette littérature, qui ne vit
que d'imagination et de liberté, pouvait s'acclimater avec succès.
L'empire de la pensée y appartenait, de par la Sorbonne et Aristote,
aux desservants d'une muse guindée, qui traînait ; avec privilège du
roi, sur le théâtre de la cour et dans les salons de l'hôtel de Rambouillet, les oripeaux de l'antiquité travestie 432. » On peut dès lors esquisser une caractérisation du paradigme comme un assemblage d'idées et
de normes, qui permettent par contre coup, de saisir l'essence du romantisme, les points d'application de son opposition. Le modèle classique correspond à la configuration du ciel des idées et des valeurs à
l'apogée du siècle de Louis XIV, entre les années 1660 et 1680 environ, le moment en question étant considéré non dans sa teneur historique, approximative et imparfaite, mais dans sa conformation idéale,
telle qu'en elle-même l'éternité la change. Le domaine classique dessine une étendue au centre de laquelle se déploierait le phénomène de
Versailles, palais, ville, jardin, contenant et contenu, décorations, arts
et lettres, musiciens et peintres, poètes, comédiens, dramaturges et
orateurs sacrés. Au cœur du paysage ainsi déployé, commandant
toutes les avenues, la chambre du roi, l'affirmation de la présence souveraine qui éclipse même, ou plutôt rejette dans une position latérale,
l'église, avec l'autel où se perpétuent les signes sacramentels. Le modèle versaillais figure une intelligibilité extensive, champ de manœuvre pour les mises en scène de l'étiquette royale comme pour les
mises en scène de l'art ou de la pensée, elles aussi étalées pour être
perçues à partir d'un point central, d'un observatoire privilégié. Dans
la philosophie [285] classique, dans le théâtre classique, dans la peinDu fantastique en littérature, 1832 ; Œuvres de Charles NODIER, 18321837, t. V, pp. 96-97.
432 Ibid., p. 95.
431
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
365
ture classique, comme dans le théâtre à l'italienne, le lecteur, le spectateur se trouve comme l'araignée au milieu de sa toile, comme le roi à
Versailles dans sa chambre de parade. L'espace mental s'offre à lui
dans la lumière d'un midi de la conscience ; les formes s'articulent
entre elles d'une manière régulière qui assure à l'intelligence le confort
et la sécurité. Le paradigme classique pourrait trouver sa formule dans
le propos célèbre de d'Alembert : « L'univers, pour qui saurait l'embrasser d'un seul point de vue, ne serait (...) qu'un fait unique et une
grande vérité 433. »
D'Alembert, géomètre, physicien, ne songe qu'à une réduction
axiomatique des disciplines scientifiques, à la constitution d'une
science de sciences, discours homogène assurant la coordination de la
réalité des faits, selon une dimension horizontale. Le paradigme classique ne se contente pas de postuler l'unité d'une diversité d'aspects ; il
donne à cette unité une consistance supérieure, par l'ancrage dans une
transcendance ontologique, figurée dans le panorama de Versailles par
la présence centrale du Roi, jumelée avec la présence de Dieu, l'une et
l'autre conjuguant leur souveraineté. Le siècle d'or français est inséparable de la monarchie absolue, élaborée par Richelieu, fondateur de
l'Académie française et artisan de la puissance royale ; l'absolutisme
de Louis XIV va de pair avec l'absolutisme religieux, sous l'invocation
de ce catholicisme gallican dont Bossuet est l'infatigable champion.
Le monde classique, au XVIIe siècle, n'est pas une ordination de phénomènes selon le style newtonien, pure liaison à la surface du réel ;
c'est un ordre de valeurs, une axiologie reliée à unie ontologie. D'où
l'assurance de ce regard sur le monde, regard dont la vérité est une
vérité d'éternité.
L'espace classique est un espace absolu, défini selon des normes de
type euclidien, semblable à lui-même dans toutes les directions, homogène, isotrope, sans inflexions et sans replis, exposant sans faiblesse d'une certitude qui fait autorité de tout temps à jamais, et nunc
et semper et in saecula saeculorum. Cet ancrage dans une transcendance quasi-religieuse confère à l'affirmation classique un immobilisme majestueux à l'ombre des valeurs du Beau et du Vrai, dans une
radiance pareille à celle qu'engendrent les idées platoniciennes. Les
433
D'ALEMBERT, Discours préliminaire de l'Encyclopédie, 1751,1 ; Gonthier,
1965, p. 41.
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366
zélateurs du classicisme voient dans ces moments d'éternité les réussites suprêmes de la civilisation, l'Athènes de Périclès, la Rome d'Auguste, le siècle d'or français incarnations d'une excellence insurpassable. On se demande seulement pourquoi ces âges d'or ont été plusieurs ; un seul aurait suffi, s'il était vraiment doué d'une excellence
absolue ; la perfection n'a pas besoin d'être multiple. Les grands
siècles de la culture réaffirment la même vérité essentielle, à la manière des années saintes dont la célébration scande le temps de
l'Église. La beauté classique déploie une liturgie de l'immuable pour la
délectation [286] de l'esprit et le plaisir du goût. La révélation naturelle de la Beauté fonde un monothéisme esthétique ; la dévotion à
l'égard des chefs-d'œuvre trouve sa récompense dans l'exercice de la
révérence qu'elle voue à la perfection figurée sur la terre des hommes
par le ministère des artistes. La création des créateurs pratique l'imitation du Vrai et du Beau, qu'elle transfère du règne invisible des Idées à
l'univers du visible.
Autre caractère du paradigme classique : « L'inspiration des Anciens était simple, claire et semblable à la nature dans ses œuvres les
plus parfaites. (...) L'on peut comparer la tragédie antique au groupe
dans la sculpture ; les figures répondent aux caractères dramatiques, le
groupe à l'action, et c'est vers ces objets seulement que l'attention est
dirigée dans l'un et l'autre de ces arts 434. » De là une opposition caractéristique entre le paradigme classique et le paradigme romantique.
« Le statuaire inspirait les poètes anciens, le génie pittoresque anime
les poètes romantiques. La sculpture dirige exclusivement notre attention vers le groupe qu'elle représente ; elle le détache, autant que possible, de tous ses alentours. (...) Ainsi l'art dramatique des Anciens et
particulièrement la tragédie anéantissait comme purement accidentelles les formes de l'espace et du temps, tandis que la poésie romantique, en les variant sans cesse, les fait servir à l'ornement de ses mobiles tableaux. (...) Les nuances de la lumière, les illusions de la perspective sont ses moyens et sa magie 435. » Le romantisme déploie le
foisonnement des formes au sein d'un espace où les limites s'estompent, se pénètrent les unes les autres, dans une végétation vivante qui
contraste avec la netteté minérale du paysage classique. Le monde
A. W. SCHLEGEL, Cours de littérature dramatique, 13e leçon ; tr. N.
SAUSSURE, 1814, t. II, pp. 329-330.
435 Ibid., 10e leçon, t. II, pp. 124-125.
434
DE
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
367
romantique n'obéit plus à l'axiomatisation intellectualiste de l'univers
euclido-galiléen ; au lieu d'un réseau homogène, il propose un règne
de la discontinuité, qui favorise les interférences au sein d'une pénombre propice au mystère et à la magie, où la raison perd ses droits ;
des replis se dissimulent, propices à toutes les transmutations de sens,
des trous percent le tissu des apparences, des abîmes s'ouvrent, accueillants aux maléfices, générateurs d'insécurité et d'angoisse. La
perspective centrale se disperse, se démultiplie, fait place à tous les
enchantements.
Cette opposition entre le sculptural et le pictural a été reprise par le
théoricien de l'art Heinrich Woelfflin (1864-1945) pour caractériser
contradictoirement le classique et le baroque. Le savant suisse, ami et
successeur de Jacob Burckhardt dans sa chaire de Bâle, a analysé le
classicisme italien de la Renaissance, auquel il oppose l'art baroque
post-tridentin qui lui succéda à travers l'Europe de la ContreRéformation. Le siècle d'or de Versailles s'inscrirait chronologiquement dans l'âge baroque plutôt que dans l'âge classique ; l'histoire de
l'art n'est pas le domaine de la rigueur, et l'on doit se résigner à de
[287] tels décalages. Selon les Concepts fondamentaux de l'histoire de
l'art (1915) 436, l'art classique est un ordre linéaire caractérisé par
l'ordonnancement sur un plan de formes fermées, dont l'unité est fortement assurée par le projet d'ensemble ; il s'expose au regard dans
une parfaite clarté. L'art baroque, pictural et pittoresque, fait éclater
les formes, se plaît au clair-obscur qui fait vibrer les contours et provoque le regard jusque dans les profondeurs de la composition. « D'un
côté on est en présence d'une structure stable, de l'autre d'une apparition mouvante ; ici la forme a un caractère de permanence, elle est
mesurable, limitée ; là, le mouvement prédomine, la forme n'est
qu'une fonction ; d'une part les choses sont prises en elles-mêmes,
d'autre part, elles sont envisagées dans leurs relations 437. » La sculpture baroque, défiant la rigidité géométrique, développe une végétation des formes qui échappent à la discipline des dimensions géométriques, à leurs symétries imposées. Sculpture non sculpturale, elle
s'inscrit dans un espace non euclidien dont les dimensions se déploient
autour de la figure centrale, génératrices d'illusion et de trompe-l'œil.
436
Traduction française par C. et M. RAYMOND, Principes fondamentaux de
l'histoire de l'art, Pion, 1952.
437 Op. cit., p. 39.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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Le baroque se plaît à l'irréalisme, à la magie qui dénature le monde et
le transforme en un théâtre où la fantaisie imaginative joue à cachecache avec la raison.
Conçu historiquement pour désigner les formes nouvelles qui
viennent bousculer la régularité des ordonnances classiques définies
par les artistes humanistes d'Italie, le baroque est devenu une catégorie
stylistique, un moment dans l'évolution des cultures sans distinction
de siècle ou de civilisation. Dans cette perspective d'un retour éternel
des âges de l'art, le romantisme manifeste des traits communs avec le
baroque ; il s'oppose au sculptural comme le pictural, comme la forme
ouverte. Réaction contre la monotone prédominance des normes, le
romantisme bouscule les lignes, dérange les symétries, agite et boursoufle les contours, dénature la nature régulière et morte des savants,
qui semble frémir d'une vie intime, irréductible aux exigences de
l'intellect. L'extravagance, le fantastique parasitent le réel ; la magie,
la féerie surchargent les évidences ; notre monde s'ouvre en abîme sur
un autre monde, illuminé de radiances surnaturelles, comme il arrive
dans les fresques et coupoles des églises baroques, où l'âme fidèle se
voit offrir le passage vers un ciel aux couleurs de décor d'opéra.
Baroque et romantisme proposent des modes d'échappement au
contrôle de la raison classique, dont la discipline devient à la longue
une prison. La révolte de l'inspiration contre l'ordre ouvre les portes
de l'aventure à travers un monde où l'imagination peuple l'espace de
formes imprévues dont le grouillement évoque la végétation des tropiques. Mais le baroque s'arrête en route ; son projet ne concerne que
le monde des apparences, dont les contours se mettent à onduler au
[288] vent d'une brise légère ; la beauté, dans sa sévérité, s'adoucit
sous les promesses de la grâce. Les enchantements baroques sont des
enchantements lumineux, en réaction contre les menaces que la Réformation faisait peser sur l'Église de Rome. Aux fascinations de
l'austérité proposées par la prédestination, le catholicisme opposera les
tentations d'une religion visuelle et sensuelle, accueillante, qui efface
doucement les marques du péché, ouvrant toutes grandes les portes
d'un ciel rose et bleu, où les anges ressemblent à des amours et où les
fidèles trouveront place sans difficulté dans un espace qui propose aux
usagers les charmes d'un boudoir.
Le baroque, mutation des formes, ne met pas en cause le fond, les
valeurs. L'espace mental demeure régi par le catéchisme traditionnel
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
369
revu et corrigé par le Concile de Trente ; dans le domaine social, l'architecture et les arts décoratifs, respectueux de l'ordre établi, adoucissent les contours de la vie quotidienne pour le bénéfice des privilégiés
de l'existence mondaine ; il ne saurait être question de toucher aux
hiérarchies, dont les articulations gardent leur rigidité tout autant que
les dogmes et institutions ecclésiastiques revigorés par la ContreRéforme. Le romantisme semble proposer une radicalisation du baroque, un baroque au niveau des valeurs et non pas au niveau des phénomènes ; la mutation ne porte pas seulement sur l'accidentel, le visible, mais sur l'essentiel, sans rien laisser de côté de ce qui concerne
les rapports de l'homme avec la transcendance. Ce n'est pas un jeu
dans le décor aimable d'un théâtre de cour, ou d'une église-salon coquettement parée. Le baroque romantique, si baroque il y a, est un baroque de rupture, sans ménagement ni aménagement, au péril de la
vie. Non plus seulement un baroque de la lumière ; mais un baroque
du clair-obscur, du sombre et de l'obscur, où les pires possibilités ne
sont jamais estompées.
Les configurations théologiques définissent l'horizon dernier de la
culture ; la théologie baroque est une théologie de la stabilité, en position défensive. Le romantisme, au contraire, inclut la pensée religieuse
dans la remise en question de l'ordre classique ; cette mutation apparaît dans l'œuvre de Herder, d'où l'on pourrait tirer une ligne continue
jusqu'à l'anthropologie religieuse de Feuerbach, en passant par Novalis et Schleiermacher. Les fondements de la vie religieuse sont révisés ; la critique romantique n'épargne aucun dogme, aucune dévotion ;
elle confronte l'homme et Dieu, elle affronte avec prédilection Satan
lui-même, qui ne jouait plus guère de rôle dans la divine comédie de
l'âge baroque, et encore moins au temps des lumières. Le désétablissement de la théologie aura des suites diverses, qui peuvent aller de la
restauration religieuse à l'athéisme résolu ; le sens religieux ne sera
plus ce qu'il était. La réévaluation romantique concerne la condition
humaine dans sa totalité, la relation de l'homme avec Dieu aussi bien
qu'avec l'univers.
Lorsque les romantiques français se trouvent en procès avec le
classicisme, cent ans après la mort du Roi-Soleil, la monarchie absolue a cessé d'exister, et pareillement la souveraineté absolue de
l'ordonnancement [289] intelligible qui régissait l'espace mental. Le
XVIIIe siècle a révisé les coordonnées de l'ordre culturel dans le sens
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
370
d'un affaiblissement des normes et disciplines, sous l'effet d'une critique à laquelle n'a échappé aucune des certitudes fondamentales. Le
paradigme classique a fait alliance avec le sens de la vérité mis en
place par l'âge des lumières. Au triomphalisme de la raison transcendante, a succédé un intellectualisme militant débarrassé des assurances dogmatiques propres à l'école de Versailles. Le Dieu de Bossuet a perdu la partie ; il ne faut plus songer à une politique tirée de
l'Écriture sainte ni non plus à une esthétique ; déjà la physique de Galilée refusait de se développer sous ce patronage transcendant, au
grand scandale des théologiens de Rome.
Ainsi revu et corrigé par la critique de Locke et de Condillac, le
paradigme classique, vidé de sa substance et dépouillé de sa majesté,
est vulnérable aux attaques des novateurs. Voltaire lui-même, continuateur des classiques, et leur apologète, a renoncé aux présupposés
ontologiques du siècle de Louis XIV. Les artistes du Grand siècle
croyaient à l'innéité du Beau et du Vrai, dont ils se voulaient les
humbles serviteurs. Depuis Locke, il n'y a plus d'idées innées, et la
métaphysique de Descartes ne trouve aucun accueil chez les encyclopédistes, héritiers de Bacon, disciples de Condillac. Les formes de
l'art, dépouillées de leur immuabilité, sont soumises au renouvellement général qui affecte les aspects de la civilisation. Le thème du
progrès, de la perfectibilité permet de penser que le devenir de l'humanité est orienté vers le mieux. L'Histoire de l'Art dans l'Antiquité,
de Winckelmann, célèbre les chefs-d'œuvre des Anciens ; elle n'en est
pas moins une Histoire, elle affecte l'art d'un caractère périssable, d'un
coefficient de relativité dans le contexte d'une période de la culture.
Le mouvement romantique a affronté le modèle classique dans une
période de dépérissement, privé de cette couverture platonicienne qui
garantissait sa prétention à l'absolu. La doctrine classique, fortement
amortie, a fait alliance avec l'esprit des lumières : empirisme, utilitarisme, positivisme newtonien, qui contaminent la prétention à la
Beauté idéale et intemporelle. Le « classicisme » des doctrinaires du
XIXe siècle ne propose qu'une forme déchue de l'art poétique des
maîtres de Versailles. Les romantiques, en dépit de leur hargne à
l'égard de Racine, s'en prennent à l'académisme, qui sert de règle du
goût au XVIIIe siècle, sans produire d'œuvres valables. C'est ce qu'affirme Victor Hugo dans la Préface de Cromwell : « Il y a aujourd'hui
l'ancien régime littéraire comme l'ancien régime politique. Le dernier
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
371
siècle pèse encore presque de tout point sur le nouveau. Il l'opprime
notamment dans la critique. Vous trouverez par exemple des hommes
vivants qui vous répètent cette définition du goût échappée à Voltaire : “Le goût n'est autre chose pour la poésie que ce qu'il est pour
les ajustements des femmes.” Ainsi, le goût, c'est la coquetterie. Paroles remarquables, qui peignent à merveille cette poésie fardée, mouchetée, poudrée, du XVIIIe siècle, cette littérature à paniers, à pompons et à falbalas. Elles offrent un admirable résumé d'une époque
avec laquelle [290] les plus hauts génies n'ont pu être en contact sans
devenir petits, du moins par un côté, d'un temps où Montesquieu a pu
et dû faire le Temple de Gnide, Voltaire le Temple du Goût, JeanJacques le Devin de Village 438. » Déchéance qui permet à Hugo de
renvoyer dos à dos « deux fléaux : le classicisme caduc et le faux romantisme, qui ose poindre aux pieds du vrai 439 ».
Toute référence au classicisme devrait préciser ce qui est en question : ou bien la théorie de la pratique mise en œuvre par l'école de
Versailles — ou bien l'opinion moyenne des littérateurs à la mode du
XVIIIe siècle — ou bien encore la « saine doctrine » des docteurs académiques de 1825-1840. La question se complique encore si l'on fait
intervenir la perspective longue des humanités classiques au long du
millénaire de l'Antiquité, et sa réactivation par les humanistes de la
Renaissance. A quoi s'ajoute que ce classicisme-là n'est encore que le
classicisme à la française, le plus fortement constitué ; or il existe aussi, à des degrés variables, un classicisme germanique, un autre en Angleterre, un autre en Italie, etc. ; chacun mettant en cause des spécifications particulières, mais se référant à la tradition des Belles Lettres,
et aussi au siècle d'or français. Complexité intime, propice à la polémique, laquelle tire le meilleur parti des idées confuses. Dans ce procès contradictoire, pour les uns, le classicisme brillera de tous les feux
de la Beauté en personne, en visitation sur la terre des hommes en des
temps privilégiés ; pour les autres, le classicisme ne sera qu'un mythe
né de l'entêtement sénile de professeurs obstinés à nier, au nom d'un
passé révolu, les témoignages patents d'un art dont les évidences se
renouvellent en même temps que les goûts et les langages de l'humanité.
438
439
Victor HUGO, Cromwell, 1827, Préface ; éd. Nelson, pp. 68-69.
Ibid., p. 69.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
372
Toutes réserves faites sur la réalité historique de ces schémas,
qu'aucune œuvre, aucun auteur n'ont jamais complètement incarnés,
on peut esquisser un signalement du classicisme et du romantisme,
confrontant les caractères sur lesquels nous avons insisté, ainsi que
d'autres qui apparaîtront par la suite :
[291]
PARADIGME CLASSIQUE
MONOTHÉISME CULTUREL
ESPACE ABSOLU
TRANSCENDANCE
PARADIGME ROMANTIQUE
POLYTHÉISME DES VALEURS
CULTURELLES
ESPACE-TEMPS RELATIVISÉ
IMMANENCE
RÉVÉLATION ONTOLOGIQUE, IN-
EMPIRISME DE L'HUMAIN EN PSY-
NÉISME DES VALEURS ET NORMES
CHOLOGIE ET EN HISTOIRE
ORDRE
IRRÉGULARITÉ
AUTORITÉ
RAISON TRANSCENDANTE
ESSENTIEL
CLARTÉ, ÉVIDENCE DU SENS
LIBRE ARBITRE, COMMUNAUTÉ,
INTEMPORALITÉ, IMMUABILITÉ
HISTORICITÉ, EXOTISME, PRÉCARITÉ,
DEVENIR, INSTANT, INTELLIGIBILITÉ INTENSIVE, VÉRITÉ SELON LE CŒUR,
L'IMAGINATION
CONSISTANCE, STABILITÉ, INTELLIGIBILITÉ EXTENSIVE, VÉRITÉ SELON
L'INTELLECT
UNIVERS DU DISCOURS AXIOMATIQUE
PENSÉE EN SURVOL
COMMUNION
RAISON SOUFFRANTE, DÉFIGURÉE
ACCIDENTEL, PITTORESQUE
OMBRE, CLAIR-OBSCUR, TÉNÈBRES
SENS CACHÉ, MYSTÈRE, SECRET, INDIVIDUALITÉ, NOSTALGIE, PRESSENTIMENT
AUTOBIOGRAPHIE, ANTHROPOLOGIE
PENSÉE PAR IDENTIFICATION
ANALOGIE
PERSPECTIVE CENTRÉE
TOTALITÉ, UNITÉ DU DIVERS
FORME FERMÉE, LINÉAIRE, SCULPTURALE HARMONIE DU REPOS, SÉ-
ESPACE NON CENTRÉ — Le centre
est partout, la CIRCONFÉRENCE nulle
part
FORME OUVERTE, PICTURALE, VI-
RIEUX
VANTE
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
PARADIGME CLASSIQUE
373
PARADIGME ROMANTIQUE
ORGANISME
MOUVEMENT, ÉVOLUTION, RUPTURE,
PERFECTIBILITÉ, INSÉCURITÉ, HUMOUR, IRONIE, WITZ
EXPLICATION
COMPRÉHENSION — IMPLICATION
OCCULTISME
MÉCANISME ET GÉOMÉTRIE
DOMAINE EUCLIDO-GALILÉEN
BIOLOGIE — FINALITÉ IMMANENTE
RÉVOLUTION NON GALILÉENNE, MAGIE,
FÉERIE
NÉO-PYTHAGORISME
PHYSIQUE
ALGÈBRE
SYNTHÈSE NEWTONIENNE
EXTÉRIORITÉ, EXPOSITION UNIVERSELLE
LIMITE
DÉTERMINISME
GNOSE — INITIATION INTÉRIORITÉ,
INTIMITÉ, REPLIS ILLIMITÉ
SURDÉTERMINATION, INTERFÉRENCES
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
374
[292]
Les sciences humaines et la pensée occidentale.
Tome IX. Fondements du savoir romantique.
Deuxième partie :
Chapitre VII
Nouvelles frontières
de la culture
Retour à la table des matières
Classicisme et romantisme s'affirment contradictoirement en Allemagne, en pleine vigueur créatrice, solidaires en même temps
qu'opposés. Cas unique : en France, le romantisme vivant prend parti
contre un classicisme ressuscité des morts, dans un combat inégal ; en
Angleterre, l'opposition est moins marquée entre un classicisme augustéen sans raideur doctrinale et un mouvement romantique lentement venu à maturité et qui ne se heurte pas à des résistances systématiques. Dans le reste de l'Europe, le conflit des paradigmes se réalise
sans éclat ; ses effets demeurent circonscrits à la classe lettrée. La
compréhension du romantisme ne peut se contenter d'additionner des
monographies nationales dont chacune se cantonnerait dans une
sphère d'influence politico-linguistique. Chaque pays apporte au romantisme global certaines inflexions, certaines tonalités ; sans la voix
de Beethoven et de Schumann, sans Delacroix ou Shelley, sans Mickiewicz ou Pouchkine, sans Byron, Manzoni, Tieck ou Gérard de Nerval, sans les Nazaréens ou les Préraphaélites, la signification du ro-
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
375
mantisme ne serait pas révélée dans sa plénitude. L'expérience européenne emprunte les dimensions expressives de tous les arts, de tous
les idiomes de l'Occident. Beaucoup plus qu'une doctrine, le romantisme est une configuration spirituelle, engendrant certaines formes de
rapports de l'homme avec lui-même, avec le monde et avec Dieu. En
dépit des cloisonnements, des ignorances et des incompréhensions
mutuelles, s'affirme une communauté de significations. Avec des décrochages dans l'espace, des décalages dans le temps, l'Europe fait
mouvement vers un autre régime de la sensibilité, un autre style de
l'intellect.
La pédagogie moderne, de l'enseignement primaire aux programmes universitaires, se développe dans le cadre étriqué des cultures nationalisées. L'affirmation légitime des cultures nationales ne
doit pas faire oublier que chacune procède de traditions communes au
domaine occidental, et se trouve, en chaque moment de son histoire,
en réciprocité [293] d'influence, et communauté de signification, avec
les provinces voisines de la civilisation européenne. Aucune des
formes d'art ou de littérature qui se sont succédé en Occident ne peut
revendiquer une véritable autonomie dans un espace propre ; les origines sont communes et, pendant la majeure partie de l'histoire, les
divisions politiques ne faisaient pas obstacle au développement d'une
culture unitaire. L'idée que la civilisation européenne serait constituée
par la juxtaposition d'un certain nombre de traditions nationales étrangères les unes aux autres est une des formes de l'obscurantisme contemporain.
Ernst Robert Curtius observait que « pour l'histoire littéraire moderne, l'Europe commence seulement vers 1500. Cela n'a pas plus de
sens qu'une description du Rhin qui se bornerait à la région située
entre Mayence et Cologne 440 ». La réaction humaniste de la Renaissance, qui se concevait elle-même comme un renouveau de vie après
une longue période de mort, rejetait dans un néant de valeur dix
siècles de culture médiévale, où l'on estimait que le sommeil de la raison et du goût n'avait engendré que des monstres « gothiques ». L'Europe des monastères et des cathédrales, l'Europe de Charlemagne, des
papes et des empereurs, l'Europe des Universités, la Romania, a assuré
440
Ernst Robert CURTIUS, La Littérature européenne et le Moyen Age latin,
trad. BRÉJOUX, P.U.F., 1956, p. 10.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
376
pendant un millénaire la cohésion intellectuelle et spirituelle de l'Occident latin, avant le temps des nations. En dépit des efforts des humanistes renaissants pour déshonorer la latinité médiévale, en dépit de
la campagne menée par les intellectuels « éclairés » du XVIIIe siècle
contre l'obscurantisme clérical et la barbarie moyenâgeuse, la mémoire culturelle ne peut renier tant de siècles d'une vie profonde dont
les prolongements se cachent dans les étymologies des pensées et des
sentiments, au cœur de l'inconscient collectif. « La littérature européenne, disait Curtius, a la même durée que la civilisation européenne,
soit vingt-six siècles environ (d'Homère à Goethe). Celui qui n'en
connaît personnellement que six ou sept, et qui s'en remet pour le reste
aux manuels ou aide-mémoire, ressemble au voyageur qui ne connaît
l'Italie que des Alpes à l'Arno et s'en remet pour le reste au Baedeker.
(...) On est européen quand on est devenu civis romanus. Le découpage de la littérature en un certain nombre de philologies sans lien
entre elles constitue à cet égard un obstacle quasi insurmontable 441. »
L’Imperium Romanum s'était établi dans l'horizon spirituel de la
culture hellénique, laquelle régit pendant un millénaire la conscience
culturelle de l'Occident, et survécut un millénaire encore en Orient,
jusqu'à la catastrophe de 1453, qui mit tragiquement fin à l'Empire
byzantin. À l'Ouest, en dépit de péripéties violentes, la continuité
s'établit de l’Imperium romanum à la Romania chrétienne qui, comme
le fait entendre cette désignation, ne renie pas l'héritage de Rome,
mais [294] le revendique. Le pape prétend que Constantin, l'empereur
converti, a fait donation de son empire au siège de Rome ; les princes
barbares, lorsqu'ils établissent leur autorité sur des territoires échappés
au contrôle du pouvoir central, se parent de titres latins ; lorsqu'aux
environs de l'an 1000, renouvelant l'initiative de Charlemagne, des
souverains germaniques s'arrogeront la suprématie politique en Occident, ils se proclameront empereurs romains, attestant la permanence
d'une structure mentale. Héritier de cette tradition européenne, le
« Saint-Empire romain germanique » a subsisté jusqu'en l'année 1806,
où un autre empereur, Napoléon, mit fin à son existence depuis longtemps vidée de sa substance. Si faible qu'elle fût, cette existence était
l'ombre persistante de l'unité perdue, unité politique, mais aussi unité
mentale, communauté spirituelle de la mémoire culturelle.
441
Op. cit., p. 13.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
377
L'empereur français est l'héritier de la Révolution, dont il accomplit les desseins. Le Saint-Empire est une structure archaïque, dépouillée, aux yeux mêmes des usagers, de toute validité réelle, si bien que,
Napoléon déchu, nul dans les Allemagnes ne songera à rétablir ce qu'il
avait supprimé. Quant à la date de 1806, elle correspond à un moment
où le romantisme allemand a assuré sa prééminence dans la sphère
d'influence nationale. L'écrasement de la puissance prussienne à Iéna
suscite le sentiment national, mobilise les peuples dans une résistance
acharnée contre les envahisseurs. Les Français vont se heurter aux indigènes fanatisés contre eux en Allemagne, en Autriche, en Espagne,
en Russie ; ils finiront par être victimes de ce mouvement irrationnel
des nationalités, déclenché par les guerres révolutionnaires entreprises
au nom de la raison et du droit naturel. L'Europe des lumières, que la
Révolution française se flattait d'accomplir, cède la place à une nouvelle Europe. Mutation irrévocable ; l'Europe des nations s'engage
dans la voie de la modernité, propice à des conflits d'une nouvelle nature, à la faveur desquels le nationalisme s'exaspérera en totalitarisme
sans merci, toute trace d'une spiritualité commune, d'une unité d'invocation et d'obéissance, ayant disparu de l'espace européen.
La tradition de l'Occident procède du domaine hellénique dont les
valeurs se maintiennent au long de la culture grecque et de la culture
latine, jusqu'à l'effondrement de l'empire occidental et même au-delà,
puisque le rêve d'une renaissance de la culture ancienne en sa prestigieuse intégrité hante la conscience médiévale. Dernier de ces mouvements de renouveau, la Renaissance italienne du XVe siècle, avec
ses prolongements au-delà des monts, consacre cette fidélité renouvelée. Le millénaire du Moyen Age apparaît comme une traversée du
désert qui s'achève triomphalement avec la restauration des bonnes
lettres et des valeurs humanistes constitutives de ce modèle culturel.
Le travail des philologues, des penseurs et des artistes, condensé à
l'usage des enfants des écoles, s'inscrit dans le programme pédagogique des Belles Lettres, exploité pendant des siècles par les maîtres
des collèges ; son expression est mise au point pour l'usage des institutions de la [295] Compagnie de Jésus, les Jésuites étant les lointains
continuateurs des sophistes grecs et des rhéteurs romains. La communauté européenne des programmes d'enseignement permet de répondre au défi de la Réformation, qui disloque l'unité de la foi. Le
christianisme est désormais un commun diviseur, mais les Belles
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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Lettres demeurent le commun dénominateur des hommes cultivés. La
Renaissance a donné un nouvel essor à la culture des Européens, unis
dans la dévotion à l'égard des éternels modèles de la Beauté classique.
Renouveau acquis au prix du renoncement à l'humanisme médiéval,
non seulement dans ses formes scolastiques, à jamais déshonorées,
mais encore dans ses aspects populaires et raffinés ; la poésie, la musique, la littérature de l'Occident ont été refoulées dans les profondeurs de l'inconscient collectif, tombeau des valeurs périmées. Charles
de Villers, l'un des artisans de la mutation romantique en France, a
caractérisé ce désastre : « Ainsi fut tranché ce fil qui attachait notre
culture poétique à la culture de nos pères. Nous devînmes infidèles à
leur esprit, pour nous livrer sans réserve à un esprit étranger que nous
entendions mal, qui n'avait aucun rapport avec notre vie réelle, avec
notre religion, nos mœurs, notre histoire. L'Olympe et ses idoles remplaça dans la poésie le Ciel des Chrétiens, ses miracles et ses chœurs.
La Bible, la Légende, l'Histoire héroïque et merveilleuse de nos bons
aïeux cédèrent le champ aux fables de la mythologie païenne. La muse
des modernes, soumise à cette transfusion, reçut dans ses veines un
sang étranger, qui ne put jamais s'assimiler entièrement à sa vie. Dès
lors, elle languit, dépérit, s'affaiblit, se décolora, et ne sembla se soutenir qu'à force de fard et d'ornements empruntés. Le monde de la
poésie devint un tout autre monde que le monde vulgaire 442. »
La Renaissance a été pour le génie de l'Europe un goulot d'étranglement ; rejetant les composantes nationales et populaires, une nouvelle culture se développe selon les normes d'une esthétique et d'une
idéologie vieilles de quinze ou vingt siècles, qui imposaient une dénaturation de la conscience spontanée des peuples de l'Europe. D'autre
442
Ch. DE VILLERS, Lettre à Millin, Magasin encyclopédique, septembre 1810 ;
dans F. BALDENSPERGER, Le Mouvement des idées dans l'émigration
française, Pion, 1924, t. II, p. 173. On trouvera au même endroit un texte
parallèle de Portalis, extrait de son œuvre polémique De l'usage et de l'abus
de l'esprit philosophique au XVIIIe siècle (rédigé en 1799-1800, publié en
1820). Portalis évoque la possibilité d'une autre synthèse culturelle de la
Renaissance qui, tout en revenant au goût hellénique, « aurait accru sa
puissance de toute la supériorité du système religieux et moral de nos temps
modernes sur le système religieux et moral des Anciens ! Mais (...) la
littérature, d'abord toute grecque et toute romaine, ne retient presque rien de
national. (...) La littérature devint l'expression de certaines mœurs de
convention »...
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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part, la Réformation, dissociant la chrétienté, risquait d'entraîner un
naufrage culturel général, en excluant de toute communauté possible
l'élément religieux. Dès la fin du XVIIe siècle néanmoins, l'Europe
divisée par la guerre des religions voit apparaître une nouvelle espèce
d'hommes de bonne volonté intellectuelle, préoccupés de susciter un
œcuménisme culturel susceptible de rassembler les Occidentaux sur
[296] un programme de réflexion pour la promotion de l'humanité.
L'obéissance de la foi séparant les individus et les peuples, le problème est de savoir si, au-dessus de la mêlée des théologies, il ne serait pas possible de définir une profession de foi assurant le regroupement de ceux que séparent les institutions ecclésiastiques. En Hollande, en Angleterre, en Suisse, ailleurs encore, des émigrés français
pour cause de religion, en relation avec les intellectuels locaux, développent un projet culturel qui, gagnant de proche en proche, va devenir le droit commun de l'âge des lumières. Héritière de l’Imperium, la
Romania chrétienne avait cédé la place à la communion des saints
humanistes de la Renaissance, régie par des valeurs philologicoesthétiques et perpétuée par la pédagogie des Belles Lettres. Une Europe des esprits se superpose à l'Europe des humanistes, non plus fondée en dévotion à l'égard des chefs-d'œuvre anciens, mais instituée
selon les normes du droit naturel sous l'autorité de la raison universelle, seule en mesure d'assurer la coordination entre tous les hommes.
Le cosmopolitisme rassemble les citoyens du monde dans l'unité d'un
œcuménisme de la raison militante, sans distinction de langue ou de
nation. L'universalité de la langue française est l'un des signes de cet
universalisme, le français se substituant au latin pour assurer la communication des idées. La République des Lettres est une Europe sans
frontières, consciente du progrès global qui mène l'humanité solidaire
vers la réalisation de la paix perpétuelle.
L'Europe des Lumières a connu la collaboration entre les philosophes et les rois, destinée à améliorer la condition des peuples ; elle a
pratiqué avec conviction les vertus de bienfaisance et de philanthropie. La bonne volonté rationnelle atteint à son apogée avec la Révolution française. Dans la plus peuplée, la plus riche des puissances européennes, la raison prend le pouvoir, par la libre décision des citoyens
légalement consultés. Le règne du droit, de la justice et de la fraternité
est instauré d'un consentement unanime et dans une allégresse qui fait
l'admiration de l'immense majorité des témoins étrangers. Les théories
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des philosophes vont régénérer l'humanité, libérée des traditions et
cicatrices de l'histoire ; l'utopie va s'incarner dans la réalité pour le
salut de tous. Réussie en France, la Révolution, par la force persuasive
de l'exemple, s'imposera à l'humanité. Le déisme philosophicoreligieux du XVIIIe siècle rassemblait tous les hommes sous l'invocation du Dieu révélé par la raison ; la Révolution, déisme social et politique, est le grand dessein d'un rassemblement du genre humain, en
présence et sous l'invocation de l'Être suprême.
Le miracle n'a pas eu lieu. Au lieu d'instaurer la Cité fraternelle, les
révolutionnaires de Paris ont jeté la France dans l'expérience sanglante
d'une nouvelle guerre de religion, résurrection d'un fanatisme que l'on
croyait à jamais conjuré ; de proche en proche, l'Europe entière se
trouvera engagée dans le conflit. Quant aux Français, leur seule issue
sera de sacrifier la raison à la raison d'État, de s'en remettre à un dictateur militaire capable de les sauver d'eux-mêmes, au prix de l'instauration d'un despotisme monarchique bien plus absolu que [297] celui de
Louis XV ou du malheureux Louis XVI. Tout comme les autorités
révolutionnaires, Napoléon sera victime de sa propre frénésie ; l'Empire français ne sera pas le substitut de la paix perpétuelle cosmopolitique promise par la Révolution aux citoyens du monde. Le rêve napoléonien se brise à Moscou et à Leipzig. L'Europe du XIXe siècle sera
définie en fonction de principes qui mettent fin brutalement aux espérances illusoires du droit naturel. La Sainte-Alliance, chimère d'inspiration politico-religieuse, porte des marques évidentes de romantisme.
La nouvelle Europe des souverains chrétiens fraternellement unis devra bientôt affronter la revendication des peuples, en lutte pour l'affirmation de leur nationalité. Peuple et nation sont des catégories romantiques ; l'âge des lumières, et la conscience révolutionnaire qui
s'en inspire, préparaient l'instauration d'une république universelle. Le
romantisme met en honneur le droit historique, expression des forces
irrationnelles de la conscience populaire. La vocation de chaque ethnie à la libre disposition de son destin est l'authentique voix de Dieu.
L'étude des archéologies linguistiques, la recherche des contes, légendes, chansons et dictons s'inscrit dans ce renouveau des identités
nationales ; le mouvement romantique a suscité la naissance des disciplines du folklore et des antiquités indigènes, le retour aux ancêtres.
La terre et les morts décident du comportement des vivants. En Italie,
en Pologne, dans les pays danubiens et balkaniques, le romantisme
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381
fait cause commune avec le combat pour l'indépendance nationale ;
écrivains et artistes participent à la lutte politique et sociale. En Allemagne même, le cheminement vers une nouvelle forme d'unité, appelée à remplacer le Saint-Empire, s'accompagne au long du siècle de
motivations romantiques. Puissantes dans la personne du roi de Prusse
Frédéric Guillaume IV (1840-1861), elles existent même chez Bismarck, dont la politique réaliste aboutira à la proclamation de Guillaume Ier comme « empereur allemand », à Versailles en janvier 1871.
L'Europe romantique est l'Europe des nationalités. Mais la revendication nationale ne consacre nullement une dissociation du domaine
européen, chaque province s'enfermant dans son idiosyncrasie culturelle, au mépris de toutes les autres. L'idéologie romantique oppose au
mythe réactionnaire de la Sainte-Alliance des rois, le mythe progressiste de la sainte alliance des peuples, fraternellement regroupés dans
la Jeune Europe, dont Mazzini est le prophète. Ce schéma, imparfaitement inscrit dans l'histoire, définit l'un des horizons de la culture
romantique, un présupposé d'attention et de respect à l'égard du présent et du passé de la communauté humaine. Si les romantiques ont
été philhellènes, si Byron est allé mourir à Missolonghi, si les exilés
polonais ont combattu sur tous les fronts, sur toutes les barricades des
revendications nationales en Europe, c'est parce qu'il s agissait partout
d'une même lutte en dépit de la diversité des peuples. La vérité passe
par la multiplicité concrète ; elle ne s'identifie plus avec l'uniformité
de la discipline rationnelle, elle se plaît à la variété des langues, des
costumes et des coutumes ; elle trouve sa [298] joie dans l'exotisme
des lieux et des temps, dans cette couleur locale méprisée par la dramaturgie classique. Le cosmopolitisme universaliste des citoyens du
monde fait place à un internationalisme des spécificités géographiques
et historiques qui trouve son expression dans les récits de voyage,
dans les romans historiques, dans les compositions des peintres et des
musiciens aussi bien que dans les travaux scientifiques des historiens,
des philologues et des ethnologues.
Une nouvelle culture va réaliser l'occupation mentale du nouvel
espace. A la Cosmopolis intellectuelle sans frontières, à l'Europe de
l'homogénéité, succède une Europe des frontières et des différences.
Ce qui était un objet de scandale, ou d'incompréhension, devient un
élément d'attraction ; l'Européen romantique se réjouit d'être plusieurs,
d'échapper à la grise monotonie de l'identique. Le risque existe, bien
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sûr, de l'exaltation nationaliste, du repliement à l'intérieur des limites
de la communauté, seule détentrice de la vérité, mais le nationalisme
culturel est une dégradation et perversion de l'authenticité romantique,
selon laquelle la vérité n'est pas d'un seul côté de la frontière, mais des
deux côtés à la fois, les confins devenant un emplacement privilégié
pour la recherche. La curiosité romantique met en œuvre un mythe de
la Frontière, non sans analogie avec le thème développé par la culture
américaine à la suite de Fenimore Cooper. Les confins de la connaissance sont des lieux où la valeur s'exalte dans la confrontation, ce qui
justifie une connaissance des confins, où les intermédiaires, honnêtes
courtiers, trafiquants douteux ou contrebandiers, jouent un rôle important.
L'âge des lumières ignorait la Frontière, au nom de l'unité du
monde des esprits ; la frontière était le signe d'une arriération historique et politique, appelée à disparaître dans le progrès du devenir
cosmopolitique, ainsi que l'annonçait entre autres Emmanuel Kant. Au
XIXe siècle, non seulement la frontière manifeste son évidence, mais
elle devient un objet de fascination, comme elle l'est pour le héros de
Dino Buzzati, dans le Désert des Tartares, ou pour le jeune officier de
Julien Gracq montant une garde rêveuse au Rivage des Syrtes. Mme de
Staël justifie ce recours à l'étranger dans les Observations générales,
en tête de De l'Allemagne : « Il se pourrait qu'une littérature ne fût pas
conforme à notre législation du bon goût, et qu'elle contînt des idées
nouvelles dont nous pussions nous enrichir, en les modifiant à notre
manière. (...) La stérilité dont notre littérature est menacée ferait croire
que l'esprit français a besoin maintenant d'être renouvelé par une sève
plus vigoureuse 443. » Et Mme de Staël, consciente des résistances de
l'universalisme des lumières, ajoutait : « Après avoir repoussé la littérature des Allemands au nom du bon goût, on croit pouvoir aussi se
débarrasser de leur philosophie au nom de la raison. (...) Les opinions
qui diffèrent de l'esprit dominant quel qu'il soit, scandalisent toujours
le vulgaire ; l'étude et [299] l'examen peuvent seuls donner cette libéralité de jugement, sans laquelle il est impossible d'acquérir des lumières nouvelles, ou de conserver même celles qu'on a 444... »
443
444
De l'Allemagne, Observations générales, éd. Didot, s.d., p. 12.
Ibid.
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383
L'évocation des lumières nouvelles intervient comme un défi aux
lumières périmées du siècle qui vient de finir. Mme de Staël réaffirmera la même exigence dans un article à sensation publié en janvier
1816, comme un manifeste, dans le premier numéro de la Biblioteca
italiana, revue éditée à Milan. Cet article sur La manière de traduire
et l'utilité des traductions conseille aux Italiens de renouveler leur
inspiration en s'intéressant à ce qui se passe au-delà des Alpes. Le vif
débat qui s'ensuivit marqua le début du romantisme italien. Dès 1800,
l'essai De la littérature consacrait la possibilité, ou plutôt la nécessité,
d'employer au pluriel un mot qui ne s'était écrit jusque-là qu'au singulier. Initiative hardie, qui suffirait à faire de l'auteur de Corinne ou
l'Italie une inspiratrice majeure de la nouvelle culture.
Toute rupture des habitudes mentales se heurte à des résistances ;
les mœurs littéraires établies imposent à l'esprit et au goût un sommeil
dogmatique prêt à se transformer en agressivité ; Mme de Staël devait
l'apprendre à ses dépens. La première édition de De l'Allemagne, en
1810, est supprimée par ordre de l'Empereur et l'auteur banni du territoire national. Le ministre de la police lui signifie avec une admirable
netteté ce qui est en question : « Il m'a paru que l'air de ce pays-ci ne
vous convenait point, et nous n'en sommes pas encore réduits à chercher des modèles dans les peuples que vous admirez. Votre dernier
ouvrage n'est point français 445. » L'autorité politique, fidèle à l'esthétique post-classique des lumières, professe un nationalisme culturel,
l'une des formes de l'impérialisme napoléonien. Cet égocentrisme
existait dès avant la Révolution dans la bonne conscience des intellectuels parisiens, fiers d'exercer une régence culturelle à travers l'espace
européen. Voyageant en France en 1769, Herder écrit à Nicolaï : « On
ne sait de l'Allemagne que le nom ; (...) l'on ne connaît que des noms
tronqués, quelques fragments ; je ne me souviens pas sans rougir des
jugements qu'un homme universel, toute une soirée, porta sur l'Allemagne et sur Klopstock, qu'il appelait horriblement Klopf... ou dont il
écorchait le nom à la française. Diderot lui-même, le meilleur philosophe qu'ait la France, connaît trop peu la philosophie alle-
445
De l'Allemagne, Préface, éd. citée, p. 3 ; Savary, ministre de la Police à Mme
de Staël, 3 octobre 1810 ; cf. plus haut, p. 137 sq.
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mande 446... » En 1795, Laharpe manifestait la même ignorance sereine à l'égard de la culture d'outre-Rhin : « Pour ce qui regarde les
Allemands, une disposition d'esprit particulière, qui les attache exclusivement aux sciences, a dû les détourner longtemps des lettres et des
arts de l'imagination, et depuis qu'ils s'y sont [300] essayés, on convient que leurs progrès y ont été médiocres 447... » L'universalisme
rationnel favorise un superbe isolement qui équivaut à la négation
d'autrui. Lorsque Voltaire traverse les Allemagnes, et séjourne à Berlin, lorsque Diderot entreprend le voyage de Russie, les missionnaires
français des lumières ne s'intéressent nullement aux indigènes des
pays visités, gens arriérés qui s'expriment en des idiomes inintelligibles ; nos intellectuels ne quittent jamais la sphère d'influence française et trouvent naturel que les notables étrangers s'adressent à eux
dans le dialecte parisien. Catherine II, moins patiente que d'autres,
ayant fait venir auprès d'elle le Physiocrate Mercier de la Rivière, le
renvoya brusquement lorsqu'elle découvrit que cet expert en économie
considérait les Russes comme des animaux quadrupèdes auxquels il se
proposait d'apprendre à marcher sur leurs « pattes de derrière ». Le
mur des mentalités est plus difficile encore à franchir que la distance
linguistique. « Les Français, disait Guillaume de Humboldt, sont si
peu en état de comprendre les efforts des Allemands pour se forger
une originalité littéraire que la différence de langue comparée aux
autres obstacles semble petite 448. »
Un aspect majeur du débat romantique sera l'objection de conscience opposée par les tenants du classicisme à l'envahissement des
influences étrangères venues dans les fourgons des Prussiens. L'obsti446
HERDER à Nicolaï, le 30 novembre 1769 ; cité dans H. TRONCHON, Goethe,
Herder et Diderot, dans Goethe, Études publiées pour le Centenaire de sa
mort, Strasbourg, Belles Lettres, 1932.
447 LAHARPE, Séances des Écoles normales recueillies par des sténographes,
1795 ; nouvelle éd. 1800, t. II, p. 105.
448 HUMBOLDT, lettre à Goethe (1800) : « on s'imagine en France être fort au
courant de notre littérature et l'aimer. (...) Mais il suffit d'écouter un peu
pour savoir à quoi s'en tenir sur cette connaissance et cet amour. Je me suis
fermement promis de ne jamais faire connaître ici pour ma part une ligne
d'allemand (...) » (cité dans André MONCHOUX, L'Allemagne devant les
lettres françaises de 1814 à 1835, Colin, 1953, p. 10 ; cet ouvrage donne un
exposé approfondi des relations culturelles franco-allemandes à l'âge
romantique).
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nation des tenants de l'autarcie culturelle ne pourra empêcher l'ouverture des frontières et la constitution d'un marché commun des lettres,
des arts et de la pensée. Le brassage politique et militaire de la période
révolutionnaire et impériale a été pour beaucoup dans ce remembrement de l'espace mental. Les émigrés de toute espèce, les réfugiés
dont la vie était difficile en des contrées hostiles et pas toujours accueillantes, ne pouvaient se permettre de dédaigner la langue et les
mœurs des peuples dont ils étaient les hôtes ; bon gré, mal gré, il leur
fallait atteindre à une certaine intégration dans les communautés locales, ne fût-ce que pour pouvoir subsister. Il leur fallait aussi renoncer à tout préjugé national. Le choc de la persécution, de l'exil, du
malheur leur conférait l'humilité intellectuelle, et peut-être une curiosité à l'égard des différences dans la vie quotidienne, dans les relations
humaines d'un type nouveau où ils avaient à entrer. L'ouvrage de Fernand Baldensperger sur Le mouvement des idées dans l'émigration
française (1925) décrit cette expérience dans l'ordre des pensées et des
mentalités que fut pour l'Europe l'odyssée des bannis. La révocation
de l'édit de Nantes avait produit un phénomène d'aussi [301] grande
envergure, mais, cette fois-là, les émigrés, faute de pouvoir rentrer
chez eux, avaient dû œuvrer dans les pays d'accueil ; le Refuge avait
suscité une Europe de l'exil ; coupés de la terre natale sans espoir de
retour, les proscrits s'étaient trouvés contraints de se créer une patrie
spirituelle, plus humaine que la cruelle patrie charnelle ; ce lieu idéal
de justice et de vérité était devenu au fil des ans le séjour cosmopolite
de l'Europe des lumières.
Les émigrés de la Révolution n'avaient jamais perdu l'espoir de
rentrer au pays. En Allemagne, en Angleterre, ils eurent l'occasion de
s'initier aux différences et d'acquérir une sagesse de la confrontation
qui fit d'eux des passeurs d'idées et de formes, de sentiments aussi.
Parmi ces intermédiaires, Mme de Staël, deux fois qualifiée pour une
fonction médiatrice, parce qu'elle fut exilée et souffrit persécution
pour ses idées, et parce que, Suisse de nation, elle se situait dans un
carrefour de cultures. Venant après De la littérature, De l'Allemagne,
dans son retentissement européen, a mis en place le nouvel horizon
mental. « Pendant plus de trente ans, le livre De l'Allemagne sera la
Bible des romantiques. Victor Hugo, Lamartine y puisent leurs premières inspirations, Quinet, Michelet, Cousin, en seront nourris. Sylvestre de Sacy écrit, cinquante ans plus tard, parlant de sa jeunesse :
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« On aurait dit qu'un autre soleil allait rajeunir le monde et verser sur
cette vieille terre une inépuisable corbeille de fleurs plus brillantes et
plus fraîches. Les lettres étrangères, mieux connues, agrandissaient
notre horizon. Le livre de Mme de Staël, proscrit par l'Empire et lu
avec enthousiasme par la naïve jeunesse de la Restauration, nous familiarisait avec l'Allemagne. Les noms de Schiller, de Goethe et de
Kant se mêlaient dans nos conversations avec ceux du vieux Shakespeare, de Byron et de Walter Scott. De jeunes écrivains se formaient à
l'art du style en faisant passer dans notre langue les chefs-d'œuvre des
théâtres étrangers 449... »
Le reportage de Mme de Staël contribue au transfert romantique
d'un espace mental dans un autre. Peu importe que l'information procurée soit approximative et incomplète, une mutation s'est produite,
engendrant une nouvelle relation avec l'étranger et avec soi-même.
Selon André Monchoux : « le classicisme français et le romantisme
allemand restent des choses à peu près sans équivalent dans l'autre
pays. Dans les discussions menées chez nous à propos du romantisme,
on entend toujours sous ce nom les œuvres de Goethe, de Schiller,
voire de Kotzebue. On ne semble pas soupçonner l'existence d'autre
chose. Les Novalis, les Tieck, les Wackenroder, Kleist, Arnim, Brentano sont chez nous très peu cités, très peu connus. Les écoles et les
mouvements d'ensemble encore moins. Les Schlegel eux-mêmes sont
mal compris. (...) L'essence du romantisme allemand reste absolument
méconnue. Mme de Staël n'en a pas parlé, ou très peu (...) ; c'est un des
silences singuliers de son œuvre. Apparemment, elle désespère [302]
de se faire comprendre, ou plutôt elle reste elle-même indifférente.
(...) Les Français d'alors n'ont pas fait le grand effort d'assouplissement d'esprit et de dépassement de soi-même qu'il leur eût fallu pour
comprendre de tels modes de pensée : on touche du doigt ce qu'il y a
d'irréductible et d'incommunicable dans ces tournures d'esprit nationales 450 ».
449
Comtesse Jean DE PANGE, Madame de Staël et la Découverte de
l'Allemagne, Malfère, 1929, p. 146.
450 André MONCHOUX, L'Allemagne devant les lettres françaises, op. cit., p.
44 ; cf. cette lettre d'Astolphe DE CUSTINE à Rahel Varnhagen : « il y a
toujours, derrière les esprits allemands, soit qu'ils écrivent ou que seulement
ils vivent, un monde mystérieux dont la lumière semble percer le voile de
notre atmosphère, et les esprits qui sont disposés à remonter, comme on fait
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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Sainte-Beuve, dans sa vieillesse, revenant sur ses débuts, avait fait
des constatations analogues : « Les imitations de littérature étrangère,
et particulièrement de l'Allemagne, étaient moins voisines de leur pensée qu'on ne le supposerait à distance. Les talents étaient éclos et inspirés d'eux-mêmes et sortaient bien en ligne droite du mouvement
français inauguré par Chateaubriand. Mme de Staël (...) n'était pour eux
que très accessoire. Je parle en ce moment de Lamartine, Hugo, Vigny, etc. Aucun des grands poètes romantiques français ne savait l'allemand, et parmi ceux qui les approchaient je ne vois que Henri Blaze
(...) et aussi Gérard de Nerval, qui de bonne heure se multipliait et
était comme le commis voyageur littéraire de Paris à Munich. Goethe
était pour nous un demi-dieu honoré et deviné plutôt que bien connu.
On n'allait pas chez lui à Weimar, avec David d'Angers, pour s'inspirer, mais pour lui rendre hommage. Hugo (était surtout) Espagnol... ;
Lamartine, parfaitement étranger à l'Allemagne, savait l'italien. En un
mot, les vrais poètes de cette époque (...) sentaient et chantaient
d'après eux-mêmes et (...), même lorsqu'on imitait, il y avait une certaine ignorance première, une demi-science qui prêtait à l'imagination
et lui laissait de sa latitude 451. »
André Monchoux conclut que « la germanisation de notre littérature par le romantisme apparaît vraiment un phénomène partiel, superficiel 452 ». La vraie question n'est pas de juger si le romantisme français s'explique par l'Allemagne et par la seule Allemagne. SainteBeuve souligne l'espagnolisme de Hugo, mais le même Hugo a été
fasciné par le Rhin, fleuve frontière fertile en enchantements imaginaires, et s'il est vrai qu'Hernani et Ruy Blas se situent dans une Espagne romancée, les Burgraves transportent le spectateur dans une
Allemagne fantastique. L'Allemagne n'est pas seule en cause ; Mme de
Staël, dans son article de la Biblioteca italiana, plaide pour l'ouverture
aux littératures étrangères en général, et non pas à telle ou telle en particulier. L'idée neuve en Europe, c'est la démultiplication de l'inspirachez vous, vers ce monde qui a fini avec le commencement de celui-ci,
seront toujours fort étrangers chez nous » (27 janvier 1817) ; dans I. A.
HENNING, L'Allemagne de Madame de Staël et la polémique romantique,
Champion, 1929, pp. 187-188.
451 SAINTE-BEUVE, Lettre préface à William REYMOND, Corneille, Shakespeare
et Goethe 1863 ; dans André MONCHOUX, op. cit., p. 43.
452 Ibid.
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388
tion ; le front commun de la tradition des humanités [303] classiques,
prolongées par le siècle de Louis XIV, se trouve rompu. Une culture
vivante, si elle persiste à regarder en arrière, telle la femme de Loth
dans le récit biblique, se trouve transformée en statue de sel, figée par
la sclérose. Il faut regarder au-delà des monts vers le devenir fraternel
des littératures autres pour y trouver de neuves sources d'inspiration.
Peu importe à cet égard que l'information soit exacte et précise,
exempte de malentendu, que Hugo ou Lamartine aient pratiqué ou non
la langue allemande, ou telle autre langue ; peu importe qu'ils se
soient comportés en scrupuleux étudiants de philologie germanique ou
anglo-saxonne, ou espagnole, etc., lisant tous les auteurs et tous les
textes sans rien négliger de ce qui avait quelque importance. Le point
de vue du poète n'a rien à voir avec celui du savant ; lorsque Delacroix
et Berlioz illustrent le Faust de Goethe, il est inutile de vérifier s'ils
ont lu l'œuvre dans le texte original, et si leur prononciation est correcte ; il serait absurde de faire valoir que, Goethe n'étant pas classé
romantique, les transpositions plastiques et musicales de ses écrits ne
sauraient prétendre, elles non plus, à cette appellation. L'ordre de
l'inspiration, la poétique en son authenticité, échappe à cette critique
extérieure de la correction formelle et de la petite histoire, dépourvue
de sens historique.
À la fin du XVIe siècle, l'Occident a ressenti le contrecoup de
l'aventure des caravelles, ouvrant à travers les mers des routes inédites
vers des Terres Neuves par-delà les horizons limités du lac méditerranéen. L'Extrême Occident et l'Extrême Orient ont révélé de nouvelles
frontières, renouvelant la conscience de soi dans un monde renouvelé.
Aventure sans précédent, et peut-être sans seconde, car lorsque les
hommes ont mis le pied sur la lune, ils n'ont découvert qu'un astre
mort, au fond d'un espace abstrait. Au contraire, les nouveaux continents offraient à leurs inventeurs une expérience contrastée d'humanité, qui devait avec le temps se renouveler et s'approfondir, entraînant
une transfiguration des dimensions de la conscience. Et peu importait
que la connaissance des nouveaux horizons fût d'abord et longtemps
incorrecte, approximative, chez les découvreurs et davantage encore
chez les lecteurs des relations de voyages. Colomb a découvert l'Amérique par erreur et sans le savoir. La géographie mettra beaucoup de
temps à détruire les illusions, à rectifier les erreurs ; mais le retard de
la science sur l'expérience est un phénomène normal. Et nul ne songe-
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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rait à soutenir que la découverte des Terres Neuves d'Amérique et
d'ailleurs n'a pas été un phénomène intellectuel et spirituel d'une immense importance, sans attendre l'intervention à longue échéance de
cartographes capables de figurer avec une entière exactitude la face de
la terre. Ainsi pour le nouvel horizon de la culture romantique. Toute
influence suppose un risque de malentendu ; les rapports entre les cultures nationales résultent de négociations où le hasard et l'incompréhension, les motivations matérielles aussi, jouent un rôle capital. La
figure du monde intellectuel et spirituel se trouve transformée par
l'établissement d'un régime de coexistence entre les [304] cultures nationales, qui renoncent à subsister en économie fermée, pour s'ouvrir
aux différences, aux valeurs du dehors. Au XVIIIe siècle le cosmopolitisme littéraire était un cosmopolitisme de l'unité, de l'uniformité ; le
romantisme affirme un cosmopolitisme de la diversité ou même de la
discordance.
Le champ unitaire de la culture occidentale se trouve rompu. À
l'unité d'inspiration imposée par le modèle pédagogique des belleslettres succède le modèle des littératures étrangères, ou encore des
littératures comparées, et plus tard de la littérature générale, qui prolonge l'idée d'une généralisation de la littérature, proposée par Mme de
Staël en 1800. L'Europe des esprits ne parle plus la même langue, latin
ou français ; la diversité des langues devient une source de richesse.
L'Allemagne n'est pas seule en cause, mais c'est elle qui a réalisé la
percée dans le domaine des idées et de la spiritualité. Un critique parisien constate, en 1832 : « L'Allemagne nous a renvoyé dans les trente
premières années de ce siècle l'influence que nous avons exercée sur
elle il y a quatre-vingts ans 453. » Un ami de Lamennais corrobore
cette affirmation : « On peut dire de l'Allemagne qu'elle est la fabrique
des idées, la plus grande manufacture intellectuelle qui existe actuellement. L'Allemagne, c'est l'Inde de l'Europe, c'est le pays de l'intuition. L'abondance des descriptions, leur étendue, leur tendance à pénétrer dans ce qu'il y a de plus intime, de plus caché dans le fond des
choses, le vol hardi qui les emporte à la recherche de l'unité primitive
et absolue, tout ce qui caractérise l'intuition se reproduit plus ou moins
dans l'esprit scientifique de l'Allemagne. » Éloge complété par des
453
E. LERMINIER, Lettres philosophiques adressées à un Berlinois, Paulin,
1832, p. 403.
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réserves, significatives des réticences françaises à l'égard de la pensée
germanique. « D'un autre côté, l'esprit logique n'y existe pas dans la
même proportion. (...) La multiplicité des conceptions y produit la
confusion. Leur étendue se résout souvent en une expression vague,
indéterminée, insaisissable dans ses formes, qui s'évanouissent quand
on s'approche d'elles. (...) Elles s'élancent hardiment dans la route des
mystères du monde ; mais souvent, elles ne rencontrent au terme de
leur course que des ombres devant lesquelles elles se prosternent 454... »
La fascination des confins fait apparaître une nouvelle frontière,
mieux fondée en vérité que les lignes de démarcation antérieures. Désormais le contact existe, et la vigilance mutuelle. Aussi bien le colloque germano-français n'est-il que l'un des nouveaux fronts culturels ; toutes les frontières de l'Europe deviennent des zones de passage, plus ou moins fréquentées, mais vivantes, alors que dans les
époques antérieures elles n'avaient été bien souvent qu'un no man's
land. Des relations culturelles se négocient de pays à pays, avec des
[305] fortunes et infortunes diverses. La frontière des Alpes, la frontière des Pyrénées, la Manche et la mer du Nord, le Rhin, le Danube
sont les grandes artères d'une circulation des œuvres et des pensées.
Shakespeare, Goethe, Byron, Mme de Staël, Walter Scott, Victor Hugo, mais aussi Eugène Sue, Alexandre Dumas et Mme Radcliffe, bien
d'autres encore, jouent les agents de liaison dans la nouvelle internationale des esprits. L'Europe de la mutualité culturelle met en jeu
toutes les nations, grandes et petites, chacune donnant et recevant de
toutes les autres dans des proportions variables. L'Allemagne, grande
donneuse de sens, n'en accueille pas moins des stimulations étrangères, dont témoigne l'insatiable réceptivité de Goethe, jusqu'à la fin
de sa vie, à l'égard des événements culturels dans l'espace européen.
Le système de circulation de l'internationale romantique brasse des
flux d'inégale importance ; influx et reflux ne s'équilibrent pas. Les
influences majeures ne mettent pas en honneur les créateurs profonds,
les plus authentiques. Novalis, Hölderlin, Shelley, Keats et Nerval ne
454
GERBET, Conférences de philosophie catholique, 7 février 1832 ; Gerbet est
un ecclésiastique, ami de Lamennais. Texte cité dans J. R. DERRÉ,
Lamennais, ses amis et le mouvement des idées à l'époque romantique
(1824-1834), Klincksieck, 1962, pp. 298-299.
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bénéficient pas d'un rayonnement international, dont profitent les
écrivains les plus lisibles et donc les plus populaires. Lorsque la philosophie allemande réveille les penseurs espagnols, au milieu du XIXe
siècle, le médiocre Krause, qui n'avait pas été prophète en son pays,
bénéficie outre-Pyrénées d'un rayonnement dont il eût été le premier
étonné. Le romantisme européen ne s'est jamais affirmé comme un
ensemble homogène et synchronisé ; en Angleterre, en Italie, il n'a eu
qu'une existence virtuelle, ou même rétrospective ; le romantisme polonais est un romantisme en exil, un romantisme de l'exil, loin de la
terre des ancêtres, sur le mode de la nostalgie et de la prophétie. Le
monde intelligible d'un romantisme communautaire dont le réseau rassemblerait dans une unité fraternelle les nations d'Occident n'est
qu'une illusion suscitée par la recherche historique ; elle supprime les
distances dans l'espace et dans le temps, les obstacles, les opacités, les
incompréhensions. Cette contemporanéité idéale, projetée dans le passé, demeure une reconstruction artificielle. Au XVIIIe siècle, l'Europe
cosmopolite des lumières, schéma de la même espèce, articule dans un
même espace mental un grand nombre d'indications recueillies à travers les provinces de l'Occident, en laissant de côté l'immense masse
des informations mal compatibles ou tout à fait contraires. L'unité
d'une époque n'est qu'un effet de perspective, ou un malentendu ; il
faut l'accepter telle quelle, ou renoncer à toute intelligibilité. En l'absence d'historien, l'histoire demeurerait le règne du non-sens, ou plutôt
il n'y aurait pas d'histoire.
Ces réserves faites, le romantisme suscite un sens neuf de l'unité
culturelle européenne. Le siècle des nationalités dans l'ordre politique
est aussi le siècle d'une prise de conscience des individualités nationales dans l'ordre culturel ; pour chaque nation, la conscience de soi
passe par la reconnaissance d'autrui. Les lettrés des périodes antérieures, quel que soit leur pays d'origine, se rencontraient en terrain
neutre. Au Moyen Age, les universités déployaient sur l'Occident un
réseau [306] de montagnes magiques ; la circulation des idées et des
hommes, maîtres et écoliers, se réalisait sans que les intéressés aient à
sortir du pays latin. La Renaissance discrédite la mauvaise latinité
médiévale, et lui substitue la langue unitaire des humanistes, qui
communiquent dans l'élégant idiome cicéronien, et communient dans
la vénération pour les valeurs esthétiques et morales de l'antiquité retrouvée. Puis vient l'âge des savants ; selon Galilée, le grand livre de
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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la nature est écrit en caractères de géométrie. Le langage des chiffres,
des formes et des normes assure l'unité de la nouvelle internationale ;
académies et sociétés savantes s'entendent par le moyen des calculs et
des équations, le latin et le français gardant encore jusqu'en plein
XVIIIe siècle un privilège d'universalité.
Le romantisme rompt cette cohésion. Les mathématiques conservent leur validité d'idiome universel dans le domaine de ce qui peut se
dire sous forme d'équations, mais la majeure partie de la réalité humaine échappe à leur autorité. Le principe des nationalités consacre
l'échec des langues universelles qui prétendaient rassembler l'humanité sur un programme rationnel. Le chemin de l'unité passe désormais
par la diversité, qui, loin de constituer une regrettable déficience, doit
être considérée comme une richesse. Chaque culture nationale se
trouve en état d'interdépendance avec toutes les autres, auxquelles elle
est liée dans le passé et dans le présent. La mutation romantique implique la relativisation des valeurs esthétiques, la renonciation à une
esthétique de l'universel et de l'absolu. Lorsque Mme de Staël, en 1800,
formule sa théorie des « deux hémisphères de la littérature 455 »,
« celle qui vient du Midi et celle qui descend du Nord 456 », elle regroupe dans le camp d'Homère, les Grecs, les Latins, les Italiens, les
Espagnols, les Français, et dans le camp d'Ossian les Anglais, les Allemands, les Scandinaves. Ces littératures, au pluriel, sont également
dignes d'intérêt. La démultiplication de l'admiration, bien loin de consacrer un appauvrissement de la culture, donne à l'intelligence et à la
sensibilité un nouvel élan. Thème repris dans la Préface du Cours de
Littérature dramatique de August Wilhelm Schlegel : « Le premier
but de l'auteur est de prouver que des goûts différents, mais également
fondés sur des dispositions primitives de la nature humaine, ne sont
point inconciliables, et qu'ainsi l'admiration pour la tragédie grecque
et pour ce qu'il appelle en général le genre classique, n'exclut pas un
vif sentiment des beautés de Shakespeare, de Calderon, et de toute la
poésie qu'il nomme poésie romantique 457. »
Mme DE STAËL, De la littérature considérée dans ses rapports avec les
institutions sociales, 1800 ; éd. Paul VAN TIEGHEM, Droz, 1959, I, p. 179.
456 Ibid., p. 178.
457 A. W. SCHLEGEL, Cours de littérature dramatique (1808) ; trad. Necker DE
SAUSSURE, 1814, Préface du traducteur, t. I, p. .
455
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
393
Schlegel rompt avec l'unité de révérence à l'égard des seuls chefsd'œuvre de la tradition hellénique. L'art médiéval est aussi respectable
que l'art grec : « Le miracle de l'architecture gothique ne consiste pas
seulement dans l'adresse mécanique qu'exige l'exécution de ses [307]
détails ; (...) elle prouve une imagination étonnamment forte et sensible chez les peuples qui en ont conçu l'idée ; plus on la considère,
plus on se pénètre du sens religieux et profond qu'elle renferme, et
plus on est convaincu qu'elle forme, en elle-même, un système aussi
régulier et aussi complet que celui de l'architecture grecque 458... » Le
mot « gothique » perd la signification méprisante que lui conférait
l'âge des lumières, sans avoir encore acquis la valeur historique désignant l'art du XIIIe siècle, distingué de l'art roman. « Le Panthéon n'est
pas plus différent de l'abbaye de Westminster ou de l'église SaintÉtienne à Vienne que l'ordonnance d'une tragédie de Sophocle ne l'est
de celle d'une pièce de Shakespeare. (...) L'admiration pour un genre
entraîne-t-elle le mépris pour l'autre ? Chacun des deux ne peut-il
avoir de la grandeur et de la beauté, quoiqu'ils soient et doivent être
essentiellement différents ? L'univers est vaste et tout y trouve sa
place. On ne peut refuser à personne le droit de se décider d'après son
penchant particulier, mais le véritable critique est l'arbitre de tous les
goûts ; il doit planer au-dessus des points de vue bornés et, s'il se peut,
abjurer toutes les prédilections personnelles 459. »
La formule : « l'univers est vaste et tout y trouve sa place » indique
un univers de pluralisme des goûts et de libéralisme du jugement.
Chaque époque met en œuvre des formes d'expression propres ;
chaque culture doit être reconnue et appréciée selon son intelligibilité
particulière. Herder, dans son essai Une autre philosophie de l'histoire
(1773), réfutait la doctrine du progrès linéaire. Toute époque de la culture forme en elle-même une unité interdépendante ; une morphologie
culturelle s'attache à mettre en lumière l'essence significative des moments du devenir de la civilisation. « L'esprit impérissable de la poésie, écrit encore Schlegel, revêt une apparence diverse chaque fois
qu'il reparaît dans la race humaine ; à chaque époque les mœurs et les
idées des différents siècles lui constituent une existence nouvelle et
particulière. Les formes de la poésie doivent changer avec la direction
Op. cit., 1re leçon, t. I, pp. 19-20.
459 Ibid., pp. 20-21.
458
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
394
que prend l'imagination poétique des peuples, et quand on veut appliquer les noms des anciens genres et leurs anciennes lois aux compositions nouvelles, pour les juger d'après ces idées, l'on fait un usage mal
conçu de l'autorité classique 460. »
La mutation romantique justifie la polyvalence culturelle. « Il n'y a
point de monopole pour la poésie en faveur de certaines époques et de
certaines contrées. Ce sera toujours une vaine prétention que celle
d'établir le despotisme en fait de goût et aucune nation ne pourra jamais imposer à toutes les autres les règles qu'elle a peut-être arbitrairement fixées 461. »
Lorsque Alfred de Vigny, candidat à l'Académie française, en janvier 1842, vient faire sa visite obligée au vieux doctrinaire RoyerCollard, [308] celui-ci lui oppose une fin de non-recevoir catégorique : « Monsieur, je ne lis rien de ce qui s'écrit depuis trente ans. » A
ses yeux la jeune littérature est nulle et non avenue : « Je suis dans un
âge où on ne lit plus, mais où l'on relit les anciens ouvrages. (...) Je
relis, je relis 462. » La rupture entre deux sensibilités intellectuelles et
esthétiques souligne le caractère négateur du classicisme figé en sénilité mentale.
L'élargissement du champ de révérence concerne le présent tel qu'il
se propose au-delà des frontières ; il s'applique au passé des cultures
nationales, à partir du moment où les langues vulgaires se détachent
du tronc commun de la latinité. La généralisation du concept de littérature commande la réhabilitation des expressions populaires de la
poésie et de la sagesse. L'idéal des belles-lettres présuppose l'opposition du civilisé et du barbare ; il propose ses délectations à une élite,
méprisant l'immense majorité de la population, dont les goûts grossiers trouvent à se satisfaire dans les chants et les danses, les traditions
qui réjouissent les rustres des campagnes. Cette culture des gens incultes est une sous-culture, indigne des gens « comme il faut ». Le
romantisme n'apporte pas seulement la découverte du pluralisme des
nationalités en matière d'art et de littérature ; il révèle, en dehors du
patrimoine esthétique réservé à la classe cultivée, un immense doIbid., 13e leçon, t. II, p. 324.
lre leçon, t. I, p. 8.
462 Alfred DE VIGNY, Journal d'un poète, 30 janvier 1842 ; Œuvres
Bibliothèque de la Pléiade, t. II, p. 1164.
460
461
DE
VIGNY,
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
395
maine appartenant au peuple dans son ensemble. La catégorie du
peuple (Volk) est essentielle dans le nouvel horizon. L'esprit national
et populaire (Volksgeist) est l'un des supports de l'inspiration des écrivains et des artistes, des poètes et des musiciens. Aucun membre de la
communauté nationale ne doit être considéré comme exclu de la participation à un trésor d'humanité aussi vieux que les races qui peuplent
la terre, aussi vénérable que les formes développées par les élites qui
ont inventé les formes raffinées de la civilisation.
Cette conversion de la mentalité s'esquisse dès les années 1760
avec la publication des textes attribués à Ossian par l'Écossais Macpherson. Cette supercherie littéraire valut une renommée européenne
au barde gaélique, héros d'un cycle épique dont les origines se perdent
dans les antiquités de l'Écosse et de l'Irlande. Macpherson avait transcrit les vieilles ballades en les paraphrasant dans un style de son invention, qui empruntait à Homère, à Milton et même à la Bible. Ces
réminiscences devaient faciliter aux lecteurs modernes l'accès aux
textes pseudo-celtiques. On se plaisait à retrouver chez les barbares
une rhétorique familière qui permettait de crier au génie. Certains critiques n'hésitaient pas à reconnaître dans Ossian un nouvel Homère.
La poétique primitive pouvait concurrencer les chefs-d'œuvre des
Grecs et de Latins ; des esprits avisés se mirent à recueillir et à publier
les poèmes barbares, expressions spontanées des âmes simples, non
dénaturées par les progrès de la civilisation. Les Celtes, les Islandais,
les Scandinaves et Germains de toutes obédiences alimentèrent [309]
le marché commun des archives de l'humanité, reliques d'un âge d'or
perdu.
Ainsi se constituait une préhistoire littéraire, en dehors du domaine
classique, plus vraie parce que plus proche des origines. Il fallait admettre d'autres mythologies que celles qui avaient été toujours enseignées aux enfants des écoles. En même temps se faisait jour l'idée que
le monde des traditions anciennes n'avait pas complètement disparu,
qu'il survivait sous une forme atténuée dans les contes, légendes et
traditions populaires, présentes dans les campagnes, sous forme de
récits, dictons et chansons, véhicules d'une ancienne culture qui se
proposait encore à l'observateur attentif. Herder publie en 1778-1779
un recueil de chansons populaires de divers pays (Stimmen der Völker
im Liedern), où figurent des textes de toutes sortes de contrées du
Nord et du Midi : Angleterre, Écosse, France, Allemagne, Grèce, Ita-
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
396
lie, Espagne, mais aussi des chansons des Groenlandais et des Tartares, de Laponie, d'Estonie et de Lettonie. L'intellectuel allemand reprenait à son compte l'initiative de l'ecclésiastique anglais Thomas
Percy, lequel avait édité en 1765 des Reliques of Ancient English
Poetry, ballades, romances et chansons, collectées avec l'aide de ses
amis. Herder présuppose une âme populaire animée de sentiments
analogues ou identiques, en dépit de la différence des idiomes et des
distances géographiques. Des humanités populaires prennent corps, en
dehors des humanités classiques, non moins dignes d'intérêt et de respect. Ainsi s'ouvre l'une des voies royales de la conscience et de la
science romantiques, suivie par Arnim et Brentano, les frères Grimm,
Michelet, Charles Nodier, Gérard de Nerval et après eux les spécialistes du folklore et des antiquités nationales.
Nouvel impératif de la conscience culturelle. Gogol protestait, en
1845 : « Grande est en Russie notre ignorance de la Russie. Tout le
monde vit dans les revues et les journaux étrangers, et non dans son
propre pays. La ville ne connaît pas la ville, l'homme ne connaît pas
l'homme ; les gens qui ne sont séparés de nous que par un mur habitent, dirait-on, au-delà des mers 463. » Pouchkine encourage Gogol à
écrire les Âmes mortes comme une odyssée, un voyage de découverte
à travers la Russie réelle et ignorée. La culture était dans les divers
pays d'Europe une langue étrangère, elle rendait les gens cultivés
étrangers à leur propre nation. Le romantisme propose un retour à la
terre et aux morts, le renouvellement de l'ancienne alliance de
l'homme avec le monde. L'intellectuel des lumières, le cosmopolite,
est l'homme de partout et de nulle part ; le romantique, s'il lui arrive
d'avoir perdu son lieu, se lance à la recherche de cette patrie originaire, parce qu'il souffre du mal du pays (Heimweh). La personne n'atteint à la plénitude de son authenticité que dans le contexte terrien et
humain qui est le sien, une fois noués ou renoués les liens des appartenances. La république des lettres n'était qu'une cité des esprits sans
[310] racines ; les romantiques se situent dans l'horizon de la communauté des hommes.
L'exigence culturelle refuse de se limiter aux aspirations d'une
élite, d'une classe, et prend en charge l'ensemble des paysages, l'en463
Ma correspondance avec mes amis, XX, 1845 ; Œuvres de GOGOL,
Bibliothèque de la Pléiade, p. 1601.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
397
semble des vivants. Le romantisme ne sera plus une culture de la ville
à l'usage des gens de lettres et de leur clientèle sélectionnée. La poésie
romantique est une poésie des villages et des champs, une poésie de
grand air, sensible au renouvellement des saisons, une poésie des
humbles, qui imite les rythmes des chansons populaires. Cette présence de la vie simple donne à Hermann et Dorothée de Goethe une
vérité dans la simplicité des choses et des gens qui contraste avec le
ton néo-classique des idylles à la mode de Gesner et de ses imitateurs.
Les poèmes de Wordsworth, les romans rustiques de George Sand
traduisent ce besoin de faire accueil à toutes les créatures et à tous les
aspects de la création. La culture doit être une société sans classes.
Les exclus, les proscrits, les humiliés et les offensés de la littérature
sont réintégrés de plein droit dans la nouvelle unité esthétique de la
communauté universelle.
Ainsi se multiplient les horizons de la culture sans frontières. La
tradition lettrée de l'Occident demeure l'un des axes du nouveau domaine, mais les humanités du collège doivent cohabiter avec les humanités modernes des littératures récentes. Et celles-ci se trouvent
raccordées à l'héritage immense des traditions populaires. Car l'Espagne du siècle d'or baigne dans le romancero médiéval dont elle reprend les thèmes ; et pareillement les poètes, les écrivains de la Renaissance italienne, de Boccace à l'Arioste, sont tributaires du trésor
des contes et légendes, tout de même que l'œuvre de Rabelais est
nourrie d'emprunts à l'imagination populaire, dont les résurgences font
la saveur des fables et des contes de La Fontaine, ou encore des
Contes de Perrault ; l'œuvre de Shakespeare réalise la même coalescence géniale entre les apports de toutes les traditions, sans exclusive
ni parti pris.
Il n'existe pas de colonnes d'Hercule infranchissables en matière
culturelle. La tradition hellénique était restée fidèle au schéma d'un
univers disposé au bord du lac méditerranéen, domaine par excellence
de la civilisation. L'humanité digne de ce nom se réduisait à une
frange de présence tout au long des rivages ; en arrière, dans la profondeur des continents, s'étendaient des zones ingrates peuplées de
barbares, incapables de s'exprimer correctement et donc exclus de la
communauté humaine, sous-hommes voués par nature à l'esclavage.
Plus loin, dans un recul mythologique, vivaient des êtres monstrueux,
qui simulaient plus ou moins grossièrement la forme humaine, errant
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
398
dans le désert d'un no man's land. Le génie d'Alexandre avait réalisé
l'ouverture à l'Est, dans une percée héroïque jusqu'aux approches de
l'Inde. Cette épopée unique avait établi un contact entre l'Occident et
l'Orient, qui aurait pu avoir d'immenses conséquences. Mais la communication avait été rompue très vite, et le contact des deux cultures
n'avait laissé dans l'immensité de l'Asie [311] que des traces éparses,
épaves d'un grand rêve. L'Empire romain lui-même avait été incapable
de maintenir, à la longue, son unité devant la pression des barbares, et
sous l'effet de son affaiblissement interne. La rupture entre l'Orient et
l'Occident était devenue définitive avec l'avènement de l'Islam, et les
invasions arabes fermant les horizons de l'Est et du Sud.
Christophe Colomb espérait contourner l'obstacle musulman en
ouvrant une route vers l'Inde par l'Ouest. La découverte inattendue de
l'extrême Occident, inaugurant l'expansion maritime et coloniale, adjoint à la Romania de nouvelles provinces d'humanité, en Afrique, en
Amérique. Les caravelles, réalisant le vœu de Colomb, parviennent
aux rivages de l'Inde, de la Chine, du Japon. Navigateurs et missionnaires entrent en contact avec les cultures locales, dont certaines attestent un haut degré de civilisation ; la sagesse chinoise, en particulier,
fascine les missionnaires. En dépit de la lenteur et de la difficulté des
communications géographiques et spirituelles, une approche se poursuit qui finira par remettre en question la face du monde intellectuel.
La philologie orientale est l'instrument d'une relativisation de la conscience occidentale, forcée de renoncer à son superbe isolement et de
se situer dans un contexte d'universalité 464. Savants et philosophes
participent à cette odyssée de la connaissance, dont les Lettres persanes de Montesquieu (1721) traduisent certains aspects majeurs à
l'usage du grand public. La découverte de la pluralité des mondes culturels est aussi importante que celle de la pluralité des mondes cosmiques, faisant éclater l'horizon restreint du système solaire à l'intérieur duquel l'humanité avait vécu depuis des millénaires.
Les nouveaux continents de la philologie, la Chine et surtout
l'Inde, obligent les Européens, prenant du recul par rapport à leurs
464
On trouvera une esquisse historique de cette épopée culturelle dans
GUSDORF, L'Avènement des sciences humaines au siècle des lumières,
Payot, 1973, pp. 247-286 ; cf. aussi Raymond SCHWAB, La Renaissance
orientale, Payot, 1950.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
399
propres évidences, à se situer dans le contexte d'un humanisme planétaire, délivré des limitations qu'imposaient aux esprits le préjugé hellénique et le préjugé chrétien. L'idée se fait jour d'une communauté
originaire des grandes civilisations, qui peut trouver des justifications
dans le livre de la Genèse, lorsque les fils de Noé, échappés au déluge,
se dispersent aux horizons du monde à partir d'une montagne, carrefour entre l'Orient et l'Occident, le Nord et le Sud. Les hypothèses
spéculatives, les rêveries sur le « berceau des races » posent le problème des origines de l'humanité. Si tous les hommes ont en Adam un
ancêtre commun, ces racines lointaines doivent avoir laissé des traces
dans la diversité des idiomes, des coutumes et des croyances. Les linguistes mettent en lumière des éléments de ce patrimoine commun, en
dépit de la dispersion géographique des nations ; la généalogie de
l'humanité justifie une confrontation générale entre les peuples, dont
les cultures diverses doivent porter la trace de cet apparentement initial.
[312]
Le fait décisif est la constitution de l'indianisme et l'étude enfin
scientifique du sanscrit, ancienne langue sacrée de l'Inde, longtemps
soustraite par les brahmanes à la curiosité des Occidentaux. Principal
responsable de la révolution philologique, l'Anglais William Jones
(1746-1794) ne fut ni le premier ni le seul des promoteurs de la rénovation. En 1784, année inaugurale de la nouvelle ère, se réunit à Calcutta, pour la première fois, la Société asiatique du Bengale ; à la fin
de la même année paraît la première traduction d'un grand texte sanscrit, la Bhagavad Gita, par Wilkins, qui traduira aussi l’Hitopadesa
(1787). En 1789, William Jones publie le roman de Sacountala, qui
suscita l'enthousiasme de Goethe. L'Europe ne pourra plus s'enfermer
dans ses propres frontières ; des relations culturelles sont nouées, et
dans cette nouvelle communauté, qui remonte bien en deçà de
l'époque hellénique, l'Ouest est tributaire de l'Orient, foyer d'une intelligibilité qui rassemble les étymologies des cultures du Nord et des
cultures du Midi.
Le romantisme s'inscrit dans ce réaménagement de la perspective.
Frédéric Schlegel, de 1798 à 1800, est l'animateur de l’Athenäum dont
le titre reflète le primat de la culture hellénique. Après cette publication, les frères Schlegel en fondent une autre, en 1801, Europa, signe
d'un élargissement de l'horizon culturel dans l'espace, mais aussi dans
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
400
le temps ; l'emblème athénien présuppose un rapport au passé, tandis
que l'Europe dirige l'attention vers un horizon d'où la modernité n'est
pas exclue. Étape dans une évolution. « Orient et Religion allaient être
synonymes pour le jeune Frédéric Schlegel et l'éveil de sa pensée religieuse susciter sa quête orientale 465. » Cette nouvelle recherche permet au fondateur du romantisme d'affirmer : « C'est en Orient qu'il
nous faut chercher le romantisme suprême 466. » Le pèlerinage aux
sources conduit Frédéric Schlegel à s'établir en 1802 à Paris, où il séjournera plusieurs années ; les autorités royales ont rassemblé depuis
longtemps un fonds important de manuscrits orientaux. Le jeune Allemand se met à l'étude de la culture persane, puis passe au sanscrit et
aux antiquités indiennes, sans oublier les traditions médiévales françaises. Un officier de marine anglais, Alexandre Hamilton, prisonnier
sur parole, lui sert de guide aux passages de l'Inde. Son esprit avide de
spiritualité, déjà séduit par le catholicisme, découvre avec enthousiasme une nouvelle patrie spirituelle, indemne des dissociations intellectuelles auxquelles se complaît la conscience occidentale. De cette
remise en question révolutionnaire sortira l'essai Sur la langue et la
sagesse des Indiens (1808), l'un des textes fondamentaux de l'indianisme européen.
Ce livre, partial et partiel, associe les données scientifiques et
l'autobiographie, sa publication concorde avec l'adhésion au catholicisme, tournant décisif dans la carrière de Frédéric. La première partie
étudie [313] la langue sanscrite dans la perspective d'une grammaire
historique et comparée ; la seconde est consacrée aux thèmes philosophiques : émanation, transmigration, astrologie, panthéisme. Une troisième partie évoque la question des origines et des migrations des
peuples anciens, etc. L'ensemble est complété par un choix de textes
fondamentaux de l'indianisme. Frédéric Schlegel ne propose pas une
apologie sans réserve du nouvel horizon ; mais l'Orient demeure pour
l'Europe une ressource. « Les études indiennes devraient conduire à
l'élucidation des régions encore complètement inconnues aujourd'hui
de la haute antiquité et offrir des trésors également riches de beautés
465
René GIRARD, L'Orient et la pensée romantique allemande, 1963, Didier, p.
85.
466 Friedrich SCHLEGEL, Ueber die Sprache und Weisheit der Inder, Heidelberg,
1808, p. 219.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
401
poétiques et de profondeur philosophique 467. » L'Asie et l'Europe
forment désormais un seul ensemble culturel : « Dans l'histoire des
peuples, Européens et Asiates ne forment qu'une grande famille, Asie
et Europe, un tout indissociable. Pareillement, il faut s'efforcer toujours davantage de considérer la littérature de tous les peuples cultivés
comme engagée dans un développement progressif et comme formant
un ensemble, un système intimement lié, une vaste totalité ; ainsi s'effaceraient d'eux-mêmes bien des aspects partiels et limités, et bien des
choses deviendraient compréhensibles dans le contexte de cet ensemble ; tout, dans cette lumière, prendrait un sens nouveau 468. »
Dès 1808, l'enthousiasme de Frédéric Schlegel commence néanmoins à retomber. L'indianisme ne donne pas accès au paradis retrouvé de la philologie ; le sanscrit n'est pas la langue originaire, la première langue de l'humanité, mais un idiome dérivé. La pensée indienne est un recours pour les Occidentaux, prisonniers de leurs
axiomatiques intellectuelles ; mais si la sagesse orientale conserve des
traces de la vérité primitive, elle risque de s'égarer dans l'absolu et de
susciter un panthéisme inacceptable pour le néo-catholique Schlegel,
lié par la révélation chrétienne et qui, dans la suite de sa carrière, se
détournera des confins de l'Inde. Néanmoins l'expérience de Frédéric
et son livre scellent la nouvelle alliance du romantisme et de l'Orient ;
la naissance de l'orientalisme ouvre en Europe un nouveau front culturel. Une nouvelle Renaissance rend possible un nouvel humanisme.
« Ce que Lascaris et les réfugiés de Byzance firent pour la Renaissance des lettres grecques, s'écrie Edgar Quinet, William Jones et Anquetil Duperron l'ont fait de nos jours pour la Renaissance orientale.
Dans la première ardeur des découvertes, les Orientalistes publièrent
qu'une antiquité plus profonde, plus philosophique, plus poétique tout
ensemble, surgissait du fond de l'Asie. Orphée cédera-t-il à Vyasa,
Sophocle à Calidasa, Platon à Sancara ? Les dieux de l'Olympe recommenceront-ils leurs luttes contre les anciens dieux orientaux, ou
les uns et les autres, cessant de se disputer des cieux trop étroits, ne se
réconcilieront-ils pas au sein de la tradition universelle ? [314] Tout
ce que le passé renferme de religion, tous les éléments sacrés de la
tradition se rapprochent subitement dans un chaos divin pour enfanter,
467
Friedrich SCHLEGEL, Ueber die Sprache und Weisheit der Inder, Heidelberg,
1808, p. 219.
468 Ibid., p. 218.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
402
il semble, une forme nouvelle d'humanité (...). L'Europe adhère désormais à l'Asie par les faits comme par les idées, par les intérêts
comme par la tradition 469. »
L'effet de choc produit par la révélation de l'Orient profond est une
chance nouvelle de l'Occident. Au moment où il fera à son tour cette
découverte, Michelet s'écriera : « L'année 1863 me restera chère et
bénie. C'est la première où j'ai pu lire le grand poème sacré de l'Inde,
le divin Ramayana. (...) Tout est étroit dans l'Occident. La Grèce est
petite : j'étouffe. La Judée est sèche : je halète. Laissez-moi un peu
regarder du côté de la haute Asie, vers le profond Orient. J'ai là mon
immense poème, vaste comme la mer des Indes, (...) livre d'harmonie
divine où rien ne fait dissonance 470... » Entre Frédéric Schlegel et
Michelet, bien des esprits feront le pèlerinage de l'Inde, en particulier
August Wilhelm, le frère aîné de Frédéric, devenu un spécialiste de la
philologie indienne. La révélation orientale impose l'idée d'un apparentement intime des langues indo-européennes, l'analogie structurelle
des idiomes impliquant une analogie corrélative des mentalités, des
valeurs et des institutions, qui commande d'immenses programmes de
travaux scientifiques pour les savants spécialisés du XIXe et du XXe
siècles. L'imagination et la poésie, après avoir annexé le domaine occidental du romancero et des ballades, s'engagent sur les chemins du
voyage en Orient, aux bords desquels fleurissent les « orientales » en
prose et en vers, par le ministère de Goethe ou de Victor Hugo. Devenu l'un des points cardinaux de la conscience romantique, l'Orient
moyen ou extrême inspire les poètes, Novalis et Byron, les philosophes, Schelling, Schopenhauer, mais aussi les idéologues Fabre
d'Olivet, Michelet, Quinet ou encore les mythologues, Creuzer,
Görres. Le terrain de parcours de la pensée s'en trouve enrichi d'une
dimension qui change la perspective des horizons familiers. L'Orient
engendre un nouveau regard sur cela même qui était antérieurement
connu, une intelligence différente. Ce pluralisme de curiosité et de
révérence s'annonce déjà dans le Journal de mon voyage dans l'année
1769 de Herder. Sur le navire qui le porte, Herder, âgé de 25 ans, rêve
de cette totalité cosmique, à laquelle il consacrera plus tard son grand
ouvrage des Ideen. Après avoir songé à l'électricité, aux profondeurs
469
470
Edgar QUINET, Du génie des religions, Charpentier, 1842, pp. 62-63.
J. MICHELET, Bible de l'Humanité, 1864, I, pp. 1-2.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
403
maritimes, domaine futur d'Alexandre de Humboldt, Herder reporte
son attention sur les migrations des peuples : « La matrice de l'humanité (vagina hominum) a-t-elle été le Nord ou le Sud, le Levant ou le
Couchant ? Quelle a été l'origine de l'espèce humaine, des inventions,
des arts, des religions ? 471. » Déjà se trouve esquissée l'idée d'une culture du Midi venue de l'Orient par la Grèce et l'Italie, marquée par la
douceur [315] du Sud, avec sa forme particulière de moralité et de religion. « Un deuxième courant parcourt le Nord, depuis l'Asie jusqu'en
Europe 472 » ; c'est lui qui a atteint l'Allemagne. Un troisième influx
culturel viendra peut-être d'Amérique. Le jeune Herder s'enthousiasme devant la perspective de ce nouveau domaine épistémologique.
« Quelle grandiose tâche historique que d'étudier la littérature dans ses
origines, dans sa diffusion, dans ses révolutions jusqu'à nos jours. Puis
prophétiser la littérature et l'histoire universelle de l'avenir et partir
des mœurs de l'Amérique, de l'Afrique et du nouveau monde du Sud.
De quel Newton nous aurions besoin pour une tâche pareille ! Où se
trouve le point origine ? Au pays d'Aden ou en Arabie ? En Chine ou
en Égypte ? en Abyssinie ou en Phénicie 473 ? »
Une hypothèse sur les origines historiques et géographiques de
l'humanité fait venir les peuples du Nord de l'Asie, de l'Inde, dès le
milieu du XVIIIe siècle, avant l'avènement des études sanscrites.
« Quel ouvrage on pourrait écrire sur l'espèce humaine, sur l'esprit
humain ! La culture de la terre entière ! tous les espaces ! tous les
temps ! tous les peuples ! les forces ! les métissages ! les
formes ! 474 » Les mœurs, les institutions de tous les temps et de tous
les pays trouveraient ainsi place dans une « histoire universelle de la
culture mondiale (Universalgeschichte der Bildung der Welt) 475 ».
Cette page est la cellule germinative des Idées sur la philosophie de
l'histoire de l'humanité, œuvre majeure de Herder, parue à partir de
1784, l'une des sources et ressources des Bibles romantiques de l'humanité. L'opposition est significative avec l'idéologie des lumières
471
472
473
474
475
HERDER, Journal meiner Reise im Jahre 1769, dans Sturm und Drang,
Dichtungen und theoretische Texte, München, Winkler, 1971, Band I, p.
191.
Ibid.
Pp. 191-192.
P. 192.
P. 193.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
404
telle qu'elle s'affirmera dans l'Esquisse d'un Tableau historique des
progrès de l'esprit humain, rédigée par Condorcet en 1794. La richesse des évocations du jeune Herder contraste avec la sécheresse
linéaire des analyses de l'Idéologue Condorcet, témoin d'un espace
mental en voie de disparition sous les effets de la Révolution française ; Herder définit par avance le nouvel horizon de la culture romantique ; l'idée de nation, la diversité intrinsèque des peuples ne joue
aucun rôle dans les conceptions du révolutionnaire français, qui s'intéresse à « l'esprit humain » en général ; l'esprit humain n'a pas de patrie. La conscience romantique admet les adhérences locales et temporelles, les particularismes locaux des nations européennes, et de leurs
traditions provinciales ; elle reconnaît l'existence d'une communauté
des familles spirituelles de l'humanité, dont chacune a droit au respect
de toutes les autres.
Goethe, au déclin de sa vie, reprend le thème de
l’Universalgeschichte der Bildung der Welt, dans les années 18251827, alors qu'il est devenu l'observateur passionné de l'actualité culturelle. Eckermann relate un entretien avec le vieux maître, où celui-ci
évoque un roman chinois dont il vient d'achever la lecture, le moralisme de ce texte oriental contrastant avec l'immoralité des chansons
de Béranger. [316] Il existe quantité de romans de ce genre chez les
Chinois : « ils en avaient déjà quand nos ancêtres vivaient encore dans
les bois » ; Goethe ajoute, profitant de cette ouverture de la frontière
littéraire : « Je vois de plus en plus que la poésie est un patrimoine
commun de l'humanité, et que partout et de tout temps elle apparaît
chez des centaines et des centaines d'individus. » La poésie n'est le
monopole d'aucun peuple ; « si, nous autres Allemands, nous ne portons pas nos regards au-delà de notre entourage immédiat, nous ne
tombons que trop facilement dans cette présomption pédantesque.
Aussi j'aime à considérer les nations étrangères, et je conseille à chacun d'en faire autant de son côté. Le mot de Littérature nationale ne
signifie pas grand-chose aujourd'hui ; nous allons vers une époque de
Littérature universelle (Weltliteratur) et chacun doit s'employer à hâter cette époque 476 ». Goethe refuse néanmoins une relativité généralisée de l'ordre littéraire. « Nous ne devons pas penser que le modèle
476
J. P. ECKERMANN, Conversations avec Goethe, 31 janvier 1827 ; trad. J.
CHUZEVILLE, Jonquières, 1930, t. I, pp. 244-245.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
405
soit chinois ou serbe, que ce soit Calderon ou les Nibelungen ; mais,
quand nous avons besoin d'un modèle, nous devons toujours recourir
aux anciens Grecs, dans les œuvres de qui l'homme est représenté
dans ce qu'il a de plus beau. Tout le reste, nous devons le considérer
seulement du point de vue historique et, dans la mesure du possible,
nous approprier ce qu'il y a là de bon 477. » Le classicisme goethéen
demeure prédominant même dans le nouveau contexte de la Weltliteratur, à laquelle Goethe vient de donner son nom ; mais il y a du
« bon » au-delà des frontières de l'humanisme classique. Ainsi se
trouve préfiguré un humanisme planétaire, non encore advenu aujourd'hui, en lequel communieraient les traditions primitives et les nations
civilisées, les Anciens et les Modernes, l'Orient et l'Occident, le Sud et
le Midi. Utopie qui méconnaît les limites de l'esprit humain ; mais
cette utopie est un signe des temps romantiques, et l'utopie, même irréalisée et irréalisable, indique le sens de la marche.
Ainsi l'âge romantique a transformé l'ordre des valeurs pédagogiques, et suscité la détermination d'itinéraires nouveaux pour la formation des esprits. Musset, sur le mode plaisant, a dénoncé cette version nouvelle du De viris illustribus :
Dès l'âge de quinze ans, sachant à peine lire,
Je dévorais Schiller, Dante, Goethe, Shakespeare,
Le front me démangeait en lisant leurs écrits.
Quant à ces polissons qu'on admirait jadis,
Tacite, Cicéron, Virgile, Homère,
Nous savons, Dieu merci, quel cas on en peut faire (...)
J'adorais tout à tour l'Angleterre et l'Espagne,
L'Italie et surtout l'emphatique Allemagne 478...
[317]
Dupont et Durand ne sont que des fantoches, comme plus tard
Bouvard et Pécuchet ; les programmes des lycées ne furent pas si
477
478
Ibid., p. 245.
Dupont et Durand, Dialogue, Revue des deux mondes, 1838 ; repris dans les
Poésies nouvelles ; Poésies complètes d'ALFRED DE MUSSET, Bibliothèque
de la Pléiade, p. 359.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
406
prompts à reprendre à leur compte les nouvelles mœurs littéraires.
Mais la présence de l'étranger devient une composante de chaque culture nationale, ainsi que l'atteste Bouterwek : « Ce fut un long chemin
qui, à travers le domaine littéraire des Italiens, des Espagnols, des Portugais, des Français et des Anglais, finalement me reconduisit à la littérature de ma patrie. Douze années, une partie non négligeable d'une
brève existence humaine, se sont écoulées entre temps. Au cours de
ces douze années, alors que la situation politique de l'Allemagne se
transformait complètement, et aussi pour beaucoup la situation morale, un nouveau patriotisme littéraire, à ma grande joie, s'est éveillé
parmi nous. Même les études d'une certaine tendance, qui, il n'y a pas
si longtemps, se croyait tenue d'hispaniser et à italianiser la poésie
allemande, ont eu, contre toute attente, un aboutissement heureux.
Elles n'ont pas peu contribué à l'application et au zèle inégalé avec
lesquels on s'est appliqué à mettre en lumière les antiquités de la littérature nationale, et à les étudier avec une précision philologique 479... »
Bouterwek, peu enclin au romantisme, reconnaît que c'est sa formation internationale qui l'a conduit à choisir pour objet d'étude privilégié la formation de la littérature allemande. La conscience, la connaissance de soi sont tributaires de la connaissance d'autrui ; l'itinéraire de Bouterwek est symbolique. Cette reconnaissance de la solidarité culturelle est l'un des apports majeurs du renouvellement romantique. Selon Sainte-Beuve, « dans l'acception la plus générale, et qui
n'est pas exacte, la qualification de romantique s'étend à tous ceux qui,
parmi nous, ont essayé, soit par la doctrine, soit dans la pratique, de
renouveler l'art et de l'affranchir de certaines règles convenues. Mme
de Staël et son école, tous ces esprits distingués qui concoururent à
établir en France de justes notions des théâtres étrangers ; qui, les
premiers, nous expliquèrent ou nous traduisirent Shakespeare, Goethe,
Schiller, ce sont relativement les romantiques » ; Sainte-Beuve classe
dans la même catégorie, Barante, Saint-Aulaire, Rémusat, critiques et
historiens ouverts aux réalités étrangères, romantiques en cette accep-
479
Friedrich BOUTERWEK, Geschichte der deutschen Poésie und Beredsamkeit
seit dem Ende des lien Jahrhunderts, Bd I, Goettingen, 1812, Vorrede, pp.
III-IV.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
407
tion du terme. « Je ne crois pas que ces fins esprits eussent jamais désavoué le titre, entendu de la sorte 480. »
Cette conversion de l'attention se heurtait à des résistances dans la
conscience nationale de chaque pays. Les écrivains romantiques ont
été soupçonnés de pactiser avec l'étranger, et même d'entretenir des
intelligences avec l'ennemi. Les nationalistes français de l'école de
Charles Maurras, au début du XXe siècle, accusaient le romantisme de
haute trahison intellectuelle ; ses écrivains, ses penseurs corrompaient
la conscience française pour le service de l'Allemagne. Déjà [318] le
critique danois Georg Brandes, auteur d'une histoire comparée de la
littérature européenne, avait été soupçonné dans son pays, de ne pas
louer suffisamment les littératures nordiques contemporaines, et de se
référer à des modèles étrangers. « On avait subitement découvert que
toute l'activité littéraire du docteur Brandes était antipatriotique et antinationale, et que c'était par manque d'amour pour son pays qu'il s'en
tenait toujours à distance, recommandant tantôt l'étude de la littérature
française, tantôt celle de la littérature anglaise, ou même celle de la
littérature allemande, si détestée 481... »
Ces résistances soulignent l'importance du changement qui contrariait les habitudes mentales établies. Le réaménagement de l'espace
culturel fait apparaître que la solidarité des arts et littératures a existé
de tout temps, y compris dans les âges classiques. La culture européenne a connu des périodes où prédominaient des influences italiennes ou espagnoles, françaises ou anglaises ; l'architecture, la peinture, le théâtre, la poésie ne se sont jamais enfermés dans le domaine
étroit des frontières nationales. La circulation des idées et des formes,
des modèles, caractérise les hautes époques de la civilisation, où se
noue l'alliance des créateurs. « Est-il un seul écrivain de notre temps
qui n'ait contribué à sceller cette alliance ? demande Edgar Quinet en
1838. Qui ne voit ce que Goethe doit à Voltaire ? M. de Chateaubriand n'offre-t-il pas le mélange de l'influence anglaise et de l'esprit
480
SAINTE-BEUVE, article sur Les Poésies complètes de Th. de Banville, 12
novembre 1857 ; Causeries du Lundi, t. XIV, p. 71.
481 Préface du traducteur Adolf STRODTMANN à sa traduction allemande de
Georg BRANDES, Die Hauptströmungen der Literatur des 19en
Jahrhunderts, Erster Band, Berlin, 1872, p. XIII. L'animosité envers
l'Allemagne se justifie par le fait que le Danemark venait de perdre une
partie de son territoire dans une guerre malheureuse contre la Prusse.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
408
français, des hardiesses d'Ossian et des traditions de Port-Royal ? (...)
Au fond, la guerre que l'on a instituée entre les écoles modernes n'est
rien qu'une guerre civile. Racine, Molière, et Shakespeare, Voltaire et
Goethe, Corneille et Calderon sont frères 482. »
La solidarité entre les créateurs est le principe d'une communauté
spirituelle au sein de cette société de nations que devient la culture
européenne. « Si l'alliance des peuples repose sur l'union de leurs esprits, si, en apprenant à se connaître, ils apprennent à se respecter, à
s'aimer, à s'aider mutuellement ; si détruire parmi eux un préjugé, c'est
détruire une inimitié, et avec elle une cause de violence et d'oppression pour tous, il faut considérer l'établissement des chaires de littératures étrangères comme une institution libérale par sa nature même ;
et pour ma part, je déclare obéir en ce moment à mes convictions les
plus vives, lorsque je viens servir ici d'organe à une pensée qui a fait
jusqu'à ce jour l'une des occupations les plus constantes de ma vie et
comme ma religion littéraire et politique, je veux dire l'unité des
lettres et la fraternité des peuples modernes 483... » Ainsi parle Quinet,
[319] le 2 avril 1839, lors de l'ouverture du cours de littératures étrangères, créé pour lui à la Faculté des Lettres de Lyon. L'unité culturelle
des nations définit une des composantes de l'idéologie du XIXe siècle.
La sainte alliance des peuples, dont l'idée inspire le mouvement politique de la Jeune Europe, doit avoir une contrepartie culturelle ; Mazzini, animateur de l'internationale démocratique, est l'auteur d'un essai : D'una letteratura europea, paru en 1829.
Toutes sortes d'initiatives mettent en évidence l'apparition de ce
nouvel esprit. Dès 1800, l'Entretien sur la poésie (Gespräch ueber die
Poesie) publié dans l’Athenäum par le jeune Frédéric Schlegel contient une brève esquisse des Époques de la poétique (Epochen der
Dichtkunst) qui donne la nouvelle généalogie de la littérature Européenne, d'Homère à Dante et à Shakespeare, en passant par Pétrarque,
Boccace et Cervantes. En 1808, Charles Nodier (1780-1844), assigné
à résidence à Dôle, dans le Jura, ouvre un cours libre de littérature an482
Edgar QUINET, De l'unité des lettres modernes, Revue des deux mondes, 1er
août 1838, dans Pierre MOREAU, Le Classicisme des romantiques, Pion,
1932, p. 269.
483 QUINET, Discours reproduit en appendice à son livre Du génie des religions,
1842, p. 483.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
409
cienne et moderne, dont les notes d'un auditeur ont conservé la substance. Le jeune professeur adopte le point de vue d'une poétique sans
frontière. Lorsqu'il traite de l'épopée, il évoque conjointement les
œuvres maîtresses de Dante, du Tasse et de l'Arioste, de Milton, de
Klopstock, d'Ossian, sans oublier Cervantes 484, nouveaux classiques
de la modernité, invoqués d'un commun accord par les romantiques,
avec addition de Calderon et de Shakespeare, d'ailleurs sans doute
nommés plutôt que lus. Une initiative analogue sera prise peu après à
Genève par le Suisse d'ascendance italienne Simone de Sismondi
(1773-1842) ; il donne dans l'hiver 1811-1812 un cours libre de littérature étrangère, d'où il tirera son ouvrage sur La littérature du midi
de l'Europe (1813). Les langues romanes, y compris le provençal et le
roman wallon, forment une famille étudiée dans son ensemble, chaque
domaine national permettant de mieux connaître les autres. Sismondi,
historien et économiste de valeur, est l'un des intimes de Mme de
Staël, laquelle venait d'assister à Vienne, en 1808, au cours donné par
August Wilhelm Schlegel, origine du Cours de littérature dramatique,
bréviaire du romantisme européen, publié en allemand en 1808-1811,
et en français en 1814.
Le groupe de Coppet se rencontre avec le romantisme de stricte
observance pour la mise en pratique du libéralisme européen. Ces initiatives se situaient en dehors des institutions universitaires ; les auditeurs payaient un droit d'entrée pour y assister. La nouvelle intelligence devait forcer la porte des universités. A Gœttingen, Bouterwek
n'hésitait pas à sortir des limites du domaine germanique. En France,
l'enseignement de Villemain, exposé dans son Tableau du XVIIIe
siècle (1827-1828), atteste une ouverture internationale. La révolution
libérale de 1830 conférera aux « lettres étrangères » cette consécration
officielle que représente la création d'une chaire universitaire ; [320] à
la Sorbonne, Jean-Jacques Ampère inaugure en 1832 le cours dont il a
été chargé ; une autre chaire, confiée à Edgar Quinet, fut créée à la
Faculté des Lettres de Lyon en 1839.
Ces initiatives officielles se situent dans le contexte d'un vaste
mouvement d'idées. L'un des promoteurs, en France, fut Émile Des484
Cf. Jean LARAT, Les idées de Charles Nodier sur la poésie épique. Notes
inédites sur son cours de littérature de 1808, Revue de littérature comparée,
1921, pp. 417 sqq.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
410
champs dont les Études françaises et étrangères paraissent en
1828 485. De 1831 à 1835 est publiée une Revue européenne, bientôt
doublée par l’Europe littéraire (1833-1834), qui donne d'importants
textes de Heine ; d'autres périodiques se spécialisent dans le domaine
germanique ou anglo-saxon, manifestations d'une compréhension de
la culture comme réalité internationale. « Déjà aucun ouvrage un peu
important ne paraît dans l'Europe qu'il ne soit aussitôt traduit dans
toutes les langues, commenté dans tous les journaux. (...) On ne peut
donc aujourd'hui borner ses études aux frontières de sa patrie, et un
journal littéraire qui ne parlerait que des écrits de sa nation pourrait
presque se comparer à un journal politique qui ne donnerait que les
nouvelles de son pays 486. » La bibliographie des traductions devient
un des principaux secteurs de l'activité intellectuelle et de l'industrie
du livre. Dès les débuts du romantisme allemand, les artisans du renouveau tiennent à honneur d'acclimater dans leur patrie les maîtres
étrangers dont ils se réclament. La traduction de Platon entreprise par
Frédéric Schlegel et menée à bien par Schleiermacher est un monument de la littérature allemande ; l'ouvrage, mis en chantier en 1800,
paraît à partir de 1804. Dès 1799 avaient été publiés le premier volume de la traduction de Shakespeare par August Wilhelm Schlegel et
aussi le tome premier du Don Quichotte traduit par Tieck, lequel contribua également à l'achèvement du Shakespeare de August Wilhelm ;
celui-ci donna aussi ses soins à des versions allemandes de pièces de
Calderon et de poèmes italiens.
Restait à trouver un nom pour cette connaissance des « littératures
étrangères » ; le nom apparut après la chose. Selon Sainte-Beuve, « la
branche d'études qui est comprise sous le nom de littérature comparée
ne date en France que du commencement de ce siècle 487 ». L'expres485
Cf. Henri GIRARD, Émile Deschamps et les littératures étrangères, Revue de
littérature comparée, 1921, pp. 252 sqq.
486 Annales de la littérature et des arts, 1820, t. I, p. 166 ; cité I. A. HENNING,
L'Allemagne de Madame de Staël et la polémique romantique, Champion,
1929, p. 322.
487 SAINTE-BEUVE, article sur Jean-Jacques Ampère, Revue des deux mondes,
1er septembre 1869 ; cité dans F. BALDENSPERGER, Littérature comparée, le
mot et la chose, article liminaire de la Revue de littérature comparée, I,
1921, p. 5. Cf. aussi : René WELLEK, The Name and Nature of comparative
Literature, in Comparatists at work, éd. S. T. NICHOLS and R. B. VOWLES,
Waltham, Mass., 1968 ; François JOST, Essais de littérature comparée, II,
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
411
sion « littérature comparée » est venue à l'esprit des historiens et critiques de la littérature à partir du moment où ils ont aperçu la possibilité d'une discipline appelée à établir un ordre positif à l'intérieur [321]
de l'immense domaine qui s'offrait à eux. Les œuvres, les genres, les
thèmes communs à la littérature internationale justifient des classements, des regroupements ; la méthode comparative avait fait ses
preuves, au XVIIIe siècle, dans le domaine de l'anatomie, où elle avait
permis de classer les êtres vivants selon la complexité de leur structure. Des analogies avaient pu être manifestées entre des classes
d'individus très différents les uns des autres, oiseaux, poissons, mammifères, selon la norme d'une nouvelle intelligence morphologique.
Goethe s'était servi de cet instrument spéculatif pour pressentir les métamorphoses des formes vivantes parmi les végétaux aussi bien que
parmi les animaux.
L'histoire littéraire est une histoire naturelle. A l'époque où Balzac
se réclame, pour sa Comédie humaine, des vues du biologiste Geoffroy Saint-Hilaire, l'immense domaine des littératures est perçu
comme subdivisé en secteurs nationaux, selon la diversité des langues.
Une intelligibilité globale relève des facteurs communs qui rapprochent ou distinguent les compartiments de cet espace. Analogies, similitudes et dissemblances, influences directes ou indirectes, emprunts, avoués ou non, sillonnent l'espace mental, au sein duquel la
recherche ouvrira des voies de communication. Le comparatisme
permettait un nouveau départ pour l'étude des religions, des législations, des philologies, des arts ; la littérature comparée s'inscrit parmi
les nouvelles sciences de la culture. Baldensperger a repéré des emplois de la formule en 1827 chez Villemain, puis chez Jean-Jacques
Ampère, qui évoque en 1830 la possibilité d'une « histoire comparative des arts et des littératures chez tous les peuples », à laquelle il
consacrera l'essentiel de ses travaux 488. Vico, Montesquieu, Herder
avaient donné des exemples de cette morphologie comparée des civilisations, appelée à devenir l'un des domaines de l'anthropologie culturelle à l'échelle de l'univers. L'époque contemporaine a beaucoup inEuropaeana, 1er série, Fribourg, 1968 ; Ph. VAN TIEGHEM, La Littérature
comparée, 1931, rééd. 1951 ; M. F. GUYARD, La Littérature comparée,
P.U.F., 1958.
488 F. BALDENSPERGER, Littérature comparée : le mot et la chose, article cité,
pp. 8-9.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
412
sisté sur la nécessité de cette intelligibilité transversale entre les séries
d'événements culturels contemporains. La recherche indisciplinaire,
souvent invoquée, si peu mise en œuvre, représente l'une des approches de cette culture de la confrontation, dont les objectifs se confondent avec ceux des artisans du comparatisme littéraire. Il y a loin
de l'invention d'une dénomination à la pratique scientifique digne de
ce nom. Le comparatisme a été considéré comme une spécialité parmi
toutes les autres, dont les techniciens doivent défendre leur existence
contre les confrères ennemis que sont pour eux les spécialistes de la
littérature indigène et ceux des cultures étrangères. L'absence de
communication entre voisins est l'un des caractères significatifs de
l'espace universitaire. La « littérature comparée » ne devrait pas représenter un secteur replié sur lui-même parmi d'autres secteurs fermés ;
le comparatisme perd son sens s'il n'est pas la pratique commune de
tous ceux qui ont pour programme l'étude de la culture de l'humanité.
La dénomination [322] littérature générale paraît plus valable que
« littérature comparée ».
Reste à déplorer que cette « littérature comparée » ne sorte guère
du domaine de la culture occidentale, Europe, Amérique et leurs dépendances intellectuelles. Les limites de la « littérature générale » sont
les limites de l'humanité ; l'Orient et l'Occident, le Sud et le Nord sont
solidaires dans l'ensemble du monde, tout autant que sont solidaires
les sous-ensembles nationaux dans l'ensemble de seconde grandeur
que constitue l'Occident. Les temps du comparatisme planétaire ne
sont pas venus ; la renaissance orientale n'a pas provoqué l'élargissement du champ intellectuel chez les indigènes de la terre, dont les
mentalités et les intérêts n'ont cessé de s'opposer. Même l'apparition
d'institutions à l'échelle mondiale ne semble pas avoir eu de conséquences sensibles dans le domaine des interférences culturelles.
En 1791, le naturaliste philosophe allemand Georg Forster, dans un
essai : Culture locale et culture générale (Ueber lokale und allgemeine Bildung), écrivait que les Européens devaient se soustraire à
l'impérialisme de la raison, afin d'être capables de « rassembler soigneusement en un bouquet toutes les fleurs que le génie de la poésie a
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
413
dispersées sur l'ensemble de la sphère habitée 489.. ». Forster avait fait
le tour du monde avec Cook et traduit en allemand la Sakountala de
Kalidasa. Puissent les « spécialistes » de la « littérature générale » se
décider un jour à faire à sa suite le tour du monde intellectuel.
489
Georg FORSTER, Werke, éd. de l'Académie de Berlin, 1958 sqq., Band VII,
p. 56.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
414
[323]
Les sciences humaines et la pensée occidentale.
Tome IX. Fondements du savoir romantique.
Deuxième partie :
Chapitre VIII
Savoir
Retour à la table des matières
La révolution non galiléenne rejette le modèle newtonien de la
science, sans renoncer à toute possibilité de connaissance. La mise en
question romantique de la science ne peut justifier l'abandon des acquisitions des disciplines positives depuis la révolution mécaniste. Les
mathématiques, la physique expérimentale, les sciences naturelles,
développées dans l'espace de deux siècles, font partie, de manière irrévocable, du nouveau globus intellectualis, y compris les découvertes
récentes en matière d'électricité, de chimie et de biologie. La critique
romantique ne songe pas à remettre en question des faits positivement
établis ; ils lui semblent au contraire autoriser ses nouvelles interprétations. La science n'a jamais été, ne peut pas être la simple accumulation de résultats incontestables. Ces données, déployées en pointillé
dans un immense espace, se présentent en ordre dispersé, comme autant d'affleurements du connu dans l'inconnu. L'intelligence humaine
s'efforce de regrouper les points selon des lignes de force représentées
par des hypothèses, des théories, moins sûres que les faits qu'elles prétendent justifier. L'idée de science, invoquée comme un modèle de
certitude assurée, ne désigne qu'une théorie de théories, une extrapola-
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
415
tion à base d'extrapolations qui ne devrait pas trouver place dans un
vocabulaire rigoureux. De même, lorsque les naturalistes d'autrefois et
de maintenant utilisent le mot nature, relief fossilisé d'anciennes représentations mythologiques, ce terme, auquel ils seraient incapables
de donner un sens précis, leur est à tel point indispensable qu'ils se
gardent de se poser des questions à son sujet.
L'exigence positive stricte interdirait d'utiliser le mot science, qui
ne désigne rien de satisfaisant pour l'esprit ; tout au plus existe-t-il des
disciplines, différentes les unes des autres, dont chacune met en œuvre
un ensemble spécifique de procédures méthodiques et de technologies. Chaque science correspond à un domaine dont elle s'efforce de
rendre raison par les moyens dont elle dispose ; mais rien ne permet
d'affirmer que ces domaines peuvent être additionnés les uns aux
[324] autres, de manière à constituer un ensemble doué de sens ; rien
ne nous assure qu'il ne subsiste pas, en dehors des terrains axiomatisés
par les savants de vastes intervalles, des terres inconnues. Le concept
d'une totalisation des sciences, qui s'affirmerait dans la Science, demeure un vœu pieux.
Bon nombre des plus grands savants ont reconnu le caractère limité
et insatisfaisant des connaissances acquises, si on les compare avec la
masse immense de celles qui restent à acquérir. Newton, patriarche de
la positivité scientifique, organisateur de la physique mathématique de
stricte observance, est le contraire d'un scientiste, au sens restrictif et
fanatique de ce terme moderne. L'auteur des Principia est conscient
du caractère superficiel des relations calculées entre les phénomènes
par la physique mathématique. Les équations constatent la cohésion
de fait entre les divers aspects du système du monde ; cette connaissance, si rigoureuse soit-elle, ne donne pas accès à l'essence des enchaînements qu'elle met en lumière. Le mot attraction, employé pour
désigner certains effets physiques, n'est effectivement qu'un mot, derrière lequel Newton précise qu'il est incapable de mettre quelque réalité que ce soit. Il lui est arrivé de regretter l'utilisation d'un terme qui
faisait image, au risque d'égarer la pensée. D'après une anecdote rapportée par Voltaire, le vieux Newton se serait comparé à un enfant,
aux plages de l'Océan, qui ramasse des galets roulés par les vagues.
Tout son savoir ne représentait pas plus qu'un caillou par rapport à
l'immensité de l'inconnu. Profondément religieux, Newton voyait dans
les acquisitions des sciences des hiéroglyphes de la présence divine,
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
416
dont les mystères se dérobaient aux prises de l'esprit humain. Il se
plaisait à étudier les textes les plus énigmatiques des Écritures saintes,
en particulier l’Apocalypse, selon des méthodes analogues à celles
qu'il appliquait aux phénomènes naturels. Cette face du génie de Newton devait être occultée lorsque l'esprit des lumières en vint à considérer comme indignes d'un génie scientifique ces spéculations irrationnelles. Voltaire et Condorcet ne parvenaient pas à comprendre que
Pascal, grand mathématicien et grand physicien, ait été aussi un chrétien obstiné, aux limites de la mystique. Le cas de Newton suscitait un
scandale du même ordre chez les admirateurs de son génie, qui, par
incompréhension et par indulgence, attribuaient ses égarements apocalyptiques aux effets d'une maladie mentale 490.
Newton n'était pas newtonien au sens des intellectualistes radicaux
de l'âge des lumières ; cet aspect de son génie a été méconnu par l'histoire des sciences, pour l'excellente raison que cette forme d'historiographie s'affirme sous l'impulsion de la philosophie mécaniste. Il s'agit
de suivre et de mesurer les progrès de la raison humaine, éveillée à
elle-même et responsable de son destin. L'attention au [325] devenir
est sous-tendue par une idéologie en vertu de laquelle seules importent
les conquêtes de l'intelligibilité rigoureuse. Le Pascal des Pensées atteste une arriération mentale déplorable par rapport au Pascal de l'Essai sur les coniques, de la machine arithmétique et du Traité de la pesanteur de la masse de l'air ; le Newton des Principia et de l'Optique
éclipse dans sa gloire le commentateur de l'Apocalypse et le calculateur passionné de la chronologie biblique, le Newton unitarien et arien
qui aura pour frère en la foi, à la fin du siècle, Joseph Priestley, le Lavoisier britannique, chimiste par occasion et théologien de l'Église
unitaire par profession. Les historiens rationalistes dissimulent la face
cachée de ces grands savants, en laquelle ils verraient volontiers une
maladie honteuse de leur intelligence.
Les options de l'historiographie faussent le sens de l'histoire. Si
l'on considère qu'il n'y a de connaissance digne de ce nom que dans la
fidélité à certaines exigences d'abord formulées par l'intellectualisme
hellénique, triomphantes dans le modèle euclidien, puis reprises en
490
Parmi l'abondante littérature récente sur Newton, signalons l'ouvrage de
Fritz WAGNER, Isaac Newton im Zwielicht zwischen Mythos und Forschung,
Freiburg, München, 1976.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
417
Occident selon l'axe Galilée-Newton, la majeure partie des siècles de
l'humanité se trouve réduite à la condition peu honorable d'asiles
d'ignorance. Dans la longue nuit qui précède l'âge de Périclès, dans les
siècles de l'Antiquité finissante et du Moyen Age, quelques étincelles
attestent que des individus exceptionnels conservent des germes de
rationalité. L'historien se hâte de traverser ces déserts pour atteindre
les époques bénies où s'annonce le fiat lux de l'intelligibilité militante.
Une telle historiographie se contente d'examiner le passé à la lumière
d'un état futur non encore advenu, dont elle se sert pour discriminer le
bon grain de l'ivraie. Ainsi procédaient Voltaire et Condorcet lorsqu'ils étudiaient le Moyen Age en l'accusant de ne pas respecter les
valeurs que le XVIIIe siècle devait mettre en honneur. Ainsi se comportent ceux qui se refusent à reconnaître l'importance d'une tradition
de la connaissance venue du fond des millénaires, qui a régi le savoir
humain jusqu'au XVIe siècle inclusivement. Refoulée par la révolution
mécaniste, l'ancienne vision du monde retrouve vigueur lorsque la
science galiléenne se trouve à son tour mise en accusation, au nom
d'évidences dont elle se refusait à admettre la validité. Une histoire
sans présupposé dogmatique, attentive à mettre en lumière le devenir
de la pensée des hommes, atteste l'éternel retour de certaines idées et
représentations, tantôt prédominantes, tantôt refoulées à l'arrière-plan,
dans une pénombre où elles attendent l'occasion de revenir en force
pour prendre le commandement de la connaissance instituée.
La révolution mécaniste avait assuré le triomphe d'une représentation analytique de l'univers, dissocié en un nombre immense de Phénomènes isolés dont la cohésion était assurée par le déterminisme rigoureux des lois scientifiques. Le romantisme revient à un mode de
savoir antérieurement régnant, qui ne borne pas son ambition à déchiffrer l'ordonnancement superficiel des phénomènes, mais s'efforce de
faire alliance avec l'essence de la réalité cosmique. Au lieu de s'en tenir à la poussière des faits, arbres qui cachent la forêt, il faut essayer
[326] de pénétrer jusque dans les profondeurs de l'être, grâce à une
connaissance qui soit aussi une sagesse et presque une religion. Galilée avait été condamné par un tribunal religieux, pour cette raison précisément que les procédures scientifiques qu'il mettait en œuvre se
développaient dans un espace neutralisé, échappé au contrôle de la
révélation chrétienne et de la théologie qui se réclamait de cette révélation. La physique expérimentale et mathématique des modernes,
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
418
émancipée de toute obéissance religieuse, institue des habitudes mentales, que l'avènement du romantisme démentira .à nouveau. La
science unitaire de Galilée, de Newton et d'Einstein fut précédée par
une autre science unitaire qui avait assuré l'établissement de l'homme
dans l'univers. « Pendant la longue période de développement scientifique précédant la promulgation par Newton de la loi de la gravitation
universelle, on avait généralement reconnu et accepté une autre loi
universelle, que celle de Newton supplanta. Et cette loi naturelle universelle était astrologique 491. »
L'astrobiologie demeure présente dans la culture contemporaine
sous forme d'épaves suspectes ; l'art des horoscopes relève de l'exploitation de la crédulité publique. Cette dégénérescence ne devrait pas
dissimuler le fait que le plus ancien modèle de savoir mis au point par
l'intelligence humaine a fait autorité sur la majeure partie de la terre,
particulièrement en Asie, avant de conquérir l'Europe, en passant par
la Babylonie, l'Assyrie et l'Égypte 492. Le culte quasi universel des
astres, considérés comme des dieux, sources de toute autorité, générateurs de bénédictions et de malédictions pour les hommes et leurs travaux, déploie sur l'univers un immense réseau de relations intelligibles. La toute-puissance divine exerce son déterminisme de haut en
bas ; les existences d'ici-bas, dont le devenir est régi par les influences
supérieures, peuvent lire leur destin dans les mouvements des astres,
et même, grâce à des techniques appropriées, tenter d'infléchir dans un
sens favorable le sens de leur prédestination. La science des horoscopes n'est qu'un aspect de l'immense système d'influences en réciprocité d'action qui assure l'unité du Cosmos ; l'alchimie, les sciences des
êtres naturels, l'anthropologie et la médecine proposent d'autres composantes de cette synthèse parfaitement cohérente, étonnante réussite
de l'esprit humain, puisqu'elle a défini le droit commun de la connaissance en Occident depuis les origines jusqu'à la Renaissance.
Le fait que ce modèle épistémologique nous paraît rationnellement
insoutenable ne doit pas dissimuler son importance passée, ni non plus
les services qu'il a rendus à la culture pendant des millénaires, en
fournissant aux philosophes, aux savants et aux sages l'horizon à
491
Lynn THORNDIKE, The true place of Astrology in the History of Science,
Isis, 1955, p. 273.
492 Cf. René BERTHELOT, L'Astrobiologie et la pensée de l'Asie, Payot, 1949.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
419
l'intérieur duquel se déployaient leurs travaux. Le rationalisme, l'intellectualisme grec, dans leurs conquêtes les plus parfaites [327]
n'échappent pas à cette domiciliation : la biologie d'Aristote, la géométrie d'Euclide, l'astronomie de Ptolémée, la médecine d'Hippocrate
et de Galien présupposent le monde intelligible de l'astrobiologie dans
l'enchaînement de leur argumentation. La dédicace de l’Almageste de
Ptolémée, chef-d'œuvre de l'astronomie grecque, est significative :
« Rien mieux que l'astronomie ne saurait frayer la voie à la connaissance théologique ; seule, en effet, elle a le pouvoir d'atteindre avec
sûreté l'Énergie immobile et abstraite, en prenant pour point de départ,
l'étude approximative des énergies qui sont soumises aux sens et qui
sont à la fois mouvantes et mues, d'atteindre les essences éternelles et
impassibles qui résident sous les accidents. (...) Mieux que toute autre
occupation, elle prépare des hommes qui sachent, dans la pratique et
dans les mœurs, discerner ce qui est beau et ce qui est bien, par la contemplation de la constante similitude que présentent les choses célestes, de la parfaite ordonnance de la symétrie, de la simplicité qui y
règnent (...) elle habitue l'âme à acquérir une constitution qui leur ressemble et, pour ainsi dire, elle lui rend naturelle cette constitution 493. »
Ptolémée, au second siècle de notre ère, est un mathématicien et un
théoricien de génie ; sa représentation parfaitement intelligible de
l'univers est demeurée sans rivale jusqu'à Copernic, ou plutôt jusqu'à
Galilée. Sa détermination du Cosmos s'inscrit dans le déploiement
d'une relation de l'immanence à la transcendance, assurant l'harmonie
entre l'âme humaine et l'âme divine qui gouverne le monde. Le génie
d'Aristote, dans tous les compartiments de son œuvre encyclopédique,
respecte les normes de la cosmobiologie, droit commun de l'intelligence antique. Le Dieu des chrétiens recueille l'héritage des divinités
astrales ; Albert le Grand, Thomas d'Aquin et les maîtres de la scolastique, comme avant eux les Pères de l'Église, ne songent nullement à
rejeter le patrimoine culturel de l'astrobiologie, objet d'un consentement mutuel qui va sans dire ; il serait inutile de le rappeler en toute
occasion. Les philosophes et les savants de la Renaissance reprennent
cette représentation de l'univers ; ils s'ingénient à négocier les rapports
493
PTOLÉMÉE, Dédicace à son frère de la Grande composition mathématique de
l’astronomie, traduction de Pierre DUHEM.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
420
de la liberté humaine avec la prédestination astrale, sans pour autant
nier la réalité de celle-ci. De siècle en siècle, les systèmes rationnels et
les axiomatisations mathématiques, loin d'exclure les postulats de la
sagesse cosmique, s'inscrivent à l'intérieur de ses schémas fondamentaux.
La révolution socratique, l'intellectualisme des Sophistes, avait esquissé une rupture entre l'immanence et la transcendance, entre le muthos et le logos. Nous ignorons quelle était exactement l'attitude de
Socrate, le maître d'ironie, dans les témoignages qui subsistent de son
enseignement, s'étant exprimé de préférence de façon négative. Son
disciple immédiat Platon, et après lui Aristote, pères fondateurs de la
philosophie occidentale, se situent dans la perspective de la [328] pensée astrale. Après eux, la culture hellénistique propose un nouvel épanouissement de l'astrobiologie. Selon Festugière, « qu'il s'agisse
d'astrologie, de thérapeutique, d'alchimie, voire de magie, une même
figure du monde se dessine, d'où résulte une même façon de comprendre la science et la religion. Cette doctrine du monde manifeste
une réaction contre la science abstraite. Elle est à l'opposé d'une
science du type mathématique, dans laquelle tout phénomène se réduit
à une formule, et tout l'ensemble des phénomènes à un ordre de formules intelligibles à la seule pensée. Sans doute ce type de science
n'a-t-il jamais prévalu dans l'Antiquité. Mais on y avait fait une part
aux études mathématiques et, pendant longtemps, il n'avait pas semblé
qu'un homme cultivé pût les négliger. (...) La doctrine nouvelle s'oppose résolument à l'appareil scientifique traditionnel dans les écoles.
(...) On voit bien pourquoi. Les études mathématiques ne faisaient appel qu'à la raison ; elles prétendaient aboutir sans un recours direct à la
divinité 494. »
Le développement des mathématiques antiques n'est jamais libre
de toute adhérence ontologique, ainsi que l'attestent les spéculations
des écoles pythagoricienne et néopythagoricienne. Le Dieu de Platon
est un Dieu géomètre ; la doctrine secrète de l'auteur du Phédon identifie en dernière analyse les idées à des nombres, dont les combinaisons transcendantes fournissent la clef des réalités d'ici-bas. Le néoplatonisme développera les mystères de la haute mathématique, fon494
FESTUGIÈRE, La Révélation d'Hermès Trismégiste, t. I : l'Astrologie et les
sciences occultes, 2e éd., Gabalda, 1950, p. 357.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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dement d'une intelligibilité réservée aux initiés. Ces principes assurent
l'unité de la connaissance cosmique, somme du savoir possible ; le
domaine supra-lunaire des essences divines et le domaine sublunaire
des réalités d'ici-bas sont soumis à une législation unitaire. « Le
monde intelligible est suspendu à Dieu, le monde sensible à l'intelligible, et le soleil, à travers le monde intelligible et le monde sensible,
reçoit de Dieu pour sa provende l'influx du Bien, c'est-à-dire de l'action créatrice. En outre, tout autour du soleil gravitent les sphères. (...)
C'est de ces sphères que dépendent les démons, et des démons les
hommes, et ainsi tout et tous sont en dépendance de Dieu 495. » L'unité
des principes du Cosmos suscite une solidarité intime entre toutes ses
parties. « Depuis l'âge hellénistique jusqu'à la Renaissance, cette doctrine de l'unité du Cosmos et de la sympathie qui en lie tous les
membres a eu valeur de dogme 496. » La dogmatique unitaire engendre
une triple fonction de l'âme universelle. Latéralement, horizontalement, si l'on peut dire, les êtres divins sont solidaires les uns des
autres, comme aussi dans le monde d'ici-bas les êtres terrestres. De
plus, se trouve nouée de haut en bas une solidarité verticale entre le
divin et le terrestre. Cette interdépendance est exprimée par la notion
de sympathie : « le monde est un organisme unifié, (...) et [329] un tel
organisme se reconnaît à ceci que tout ce qui en affecte une partie affecte les autres parties 497 ».
L'idée de sympathie, et la notion antagoniste d'antipathie, règlent le
déploiement de l'intelligence coordinatrice qui assure le fonctionnement conjugué du macrocosme et du microcosme. « Le monde étant
un grand vivant, il allait de soi que toutes les parties du monde communient dans un même souffle. Ce qui affectait l'une des parties affectait toutes les autres : c'est ce que rendait le mot de sumpatheia 498. »
Cicéron expose cette célèbre coordination : « Que dire aussi de cet
accord de l'univers qui communie (...) dans une même continuité entre
ses parties. (...) La terre pourrait-elle tour à tour se couvrir de fleurs,
puis se dessécher ? Pourrait-on, alors que tant de choses se transforment, reconnaître comment le soleil se rapproche, puis s'éloigne, aux
495
Ibid., p. 92.
P. 90.
FESTUGIÈRE, La Révélation d'Hermès Trismégiste, t. II, Le Dieu cosmique,
Gabalda, 1949, p. 418.
498 Ibid., p. 420.
496
497
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
422
solstices d'été et d'hiver ? Verrions-nous cette correspondance entre
les mouvements des flots de la mer, ainsi que des courants dans les
détroits et le lever ou le coucher de la lune ? Quand le ciel tout entier
opère sa conversion d'un mouvement unique, se pourrait-il que les
astres conservassent avec tant de régularité leurs circuits si divers ?
Tout cela ne pourrait arriver avec une telle concordance dans toutes
les parties du monde, si un même souffle divin ne les unissait toutes et
ne les maintenait ensemble 499. »
Le présupposé d'une conspiration entre la totalité des êtres de
l'univers impose au savoir ancien la loi d'une intelligibilité aussi
stricte que, chez les modernes, le principe du déterminisme universel.
Les corrélations de la sympathie s'étendent à « tous les êtres de la
terre. Il n'y a plus seulement un lien entre les astres du ciel et les flots
de la mer ou la croissance des animaux et des plantes : c'est sur la
terre même que les êtres exercent une influence les uns sur les autres,
ces actions et réactions mutuelles étant dues à des vertus occultes qui
émanent de la même force vitale partout présente. La doctrine de la
sympathie universelle s'est enrichie par l'observation des faits de la
nature qui, depuis les Enquêtes sur les animaux d'Aristote, est un des
traits de l'âge hellénistique 500 ». L'homologie du macrocosme et du
microcosme fonde une correspondance entre le Grand Organisme de
l'univers astral et la structure du corps humain, dont les organes sont
les planètes d'un cosmos en miniature ; dans l'ordre des phénomènes
terrestres, plantes et animaux présentent une constitution identique ;
les racines sont les pieds et les rameaux les membres. L'unité intelligible du Cosmos, dans sa totalité et dans chacun de ses aspects, se
trouve vérifiée par le témoignage constant de la perception et l'interprétation théorique. « Qu'il s'agisse d'astrologie, de thérapeutique,
d'alchimie, voire de magie, une même figure du monde se dessine,
d'où [330] résulte une même façon de comprendre et la science et la
religion 501. » La mentalité astrobiologique ne se propose pas un examen critique de faits établis par des procédures objectives, mais une
contemplation de l'unité du monde, sous l'effet direct de cette piété
cosmique évoquée par Ptolémée. Depuis que Galilée a dissocié la neu499
500
CICÉRON, De natura deorum, VII, 19, dans Festugière, op. cit., pp. 419-420.
Pp. 422-423.
501 FESTUGIÈRE, op. cit., L'Astrologie et les sciences occultes, p. 357.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
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tralité de la science et l'obéissance de la foi, une longue préparation
est nécessaire pour imaginer ce que pouvait être l'attitude mentale et
spirituelle d'un savant alexandrin, médiéval ou renaissant, éclairé par
l'inspiration divine qui lui révèle les chemins de la providence cosmique dans le ciel et sur la terre. Festugière constate que l'histoire naturelle, la médecine, l'alchimie des Anciens ont accumulé en grand
nombre des observations exactes et précises ; malheureusement ce
travail valable a été réalisé pour le service d'une mauvaise cause. « Si
la doctrine de la sympathie s'était bornée à reconnaître les liens de dépendance entre les parties de l'univers, et si l'on s'en était tenu à considérer ces liens comme des rapprochements physiques ou mécaniques,
non seulement cette doctrine eût été raisonnable, mais elle eût pressenti une authentique vérité, cette même vérité que la loi d'attraction
universelle rend aujourd'hui par une autre métaphore 502. »
Festugière semble reprocher aux Anciens de n'avoir pas pratiqué la
mécanique et la physique des modernes, tout en reconnaissant qu'ils
avaient établi entre les phénomènes de l'univers un réseau cohérent de
relations intelligibles. « Ces propriétés d'action et de réaction des êtres
concrets les uns sur les autres, nous les formulerions aujourd'hui en
termes de chimie ou de radioactivité ; pour les Anciens, ce sont des
“vertus occultes”, des forces étrangères, inexplicables par les seules
raisons naturelles 503. » L'historien paraît imaginer que les Anciens,
ayant à choisir entre les « vertus occultes » et les « raisons naturelles », se sont prononcés dans le mauvais sens ; autant vaudrait leur
reprocher d'avoir ignoré la chimie post-lavoisienne et la radioactivité,
alléguées comme pour leur faire honte de leurs insuffisances. Le système astrobiologique permet à l'humanité d'habiter en pensée dans un
univers doué de sens. Les grands noms de l'histoire de la pensée, depuis Hippocrate et Ptolémée, Platon et Aristote jusqu'à Thomas
d'Aquin, Marsile Ficin et Copernic lui-même, en qui survit l'antique
représentation du Cosmos, ne se seraient pas contentés d'un modèle de
l'univers aberrant et absurde. Même si cela répugne à des esprits d'aujourd'hui, il faut admettre que les relations « occultes » étaient vérifiées par l'expérience, que les horoscopes apportaient des satisfactions
aux intéressés et que la médecine astrologique produisait des résultats
502
503
Ibid., p. 94.
Ibid., p. 358.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
424
d'une qualité suffisante pour une clientèle qui d'ailleurs n'avait pas le
choix, et trouvait le confort intellectuel dans ce système de sécurité
capable d'insérer chaque individu au sein de la régulation de la vie
universelle.
[331]
La révolution galiléenne a rompu avec les anciens usages, depuis
lors discrédités en raison raisonnante. L'intelligence moderne a pris
parti pour Galilée, et juge ses juges pour cause d'obscurantisme et de
sottise. Mais le jugement de 1633 était conforme à l'état d'esprit général ; les partisans de Galilée ne représentaient qu'une minorité infime
d'esprits en avance sur leurs temps. Galilée et Newton eux-mêmes,
après avoir imposé une représentation scientifique du monde, se sont
heurtés à l'objection de conscience des romantiques. Témoin de ce
retour offensif d'un état de la connaissance que l'on pouvait croire discrédité à jamais, l'Idéologue Destutt de Tracy laissait échapper un jour
une allusion méprisante aux « sciences occultes ou pour mieux dire
imaginaires » ; et il commentait : « je ne connais pas d'expression plus
obscure que celle de science occulte. La science est une lumière,
comment pourrait-elle être occulte ? C'est la même chose que si l'on
disait : “un jour nocturne” 504 ».
Tracy, théoricien de l'Idéologie, représente l'antiromantisme par
excellence. L'homme des lumières, fidèle au mot d'ordre emblématique de plusieurs générations d'intellectuels, voit dans l'idée d'un
« jour nocturne » une contradiction dans les termes, d'autant plus
scandaleuse que l'auteur des Éléments d'idéologie, ancien combattant
de l'intellectualisme, a conscience de vivre au temps d'un crépuscule
de ses convictions les plus chères. Schelling souligne la rupture entre
deux mentalités : « Si dans la nuit même, une lumière se levait, si un
jour nocturne et une nuit diurne pouvaient nous embrasser tous, ce
serait enfin le but suprême de tous les désirs. Est-ce pour cela que la
nuit éclairée par la lune émeut si merveilleusement nos âmes et jette
504
Destutt DE TRACY, De l'amour, essai publié pour la première fois, en italien,
dans une revue de Milan, en 1819 ; éd. G. CHINARD, Belles Lettres, 1926, p.
4.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
425
en nous le frémissant pressentiment d'une autre vie toute proche 505 ?
La mutation des évidences s'annonçait depuis longtemps, depuis les
Pensées nocturnes de l'Anglais Edward Young (1742), annonciations
des célébrations de Novalis dans ses Hymnes à la Nuit, publiés dans
l’Athenäum en 1800, peu de temps avant la mort du poète. Une brève
mention dans le journal de Joseph Joubert, l'ami de Chateaubriand,
indique le principe de cette sagesse neuve : « ferme les yeux et tu verras 506 ».
Face à l'idéologie des lumières, les romantiques sont les hommes
de l'illumination intérieure. Leur savoir se nourrit des certitudes qui se
prononcent aux racines de l'être personnel, en communion avec l'intelligibilité secrète qui anime le Cosmos. Le triomphe de la science expérimentale n'a pu supprimer le modèle astrobiologique, dont la tradition se prolonge, de génération en génération. Discréditée selon le jugement des esprits éclairés, cette seconde voix de la culture est [332]
condamnée à une clandestinité en harmonie avec son humeur propre ;
mais elle ne cesse de se prononcer dans la conscience de quelques
élus. Pour l'idéologie des lumières, la vérité, bien commun de l'humanité, offerte à tous et à chacun dans sa plénitude, fait partie d'un patrimoine cosmopolitique dont la diffusion doit être assurée par la voie
de l'éducation du genre humain, par la pratique de la philanthropie
intellectuelle. Le libre accès à la vérité fait d'elle un objet de communication égalitaire ; but suprême de la connaissance, l'Encyclopédie
serait l'exposition universelle de toutes les vérités partielles dans un
espace auquel tous les individus sans exception auraient accès. Parvenu au terme de ses études, le savant, l'intellectuel verrait les provinces
de l'Encyclopédie s'étaler devant lui dans un panorama d'intelligibilité
dont son esprit pourrait prendre le commandement. Le but suprême de
la connaissance selon d'Alembert serait, par une analyse rigoureuse,
de dégager les principes qui président à chaque discipline particulière,
puis de procéder à des axiomatisations de plus en plus générales, de
manière à mettre en lumière la loi suprême de l'intelligibilité, telle que
la saisirait une pensée divine.
505
SCHELLING, Zusammenhang der Natur mit der Geisterwelt, Ein Gespräch
aus dem Nachlass (1816-1817) ; Werke, Stuttgart, Bd. IX, 1861, p. 64 ; cité
dans Albert BÉGUIN L'âme romantique et le rêve, 3e éd., Corti, 1939, p. 86.
506 Les Carnets de Joseph JOUBERT, janvier 1801, p.p. A. BEAUNIER, N.R.F.,
1938, t. I, p. 286.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
426
Une telle économie de la pensée ne peut être cherchée que par les
voies et moyens des mathématiques, paradigme de toute certitude.
Seul le langage rigoureux de la géométrie et de l'algèbre peut assurer
les abstractions indispensables à la mise en équations de l'univers,
éliminant de la vérité les aspects non compatibles avec la mesure et le
calcul ; si la vérité va de pair avec l'universalité, tout ce qui n'appartient qu'à l'individualité concrète peut être laissé de côté sans dommage pour le résultat final. Partisan de la résolution mathématique de
toute vérité digne de ce nom, Léon Brunschvicg reprenait « la parole
brutale, mais profonde, que Poinsot prononçait au lendemain du Génie
du Christianisme, à l'aurore du romantisme : « Si les mathématiques
cessaient d'être la vérité même, une foule d'ouvrages ridicules deviendraient très sérieux, plusieurs même commenceraient d'être sublimes 507. » Poinsot, mathématicien de haute valeur, se situe dans la
tradition de d'Alembert ; sa révolte contre le retour offensif du mysticisme et de l'illumination souligne l'incompatibilité entre deux mentalités dont le combat se prolonge tout au long de l'histoire de la pensée.
Contrairement à ce qu'imaginent des historiens dépourvus d'historicité, il n'y a pas de coupures à bords francs dans le devenir de la représentation du monde. On n'a pas le droit d'affirmer que dans les années 1630, sous l'effet de la révolution mécaniste, mise en œuvre par
Galilée, Descartes, Mersenne, etc., la science a changé de lit, renonçant définitivement à l'idée d'un monde vivant et animé, pour adopter
la théorie rationnelle selon laquelle la totalité du réel s'analyse en un
agrégat de molécules matérielles combinées selon les lois du mouvement. La nouvelle doctrine a mis longtemps à triompher des [333] résistances ; la condamnation de Galilée fit reculer le prudent Descartes
lui-même. En France, les schémas cartésiens ne parvinrent à prévaloir
que dans le dernier tiers du XVIIe siècle, bien après la mort de leur
auteur, exilé loin de son ingrate patrie, où sa doctrine, lorsqu'elle devint influente, se heurta à toutes sortes de persécutions officielles. La
condamnation romaine de Galilée ne fut levée qu'au début du XIXe
siècle.
Sans doute, le combat retardateur de l'obscurantisme contre les lumières est-il d'avance voué à l'échec, les résistances ne pouvant à la
507
Dans Léon BRUNSCHVICG, Les Étapes de la philosophie mathématique,
Alcan, 3e éd., 1929, pp. 367-368.
Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX. (1982)
427
longue se maintenir devant les évidences contraires. Le Vatican a été
contraint, pour sa plus grande honte, d'admettre l'enseignement de
Descartes, de Galilée, de Newton dans les universités catholiques. La
question n'est pas simple. La cosmobiologie des Anciens n'est pas seulement une représentation mathématique des mouvements des planètes dans le système solaire, théorie à laquelle une autre théorie peut
se substituer purement et simplement. La vision traditionnelle du
monde, synthèse du savoir, ne met pas en cause seulement une poignée d'astres postés dans un petit coin de l'univers ; elle propose un
aménagement global des rapports entre l'homme, le monde et la divinité. L'astronomie des modernes ne remplace pas l'astrologie ; elle
détruit le fondement du système du Monde. En proposant un ordonnancement différent du système solaire, elle suscite l'effondrement de
la totalité des certitudes humaines, sans rien proposer pour leur réédification sur de nouvelles bases. La réalité humaine se trouve à découvert au milieu de ce vide immense et menaçant, qui suscitait l'angoisse
de Pascal. Pour éviter cette catastrophe, les juges de Galilée estimèrent, en leur âme et conscience, qu'il fallait préserver l'ordre mental
établi, fût-ce au prix de quelques erreurs de calcul.
L'astronomie galiléenne ne traite que de l'ordonnancement des
phénomènes célestes. Les spécialistes de l'observation du ciel, puis les
savants adonnés à la science expérimentale dans l'obédience des nouvelles sociétés scientifiques, pouvaient développer leur pratique selon
le code galiléen. Mais ce code ne fournissait pas d'indications utiles en
ce qui concerne l'aménagement du domaine humain ; les phénomènes
vitaux, dans la nature et dans l'homme, résistent à l'application de
l'intelligibilité physico-mathématique, en dépit des tentatives téméraires des iatro-mathématiciens et des iatro-mécaniciens, dont le simplisme échoue à rendre compte de la souplesse de l'ordre vital ;
l'homme-machine, privé d'âme et fonctionnant comme un automate,
n'est qu'une caricature d'humanité. L'analyse positive du réel avait
triomphé dans le ciel, où les choses sont plus simples ; il lui fallait
gagner en complexité et en finesse pour s'imposer à la surface de la
Terre. Le domaine de la chimie ne sera débarrassé des représentations
animistes parasitaires que vers la fin du XVIIIe siècle, au temps de
Lavoisier et de Priestley ; l'alchimie est éliminée avec un siècle et demi de retard sur la révolution galiléenne ; depuis lors, les faiseurs d'or,
s'ils n'ont pas disparu, puisqu'il y a toujours des docteurs Faust à la
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428
recherche de l'absolu, sont considérés comme des hors la [334] loi
scientifiques. Étudiant à l'académie minière saxonne de Freiberg, dans
les années 1797-1799, Novalis peut pourtant, en ce haut lieu de la
connaissance, faire entrer dans sa synthèse romantique des éléments
d'une géologie et d'une chimie où prédomine la représentation d'un
univers animé par les forces du Cosmos.
L'intelligibilité cosmomorphique régit pendant longtemps encore
l'économie des phénomènes vitaux dans les plantes, les animaux et les
hommes. Les représentations animistes fournissent des explications
qui, dominantes jusqu'au XVIe siècle, ne reculent que lentement ensuite ; il est difficile de trouver une théorie de remplacement qui présente une crédibilité suffisante ; on ne détruit que ce qu'on remplace.
On ne pourra parler d'une médecine vraiment positive qu'au XIXe
siècle. Le titre de l'Introduction à la médecine expérimentale, publiée
par Claude Bernard en 1856, garde la valeur d'un manifeste, en dépit
de quelques courageux prédécesseurs ; l'opinion moyenne et la pratique du corps médical retardent par rapport à la pensée des théoriciens de pointe et d'ailleurs il existe d'un pays à l'autre des frontières
épistémologiques. La médecine française et la médecine allemande
ont eu pendant longtemps une histoire séparée ; ce qui est vrai de la
première au début du XIXe siècle ne l'est pas de la seconde. Les cours
de « physique » enseignés dans les collèges au XVIIIe siècle s'inscrivent encore, pour la plupart, dans le cadre de la philosophie naturelle
traditionnelle, régie par les schémas aristotéliciens.
En ce qui concerne l'anthropologie et la médecine, les représentations de l'astrobiologie demeurent prédominantes jusqu'à une époque
avancée. Évoquant le cas de Paracelse (1493-1541), initiateur de la
médecine germanique, Alexandre Koyré souligne que sa prétention à
une thérapeutique « expérimentale » ne doit pas tromper le lecteur, car
cette « expérience qu'il prônait tant n'avait absolument rien de commun avec l'expérience telle que nous l'entendons aujourd'hui 508 ».
Avant Paracelse, Roger Bacon (1212-1292), l'un des maîtres de la scolastique médiévale, avait préconisé une méthode « expérimentale » ;
l’experimentum tel qu'il l'entendait était pleinement ouvert aux merveilles de l'astrologie et de l'alchimie. Paracelse, novateur pourtant, et
508
Alexandre KOYRÉ, Mystiques, spirituels, alchimistes du XVIe siècle
allemand, A. Colin, 1955, p. 47.
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plein de mépris pour la scolastique, ce qui lui valut le surnom de « Luther des médecins », était « homme de son temps et, à son époque,
tout le monde croyait aussi bien à la transmutation des métaux qu'à
l'influence des astres ; allons plus loin encore : il était, à notre avis,
parfaitement raisonnable d'y croire. (...) Ceux qui n'admettaient point
l'influence astrale n'étaient pas en avance sur leur temps. Ils avaient du
bon sens, mais aucune pensée vraiment scientifique 509 ». Médecin
inspiré, prophète, voyant, Paracelse est conforme à la conception romantique du génie. Ses intuitions thérapeutiques, ses découvertes,
s'inscrivent dans le cadre de ce que Koyré appelle un « panvitalisme
[335] magique », où l'on pourrait découvrir quelques analogies avec
l'idéalisme magique de Novalis ou de Schelling. Les harmonies, les
correspondances entre microcosme et macrocosme, les sympathies et
antipathies cosmiques, l'identité du matériel et de l'immatériel proposent les voies et moyens d'une action efficace selon le corps et selon
l'esprit.
L'influence de Paracelse demeure présente dans la médecine germanique jusqu'à l'âge romantique. La tradition est reprise par JeanBaptiste Van Helmont (1580-1644), né à Bruxelles, étudiant de Louvain, contemporain de Descartes, théoricien de l'anthropologie animiste, que son fils Franz Mercurius Van Helmont défendra, après lui,
contre les critiques de Leibniz. Van Helmont considère la vie humaine
comme un agencement de principes régulateurs, comme une hiérarchie d'âmes superposées, personnifiées comme des archées, dénomination empruntée au vocabulaire de Paracelse. Cette mythologie
d'âmes immanentes, dont la bonne harmonie est parasitée par l'intervention des âmes morbides de la pathologie, n'a pas empêché Van
Helmont de fournir des indications utiles pour la physiologie. Van
Helmont a rédigé un traité, Arcana Paracelsi, pour défendre la mémoire de son maître. Il adresse à Mersenne, en 1630, une critique des
vues de Gassendi, tenant du mécanisme radical, et adversaire de la
philosophie occulte ; le chanoine de Digne dénonce certaines vues
erronées, mais il a tort sur le fond. « Le sieur Gassendi défend très
bien la vanité de la Cabale fondée en leur alphabet, mais semble méconnaître celle qui fut donnée du mont Sinaï, qui n'est autre que
l'astronomie magique, qui n'a nul besoin d'observations ou calcula509
Ibid.
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tions, instruments, etc., ainsi s'apprend du ciel même et en peu
d'heures 510... » Cette science révélée et divine fut celle de Paracelse,
mais l'astronome Gassendi prétend s'en passer : « il se joue des jugements astrologiques, comme si l'art dont il professe la théorie n'avait
autre objet que de seulement remarquer les révolutions et courses des
astres 511... » Il existe une astrologie vulgaire et illusoire, dénoncée par
Paracelse, mais la pratique médicale ne peut se passer de recourir à
l'astrologie savante. Les astres, qui commandent aux phénomènes météorologiques, au renouvellement des saisons et à la croissance des
plantes, régissent aussi la santé et la maladie, vicissitudes de la réalité
humaine, tout de même que la végétation des minéraux et des plantes.
Comme celui de Paracelse, le savoir de Van Helmont est une alliance composite d'éléments empruntés à l'astrobiologie et à l'alchimie
traditionnelles avec des thèmes de spiritualité chrétienne et des représentations gnostiques. Dieu révèle à ses élus une science secrète afin
qu'ils la mettent en œuvre pour le service de sa Providence. Ce programme épistémologique et pratique est également celui de la confrérie des Rose-Croix, société inspirée d'un hermétisme chrétien, [336]
dont on suit la trace depuis le début du XVIIe siècle, en Allemagne, en
Angleterre, peut-être même en France. Descartes (Renatus Cartesius,
R.C.) n'a sans doute pas été l'un d'entre eux, comme on l'a prétendu ;
mais il est possible qu'il ait été, par curiosité, en rapport avec certains
adeptes. Cette catégorie d'illuminés se perpétuera dans une semiclandestinité jusqu'à l'âge romantique et même au-delà, entretenant la
tradition cosmomorphique, dans une ambiance de religiosité chrétienne. Ces spéculations en marge de la science rigoureuse ne sont pas
de simples asiles d'ignorance ; elles ont pu contribuer à l'avancement
de la connaissance, comme le très positif Cabanis le reconnaissait
dans le cas de Van Helmont : « Du milieu de cette fumée alchimique
et superstitieuse où trop souvent ses idées sont comme perdues, jaillissent par intervalles des traits d'une vive lumière. C'est sur la route de
510
J. B. VAN HELMONT à Mersenne, 19 décembre 1630, dans Correspondance
du P. Marin MERSENNE, éd. TANNERY et DE WAARD, t. II, Beauchesne,
1936, p. 585.
511 P. 586.
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l'erreur qu'il a fait d'heureuses découvertes ; et c'est dans la langue des
charlatans qu'il annonce de brillantes vérités 512. »
Pour un esprit pénétré d'une dogmatique de la vérité, le mélange
des données exactes avec des représentations qu'il juge grossièrement
erronées est un objet de scandale. L'histoire de la science à partir des
erreurs premières, enseignait Bachelard, procède par rectifications
successives. Cabanis et Bordeu sont tributaires de l'école de médecine
de Montpellier, dont l'enseignement est la voie royale de l'intelligence
de la vie dans la France des lumières. Les maîtres de Montpellier ont
reçu l'héritage de l'animisme de Van Helmont, épuré et transformé en
vitalisme par Georg Ernst Stahl (1660-1734), professeur à l'université
nouvelle de Halle. A la montée de l'intelligence mécaniste et matérialiste, négatrice de la vie universelle, Stahl oppose la doctrine de l'organisme (nous dirions aujourd'hui « organicisme »), qui maintient la
spécificité irréductible de la vie, en se réclamant de Paracelse et de
Van Helmont. Les schémas mécaniques proposés par Descartes et
Boerhaave ne pénètrent pas jusqu'à l'essence de la vie, providence
immanente aux phénomènes. L'âme préside à la constitution du corps
à partir de la conception, et assure le fonctionnement coordonné des
fonctions organiques. De là une médecine de l'unité vitale et du respect de la vie, considérée comme une harmonie à la fois immanente et
transcendante à la réalité.
Stahl renonce à la mythologie animiste de Van Helmont ; il refuse
les services des archées, mais son vitalisme représente une transposition en mineur de la même inspiration. Stahl professe à Halle, université qui est le siège social et le centre de rayonnement du piétisme à
travers les Allemagnes. L'influence de cette religion de l'intériorité
fervente est perceptible dans son oeuvre médicale. D'autre part, Stahl
est un chimiste selon la tradition de l'alchimie, car les conceptions
nouvelles de la chimie mécaniste proposées en Angleterre par Boyle
n'ont pas été reçues à Halle ; il a réussi à se libérer de l'idéologie traditionnelle, [337] pour progresser sur le chemin de la rationalisation ; sa
théorie du phlogistique, l'une des hypothèses de travail de la chimie
jusqu'à Lavoisier, est l'expression d'un vitalisme pour la matière, dont
l'inspiration se retrouvera dans les spéculations r

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