Lucie Corvus contre Mister Poiscaille

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Lucie Corvus contre Mister Poiscaille
Lucie Corvus
contre
Mister Poiscaille
- Nico Bally Extrait : 1er chapitre
Copyright © 2014 Nico Bally
Tous droits réservés.
ISBN: 1500509493
ISBN-13: 978-1500509491
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CHAPITRE 1
LA TÉLÉPORTATION DES HARICOTS
J'adore ma maman.
Je ne la vois pas beaucoup, parce qu'elle travaille
presque tous les soirs. Elle est serveuse. Alors
quand elle est là, on parle ensemble, je raconte mes
cours, elle me raconte sa journée, et elle me répète
d'être sérieuse à l'école, sinon je ne pourrais pas
choisir mon travail quand je serais grande, et je
serais forcée de faire serveuse comme elle.
Ma maman était si nulle à l'école qu'elle n'arrive
même pas à m'aider à faire mes devoirs. Elle ne sait
pas calculer l'aire d'un triangle, par exemple. Les
serveuses n'ont pas besoin de calculer des aires de
triangles. Mais si moi je veux faire des métiers
compliqués comme astronaute, médecin ou
présentatrice télé, je devrais calculer plein d'aires de
triangles !
Mon papa est parti quand j'étais toute petite.
Mais ça on n'en parle jamais.
Voilà, je m'éloigne déjà de mon sujet. Je disais :
J'adore ma maman.
C'est important. J'adore vraiment ma maman.
Sauf que quand elle est là, je dois manger des
trucs pas bons. Du coup les soirs où elle ne travaille
pas, je suis à la fois heureuse et malheureuse.
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Ce soir là c'était steak haché (miam !) avec des
haricots verts (BEURK !).
Le steak fut mangé en trois coups de fourchette.
Pour les haricots, j'ai une technique : je les fais
gigoter dans l'assiette, je les coupe, je les disperse
pour donner l'impression qu'il y en a moins. Je bois
de l'eau, ça fait passer le temps et ça remplit
l'estomac. Au bout d'un moment, on a vraiment
l'impression que j'ai fait un effort et que j'ai mangé
quelques légumes.
Inutile d'en proposer au chat, il n'aime pas ça.
Les chats c'est bon qu'à manger du thon et des
cheeseburgers. J'aurai dû demander un chien, à la
place. Encore que, je me demande si les chiens
mangent des haricots verts ? Qui mange des haricots
verts, en fait ? Les cochons ? J'aurai dû adopter un
cochon. Ça mange de tout un cochon, c'est comme
une poubelle, mais vivante. Une poubelle qui fait
gruik gruik.
Quand je serais grande, chez moi j'aurai un
cochon à la place de ma poubelle.
Attention, je précise que j'adore mon chat ! C'est
le plus beau chat du monde ! C'est juste que face
aux haricots verts, il ne m'aide pas beaucoup.
— Lucie, fais-moi plaisir, manges tes haricots,
m'a dit ma maman en prenant une voix sèche.
— J'en ai mangé plein !
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J'ai montré mon assiette, mais ma mère n'a pas
semblé convaincue.
— Encore un petit peu. Et enlève ton bonnet, il
ne fait pas froid !
J'aime bien garder mon bonnet sur ma tête, parce
que mes cheveux ne ressemblent à rien. Maman
pense que c'est idiot de payer un coiffeur alors que
n'importe qui peut couper des cheveux avec une
bonne paire de ciseaux. Sauf que pour devenir
coiffeur, il faut un diplôme ! Je suis sûre que les
coiffeurs savent calculer les aires des triangles, par
exemple ! Au cas où un client voudrait une coupe en
forme de pyramide.
De toute façon, il suffit de regarder mes cheveux
pour comprendre que ma maman n'est pas
coiffeuse : j'ai des mèches qui partent dans tous les
sens, on dirait un gribouillage tout noir, ou la photo
d'un combat de corbeaux. Peut-être parce qu'elle ne
sait pas calculer l'aire des triangles, d'ailleurs.
Plutôt que d'enlever mon bonnet, je l'ai descendu
sur mes yeux. Je ne voulais plus voir les haricots
maudits. Je me suis concentrée pour les faire
disparaître.
Abracadabra !
J'ai soulevé un peu le bonnet, pour regarder mon
assiette. Mais bien sûr, les haricots étaient toujours
là.
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Rien ne peut disparaître totalement, c'est évident.
Quand maman dit « Mes clefs ont disparues ! » en
fait elle les a juste perdues, elles sont toujours
quelques part. Les choses ne disparaissent pas, elles
se cachent, elles se déplacent. Même un magicien,
quand il fait rentrer une femme dans une grosse
boite, puis ouvre la boite et qu'il n'y a plus personne
dedans, il ne dit pas qu'elle a disparue. Il explique
qu'elle s'est déplacée (par magie) : on la retrouve
dans le public, dans un chapeau, dans une autre
boite, derrière un rideau ou tout simplement sous la
scène.
Je me suis dit que c'est ce qu'il fallait faire avec
mes haricots.
Alors j'ai re-baissé mon bonnet, j'ai fermé les
yeux, et je me suis concentrée pour que les haricots
se téléportent. Mais où ? Dans la poubelle, ça
semblait bien, sauf si maman l'ouvrait pour y jeter
l'emballage du steak et voyait tous les haricots !
Pourquoi pas sur le rebord de la fenêtre ? Celle de
ma chambre ! J'y mets souvent du pain, pour les
oiseaux. Ça m'aurait étonnée qu'ils aiment les
haricots, mais au moins ma mère ne les aurait pas
découvert là !
J'ai imaginé les haricots flottant de l'assiette
jusqu'au rebord de la fenêtre. Je me suis bien
concentrée en fermant les yeux le plus fort possible.
Tellement fort que j'entendis une sorte de vent
traverser ma tête.
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Et là j'ai senti Magma qui venait se frotter contre
mes jambes. Magma c'est mon chat. Il est gros, roux
et borgne. Enfin il n'est pas si gros que ça, mais les
chats ça grandit très vite. L'année d'avant il était si
petit que je pouvais le poser sur ma main, et là il
était plus grand que ma tête.
Mais non, c'était pas Magma. Y'avait rien sur
mes jambes. J'avais juste des fourmis, comme
quand on reste trop longtemps dans une position pas
pratique.
— Ah, tu vois quand tu veux ! s'est exclamé ma
mère.
— Quoi ? Je vois quoi ?
— Je suis contente que tu fasses des efforts, m'at-elle dit en souriant.
J'ai compris en regardant mon assiette : les
haricots avaient tous disparus.
Disparus ou déplacés ? Il fallait que je sache !
J'ai quitté la table sans même demander la
permission, et sans prendre de dessert. J'ai foncé
jusqu'à ma chambre. Et là j'ai vu, sur le rebord de la
fenêtre, les haricots verts.
J'étais éberluée, stupéfaite, ébahie ! J'étais même
« sur le cul » comme dit parfois maman. Elle le dit
même quand elle est debout, ce que je trouvais idiot
jusqu'à ce soir là. J'ai été tellement surprise que je
suis vraiment tombée sur mes fesses. Et là j'ai
compris l'expression.
J'avais un pouvoir magique : je pouvais
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téléporter les légumes !
A la fenêtre, un gros corbeau semblait aussi
surpris que moi. Il picora un haricot, puis me
regarda l'air de dire « C'est quoi ce machin ? Où est
le pain ? ».
Je me suis relevée et je l'ai chassé en agitant les
mains. Les corbeaux effraient les petits oiseaux. Je
préfère quand c'est des moineaux (marrons), des
mésanges (bleues et jaunes, très rares !) ou des
rouge-gorge (plutôt orange que rouges) qui viennent
se nourrir. Ou même des pigeons, qui font toujours
des danses rigolotes. Parfois je me dis que quand je
serais grande, j'aimerai bien élever des oiseaux.
Mais ça dépendra de s'il faut savoir calculer les
aires de triangles ou pas.
Ce qui était sûr c'est qu'il y avait peu de chances
pour qu'ils aiment mes haricots. Il faudrait sûrement
que je les mette demain matin dans un sac plastique
pour les jeter discrètement dans une poubelle, sur le
chemin de l'école.
J'étais loin de m'imaginer que pendant la nuit,
quelque chose viendrait faire un festin sur mon
rebord de fenêtre...
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