Le moment mexicain dans l`histoire française de l`aventure (18

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Le moment mexicain dans l`histoire française de l`aventure (18
HSAL, nº7, premier semestre 1998, 123 – 137
Le moment mexicain
dans l’histoire française de l’aventure (1840-1860)
Sylvain Venayre
De celui qui s’apprête à traiter de l’aventure en historien, on attend
encore quelque justification, la raison, au moins, d’un tel écart vers les
limites décrétées du savoir historique. Nous situerons donc rapidement
cette histoire dans le champ de l’histoire plus large des représentations.
« Si de deux événements [écrit Georg Simmel] dont les contenus assignables ne sont pas très différents, l’un est ressenti comme “Aventure”,
l’autre non – alors c’est cette différence de rapport au tout de notre vie
qui fait que cette signification échoit à l’un et qu’elle se refuse à
l’autre »1. Telle se pose la question de l’aventure à l’historien : certains
événements sont éprouvés comme des aventures, c’est-à-dire comme
s’écartant particulièrement de l’ensemble des actes de la vie quotidienne. Or, ce qui est ressenti comme la quotidienneté de la vie – on le
sait – varie avec les sociétés et avec le temps. Nécessairement,
l’aventure aussi.
En dépit de la certitude depuis longtemps acquise qu’il fait partie de
la quête historienne2, l’horizon des émotions, hélas, reste largement
hors d’atteinte de l’historien. Celui-ci, prisonnier de sources le plus
souvent écrites, n’a de connaissance de l’éprouvé que lorsqu’il est dit
par les textes qu’il étudie3. Aussi, l’histoire de l’aventure ne saurait-elle
être que celle de la désignation de ce qui est aventure et de ce qui ne
l’est pas. L’histoire de l’aventure, qui est celle de sa représentation, est
avant tout l’histoire du discours sur l’aventure.
Or, au XIXe siècle, ce discours se mit à charrier de nouvelles thématiques, en rapport avec l’exploration et la colonisation des confins
de la planète. Progressivement, l’aventure devint une valeur, qu’on
écrivait, à la fin du siècle, « Aventure », avec un grand A. L’aventurier,
1
Georg SIMMEL, « L’Aventure », in Philosophie de la modernité, trad. J.L. Vieillard-Baron, Paris, Payot, 1989, p. 305.
2
Lucien FEBVRE, « Comment reconstituer la vie affective d’autrefois ? La sensibilité et l’histoire » (1941), in Combats pour l’Histoire, Paris, Pocket, 1992, p. 221238.
3
Alain CORBIN, « Désir, subjectivité et limites : l’impossible synthèse », EspacesTemps/Les Cahiers, 59/60/61, 1995, p. 44-45.
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dans une acception qui n’était plus celle du XVIIIe siècle4, était devenu
un personnage connoté positivement. L’outre-mer s’était imposé
comme un élément essentiel. Quelque chose avait changé dans le discours sur l’aventure5.
Dans cette mutation, un moment paraît plus important : celui qui se
rattache à la représentation du Mexique des années 1840-1860. Autour
de ce Mexique rêvé, avant l’Intervention de 1862, le discours sur
l’aventure a connu un développement sans doute décisif. Le Mexique
d’alors nous paraît être un nœ ud discursif plus massif dans l’histoire du
discours sur l’aventure ; et ce à un moment-clé de cette histoire qui vit
l’aventure se constituer en valeur. Nous examinerons d’une part les
faits qui nous permettent une telle conclusion ; d’autre part les raisons
présumées de l’importance du moment mexicain dans cette histoire
française de l’aventure.
Le Mexique à l’aube de la littérature française d’aventure
Au commencement du roman d’aventure moderne, pourtant, le
Mexique n’apparaît pas. Le créateur – ou le re-créateur, selon les différentes définitions que l’on peut donner du genre – en fut Fenimore
Cooper, dont les romans magnifient une Amérique du Nord bien éloignée de la géographie et de la culture mexicaines. Dans les années
1830, l’influence de Cooper sur le roman français se fit sentir, principalement chez le jeune Balzac. Mais la géographie balzacienne convoque rarement les confins : c’est dans la Bretagne des Chouans ou dans
la campagne des Paysans que l’on retrouve les emprunts de Balzac à
Fenimore Cooper6. Et quand Balzac évoque des paysages lointains, il
ne s’agit pas non plus du Mexique : pour entourer le Montriveau de La
Duchesse de Langeais (1834) d’une aura d’aventure, le romancier
l’envoie ainsi en Afrique centrale7.
4
Suzanne ROTH, Aventures et aventuriers au XVIIIe siècle : essai de sociologie
littéraire, Lille, Presses universitaires de Lille, 1980.
5
Sylvain VENAYRE, thèse en cours sur L’Aventure outre-mer en France dans la
seconde moitié du XIXe et la première moitié du XXe siècles (Université de Paris I,
A. Corbin, dir.).
6
Georgette BOSSET, Fenimore Cooper et le roman d’aventure en France vers
1830, Paris, Vrin, 1928.
7
Honoré de BALZAC, La Duchesse de Langeais (1834), Paris, Gallimard, coll.
« Pléiade », 1977.
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L’autre pôle de la littérature d’aventure qui se déploie dans la
France des années 1830 est le roman maritime, qu’illustrèrent, en suivant les traces des « corsaires » de Byron et surtout de Cooper, Eugène Sue ou Edouard Corbière8. Le genre, extrêmement florissant dans
les années 1830, n’eut toutefois qu’un temps, correspondant également
à celui de cette « infra-littérature » de naufrage si étroitement liée à
l’âme romantique9. Au début des années 1840, tous deux entamaient
leur rapide déclin. L’influence de Cooper était alors devenue à peu près
nulle sur les lettres françaises. Balzac lui-même l’avait abandonné, pour
donner à sa carrière le tour que l’on sait. La France n’avait pas réussi,
contrairement aux États-Unis10, à créer une école littéraire héritée de
Cooper.
Les premiers romans d’aventure français – définis comme tels par
leurs auteurs et leurs premiers critiques – vinrent quelques années plus
tard, à la fin des années 1840 et au début des années 1850. En raison
de leurs faibles qualités, ils n’ont jamais fait l’objet d’études littéraires
savantes. L’historien des « mentalités » ne peut qu’en concevoir une
grande amertume, tant ces ouvrages constituent une clé de voûte de
l’étude de la culture populaire : Alain Corbin avait souligné la part importante qu’ils occupaient dans une bibliothèque populaire aussi éloignée des passions littéraires parisiennes que celle de Brive, sous la IIIe
République11.
Quels furent les premiers romanciers d’aventure en France, au milieu du XIXe siècle ? Tous, notons-le, se réclamaient explicitement de
Cooper. Tous, du reste, furent identifiés à l’école du romancier américain12. Tous, enfin, furent très vite considérés comme bien inférieurs à
leur modèle, lui-même victime de l’ostracisme que nous avons dit, depuis la fin des années 183013.
8
Georgette BOSSET, op. cit.
Monique BROSSE, « Littérature marginale : les histoires de naufrage », Romantisme, n°4, 1972, pp. 112-120.
10
Songeons à Washington Irving, Tymothy Flint voire Edgar A. Poe.
11
Alain CORBIN, « Du capitaine Mayne-Reid à Victor Margeritte : l’évolution des
lectures populaires en Limousin sous la IIIe République », Cahiers des Annales de
Normandie, n°24, Caen, pp. 453-465.
12
Cf. par exemple Gustave AIMARD, Le Grand Chef des Aucas, Amyot, 1858 t. I,
p. 3 et t. II, p. 182. et George SAND, préface à Gabriel FERRY, Les Révolutions du
Mexique, Dentu, 1863, p. X.
13
Georgette BOSSET, op. cit., p. 94.
9
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Dans l’ordre chronologique, le premier fut Louis de Bellemare
(1809-1852), qui signait ses ouvrages du pseudonyme de Gabriel Ferry. En 1846, il faisait paraître sa première nouvelle dans la Revue des
deux-Mondes14. En 1850, paraissait son premier roman, Le Coureur
des bois. Dans l’ordre de la notoriété, le premier est certainement Olivier Gloux (1818-1883), dont l’oeuvre prolixe est connue comme celle
de son pseudonyme, Gustave Aimard. En 1858 parurent ses premiers
romans : dès 1862, il en avait déjà écrit quinze. Dix ans plus tard, Alphonse Daudet imaginant son Tartarin de Tarascon, héros en mal
d’aventures, en faisait un lecteur passionné des oeuvres de Fenimore
Cooper et de Gustave Aimard15. Un autre auteur est ici à mentionner :
Paul Duplessis (1820-1860), qui commença à rédiger de petites nouvelles au début des années 1850 ; mais sa trop brève carrière n’en fait
qu’un modeste jalon de la chronologie de l’apparition du roman
d’aventure en France. Il était, du reste, le neveu de Louis de Bellemare.
À ces romanciers français, il convient d’ajouter un Américain, dont
l’influence sur les débuts du roman d’aventure en France a été déterminante : Thomas Mayne-Reid (1818-1883). Il commença à écrire en
1850. Dès 1854 parurent en France les premières traductions. Dix ans
plus tard, plus d’une vingtaine de ses romans avaient été édités en
France. Il était alors l’un des romanciers les plus lus : Alain Corbin en
fait le vainqueur du « hit-parade du livre » de la bibliothèque populaire
de Brive en 1872. Gustave Aimard n’était pas très loin – Fenimore
Cooper non plus16.
Tous ces auteurs lancèrent véritablement le roman d’aventure en
France dans les années 1850. Or, tous firent du Mexique la toile de
fond d’une grande partie de leurs oeuvres, voire de l’ensemble de celles-ci. C’est le cas de Gabriel Ferry : tous ses ouvrages concernent le
Mexique, qu’il s’agisse de souvenirs romancés (Impressions de voyages et aventures dans le Mexique, la Haute-Californie et les régions
de l’or, 1851) ou de romans (Le Coureur des bois, 1850 ; Costal
l’Indien, 1855). C’est aussi celui de Paul Duplessis (La Sonora, 1855,
Aventures mexicaines, 1858). De nombreux titres de Gustave Aimard
se réfèrent explicitement au Mexique (Les Nuits mexicaines,
14
Gabriel FERRY, « José Juan, le Pêcheur de Perles », Revue des deux Mondes,
t. XIV, 1846, pp. 239-260.
15
Alphonse DAUDET, Les Aventures prodigieuses de Tartarin de Tarascon
(1872), Paris, Pocket, 1994, pp. 28, 37 et 99.
16
Alain CORBIN, op. cit., p. 460.
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1864 ; Une Vendetta mexicaine, 1866 ; Les Chasseurs mexicains,
1867). D’autres, moins explicites, y situent également leur action : Le
Chercheur de pistes (1858), La Fièvre d’or (1860), La Grande Flibuste (1860), Curumilla (1860), etc. Quant au capitaine Mayne-Reid,
comment ne pas remarquer que son premier roman, Le Corps franc des
Rifles, se passe tout entier au Mexique – terre à laquelle il consacra
également un opuscule géographique17 ?
À un moment décisif dans l’histoire du roman d’aventure en France, le
Mexique s’impose donc comme un espace de référence fondamental.
Figures de l’aventure mexicaine dans les années 1840-1860
Ce n’est pas le lieu ici d’analyser tous les stéréotypes que cette littérature naissante a créés et qui furent repris par le roman d’aventure de
la seconde moitié du XIXe et de la première moitié du XXe siècles.
Évoquons seulement les grandes figures de l’aventure qui se mettent en
place dans ces romans. Il y a tout d’abord les descendants directs de
Bas-de-Cuir : chasseurs et trappeurs de la « frontière ». Les titres des
ouvrages sont évocateurs. Qu’il s’agisse du Coureur des bois de Ferry,
du Chercheur de pistes ou de L’Éclaireur de Gustave Aimard, on retrouve cette figure popularisée dans les forêts de l’Amérique du Nord
par Fenimore Cooper. Viennent ensuite les grandes figures des aventures de voyage, telles qu’elles se retrouvent, par exemple, dans les récits
de voyage en Italie de la même époque : le salteadore apparaît comme
la version mexicaine du brigand des Abruzzes ; quant aux contrebandiers, le Mexique est identifié par Ferry et Duplessis comme leur terre
d’élection18. Il y a enfin les grandes figures de l’aventure mexicaine, à
la postérité bien connue : le vaquero, dont Ph. Jacquin a étudié la progressive mutation en cow-boy19, ou le gambusino – ce chercheur d’or
dont Gabriel Ferry fit une grande figure de l’aventure quelques années
17
Capitaine MAYNE-REID, La Terre d’Anahuac (Mexique), trad. La Bédollière,
Limoges, Barbou, 1882.
18
Sur la fréquence de ces deux figures dans les aventures de voyage au Mexique,
voir Gabriel FERRY, Scènes de la vie sauvage au Mexique, 4e éd., Charpentier,
1860, et Paul DUPLESSIS, « Le Capitaine Bravaduria » (1852), dans Aventures
mexicaines, Cadot, 1860, passim.
19
Philippe JACQUIN, Le Cow-boy, Un Américain entre le mythe et l’histoire,
Paris, Albin Michel, 1992. Le mot « cow-boy », apparu au Texas dans les années
1830, ne figure pas dans les romans d’aventures français des années 1850, à la
différence de celui de vaquero.
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avant que la Ruée vers l’or californien ne la fisse s’écarter (selon des
modalités du reste à nuancer) de l’espace mexicain20.
Indépendamment de ces figures qui peuplent la littérature française
de l’aventure en ses balbutiements, un nouvel avatar de l’aventurier
trouvait également dans le Mexique des années 1850 un espace de déploiement. Une figure nouvelle de l’aventurier se constituait, qui ne
recouvrait plus cet intrigant des cours européennes du XVIIIe siècle,
dont Casanova avait pu représenter le parangon21. Elle prit appui sur
l’héroïsation de la geste flibustière, perceptible dès les romans de Walter Scott et de Fenimore Cooper, et plus encore dans cette littérature
d’aventure émergente au milieu du XIXe siècle22 : Gustave Aimard, en
particulier, se fit à plusieurs reprises le romancier de la flibuste23.
Cette figure nouvelle de l’aventurier trouva ses premières incarnations dans le Mexique des années 1850. Des hommes venus en Californie peu après la découverte de l’or, déçus par les perspectives
d’enrichissement réel, tentèrent à plusieurs reprises de lever de petites
armées afin d’envahir le Nord du Mexique et d’y créer une colonie
indépendante. Parmi eux l’Américain Walker en Basse-Californie –
qu’une tentative identique, au Nicaragua, conduisit au poteau
d’exécution en 1860 – mais aussi des Français : Charles de Pindray et
surtout Gaston de Raousset-Boulbon en Sonora24.
Ce dernier fut le plus important pour l’opinion publique française
des années 1850. Après qu’il fut fusillé à Guaymas par les autorités
mexicaines le 12 août 1854, son histoire donna lieu dans la décennie
qui suivit à de multiples commentaires. Ceux qui l’avaient accompagné
dans ces expéditions tâchèrent de justifier l’entreprise. Tous, ou presque, firent un portrait hagiographique de celui qui était largement qualifié d’« aventurier » dans un sens qui, tout en réactualisant la flibuste
d’autrefois, devenait positif et s’accompagnait de visées colonisatrices.
On pourrait citer des exemples tirés des livres de Ch. de Saint-Amant
(1854), J.-B. Pigné-Dupuytren (1854), H. de la Madelene (1856) –
dont Barbey d’Aurevilly fut un lecteur enthousiaste – A. de la
20
Gabriel FERRY, Scènes de la vie sauvage au Mexique, op. cit., p. 138-140. Paul
DUPLESSIS accentue encore le portrait du gambusino en figure de l’aventure en
l’opposant au rascadore (La Sonora, Cadot, 1855, p. 113)
21
Suzanne ROTH, op. cit.
22
Gérard A JAEGER, « Le Livre blanc de la piraterie, Contribution à une identification du pirate occidental », Cahiers D.U.C., n°8, 1990, p. 31.
23
Citons seulement Les Aventuriers, Amyot, 1863.
24
Claudine CHALMERS, L’Aventure française à San Francisco pendant la Ruée
vers l’or, 1848-1854, Thèse non publiée, Nice, 1991, pp. 677 et suiv.
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t Barbey d’Aurevilly fut un lecteur enthousiaste – A. de la Chapelle
(1859) ou E. Vigneaux (1863). On pourrait recenser tous ceux qui,
ayant connu Raousset à un moment ou à un autre de sa vie
s’empressèrent de l’évoquer dans leurs mémoires (Bombonnel en 1860,
Wogan en 1863). Mais cela donnerait une idée moins exacte de la réputation de bel aventurier – dans un genre nouveau – s’attachant alors
à Raousset-Boulbon que les ouvrages d’un homme qui pourtant ne cita
guère le nom du célèbre comte. Il avait quarante ans et avait quitté la
France comme mousse dès son plus jeune âge. Il avait beaucoup voyagé dans toute l’Amérique du Sud. Compagnon de Raousset en Sonora,
il publia entre 1858 et 1860 quatre longs ouvrages romançant
l’aventure américaine de celui qui y apparaissait sous les traits du
comte de Prébois-Crancé25. C’était Gustave Aimard.
Si Raousset-Boulbon fut assez rapidement oublié, il n’en alla pas de
même de la figure nouvelle de l’aventurier qu’il avait dessinée – le
premier sûrement avec une telle ampleur. Jusqu’au milieu du XXe siècle, elle fut centrale dans l’imaginaire de l’aventure outre-mer. À la fin
du XIXe siècle, elle s’incarna dans un nouveau modèle, venu
d’Angleterre : « L’Homme qui voulait être roi » et, au-delà du personnage de Kipling, le Rajah James Brooke, dont les aventures indonésiennes dataient des années 1840. La figure nouvelle de l’aventurier se
constitua du reste une généalogie bien plus lointaine, passant par les
mercenaires aux Indes de la fin du XVIIIe siècle et conduisant jusqu’aux Conquistadores, voire aux Croisés. Il n’empêche : c’est bien à
l’horizon mexicain, que dans les années 1850 apparut pour la première
fois aussi nettement, dans un discours articulé sur la question de
l’aventure, la figure moderne de l’aventurier26.
25
Le Grand Chef des Aucas (1858), La Fièvre d’or (1860), La Grande Flibuste
(1860), Curumilla (1860), et une pièce de théâtre : Les Flibustiers de la Sonore
(1864).
26
Ajoutons que cette figure a récemment connu un nouvel avatar avec les
« nouveaux aventuriers » qu’étudient depuis une dizaine d’années sociologues et
anthropologues. Cf. notamment David LE BRETON, Passions du risque, Paris
Maitailié, 1991 ; Christian POCIELLO, « Un nouvel esprit d’aventure. De
l’écologie douce à l’écologie dure », Esprit, avril 1987, p. 95-105 et Jean-Didier
URBAIN, L’Idiot du voyage, histoire de touristes, Paris, Plon, 1991, pp. 25 et 70.
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Pourquoi le Mexique des années 1840-1860 ?
Tant du point de vue de la littérature d’aventure émergente au milieu du XIXe siècle, que de celui des grandes figures de l’aventure outre-mer, le Mexique apparaît comme un point de fixation particulièrement marqué du discours sur l’aventure. Quelles en sont les causes ?
On peut invoquer, dans un premier temps, la conjoncture des rapports franco-mexicains depuis 1830. L’Indépendance de 1821 avait
annulé l’interdiction d’une immigration française dans la colonie mexicaine. Dès la reconnaissance du Mexique par la France, en 1830, de
nombreux Français émigrèrent : la tentative de colonisation française
au Coatzacoalcos, en 1831, est un exemple connu de cet engouement
pour l’espace mexicain désormais accessible27. La même année, chargé
par son père de travailler dans la maison de commission qu’il avait fondée à Mexico, Louis de Bellemare débarquait également au Mexique. Il
ne revint en France qu’en 1837 : entre-temps, sa connaissance du pays,
les longs voyages qu’il y fit à cheval lui permirent de fixer les souvenirs
à partir desquels il construisit ses romans, dix ans plus tard.
Une deuxième vague d’émigration française date de la fin des années 1840. Elle est bien évidemment liée à la découverte de l’or en
Californie, province mexicaine jusqu’en 1848. C’est cet or qui fit venir
à San Francisco Gaston de Raousset-Boulbon, même si sa légende n’en
fit jamais un mineur. Il devait même y faire revenir, indirectement,
Louis de Bellemare, que le gouvernement français chargea, en 1851, de
s’occuper de l’accueil des émigrants français à San Francisco. Mais le
navire sur lequel il s’embarqua fit naufrage, le 5 janvier 1852. Au pôle
attractif que constituait l’or californien correspondait, en France, le
pôle répulsif que représentaient les conséquences de la Révolution de
1848. L’aspect le plus connu en est peut-être cette « loterie du lingot
d’or » qui, sous la surveillance de la Préfecture de Police de Paris,
permit de diriger vers les côtes californiennes tous ceux – anciens soldats ou gardes républicains – dont l’exubérance inquiétait les autori-
27
Guy-Alain DUGAST, « Une image de l’espace tropical mexicain en France vers
1830 : le Coatzacoalcos, ou un lieu pour l’Utopie », dans L’Homme et l’espace
dans la littérature, les arts et l’Histoire en Espagne et en Amérique latine au XIXe
siècle, Lille, Presses universitaires de Lille III, 1985, pp. 208-222.
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tés28. Beaucoup d’entre eux, du reste, s’associèrent aux entreprises en
Sonora de Pindray et de Raousset29.
La conséquence de cette émigration fut que, en 1849, les Français
représentaient la deuxième nationalité étrangère au Mexique, derrière
les Espagnols30. Cela explique que les Français des années 1840-1860
aient pu porter au Mexique un intérêt certain, d’autant que s’y ajoutaient les nombreux récits de voyages au Mexique que faisaient paraître
leurs compatriotes. Nancy N. Barker en compte plus d’une trentaine de
1830 à 186031. Ferry et Duplessis étaient parmi ceux-là.
Dans un deuxième temps, on peut invoquer les rapports entre le
Mexique et les États-Unis depuis les années 1830 ; et la perception que
pouvaient en avoir les Français. La marche vers l’Ouest, qui fournissait
à Fenimore Cooper le cadre de ses romans, se heurta rapidement aux
intérêts mexicains. De multiples accrochages eurent lieu à partir des
années 1830 – dont le plus connu reste la destruction de la mission
d’Alamo – culminant en 1846-48 avec la guerre américano-mexicaine à
l’issue de laquelle le Mexique perdit la Californie. Thomas Mayne-Reid
participait à cette guerre, dans un bataillon de soldats volontaires. Il
était présent lors du siège de Vera-Cruz et lors de la marche vers
Mexico, pendant laquelle il fut grièvement blessé. En 1848, il quitta
l’armée américaine avec le grade de capitaine, duquel il signa, deux ans
plus tard, son premier ouvrage, qui romançait sa vie de militaire pendant la guerre. Découvrant le Mexique à cette occasion, il en fit souvent le décor de ses romans. C’est également le cas de Gustave Aimard, qui situa un certain nombre de ses intrigues dans le Mexique en
guerre contre les États-Unis32.
Si la guerre – et la proximité de la mort qu’elle implique – est certainement une toile de fond possible pour le roman d’aventure, on
conviendra cependant que les années 1850 auraient pu fournir d’autres
théâtres à l’imaginaire de l’aventure naissant, ne serait-ce que la Crimée. De même, si l’image du Mexique était fort répandue en France
dans les années 1840-1860, on ne saurait méconnaître que c’était éga28
Madeleine BOURSET, « Une émigration insolite au XIXe siècle, les Soldats des
barricades en Californie, 1848-1853 », dans L’Emigration française, Paris, Presses
Universitaires de la Sorbonne, 1985.
29
Claudine CHALMERS, op. cit.
30
Nancy N. BARKER, « Voyageurs français au Mexique, fourriers de
l’Intervention (1830-1860) », Revue d’histoire diplomatique, 1973, p. 96-114.
31
Ibid.
32
Citons Les Chasseurs mexicains, Cadot et Degorce, 1867.
132
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lement le cas d’autres régions du globe, tout aussi aptes à accompagner
l’émergence du discours sur l’aventure – à commencer par cette Amérique du Nord que Cooper avait échoué à introduire en France. Les
raisons que nous venons d’énumérer ne sont pas négligeables (on voit
ce que leur durent les existences de Gabriel Ferry, de Gustave Aimard,
de Paul Duplessis et du capitaine Mayne-Reid). Mais c’est ailleurs qu’il
faut aller chercher l’essentiel. Si le Mexique des années 1840-1860
constitue un nœ ud si serré dans l’histoire du discours sur l’aventure,
c’est avant tout en raison de la représentation de l’espace mexicain
dominante chez les Français du milieu du XIXe siècle.
L’imaginaire de l’espace : un Mexique rêvé
Cette représentation se déployait selon deux axes : d’une part, le
Mexique de l’aventure apparaissait comme une résurgence de ces terres nouvelles et mythiques qui en avaient fait un espace légendaire au
XVIe siècle ; d’autre part, l’aventure mexicaine trouvait son théâtre
moderne dans des paysages lus comme des déserts, interfaces entre la
barbarie et la civilisation.
Il est très facile de repérer, dans le discours sur l’aventure du milieu
du XIXe siècle, la référence aux Conquistadores – et, parmi eux, à
Hernán Cortés : Ferry comme Mayne-Reid n’y échappent pas. Elle se
multiplie davantage encore lorsqu’il s’agit d’évoquer la figure nouvelle
de l’aventurier. Raousset-Boulbon lui-même invoquait la mémoire de
Cortés33. Tous ses biographes firent par la suite le rapprochement ; ainsi que Gustave Aimard, qui en fit à plusieurs reprises un
Conquistador moderne34. De façon générale, la geste des Conquistadores connaissait à l’époque une vogue dont témoigne la parution, en
1839, du livre de Henri Lebrun consacré aux Aventures et conquêtes
de Fernand Cortez au Mexique (Tours, Mame). Entre 1839 et 1861, il
connut dix rééditions, soit une tous les deux ans. Le retour du Mexique
dans le discours des voyageurs français, à partir de 1830,
s’accompagnait donc du retour d’un imaginaire de la Conquête du
Nouveau-Monde dont on a pu souligner à quel point il avait eu partie
liée, au XVIe siècle, avec l’imaginaire de l’aventure chevaleresque mé33
Voir sa correspondance reproduite dans Alphonse de LA CHAPELLE, Le Comte
de Raousset-Boulbon et l’expédition de la Sonore, Correspondance, souvenirs et
œuvres inédites, Dentu, 1859, p. 155.
34
Gustave AIMARD, Curumilla, Amyot, 1860, p. 333 ; La Fièvre d’or, Amyot,
1860, p. 243 ; Les Flibustiers de la Sonore, Le Théâtre contemporain, 1864, p. 22.
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133
diévale35. Dans ces thématiques charriées par la redécouverte du Mexique, on reconnaît ainsi la réactivation du mythe de l’Eldorado36. Tous
les voyageurs français au Mexique, dans les années 1830-1860, ont
exagéré la riqueza mexicaine37. Dès avant la Ruée de 1848, le Mexique
était représenté comme la providence des gambusinos. L’or mexicain
du milieu du XIXe siècle rapprochait ceux qui partaient à sa recherche
de leurs lointains devanciers du XVIe siècle ; et, du même coup, il les
rapprochait de ce qui était de plus en plus perçu comme une « sorte
d’absolu de l’aventure »38 : la geste des Conquistadores.
À ce premier système de représentations, un second vint se superposer. Les romans d’aventure, les biographies de Raousset-Boulbon et
les récits d’aventures de voyage au Mexique du milieu du XIXe siècle
proposent en effet la même lecture du paysage de l’aventure. Celle-ci
n’est du reste que la transposition de la « frontière » de Cooper, cette
zone-limite de la civilisation où l’aventure peut se déployer sous la
forme des trafiquants, des chasseurs, des trappeurs, qui peuplent ses
romans39. Gustave Aimard les nomme significativement « les rôdeurs
de frontières ». Mais lorsqu’en 1861 il leur consacre un roman, il le fait
sous la forme historique, en plaçant ses personnages en 1812, c’est-àdire à une époque où, selon lui, « les vastes forêts [maintenant tombées] qui s’étendaient et couvraient un immense espace, entre les frontières des États-Unis et du Mexique, n’étaient parcourues que par les
pas furtifs des trafiquants et des coureurs des bois, ou par les mocksens
silencieux des Peaux-Rouges »40. Cette zone-limite, comme l’a souligné Jacques Le Goff à propos de l’imaginaire médiéval de la forêt,
35
Lucien FEBVRE, « L’Homme et l’Aventure », dans Histoire universelle des
explorations, t. I, L.-H. Parias dir., Nouvelle Librairie de France, F. Sant-Andrea,
1950, pp. 11-19. Thomas GOMEZ, L’Invention de l’Amérique, Rêve et réalités de
la Conquête, Paris, Aubier, 1992, pp. 113-119.
36
Déjà souligné par Jean-François LECAILLON, « Mythes et phantasmes au cœ ur
de l’intervention française au Mexique (1862-1867), Cahiers des Amériques latines, n°9, 1990, p. 70 et Jean AVENEL, La Campagne du Mexique (1862-1867), La
Fin de l’hégémonie européenne en Amérique du Nord, Paris, Economica, 1996,
p. 1.
37
Nancy N. BARKER, op. cit., p. 96.
38
J.-M. G. LE CLEZIO, Le Rêve mexicain ou la pensée interrompue, Paris, Gallimard, 1988, p. 14.
39
Jules Verne, Rudyard Kipling, Joseph Conrad, ultérieurement, en firent aussi le
ressort principal de l’aventure outre-mer.
40
Gustave AIMARD, Les Rôdeurs de frontières, Amyot, 1861, p. 3.
134
Sylvain Venayre
n’est pas le lieu de la sauvagerie intégrale41. L’homme y rencontre
l’homme, mais l’étrangeté de l’espace fait précisément de cette rencontre une aventure.
Au début du XIXe siècle, c’était cette image de la frontière qui définissait également le désert : un lieu faiblement peuplé où l’on rencontre
néanmoins quelques individus ; un lieu sans culture, aux limites de la
civilisation42. Dans le cadre mexicain, le désert devint le lieu privilégié
des premiers romanciers d’aventures, dans les années 1850. Tous les
romans mexicains de Gustave Aimard, par exemple, se situent dans les
« déserts » du Mexique. C’est aussi le cas de l’ouvrage le plus célèbre
de Mayne-Reid : Les Chasseurs de chevelures (1851, trad. 1854).
Lorsqu’ils se transformaient en récits d’aventures, il en allait de même
des récits de voyage – des Scènes de la vie sauvage de Ferry à la Sonora de Duplessis43. De plus, cette représentation du désert se doublait de
l’idée que le Mexique était un pays à régénérer. Nombreux étaient les
voyageurs qui, dès les années 1830, pensaient qu’à terme les Mexicains
seraient submergés par les Anglo-saxons ; et qu’une intervention européenne était possible, notamment dans le Nord mal contrôlé par le
pouvoir44. La problématique du désert mexicain était donc celle, originale, d’un accroissement. « Un pays magnifique, tous les jours reconquis par le désert » : ainsi s’exprime un des biographes de Raousset-Boulbon à propos de cette Sonora que Raousset-Boulbon voulait
« rendre à la civilisation »45.
Tout se passe comme si, dans les années 1840-1860, la « frontière »
de Cooper, impuissante à susciter un discours français sur l’aventure, y
était parvenue en se déplaçant vers le Sud. Le Nord du Mexique – la
Sonora notamment – apparaît comme un espace particulièrement propice à cette aventure dont le milieu du XIXe siècle enregistre
41
Jacques LE GOFF, « Le Désert-forêt dans l’Occident médiéval » in L’Imaginaire
médiéval, Paris, Gallimard, 1985, p. 59-85.
42
Guy BARTHELEMY, Fromentin ou l’écriture du désert, Paris, L’Harmattan,
1997, p. 14.
43
G. Ferry fait explicitement le lien entre le désert et les différentes figures
d’aventuriers qui le peuplent : chasseurs, gambusinos et vaqueros (Scènes de la vie
sauvage au Mexique, op. cit., p. 137-138).
44
Javier PEREZ SILLER, « Modèle social et relations internationales : historiographie sur les relations franco-mexicaines », Histoire et Sociétés de
l’Amérique latine, n°4, mai 1996, p. 234.
45
Henry de la MADELENE, Le Comte de Raousset-Boulbon, sa vie, ses aventures,
Charpentier, 1856, p. 91.
Le moment mexicain dans l’histoire française de l’aventure
135
l’émergence dans le discours46. Zone-frontière entre l’espace habité et
l’espace sauvage, elle était perçue comme de plus en plus sauvage du
fait de l’incurie présumée du régime mexicain face aux incursions apaches jugées de plus en plus fréquentes. À cette représentation traditionnelle du désert s’ajoutait l’apparition, dans les romans d’aventures
des années 1850, de la nouvelle représentation du désert comme lieu de
l’aridité extrême et de la vastitas47 : Mayne-Reid comme Aimard comparent ainsi le « grand désert del Norte » au Sahara48. Cette identification de l’aventure à la nouvelle représentation du désert américain
émergente dans les années 1850 était promise à un bel avenir : Michel Foucher a bien montré comment les grands épisodes de la
Conquête de l’Ouest ont été transposés au cinéma dans les paysages du
Nouveau-Mexique, alors même que la plupart d’entre eux avaient eu
pour cadre les Grandes Plaines américaines49. Ajoutons à cela que le
Nord mexicain est, historiquement, un des lieux de l’Eldorado50 : on
comprendra pourquoi la Sonora, mal gouvernée par l’État mexicain,
avec ses mines d’or et d’argent, ses « déserts » – peuplés ou non – ait
pu se trouver au centre de tant de rêveries d’aventure dans les années
1840-1860.
On prendra garde, cependant, de ne pas déduire de ce qui précède
des conclusions trop tranchées. Plus qu’aucune autre, l’histoire des
désirs et des rêveries doit se méfier des chronologies trop nettes. Après
tout, que Mayne-Reid et Aimard s’accordent pour comparer le « grand
désert del Norte » au Sahara, ne pourrait-il pas signifier que le désert
africain, bien avant un Mexique imaginaire, fût le support de rêves
d’aventures ? Paul Duplessis, à qui l’on proposait un voyage à Mazatlan, s’exclame : « C’est presque un nouveau Tombouctou que vous
46
Cet espace n’est d’ailleurs pas le même que celui de la conquête militaire de
Cortés. Les deux se mêlèrent, en fait, pour constituer un espace rêvé, imaginaire, de
l’aventure mexicaine.
47
Guy BARTHELEMY, op. cit., p. 19.
48
Gustave AIMARD, La Grande Flibuste, Amyot, 1860, p. 283 ; et Capitaine
MAYNE-REID, Les Chasseurs de chevelures (1851), in L’Ouest retrouvé, trad. A.
Bureau, Omnibus, 1993, p. 331 et Les Robinsons de terre ferme (1852), in L’Ouest
retrouvé, op. cit., p. 523
49
Michel FOUCHER, « Du Désert, paysage de western », Hérodote, n°7, juilletseptembre 1977, p. 130-147.
50
J.-M. G. LE CLEZIO, op. cit., p. 143.
136
Sylvain Venayre
me proposez de découvrir »51 : on sait que les voyages africains français furent inaugurés par René Caillié, à Tombouctou, à la fin des années 1820. On a dit que Balzac envoyait le Montriveau de La Duchesse
de Langeais (1834) dans le désert de Nubie.
L’histoire du discours, répétons-le, ne saurait être exactement celle
des désirs ni des rêveries, et l’imaginaire mexicain ne saurait prétendre
à un quelconque monopole des rêves d’aventure dans les années 18401860. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que la création d’une littérature
française d’aventure fut le fait, dans les années 1850, d’anciens voyageurs au Mexique, qu’elle prit le Mexique comme point de départ de
nombre de ses œ uvres, que ces œ uvres elles-mêmes proposèrent un
certain nombre de figures de l’aventure qui connurent une belle postérité. Parmi celles-ci, une nouvelle figure de l’aventurier, héritée notamment des Conquistadores, connut dans les années 1850, grâce aux
biographes de Gaston de Raousset-Boulbon, une vraie publicité. Sans
exagérer nos conclusions, il est évident qu’un certain Mexique, en
grande partie imaginaire, constitua, au milieu du XIXe siècle, un point
de fixation essentiel du discours sur l’aventure.
Cela peut notamment éclairer l’histoire de la décision de
l’Intervention de 1862. Sans doute la gestation de « la grande pensée
du règne », loin d’être le fruit d’une rêverie personnelle de Napoléon
III, a-t-elle eu à voir avec les « illusions intellectuelles »52 de l’époque.
On peut également penser, dans le domaine des influences culturelles,
que la diffusion d’un discours sur l’aventure – dont on n’a pu ici explorer toutes les thématiques, parmi lesquelles la colonisation et le culte
du chef ne sont pas les moins fréquentes – a joué un certain rôle dans le
cadre d’un Empire qui se voulait l’héritier du Napoléon de l’expédition
d’Égypte et de la campagne de Russie. Il est du reste remarquable de
constater que les historiens de l’Intervention française au Mexique utilisent si souvent le terme d’« aventure » – de L’Aventure mexicaine de
G. Delamare, en 1935, à la récente préface de F. Mauro (1994) qui, sur
trois pages, utilise sept fois le vocable53.
Quoi qu’il en soit, à partir du début des années 1860, les signes d’un
affaiblissement, d’une dilution de l’espace mexicain dans l’imaginaire
de l’aventure sont patents. Dès 1862, la conquête – partielle – de la
51
Paul DUPLESSIS, La Sonora, op. cit., t. I, p. 6.
Nancy N. BARKER, op. cit., p. 114.
53
Dans Jean-François LECAILLON, Napoléon III et le Mexique, Les Illusions
d’un grand dessein, Paris, L’Harmattan, 1994.
52
Le moment mexicain dans l’histoire française de l’aventure
137
Cochinchine fut utilisée à des fins de propagande coloniale : Ch.-R.
Ageron note que ce fut là la première victoire de la doctrine impérialiste dans l’opinion française54. Dans le même temps, les déboires de
l’Intervention conduisaient le gouvernement à tarir les sources
d’informations en provenance du Mexique55. Ce double mouvement,
qui éloignait le Mexique de l’imaginaire colonial et des représentations
de l’aventure qui y afféraient – mouvement renforcé après la défaite de
1870 – s’accompagnait de la naissance d’une littérature d’aventure
ouverte sur l’ensemble du globe. Dans l’ordre du récit de voyage, Le
Tour du Monde promettait à ses lecteurs, dès 1860, de leur faire découvrir les « aventures heureuses ou malheureuses » des « voyageurs
contemporains de tous les pays dispersés à la surface des terres et des
mers »56. Dans l’ordre de la littérature, 1863 voyait la naissance de
Cinq semaines en ballon au-dessus de l’Afrique, le premier des
« Voyages extraordinaires » de Jules Verne, publié chez Hetzel. Au
début des années 1860, le grand moment mexicain de l’histoire française de l’aventure était passé.
54
Charles-Robert AGERON, France coloniale ou parti colonial ?, Paris, 1978
Hélène PUISEUX, Les Figures de la guerre, Représentations et sensibilités,
1839-1996, Paris, Gallimard, 1997, p. 120.
56
Prospectus initial cité dans Edouard CHARTON, Le Tour du Monde, nouveau
journal de voyages, Paris, Hachette, 1860.
55

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