« Du lard ou du cochon ? : l`image du porc dans l`œuvre gravée de

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« Du lard ou du cochon ? : l`image du porc dans l`œuvre gravée de
« Du lard ou du cochon ? : l’image du porc dans l’œuvre gravée de Hans Grundig (1933-1935) »
Jeanne-Marie-Portevin
Membre du Parti communiste et de l'Association des artistes révolutionnaires (Asso) 1 sous la
République de Weimar, Hans Grundig a 32 ans lorsque Hitler accède au pouvoir. Alors qu’il est
doublement menacé par son engagement politique et son mariage avec l’artiste Lea Langer d’origine
juive, il reste en Allemagne et décide de faire de son art, qu’il avait dédié dans les années 20 à la cause
du prolétariat et à la lutte des classes, une arme dans le combat contre la dictature, demeurant fidèle au
manifeste d'Asso 2 .
Dès 1933, il commence un cycle de gravures qu’il regroupera plus tard sous le titre évocateur
Des animaux et des hommes, et qui constituent, selon les vœux de son auteur, une satire de
l’Allemagne nazie. La gravure à la pointe sèche fait son entrée dans son oeuvre en même temps que se
met en place la dictature. Reproductible, facilement diffusable, comparable par son austérité et les
matériaux qu'elle mobilise à l'écrit, la gravure est la forme par excellence de l'art résistant et se
développe à cette époque en tant que telle. Lea Grundig raconte, dans son autobiographie, l'arrivée
triomphante de la presse dans leur atelier et leur travail désormais fébrile : « La veille au soir, nous
préparions le beau papier épais, nous coupions les grandes feuilles en des petites, nous les trempions et
les disposions. Le lendemain nous voyait imprimer. [...] Notre espace se couvrait de tirages. Ils étaient
couchés, étroitement les uns à côté des autres, sur les lits, la table, les chaises et les armoires. Et nousmêmes, les pattes noires, dans une blouse maculée d'encre, excités et transpirants, nous travaillions de
toutes nos forces » 3 .
L'emploi d'animaux dans un projet satirique n'est quant à lui pas nouveau dans l'oeuvre de
Hans Grundig. Ainsi, une affiche de 1931 pour la troupe de théâtre Agitprop Die Linkskurve (Le
Tournant à Gauche) fait apparaître un singe marqué d'une croix gammée, se trémoussant dans une
danse endiablée aux côtés d'un pachyderme en soutane et d'un dindon aux couleurs du SPD, le parti
socialiste allemand. Les profiteurs et les manipulateurs du peuple s'y trouvent ainsi métamorphosés en
1
L'Association des artistes révolutionnaires d'Allemagne (ARBKD) est fondée à Berlin, en 1928, par Otto
Nagel. Elle s’étend à Dresde où une cellule particulièrement active, dirigée par le graveur Herbert Gute, est
constituée en mars 1929, et que l’on nomme, selon la formule lapidaire d’Otto Griebel, "Asso". Hans et Lea
Grundig en sont les membres fondateurs avec, entre autres, Eugen Hoffmann et Wilhelm Lachnit L’Association
se conçoit comme une « organisation sœur » de l’Association des artistes révolutionnaires de Russie (AChRR) et
pousse à « la réunion de tous les artistes plasticiens révolutionnaires qui se tiennent sur le sol de la lutte de
classes prolétarienne » (Statuts de l'ARBKD).
2
De fait, on peut y lire cette déclaration placée en en-tête: "L'art est une arme ...". (in Charles Harrison, Paul
Wood, Art en théorie: 1900-1990, Paris, Hazan, 1997, p. 439)
3
Am Vorabend bereiteten wir das dicke, gute Papier vor, schnitten die großen Bogen in kleine, wässerten sie ein
und legten sie bereit. Der andre Tag sah uns beim Drucken. […] Unser Raum bedeckte sich mit den Drucken.
Sie lagen eng nebeneinander auf Betten, Tisch, Stühlen und Schränken. Und wir selbst, mit schwarzen, Pfoten,
in farbverschmierten Kitteln, erregt und schwitzend, arbeiteten aus Leibeskräften.“; Lea Grundig, Gesichte und
Geschichte, Berlin, Dietz Verlag, 1961, p. 144. Entre 1933 et 1938, Hans Grundig réalise soixante gravures.
animaux grotesques. Ce procédé est vieux comme le monde. Depuis toujours les hommes ont, de fait,
cherché à trouver des correspondances entre l’homme et la bête, en dotant l’animal de caractéristiques
psychologiques ou en cherchant sur la figure humaine les traits d’une espèce animale, comme le
montrent les nombreux dessins réalisés par Charles Le Brun en 1671. Largement tributaire de cette
physiognomonie qui apparaît dès l’Antiquité, fleurit au Moyen-âge et se développe au fil des siècles,
la figure de l’animal devient une forme privilégiée de la satire et de l’art engagé. L’animal, miroir de
l’homme, est employé pour révéler la nature profonde de l’être humain et démasquer les hypocrisies,
ainsi qu’il apparaît dans les célèbres fables d’Esope comme celles de La Fontaine. Dans Les Caprices
de Goya, recueil de gravures commencé en 1797 et publié en 1799, les animaux travestis révèlent et
dénoncent les folies et absurdités du comportement humain. De la même manière en France, quarante
ans plus tard, dans les Scènes de la vie privée et publique des animaux, Grandville livre une satire
acerbe de la société dont il distribue les rôles à des animaux vêtus à la mode contemporaine.
L’utilisation d’animaux à des fins satiriques a donc une longue histoire qui s’accélère en Europe
autour des décennies 1820-1850 et qui fera parler Grandville d’« animalomanie ». En Allemagne en
particulier, au XIXe siècle, les revues satiriques abondent de ces représentations.
L’œuvre de Hans Grundig se rattache à cette tradition et déploie ainsi tout un bestiaire où
loups, ours et chevaux occupent une grande place, mais qui fait aussi la part belle à des espèces plus
exotiques comme le kangourou ou le tigre. Les images des ours et des loups ayant déjà été évoquées
dans nos précédents travaux, il conviendra ici de considérer la figure du porc qui apparaît d'ailleurs
comme la forme la plus explicitement satirique de l’œuvre de Hans Grundig. Presque universellement,
le cochon symbolise la goinfrerie, la voracité ; il est l’emblème des tendances obscures, de
l’ignorance, de la luxure et de l’égoïsme. Animal impur dans la tradition judéo-chrétienne, il est
considéré comme le siège du Mal. Son nom représente, de plus, un parangon du langage injurieux et
s’est mué en adjectif dans le langage courant. Le porc est par excellence une image dégradante,
immédiatement reconnaissable.
Dans une planche de 1934, gravée par Hans Grundig, le porc en tant qu’il est le symbole du
mal est confondu avec le national-socialisme, lui-même mal absolu. On le découvre ici en compagnie
de deux loups, dans un paysage désolé, juste signifié par deux arbres morts à l’horizon. Plus tard,
l’artiste adjoindra à cette image un titre sans équivoque : Deutschland erwache !, Allemagne, réveilletoi !, célèbre slogan nazi. Mais même sans ce titre, l’image est transparente, qui montre un des porcs
effectuant le salut hitlérien, nous incitant à la considérer comme une allégorie. Toutefois, son caractère
explicite suffit à mettre en échec le jugement porté par les sémiologues, et en particulier, Christian
Vandendorpe à propos de l'allégorie, laquelle serait précieuse sous un régime totalitaire pour formuler
des discours codés autrement étouffés par la censure 4 . Ajoutons que cette clarté a partie liée avec le
projet de l’artiste, comme nous le verrons plus tard. Avec les porcs dressés sur leurs pattes arrière, la
scène propose un jeu constant d’allers et retours entre anthropomorphisation de l’animal et
animalisation de l’homme. Ce procédé de rabaissement typiquement satirique, utilisé depuis
l’Antiquité, est un des dispositifs les plus redoutables, car il vise l’intégrité physique et morale de
l’individu. L’artiste ajoute néanmoins à l’image d’autres qualités qui participent d’une esthétique
générale de la laideur. On est frappé ici par la confusion, l’illisibilité des corps qui amplifient le thème
déjà présent du monstrueux, comme par exemple avec ce cochon bicéphale, cet amas de chairs
immondes dont la compacité provoque une sensation d’étouffement alors même que le champ est
ouvert. Quant aux zones fortement obscures qui apparaissent dans les coins de la gravure, semblant
4
Christian Vandendorpe, « Allégorie et interprétation », Poétique, n°117, février 1999, p. 93.
obliger les porcs à refluer vers le centre, elles accroissent encore l’angoisse de l’indéchiffrable, et
agissent en même temps comme des sortes d’équivalent plastique d’une violence aveugle que le
spectateur subit déjà. Contents d’eux-mêmes, enfermés sur leur petit terrain de paille, les animaux ne
semblent pas se soucier de ce qui se passe autour d’eux, à l’exception des deux chiens, les oreilles en
alerte, les crocs acérés, prêts à l’attaque. Le ciel tourmenté, lourd des menaces à venir, que l’on
retrouve sans cesse à cette époque chez Hans Grundig, et la ligne d’horizon trop haute renforcent
encore le sentiment d’une insupportable claustration. Enfin, la multiplication des lignes,
l’entremêlement irrégulier des hachures, le faible contraste clair-obscur produisent au plan plastique
une confusion des valeurs qui semble aussi devoir être comprise de façon absolument littérale. Quant
au choix de la technique, celle de la pointe sèche, il confirme ce propos. Ce qui est visé ici n’est pas le
noir velouté, mais bien cette encre qui fuse et salit l’image. L’artiste donne ainsi à voir son image de
l’Allemagne depuis l’arrivée des nazis, une Allemagne plongée dans « une nuit profonde et
effroyable », ainsi que l’écrira plus tard sa femme Lea Grundig 5 .
Dans une lettre datée de mai 1946, Hans Grundig résumait a posteriori son projet, et écrivait :
« Autant que ma force artistique me le permettait, j’ai représenté l’effroyable période d’une barbarie
indicible. » A travers ces mots, on découvre aussi la pertinence et la nécessité du mode satirique
comme déclaration toujours indirecte : par la distance même qu’elle instaure avec le réel, elle permet
au fond de le dire. Comme l'explique Georg Lukács, développant la théorie hégélienne, « ce qui est à
la base de la méthode créatrice de la satire, c'est l'opposition immédiate de l'essence et du
phénomène » 6 : entre les deux, aucune médiation, aucune analyse, aucune explication, seule la force
du choc. La satire offre ainsi « un reflet correct de la réalité, mais qui cependant s'écarte d'elle dans la
liaison du détail avec le tout » 7 . En outre, au-delà de l’interprétation qui ferait parler de façon triviale
de gros porcs nazis, on sera attentif aussi au fait que si la satire est dégradation, en tant qu’acte
artistique, elle est aussi sublimation.
Dans Parmi les cochons, gravure réalisée entre 1934 et 1935, l’artiste joue du contraste entre
les pourceaux qui ont désormais étendu leur règne à l’ensemble des animaux, et la petite fille,
personnage assez ambigu, dans cette scène lourde de sous-entendus obscènes, et dont la fonction
pourrait être d’accroître encore la négativité des porcs. Celle-ci ne s’est pas encore métamorphosée,
sourde qu’elle est à l’endoctrinement nazi qui transforme l’être humain en bête. Comme Béranger dans
le Rhinocéros de Ionesco, la petite fille encore intacte physiquement apparaît comme une figure de la
résistance. D’une manière générale, cette impossibilité et ce refus de la métamorphose animale sont
bien chez Hans Grundig une expression de la Résistance avec un grand R. Ses chevaux pourchassés
par des loups, par exemple, figurent pour lui les victimes du fascisme, mais ne sont en aucun cas des
résistants. A notre connaissance, il n’existe qu’un seul exemple d’animalisation de résistants, dans la
gravure réalisée en 1938, Résistance, qui les représente en lions.
Hans Grundig n’est pas le seul à utiliser le symbolisme universel du porc à des fins satiriques.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, George Orwell, artiste engagé qui voit dans l’écriture un moyen
5
« Tiefe, schreckliche Nacht »; Lea Grundig, op. cit., 1961, p. 139.
Georg LUKÁCS, Problèmes du Réalisme, Paris, L’Arche, 1975, p. 22. (Traduit de l’Allemand par Claude
Prévost et Jean Guégan).
7
Ibid, p. 29.
6
de dessiller les yeux de ses contemporains, s’empare de cette image pour La Ferme des animaux, fable
allégorique qui entend dénoncer les mécanismes des Etats totalitaires, et de l’Union soviétique en
particulier. Chez l’auteur anglais, comme chez le peintre allemand, les personnages du dictateur et de
ses suiveurs sont incarnés dans la figure du porc qui, dans le dernier chapitre du récit, se transforme en
bipède, mettant un point final à son processus d’humanisation, figure classique du monde inversé
puisqu’en effet au début de l’ouvrage, les hommes représentaient l’oppresseur. Le redressement des
cochons sur leurs pattes arrière devient le signe de leur corruption, de leur avilissement et de leur soif
de pouvoir.
Si l'animalisation s'enracine dans la tradition littéraire et artistique, elle est également une
composante essentielle du carnaval populaire que Hans Grundig affectionne tout particulièrement et
qui s’enracine profondément en Allemagne. Faisant référence à sa naissance le 19 février 1901 dans la
nuit qui conduit du Mardi gras au Carême, l’artiste intitule d’ailleurs son autobiographie Zwischen
Karneval und Aschermittwoch, Entre Carnaval et le mercredi des cendres, dans lesquels il voit
également une métaphore du destin de l’Allemagne sous le nazisme. Traditionnellement, le carnaval
fait défiler des hommes déguisés en animaux, pour en souligner les instincts bestiaux auxquels on
laisse libre cours pendant la fête. A Nuremberg, célèbre au Moyen-âge pour son carnaval, on pouvait
voir lors de la parade du Schembart, de nombreux masques de cochons, liés à la vision qu’avait
l’Allemagne médiévale de cet animal, supposé être la monture des sorcières et des diables. Dans
certaines représentations de l’époque, le porc figurait même l’âme des damnés. Orchestrant un
véritable carnaval des animaux, Hans Grundig expose la folie qui s’est emparée de l’Allemagne dont il
assimile les défilés de SA à des parades du Mardi gras. Toutefois, nulle licence joyeuse ici, il s’agit
bien plutôt d’un carnaval macabre lors duquel on assassine en toute impunité. Réinterprétant le topos
du monde à l’envers, image déjà courante dans l’Antiquité et très appréciée au Moyen-âge, l’artiste
rejoue les actes symboliques du carnaval expressément dirigés contre l’autorité suprême et le pouvoir.
Comme le fou de Carnaval, élu roi d’un jour, redevient bouffon, une fois son règne terminé, et subit
injures et coups, les despotes nazis sont déguisés en porc, bafoués et insultés, dans une réinterprétation
du rite carnavalesque du détrônement symbolique du souverain. Il faut donc voir dans les images
grotesques de Hans Grundig une double lecture, la mascarade étant tout à la fois métaphore de la folie
destructrice du nazisme et conjuration du pouvoir dictatorial.
Alors que le national-socialisme s’invente un passé artistique avec les réalisations de
l’Antiquité grecque, Hans Grundig reprend à son compte la grande tradition allemande du carnaval,
dans un acte de réappropriation de la culture germanique pervertie par les nouvelles mesures de la
dictature hitlérienne. Le slogan dont il est question depuis le début Deutschland erwache ! était
compris à l’époque, entre autres choses, comme un appel à l’éveil de la germanité. Comme l’explique
Eric Michaud, cette injonction faite à l’Allemagne de s’éveiller était d’abord l’injonction de se
remémorer son passé allemand, et de construire enfin son avenir sur ce modèle idéal du passé 8 .
Conscient de cette acceptation de la formule nazie, Hans Grundig semble nous inviter à considérer ses
œuvres, dans leur iconographie fantastique et les procédés et techniques employés, comme le vrai
visage de l’art allemand. Obéissant à la logique du double sens, le titre Allemagne, réveille-toi !, s’il
tourne en dérision le discours propagandiste, est aussi une injonction faite au spectateur potentiel de
l’image. Dans une lettre datée de 1936, Hans Grundig écrit : « S’il y a un art allemand, alors nous
8
Eric Michaud, Un art de l’éternité : l’image et le temps du national-socialisme, Paris, Gallimard, 1996, p. 142.
sommes ceux qui créent la valeur artistique ». Dans les œuvres qu’il réalise à cette époque, il multiplie
les références à la grande culture gothique allemande, comme le montre par exemple son choix de la
gravure à la pointe sèche dont le maître fut Dürer. Lea Grundig affirme au reste que « la gravure chez
Hans Grundig s’enracine profondément dans la vieille tradition allemande de l’art graphique » 9 .
On ajoutera pour mettre en évidence le caractère hautement polysémique de cette œuvre qu’à
l’époque de la République de Weimar, les caricaturistes avaient consacré l’image du goret ou du verrat
comme l'incarnation métaphorique de la bourgeoisie décadente et de la luxure qui lui était étroitement
associée. La célèbre revue satirique Simplicissimus, très appréciée de Hans Grundig, revue qui fit de la
caricature par animalisation un trait récurrent de sa ligne graphique, présentait ainsi sur sa couverture
du 1er avril 1921 un cochon en habit de bourgeois, indifférent à la mort d’Eros, et fièrement planté
devant un kiosque débordant de revues pornographiques et de journaux à sensation. Un dessin de Carl
Olaf Petersen, paru en 1920 dans Lustige Blätter, développait une critique similaire. Comment ne pas
citer enfin les nombreuses œuvres graphiques de George Grosz qui firent du porc l’emblème du
bourgeois libidineux ? Le glissement sémantique du bourgeois au nazi dans la figure du porc chez
Hans Grundig n’est pas anodin. A la dégradation, s’ajoute un phénomène d’intertextualité qui
disqualifie le faux discours socialiste du parti nazi, en vérité au service de la bourgeoisie capitaliste.
De la même manière, cette animalisation parasite un autre discours. On sait en effet quel usage
la propagande nazie a fait de l’animalisation pour rendre possible l’extermination de ses victimes.
Usant de l’ironie qui, selon Vladimir Jankélévitch, « mimant les fausses vérités, les oblige à se
déployer » 10 , Hans Grundig exploite la phraséologie nazie à laquelle il applique la technique du
grossissement pour mieux en faire ressortir l’absurdité. Quand l’idéologie nationale-socialiste ne cesse
de prôner la supériorité de l’instinct sur la raison, que Hitler voit le succès des grandes civilisations
dans leur capacité à avoir réduit à l’état de bêtes de sommes les races vaincues, et que les Juifs, exclus
de « l'élevage d'une race pure », sont traités de « cochons », Hans Grundig parodie l’Allemagne nazie
sous la forme dégradante d’une immense foire aux bestiaux. Fort de ses contradictions, et avec un
cynisme cruel, le Troisième Reich, par ailleurs, fut le premier Etat à promulguer des lois protégeant les
animaux domestiques. Dressant devant lui ses gravures comme un miroir qui reflète le véritable visage
des bourreaux, Hans Grundig dévie le flot injurieux pour le rediriger contre ces derniers.
Maniant la tradition des analogies entre l’homme et la bête, les associations ironiques, les
glissements de sens et le jeu des équivalents plastiques, Hans Grundig produit des images complexes
qui multiplient les niveaux de lecture et nécessitent de nombreuses manipulations, à la manière de ce
pliage anonyme bien connu, qui circule parmi les alliés, pendant la Seconde Guerre mondiale. Le
dessin de quatre porcs y fait apparaître, une fois savamment assemblés, le visage d’Hitler. La légende
invite à trouver le plus gros de tous les cochons, instituant le dictateur comme membre de l’espèce
porcine, dans une parodie du discours nazi sur la race, analogue à celle développée par Hans Grundig.
Pour apparaître, la face du leader nazi doit résulter d’une hybridation de quatre culs porcins avec des
éléments de physionomie humaine, renvoyant à l’étymologie même de la satire qui tirerait son origine
9
« Die Graphik Hans Grundig wurzelt tief in der Tradition alter deutscher Zeichenkunst » ; Lea Grundig, Über
Hans Grundig und die Kunst des Bildermachens, Berlin, Volk und Wissen Volkseigener Verlag,1978, p. 88.
10
Vladimir Jankélévitch, L'ironie, Paris, Flammarion, 1964, p. 100. (coll. Champs n°66)
du mot latin Satura signifiant mélange. Cette confusion des genres et des espèces que l’on a mise en
évidence chez Hans Grundig est, pour Gilbert Lascault, caractéristique de la figure du monstre, terme
que Thomas Mann, du reste, ne cesse d’employer pour qualifier le nazisme 11 . Ce pliage, véritable
arme dirigée contre le dictateur, montre la circulation et l’universalisme de la figure du porc, comme
incarnation du mal nazi qui ronge l’Allemagne.
En reprenant une imagerie populaire et triviale, inscrite dans la tradition, profondément ancrée
dans les discours des milieux oppositionnels de l’époque, et ainsi facilement identifiable, Hans
Grundig affiche l’ambition d’être compris par tous, souhait qu'il revendique depuis les débuts de sa
carrière. Fidèle lecteur d’Upton Sinclair pour qui tout art est propagande, il n’a cessé depuis les années
1920 de plaider pour un art lisible, accessible au plus grand nombre, dont le but ultime et moral
consiste en la recherche et la figuration de la vérité. Renouant avec la croyance ancestrale dans le mot
qui tue et la tradition de la satire comme arme punitive et châtiment, Hans Grundig entend « détruire le
tissu de mensonges, rendre visible l’immense menace », considérant cela comme « la mission la plus
importante à présent » 12 . Alors que la chasse à l’« art dégénéré » interdit aux artistes incriminés toute
forme d’exposition et de diffusion de leur oeuvre, qu’une satire peut coûter à son auteur la vie, Hans
Grundig trouve encore des yeux pour voir son travail, des bouches pour transmettre son message.
Hans et Lea Grundig organisent ainsi, à cette époque, des réunions où artistes et gens de tous milieux
se retrouvent pour entendre un concert, admirer une chorégraphie de Dore Hoyer, célèbre danseuse de
Dresde limogée par les nazis, ou regarder les dernières œuvres de l’artiste lui-même. Il se forme ainsi,
selon les mots de Hans Grundig, un « centre culturel antifasciste » 13 . Les gravures satiriques circulent
de main en main à l’intérieur d’un cercle d’amis et de connaisseurs et, certaines gagneront même le
public étranger grâce à l’aide précieuse d’amis dévoués, comme l’artiste Johnny Friedländer qui
emporte lors de son immigration en France quelques tirages. Hans Grundig envoie, en outre, de temps
en temps des gravures à son amie Sonja Salati, une danseuse suisse, qui se charge ensuite de les faire
circuler. Selon les mots de l’artiste dans son autobiographie, ses œuvres sont vues par de nombreuses
personnes. Ainsi, il reçoit en 1936 l'invitation d'un citoyen helvétique, Albert Merkling, qui s’avoue
profondément impressionné par ses travaux. L’écrivain Gusti Wieghardt participe également à
l’entreprise et profite d’un voyage au Danemark pour emporter, caché dans sa valise, un grand recueil
de gravures qu’elle confie à Helen Weigel qui s’apprête à partir pour Paris. De là, Franz Masereel,
célèbre artiste belge, prend connaissance de son travail et offre au couple l’hospitalité en France,
invitation qu’ils ne pourront honorer, arrêtés en 1938 par la Gestapo. En 1939 encore, d’après Stephan
Weber, exégète de l’œuvre de Hans Grundig, ce dernier envoie des gravures à Londres où Erin
O’Brady essaie – vraisemblablement sans succès – de monter une exposition de ses travaux.
Alors que le danger qui menace toute satire est d’être oubliée par les générations à venir
déconnectées de l’actualité brocardée, la fable animale semble en être l’antidote, par l’allégorie qui
induit une distance et par la temporalité cyclique inhérente au récit fabuleux. Comme l’étudie Aurélia
Gaillard qui travaille sur l’esthétique de la fable, le temps « ne se déroule pas, mais plutôt s’enroule
11
Thomas Mann, Etre écrivain allemand à notre époque, Paris, Gallimard, 1996, pp. 260, 275…
« Das Lügengewebe zu zerreißen, die ungeheure Lebensbedrohung sichtbar zu machen, das wurde jetzt zur
wichtigsten Aufgabe » ; Hans Grundig, Künstlerbriefe aus den Jahren 1926 bis 1957, Rudolstadt, VEB
Greifenverlag zu Rudolstadt, 1966, p. 74.
13
« Zu einem kulturellen Zentrum » ; Hans Grundig, Zwischen Karneval und Aschermittwoch. Erinnerungen
eines Malers, Berlin, Dietz Verlag, 1973, p. 279.
12
autour d’un moment initial et exemplaire. Le récit fabuleux élève ainsi le temps vécu, chronologique,
en un Grand Temps ». Ce temps mythique, soutenu par l’absence de tout détail daté dans les gravures
de Hans Grundig, fait qu’aujourd’hui encore ses planches nous interpellent et nous effraient. Dans un
mouvement circulaire ininterrompu, la satire d’Hans Grundig démasque tout à tour les vices et les
travers d’hier comme d’aujourd’hui. Moralité : il nous faut tuer la bête en nous.