La Fontaine et la réécriture des sources - DOCT-US
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La Fontaine et la réécriture des sources - DOCT-US
Ştiinţe socio-umane 149 La Fontaine et la réécriture des sources Konan Yao Lambert Université de Bouaké, Côte d’Ivoire [email protected] Abstract: At the beginning, the fable was a moral parable attached to a stark didactism. The metamorphosis of the genre initiated by Jean de La Fontaine in Century classic granted to the apologue a dimension of a poetic work elaborated at the aesthetics and ethics levels. Keywords: Apologue, ethics, aesthetics, fable, novel. Introduction L’histoire de la fable commence dans l’Antiquité. Principalement illustrée par Esope1, puis par Phèdre2, la fable peut se définir, selon Frédérique Leichter, comme un « récit bref, mettant en scène des animaux le plus souvent, mais aussi des hommes, des dieux, des végétaux ou des objets, et comportant une moralité exprimée plus ou moins longuement »3. La présence de cette moralité, placée soit à la fin (comme chez Esope), soit au début (comme chez Phèdre), distingue la fable du conte. Au XVIIe siècle, Jean de La Fontaine, le « papillon du Parnasse4 », comme il le souligne lui-même, Je m’avoue, il est vrai, s’il faut parler ainsi ; Papillon du Parnasse, et semblable aux abeilles A qui le bon Platon compare nos merveilles : Je suis chose légère, et vole à tout sujet ; Je vais de fleur en fleur, et d’objet en objet5, s’abreuve sans répit à toutes les sources6, et transfère dans le domaine de la poésie le récit apologétique. 1 Esope, auteur grec du VIe siècle av. J. C. Premier grand fabuliste, Esope était d’abord un homme muet de naissance qui reçut, selon la légende, le don de parler enfin dans un rêve qu’il fît une nuit. Et, lorsqu’il put parler, il se mit à raconter des fables, qui furent ensuite transcrites. 2 Phèdre, auteur latin du 1er siècle après J. C. est un continuateur des fables ésopiques en étoffant, au besoin, le mythe de l’auteur grec. Chez lui, la fable devient un moyen rhétorique d’illustrer un discours satirique et moral. 3 Frédérique Leichter, Fables, livres VII à XII, Paris, Bréal, 1997, p. 14. 4 Le parnasse est, dans la mythologie grecque, la montagne des Muses ; c’est la métaphore de la poésie. 5 Discours à Mme de La Sablière, p.273. Renaissance humaniste par sa pratique de l’imitation féconde des Anciens, réceptacle de toute la culture ancienne et moderne filtrée par l’esthétique, de la discrétion allusive et de l’ellipse suggestive propre au Classicisme, la fable chez La Fontaine en vient mesurément à se mêler, de morale, de politique, de sciences, de religion et des diverses passions humaines. L’inspiration du poète-conteur, marquée par une diversité fructueuse, a donné à la fable traditionnelle d’infinies variations, provoquant du coup une coloration singulière à sa morale. Comment et par quels procédés stylistiques le fabuliste parvient-il à donner une nouvelle configuration à ses fables ? A quels projets idéologiques obéit cette transposition scripturaire ? Guidé par la problématique énoncée cidessus, s’inspirant de la sociocritique de Claude Duchet7, l’on examinera l’inventivité narrative et poétique de Jean de La Fontaine en prenant l’exemple de quelques fables ésopiques, le symbolisme animalier chez ce poète en raison du choix et de l’importance toute particulière du bestiaire convoqué et plus que la trame des 6 Sources antiques : Esope et Phèdre ; sources indienne et arabe : le double oriental d’Esope est Pilpay (ou Bidpaï), un sage indien, personnage légendaire et brahmane ; l’autre double est Lokman (lugman), personnage légendaire lui aussi, venu de Perse ; sources médiévales (Le Roman de Renart), Marie de France, poétesse française ; les fabulistes de la Renaissance (Boccace, Abstemius, Rabelais…). 7 L’objectif de la sociocritique, selon Claude Duchet, est de situer la littérature dans le jeu social. A ce titre, il affirme : « Le social ne se reflète pas dans l’œuvre, mais s’y reproduit (…). L’œuvre littéraire reliant le contenu et la forme, le dehors et le dedans, la sociocritique amène à s’interroger sur l’idéologie implicite et explicite, le non-dit, les silences en même temps qu’elle formule les hypothèses de l’inconscient social du texte. », in Pour une sociocritique ou Variations sur un incipit, Paris, Seuil, 1971, p.53. Autrement dit, toute création artistique est aussi pratique sociale et, partant, production idéologique. 150 DOCT-US, an III, nr. 1, 2011 récits, plus que la forme des intrigues, les leçons, les moralités fécondent le succès des fables. L’on saisira alors les caractéristiques de la morale lafontanienne. I. L’inventivité narrative poétique de Jean de La Fontaine et Il faut d’emblée préciser le choix d’Esope contrairement aux autres fabulistes vers lesquels s’est portée l’inspiration de La Fontaine. Cet intérêt s’explique par les raisons suivantes. D’abord, la tradition fait gloire à Esope d’avoir fondé la fable en tant que genre littéraire en dépit de la contestation d’André Dupont-Sommer qui, dans son ouvrage Les Araméens, apprend au lecteur que l’histoire d’Ahiqar, telle que la présentent les fragments araméens découverts à Eléphantine (milieu assyro-babylonien), précéda la fable ésopique et, sans doute, l’engendra. Ensuite, Aristote dans Poétique soutient que la fable (Esope) et l’épopée (Homère) sont les deux genres fondateurs de la littérature en raison de leur ancienneté et qu’elles se situent à l’origine de l’Histoire. Enfin, la mention spéciale est faite à Esope par La Fontaine dans le fablier, notamment dans l’adresse à Monseigneur le Dauphin en 1668 : S’il y a quelque chose d’ingénieux dans la République des lettres, on peut dire que c’est la manière dont Esope a débité sa morale. Il seroit véritablement à souhaiter que d’autres mains que les miennes y eussent ajouté les ornements de la poésie8. Et plus loin, à la page 14, il affirme manifestement : « Je chante les héros dont Esope est le père ». Ces aveux n’altèrent aucunement l’originalité du poète-conteur, puisqu’il la justifie nettement : « mon imitation n’est par un esclavage. »9 S’il s’inspire effectivement des modèles anciens, La Fontaine réadapte ses sources, apportant ainsi au récit et à la moralité des modifications qui originalisent son œuvre. L’objectif de cette première partie de l’étude est de mettre en évidence les stigmates de l’originalité de l’écrivain par le biais d’une comparaison entre la source et la version du fabuliste. Par la suite, l’entreprise consistera à montrer que l’innovation esthétique et structurelle initiée par le conteur, 8 La Fontaine, Fables, préface et commentaires de Pierre Clarac, Paris, LGF, 1972, p.3. 9 Frédérique Leitcher, Fables, Livres VII à XII, op.cit., p.16. génère des conséquences éthiques et confirme à tous points de vue son génie. Le talent de La Fontaine se dévoile, en effet, particulièrement dans la réinvention de la moralité et du récit contrairement à Esope qui sacrifiait le récit à l’idée10. Comment s’opère le mécanisme de cette réinvention poétique ? Voici la traduction du texte d’Esope (réalisée par Emile Chambry, Les Belles Lettres, Paris, 1927) : Les Deux Coqs et l’Aigle Deux coqs se battaient pour des poules ; l’un mit l’autre en fuite. Alors le vaincu se retira dans un fourré où il se cacha, et le vainqueur s’élevant en l’air se percha sur un mur élevé et se mit à chanter à plein gosier. Aussitôt un aigle fondant sur lui l’enleva ; et le coq caché dans l’ombre couvrit dès lors les poules tout à son aise. Cette fable montre que le Seigneur se range contre les orgueilleux et donne la grâce aux humbles. La version de La Fontaine est plus longue et plus feutrée : Les Deux Coqs (VII, 13)11 Deux Coqs voient en paix : une poule survint, Et voilà la guerre allumée. Amour, tu perdis Troie ; et c’est de toi que vint Cette querelle envenimée Où du sang des dieux même on vit le Xanthe teint. Longtemps entre nos Coqs le combat se maintint : Le bruit s’en répandit par tout le voisinage. La gent qui porte crête au spectacle accourut : Plus d’une Hélène au beau plumage Fut le prix du vainqueur. Le vaincu disparut : Il alla se cacher au fond de sa retraite, Pleura sa gloire et ses amours, Ses amours qu’un rival tout fier de sa défaite Possédoit à ses yeux. Il voyoit tous les jours Cet objet rallumer sa haine et son courage. Il aiguisoit son bec, battoit l’air et ses flancs, Et s’exerçant contre les vents S’armoit d’une jalouse rage : Il n’en eut pas besoin. Son vainqueur sur les toits S’alla percher, et chanter sa victoire. Un vautour entendit sa voix : Adieu les amours et la gloire ; 10 La fable ésopique est un simple exemple sans intérêt en soi, sans valeur autre que l’illustration de la moralité. 11 L’annotation (VII, 13) signifie septième Livre, treizième fable. Ştiinţe socio-umane Tout cet orgueil périt sous l’ongle du Vautour. Enfin par un fatal retour Son rival autour de la poule S’en revint faire le coquet : Je laisse à penser quel caquet, Car il eut des femmes en foule. La fortune se plaît à faire de ces coups ; Tout vainqueur insolent à sa perte travaille. Défions-nous du Sort, et prenons garde à nous Après le gain d’une bataille. L’innovation porte précisément sur la réécriture de la moralité et du récit. La Fontaine, en effet, amplifie et orne le récit. La moralité qui termine la fable d’Esope est d’orientation moralisante : l’orgueil est puni, l’humilité est toujours favorisée par le ciel ; les orgueilleux qui se vantent de leur succès et raillent la défaite de leurs adversaires sont rapidement châtiés pour ce péché. En revanche, dans la fable de La Fontaine, l’accent n’est pas mis sur l’aspect de justice et de rétribution, mais simplement sur la défiance qu’il faut toujours garder envers le Sort : la Fortune opère souvent des retournements, aussi faut-il s’empêcher d’avoir le triomphe insolent, car l’on ne sait jamais ce qui peut advenir. La perspective est donc symétrique : chez Esope, le malheur du coq insolent arrive comme une punition divine en réponse à son orgueil. Chez La fontaine, ce malheur lui advient par hasard, par « un de ces coups » de la Fortune dont il faut se défier. Ce n’est plus tant un blâme moral qu’un avertissement de se méfier d’un éventuel retournement de la chance. L’amplification est également évidente au niveau du récit ; ce qui chez Esope n’occupe qu’une ligne est développé sur plusieurs vers chez La Fontaine qui fait du combat des deux coqs rivaux un événement. Il s’agit d’une poule unique et non plus d’un pluriel indifférencié (« des poules ») : l’objet de la rivalité gagne en relief et en importance épiques : la poule est précieuse entre toutes comme Hélène12. Autre modification que La Fontaine fait subir au canevas narratif d’Esope ; les deux coqs vivaient en paix avant l’arrivée de la poule qui déclenche la guerre tandis que la version primitive s’ouvre d’emblée sur le combat indistinct. Ces transformations permettent à La Fontaine d’esquisser cette longue comparaison héroï-comique avec la célèbre guerre de Troie 12 Hélène est l’épouse du roi grec Ménélas. Son enlèvement par Paris, un prince troyen fut à l’origine de la guerre de Troie. 151 qui contribue et renforce le comique de cette fable. Qu’il s’agisse du triomphe de l’un et de la défaite de l’autre, ils sont dépeints plus expressivement chez La Fontaine que chez Esope. L’on remarque, en effet, la gestuelle du pauvre rival : « Il aiguisoit son bec, battoit l’air et ses flancs/ Et s’exerçant contre les vents/ S’armoit d’une jalouse rage. » La revanche finale du coq « caché dans l’ombre » donne lieu à un jeu d’allitérations et d’assonances dans le texte de La Fontaine, imitation stylistique du « caquet ». En définitive, tout se passe comme si le texte d’Esope n’était qu’une trame de résumé, pour la scène de comédie écrite par La Fontaine. Avec la fable Le Cochon, la Chèvre et le Mouton (VIII, 12), La Fontaine opère une transfiguration : le récit s’offre en une véritable pièce de théâtre et la moralité connaît un retournement. Recourons à la traduction de la fable d’Esope par Daniel Loayza13. « Le Cochon et les Moutons » Un cochon s’était joint à un troupeau de moutons et paissait avec eux. Un beau jour, le berger chercha à s’emparer de lui ; mais le cochon résistait en criant. Comme les moutons lui reprochant ses hurlements, lui disaient : "nous, il ne cesse de nous attraper, et nous ne crions pas pour autant", le cochon leur répliqua : "c’est que votre capture et la mienne ne se comparent pas : s’il vous court après, c’est pour votre laine ou votre lait, mais moi, c’est à ma viande qu’il en veut." Cette fable montre qu’ont raison de gémir ceux qui risquent non leurs biens, mais leur vie. « Le Cochon, la Chèvre et le Mouton (VIII, 12) » Une Chèvre, un Mouton, avec un Cochon gras : Montés sur un même char, s’en alloient à la foire. Leur divertissement ne les y portoit pas ; On s’en alloient les vendre, à ce que dit l’histoire : Le Charton n’avoit pas dessein De les mener voir Tabarin. Dom Pourceau crioit en chemin Comme s’il avoit eu cent bouchers à ses trousses : C’étoit une clameur à rendre les gens sourds. Les autres animaux, créatures plus douces, 13 Esope, Fables, traduction de Daniel Loayza, Paris, Flammarion, 1995. 152 DOCT-US, an III, nr. 1, 2011 Bonnes gens, s’étonnoient qu’il criât au secours : Ils ne voyoient nul mal à craindre. Le charton dit au Porc : « qu’as-tu à te plaindre ? Tu nous étourdis tous : que ne tiens-tu coi ? Ces deux personnes-ci, plus honnêtes que toi, Devroient t’apprendre à vivre, ou du moins à te taire : Regarde ce Mouton ; a-t-il dit un seul mot, Il est sage. – Il est un sot, Repartit le Cochon : s’il savoit son affaire, Il crieroit comme moi, du haut de son gosier ; Et cette autre personne honnête Crieroit tout du haut de sa tête. Ils pensent qu’on les veut seulement décharger, La chèvre de son lait, le Mouton de sa laine : Je ne sais pas s’ils ont raison ; Mais quant à moi, qui ne suis bon Qu’à manger, ma mort est certaine. Adieu mon toit et ma maison. Dom Pourceau personnage : raisonnoit en subtil Mais que lui servoit-il ? Quand le mal est certain, La plainte ni la peur ne changent le destin ; Et le moins prévoyant est toujours le plus sage. La Fontaine transforme partiellement l’intrigue, adapte l’anecdote en pièce de théâtre, en petites scènes de comédie : Dom pourceau crioit en chemin Comme s’il avoit eu cent bouchers à ses trousses. C’étoit une clameur à rendre les gens sourds Mais, il ne conclut pas du tout dans la même perspective qu’Esope ; bien loin de donner raison au cochon qui gémit à l’idée qu’il risque sa vie et que « [sa] mort est certaine », La Fontaine se place à un niveau de sagesse supérieure et prône un silence digne et résigné, proche du stoïcisme et de l’épicurisme : Dom Pourceau raisonnoit en subtil personnage. Mais que servoit-il ? Quand le mal est certain, La plainte ni la peur ne changent le destin ; Et le moins prévoyant est toujours le plus sage. Au contraire d’Esope, La Fontaine utilise l’aventure de sa fable comme un contre-exemple à ne pas imiter. Ce type de retournement de moralité advient fréquemment : les canevas ésopiques sont assez souples pour servir d’illustrations à des moralités éventuellement contradictoires, selon les sensibilités des auteurs de fables et les mentalités du temps. Un dernier exemple permettra de bien mesurer la hauteur que La Fontaine prend avec les moralités traditionnelles des fables d’Esope. Le Pouvoir des Fables (VIII, 4) est la transposition de la fable d’Esope, L’orateur Démade. Ces textes ne seront pas mentionnés en raison de leur longueur. Quelques fragments serviront néanmoins d’illustration. L’action est similaire. Ne parvenant pas à capter l’attention de ses concitoyens par un discours sérieux sur les affaires de l’Etat, un orateur athénien commence à raconter une fable qu’il interrompt subitement, si bien qu’il provoque les questions du public, et trouve ainsi l’occasion de les blâmer de leur frivolité. Esope conclut en déplorant la frivolité des hommes, qui préfèrent s’intéresser à des historiettes plutôt qu’aux affaires publiques : De même parmi les hommes, ceux-là ont perdu la raison qui dédaignent le nécessaire pour s’attacher plutôt à leurs plaisirs. La Fontaine, lui, conclut de la manière suivante : Nous sommes tous d’Athènes en ce point ; et [moi-même, Au moment que je fais cette moralité, Si Peau d’Ane m’étoit conté, J’y prendrois un plaisir extrême. Le monde est vieux, dit-on : je le crois ; cependant Il le faut amuser encor comme un enfant. La conduite du jeu éthique déplace complètement l’enjeu : La Fontaine s’implique personnellement pour justifier la frivolité des hommes. Au lieu de la blâmer, il considère le plaisir d’écouter des contes comme un trait naturel de l’humanité qu’il ne faut pas mépriser, une tendance naturelle à prendre en compte. Dès lors, pour instruire les hommes, il faut savoir les attirer par cet appât mêlé de réel et d’irrationnel (le merveilleux) ; c’est le but des fables (contes), instruire et plaire, amuser et éduquer en même temps, ce qui démarque La Fontaine des fables ésopiques : récit et moralité Ştiinţe socio-umane se [con]fondent, fusionnant ainsi en une « leçon » de sagesse supérieure. Le poèteconteur propose un art de vivre, et ses fables s’approprient une immense galerie de personnages divers14 parmi lesquels figurent les animaux constituant son bestiaire. II. Le bestiaire lafontainien : entre créativité et fonctionnalité La Fontaine n’a pas un bestiaire particulier, puisque la présence des animaux dans les fables est constante depuis l’Antiquité : leurs mœurs les plus apparentes fournissaient un équivalent acceptable des mœurs des hommes. Les animaux de La Fontaine sont donc les fils spirituels d’Esope, mais ces personnages se sont adaptés au siècle et ont parlé la langue du fabuliste. Tout comme la Bruyère fut le peintre des hommes, La Fontaine est celui des animaux. Ceux-ci forment une ménagerie d’acteurs éduqués pour la scène ; l’essentiel est, pour le fabuliste, de pourvoir tous les rôles sociaux ou moraux qu’il veut représenter. Ainsi, chaque animal représente des conditions sociales ou des traits humains particuliers. Le lion est systématiquement le roi des animaux, et à cette fonction sociale, s’attachent l’orgueil, la tyrannie, la vanité, selon les fables. Le loup est le vagabond cruel à la Cour du roi. Le renard se distingue par sa ruse, et ce trait en fait le symbole du courtisan fourbe. Le chien représente les traits moraux attachés à la fidélité, et le chat, doux et habile à tromper, est l’hypocrite. Mais, en dépit de ces préconstruits fonctionnels, les animaux de La Fontaine ne sont pas des automates déterminés d’avance15 ; le loup est tantôt cruel, tantôt fourbe, stupide, pitoyable, voire « plein d’humanité » comme 14 Les personnages humains, animaliers, de la mythologie grecque (Jupiter (X, 14), Hercule (X, 13) ; allégoriques (la Fortune, etc.) ; des éléments naturels (la Mer (IV, 2), la Montagne (V, 10), les Autans, vents violents (XII, 3) ; des végétaux (le Chêne et le Roseau (I, 22) ; le Gland et la Citrouille (IX, 4) ; un arbre fruitier (X, 1) ; des personnages inanimés (un buste (IV, 14) ; un cierge (VII, 8) ; Dieu ; des peuples (les Espagnols (IX, 15) ; les Anglais (VII, 17) ; les Romains (XII, 20)). 15 Au siècle classique, la physiognomonie, science qui établissait systématiquement des correspondances entre le tempérament et la morphologie des divers animaux, et ceux des divers types humains a beaucoup influencé La Fontaine. Pour le peintre animalier, ses personnages à quatre pattes posséderaient des âmes et par conséquent méritaient considération. C’est en fonction de ces idées-là qu’il faut apprécier des expressions comme "Messire Loup", "Dom Pourceau", "la femme du lion", "Sultan Léopard" ou "Sa Majesté Lionne"… 153 dans Le Loup et les Bergers (X, 5) ; le lion est souvent tyrannique, d’autrefois généreux… Ils changent selon les fables et il arrive même parfois que ces animaux échappent aux rôles établis par la tradition. Il en est ainsi du serpent dans L’Homme et la Couleuvre (X, 1), où l’ "animal pervers" apparaît victime de sa réputation. Attrapé et sur le point d’être mis à mort par un homme, le serpent lui fait cette leçon : Selon ces lois, condamne-moi ; Mais trouve bon qu’avec franchise En mourant au moins je te dise Que le symbole des ingrats Ce n’est point le Serpent, c’est l’Homme. Le serpent se révolte donc contre sa réputation morale et, soutenu par les autres victimes (la vache, le bœuf, l’arbre), il renvoie à l’homme sa calomnie. Du symbolisme animalier, le caricaturiste réalise non seulement un traité de morale, mais aussi de psychologie. La rhétorique qu’il affecte aux animaux puissants, comme le lion et le tigre, fait songer volontiers aux hommes et constitue au final une peinture satirique de l’humanité. Jamais il n’a ce souci lorsqu’il s’occupe des humbles d’entre les bêtes. Il a surtout aimé peindre, dans la gent animale, la caste plébéienne. Ainsi, dans la bourgeoisie laborieuse, la fourmi travailleuse, économe et même avare, est peu douée d’altruisme animal. La grenouille, qui réapparaît à tout instant dans les fables représente précisément le pauvre petit peuple, celui qui n’est ni fortement organisé, ni très travailleur ; en somme, assez borné, timide et toujours murmurant contre le sort. L’on sait de plus, voire de longue date que les grenouilles sont naturellement des animaux craintifs et criards. Aussi, la Fontaine les a rangées dans la bourgeoisie peureuse. Dans l’assimilation des animaux aux hommes, les deux fables 4 du livre VII (Le Héron et la Fille) présentent un cas intéressant de mise à nu de la démarche allégorique. Cette double fable exploite, en effet, le principe de l’allégorisme animalier. Couplées par l’auteur, elles sont en quelque sorte deux versions d’une même anecdote, l’une animale (le Héron), l’autre humaine (la Fille). Mais, la deuxième est aussi la version “décodée” de la première, puisque le Héron, qui fait le difficile et le fier avec les poissons, est l’image satirique de la fille qui fait la difficile et la fière avec les prétendants ; finalement, tous deux doivent se contenter d’un dernier lot dégradant : pour le Héron, « Il fut 154 DOCT-US, an III, nr. 1, 2011 tout heureux et tout aise de rencontrer un limaçon. » Et pour la fille, Celle-ci fit un choix qu’on auroit jamais cru, Se trouvant à la fin tout aise et tout heureuse De rencontrer un malotru. La morale commune aux deux histoires fait découvrir ou, du moins, dévoile les intentions du conteur : se servir des animaux pour instruire les hommes : Ne soyons pas si difficiles : Les plus accommodants, ce sont les plus habiles ; On hasarde de perdre en voulant trop gagner. Gardez-vous de rien dédaigner, Surtout quand vous avez à peu près votre compte. Bien des gens y sont pris. Ce n’est pas aux hérons Que je parle ; écoutez, humains, un autre conte : Vous verrez que chez vous j’ai puisé ces leçons. Comment le poète-conteur procède-t-il ? Quelle est la valeur normative de ces moralités ? III. Réécrire les sources : du prescriptif trivial à une variété esthétique Le génie de La Fontaine, par rapport aux modèles dont il se réclame et comparativement aux fabulistes de son temps, aura été de dynamiser la dialectique fable/moralité, d’utiliser cette contradiction pour créer un genre nouveau. Ecrire consiste donc pour lui, non seulement à traduire et à recueillir une matière héritée du passé, mais aussi à chercher la meilleure version, à lui donner une forme élégante et cohérente. Cette volonté de construire avec art est solidaire d’une intention d’instruire et surtout de diriger la conduite. En ce sens, La Fontaine s’inscrit au paragon des moralistes16. Dans sa structure et dans l’environnement textuel, la leçon de morale est chatoyante et 16 Un moraliste au XVIIe siècle, n’est pas un professeur de vertu, mais un homme qui observe avec lucidité et pénétration les mœurs de ses contemporains, et tire de cette observation une série de réflexions sur les travers, les vices, les tendances de la nature humaine. Cf. : Zigui Koléa Paulin, « La Leçon de morale dans les Fables de Jean de La Fontaine : arguments esthétiques, arguments éthiques et arguments structurels », in Lettres d’Ivoire N°5, Université de Bouaké (Côte d’Ivoire), 2008, p. 95. ondoyante. Il faut la débusquer ou simplement la formaliser soi-même à partir de la trame du récit. Cependant, l’on note une grande variété dans les rapports entre la moralité et le récit : absence de morale (VIII, 2 ou XI, 8), morale en entame (VII, 2), morale à la fois au début et à la fin (VIII, 17 ou VIII, 1), morale répartie en divers points du corps même de la fable (VIII, 14 ou VIII, 27). Le procédé de la morale-énigme présente, quant à lui, un narrateur qui s’interroge sur la portée du récit ou même hésite sur les leçons qu’il comporte : Qui désignai-je, à votre avis, Par ce Rat si peu secourable ? Un moine ? Non, mais un dervis : Je suppose qu’un moine est toujours charitable17, confère aux Fables une structure dialogique manifeste et particulièrement édifiante. Les extraits conversationnels récurrents sont l’une des caractéristiques de la littérature du XVIIe siècle. C’est, en effet, un trait général de la production littéraire classique de se présenter volontiers comme une causerie dans laquelle les récits apparaissent en abyme18. A vrai dire, il faut la trouver, cette morale moins prescriptive que descriptive. Lorsqu’elle est exprimée, elle est tacite et simplement suggérée19, elle se cache en différents endroits20, en général à la clausule21, mais aussi au milieu22, ou en introduction23, elle est mise en proverbe24, donnée par l’auteur25, dite par un des sous forme affirmative27, protagonistes26, 28 29 exclamative , interrogative . Ces diverses configurations structurelles la démarquent de la 17 Septième Livre, troisième fable, Le Rat qui s’est retiré du monde. 18 Plusieurs traits concourent à donner cette impression. Le narrateur peut s’adresser à une personne précise (dédicataires comme Mme de Montespan ou Mme de La Sablière). Il peut instaurer des dialogues avec le lecteur (L’Homme qui court après la Fortune et l’Homme qui l’attend dans son lit (VII, 12), la fin de La Mort et le Mourant (VII, 1), ou encore Le Loup et le Chasseur (VIII, 27)) ou révéler sa présence dans le récit comme une véritable intrusion d’auteur. 19 Le Chameau et les bâtons flottants (IV, 10). 20 Les obsèques de la Lionne (VIII, 14) ; Le Loup et le Chasseur (VIII, 27). 21 La Mort et le Mourant (VIII, 1) ; L’Ane et le Chien (VIII, 17). 22 Le Héron (VII, 4) ; La fille (VII, 5). 23 Le Lièvre et la Tortue (VI, 10). 24 L’Aigle et l’Escargot (II, 8). 25 Le Lion, le Loup et le Renard (VIII, 3). 26 Le Corbeau et le Renard (I.1). 27 Le Lion et le Rat (II, 11). 28 Le Renard et le Bouc (III, 5). 29 Le Lièvre et la Perdrix (V, 17). Ştiinţe socio-umane formule classique d’Esope qui concluait invariablement : « la fable démontre que… » La Fontaine n’a pas cherché à faire de la morale éducative, cependant la grande leçon des Fables est l’expression du bon sens populaire, conforme du reste au juste milieu des classiques, prônant réalisme et modération. Ce pragmatisme est, en effet, le produit d’une sagesse moyenne rebelle, à tous les principes d’erreurs : « L’homme est de glace aux vérités/ Il est de feu pour les mensonges » (IX, 6). C’est de cette disposition générale qu’il faut toujours se défendre. Elle prend la forme des préjugés (Les Devineresses, VII, 15), de la vaine curiosité (La Tortue et les deux Canards, X, 2, où il est dit que l’imprudence, le babil, la sotte vanité et la curiosité appartiennent tous au même lignage), et surtout la présomption (Le Coche et la Mouche, VII, 9 ; Le Rat et l’Eléphant, VIII, 15). Connaître ses limites, se défier d’autrui et de soimême, ne pas se plaindre au Destin de maux dont l’on est soi-même responsable (L’Ingratitude et l’Injustice des hommes envers la Fortune, VII, 14), voilà nettement les caractères essentiels de ce réalisme par lequel l’homme doit savoir prendre sa juste place dans le monde et parmi ses semblables. L’autre leçon la plus récurrente concerne la mesure. Le précepte « Rien de trop », titre d’une fable (IX, 11), traduit du "meden agan" des Stoïciens, revient sans cesse dans le recueil sous diverses formes. Il ne s’applique pas seulement à la cupidité ou à l’ambition, mais à des domaines plus surprenants où il épouse une couleur amère, voire choquante, en amitié par exemple, où il souligne qu’elle peut avoir ses excès et ses dangers (L’Ours et l’Amateur des jardins, VIII, 10). Au total, la morale lafontanienne s’enchante plus qu’elle ne s’indigne, ou se désespère à déceler et épingler les mille nuances de la turpitude humaine ; et elle le fait moins pour en guérir les esprits et les cœurs de leurs erreurs et de leurs fautes (« Cela fut et sera toujours », fable 14, livre septième), que pour établir une cartographie des âmes. Les leçons de cette topologie expérimentale constituent en quelque sorte les « maximes de La Fontaine », parallèles à celles de La Rochefoucauld, un autre moraliste d’envergure30. Les Fables offrent une image de l’homme peu exaltante, ce en quoi le poète-conteur est en accord avec l’ensemble de la littérature de l’époque plutôt pessimiste et sceptique sur la nature humaine. 30 Jean Castarède, Panorama d’un auteur, La Fontaine, Paris, Studyrama, 2004, p. 81. 155 Conclusions Art de mise en scène, composition dramatique et comique, peinture des caractères et des mœurs des bêtes et des hommes, sèche et froide au temps d’Esope, la fable connaît au siècle classique, sous la plume de Jean de La Fontaine, son expression la plus parfaite et la plus achevée. Ce genre considéré préalablement comme mineur va au-delà de la simple leçon pour témoigner d’une transformation de la structure, de la composition et de la moralité. La révolution qu’introduit la poésie dans les fables ésopiques n’a pas pour effet d’en exclure la moralité, mais de l’y inclure et même plus profondément, grâce à son association avec la narration confinant à l’osmose. Traditionnellement à finalité essentiellement didactique, la fable lafontainienne, par le biais de l’allégorisme animalier, prend une nouvelle orientation. La morale tantôt implicite, tantôt explicite, témoigne d’une transfiguration, non seulement de la structure, mais de l’esprit même qui préside à la composition des fables. Sans rupture de climat ni de forme, récit et moralité fusionnent ainsi en une leçon de sagesse supérieure. Avec ce poète-conteur, la transposition s’est entièrement intégrée à la transition pour que jaillisse de l’imbrication entre récit et moralité une discrète philosophie de la vie, prenant distance et hauteur par rapport aux leçons de l’événement et aux sentences de l’expérience, synthétisant les enseignements, sans s’arrêter à ceux-ci ni à ceux-là, sans les renier non plus, mais les mettant comme en dialogue, à l’intérieur de chaque fable et dans la rapsodie colorée du recueil tout entier. S’en dégage alors une vision kaléidoscopique du monde dont chaque poème constitue une parcelle elle-même multicolore et changeante, où chaque homme puise sa part de sagesse lui permettant d’éviter les écueils de la vie. Le génie de La Fontaine aura été, pour simplifier, de décliner jusqu’aux limites la dualité intrinsèque à l’apologue conférant ainsi à la lecture de ses fables un usage universel. Références bibliographiques Aristote, Poétique, traduction de Michel Magnien, Paris, le livre de poche, 1990. Brunel, Pierre et Huisman, Denis, La Littérature française des origines à nos jours, Paris, 2ème édition, Vuibert, 2005. Castarede, Jean, Panorama d’un auteur, La Fontaine, Paris, Studyrama, 2004. 156 DOCT-US, an III, nr. 1, 2011 Dandrey Patrick, La Fabrique des fables, Essai sur la poétique de La Fontaine, Paris, Klincksieck, 1991. Dandrey Patrick, La Fontaine ou les métamorphoses d’Orphée, coll. Découvertes, Paris, Gallimard, 1995. Duchet, Claude, Pour une sociocritique ou Variations sur un incipit, Paris, Seuil, 1971. Esope, Fables, traduction de Daniel Loayza, Paris, Flammarion, 1995. Fumaroli, Marc, Le Poète et le Roi, Jean de La Fontaine, Paris, Editions de Fallois, 1997. La Fontaine, Jean de, Fables, préface de Pierre Clarac, Paris, LGF, 1972. Lepatre, Olivier, Le Pouvoir et la parole dans les Fables de La Fontaine, Paris, PUL, 2002. Leichter, Frédérique, Fables, Livres VII à XII, Paris, Bréal, 1997. Sommer, Dupont-André, Les Araméens, Paris, Gallimard, 1949. Zigui, Koléa Paulin, « La leçon de morale dans les Fables de Jean de La Fontaine : arguments esthétiques, arguments éthiques et arguments structurels », in Lettres d’Ivoire N°5, Université de Bouaké (Côte d’Ivoire), 2008, p. 93-106. Konan Yao Lambert Je suis titulaire d'un Doctorat de Lettres Modernes. Depuis 2006, j'enseigne à l'Université de Bouaké la littérature orale, la philologie et l'ancien français au Département des Lettres Modernes. Je suis MaîtreAssistant depuis 2009. Mes recherches s'inscrivent dans une perspective comparatiste et portent sur le bestiaire africain notamment sur les décepteurs des contes d'animaux en relation avec ma thèse intitulée Le Roman de Renart et les Fables de la Fontaine: étude de morphologie, de physiologie et d'idéologie comparées du Moyen Age et de l'Age classique.