diplomarbeit - Universität Wien

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diplomarbeit - Universität Wien
DIPLOMARBEIT
Titel der Diplomarbeit
Une lecture queer du lesbianisme dans
Baise-moi et Apocalypse bébé
de Virginie Despentes
Verfasserin
Emilie Sénéchal
angestrebter akademischer Grad
Magistra der Philosophie (Mag.phil.)
Wien, November 2013
Studienkennzahl lt. Studienblatt:
A 190 347 333
Studienrichtung lt. Studienblatt:
Lehramtsstudium Französisch / Deutsch
Betreuerin:
O. Univ. - Prof. Dr. Birgit Wagner
A ma mère qui, de prés comme de loin, a toujours
été là, notamment dans les moments de doute
A mon père qui, parti trop tôt, m'aura donné à sa
manière la force d'aller au bout de mon projet initial.
Für Wolfgang:
An all unsere vertrauensvollen & innigen Augenblicke,
in denen du mich stets mit deinen richtigen
Worten/Wörtern begleitet hast.
-2-
Table des matières
Introduction...................................................................................................... 3
Partie I: Sortir du hors champ .......................................................................9
I.A. De la constitution du sujet lesbien .....................................................10
I.A.1. Femmes de/en travers: de l'exclusion à la révolte des invisibles....11
I.A.2. De l'établissement à la critique de la théorie de la différence
sexuelle........................................................................................................15
I.B. L'extraordinaire lesbien ..................................................................... 24
I.B.1. De la dé-construction des sexualités déviantes du sujet lesbien ......25
I.B.2. ... au continuum lesbien d'Adrienne Rich........................................... 30
Partie II: Femmes fatales revisited............................................................... 35
II.A. L'armée de l'Eros................................................................................36
II.A.1. Subversion du gender inversion.........................................................36
II.A.2. De la violence et du plaisir sadique...............................................42
II.B. Le corps dans tous ses états............................................................... 46
II.B.1. Ne plus être victime !..................................................................... 47
II.B.2. Cinéma X et jeu(x) subtil(s) du regard.........................................52
II.B.3. Finies les mascara-des!...................................................................60
Partie III: Le lesbianisme : de la désintégration à la renaissance...............66
III.A. Le lesbianisme ou la fluidité des identités.......................................67
III.A.1. Culture butch/fem : de la théâtralité à l'androgynie........................67
III.A.2. La liberté retrouvée du sujet lesbien ...........................................72
Conclusion.......................................................................................................79
Zusammenfassung in deutscher Sprache......................................................82
Bibliographie.................................................................................................. 88
Curriculum vitae.............................................................................................94
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Introduction
Propulsée en 2000 sur le devant de la scène médiatique suite à ce qui va devenir l' « affaire
Baise-moi »1, Virginie Despentes détone, depuis bientôt vingt ans, dans le paysage littéraire
et cinématographique français. Son écriture, réaliste, violente, sexuelle, a souvent créé la
polémique. Ses portraits au vitriol de la société française mettent mal à l'aise, provoquent
même, car l'auteure et réalisatrice aime à passer au crible et ce, sans ménagement, les
relations hommes/femmes. Loin d'entretenir l'illusion d'une entente parfaite entre les sexes,
Despentes ose lever le voile sur ce que l'on préfèrerait ne pas voir. Violences conjugales,
viol, prostitution, industrie du X: au coeur de ses romans se trouve la représentation du
sexuel, Virginie Despentes dressant un bilan sombre des rapports de domination entre les
sexes.
S'inscrivant à contre-pied de l'idée que la femme doit se contenter d'être et de rester le sexe
faible, Virginie Despentes met en scène des héroïnes qui se révoltent contre une société
cherchant à les maintenir au bas de l'échelle sociale et place, de ce fait, son écriture dans
une dynamique de contestation socio-politique, dévoilant les multiples mécanismes de
pouvoir qui entretiennent l'aliénation des femmes tout en tentant de dépasser le sexisme
chauviniste dont elle-même raconte d'ailleurs avoir fait les frais tant lors de la réception de
son premier roman que de l'adaption cinématographique de ce dernier:
En 93, je publie Baise-moi. Premier papier, dans Polar. Un papier de mec. Trois
pages. De réassignation. C'est pas que le bouquin ne soit pas bon selon ses critères qui
dérange le bonhomme. Du livre, en fait, il ne parle pas. C'est que je sois une flle qui
mette en scène des flles comme ça. [...] On s'en fout du livre. C'est mon sexe qui
compte. [...] Papy intervient, ciseaux en main, et il va me la rectifer, ma bite mentale,
il va s'en occuper, des flles comme moi. [...] on me tombe dessus de tous côtés en ne
s'occupant que de ça : c'est une flle, une flle, une flle. J'ai une chatte en travers de la
gueule.2
Ce qui dérange chez Despentes, c'est qu'une femme ose sortir des sentiers habituels et
traditionnels de la représentation féminine. Ses (anti-)héroïnes ne sont plus passives, plus
victimes, plus faibles, bien au contraire : elles règlent leurs comptes avec et à la société en
1 MATHIEU, Lilian: L'Art menacé par le droit? Retour sur l'«affaire Baise-moi». Dans: Mouvements 2003/4
(n°29). URL: http://www.cairn.info/revue-mouvements-2003-4-page-60.htm. (dernièrement consulté le 29
juillet 2013)
2 DESPENTES, Virginie: King Kong théorie. Paris: Editions Grasset 2006. p. 116 - 117.
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ayant - souvent - recours à la violence ce qui a fait dire à certains que l'œuvre de Despentes
est « anti-homme et revancharde » 3, que ses héroïnes ne sont pas des femmes mais des
lesbiennes assoiffées de vengeance4. Or, cette allégation - typique d'un discours sexiste
hétéronormé que Despentes s'attache à dénoncer en revisitant « la carte des genres »5, en
déconstruisant le rapport entre sexe biologique et genre, bref, en nous interrogeant sur
notre rapport à l' Autre - invite à se demander qui sont vraiment ces fameuses lesbiennes
qui, selon Frédéric Beigbeder, contribueraient à assoir un discours hétérophobique 6. C'est
donc sur la question de la représentation et de la compréhension de la fgure de la lesbienne
et du lesbianisme que je me propose de revenir dans le cadre de ce mémoire de fn d'études
en me concentrant sur les deux romans-clés de l'auteure, à savoir, Baise-moi - son tout
premier roman - publié en 1993 aux éditions Florent Massot et Apocalypse bébé - son tout
dernier roman - paru en 2010 aux éditions Grasset et pour lequel Despentes fut
récompensée par le prix Renaudot cette même année.
Les lesbiennes - comme je vais m'attacher à le démontrer - sont des fgures récurrentes et
particulièrement ambivalentes dans les romans de Virginie Despentes mais aussi dans ses
flms, l'adaptation flmique de son roman éponyme Bye Bye Blondie sortie sur les écrans en
2013 mettant, elle aussi, en scène deux lesbiennes respectivement jouées par Emmanuelle
Béart et Béatrice Dalle. Dans une interview donnée aux Cahiers du cinéma7, Virginie
Despentes explique que « le cinéma [étant] un super outil de propagande, c'est notamment un outil
de propagande sur le genre [où] les femmes doivent toujours inexorablement aller vers les hommes et se
réaliser à travers les hommes », sa décision de lesbianiser les personnages hétérosexuels de By
Bye Blondie s'inscrit non seulement dans une démarche de représentation et de visibilisation
de l'homosexualité féminine - encore tabou dans le milieu du cinéma traditionnel - tout
comme dans une volonté de rupture avec les représentations traditionnelles de genre
postulant l'idéologie dominante masculine hétérocentrée. Or, au moment ou le
gouvernement français vient d'adopter le texte de loi ouvrant le mariage aux personnes de
3 la presse française, citée par SPOIDEN, Stéphane: Clivage. Dans: L'Esprit créateur: John Hopkins
University Press. 44/3/2004. URL: http://muse.jhu.edu/journals/esp/summary/v044/44.3.spoiden.html
(dernièrement consulté le 28 novembre 2013). p. 76.
4 la presse française, citée par BOURCIER, Marie-Hélène: Queer Zones. Politique des identités sexuelles et des
savoirs. Paris: Editions Amsterdam 2006. p. 14.
5 Ibid. p. 17.
6 Frédéric Beigbeder, cité par STEMBERGER, Martina: Troubles of Authority: New Media, Text & Terror
in Virginie Despentes'Apocalypse bébé. URL: http://web.fu-berlin.de/phin/phin64/p64t2.htm. (dernièrement
consulté le 18 août 2013). p. 53.
7 l'interview est consultable à l'adresse suivante: https://www.youtube.com/watch?v=qG48ACv0GN0.
(dernièrement consulté le 29 août 2013)
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même sexe8, les nombreuses manifestations qui ont secoué le pays ces derniers mois qu'elles soient pour ou contre le mariage homosexuel - ont contribué à faire réapparaitre au
centre du débat public l'homophobie, que beaucoup semblaient jusqu'alors - peut-être
naivement - considérer comme un vieux et mauvais souvenir. Loin d'être véritablement
accepté, le rapport à l'homosexualité soulève aujourd'hui encore de nombreuses tensions et
est l'objet de nombreux silences, notamment lorsqu'il est question des lesbiennes, souvent
rejettées dans l'ombre de l'homosexualité masculine, comme le rappelle les sociologues
Cécile Chatrain et Natacha Chetcuti9 mais aussi Teresa De Lauretis, théoricienne queer
féministe :
La forme masculine sert donc à désigner la catégorie des homosexuels dans son
entier, de la même manière que le terme homme désignait l'ensemble de la catégorie
«humain» avant la vague féministe des années soixante. [P]ar extension la forme
masculine de l'homosexualité [s'applique] à l'homosexualité féminine, incorporant
cette dernière dans la première comme «une légère variation», une variation trop
infme pour être prise en considération. [...] Quelles sont les raisons qui font qu'un
terme spécifque pour l'homosexualité féminine ne se soit pas imposé?10
Thématiser le lesbianisme, c'est repenser les multiples rapports de tensions dichotomiques
- homme/femme; hétérosexuel/homosexuel; femme/lesbienne; homosexuel/homosexuelle qui participent de l'organisation de la société et sortir les lesbiennes - dans la défnition que
j'en donnerai tout au long de ce travail - de l'ombre dans laquelle la société masculine et
masculiniste a tendance à les isoler, le manque de visibilité - tant historique, sociologique,
littéraire que médiatique - contribuant à faire de ces dernières les victimes d'une « double
peine »11 : en proie en tant que femmes au sexisme, en tant qu'homosexuelles à la
lesbophobie.
8 http://www.justice.gouv.fr/la-garde-des-sceaux-10016/loi-ouvrant-le-mariage-aux-couples-de-personnes-dememe-sexe-25377.html. (dernièrement consulté le 27 juillet 2013)
9 CHATRAIN, Cécile et Natacha Chetcuti: Lesbianisme: théories, politiques et expériences sociales. Dans: Genre,
sexualité & société [En ligne] 2009. URL: http://gss.revues.org/index744.html. (dernièrement consulté le
05.06.2013)
10 DE LAURETIS, Teresa: Théorie queer et cultures populaires. De Foucault à Cronenberg. Traduit de l'anglais
(Etats-Unis) par Marie-Hélène Bourcier. Paris: La Dispute 2007. pp. 102 - 103.
11 Emilie Jouvet, citée par: GIRARD, Quentin: «elles vivent une double peine». Dans:
Libération.17.06.2013.http://next.liberation.fr/sexe/2013/06/17/elles-vivent-une-double-peine_911598. (article
dernièrement consulté le 23 septembre 2013)
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En proposant une lecture queer du lesbianisme de ces deux romans, j'envisagerai alors la
question de la représentation et de la compréhension du lesbianisme comme l'expression
d'une contestation identitaire, sociétale et surtout politique. Si les Gender Studies/Etudes sur le
genre ont permis ces dernières décennies de repenser les rapports hommes/femmes au sein
de la société et de mettre en lumière, notamment, les multiples mécanismes de domination
régissant ces rapports, les Queer Studies tout en s'inscrivant dans la continuité d'une
réfexion sur le genre, tentent de dépasser cette binarité - trop rigide car ne prenant pas en
compte la question des identités homo-, bi- et transsexuelles - en dénonçant un ordre social
hétéronormé et phallocentrique afn de proposer de nouveaux modèles de société :
Gegenstand der Queer Theorie ist die Analyse und Subversion heteronormativer
gesellschaftlicher Diskurse. Im Widerstand gegen normative Identitätsmodelle
werden prozessual-unabgeschlossene,
performative
Entwürfe
von
Identität
favorisiert, welche die Integrität des Körpers hinterfragen und neue Denkmodelle zur
Disposition stellen, die die Fragmentierung und Dezentrierung des Körpers
refektieren.12
Si en anglais le terme queer était une injure synonyme d' « ordure, taré, pédé, anormal, gouine,
trou du cul, malsain, vraiment bizarre! » 13 participant de la construction d' « une exclusion
spécifque qui sécurise l'identité hétérosexuelle » 14, les Queer Studies, terme généralement traduit en
français par Etudes gaies et lesbiennes, et qui nous viennent de Teresa de Lauretis 15 ont pour
objectifs, en faisant se croiser les catégories de genre, de race et de classe, non seulement la
déconstruction d'un discours hétéronormatif tout-puissant mais aussi la constitution
d'espaces de résistance permettant l'émergence de discours alternatifs. Elles s'inscrivent de
cette manière dans le champ plus large des Cultural Studies/Etudes culturelles, et s'appliquent
à démontrer, selon Bourcier, le fait que « les disciplines reposent la plupart du temps sur des
conceptions ontologiques de l'homme et de la femme, qu'elles s'articulent sur la différence sexuelle,
qu'elles sont le produit d'un régime épistémique hétérosexuel qui aboutit logiquement à exclure les sujets
et objets d'études queer du champ universitaire et des savoirs en général. » 16 Proposer une lecture
queer du lesbianisme dans Baise-moi et Apocalypse bébé, c'est donc adopter une approche
12 BABKA, Anna et Marlen BIDWELL-STEINER: Begriffe in Bewegung. Gender, Lesbian Phallus und
Fantasy Echoes. Dans: Babka, Anna et Marlen BIDWELL-STEINER [sous la dir.]: Obskure Differenzen.
Psychoanalyse und Gender Studies. Dans: Gießen: Psychosozial-Verlag 2013. p. 256.
13 BOURCIER, Marie-Hélène: Queer Zones. Politique des identités sexuelles et des savoirs. op. cit. 150.
14 Ibid. p. 152.
15 DE LAURETIS, Teresa: op. cit. p. 98.
16 BOURCIER, Marie-Hélène: Sexpolitiques. Queer Zones 2. Paris: La Fabrique éditions 2005. p. 29.
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lectorale décentrée « quer zu Kategorisierungen, Normierungen, Ordnungen » 17, qui me permette
alors de remettre en question tout au long de ce travail les multiples mécanismes de pouvoir
qui ont permis, sur un axe historique, de réguler la société par la production d'un discours
axé sur l'exclusion de l'Autre, de la différence et dont le but était de servir une entreprise
de construction rigide d'identités homme/femme; homosexuel.le/hétérosexuel.le, blanc/noir,
riche/pauvre etc... C'est aussi repenser les liens, souvent délicats, entre les femmes et les
lesbiennes, entre le féminisme et le lesbianisme, en montrant dans quelle mesure le
lesbianisme s'inscrit dans une démarche lesbo-féministe radicale. C'est enfn, si l'on
considère les récentes transformations sociétales - qu'il s'agisse du droit au mariage pour
tous comme je l'ai déjà évoqué mais aussi de la fameuse question de l'identité nationale du
programme de la campagne présidentielle de 2007 de Nicolas Sarkozy 18 puis de la ligne
politique de son quiquennat et, plus récemment encore, des multiples scandales qui ont
eclaté (WikiLeaks, affaire Snowden, programme de surveillance PRISM pour ne citer que
ces derniers) une invitation à (s')interroger (sur) le comportement de nos gouvernements à
l'égard de leurs concitoyen.ne.s et (sur) la notion même de liberté individuelle. Ainsi, il
s'agira tout au long de ce travail de montrer dans quelle mesure le lesbianisme chez Virginie
Despentes est une métaphore politique, sociale et culturelle qui, tout en dénonçant le poids
des prescriptions sociales liées pour reprendre l'expression de Gayle Rubin au « système
sexe/genre »19, au milieu et à la race défend un discours d'émancipation identitaire qui
s'inscrit, au-delà du propos lesbo-féministe, dans une réfexion sur l'état de la société
contemporaine actuelle.
Ce travail de mémoire s'articule en trois parties. Dans un premier temps, je me propose de
revenir sur les personnages féminins qui jalonnent les deux romans de mon corpus et de
montrer dans quelle mesure le lesbianisme invite à repenser le concept d'identité en
s'inscrivant à contrario d'une organisation rigide des identités et des sexualités. Lié tant aux
femmes hétérosexuelles qu'homosexuelles, le lesbianisme s'inscrit dans un processus
diachronique de transgression que je m'attacherai à mettre en lumière en revenant
17 BABKA, Anna et Susanne HOCHREITER [sous la dir.]: Queer reading in den Philologien. Modelle und
Anwendungen. Göttingen: V&R Unipress 2008. p.13.
18 Selon Koukoutsaki-Monnier, le concept d'identité nationale tel que défendu par le candidat Sarkozy
lors de l'élection présidentielle de 2007 s'il tend à venter une France nouvelle, une France différente et
ouverte sur l'Autre s'appuie sur des notions qui tendent à prêter à confusion (nation, laïcité et
christianisme, héritage etc... ) pour en fait défendre une vision franco-française, hautement conservative
et fortement ancrée dans le passé. Dans: KOUKOUTSAKI-MONNIER, Angeliki : La Construction
symbolique de l'identité nationale française dans les discours de la campagne présidentielle de Nicolas
Sarkozy. URL : http://communication.revues.org/2010 (dernièrement consulté le 5 novembre 2013)
19 Gayle Rubin, citée par BOURCIER, Marie-Hélène: Queer Zones. Politique des identités sexuelles et des savoirs.
op. cit. p. 160.
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notamment sur l'instrumentalisation historique, complexe et multiple dont le corps de la
femme et plus particulièrement sa sexualité ont été sujets afn d'assurer le primat de l'ordre
masculin/-iste et hétérocentré.
Dans une seconde partie, je m'attacherai à montrer comment Virginie Despentes s'inscrit, à
travers la fgure de la lesbienne, en rupture avec les représentations traditionnelles
identitaires - et donc sexuelles - telles que proclamées par la société. Je montrerai alors
qu'en faisant de ses (anti-)héroïnes les pourfendeuses d'un discours essentialisant et
phallocratique, l'auteure place son écriture dans un horizon queer qui, en plus de renverser
les stéréotypes de sexe, s'attache à libérer le corps des femmes de l'aliénation des hommes.
En 2010, Elisabeth Badinter déclarait: « Sous l'apparence d'une absence de rhétorique, elle en a
une: son ‹je› assumé me plaît beaucoup.»20 Dans cette seconde partie de réfexion, je reviendrai
justement sur la rhétorique de Virginie Despentes qui, de la violence à l'industrie
pornographique en passant par une redéfnition carnavalesque du corps et de l'apparence
féminine, procède à un brouillage des codes de genre ainsi qu'à un déplacement de la focale
masculine/-iste pour renverser un discours féministe français particulièrement conservateur
et victimaire à l'égard des femmes et mettre en avant un discours féministe lesbien radical
qui tente de se positionner au-delà des frontières sexuées et sexuelles du genre.
Enfn, dans une troisième et dernière partie, je montrerai que si les lesbiennes se plaisent
certes à repenser les codes de genre dans une dimension queer en jouant sur un brouillage
des frontières masculines/féminines, les vingt ans qui séparent l'écriture de Baise-moi et
d'Apocalypse bébé mettent en avant une évolution de l'auteure quant à la portée politicosociale à accorder au lesbianisme. Je tenterai alors d'expliquer que le véritable projet queer
du lesbianisme ne peut se situer exclusivement sur le terrain de la radicalité, mais bien plus
sur la mise en place de contre-pratiques qui en procédant à une désintégration, à une
diffusion du corps lesbien ouvrent aux sujets lesbiens les portes de la liberté individuelle.
En cela le lesbianisme n'est pas seulement l'expression d'une critique, d'une revolte même
envers une société ultra-genrée et pour le moins répressive envers l'Autre, mais aussi une
invitation d'émancipation identitaire socio-politique et surtout individuelle.
20 Elisabeth Badinter, citée dans: MARTIN, Marie-Claude: Elisabeth Badinter: « Avec Virginie Despentes, je me
sens moins seule». Dans: Le Temps. 28.08.2010. URL: http://www.letemps.ch/Page/Uuid/286f01f2-b218-11dfa0da
d2fe0d65d5d5/Elisabeth_Badinter_Avec_Virginie_Despentes_je_me_sens_moins_seule#.Uj8cDGSAub0
(dernièrement consulté le 22 septembre 2013)
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Partie I: Sortir du hors champ ...
C'est Teresa de Lauretis, théoricienne queer et féministe que j'ai eu l'occasion d'évoquer plus
haut, qui, pour illustrer la situation délicate des lesbiennes dans la société occidentale, s'est
inspirée du terme « hors champ » relatif aux théories du flm et de manière plus générale aux
technologies de l'image. Si le hors champ désigne traditionnellement ce qui n'est pas visible
mais qui existe tout de même dans la diégèse d'un flm ou d'une photographie, chez de
Lauretis, le hors champ est un « ailleurs » composé « d'espaces à la fois discursifs et sociaux qui
existent [...] (re)construits dans les marges (ou « entre les lignes » ou « à contre-courant ») des
discours hégémoniques [...] grâce à des contre-pratiques et de nouvelles formes de communautés. » 21 On
retrouve aussi cette notion de hors champ dans l'essai de Sandra Boehringer 22 sur la
représentation des lesbiennes dans l'Antiquité.
Le terme lesbianisme remonte à l'époque de l'Antiquité grecque archaïque : il viendrait de la
poétesse Sapho qui résidait sur l'ile de Lesbos vers 600 avant J.C et composait des chants
homoérotiques23. Alors que l'homosexualité masculine est reconnue et même encouragée
car s'inscrivant dans une entreprise pédagogique de transmission des savoirs, les relations
entre femmes vont, vers le milieu du VIème siècle, être réduites au silence 24. Perçues
comme allant à l'encontre des lois de la Nature, les Anciens s'attèlent même à la
« construction d'un extraordinaire social »25 dont le but est d'illustrer des comportements nonconformes. Autrement dit, le lesbianisme a, à une rare exception près, toujours été un
phénomène du hors champ, l'attirance d'une femme pour une autre étant considérée
comme bizarre, anormale et obligeant alors ces dernières, pour survivre, à vivre cachées, à
s'organiser en sous-culture. Le phénomène du hors champ et le terme de sous-culture
suggèrent d'entrée une hiérarchie qui pose la question de la légitimitation d'une culture
dominante.
Dans cette première partie, ma réfexion portera donc sur la constitution et la
représentation historique du sujet lesbien et de sa relégation dans le hors champ. Je
discuterai les multiples assertions à accorder à la fgure de la lesbienne - hétérosexuelle
comme homosexuelle - ce qui me permettra d'emblée de placer cette dernière dans une
perspective queer.
21 DE LAURETIS, Teresa: op. cit. pp. 92 - 93.
22 BOEHRINGER, Sandra: Le «hors champ» du sexuel: les Anciens et les relations entre femmes. Dans:
Genre, sexualité & société [En ligne], 1 | Printemps 2009, mis en ligne le 09 juillet 2009.
URL: http://gss.revues.org/446. (dernièrement consulté le 23 juillet 2013) p. 1.
23 Ibid. p. 4.
24 Ibid. p. 4.
25 Ibid. p. 8.
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I.A. De la constitution du sujet lesbien
Je me propose, dans un premier temps, de montrer dans quelle mesure l'écriture de
Virginie Despentes s'inscrit dans une démarche politique de mise en visibilité des minorités
féminines. En revenant sur la fgure de la lesbienne dans Baise-moi et Apocalypse bébé, je
m'attacherai à démontrer que le lesbianisme, dans sa dimension historique et politique, ne
peut se résumer à la simple attirance sexuelle et physique d'une femme pour une autre. Le
lesbianisme, ce n'est pas seulement l'homosexualité féminine mais, comme je me propose de
le démontrer, une lutte militante et émancipatoire des femmes pour toutes les femmes qui
s'inscrit dans une remise en question profonde d'un système de société ou le rapport à
l'Autre se conçoit, comme le suggèrent les (anti-)héroïnes despentiennes, aujourd'hui
encore, dans une dynamique de la « répression »26.
I.A.1. Femmes de/en travers: de l'exclusion à la révolte des invisibles
L'écriture de Despentes, que ce soit dans Baise-moi, dans Apocalypse bébé mais aussi dans
d'autres de ses écrits pour ne citer que Les chiennes savantes (1996) ou Mordre au travers
(1999), s'inscrit d'entrée de jeu comme une écriture de la contestation :
C'est en tant que prolotte de la féminité que je parle, que j'ai parlé hier et que je
recommence aujourd'hui. [...] [J]e suis verte de rage qu'en tant que flle qui intéresse
peu les hommes, on cherche sans cesse à me faire savoir que je ne devrais pas être là.
On a toujours existé. Même s'il n'était pas question de nous dans les romans
d'hommes, qui n'imaginent que des femmes avec qui ils voudraient coucher. On a
toujours existé, on n'a jamais parlé. [...] C'est donc ici en tant que femme inapte à
attirer l'attention masculine, à satisfaire le désir masculin, et à me satisfaire d'une place
à l'ombre que j'écris.27
En recourant à l'utilisation du pronom personnel on, Despentes s'identife et s'érige en
porte-voix de toutes ces femmes qui évoluent dans l'ombre, celles dont on ne parle jamais
et que l'on ne voit pas - ou que l'on ne souhaite pas voir - celles qui sont « exclues du marché
à la bonne meuf »28 parce qu'elles ne correspondent pas à l'image attendue de la féminité.
Dans Baise-moi et Apocalypse bébé, l'auteure s'attache donc à redonner la parole à toutes ces
invisibles: à celles qui comme Manu et Nadine évoluent dans les milieux de la prostitution
26 FOUCAULT, Michel: Histoire de la sexualité I. La volonté de savoir. Paris: Editions Gallimard 1976. p. 25.
27 DESPENTES, Virginie: King Kong théorie. op. cit. p. 10 - 11.
28 Ibid. p. 9.
- 11 -
et de la pornographie, à celles qui comme Fatima et Louisa alias Vanessa sont constamment
rappelées à leurs origines maghrébines, à celles qui comme Lucie Toledo et Claire Galtan
sont loin de correspondre aux canons de beauté prônés par la société, à celles qui, à la
recherche d'elles-mêmes comme la jeune Valentine, tombent dans les griffes de
groupuscules extrémistes, à celles enfn qui comme la Hyène sont attirées par les femmes.
Cette aspiration à plus de visibilité se traduit dans les deux romans non seulement par une
représentation de la « multiplicité des identités féminines » 29 mais aussi par le fait que les
personnages principaux de Despentes sont toutes des femmes. Ainsi, Apocalypse bébé se
caractérise par une narration auto- et intradiégétique. Le roman s'ouvre et se referme sur le
Je de Lucie, détective privée qui approche de la quarantaine et qui après avoir vivoté de
petits boulots en petits boulots, s'est spécialisée, sans grande motivation ni grand talent non
plus, dans la surveillance d'adolescent.e.s. Après avoir perdu la trace de la jeune Valentine,
Lucie va faire appel à la Hyène pour retrouver l'adolescente. A la différence d'Apocalypse
bébé, Baise-moi se distingue par une narration hétérodiégétique qui introduit successivement
Nadine puis Manu mais surtout par une focalisation interne multiple qui alterne discours
direct et discours indirect libre. A cet endroit, Mieke Bal est d'avis que la focalisation peut
fournir « a good picture of the origins of a confict » 30. Ainsi dans Baise-moi, la focalisation interne
alternée sur Nadine et Manu permet d'introduire les motivations personnelles qui vont
amener à la rencontre et au périple sanglant des deux femmes. Manu vit dans une cité ou
les hommes font la loi. Après s'être faite violer et avoir assisté au meurtre de Karla, elle
décide de prendre la fuite, déclarant :
Je ne suis pas une femme d'intérieur moi. Je suis une femme de rue et je vais aller
faire un tour.31
Dans son ouvrage Narratology, Mieke Bal défnit la focalisation comme « the relation between
the vision and that which is 'seen', perceived »32. Ici, Manu est le « focalizor »33, c'est elle qui voit,
qui contemple son appartement, refet de sa situation économique et sociale lugubre,
l'opposition femme d'intérieur/femme de rue, renforcée par la présence du pronom
29 LOUAR, Nadia: Version femmes plurielles: relire Baise-moi de Virginie Despentes. Dans: Palimpsestes
[En ligne], 22| 2009, mis en ligne le 01 octobre 2011. URL: http://palimpsestes.revues.org/119. (dernièrement
consulté le 03 juillet 2013) p. 1.
30 BAL, Mieke: Narratology. Introduction to the Theory of Narrative. Translate by Christine van Boheemen.
Toronto - Buffalo - London: University of Toronto Press 1985. p. 105.
31 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. Paris: Editions J'ai Lu 20003. p.83.
32 BAL, Mieke: op. cit. p. 100.
33 Ibid. p. 104.
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personnel moi, laisse alors la place à une critique explicite à l'égard du rôle traditionnel
accordé aux femmes et sur lequel je reviens de manière plus détaillée dans la partie
suivante. Sur son chemin, Manu fait la connaissance de Nadine, prostituée à ses heures,
qui vient, elle, d'assassiner sa colocataire Séverine et s'est réfugiée à la gare après avoir vu
son vieil ami Francis se faire tuer par le pharmacien du coin.
Dans Apocalypse bébé, le récit principal - celui de Lucie donc - est régulièrement entrecoupé
de chapitres ou, par le biais de la focalisation interne multiple, les différent.e.s actrices/teurs qui participent à l'avancée de l'enquête, passent du statut de focalisé.e.s à celui de
focalisatrices/-teurs. Dans les chapitres qui leur sont respectivement dédiés, on découvre
qu'ils/elles ont tous/-tes croisé la route de Valentine. Ainsi le choix narratif de même que la
polyphonie des voix qui caractérise les deux romans permettent à Despentes de placer les
femmes au centre de son écriture et d'inscrire celle-ci, selon Birgit Wagner, dans une
« ideologische Praxis, als performative Akte zu begreifen » 34 censée détourner la représentation
traditionnelle des femmes et de repenser le « narrating gender »35, voire le narrating queer c'està-dire l'étude de la production des représentations sexuelles et identitaires. Les
(anti-)héroïnes de Baise-moi et d'Apocalypse bébé sont pour la plupart des femmes en situation
de précarité, des marginales : elles se trouvent en travers de la société - expression
récurrente chez Despentes - qui, si je renvoie à la signifcation première de l'adjectif
allemand verquer d'ou le terme queer, entré dans la langue anglaise au XVIème siècle, tire
son origine36, signife que quelque chose/quelqu'un n'est pas comme il/elle devrait l'être 37. A
l'instar de Manu, les (anti-)héroïnes de Despentes sont des femmes qui sont littéralement
sacrifées par la société car elles ne sont pas en conformité avec celle-ci :
Elle fnit toujours par bien se faire à l'idée qu'il y a une partie de la population
sacrifée; et dommage pour elle, elle est tombée pile dedans.38
Dans ce passage au discours indirect libre, le fatalisme, la résignation exprimée entre
autres par l'association du verbe fnir à l'adverbe temporel toujours, puis juxtaposé au
commentaire personnel de Manu dommage pour elle, un commentaire détaché, froid même
34 WAGNER, Birgit: Erzählstimmen und mediale Stimmen. Mit einer Analyse von Assia Djebars Erzählung
Die Frauen von Algier. Dans: NIEBERLE, Sigrid et Elisabeth STROWICK: Narration und Geschlecht. Texte Medien - Episteme. Köln: Böhlau Verlag 2006.p. 144.
35 BABKA, Anna et Marlen BIDWELL-STEINER: art. cit. p. 241.
36 KRASS, Andreas: Queer Studies - eine Einführung. Dans: KRASS, Andreas [sous la dir.]: Queer denken.
Gegen die Ordnung der Sexualität (Queer Studies). Frankfurt am Main: Edition Suhrkamp 2003. p. 17.
37 http://www.duden.de/rechtschreibung/verquer. (dernièrement consulté le 02 août 2013)
38 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p.16.
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comme l'exprime la mise à distance suggérée par le pronom personnel à la troisième
personne du singulier elle, décrit avec précision la situation sans issue de ces femmes dont
Manu est l'illustration. Ce passage est vide d'émotions, Manu ne fait que constater la
situation misérable dans laquelle elle se trouve. Or, c'est justement ce sentiment d'exclusion
qui va conduire les (anti-)héroïnes despentiennes à se rebeller. Ainsi, en faisant des femmes
marginales les sujets de leur propre histoire, Despentes les soustrait et les libère de la place
à laquelle ces dernières sont généralement muselées, ce qui m'amène à une première
tentative de défnition du lesbianisme.
Tenter de défnir le lesbianisme s'inscrit, selon Susanne Hochreiter, dans une approche et
une réfexion historique qui ne peut se limiter à aborder la lesbienne, à l'instar de la Hyène
dans Apocalypse bébé, simplement en fonction de son orientation sexuelle :
Wesentlich erscheint nun, die inhaltliche Füllung des Begriffs "lesbisch" als einen
Prozeß, der in seinem historischen Kontext zu begreifen ist, zu erkennen. Immer
wieder geht es innerhalb dieses Prozesses um das Anliegen, Identität zu stiften: indem
Vorbilder gesucht und Selbstbilder entworfen und andere verworfen werden, indem
herrschende
gesellschaftliche
und
politische
Zustände
unter
bestimmten
Gesichtspunkten analysiert und kritisiert werden. Deutlich stellt sich heraus, daß die
Versuche in der Vergangenheit wichtig waren in Bezug auf die Emanzipation von
Frauen generell und insbesondere jener Frauen, die sich gesellschaftliche
Normen
und Vorgaben nicht unterwerfen, 39
Cette approche diachronique inscrit d'emblée la fgure de la lesbienne dans une tentative
de défnition à dimension historique, politique, sociale et culturelle, suggérant que le
lesbianisme s'apparente, pour reprendre la terminologie de Mieke Bal à un « travelling
concept »40. Autrement dit, il s'agirait d'un concept qui, selon les époques, les sociétés et les
structures de pouvoirs et de savoirs sous-jacentes à celles-ci, serait en permanence soumis à
transformation et à redéfnition. Ainsi, alors qu'aujourd'hui, la lesbienne désigne une
femme homosexuelle, la défnition de Susanne Hochreiter inscrit cette fgure dans une
démarche d'émancipation féministe. Parce qu'elle incarne le refus des femmes de se
soumettre aux normes et aux prescriptions sociales qui conditionnent et emprisonnent ces
dernières dans un concept d'identité uniforme et réducteur, la lesbienne serait une fgure de
39 HOCHREITER, Susanne: Lesbische Identitäten und Literatur. Dans: http://www.viaregia.org/bibliothek/pdf/heft6869/hochreiter_lesbische.pdf. (dernièrement consulté le 23 juillet 2013) p. 2 – 3.
40 Mieke Bal, citée par : BABKA, Anna et Marlen BIDWELL-STEINER: art. cit. p. 139.
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résistance. S'appuyant sur un texte du collectif américain des Radicalesbians intitulé The
Women Identifed Women paru en 1970, Diane Lamoureux souligne elle-aussi ce lien étroit de
la lesbienne à la cause féministe :
[...] une lesbienne, c'est la rage de toutes les femmes condensée jusqu'au point
d'explosion [...] d'une part, les lesbiennes sont des femmes, de l'autre, elles adoptent
une posture de révolte face aux contraintes qui sont imposées aux femmes dans une
société sexiste [...] une lesbienne est celle qui refuse les rôles sociaux dévolus aux
femmes dans une société sexiste, ce qui la conduit à une forme de résistance sinon une
guerre ouverte avec l'environnement social.41
Le lesbianisme, à travers la fgure de la femme lesbienne, remet en question la notion même
d'une soi-disant identité féminine et est une invitation à la transgression de cette fameuse
condition féminine, résultat d'un agencement masculiniste du pouvoir et des identités
comme le souligne Sabine Hark: « Männer schreiben sich ein, Frauen werden eingeschrieben. »42
I.A.2. De l'établissement à la critique de la théorie de la différence sexuelle
Les personnages féminins qui traversent Baise-moi et Apocalypse bébé ont pour point commun
d'être ou d'avoir été « [à] disposition »43 des hommes comme le dit Nadine en expliquant à
Manu la provenance des cicatrices boursoufées qui jalonnent son dos ou Lucie dans
Apocalypse bébé qui se fait à maintes reprises la réfexion d'être « dispensable »44. Ces deux
images sont révélatrices du système de domination qui caractérise les relations entre
hommes et femmes et que Despentes, à travers la fgure complexe de la lesbienne, s'attache
à déconstruire. Au couple hétérosexuel, symbole bourgeois d'une répartition naturelle des
sexes et garant de l'ordre hétérocentriste, l'auteure oppose des couples de femmes - Nadine
et Manu dans Baise-moi, Lucie et la Hyène dans Apocalypse bébé - pour prendre le contrepied
d'un modèle hétéronormatif hostile aux femmes et déconstruire l'organisation ontologique
des sexes qui depuis la « pastorale chrétienne »45 - pour reprendre l'expression de Michel
Foucault - s'est articulée autour de la théorie de la différence sexuelle, elle-même agencée
41 Manifeste The Women Identifed Women par les Radicallesbians, cité par LAMOUREUX, , Diane:
Reno(r/m)mer « la » lesbienne ou quand les lesbiennes étaient féministes. Dans: Genre, sexualité &
société [En ligne], 1 | Printemps 2009. URL : http://gss.revues.org/635. (dernièrement consulté le 03 août
2013) p. 3.
42 HARK, Sabine: Deviante Subjekte. Die paradoxe Politik der Identität. Opladen: Leske+Budrich 19992. p. 79.
43 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. 100.
44 DESPENTES, Virginie: Apocalypse bébé. Paris: Editions Grasset 2010. p. 25.
45 FOUCAULT, Michel: op. cit. p. 27.
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sur l'idée d'un rapport indéfectible entre le sexe biologique et la Nature comme le rappelle
Thomas Laqueur :
Alle die komplexen Wege, auf denen Ähnlichkeiten von Körpern und zwischen
Körpern und dem Kosmos eine hierarchische Weltordnung bestätigten, wurden auf
eine einzige Ebene reduziert: die Natur. Was in der Welt reduktionistischer
Erklärungen interessierte, war die platte, horizontale, unveränderliche Grundlegung
im physikalischen Faktum: das biologische Geschlecht. 46
Un rapport qui, à l'instar des couples d'opposition tels que culture/nature, fort/faible,
actif/passif, aurait contribué selon Cornelia Klinger à mettre en place un système de société
basé sur une répartition déterminée et déterminante des rôles masculin et féminin 47. A cet
endroit, les couples de femmes, chez Virginie Despentes, pourraient, dans une approche
psychoanalytique, être interprêtés à travers la théorie lacanienne du stade du miroir défnit
ci-dessous par Anna Babka et Marlen Bidwell-Steiner :
Das Subjekt fndet Identität nicht in sich, sondern außerhalb von sich [...] Die bis
dahin disparate Identität des Kleinkindes [...] konstituiert sich über die zentrierende
Kraft des Spiegelbildes als Ganzes. [...] Das Andere im Spiegel ermöglicht die
Wahrnehmung eines Ichs, und gerade diese Spaltung zwischen Ich und dem Anderen
wird zur Ursache eines identifkatorischen Prozesses.48
Le stade du miroir, tant dans la relation qui unit Nadine et Manu dans Baise-moi que Lucie
et la Hyène dans Apocalypse bébé, suppose la constitution d'un individu dans son rapport
identifcatoire à l'autre. Or, les rencontres respectives de ces deux couples vont marquer
leur passage du statut de femmes-objets au statut de femmes-sujets.
L'avènement de la théorie de la différence sexuelle s'est traduit, comme le rappelle Thomas
Laqueur, par un changement de paradigme dont le « Kontext war die Politik »49, les
« mécanismes de pouvoir »50 favorisant alors, selon Foucault, l'émergence d'un discours sur le
sexe qui va - avec la Révolution française et en adéquation avec un discours nouveau sur
46 LAQUEUR, Thomas: Auf den Leib geschrieben. Die Inszenierung der Geschlechter von der Antike bis Freud. Aus
dem Englischen von H. Jochen Bußmann. Frankfurt/Main.New York: Campus Verlag 1992. p. 174.
47 KLINGER, Cornelia: Die Kategorie Geschlecht in der Dimension der Kultur. Dans: GRIESEBNER,
Andrea et Christina LUTTER [sous la dir.]: Geschlecht und Kultur. Wien: Verein für Geschichte und
Sozialkunde, c/o Institut für Wirtschafts- und Sozialgeschichte der Universität Wien 2000. p. 5.
48 BABKA, Anna et Marlen BIDWELL-STEINER: art. cit. p. 243.
49 LAQUEUR, Thomas: op. cit. p. 175.
50 FOUCAULT, Michel: op. cit. p. 33.
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les sciences naturelles lié notamment aux découvertes anatomiques et physiologiques 51
- permettre d'assoir un modèle sociétal bourgeois reposant sur l'autorité patriarcale - sur
un rapport donc hiérarchique entre hommes et femmes - et sur une conception
naturalisante de la femme. Dans Apocalypse bébé, Lucie est tout à fait consciente de cette
hiérarchie par le sexe qui détermine son statut professionnel comme sa réfexion au
discours indirect libre le montre. Elle transforme ainsi l'adage religieux aimer son prochain
en sadiser son prochain et se livre, de par l'allusion au Marquis de Sade et au sadisme, à une
critique - formulée sous forme de question rhétorique pour mieux souligner le caractère
véridique de la situation - des valeurs judéo-chrétiennes d'une société masculiniste
oppressante et inégalitaire :
Une façon de me faire comprendre que même si je passe 24 heures sur un dossier pour
être sûre qu'il sera nickel à l'heure ou on me l'a demandé, on me tient pour incapable
d'évaluer ce qui est important et ce qui ne l'est pas. Pourquoi se priveraient-ils, tous,
du plaisir de sadiser son prochain alors que je suis là, disponible, à la base de la
pyramide?52
Selon Foucault, le sexe est une « affaire de «police» »53 : il s'agit d'un instrument de régulation
étatique strictement centré sur « l'alliance légitime »54, c'est-à-dire sur le mariage, le couple et
la monogamie hétérosexuelle. Ainsi, François Galtan dans Apocalypse bébé tout comme le
personnage de l'architecte dans Baise-moi se veulent cette incarnation de l'homme
bourgeois ou, au sein du couple et comme le défnit l'Eglise, « le corps de la femme » s'inscrit
dans « l'espace familial [...] et la vie des enfants » 55. A propos de sa femme Claire, Galtan, le
père de Valentine ici en mode focalisateur, déclare ainsi :
Les enfants, c'est bien pour les femmes. Il voit bien, Claire, avec ses deux flles, c'est
différent. Tout est évident. Claire est contente de s'occuper de faire changer l'appareil
dentaire de la grande, de surveiller les cours de danse de la petite, leurs résultats
scolaires l'intéressent, elle s'entend bien avec leurs maitresses. Même ce qu'elles
mangent pour le goûter fait l'objet d'une conversation. Il aime sa flle. Mais toute cette
maintenance qu'il a fallu assurer seul, quelle poisse. Pour écrire, pour sortir, pour
51 LAQUEUR, Thomas: op. cit. p. 181.
52 DESPENTES, Virginie: Apocalypse bébé. op. cit. p. 16.
53 FOUCAULT, Michel: op. cit. p. 35.
54 Ibid. p. 53.
55 Ibid. p. 137.
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écouter un disque tranquille, pour lire le matin, pour l'intimité avec Claire. La poisse
constante. La corde au cou, c'est les enfants [...]56
Le rythme de ce passage me semble ici révélateur de la conception ontologique qui repose
sur les deux sexes. Lorsque François Galtan parle de sa femme Claire et de ses flles, c'est
en des termes positifs. Sa femme a plaisir à remplir son rôle de mère, les phrases sont
longues comme pour exprimer la tendresse d'une mère envers ses enfants. Inversement, à
l'évocation de sa propre flle, la répétition du substantif poisse et le fait que le rythme se
brise - il se fait plus haché, plus sec, plus brutal - font alors ressortir le sentiment de
dépendance que Galtan ressent envers sa flle. Celle-ci est alors décrite comme étant un
véritable obstacle à sa vie privée et professionnelle: les anaphores en pour qui servent à
exprimer tout ce que sa flle l'empêche de faire ainsi que l'image de l'échafaud suggérée par
la métonymie de la corde au cou viennent parfaire à ce sentiment de captivité absolu. Ainsi,
pour l'homme bourgeois, la femme se défnit par son instinct maternel mais aussi par une
sexualité s'inscrivant principalement dans une démarche fonctionnelle de reproduction et
non dans celle d'une recherche de plaisir. Or, par un jeu intertextuel, le couple que forment
Nadine et Manu dans Baise-moi se plait à mettre à bas cette vision patriarcale et soi-disant
parfaite de la bourgeoisie. L'architecte, dernière victime des deux acolytes, est tout d'abord
présenté - à travers Nadine en focalisation interne - comme un homme qui « ne dérape pas.
Sur sa peau, ça s'inscrit en gros: "Je respecte mon corps, je mange sainement depuis ma plus tendre
enfance, je baise bien, de préférence des femmes de qualité que je fais souvent crier pendant la besogne,
j'ai un travail qui m'intéresse, la vie me va bien. Je suis beau." »57. Or, cette image est ensuite
réduite à néant par Nadine qui, en contemplant la bibliothèque de l'homme, pose son
regard sur deux livres - The Stand de Stephen King et L'Idiot de l'écrivain russe Dostoïevski
- les allusions intertextuelles à ces deux romans servant alors la critique ironique de
l'homme bourgeois58.
La résistance des lesbiennes de Virginie Despentes ne s'adresse pas seulement aux
hommes, mais de manière générale, à la société, c'est-à-dire aux femmes aussi qui ont, à
l'exemple de Séverine la colocataire de Nadine, intériorisé cette conception « pseudonaturalisante »59 et bourgeoise de la féminité. Sur le ton du sarcasme et par l'allusion
indirecte au contrat de mariage, Nadine s'inscrit comme une fgure de résistance face à
56 DESPENTES, Virginie: Apocalypse bébé. op. cit. p. 49.
57 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit.p. 215.
58 Ibid. p. 217.
59 BOURCIER, Marie-Hélène: Sexpolitiques. Queer Zones 2. op. cit.p. 122.
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cette vision traditionnelle de la femme que défend Séverine et selon laquelle le couple et le
mariage seraient l'accomplissement personnel de la femme :
- Rédige un contrat pour une prochaine fois. Comme quoi le type s'engage à te tenir
compagnie le lendemain, ou à te rappeler dans la semaine. Tant qu'il signe pas,
t'écartes pas. [...]
Elle [Séverine] s'entretient donc la personnalité comme elle entretient l'épilation du
maillot, car elle sait qu'il faut jouer sur tous les tableaux pour séduire un garçon. Le
but ultime étant de devenir la femme de quelqu'un et, avec le mal qu'elle se donne, elle
envisage de devenir la femme de quelqu'un de bien. 60
Un accomplissement qui atteindrait son paroxysme, à en croire la fgure de Claire Galtan,
dans l'acte d'enfanter. Le sentiment - mélange de pitié et de supériorité - que cette dernière
éprouve à l'égard de son amie suggère qu'il existerait ainsi une hiérarchie au sein-même des
femmes qui découlerait de l'acte d'enfantement. Une vraie femme serait une femme ayant
l'expérience de la maternité :
Elise, sa meilleure amie depuis deux ans, avait quarante ans. Elle n'avait pas eu
d'enfant, la pauvre prétendait que ça ne lui manquait pas. Claire l'écoutait mentir avec
la patience maternelle de celle qui sait que l'autre n'ose pas admettre sa détresse. Ce
que ça devait être de faire une vie de femme sans enfanter, sans ce repère fondamental
autour duquel une vie s'organise.61
Or, l'enfant, et notamment la fgure du fls présentée à l'instar de Thibault, le neveu de
Claire Galtan comme « le premier fls. Le sublime, l'extraordinaire, le téméraire, le capricieux,
l'insupportable »62 (je souligne à cet endroit l'(anti-)climax, c'est-à-dire la (dé-)gradation liée
à la caractérisation de Thibault qui, commençant sur des termes positifs s'achèvent dans le
négatif) parce qu'il assure la pérennité de ce système masculiniste bourgeois dans lequel les
invisibles se sentent « méprisée[s] d'offce, décalée[s] »63 est lui aussi réduit à néant par Nadine
et Manu dans Baise-moi qui, en tuant l'enfant dans le salon de thé, veulent ainsi « [m]arquer
le coup »64 en éradiquant la source du problème bourgeois.
60 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. 10.
61 DESPENTES, Virginie: Apocalypse bébé. op. cit. p. 93 - 94.
62 Ibid. p. 88.
63 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. 157.
64 Ibid. p. 159.
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Les lesbiennes, au sens historique du terme accordé aux femmes révoltées, ne partagent
donc pas ce discours essentialisant organisé et institutionnalisé sur les sexes qui a légitimité
et érigé, de par un contrôle - masculin - du corps de la femme et de sa sexualité, la
matrimonialité et la matrice hétérosexuelle au statut de normalité afn d'assurer « [die]
Vorherrschaft des Mannes »65. Dans ce passage ou la Hyène et Lucie discutent, la Hyène est le
personnage qui focalise. Comparant alors sa situation de lesbienne homosexuelle à celle de
Lucie, hétérosexuelle - une comparaison qui transparait aussi sur un axe grammatical
temporel passé/présent - elle souligne alors la situation de soumission extrême à laquelle les
femmes sont encore aujourd'hui rabaissées, l'emploi du registre vulgaire vous mangez bien de
la merde, les répétitions (vous mangez … vous mangez...) ainsi que l'onomatopée miam miam
rabaissant la femme à un statut d'infériorité proche de celui de l'animal obéissant à son
maitre.
Quand j'étais jeune, je croyais que lesbienne c'était tout ce qu'il y a de plus diffcile au
monde, mais en vérité, vous, les femelles hétéros, vous mangez bien de la merde, aussi.
On vous répète tellement que c'est bon que vous fnissez par faire miam miam, mais
vous mangez, putain, vous mangez.66
Cette tirade de la Hyène est révélatrice de la situation des femmes dans la société, le
qualifcatif de femelles rapportant alors ces dernières à leur fonction naturelle de
reproduction, leur aveuglement et leur assujettissement - fnalement consentant - ayant
permis d'assoir une conception binaire et manichéenne des sexes - la femme, sexe faible et
l'homme, sexe fort - qui se traduit par des rapports de force ou la femme est/devient une
proie pour l'homme.
Dans cet ordre d'idées, l'écriture de Despentes s'inscrit dans une démarche sociologique.
Par le biais de la focalisation interne et du discours indirect libre, Manu, assise dans un bar
de la cité, observe une flle victime de violences conjugales qui :
[...] porte des lunettes noires, d'autres fois elle met un foulard pour cacher son cou
[...] Elle ne parle à personne. Elle ne rampe que sous les coups que son petit ami lui
donne, le soir et en coulisse. Pour le reste du monde, elle est majestueuse.67
65 KLINGER, Cornelia: Die Kategorie Geschlecht in der Dimension der Kultur. Dans: GRIESEBNER,
Andrea et Christina LUTTER [sous la dir.]: Geschlecht und Kultur. art. cit. p. 3.
66 DESPENTES, Virginie: Apocalypse bébé. op. cit. p. 142.
67 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. 38.
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L'auteure cherche ici à rendre compte d'une réalité aujourd'hui encore diffcilement
répertoriable qui concerne de nombreuses femmes et qui, au demeurant, traverse toutes les
couches sociales de la société, des plus pauvres aux plus aisées comme le montre d'ailleurs
le passage suivant. Selon un rapport publié en 2008 par l'Observatoire national de la
délinquance, près de deux millions de femmes en France subiraient les coups de leurs
maris/compagnons, ces violences tuant une femme tous les deux jours et demi 68. Or,
l'attitude de Claire Galtan, la belle-mère de Valentine, à l'encontre de sa voisine qui, elle
aussi, se fait battre par son mari, suggère que les violences conjugales sont aujourd'hui
encore un tabou sur lequel règne, même de la part des femmes, le mutisme :
Souvent, le mari est violent. Claire entend la femme glapir deux ou trois mots, puis lui
renâcle dans une pièce, avant de fnalement traverser l'appartement à grands pas, et
c'est alors qu'il cogne. Elle hurle et proteste, parfois elle court pour lui échapper. Puis
la scène s'entrecoupe de chocs plus forts que d'autres, diffciles à identifer, pas
forcément des coups. Ensuite, il y a le silence. Les premières fois, Claire craignait qu'il
l'ait tuée, mais à la longue, elle sait que c'est le calme après la dispute. On ne dirait
pas, à les voir, que c'est ce genre de couple.69
En d'autres termes, l'auteure dénonce le silence et les non-dits caractéristiques des
violences conjugales ainsi que la pression de l'extérieur qui contraint les femmes battues à
se cacher, à faire comme si, à, fnalement, intérioriser les violences qu'elles subissent car les
rendre publiques serait, en plus d'admettre la brutalité de leurs maris/compagnons, avouer
l'échec de leur couple, un couple qui, dans sa défnition bourgeoise, repose sur l'idée de la
femme centrée sur les désirs de l'homme à l'instar de Claire Galtan :
Mais les femmes normales, comme elle, aimaient bien le moment du sexe, sentir que
l'autre y prenait du plaisir, et que ça passait par elles. Ça remplaçait l'orgasme, en fait,
ce goût qu'elle avait de la peau de l'autre, de son membre, de son plaisir. C'était, selon
elle, la vraie jouissance de la femme. Ce partage.70
Le rôle de la femme normale, qui se cristallise notamment dans l'acte sexuel, n'est pas
seulement d'être soumise, mais surtout, selon Valentine, de conforter l'homme dans sa
position de dominant :
68 http://www.senat.fr/rap/r09-553/r09-5533.html. (dernièrement consulté le 16 août 2013)
69 DESPENTES, Virginie: Apocalypse bébé. op. cit. p. 83.
70 Ibid. p. 98.
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Elle avait pensé que Carlito essaierait de coucher avec elle, ce soir-là. Elle serait
d'accord, pourvu qu'il insiste un peu. Valentine couchait avec le plus de monde
possible. Elle pensait qu'on s'améliore au lit comme on s'améliore au piano : en
pratiquant. Carlito ne lui plaisait pas plus que ça, mais elle trouvait logique que le plus
fort de la meute se fasse sucer souvent, par le plus de flles possible. Sinon,
comment ferait-il pour rester le plus fort de la meute?71
La métaphore de la meute - présente aussi dans Baise-moi - sous-entend que les hommes se
comportent comme des animaux, des loups, qui chassent les femmes, leurs proies. Le viol
est - tout comme d'ailleurs l'inceste selon Adrienne Rich 72 évoqué dans Baise-moi à travers
le personnage de Fatima qui raconte à Nadine et Manu avoir été abusée et être tombée
enceinte de son père - l'expression du pouvoir de l'homme sur la femme. Motif récurrent
dans l'œuvre de Virginie Despentes, il est, pour les hommes, un acte fédérateur contre cet
« ennemi commun »73 qu'est la femme. Comme Yacine le fait remarquer à la Hyène et à Lucie
en jouant sur une réappropriation ironique des stéréotypes généralement associés aux
Arabes (le violeur) et aux Africains (le cannibale) 74, le viol n'est pas l'apanage des classes
sociales défavorisées contrairement à ce que le pouvoir médiatique tend à montrer :
Vous vous demandez dans quelle cave j'ai bien pu la séquestrer et à combien je la fais
tourner? Désolé, madame, mauvaise adresse. Mais y a des Africains sur le pallier, allez
donc voir chez eux des fois qu'ils l'aient mangée?75
L'enfer des tournantes existe bel et bien hors des murs de la cité : les membres du groupe
Panique Dans Ton Cul qui ont violé Valentine sont décrits comme des « [g]osses de
riches »76. Ils sont tous issus d'un milieu bourgeois, ce n'est donc pas un hasard s'ils donnent
un concert à Bourges au moment ou Lucie et la Hyène les interrogent. Présent aussi dans
Baise-moi ou Manu et sa copine Karla se font violer par trois hommes, le viol - d'autant plus
s'il est collectif - est, selon Despentes, « une stratégie guerrière, qui participe à la virilisation du
71 Ibid. p. 308.
72 RICH, Adrienne: Compulsory Heterosexuality and Lesbian Existence. Dans: Signs, Vol. 5, No.4, Women:
Sex and Sexuality 1980. URL: http://www.jstor.org/stable/3173834. (dernièrement consulté le 23 août 2013).
p. 638.
73 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. 54.
74 SAUZON,Virginie: Despentes et les récits de la violence sexuelle: une déconstruction littéraire et
féministe des rhétoriques de la racialisation. Dans: Genre, sexualité & société [Online], 7 | Printemps 2012,
online since 01 june 2012. URL: http://gss.revues.org/2328. (dernièrement consulté le 21 juillet 2013) p. 4.
75 DESPENTES, Virginie: Apocalypse bébé. op. cit. p. 159.
76 Ibid. p. 123.
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groupe qui la commet [...] l'organisation politique par laquelle un sexe déclare à l'autre: je prends tous
les droits sur toi, je te force à te sentir inférieure, coupable et dégradée »77. Il s'agit d'un instrument de
pouvoir permettant aux hommes d'assoir leur supériorité et qui est d'autant plus dégradant
pour les victimes (j'utilise ici ce terme général car il me semble nécessaire de rappeler que
les hommes aussi peuvent être victimes de viols) qu'il est diffcile pour ces dernières de
témoigner, non seulement parce que « [l]a loi des fics, c'est celle des hommes » 78 mais aussi
parce que « la parole de la femme qui accuse l'homme de viol est d'abord une parole qu'on met en
doute »79. Autrement dit, les institutions de la société, en suspectant la parole de la victime,
contribueraient à faire le jeu de la domination - par le sexuel - des hommes, jeu, d'autant
plus, amplifé par les médias qui ont tendance à diffuser une image réductrice et
objectivante de la femme. En mettant principalement en avant ses attributs sexuels et son
côté pin-up (je renvoie à la comparaison ci-dessous entre Valentine et Paris Hilton), la
femme devenant une marchandise alléchante pour l'homme, un bien de consommation
voire un vulgaire produit que celui-ci peut jetter une fois qu'il n'en a plus l'usage :
On était tous un peu partis, je lui ai dit de descendre, elle a fait le mur de chez elle, elle
a déboulé à moitié à poil, à la Paris Hilton. On était en voiture. On l'a tous baisée,
tous, dans un parking en ville, mais elle était d'accord, elle nous a pas dit de ne pas le
faire, elle buvait des bières sans arrêt et elle faisait tout ce qu'on voulait. Après, on l'a
laissée là. Mais on lui a pissé dessus avant de partir, elle s'en est même pas rendu
compte, elle était à poil sur le dos.80
Cette marchandisation dégradante du corps féminin par les hommes atteint son apogée
dans l'acte d'ondinisme81, c'est-à-dire dans le fait d'uriner sur une tierce personne, pratique
sexuelle de soumission notamment répandue dans le milieu de la pornographie. Si Virginie
Sauzon est d'avis que l'un des violeurs de Valentine tente de se dédouaner de toute
responsabilité en ayant recours au dicton Qui ne dit mot consent82, j'oserais même émettre
l'avis que ce personnage se déresponsabilise aussi en appuyant sur le fait que Valentine
était de part sa tenue légère d'emblée consentante puisque, comme le souligne MarieHélène Bourcier, « dès qu'une femme est « sexy », c'est une pute ou une déclassée » 83. Ainsi, malgré
77 DESPENTES,Virginie: King Kong théorie. op. cit. p. 37 et 50.
78 Ibid. p. 38.
79 Ibid. p. 35.
80 DESPENTES, Virginie: Apocalypse bébé. op. cit. p. 133 - 134.
81 http://fr.wikipedia.org/wiki/Ondinisme_(sexualité). (dernièrement consulté le 15 août 2013)
82 SAUZON, Virginie: art. cit. p. 5.
83 BOURCIER, Marie-Hélène: Queer Zones. Politique des identités sexuelles et des savoirs. op. cit. p. 46.
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la seconde vague de féminisme en France qui, dans les années 1970, a conduit à la
libération sexuelle des femmes - l'accès à la contraception et le droit à l'avortement offrant
à ces dernières la possibilité de devenir maitresses de leur corps - Virginie Despentes, à
travers le personnage de Yacine, suggère que cette libération sexuelle n'est fnalement
qu'une illusion :
Valentine n'était pas la première à lui taper son petit solo sur la liberté sexuelle, le droit
des flles à aimer ça et pas se sentir salies parce que quelqu'un met les doigts, et patati,
et patata. Ça lui plairait que ça puisse être vrai, il serait content de rencontrer une
femme qui s'en tire bien. [...] Ça lui plairait de croire que ça peut marcher comme ça.
Mais les murs restent des murs. La souris peut toujours se monter la tête, comme quoi
elle s'entend bien avec le chat, le jour ou il lui mettra un coup de croc dans la nuque,
elle sera au sol et lui repu. C'est comme le bitume qui les entoure, tangible,
indépassable, et tout le monde s'en tape que ça leur plaise ou pas. Il y a un ordre. 84
Alors que les rapports hommes/femmes semblent, dans un premier temps, avoir été pensés
en termes biologiques dans leur rapport à la Nature, le corps et la sexualité en général - et
en particulier de la femme - se sont avérés, comme je l'ai montré, être les produits d'une
construction sociale, culturelle et politique ayant aboutit à la production de genres, c'est-àdire à une identité sociale fxe des individus - féminins comme masculins - au sein de la
société et, de ce fait, à une distribution rigide des rôles sociaux que la lesbienne s'attache
non seulement à mettre en évidence mais aussi à renverser.
I.B. L'extraordinaire lesbien
Enjeu de pouvoir donc, le corps et la sexualité se sont vus instrumentalisés et
institutionalisés par toute une série de discours répressifs sur le sexe (religieux, médical,
juridique et législatif) qui, selon Foucault, ont soutenu l'idée d' « un mouvement centrifuge par
rapport à la monogamie hétérosexuelle »85. Autrement dit, la défnition de la normalité s'inscrit,
selon Sabine Hark, dans des « kulturelle[r] Problemlösungsstrategien »86 agencées dans un
rapport de tension à l'Autre, la « Produktion sexueller Identitäten »87 débouchant sur une
catégorisation des comportements sexuels soi-disants déviants - donc queer au sens premier
de bizarre - permettant alors l'établissement de la matrice hétérosexuelle au statut de norme
84 DESPENTES, Virginie: Apocalypse bébé. op. cit. p. 157.
85 FOUCAULT, Michel: op. cit. p. 53.
86 HARK, Sabine: op. cit. p. 70.
87 Ibid. p. 70.
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ainsi que le rejet, en marge de la société - soit dans le hors champ - d'un corps lesbien.
J'aimerais maintenant cerner la complexité de ce corps en montrant comment ce dernier
s'est historiquement et politiquement construit en s'inscrivant à contrario de l'ordre
hétéronormé.
I.B.1. De la dé-construction des sexualités déviantes du sujet lesbien ...
L'avènement de la matrice hétérosexuelle s'inscrit dans un processus technologique
historique, politique, économique et culturel dont l'origine remonte au demeurant à une
conception religieuse de la sexualité comme le souligne Gayle Rubin :
Gesetze für Sexualität, die sich von biblischen Verkündigungen herleiten, zielten
darauf ab, eine Verschwägerung mit falschen Partnern zu verhindern : mit
Blutsverwandten (Inzest), mit Partnern desselben Geschlechts (Homosexualität) oder
der falschen Spezies (Bestialität). [...] Sexualität, die als »gut«, »normal« und
»natürlich« gilt, [sollte] im Idealfall heterosexuell, ehelich, monogam, fruchtbar und
nicht-käufich sein, innerhalb derselben Generation und zu Hause stattfnden. (...)
Aller Sex, der gegen diese Regeln verstößt, ist »schlecht«, »abnorm« oder
»unnatürlich«.88
C'est à travers un rapport de comparaison à l'Autre que l'hétérosexualité a été érigée au
statut de norme, relayant les « sexualités périphériques »89, comme le mentionne Foucault,
dans le champ de la « contre-nature »90 ou, d'après Sabine Hark, et ce sur la base d'une
« Einteilung sexueller Devianz in verschiedene Kategorien des Abnormalen » 91, un sujet lesbien va, à
l'instar du substantif gouine, émerger et transgresser les catégories non seulement
hommes/femmes mais aussi hétérosexuel.les/homosexuel.les:
Gouine: n.f., variante de gougne, est un mot normand, féminin de gouain « salaud »,
autre forme de gouin « lourdaud ». Ce mot vient peut-être de l'hébreu goyim, pluriel de
« goy » « non juif » [...] Gouine désignait autrefois une prostituée; il se dit aujourd'hui
pour « homosexuelle ».92
88 RUBIN, Gayle: Sex denken: Anmerkungen zu einer radikalen Theorie der sexuellen Politik. Dans:
KRASS, Andreas [sous la dir.]: Queer denken. Gegen die Ordnung der Sexualität (Queer Studies). art. cit. p. 40 - 41.
89 FOUCAULT, Michel: op. cit. p. 54.
90 Ibid. p. 54.
91 HARK, Sabine: op. cit. p. 70.
92 Défnition de la « gouine ». Dans : REY, Alain [sous la dir.]: Dictionnaire historique de la langue française.
Paris: Dictionnaires Le Robert 1992. p. 902.
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D'entrée, cette défnition de la gouine, expression péjorative désignant de nos jours encore
la lesbienne au sens d'homosexuelle, suggère, dans son acceptance historique que la femme
- même hétérosexuelle - qui utilise son sexe biologique à outrance est, elle aussi, une
lesbienne à répudier. La gouine/lesbienne, de la salope à l'homosexuelle en passant par la
prostituée (les termes latins ganae/maison close et anglais queen/reine renvoient eux-aussi à
cette assertion93), est donc une femme dont la/les conduite/s sexuelle/s n'est/ne sont pas, au
sens judéo-chrétien du terme déviant, dans le droit chemin. C'est une pécheresse perverse et
immorale car sa sexualité contre-nature va à l'encontre du comportement traditionnellement
attendu des femmes ou l'acte sexuel, comme le signale Gayle Rubin, s'il n'a pas pour
fnalité la reproduction de l'espèce « gilt [...] generell als gefährliche, zerstörerische und negative
Kraft »94. A cet endroit, il me semble donc tout à fait possible de voir dans les
(anti-)héroïnes - même hétérosexuelles - de Virginie Despentes, des lesbiennes au sens
polyvalent que je viens de donner de la défnition de la construction historique de la
gouine. Valentine, parce qu'elle multiplie, voire consomme, les partenaires sexuels - est la
représentation de la gouine/salope. Manu qui se prostitue, pratique le sadomasochisme avec
ses clients, aime à se masturber en visionnant des flms X et a une tendance au voyeurisme,
tout comme Nadine, actrice de flms X qui a, pour les besoins de certaines productions,
déjà été amenée à pratiquer la zoophilie incarnent la gouine/prostituée. Enfn, la Hyène qui
ne cache pas son goût pour les femmes, renvoie à l'assertion plus moderne de la
gouine/homosexuelle. Virginie Despentes entretient d'ailleurs l'ambiguïté sur la relation qui
unit Nadine à Manu.
Elle [Nadine] prend sa main dans la sienne, elle a honte de son geste en même temps
qu'elle le fait. Sauf que Manu mélange tout de suite ses doigts au siens, et tient sa
paume serrée à en faire péter les articulations. Nouées, crispées l'une dans l'autre.
Invincibles, même si elles n'ont pas une seule chance.95
Tout comme Fatima se demande si Nadine et Manu sont lesbiennes au sens homosexuel du
terme, la citation ci-dessus laisse planer le doute quant à la relation entre les deux femmes.
Dans cet ordre d'idée, il me semble ainsi tout à fait possible d'émettre l'hypothèse selon
laquelle Nadine pourrait tout à fait être attirée par Manu comme le laissent à penser les
multiples rapports intermédiaux à la musique punk (sur laquelle je reviendrai
93 http://fr.wikipedia.org/wiki/Gouine. (dernièrement consulté le 16 août 2013)
94 RUBIN, Gayle: art. cit. p. 37.
95 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. 165.
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ultérieurement), sa jalousie envers Fatima ainsi que le fait qu'elle voit en Manu « sa pareille
[...] son âme sœur »96, terme qui désigne un rapport harmonieux aussi bien d'amour que
d'amitié.
Or, dans la constitution de la normalité hétérosexuelle et de la stigmatisation de la
différence, toutes ces conduites sexuelles (multiplication des partenaires, pornographie,
sadomasochisme, prostitution, zoophilie, masturbation, expériences homosexuelles etc...)
sont des conduites queer au sens premier de bizarre qui font de ces femmes une « kriminelle
sexuelle Population »97. Ce sont des « flle[s] comme ça [...] ce qui se fait de pire dans le genre
humain »98, des femmes « sale[s] »99, « irrécupérable[s], impropre[s] à la vie normale » 100 dont la
sexualité soi-disant sauvage et bestiale - le surnom de la Hyène renvoie à cette animalité,
métaphore flée de la femme dangereuse qui parcoure Apocalypse bébé - est synonyme de
danger pour la collectivité. Ainsi, alors que le personnage de la religieuse intégriste, Sœur
Elisabeth, qualife la Hyène d' « invertébrée »101, terme qui sous-entend l'idée que la lesbienne
est un « élément de dégénérescence» 102, Séverine n'hésite pas à comparer Nadine à un parasite,
métaphore de la saleté, qui devrait être exterminé :
- T'arrives pile au bon moment, le début t'aurait déroutée, mais même à toi cette
négresse doit pouvoir plaire.
- Eteins ça tout de suite, tu sais très bien que ça me dégoute.
- En plus, les menottes c'est toujours effcace, j'adore ça.
- Eteins cette télé. Tout de suite.
C'est le même problème qu'avec les insectes qui s'habituent à l'insecticide: il faut
toujours innover pour les liquider. 103
Autrement dit, à travers ses (anti-)héroïnes, Virginie Despentes met en lumière
l'émergence de « sexuellen Wertordnungen »104 participant d'une idéologie sexuelle
qu'Adrienne Rich résume par l'expression de « compulsory heterosexuality »105 et qui
contribuent à faire de l'hétérosexualité un comportement supérieur et des conduites
96 Ibid. p. 248.
97 RUBIN, Gayle: art. cit. p. 51.
98 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. 9.
99 DESPENTES, Virginie: Apocalypse bébé. op. cit. p. 250.
100 Ibid. p. 30.
101 Ibid. p. 279.
102 Ibid. p. 284.
103 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. 7.
104 RUBIN, Gayle: art. cit. p. 41.
105 RICH, Adrienne: art cit. p. 632.
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sexuelles déviantes/queer des conduites inférieures, « perceived an a scale ranging from deviant to
abhorrent, or simply rendered invisible. »106
Autour de ce système de valeurs sociales et politiques basées sur le rapport au sexuel s'est
mis en place ce que Foucault nomme la « scientia sexualis [et] dont la tâche [est] de produire des
discours vrais sur le sexe »107 et qui remonte, pour ce qui est de la fgure de la lesbienne, à
l'Antiquité ou, déjà, les conduites déviantes étaient illustrées par des « fgures repoussoirs »108 et
un discours de la monstruosité censé illustrer, selon Sandra Boehringer, les conduites
désordonnées109. Dans cette perspective, la lesbienne était associée à la créature du
monstre, comparaison que l'on retrouve chez Virginie Despentes ou Nadine et Manu sont
qualifées de « bête à deux têtes »110 - image qui rappelle la créature mythologique qu'est
l'Hydre de Lerne - et ou, autour de la Hyène décrite par Valentine comme un
« Maximonstre »111, s'est constitué tout un discours relevant du mythe comme le montre le
passage suivant :
Avec le temps, la Hyène était devenue une star chez les privés, profession qui n'en
compte pourtant pas beaucoup, hors la littérature de genre. Spécialité : les disparus.
Ensuite, les histoires qu'on raconte à son sujet se diversifent, se contredisent et
relèvent de la fction pure. Tout le monde a quelque chose à raconter sur elle, les
avocats, les indics, les RG, les keufs, les autres privés, les journalistes, les coiffeuses, le
personnel d'hôtel et les putes... tout ce qui s'agite dans notre petit univers a sa version
de ce qu'elle fabrique, ou, comment et avec qui.112
D'après Sabine Fabach, le mythe est une construction stratégique socio-culturelle
historique permettant d'assurer l'hégémonie du système patriarcal dominant 113. Au discours
de l'extraordinaire monstrueux est venu se greffer un discours religieux pathologisant
qualifant les conduites déviantes de perverses, la répulsion éprouvée par Séverine à l'égard
de Nadine se retrouvant également dans le personnage de Lucie qui, après avoir assisté à
une scène d'orgie sexuelle à laquelle la Hyène a pris part, déclare ne plus vouloir rester
106 Ibid. p. 632
107 FOUCAULT, Michel: op. cit. p. 90.
108 BOEHRINGER, Sandra: art. cit. p. 9.
109 Ibid.
110 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. 189.
111 DESPENTES, Virginie: Apocalypse bébé. op. cit. p. 340.
112 Ibid. p. 31.
113 FABACH, Sabine: Der Mythos der Lesbe: bewußte und unbewußte Phantasien in der flmischen Inszenierung von
lesbischen Frauen. Wien: Diplomarbeit 1993. p. 14.
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dans « cet antre du vice et de la dépravation » 114. La pathologisation atteignant son paroxysme au
travers du personnage de la Sœur Elisabeth qui, dans la pure tradition judéo-chrétienne,
voit dans l'homosexualité féminine une maladie contagieuse. Le propos est d'autant plus
fort que l'utilisation du substantif la lesbienne crée une mise à distance qui déshumanise
totalement la Hyène:
On déplace volontiers les sœurs, par exemple pour les protéger de la tentation de
devenir comme la lesbienne115
A cette «technologie chrétienne de la chair »116 s'est ensuite joint, au XIXème siècle, un discours
médicalisant principalement centré sur le corps homosexuel masculin, comme le souligne
Sabine Hark, la lesbienne-homosexuelle ayant toujours été considérée « als weiblicher
Sonderfall oder historische « Verspätung » »117. Ce sont notamment les travaux de sexologues
comme Krafft-Ebing et Havellock Ellis qui vont développer un « rapprochement entre
masculinité et lesbianisme » 118 opéré à partir de l'idée - toujours pathologisante - d'une « gender
inversion »119 visant à considérer, tout comme l'homme homosexuel se caractériserait par une
soi-disant efféminité, la lesbienne comme une invertie, c'est-à-dire une femme virile à la
sexualité masculine à l'instar de la Hyène, lesbienne-virago qui, dans Apocalypse bébé, est
constamment décrite au travers du système polyphonique des voix comme un homme à la
force surhumaine. Mais, si le sexe biologique a toujours été utilisé pour servir les politiques
propagandistes de constructions identitaires, la lesbienne, tout comme l'homosexuel, en
jouant sur le brouillage des genres masculin/féminin suggèrent que ces derniers relèvent
plus d'une construction sociale et culturelle que d'un fait biologique irréfutable. Or, c'est ce
brouillage des genres dont Simone de Beauvoir va se servir, comme l'explique MarieHélène Bourcier pour « débiologiser « la protestation virile » pour en extraire la portée critique,
politique et sociale [...] [e]t ce, à destination des femmes hétérosexuelles principalement qui, dès lors,
sont toutes des lesbiennes puisque leur homosexualité devient la métaphore politique de leur révolte
contre la domination masculine, contre le patriarcat. »120 C'est aussi dans cette perspective, me
114 DESPENTES, Virginie: Apocalypse bébé. op. cit. p. 220.
115 Ibid. p. 282.
116 FOUCAULT, Michel: op. cit. p. 160.
117 HARK, Sabine: op. cit. p. 78.
118 BOURCIER, Marie-Hélène: Sexpolitiques. Queer Zones 2. op. cit. p. 109.
119 MARTIN, Biddy: Sexual Practice and Changing Lesbian Identities. Dans: BARRETT, Michèle et Anne
PHILLIPS [sous la dir.]: Destabilizing Theory. Contemporary Feminist Debates. Oxford: Polity Press 1992. p. 100.
120 Simone de Beauvoir, citée par BOURCIER, Marie-Hélène: Queer Zones. Politique des identités sexuelles et des
savoirs. op. cit. p. 113.
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semble-t-il, que Virginie Despentes qui, elle-même revendique sa « virilité »121 comme
possibilité d'émancipation féminine, inscrit ses fgures lesbiennes. A l'instar de la Hyène
qui, en se déclarant ouvertement gouine, sort la sexualité féminine du silence et du contrôle
dans lesquels celle-ci a historiquement été reléguée, Nadine et Manu « en se réappropriant la
sentence porno, en la faisant tomber [...] déstabilisent l'identité même de la femme qu'elle indique et les
privilèges de la masculinité dominante: parce que Baise-moi veut dire à la fois Fuck me! et Fuck
off! »122. L'ambivalence du titre du premier roman de Virginie Despentes se retrouve
d'ailleurs dans Apocalypse bébé à travers le personnage de Valentine, fgure particulièrement
ambivalente. Présentée et décrite certes par ses connaisances mais aussi par elle-même
comme une adolescente totalement nymphomane, incarnation ultime du désir sexuel
masculin, Valentine personnife aussi le danger comme le ressent Yacine de manière
prémonitoire:
Une flle. Attirante, agaçante. Normale. Il n'aimait pas la puissance qu'il avait
entrevue. Ça le faisait fipper. Et ce qui l'attirait le plus était exactement ce qui le
faisait fuir. Cette force démesurée, qu'il était seul à convoquer. Il ne s'endormait jamais
à côté d'elle: il pensait qu'elle était capable de lui enfoncer un couteau dans le ventre. 123
Ici, Valentine incarne cette vision effrayante du sexe féminin que Catherine Breillat, auteur
du très contesté flm Romance (1999) dans une interview avec Virginie Despentes et Coralie
Trinh Thi pour le journal Libération résume en ces mots: « Il faut affronter le fait que
l'organique effraie. Le sexe des femmes est comme le trou noir de l'univers. La preuve: les islamistes
intégristes éventrent après avoir violé. »124. Autrement dit, le sexe des femmes lorsqu'il n'est pas
pensé en termes de reproduction et d'enfantement est synonyme de danger ultime pour les
hommes.
I.B.2. ... au continuum lesbien d'Adrienne Rich
Le lesbianisme - acte de révolte des femmes hétérosexuelles comme homosexuelles envers
une société qui n'a, historiquement, eu de cesse de manipuler le corps et le sexe de celles-ci
- se dresse ainsi contre cette assertion selon laquelle la femme serait associée à
121 DESPENTES, Virginie: King Kong théorie. op. cit. p.11.
122 BOURCIER, Marie-Hélène: Queer Zones. Politique des identités sexuelles et des savoirs. op. cit. p. 15.
123 DESPENTES, Virginie: Apocalypse bébé. op. cit. p. 156 - 157.
124 Propos de Catherine Breillat, cités dans VALLAEYS, Béatrice et François ARMANET: Trois femmes
s'emparent du sexe. Interview: Catherine Breillat ('Une vraie jeune flle') dialogue avec Virginie Despentes et Coralie Trinh
Thi ('Baise-moi'). Dans: Libération.13.06.2000. URL: http://www.liberation.fr/culture/0101339077-troisfemmes-s-emparent-du-sexe (dernièrement consulté le 17 septembre 2013)
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l'impuissance, serait une « âme désespérée »125, le rapport intertextuel à James Ellroy
permettant à Virginie Despentes de revisiter la tradition du roman noir en cassant l'image
traditionnelle de la femme comme dans le passage suivant :
Une furie d'impuissance faisait tressauter son doigt sur la
gâchette.126
Ici, le terme furie est marqué d'une double connotation. Il est une allusion à la femme folle,
à la femme hystérique, pathologie venant à nouveau assoir la théorie de la différence
sexuelle puisqu'en lien soi-disant direct avec l'utérus, un « Organ, dessen Gewebe, Nerven und
Gefäßsystem für eine naturalistische Erklärung und Rechtfertigung des sozialen Status der Frau
sorgt[e] »127. A l'instar de Manu, décrite comme « braillarde et débraillée » 128, la femme
hystérique par son comportement anormal et non-conforme mettrait en danger la société et
ses individus. On retrouve d'ailleurs cette image de la folie des femmes dans l'expression
« ombres folles »129, allusion intertextuelle au poème de Charles Baudelaire Femmes Damnées.
Delphine et Hyppolyte appartenant au corpus de six poèmes interdits à la publication en 1857
en raison du caractère non seulement pornographique mais aussi homosexuel de leurs
contenus. Toutefois, le terme furie est aussi l'expression d'une colère extrême, d'une fureur
de la part des femmes qui, à l'instar de Manu, Nadine, Valentine mais aussi Fatima, sont
sans cesse rappelées à leur sexe, à leur milieu et à leurs origines et, de ce fait, à leur
impouvoir. Ces trois femmes, en entrant en guerre contre le système se font alors
lesbiennes et choisissent le meurtre pour Nadine, Manu et Fatima et le terrorisme pour
Valentine pour atteindre leur but, détruire, entre autres, la vision stéréotypée associée à la
femme et à son sexe. Dans sa dernière publication, Martina Stemberger souligne
qu'Apocalypse bébé « may seem less radical, less 'shocking' than Despentes' previous works » 130. Or,
cette radicalité des deux comparses dans Baise-moi, que l'on retrouve tout de même dans
Apocalypse bébé à travers le personnage de Valentine, pourrait avoir un lien direct avec leur
incapacité, leur impossibilité à dialoguer, favorisé par un environnement familial absent
ajoutant au sentiment d'exclusion que ces trois femmes ressentent. Contrairement à Manu
et Nadine, Valentine est issue d'un milieu bourgeois mais, comme les deux autres
125 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. 87.
126 Ibid. p. 87.
127 LAQUEUR, Thomas: op. cit. p. 175.
128 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. 107.
129 Ibid. p. 87.
130 STEMBERGER, Martina: art. cit. p. 20.
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personnages, elle n'a aucun repère familial : sa mère l'a abandonnée alors qu'elle n'avait
que quelques mois et elle est décrite comme un fardeau tant par son père que par sa bellemère. Cependant, il est vrai que le dernier roman de Virginie Despentes est beaucoup
moins radical que Baise-moi dans le sens ou il laisse une place au dialogue à travers le
couple hétérosexuel-homosexuel formé par Lucie et la Hyène et à la subversion de celui-ci,
notamment par une déconstruction des stéréotypes généralement associés à la lesbiennehomosexuelle et qui transparaissent au demeurant dans la structure polyphonique du
roman. Comme le mentionnent Jacques-Philippe Leyens et Olivier Corneille, les
stéréotypes:
[...] reviennent à attribuer [...] une essence particulière à un groupe qui en ferait une
entité non plus arbitraire, mais une espèce ou une race différente [pour] donner à celui
qui perçoit un sentiment de contrôle de la signifcation de cet autrui. 131
Pour réduire à néant ces stéréotypes liés à l'imaginaire lesbien tant hétérosexuel
qu'homosexuel, Virginie Despentes pratique, notamment à travers le personnage de la
Hyène, ce que Mireille Rosello appelle le « vol des stéréotypes »132. Cette technique, « stratégie
de subversion de la parole stéréotypale qui pèse sur le sujet » 133, donne lieu par la « ventriloquie »134 à
une « théâtralité polyphonique »135 permettant non seulement de s'émanciper de ces
stéréotypes mais aussi de « déstabilise[r] l'ordre du discours » 136 de la culture dominante. Ainsi,
tout au long d'Apocalypse bébé, la Hyène s'attache, par le ré-emploi des stéréotypes
hétérosexuels sur les homosexuelles, non seulement à anéantir ces idées préconçues mais
aussi à mettre en relief, quitte à choquer, « le regard étriqué [que les hétérosexuel.les portent] sur
le monde »137 comme le suggèrent les passages suivants:
La Hyène est concentrée sur un point précis :
- La petite très jolie, là, j'ai pas compris si c'était un bébé gouine ou si je la trouvais
131 LEYENS, Jacques-Philippe et Olivier CORNEILLE: Perspectives psychosociales sur les stéréotypes.
Dans: GARAUD, Christian [sous la dir.] : Sont-ils bons? Sont-ils méchants? Usages des stéréotypes. Paris: Honoré
Champion Editeur 2001. p. 23.
132 CASTILLO DURANTE, Daniel: Le stéréotype à l'heure de tous ses masques. Etat des lieux. Dans:
GARAUD, Christian [sous la dir.] : Sont-ils bons? Sont-ils méchants? Usages des stéréotypes. Paris: Honoré
Champion Editeur 2001. p. 81.
133 Ibid. p. 79.
134 Ibid. p. 81.
135 Ibid. p. 81.
136 Ibid. p. 81.
137 DESPENTES, Virginie: Apocalypse bébé. op. cit. p. 260.
- 32 -
tellement ravissante que j'ai pris mes désirs pour des réalités.
- Mais il n'y a que ça qui t'intéresse, toi? Atterris: elle est beaucoup trop jolie pour être
gouine.
Je regrette ce que j'ai dit au moment ou je le dis, parce que ça me semble
particulièrement blessant, mais elle me regarde fxement deux secondes, puis éclate de
rire:
- Toi, ton cerveau, c'est Jurassik Park en live. [...] Elles m'intéressent toutes. C'est
simple, c'est facile à retenir, même toi tu devrais y arriver [...]138
Dans ce passage, l'allusion à Jurassik Park est censée illustrer la vision archaïque et
primitive que porte Lucie - hétérosexuelle - sur les lesbiennes-homosexuelles en réduisant à
néant le stéréotype de la lesbienne laide tout en insistant sur la soi-disant obsession sexuelle
de ces dernières. Dans le passage suivant la Hyène s'attaque au cliché qui repose sur l'idée
selon laquelle les homosexuel.les se reconnaitraient entre elles/eux, de par l'allure, les
gestes, le look et autres attitudes :
- Comment peux-tu savoir qu'elles sont hétéros, ou pas? C'est écrit sur leur tête peut-être?
- Évidemment. Je repère une gouine de dos à cinq cent mètres. J'ai le radar. On l'a
toutes. Comment tu crois qu'on baiserait, entre nous, si on n'avait pas un sixième sens
pour se repérer?139
Le couple formé par Lucie et la Hyène crée un effet d'écho satirique dont l'intention, me
semble-t-il, consiste à faire ressortir la vision exiguë de la société hétérosexuelle envers les
homosexuelles, un effet d'écho qui, de plus, créé une situation de renversement en plaçant
la femme-hétérosexuelle devant les ambivalences non seulement de son jugement, et de
manière plus large, de la société. Ainsi, lorsque Lucie déclare « Quelle drôle d'idée, se
rassembler par orientation sexuelle »140, elle émet un jugement qui est tout aussi valable pour la
culture hétérosexuelle dominante qui s'est elle-même construite sur la stigmatisation et
l'exclusion de la différence.
Le lesbianisme chez Virginie Despentes - dans sa dimension hétérosexuelle comme
homosexuelle - pourrait en cela s'inscrire dans la droite lignée d'un « continuum lesbien »141,
expression d'Adrienne Rich qui rejette d'ailleurs le terme de lesbianisme - trop clinique et
138 Ibid. p. 77.
139 Ibid. p. 65.
140 Ibid. p. 171.
141 RICH, Adrienne: art. cit. p. 648.
- 33 -
sexuel - lui préférant celui de « lesbian existence »142. Un continuum lesbien donc à
dimension queer dans la mesure ou l'auteure montre non seulement que la lesbienne et la
femme sont intrinsèquement liées, mais aussi que la résistance des lesbiennes
- hétérosexuelles comme homosexuelles - s'inscrit dans une expérience et un combat
féministe de dénonciation ainsi que de prise de conscience des constructions discursives
des politiques identitaires et sexuelles. A cet endroit, le recours
au motif
cinématographique du road-movie - publié en 1993, Baise-moi n'est pas sans rappeler le flm
de Ridley Scott Thelma et Louise sorti deux ans plus tôt soit en 1991 143 sur les écrans marque pour les (anti-)héroïnes despentiennes le point de départ de cette remise à l'ordre.
En les plaçant au volant de voitures - la voiture est généralement associée à l'homme l'auteure invite les lesbiennes à prendre en main leur destin et s'inscrit en rupture avec les
conceptions traditionnelles de sexe et de genre. Métaphore par excellence de la quête de
liberté et d'émancipation mais aussi de puissance et de force, la voiture symbolise alors le
passage à la résistance du sujet lesbien actif. Dans Baise-moi, cette quête de liberté pour le
moins libertaire est d'autant plus forte qu'elle ne résonne pas seulement aux coups de
revolver des deux acolytes, la musique punk qui contribue à la structure du roman en
jaillissant - avant et après chaque meurtre - des écouteurs de Nadine illustrant elle-aussi
nettement le ras-le-bol et la rebellion de ces deux femmes envers une société qui ne veut
pas d'elles :
Sweat young things ain't sweat no more.144 […]
A l'instar de la philosophie du mouvement punk, leur périple sanglant se transforme alors
en un refus des valeurs traditionnelles et normalisantes de la société : l'ambiguïté
polysémique sweat/sweet suggérant que les lesbiennes en ont assez de s'échiner/d'être douces
pour les hommes. On retrouve cette même idée dans Apocalypse bébé, ou Valentine, visage du
« vaginal terrorism »145 pour reprendre l'expression de Martina Stemberger, en s'enfonçant
une bombe miniature dans le vagin, ne va pas faire seulement exploser le Palais Royal, mais
surtout l'image douce et tendre généralement associée à la femme. Autrement dit, la révolte
des lesbiennes s'inscrit dans une revendication d'éclatement des rôles traditionnels genrés
que sont le masculin et le féminin comme je vais dès à présent l'expliciter.
142 Ibid.
143 http://fr.wikipedia.org/wiki/Thelma_et_Louise. (dernièrement consulté le 03 août 2013)
144 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. 44.
145 STEMBERGER, Martina: art. cit. p. 37.
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Partie II: Femmes fatales revisited
Dans l'organisation de la société, la violence, parce qu' expression d'une masculinité virile,
est traditionnellement associée à l'homme146. Qualifées dès le XIXème siècle d'inverties
- d'hommes donc dans un corps de femme – comme déjà mentionné, les lesbiennes ont
toujours été défnies par rapport à leur soi-disant masculinité, ce qui a entre autres permis
d'assoir l'idée selon laquelle elles ne seraient pas de vraies femmes mais des hommes, soit
des individus doués de violence. Or, les lesbiennes de Virginie Despentes sont bel et bien
des femmes, des femmes qui refusent toute catégorisation sociétale biologisante. En ce sens,
leur violence, comme je m'attacherai dans cette seconde partie de ma réfexion à l'exposer,
peut être lue comme l'expression d'une action militante politique de résistance queer. Le
rapport des femmes à la violence s'inscrit dans la continuité du hors champ.
Historiquement, la violence féminine a, comme le rappellent Coline Cardi et Geneviève
Pruvost, toujours fait l'objet d'une invisibilisation ou, tout du moins, d'un discours
essentialiste : les femmes ne seraient violentes que dans l'espace de l'intime, du privé. Leur
violence ne s'exprimerait qu'au sein de la famille, du couple mais aussi envers elles-mêmes,
contrairement à la violence des hommes qui, elle, s'exercerait dans la sphère publique147.
Cette approche sexuée est toutefois catégoriquemement rejettée par Virginie Despentes.
Ses (anti-)héroïnes lesbiennes, en faisant acte de violence notamment dans la sphère
publique s'affranchissent de cette vision stéréotypée associée à la femme passive. De
surcroit, la violence dont font preuve les lesbiennes participe d'une action de revendication
et de réappropriation du corps des femmes et pourrait alors s'inscrire dans la continuité de
la répartie de la féministe américaine et lesbienne radicale Ti-Grace Atkinson « le féminisme,
c'est la théorie, le lesbianisme c'est la pratique » 148. Tout en mettant en évidence les ramifcations
soulevées par le comportement dit masculin des lesbiennes despentiennes, je me proposerai
de montrer dans quelle mesure l'écriture de Virginie Despentes s'inscrit dans un discours
lesbo-féministe d'infuence américaine qui se veut une alternative méritant d'être pensée car
intégrant les multiplicités féminines en essayant, contrairement au soi-disant féminisme
français149, de proposer une réfexion tentant de dépasser cette fameuse binarité
146 CARDI, Coline et Geneviève Pruvost: La violence des femmes : occultations et mises en récit. Dans:
Champ pénal/Penal feld [En ligne], vol. III, «Le contrôle social des femmes violentes», mis en ligne le 11 juin
2011. URL: http://champpenal.revues.org/8039. (dernièrement consulté le 21 juillet 2013) p. 2.
147 Ibid. p. 7.
148 LAMOUREUX, Diane: art. cit. p. 2.
149 Virginie Despentes, citée dans: ARBIZU, Susana et Henri BELIN: King Kong théorie: Entretien avec
Virginie Despentes. Dans: Mauvaiseherbe's Weblog.11.09.2008. p. 2 .
URL:http://mauvaiseherbe.wordpress.com/2008/09/11/king-kong-theorie-entretien-avec-virginie-despentes/
(dernièrement consulté le 29 septembre 2013)
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homme/femme.
II.A. L'armée de l'Eros
Si l'on s'en tient à la défnition de Carola Hilmes au sujet de la femme fatale, celle-ci serait
« dem Klischee nach [...] [ein] männermordende[s] Weib und Inbegriff eines verderbenbringenden
Eros »150 Dans cette optique, le lien entre les lesbiennes de Virginie Despentes et la femme
fatale semble tout à fait évident. En effet, si les lesbiennes, aussi bien dans Baise-moi que
dans Apocalypse bébé, jouent et usent à outrance de leur pouvoir de séduction au point de
devenir, pour reprendre l'expression littérale, de véritables mangeuses d'hommes, elles se
caractérisent aussi par un comportement ultra-violent qui pose la question des stéréotypes
associés au système sexe/genre. Virginie Despentes est une écrivaine qui se plait à jouer
avec les stéréotypes. En reprenant alors à son compte la conception médicale de
l'homosexualité telle que celle-ci fut défnie au XIXème siècle en termes de gender inversion,
Virginie Despentes met en place une double résistance - externe et interne - des lesbiennes
dont le potentiel subversif a pour objectif de faire ressortir et de dépasser de manière
manifeste le caractère fctionnel et hautement performatif du genre. La guerre ouverte des
lesbiennes despentiennes s'inscrit en ce sens dans une tentative de désinstrumentalisation
des corps qui passe par un brouillage puis une redéfnition des identités.
II.A.1. Subversion du gender inversion
Dans son introduction au roman noir français, Jean-Paul Schweighauser inscrit ce dernier
dans la tradition du polar, du roman policier, lequel se défnit par «la criminalité, la violence,
la marginalité; en un mot, le malaise» 151. En d'autres termes, le roman noir se veut une
représentation réaliste et particulièrement pessimiste de la société ou, à en croire Stephen
Noreiko, la femme est abonnée au rôle de victime :
[...] the printed polar is in general a universe of males [...] is intrinsically inimical to
women, and that the parameters of the genre [...] tend no to be favourable to the
appearance of autonomous, aggressive, or even mildly feisty, women.152
150 HILMES, Carola: Die Femme fatale. Ein Weiblichkeitstypus in der nachromantischen Literatur. Stuttgart:
Metzler 1990. p. 223.
151 SCHWEIGHAUSER, Jean-Paul: Le Roman noir français. Que sais-je? Paris: PUF 1984. p. 3.
152 NOREIKO, Stephen: 'Toutes des salopes': Representation of women in French crime fction. Dans:
French Culturel Studies. 10/089 1999. URL: http://frc.sagepub.com/content/10/28/089 (dernièrement
consulté le 04 août 2013) p. 90.
- 36 -
Or, comme le souligne Nicole Fayard 153, Virginie Despentes, par le biais d'une inversion
des rôles, détourne l'univers traditionnel masculin du roman noir qui est, pour reprendre
les termes de Shirley Jordan, un « bastion of [...] misoginy »154 ou les hommes sont, à l'instar
du viol, des chasseurs et les femmes, des proies 155. Dans Apocalypse bébé, l'inversion des
codes du polar traditionnel s'exprime dans un premier temps par une réappropriation des
fgures féminines que sont Lucie et la Hyène de professions traditionnellement réservées
aux et embrassées par les hommes. En d'autres termes, ce ne sont plus les hommes, mais
bien les femmes qui mènent l'enquête.
La remarque de Valentine à propos de ce duo d'enquêtrices à la « Starsky et Hutch »156 vient
d'ailleurs confrmer l'idée selon laquelle les métiers liés aux forces de l'ordre sont
aujourd'hui encore fortement associés à la gent masculine. La référence à cette célèbre
série télévisée américaine des années 1980 suggère au demeurant le pouvoir indéniable des
médias qui participent, selon Teresa de Lauretis, de la « technologie du genre »157, pensée qui,
dans la continuité de la pensée foucaldienne, repose sur l'idée que « la construction du genre
est à la fois le produit et le processus de sa représentation [...] et de [son] autoreprésentation » 158. En
d'autres termes, si le genre est, comme je l'ai déjà mentionné, le résultat certes d'un
processus historico-politique et socio-culturel de catégorisation visant à la normalisation des
individus, il s'agit aussi d'un processus d'autoreprésentation dans la mesure ou les
individus, au contact de ces technologies, internalisent de manière presque quasiinconsciente ces représentations, construisant alors eux-mêmes leurs identités à partir de
simulacres genrés. En ce sens, Judith Butler parle du genre comme étant « performatif »159
dans la mesure ou celui-ci produit lui-même ce qu'il expose. Dans Baise-moi comme dans
Apocalypse bébé, plusieurs passages illustrent d'ailleurs cette technologie. Ceux-ci sont dans
un premier temps avancés par les personnages féminins non-lesbiens comme Claire Galtan
et Lucie dans Apocalypse bébé ou Séverine dans Baise-moi, avant d'être, dans un second
temps, balayés par les fgures lesbiennes. En mettant l'accent sur les médias télévisuels et
153 FAYARD, Nicole: The Rebellious Body as Parody. Baise-moi de Virginie Despentes. Dans: French
Studies. 60/1/2006. URL: http://fs.oxfordjournals.org/content/LX/1/63.full.pdf+html (dernièrement consulté
le 11 octobre 2013) p. 67.
154 SHIRLEY, Ann Jordan: Revolting Women? Excess and détournements de genres in the Work of
Virginie Despentes. Dans: SHIRLEY, Ann Jordan: Contemporary French Women's Writing. Women's Vsions,
Women's Voices, Women's Lives. Oxford·Bern [et. al.]: Peter Lang Verlag 2005. p. 121.
155 Ibid. p. 121.
156 DESPENTES, Virginie: Apocalypse bébé. op. cit. p. 336.
157 DE LAURETIS, Teresa: op. cit. p. 37.
158 Ibid. p. 47 et 56.
159 BUTLER, Judith: Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l'identité. Traduit de l'anglais (EtatsUnis) par Cynthia Kraus. Paris: Editions La Découverte 2006. p. 96.
- 37 -
plus particulièrement sur les séries télévisées à la « Buffy contre les vampires » 160 et aux flms
de science-fction à la « Hulk »161, les médias musicaux de par les allusions à « Rihanna » et
« Lady Gaga »162 c'est-à-dire à la musique populaire américaine contemporaine, sans oublier
les médias de l'Internet et les réseaux sociaux qui ont un rôle prépondérant dans Apocalypse
bébé, Virginie Despentes expose le conditionnement et le formatage par les médias de masse
des individus en fait privés de toute liberté identitaire individuelle comme le suggére la
réfexion au style indirect libre que se fait Valentine :
Sœur Elisabeth l'a prévenue: se distinguer du troupeau n'a jamais été chose facile.
Seule, en face de la masse, à elle de savoir jouer son rôle.163
Dans ce passage, le formatage des individus transparait à travers le terme à connotation
péjorative de troupeau. Les individus sont ici réduits à du bétail, un bétail soumis, obéissant
aveuglement comme le suggère la masse dont l'une des propriétés fondamentales selon Elias
Canetti dans Masse und Macht repose justement sur le principe à caractère impératif
d'égalité, lequel peut néanmoins prendre une tournure oppressive pour les individus qui
osent remettre en question son fonctionnement. Celles et ceux qui, comme les lesbiennes
despentiennes, ne font pas parties de la masse sont alors tout simplement mis au banc de
cette dernière.
Innerhalb der Masse herrscht Gleichheit. Sie ist absolut und indiskutabel und wird von der
Masse selbst nie in Frage gestellt. […] Was immer davon ablenken könnte, wird
übersehen.164
De plus, les multiples références aux contes de fées - Manu compare entre autres sa
situation au conte de La Petite Sirène165 - genre littéraire qui contribua d'antan (et
aujourd'hui encore) à véhiculer une image de la femme qui, sauvée à temps par son prince,
se transforme de souillon en princesse - mais aussi à la fameuse poupée Barbie166 qui, depuis
sa création dans les années 1950, a concouru à la diffusion d'une image de la femme au
foyer physiquement parfaite puis, plus proche de nous, de la femme moderne qui allie
160 DESPENTES, Virginie: Apocalypse bébé. op. cit. 89.
161 Ibid. p. 27.
162 Ibid. p. 120.
163 Ibid. p. 331.
164 CANETTI, Elias: Masse und Macht. Hambourg: Fischer Taschenbuch Verlag 200630. p. 30.
165 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. 176.
166 DESPENTES, Virginie: Apocalypse bébé. op. cit. p. 89.
- 38 -
enfants et réussite professionnelle viennent parfaire la dénonciation de ce formatage par les
médias de masse. Qu'ils soient d'hier ou d'aujourd'hui, ces derniers, en plus de s'inscrire
dans un processus d'imageries historique et économique, ont contribué à produire un
imaginaire féminin, à diffuser de manière récurrente une image particulièrement artifcielle
de la féminité à laquelle les petites flles comme les adolescentes, à l'instar des flles de
Claire Galtan, sont aveuglément invitées à s'identifer. En cela, la technologie du genre
participe selon Judith Butler de « stylisations de la chair [servant la construction d'] une identité
tissée avec le temps par des fls ténus, posée dans un espace extérieur par une répétition stylisée
d'actes »167. A travers ses fgures lesbiennes, Virginie Despentes tourne en dérision cette
technologie par un effet d'écho reposant soit sur le jeu de l'ironie soit sur un langage
ambivalent et dont l'objectif est justement de démasquer, de mettre en évidence,
d'enclencher une prise de conscience quant à cette propagande technologique autour du
genre qui manipule sournoisement les identités des individus. Tandis que la Hyène sur le
ton de l'ironie réduit à néant cette propagande médiatico-littéraire en se moquant de Lucie
qui ne connait pas « [s]es contes de fées »168, le petit frère de Fatima dans Baise-moi personnage qui fait clairement écho à Yacine dans Apocalypse bébé - s'il est décrit dans un
premier temps par Manu comme un « prince »169 en référence aux contes de fées - est
ensuite anéanti par Valentine, laquelle compare Yacine à un « fucking prince charmant »170.
Valentine va d'ailleurs jusqu'à jetter son portable dans la Seine et fermer « son compte
Facebook, son Twitter, son vieux MySpace, son ancien blog, sa boîte mail » 171 en termes de
protestation d'abord juvénile puis sociétale suite à sa rencontre avec Sœur Elisabeth. Le
terme ambivalent et à double connotation du registre de la vulgarité qu'elle utilise pour
qualifer Yacine et qui dans la continuité de la signifcation du titre Baise-moi traduit certes
l'acte sexuel, mais aussi et surtout l'idée de s'être littéralement fait avoir, vient ici appuyer
de manière imagée l'avis de la grand-mère maternelle de Valentine pour qui « [...] l'amour,
ça n'existe pas. C'est une invention pour faire coucher les flles »172.
A l'inverse du duo formé par Lucie et la Hyène, Valentine dans Apoclaypse bébé et Nadine et
Manu dans Baise-moi inscrivent leurs actions dans un passage à l'acte criminel, à l'acte
terroriste qui transparait non seulement dans le fait que ces trois personnages quittent
167 BUTLER, Judith: Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l'identité. Traduit de l'anglais (EtatsUnis) par Cynthia Kraus. Paris: Editions La Découverte 2006. p. 263 et 265.
168 DESPENTES, Virginie: Apocalypse bébé. op. cit. p. 79.
169 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. 180.
170 DESPENTES, Virginie: Apocalypse bébé. op. cit. p. 322.
171 Ibid. p. 318.
172 Ibid. p. 189.
- 39 -
leurs zones urbaines d'habitation pour littéralement s'évanouir dans la nature - Nadine et
Manu traversent la France profonde tandis que Valentine s'est réfugiée dans un couvent de
nonnes à Barcelone - mais surtout dans le fait qu'elles se réapproprient elles aussi des rôles
généralement associés à l'homme et surtout à la terreur. Nadine et Manu se transforment
en véritables serial killeurs tuant toutes/-s celles et ceux qu'elles croisent sur leur chemin, à
l'exception de Fatima et de son frère, personnages racialisés 173 avec qui elles se lient
d'amitié et s'identifent en raison de leur marginalité, de leur position queer donc au sens de
milieu et de race qui transparait non seulement à travers l'environnement social
particulièrement défavorisé dans lequel ces deux personnages évoluent mais aussi dans
leurs origines maghrébines. Si la réfexion « Tuer quelqu'un »174 que Nadine se fait à maintes
reprises au sujet de son ami Françis et peu avant d'assassiner sa colocataire Séverine
semble, par le jeu homophonique tuer/tu es, faire du passage à l'acte criminel un moment
fondamental dans la formation identitaire des lesbiennes, il me semble surtout qu'il s'agit
d'une stratégie pour l'auteure de s'inscrire en rupture avec la conception genrée de la
violence. La violence n'est plus l'apanage des hommes : Martina Stemberger défend elle
aussi ce point de vue en soulignant le caractère transgressif de Valentine qui enfreint « to a
certain degree traditional gender roles and gender codes of violence » 175. En assignant ses
(anti-)héroïnes à des professions/comportements relevant du masculin, Virginie Despentes
procède à un retournement des codes de genre d'autant plus fagrant dans Baise-moi que le
couple traditionnel bourreau/victime, c'est-à-dire homme/femme, est totalement inversé :
Faut être raide, faut beaucoup boire à partir de maintenant. Et attraper du loup. Plus
tu baises dur, moins tu cogites et mieux tu dors. D'ailleurs qu'est-ce-que tu dirais de
ramener du loup à la chambre, ce soir?176
L'homme/le loup/le bourreau/le chasseur devient ici la proie/la victime/le chassé tandis que
les femmes passent du statut de victimes à celui de chasseuses.
Le renversement des rôles s'inscrit dans un jeu de symétrie qui se traduit dans les deux
romans notamment par une « appropriation of a ‘masculine’ idiom »177. Cela contribue alors à
créer une situation de mimétisme parodique hommes/femmes ou la rhétorique des
173 SAUZON, Virginie: art. cit. p. 3.
174 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. 42 et 46.
175 STEMBERGER, Martina: art. cit. p. 37.
176 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. 104 - 105.
177 SHIRLEY, Ann Jordan: art. cit. p. 137.
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lesbiennes en jouant sur une « Hybridisierung der Sprache » 178 c'est-à-dire sur l'emploi par ces
dernières de termes généralement employés par les hommes s'inscrit dans la continuité de
la dynamique de transgression de la conception masculine donc ultra-genrée de la violence
laquelle, comme le souligne Teresa de Lauretis, « is engendered »179, terme jouant sur la
polyphonie engendrée/genrée.
Si ça te dérange pas, chéri, on va baiser plutôt que discuter: on a plus de chance de s'entendre. 180
De tels propos sont dans la bouche d'une femme inimaginables ou, tout du moins, très
inhabituels comme le montre la réaction de l'homme, perturbé, car « la formule qu'elle
[Manu] a utilisée le trouble énormément [...] Il doit faire un effort pour rassembler ses esprits. » 181 En
outre, le renversement de pouvoir opéré par les lesbiennes de Virginie Despentes passe
notamment par un recours à la violence dont le but est notamment de transgresser l'idée
selon laquelle les femmes, d'après les théories psychanalytiques freudienne et lacanienne,
se défniraient par le manque182 contrairement à l'homme qui constituerait son Ego - son Je
- et sa relation au monde au moyen de son pénis, symbole phallique par excellence. A cet
endroit, les lesbiennes de Virginie Despentes tentent d'annuler cette théorie sexiste par une
attitude subversive jouant sur la parodie. Lorsque Manu se fait la réfexion suivante « C'est
comme si la main était faite pour tenir un fingue. Métal contre sa paume. Evident. Ce qui manquait au
bras. »183, elle inscrit l'arme « one of the most overdeterminated signifers of socialized
masculinity »184 dans le prolongement de son corps, ridiculisant par là-même « die
Symbolkraft des Phallus »185 et l'idée essentialisante selon laquelle la femme serait un être
incomplet. Plus loin, Nadine parodie de nouveau le manque, faisant alors non seulement
des femmes des êtres tout à fait égaux aux hommes: « Ce qui convient à la main, c'est le fingue,
la bouteille et la queue. »186 mais libérant de surcroit la violence - le meurtre même que l'arme
178 PRECIADO, Beatriz: kontrasexuelles manifest. aus dem französischen von stephan geene, katja
diefenbach und tara herbst. b_books: berlin 2005. p. 156.
179 DE LAURETIS, Teresa: The Violence of Rhetoric. On Representation and Gender. Dans:
LANCASTER, Roger N. et Micaela DI LEONARDO [sous la dir.]: The Gender/Sexuality Reader. Culture,
History, Political Economy. London: Routledge 1997. p. 269.
180 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. 201.
181 Ibid. p. 201.
182 BABKA, Anna et Marlen BIDWELL-STEINER: art. cit. p. 252.
183 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. 154.
184 FRANCO, Judith : Gender, Genre and Female Pleasure in the Comtemporary Revenge Narrative :
Baise moi and What It Feels Like For A Girl. Quarterly Review of Film and Video, 21:1, URL :
http://www.tandfonline.com/doi/pdf/10.1080/10509200490262415 p. 3.
185 BABKA, Anna et Marlen BIDWELL-STEINER: art. cit. p. 254.
186 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. 195.
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est ici censée symboliser - de son hégémonie masculino-virile. En revendiquant leur droit à
la masculinité, les lesbiennes despentiennes inscrivent leurs actions dans une posture queer
en rupture d'avec les conceptions essentialisantes décrites dans la première partie de ce
travail. De fait, la violence perpétrée par les (anti-)héroïnes de Virginie Despentes se
constitue en écho à celle des hommes. En prenant alors pour point de départ la scène de
viol dont Manu va être victime, j'aimerais ici mettre en évidence les nombreux parallèles
qui, tout en contribuant à la structure du roman, servent aussi la déconstruction des
représentations genrées.
II.A.2. De la violence et du plaisir sadique
Le passage suivant est un extrait de la scène de viol plus que brutale dont Manu et sa
copine Karla sont victimes dans la première partie de Baise-moi. C'est le viol pour Manu
- comme d'ailleurs pour Nadine le meurtre de sa colocataire Séverine - qui va déclencher la
révolte de la jeune femme. Contrairement à Karla qui tente désespérement de se débattre,
Manu se laisse violer, ce qui déclenche une discussion entre les trois violeurs:
- J'en reviens pas, comment celle-là se laisse faire.
- Faut dire qu'avec la gueule de poufasse qu'elle se trimballe, elle doit pas se faire
empaler souvent, hein?
- Méfe-toi, elle doit pas faire la différence entre sa chatte et un vide-ordures.
- On aurait dû ramener des capotes, on sait jamais... Avec des flles qui se laissent
violer...
La vanne les fait rire un moment.187
Au cours de leur périple sanglant, Manu et Nadine, un soir assises au comptoir d'une
brasserie, draguent ouvertement un client avant de proposer à ce dernier de les suivre pour
avoir une relation sexuelle. Ici, ce sont les femmes, tant par le nombre que par leurs
comportements, qui ont le dessus. En répondant par l'affrmative, l'homme se transforme
alors en prostitué subissant - même si au début l'idée lui plait - les affres sexuelles des deux
comparses. Manu, de victime, se fait alors bourreau. En écho à son propre viol, c'est elle
qui, en plus de refuser d'utiliser un préservatif, va stranguler sa victime, allant alors au bout
de ce que ses violeurs n'avaient pas fait.
187 Ibid. p. 54.
- 42 -
Le monsieur est resté assis, les yeux écarquillés. Il fouille dans sa veste, prend un
préservatif, se lève et vient derrière Manu. Avant de la pénétrer, il entreprend de se
couvrir le sexe. Manu se retourne et le saisit au poignet:
- Que ta bite. Sans rien. [...] 188
Elle [Manu] s'assoit à califourchon sur lui, le serre à la gorge. Comme il commence à
crier, Nadine attrape la couverture, lui couvre la face et s'assoit dessus. Le corps
bouge, mais elles sont solidement installées. Manu chuchote:
- Mec, ce qu'on a pas aimé chez toi, c'est la capote. Ta grave erreur, c'est la capote. On
suit pas des flles qu'on connait pas comme ça, mec. Ça aussi, fallait que tu le
comprennes. Faut se méfer. Parce qu'en l'occurence tu sais sur qui t'es tombé, mec?
Sur des putains de tueuses de connard à capote. [...]
Elles ricanent encore nerveusement en répétant: « Avalé de travers » et « connard à
capote ».189
En outre, le parallèle entre les deux scènes est d'autant plus fort que les deux comparses
jouent sur l'inversion de la recommandation généralement faite aux enfants et notamment
aux flles/femmes de ne pas suivre les inconnus. L'effet d'écho atteint son paroxysme dans
le rire extrêmement humiliant voire déshumanisant des bourreaux à l'égard de leurs
victimes, le rire sadique de Manu et Nadine rappelle à cet endroit le ricanement perfde de
la Hyène. Au cœur même de cette scène, un autre parallèle, lié au personnage de Nadine,
me semble encore envisageable. Dans la scène ci-dessus de viol inversé, Nadine est celle
qui, à califourchon sur l'homme, étouffe ce dernier à l'aide d'une couverture, ce qui crée un
effet de miroir avec la scène ou elle tue sa colocataire Séverine :
Avant même qu'elle en ait l'idée, les mains de Nadine trouvent d'instinct leurs marques
le long du cou de Séverine et l'enserrent avec rage, implacablement. La faire taire. À
califourchon sur elle, Nadine la maintient au sol. Sans rien penser. Concentrée,
appliquée. Quand elle baise, des fois, elle a l'impression d'être sortie d'elle-même, de
s'oublier un moment. [...] Ça lui fait cet effet. Quand elle revient à elle, elle est en train
d'étrangler Séverine.190
La violence qui, pour Nadine et Manu culmine dans le meurtre, agrémentée d'une pointe
d'humour noir comme lorsque Nadine demande au vendeur d'armes avant de le tuer si
188 Ibid. p. 204
189 Ibid. p. 207 - 208.
190 Ibid. p. 64.
- 43 -
« [o]n peut payer par balles? »191 - les balles, allusions aux munitions des armes à feu mais aussi
terme argotique qui désigne l'argent - est pensée dans les deux romans de Virginie
Despentes en lien direct avec le plaisir sadique, terme qui renvoie de nouveau au Marquis
de Sade et qui consiste en la recherche du plaisir à travers l'exercice de la souffrance sur
une tierce personne.
Leitmotiv, le plaisir sadique, dans Apocalypse bébé, est évoqué à travers le cliché masculiniste
de la lesbienne misandrique et violente, comme dans ce passage d'Apocalypse bébé ou
Kromag raconte à Lucie sa première rencontre avec la Hyène :
Le mec pleurnichait mais ça se voyait qu'il jouait le jeu uniquement pour qu'ils le
lâchent. La Hyène était restée en arrière, silencieuse. Au moment de sortir, elle était
revenue sur ses pas pour l'empoigner par la nuque, souriante, elle avait claqué trois
fois des dents, à côté de son oreille : « Si on revient te voir, salope, je t'arrache la queue
avec mes dents, d'accord? » [...] Une hyène, plus elle était vicieuse et tarée, plus ça la
faisait ricaner.192
Ici, le plaisir sadique est évoqué à travers la focalisation interne de Kromag. Il est alors
associé à la perversion, aux conduites déviantes/queer et met en avant la portée genrée et
stéréotypée du discours masculiniste hétérosexuel lorsqu'il est question d'homosexualité.
Dans Baise-moi, le plaisir sadique apparait sous un autre jour : il n'est plus simplement
question de violence mais aussi de sexe comme le suggère la fgure de l'architecte qui
impressionne Nadine, laquelle déclare alors « Vous avez du goût. Notamment en littérature […]
J'ai peine à détester un homme qui lit Ellroy dans le texte et possède l'intégrale de Sade » 193. Ce même
architecte se prend même à fantasmer en termes sadomasochistes son aventure meurtrière
avec les deux femmes. A l'instar de Manu qui « [p]endant que le type la besognait, [...] a pensé
à la scène de l'après-midi, comment Nadine a explosé la femme contre le mur, comme elle s'est fait
détruire par le gun. Bestial vraiment. Bon comme de la baise. À moins que ça soit la baise qu'elle aime
comme du massacre »194, Christine Détrez et Anne Simon sont d'avis que « l'association [...]
flée entre sexe et revolver [permet de confondre] jouissance sexuelle et jouissance mortifère » 195. En
191 Ibid. p. 120.
192 DESPENTES, Virginie: Apocalypse bébé. op. cit. p. 27 - 28.
193 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. . p. 218.
194 Ibid. p. 128.
195 DETREZ, Christine et Anne Simon: « Plus tu baises dur, moins tu cogites »: Littérature féminine
contemporaine et sexualité - la fn des tabous? Dans: L'Esprit créateur: The Johns Hopkins University Press.
Vol.44/3/2004. URL: http://muse.jhu.edu/journals/esp/summary/v044/44.3.detrez.html. (dernièrement
consulté le 13 septembre 2013). p. 62.
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outre, cette association est, me semble-t-il, à nouveau une transgression de la conception
historico-religieuse selon laquelle le sexe des femmes est synonyme de danger, comme je l'ai
précédemment évoquée. Le verbe s'empaler qui renvoie à l'image d'un corps transpercé en
est un autre exemple. Utilisé dans un premier temps par les violeurs de Manu dans Baisemoi, il est alors repris par Nadine pour décrire Manu pendant l'acte sexuel :
Nadine tourne la tête vers le lit voisin. Manu chevauche son petit camarade, ondule et
chantonne presque, elle se trémousse gentiment et avec grâce presque, en s'empalant
consciencieusement.196
Mais l'association sexe/violence est aussi une parodie de la puissance masculine, une
puissance qui transparait dans le rapport métonymique du canon au sexe de l'homme :
Elle [Nadine] se tait et le fxe en silence. Expression lubrique et malsaine, caricaturale.
Elle donne des coups de langue sur le canon de son fingue, pensive. […] En même
temps, sucer son canon est une nouvelle idée très séduisante. Elle commente à voix
haute :
- Je fnirai bien par me branler avec ce fingue. Tu vivras peut-être pas assez vieux
pour voir ça, ducon.197
En jouant sur la réappropriation d'un langage et d'un comportement dit masculin ainsi
qu'en mimant l'acte de fellation, acte sexuel généralement associé à l'idée d'une certaine
soumission féminine, Nadine caricature la violence généralement associée à la masculinité
virile. Or, selon Nadia Louar, les nombreux jeux de mots autour du couple meurtre/sexe et
le langage cru des (anti-)héroïnes de Virginie Despentes, notamment dans Baise-moi,
« multiplie[nt] les actions et les postures identitaires des femmes en même temps qu'[ils] réinvente[nt]
l'éventail de leurs interactions sexuelles » 198. Le passage ci-dessus joue ainsi sur l'ambivalence du
verbe tirer, lequel désigne un coup de fusil/de revolver comme il peut tout aussi bien
évoquer vulgairement un rapport sexuel:
Regarde-les, ceux-là, c'est de la caricature, toutes les fois que t'en as croisé des comme
ça et que t'as eu envie de tirer...199
196 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. 108.
197 Ibid. p. 216.
198 LOUAR, Nadia: art. cit. p. 5.
199 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. 144.
- 45 -
Bien que Manu prononce ces mots après avoir tué les deux clients de l'armurerie,
l'ambivalence de ses propos est d'autant plus forte qu'elle est entretenue par les points de
suspension, lesquels alimentent le doute sur le sens à donner au verbe tirer. L'emploi du
terme caricature est ici d'autant plus fort qu'il crée un effet d'écho au comportement de
Nadine et Manu qui, elles-mêmes, caricaturent les comportements des hommes. L'analogie
entre sexe et violence/meurtre conduit à une objectivation totale de l'homme et place les
(anti-)héroïnes lesbiennes de Virginie Despentes dans une posture queer qui, en plus de
s'inscrire à contrario de la conception biologisante de la violence, vise, comme j'aimerais à
présent l'expliciter, à décentrer le corps des femmes de la focale phallocratique et à
s'attacher à repenser le statut et l'identité des femmes dans la société en faisant du « corps
un lieux de résistance »200 au pouvoir machiste.
II.B. Le corps dans tous ses états
La résistance des lesbiennes à l'encontre de la société passe par une résistance extérieure
donc qui, comme je viens de le montrer, s'articule autour d'une appropriation par les
lesbiennes de Virginie Despentes de la violence dont le but est, comme je vais à présent le
démontrer, de faire valoir leur droit à être fortes, à se défendre, à ne plus être des victimes
passives de l'oppression masculine. Par le biais de la violence les lesbiennes réduisent à
néant l'idée selon laquelle celle-ci dépendrait du sexe biologique d'un individu et
contribuent alors à un brouillage des frontières de genre que les jeux de miroirs qui
jalonnent les deux romans de mon corpus ainsi que le rapport subversivo-parodique autour
du couple ontologique homme/femme, technique/nature tendent à parfaire. A cet endroit, je
montrerais alors comment le jeu de déplacements de regards et le discours soi-disant prosexe de l'auteure, plutôt que de contribuer à faire l'apologie de la pornographie 201, peuvent
se lire comme des invitations à considérer la sexualité féminine sous un angle nouveau dans
la mesure ou, en désacralisant le corps, les lesbiennes remettent en question l'idée même de
naturel sur laquelle les hommes ont fondé l'éternel féminin.
200 LOUAR, Nadia: art. cit. p. 2.
201 le Conseil d'Etat, à la sortie du flm en 1993, classa le flm dans le registre des productions
pornographiques, ce que contestèrent d'emblée Despentes et Trinh-Thi qualifant leur flm de flm d'auteurs
avant-gardiste, cité par LILIAN, Mathieu : art. cit. On retiendra ici que le Conseil d'Etat, aussi appelé
Conseil Constitutionnel, siège au Palais Royal tout comme d'ailleurs le Ministère de la Culture. Or, l'attentatsuicide de Valentine va, entre autres, littéralement réduire à néant ces deux institutions fran çaises à l'origine
de la censure du flm Baise-moi. L'acte terroriste de Valentine se comprend ici comme l'expression du ras-lebol de la censure étatique qui tente incidieusement de contrôler les corps et les esprits [note de Emilie
Sénéchal]
- 46 -
II.B.1. Ne plus être victime !
Sous forme de protestation face au comportement des hommes qui ont tendance à
considérer le corps des femmes comme un bien leur appartenant, l'intimité féminine devient
publique, et ce par l'intermédiaire des femmes elles-mêmes qui brisent la « frontière du
dedans/dehors »202. Le sexe des femmes, à l'instar de Nadine qui n'hésite pas à donner à haute
voix ses tarifs de prostituée et de Manu qui, après le viol dont elle et Karla ont été victimes,
compare son vagin à une voiture, est alors clairement exposé dans toute sa matérialité :
Karla réussit à articuler:
- Comment t'as pu faire ça? Comment t'as pu te laisser faire comme ça?
Manu ne répond pas tout de suite. Elle sent qu'elle dégoûte Karla encore plus que les
mecs. Comment elle a pu faire ça? Quelle connerie...
Elle les entend démarrer. C'est fni. Elle répond:
- Après ça, moi je trouve ça chouette de respirer. On est encore vivantes, j'adore ça.
C'est rien à côté de ce qu'ils peuvent faire, c'est jamais qu'un coup de queue...
Karla hausse le ton, annonce la crise de nerf:
- Comment tu peux dire ça?
- Je peux dire ça parce que j'en ai rien à foutre de leurs pauvres bites de branleurs et
que j'en ai pris d'autres dans le ventre et que je les emmerde. C'est comme une voiture
que tu gares dans une cité, tu laisses pas des trucs de valeur à l'intérieur parce que tu
peux pas empêcher qu'elle soit forcée. Ma chatte, je peux pas empêcher les connards
d'y entrer et j'y ai rien laissé de précieux... 203
A ce propos, Shirley Jordan voit dans cette scène une « urban metaphore »204. De par la
comparaison de son corps à une voiture, Manu mécanise celui-ci et l'agression sexuelle
qu'elle vient de subir mais aussi l'acte sexuel en général comme le sous-entendent les
affrmations c'est jamais qu'un coup de queue et j'en ai pris d'autres dans le ventre pour tenter de
désémotionnaliser le traumatisme qu'elle vient de subir. Mais cette mécanisation est aussi
une critique acerbe envers une société de consommation ou les hommes avec leurs voitures
prouvent leur virilité tout comme ils se servent des femmes pour attester de leur
masculinité. Cette comparaison du corps à la voiture me ramène ici au motif du roadmovie, genre cinématographique profondément américain et masculin/-iste, qui dans les
années 1990 va connaitre une resignifcation queer d'envergure en cela qu'il va alors inviter
202 KRISTEVA, Julia: Pouvoirs de l'horreur. Essai sur l'abjection. Paris: Éditions du Seuil 1980. p. 65.
203 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. 56 - 57.
204 SHIRLEY, Ann Jordan: art. cit. p. 118.
- 47 -
à repenser la « representation of "Otherness" along the lines of class, race, sexuality or gender »205.
Dès lors, le road-movie est, aussi bien dans Baise-moi que dans Apocalypse bébé, l'expression
non seulement d'une tentative d'émancipation à l'aliénation masculine/-iste hétérocentrée,
mais aussi l'expression d'une reconquête du corps féminin et de la sexualité féminine par les
femmes elles-mêmes qui s'inscrit dans un discours féministe lesbien radical. Fortement
infuencé par la pensée féministe américaine, l'objectif de ce discours que défend Virginie
Despentes est de mettre en avant plutôt l'absence ou plutôt les contradictions du discours
féministe français206. Selon l'auteure, le fait que ce soient en général des femmes issues de la
« haute bourgeoisie »207 qui prennent la parole sur les questions féministes - Valentine
considère à cet endroit le « féminisme [comme] un hobby pour femmes entretenues »208 - contribue
à participer à la défense d'un discours pro-victimisant à l'encontre des victimes de viols et à
assoir un double discours sur le viol dans lequel les femmes se feraient fnalement les alliées
des hommes209. L'auteure assume ses propos en prenant notamment appuie sur la réaction
de Catherine Tasca, ministre de la Culture, lors de la sortie sur les écrans de l'adaptation
cinématographique de Baise-moi. Ici, le recours à l'anaphore souligne avec d'autant plus de
force l'hypocrisie politico-sociétale de ce double-discours relayée par les propos de
l'ancienne ministre de la Culture :
Et une ministre de la Culture, une femme de gauche, de cette gauche-là, la gauche
subtile, déclare qu'un artiste devrait se sentir responsable de ce qu'il montre. Ça n'est
pas aux hommes de se sentir responsables quand ils se mettent à trois pour violer une
flle. Ça n'est pas aux hommes de se sentir responsables quand ils vont aux putes sans
faire voter les lois pour qu'elles puissent bosser tranquillement. Ça n'est pas à la
société de se sentir responsable quand à longueur de flms on voit des femmes dans le
rôle de victimes de violences les plus atroces. C'est à nous de nous sentir
responsables.210
205 FRANCO, Judith : art. cit. p. 2.
206 Virginie Despentes déclarait dans l'interview: « Je ne vois pas trop de «féminisme dominant ». En
France, toujours, pour parler de ce que je connais encore le mieux, on célèbre le centenaire de la naissance
de Simone De Beauvoir en publiant une photo d’elle… à poil en Une de magazine. Et dans le dossier, on
interviewe surtout aucune féministe « traditionnelle » . Des écrivains, des actrices, des gamines, mais pas
d’historienne, pas de militante, pas de grande fgure du féminisme. », citée dans: ARBIZU, Susana et Henri
BELIN: King Kong théorie: Entretien avec Virginie Despentes. Dans: Mauvaiseherbe's Weblog.11.09.2008.
URL:http://mauvaiseherbe.wordpress.com/2008/09/11/king-kong-theorie-entretien-avec- virginie-despentes/
(dernièrement consulté le 29 septembre 2013) p. 2.
207 Ibid. p. 2 - 3.
208 DESPENTES, Virginie: Apocalypse bébé. op. cit. p. 339.
209 DESPENTES,Virginie: King Kong théorie. op. cit. p. 122 - 123.
210 Ibid. p. 121.
- 48 -
La réception de la scène de viol, que ce soit dans le flm comme dans le livre, est
symptomatique selon Virginie Despentes d'un discours sociétal qui, en fait, dédouane les
hommes - qu'ils soient violeurs, clients de prostitués ou même hommes politiques - de leurs
responsabilités en faisant semblant de ne rien voir. Par contre, lorsqu'une femme ose
s'emparer de ces sujets sensibles que sont le viol, la prostitution ou l'industrie
pornographique, elle est tout de suite accusée de complicité participative et active au
renforcement de cette vision objectivante et rabaissante de la femme. Baise-moi révéle au
grand jour l'hypocrisie qui entoure le discours sur le viol, lequel serait selon Despentes
activement relayé par les féministes blanches bourgeoises qui, à travers la victimisation,
cautionneraient l'idée d'un éternel féminin sans cesse en proie à la virilité ultra-violente des
hommes.
Je suis furieuse contre une société qui m'a éduquée sans jamais m'apprendre à blesser
un homme s'il m'écarte les cuisses de force, alors que cette même société m'a inculqué
l'idée que c'était un crime dont je ne devais pas me remettre.211
Il me semble ici que Despentes oublie un peu trop facilement et peut-être aussi pour les
besoins de la provocation que des femmes comme Simone de Beauvoir, Colette, Simone
Veil ou bien encore Elisabeth Badinter n'ont eu de cesse d'oeuvrer à l'émancipation
féminine. Or, dans son essai King Kong Théorie, l'auteure se distancie nettement de ce
féminisme à la française en inscrivant son écriture à la fois violente et sexuelle dans la
continuité de la pensée féministe américaine. Elle illustre à travers les fgures de Manu et de
Karla cette division des féministes de part et d'autre de l'Atlantique sur la question du viol :
le personnage de Karla incarne la vision traditionnelle et victimisante de la femme violée
alors que Manu - qui en plus de la comparaison vagin/voiture qualife la réaction de Karla
de connerie - est la personnifcation par excellence du discours radical et par ailleurs très
controversé de l'Américaine Camille Paglia, laquelle défend l'idée « de penser le viol comme un
risque à prendre, inhérente à notre condition de flles »212. En d'autres termes, le discours radical
sur le viol qui se cristallise à travers les attitudes particulièrement indifférentes,
imperméables même, des fgures lesbiennes de Virginie Despentes que sont Manu mais
aussi Valentine à l'encontre de leurs aggresseurs - Shirley Jordan évoque à ce sujet une
« self-imposed anaesthetisation »213 - est représentatif de la pensée de Paglia. Ces deux femmes,
211 Ibid. p. 47.
212 Ibid. p. 42.
213 SHIRLEY, Ann Jordan: art. cit. p. 118.
- 49 -
en refusant suite au viol de se défnir comme victimes, boycottent un discours sociétal
fémininiste bourgeois qui avilit les femmes à « être des victimes dignes »214, c'est-à-dire de
« bonne[s] victimes [...] douce[s], sexy, gardant le silence »215. A cet endroit, le meurtre de la
femme bourgeoise se lit non seulement comme la révolte des lesbiennes contre ce fameux
féminisme bourgeois à la française mais sonne surtout le glas de cette position victimaire
défendue par les femmes elles-mêmes:
Elle [Nadine] lui en veut brusquement d'être incapable de se défendre et de faire
autant de bruit, elle sent grimper en elle du sale plaisir à faire mal. Elle saisit le visage
à deux mains et le fracasse contre le mur, du plus fort qu'elle le peut et à plusieurs
reprises. Jusqu'à ce que Manu la pousse de l'épaule, colle le canon juste dessous la
mâchoire et tire sans hésiter.216
En entrant en guerre ouverte contre la société, la révolte des lesbiennes de Virginie
Despentes prend une dimension sociétale : il s'agit de briser cette loi du silence à laquelle
les victimes sont fnalement toujours rappelées et « de démontrer qu' [une femme] est capable de
se battre, de ne pas seulement subir les violences mais de les rendre, de se débrouiller sans l'assistance
d'un homme […] »217 comme le souligne Maud Tabachnik. A cet endroit, le cosmétique joue
un rôle d'envergure dans la mesure ou la pose de rouge à lèvres en se déclinant alors dans
l'horreur rompt avec l'idée de ce soi-disant éternel féminin toujours en proie aux griffes des
hommes.
[…] elle sort un tube de rouge à lèvres de son sac et se barbouille la bouche […]218
[…] elle sort régulièrement son tube et se repeint les lèvres; maintenant qu'elle est
raide, elle déborde même un peu. Quand elle parle ou quand elle éclate de rire, ça fait
blessure animée au milieu du visage blafard, balafre rouge sang se détend, se déforme.
En rire, en insulte, en protestation énergique. On ne lui voit que la bouche, toujours en
mouvement.219
214 DESPENTES,Virginie: King Kong théorie. op. cit. p. 122.
215 Selon Virginie Despentes, ce discours pro-victimisant conservateur serait, de plus, encouragé par la
presse féminine française de type Elle et Paris Match, propos cités dans: DESPENTES,Virginie: King Kong
théorie. op. cit. p. 121.
216 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. 117.
217 Propos de Maud Tabachnik, citée par: SHIRLEY, Ann Jordan: art. cit. p. 122.
218 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. 88.
219 Ibid. p. 187.
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La transformation physique à laquelle s'adonne Manu par la pose de rouge à lèvres s'inscrit
dans une parodie de l'idéal de beauté féminin qui culmine dans un contraste frappant et
angoissant de couleurs : l'opposition blanc/rouge renforcée par le contraste du visage
blafard transforme ce dernier en vision monstrueuse. Le rouge n'est plus synonyme de
beauté et de féminité mais de danger et de mutilation.
Or, le rouge est une couleur bivalente, borderline, « zwischen Leben und Tod »220, dichotomie
qu'incarne d'ailleurs Manu dont la métamorphose progressive culmine à la fn du roman, à
travers un rapport intermédial à la musique punk 221, dans une comparaison avec la femmevampire. Dans cette optique, associée à la couleur rouge, symbole non seulement de
féminité mais aussi de danger, la bouche se transforme alors, si je me réfère à la défnition
de Judith Butler selon laquelle « den Terminus Phallus [gilt] für die symbolische Funktion eines
bestimmten Körperteils »222, en phallus lesbien qui selon Biddy Martin « exceed binary divisions
and [...] redistribute symbolic authority and routes of desire. »223. Autrement dit, la bouche de
Manu en engloutissant, en dévorant même le sexe des hommes et par là-même ces derniers,
inverse de nouveau, selon Marie-Hélène Bourcier, les représentations traditionnelles
hommes actifs, femmes passives liées au genre :
Le baiser de la vampire lesbienne a pu être interprété comme étant « l'essence » du
baiser lesbien en ce qu'il est basé sur une inversion de genre, la bouche passive
(réputée féminine) devenant la bouche active (réputée masculine) qui mord et qui
pénètre […]224
L'inversion est d'autant plus forte que la fgure de la femme-vampire est un miroir de la
fgure de la femme-vampe, de la femme destructrice, ce qui me ramène au personnage de
Valentine dont la description par Yacine de sa métamorphose en Vierge noire, symbole de
destruction, s'accompagne elle aussi d'une inversion de genre :
C'était muet, et indicible. Un chemin magnétique, impossible de s'en écarter. Et il la
voyait, à ce moment-là, transfgurée : une Vierge noire. En son centre, un noyau rouge
ardent se déployait pour l'engloutir. […] Valentine se transformait, elle devenait
220 BABKA, Anna et Marlen BIDWELL-STEINER: art. cit. p. 257.
221 « Dans les fammes, dans le sang, riant du pire, pleurant de joie, tous les vampires gardent la foi, crever les yeux pour de
rire, violer et se souvenir. L'essence même du mal. » Dans: DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. 231.
222 Judith Butler, citée par: BABKA, Anna et Marlen BIDWELL-STEINER: art. cit. p. 258.
223 Biddy Martin, citée par: BABKA, Anna et Marlen BIDWELL-STEINER: art. cit. p. 258.
224 BOURCIER, Marie-Hélène: Queer Zones. Politique des identités sexuelles et des savoirs. op. cit. p. 62.
- 51 -
déesse de la destruction, sacrée et terrifante. Et lui aussi se modifait. Et ça lui faisait
peur.225
Tout comme la femme-vampire, la Vierge noire engloutit l'homme. La Vierge noire
destructrice qu'est Valentine sert ici de contre-poids à la Sainte-Vierge qui, elle, apporte la
vie. Aussi, si la violence n'est plus l'apanage des hommes, la peur, elle non plus, n'est plus
réservée aux femmes comme le suggère le mouvement vertical basé sur l'opposition
ascention/chute qui vient parfaire à la rupture des rapports traditionnels entre les sexes.
Tandis que la femme s'élève, l'homme lui, semble déchoir, pour fnalement sombrer dans les
ténèbres.
II.B.2. Cinéma X et jeu(x) subtil(s) du regard
L'infuence des médias, comme évoqué plus haut, et de manière plus précise du cinéma, est
considérable dans l'œuvre de Virginie Despentes. Au sujet du rôle des femmes au cinéma,
le réalisateur Jean Renoir - fls du peintre Auguste Renoir – déclara : « les flms devraient être
faits par de jolies femmes montrant de jolies choses »226. Or, ces propos sont selon Virginie
Despentes révélateur du cinéma comme « outil de propagande sur le genre » ou les femmes sont
généralement pensées dans un perspective masculine/-iste. L'auteure n'hésite pas ainsi à
revisiter ce média de masse qu'est le cinéma traditionnel mais aussi et surtout le cinéma X
qui, tout en cristallisant les représentations traditionnelles du système sexe/genre, n'est,
selon elle, que le sommet de l'iceberg d'une industrie cinématographique et, de manière
plus globale, d'un milieu médiatique ou la femme est pensée par et pour les hommes. La
violence chez Virginie Despentes revêt plusieurs formes: le meurtre comme je l'ai déjà
évoqué mais aussi la violence sexuelle, une violence entretenue entre autres par une
médiatisation outrancière et avilissante du corps des femmes. Ici, l'auteure se plait à se
servir des steréotypes de genre pour penser différemment le rapport des femmes à leur
corps et par là-même aux hommes dans une démarche d'affranchissement tant sexuel que
sociétal. Marie-Hélène Bourcier désigne ce discours alternatif sur le cinéma
pornographique de « post-porno »227 dans la mesure ou celui-ci tente de penser de manière
autre le rôle de la femme en réinventant les codes de ce cinéma ultra-genré. Or, si l'écriture
de Virginie Despentes participe assurément d'un discours pornographique que la pensée
féministe a aujourd'hui encore du mal à penser hors de l'héritage religieux lié au culte du
225 DESPENTES, Virginie: Apocalypse bébé. op. cit. 156.
226 DESPENTES,Virginie: King Kong théorie. op. cit. p. 117.
227 BOURCIER, Marie-Hélène: Queer Zones. Politique des identités sexuelles et des savoirs. op. cit. p. 27.
- 52 -
corps de la femme - la pornographie serait une attaque à l'endroit de la dignité de cette
dernière228 -, l'auteur propose surtout d'élargir la réfexion autour du rôle de la femme dans
l'industrie du X, industrie encore majoritairement ultra-masculine ou les femmes, objets
des phantasmes masculins de toutes sortes, sont encore souvent représentées en situation
de soumission:
Les hommes seuls imaginent le porno, le mettent en scène, le regardent, en tirent proft
et le désir féminin est soumis à la même distorsion: il doit passer par le regard
masculin.229
Dans Baise-moi, le choix du prénom Manu ne relève en rien du hasard. Le fait que le père
de Manu appelait cette dernière Emmanuelle - « Ce fls de pute m'appellait Emmanuelle. Je me
suis toujours appelée Manuelle, mais ça l'intéressait tellement qu'il avait oublié. »230 - peut se lire
comme une allusion tout à fait explicite au flm érotique à succès du même nom,
Emmanuelle, sorti en France dans les salles de cinéma en 1974 231. En d'autres termes, le
comportement du père de Manu est symptomatique de cette attitude masculine, machiste
même qui consiste à considérer la femme comme un objet de désir masculin. Toutefois,
Baise-moi, en travaillant de manière récurrente sur les codes du X, réincarne cet objet de
désir qu'est la femme en pulvérisant « die Dominanz des männlichen Blicks im Hinblick auf
Wahrnehmung und Konstitution von Weiblichkeit. » 232. Ainsi, à la manière des performeuses/des
hardeuses du X, les lesbiennes despentiennes sortent la sexualité féminine de ses clous
hétéronormatifs et phallocentriques et rompent avec le monopole masculin du féminin en
procèdant à un « [p]ornographic sabotage »233 selon Shirley Jordan dont l'objectif est d'opérer
un retournement des codes traditionnels du cinéma pornographique.
Baise-moi s'ouvre ainsi in medias res : dans ce premier chapitre ou Nadine est tout occupée à
visionner un flm pornographique, on retrouve un vaste champ lexical lié aux techniques
cinématographiques : gros plan, voix off, caméra, scène suivante, changement de décor.
L'enchainement des scènes s'inscrit dans une économie cinématographique de
représentation flmique qui sert la mise en abyme des techniques du cinéma X. Le style
228 Virginie Despentes, citée dans: ARBIZU, Susana et Henri BELIN: art. cit. p. 2.
229 DESPENTES,Virginie: King Kong théorie. op. cit. p. 103.
230 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. 183.
231 http://fr.wikipedia.org/wiki/Emmanuelle_(flm) (dernièrement consulté le 06.10.2013)
232 HILMES, Carola: op. cit. p. 238.
233 SHIRLEY, Ann Jordan: art. cit. p. 130.
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rêche, linéaire certes, mais fortement bourru qui caractérise cette scène de flm X est
représentatif du périple meurtrier des deux femmes et traverse d'ailleurs tout le roman en
ne cessant de rappeller l'agencement - souvent rudimentaire - des séquences de flms
pornographiques ou les scènes s'enchainent de manière souvent abrupte, saccadée. On
retrouve ce même procédé dans Apocalypse bébé ou Valentine s'implante sa bombe à la
manière d'une actrice de X :
[…] elle [Valentine] dégrafait sa ceinture de la main gauche, descendait son pantalon
et debout, on découvrait qu'elle ne portait pas de culotte mais peu de monde trouverait
ça sexy, bassin face caméra, elle posait un pied sur le bureau, angle porno classique,
enflait le tube au fond de son vagin et remontait la fermeture de son jean, donnait un
petit coup de reins dans le vide, puis redressait la caméra vers laquelle elle se penchait
pour conclure, sobrement :
- Tu la veux ? Tu la prends.
Fin du plan.234
La réplique de Valentine Tu la veux ? Tu la prends, initialement pensée par Virginie
Despentes comme titre pour son roman235, est de manière parodique un pied de nez à toute
l'industrie pornographique. En effet, en mettant sa vidéo en ligne sur internet, et ce « sous
le pseudonyme « Little Girl » »236 Valentine caricature et détourne ouvertement les codes de
cette industrie. A cet endroit, l'auteure s'inspire de la réalité terroriste contemporaine pour
servir la fction. Tout comme les organisations terroristes islamiques telles que Al-Qaida ou
AQMI (Al-Qaida au Maghreb Islamique)237 revendiquent leurs combats idéologiques par
le biais de vidéos circulant sur Internet, la vidéo laissée par Valentine sert à revendiquer
l'attentat-suicide et surtout à diffuser une idéologie ultra-féministe, extrêmiste même, à un
public aussi large que possible. Par ce geste, il s'agit d'enclencher une prise de conscience
en dénonçant l'extrêmisme religieux et le fait que le corps des femmes n'appartient plus
aux hommes. En outre, Apocalypse bébé et Baise-moi - s'ils ne font pas l'économie de certaines
séquences typiques, selon Marie-Hélène Bourcier, des flms X comme les « < come shots > ou
< money shots > […] la scène obligée du flm porno: l'éjaculation visible qui oblige les hommes à sortir
234 DESPENTES, Virginie: Apocalypse bébé. op. cit. p. 360.
235 MARCELLE, Pierre: L'apocalypse selon Despentes. Dans: Libération. 19.08.2010. URL:
http://www.liberation.fr/livres/2010/08/19/l-apocalypse-selon-despentes_672906 (dernièrement consulté le 11
octobre 2013)
236 DESPENTES, Virginie: Apocalypse bébé. op. cit. p. 360.
237 http://fr.wikipedia.org/wiki/Al-Qaida_au_Maghreb_islamique (dernièrement consulté le 11 octobre 2013)
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de leur partenaire pour éjaculer sans que la caméra n'en perde une goutte »238 - n'hésitent pas à jouer
avec les codes de ces représentations pour bousculer ces dernières et, par là, interroger le
spectateur masculin sur ses motivations à l'endroit des femmes, comme le passage suivant
le suggére :
Manu est à genoux entre ses jambes. Elle l'aspire consciencieusement et, par habitude,
lui caresse l'intérieur des cuisses. Il dit: « C'est bon, tu vois, ça vient », en jouant avec
ses cheveux. Puis la tient plus fermement et lui enfonce bien au fond de la gorge. Elle
cherche à se dégager, mais il a bonne prise et envie de lui cogner la glotte avec le gland.
Elle lui gerbe entre les jambes. Couchées sur le dos en quelques secondes, elles mettent
une bonne minute à arrêter de rire. […] Elles suffoquent quand elles le voient si
furieux. Il s'emporte:
- Je ne vois pas ce que ça a de drôle. Vous êtes vraiment …
Il cherche ses mots pendant qu'elles répètent inlassablement: « Avalé de travers », et la
formule a un gros succès.239
Dans cette scène en focalisation externe, la focalisation, à la manière d'un gros plan, passe
successivement de Manu à l'homme pour revenir sur Manu qui, parodiant le fameux « jet
de sperme »240, rend sur les genoux de ce client qui se sent dégradé au point de devoir
chercher ses mots, tandis que les deux comparses s'esclaffent littéralement face à la
performance de Manu, laquelle en recourrant à l'expression avalé de travers détourne une
autre séquence pornographique bien connue. A travers le milieu de la pornographie,
« patriarchal system of values »241, Virginie Despentes met en avant un discours sur le sexe qui
se veut libérateur pour la femme. En faisant alors de Nadine une spectatrice - et lectrice aguerrie de pornographie, l'auteur rompt avec l'assertion selon laquelle seuls les hommes
seraient des consommateurs de pornographie. Elle crée un déplacement du regard
masculin à un « female-gaze »242 sur la pornographie, pour reprendre l'expression de Shirley
Jordan, qui transparait notamment dans la relation que Nadine entretient avec les médias
traditionnels de la pornographie que sont les flms ou les journaux. Cette dernière est
littéralement subjuguée par l'élégance et la prestance de ces femmes qui, à l'instar de la pinup de ce magazine X qu'elle se plait à contempler, assument leur côté « femme hypersexuelle
238 BOURCIER, Marie-Hélène: Queer Zones. Politique des identités sexuelles et des savoirs. op. cit. p. 28.
239 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. 205 - 206.
240 BOURCIER, Marie-Hélène: Queer Zones. Politique des identités sexuelles et des savoirs. op. cit. p. 30.
241 SHIRLEY, Ann Jordan: art. cit. p. 130.
242 Ibid. p. 132.
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et grande masturbatrice, qui est le paradigme de référence de la pute, de la salope du porno
moderne. »243 :
La blonde au sexe épilé retient toute son attention. Sur la première photo, elle porte
une robe longue, fendue très haut sur la cuisse en un éclair blanc. […] Les cheveux
font crinière et cascade jusqu'au bas du dos, soulignent la chute des reins. Des
cheveux pour y glisser la main et tirer la tête vers l'arrière. Poitrine gonfée, style
poupée de BD. La flle entière est classée X, comme si elle transpirait le foutre.
Sur la photo suivante, elle écarte amplement les cuisses, nonchalante et souriante. […]
On la voit ensuite renversée sur le dos, somptueuse et offerte. Les petites lèvres
parées de pierres brillantes, un anneau doré traverse le clitoris. D'une rare élégance.
L'entrejambe scintillante comme une enseigne de bordel.
Transgression. Elle fait ce qui ne se fait pas avec un plaisir évident. Le trouble vient en
grande partie de l'assurance tranquille avec laquelle elle se dévoile.244
Nadine considère cette femme comme une véritable « icône »245, allant alors jusqu'à imiter
son comportement transgressif. Or, au sens religieux du terme, l'icône est une image sainte
qui n'est pas sans rappeler la Vierge Marie, laquelle tout en étant vierge devint par
l'Immaculée Conception mère de l'enfant Jésus. Pour Nadine, l'icône transgresse la
conception religieuse de la femme : l'objet de ses vénérations est la femme sexuellement
libérée, émancipée. En cela, Nadine rompt avec la conception religieuse liée à l'image
traditionnelle de la femme pure/vierge qu'incarne la Vierge Marie, laquelle aurait enfanter
sans passer par les plaisirs de la chair. Dans le texte, cette invitation à la transgression est
d'autant plus forte qu'en plus de se traduire par un mot-phrase, elle est exprimée par un
retour à la ligne - signal de radicalité - et semble aussi viser à entretenir le doute : s'agit-il
de la femme du magazine ou de Nadine elle-même? - un doute dissipé deux lignes plus bas.
A l'instar de cette femme qui ose désobéir à la société en adoptant une attitude sexuelle qui
ne correspond pas à ce que l'on attend d'une femme, Nadine mais aussi Manu multiplient,
enchainent - telles les hardeuses - seules, ensemble ou en compagnie de tiers les positions
sexuelles. A noter que la hardeuse, comme le souligne à juste titre Despentes, rappelle le
cliché de la lesbienne masculine puisqu'elle aussi se caractérise par « une sexualité d'homme.
Telle que mise en scène dans les flms, elle veut du sexe, avec n'importe qui, elle en veut par tous les trous
243 BOURCIER, Marie-Hélène: Sexpolitiques. Queer Zones 2. op. cit. p. 159.
244 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. 138 - 139.
245 Ibid. p. 139.
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et elle en jouit à tous les coups » 246. Or, si ce passage travaille sur l'image de la hardeuse, il s'agit
surtout de montrer que le sexe pour les femmes peut se penser autrement.
Appuyée contre le mur, Nadine les [Manu et l'homme] regarde fxement. […] Nadine
se branle doucement contre la couture de son jean, ne lâche pas des yeux les mains qui
arpentent nerveusement Manu.
La petite s'écarte doucement de lui, s'appuie contre le bord de la petite table. Prend
ses cuisses et les écarte largement. Ongles vernis sur l'intérieur des jambes jouent
autour de l'éclaboussure. Puis s'y attardent et s'y enfoncent. Elle se retourne sans
s'interrompre, passe un doigt de l'anus à la vulve. De côté, elle regarde Nadine qui
s'est laissée glisser accroupie contre le mur. Elles ne sourient ni l'une ni l'autre, elles
font quelque chose de sérieux et d'important. Elles ne pensent à rien de précis. 247
Dans cette scène de triolisme, tandis que Manu et l'homme sont occupés à leur affaire,
Nadine observe - elle tient le rôle du voyeur - comme spectatrice active puisqu'elle se
masturbe en même temps. La masturbation qui, « von der Renaissance bis zur Moderne » 248, a
toujours été pensée par rapport à l'hystérie comme le rappelle la théoricienne queer
espagnole Beatriz Preciado, est ici exposée à la vue de toutes/-s, le verbe argotique et
généralement associé à la masturbation masculine (se) branler - qui revient d'ailleurs de
manière régulière dans le roman - jouant de nouveau sur une confusion de genre. Le
regard de Nadine n'est pas dirigé sur ses deux autres partenaires mais fxé sur les mains de
l'homme comme si elle essayait de calquer ses mains sur celles de ce dernier pour mieux
sentir le corps de Manu. Ce déplacement du regard crée d'ailleurs un effet d'écho avec le
début du roman ou Nadine, assise dans un bar de son quartier « observe la flle en question,
elle cherche à la voir avec ses yeux à lui. » 249 Le brouillage des genres passe chez Nadine par une
habitude fréquente qui consiste à essayer de se glisser dans la peau de l'homme pour tenter
de comprendre ce qu'il pourrait bien se passer dans la tête/dans le corps de ce dernier.
Dans le même temps, cette attitude pourrait aussi suggérer une attirance physique et
sexuelle de ce personnage envers les femmes. A ce moment-là, Manu se libère de l'homme
pour, elle aussi, se masturber : son visage est tourné vers celui de Nadine. La structure
syntaxique des phrases caractérisée par une omission récurrente des pronoms personnels
et possessifs crée alors un rythme saccadé rappellant de nouveau une séquence de flm
246 DESPENTES,Virginie: King Kong théorie. op. cit. p. 100 - 101.
247 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. 203 - 204.
248 PRECIADO, Beatriz: op. cit. p. 79.
249 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. 23.
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pornographique. Puis, les regards des deux femmes se croisent jusqu'à plonger dans un
état d'extase suggéré par le mouvement du corps de Nadine qui s'abandonne totalement :
l'affaissement ainsi que par l'expression solennelle des visages des deux femmes rappellent
un état proche de la transe, un état borderline donc car postulant l'idée du côtoiement d'au
moins deux mondes parallèles. Dans une dimension plus métaphorique, l'homonymie
polyphonique de l'état de transe avec le/la/les trans - désignation familière du
transexualisme - inscrit les échanges de regards de Nadine et Manu dans une dimension
queer, le désir qui semble s'en échapper venant alors parfaitement traduire l'idée selon
laquelle l'identité sexuelle d'un individu n'est aucunement liée à son sexe biologique. Cette
interprétation est d'autant plus forte que les femmes en se dégageant physiquement et ce de
manière délibérée du sexe de l'homme pulvérisent l'idée selon laquelle seul l'homme serait
le générateur du plaisir sexuel féminin. D'ailleurs dans Apocalypse bébé, la bombe sexuelle
Valentine va, au contact de l'intégriste catholique Sœur Elisabeth, se faire bombe humaine
et, en plus de faire exploser la conception de sexe faible associée à la femme, détruire la
conception selon laquelle la véritable sexualité féminine reposerait essentiellement sur
l'acte de pénétration comme le rappelle Teresa de Lauretis:
La sexualité féminine a été invariablement défnie [...] avec le masculin [...] le « sexe »
était synonyme de rapports hétérosexuels et de pénétration principalement.250
Cette attitude est dans le passage ci-dessus de Baise-moi d'autant plus équivoque à travers
la double-masturbation à laquelle Manu s'adonne qui, en plus de se lire comme une
parodie d'une des séquences clés de la pornographie qu'est la double-pénétration, peut
s'interpréter comme une tentative ultime de la femme de réappropriation de son propre
corps et de sa sexualité. Celle-ci passe par une attitude décomplexée par rapport à son sexe
exprimée tant par le toucher (les doigts de Manu) que par la vue (le voyeurisme mais aussi
la réappropriation des codes de la pornographie), une attitude qui culmine dans le double
basculement de l'acte sexuel, d'abord hétérosexuel, puis homoérotique avant de se
confondre en un acte homosexuel.
Autrement dit, en procédant à un déplacement du regard - tant dans une dimension
cinématographique que dans l'acte sexuel lui-même - Virginie Despentes tire les femmes de
l'aliénation masculiniste et désintègre la conception hétérosexuelle et hiérarchique liée de la
sexualité comme dans la scène de cutting d'Apocalypse bébé ou ce n'est plus l'homme mais la
250 DE LAURETIS, Teresa: op. cit. p. 67.
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femme qui pénètre :
Je reconnais Zoska, de dos, à l'autre bout du salon, penchée sur un mec torse nu,
muscles des épaules et abdos saillants. […] Elle trace lentement un premier
trait, sur le haut de son épaule. Une blessure rouge, épaisse, rectiligne, apparait. Il
tourne la tête vers elle, son regard est vague, extatique. Il tend sa bouche, elle
l'embrasse, langoureuse, puis se redresse et trace un autre trait sous le premier.251
Dans ce passage, le rapport sexuel est certes un rapport hétérosexuel mais celui-ci repose
sur une permutabilité des rôles dont le but est la subversion de la hiérarchie politicosociétale dominante. Ici, c'est la femme lesbienne qui domine la situation tandis que son
partenaire masculin se laisse faire. C'est elle qui en entaillant l'épaule de l'homme infige la
douleur, une douleur qui procure désir et plaisir comme le suggère l'attitude de l'homme, le
baiser lesbien réapparaissant d'ailleurs à travers la fgure de Zoska. En outre, il n'est en
aucune mesure question de la « substance reine, le sperme »252 mais du sang, un sang
totalement sexualisé que Marie-Hélène Bourcier caractérise de « sang lesbien »253 et que, me
semble-t-il, Virginie Despentes met en avant dans un rapport hétérosexuel pour contrer de
nouveau le primat du fuide séminal masculin et de la pénétration. Si je m'en tiens à
l'analyse de Marie-Hélène Bourcier, cette scène est d'ailleurs révélatrice d'une « pénétration
lesbienne »254 qui se veut dissociation de « la double séquence de la pénétration masculine
(pénétration et éjaculation) »255. En d'autres termes, tandis que dans un rapport hétérosexuel,
l'homme/l'actif est celui qui pénètre et éjacule, dans la pénétration lesbienne, décrite ici à
travers la scène de cutting, les rôles sont divisés, celle qui coupe pénétrant de manière
symbolique sa/son partenaire, le sang de celle-ci/de celui-ci tenant lieu, dans une dimension
tout aussi symbolique, d'éjaculation. En pensant la pénétration à travers le sang et non plus
à travers l'association traditionnelle pénétration/sperme, les lesbiennes homosexuelles
d'Apocalypse bébé prennent alors leurs distances de leurs congénères hétérosexuelles qui elles
restent enfermées dans l'association sexe/meurtre.
251 DESPENTES, Virginie: Apocalypse bébé. op. cit. p. 175.
252 BOURCIER, Marie-Hélène: Queer Zones. Politique des identités sexuelles et des savoirs. op. cit. p. 61.
253 Ibid. p. 60.
254 Ibid. p. 62.
255 Ibid.
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II.B.3. Finies les mascara-des!
Si dans leur rapport complexe à la violence, les lesbiennes de Virginie Despentes
transgressent la division sexuelle traditionnelle des rôles masculins et féminins, elles
réussissent aussi le tour de force de contrecarrer l'image de la femme parfaite incarnée dans
Baise-moi par Séverine, dans Apocalypse bébé par Claire Galtan et de se livrer, par là-même, à
une critique parodistique de la terreur exercée par la société de consommation envers le
corps des femmes. A travers ces deux personnages qui, dans leur quête désespérée de
l'homme parfait, semblent se faire écho, le corps de la femme est soumis aux canons de la
beauté, Séverine se précipitant « à la salle de bain voir la tête qu'elle a » 256 , Claire Galtan «
conduite d'autorité [par sa mère] chez un diététicien »257 afn de perdre des kilos pour paraitre plus
attirante et trouver ainsi plus rapidement un partenaire/mari. Chez les Galtan, la salle de
bain devient même le terrain d'une concurrence, voire d'une véritable guerre cosmétique
intrafamiliale et intergénérationnelle qui, à travers le sentiment d'agression que Claire
Galtan semble éprouver envers ses flles, illustre parfaitement la pression sociétale à
laquelle les femmes, considérées comme de véritables produits de consommation à date de
péremption, sont soumises:
« T'es vieille, t'es moche alors laisse-nous la belle salle de bain et les produits qui
sentent bons, toi ton tour est passé »258
Dans son (Anti-)Éloge du maquillage oder Kosmetische Katastrophen, Martina Stemberger
revient justement sur la manière dont Nadine et Manu dans Baise-moi caricaturent
« [diesen] Zwang bzw. Arbeitsaspekt des Schönheitsideals » 259. En plus des sobriquets péjoratifs
qu'elles se donnent, « la petite »260 pour Manu, « la grosse »261 pour Nadine qui, en mettant en
avant leurs défauts physiques, contratsent singulièrement avec les diminutifs que les
femmes ont généralement tendance à se donner, les chambres d'hôtels ou Nadine et Manu
se retranchent tout au long de leur périple sanglant se transforment en véritables cabinets
de l'horreur. Armées de rasoirs, de vernis à ongles et de rouges à lèvres, les deux comparses
tentent de se créer une nouvelle identité tout comme Louisa alias Vanessa, la mère de
256 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. 8.
257 DESPENTES, Virginie: Apocalypse bébé. op. cit. p. 85.
258 Ibid. p. 103.
259 STEMBERGER, Martina: (Anti-)Éloge du maquillage oder Kosmetische Katastrophen: Baudelaire,
Despentes, Darrieusecq. Dans: Grenzgänge. Beiträge zu einer modernen Romanistik. 17/2010. Heft 33. p. 106.
260 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. 87.
261 Ibid. p. 90.
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Valentine, qui en se donnant un prénom bien français, tente de cacher ses origines
maghrébines qu'elle considère comme un handicap à son intégration sociale :
- J'ai rencontré François quand j'avais dix-huit ans. Il en avait treize de plus, il était
écrivain en vue, il était amoureux de moi, ça me plaisait... Sa mère n'était pas
contente. Ses amis voyaient la chose d'un œil plus conciliant. Ils me parlaient tous de
couscous, de l'Orient et de la danse du ventre. […] J'avais déjà changé de prénom, à
cause de Vanessa Demouy, et je disais que j'étais Libanaise. Mais ils avaient l'œil. Si
vous saviez le nombre de conversations sur les tagines et les cornes de gazelle que j'ai
dû tenir dans les diners.[…]262
L'entreprise de camoufage ne porte pour les trois femmes cependant pas ces fruits. Tout
comme les origines de la mère de Valentine constamment démasquées, la pose de vernis à
ongle se solde par un échec tant cosmétique que social comme le suggère Martina
Stemberger par le jeu de mot polyphonique vernis à ongle/vernis social :
Der kosmetische und soziale 'vernis', mit dem diese rebellischen Körper überzogen
werden, bröckelt innerhalb kürzester Zeit wieder ab: „C'est marrant comme ça va vite
pour que t'aies l'air d'une clocharde […] C'est ma vraie nature qui revient au
galop.“263
Autrement dit, si le cosmétique est, dans un premier temps, censé estomper les inégalités
sociales en permettant aux (anti-)héroïnes de Despentes de se forger une autre apparence,
une autre identité, il s'avère en fait renforcer celles-ci tout en révélant l'impuissance
sociétale de penser au-delà des catégories. Pour remédier à cet échec, le corps de la femme,
et plus particulièrement son intimité, ne sont alors plus confnés à la salle de bain, symbole
de l'espace fermé/privé comme l'allusion au western - genre cinématographique s'adressant
majoritairement à un public essentiellement masculin - le prouve. Certains n'ont d'ailleurs
pas hésité à comparer Baise-moi à « Un Justicier dans la ville avec Charles Bronson, version
vagin »264. Manu n'hésite pas en « [p]etite culotte de satin rouge avec de la dentelle noire, très western
»265 à apostropher les passant.e.s de sa fenêtre, se promène nue et en talons aiguilles dans la
262 DESPENTES, Virginie: Apocalypse bébé. op. cit. p. 200.
263 STEMBERGER, Martina: (Anti-)Éloge du maquillage oder Kosmetische Katastrophen: Baudelaire,
Despentes, Darrieusecq. Dans: Grenzgänge. Beiträge zu einer modernen Romanistik. 17/2010. Heft 33. p. 107.
264 Propos de Yannick Rolandeau, cités dans : LOUAR, Nadia : art. cit. p. 2.
265 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. 112.
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chambre, tandis que Nadine, elle, se plait à observer sa congénère qui, porte de la salle de
bain ouverte, se fait le maillot. Ici, ce qui était jusqu'à présent caché chez la femme car
considéré comme abject devient alors visible.
Le sang et la couleur rouge revêtent alors une toute nouvelle dimension. Dans Baise-moi, le
chapitre 15 est entièrement dédié au sang des menstruations à travers le personnage de
Manu, « the protagonist who consistently takes pleasure in things generally defned as disgusting and
polluting »266 selon Shirley Jordan. Le sang, tout comme la couleur rouge auquel ce dernier
est associé et qui est, aussi bien dans Baise-moi que dans Apocalypse bébé, décliné sous tous les
tons, est un motif queer d'envergure en cela qu'il interroge non seulement le rapport à la
féminité, mais aussi et sutout le rapport au naturel sous un angle nouveau. Dans le passage
suivant, Nadine découvre Manu en pleine exploration de son corps et de son intimité.
Quand elle rentre dans la chambre, Manu est accroupie dans un coin. Elle ne porte
que ses hauts talons qui s'enfoncent un peu dans la moquette. Elle regarde
attentivement du sang couler d'entre ses jambes, bouge son cul pour faire des trainées.
Les tâches rouges sombres restent un moment à la surface, bulles écarlates et
brillantes, avant d'imprégner les fbres, s'étaler sur la moquette claire. Nadine
s'accroupit en face d'elle, considère sentencieusement le mince flet de pisse rouge très
épaisse qui lui sort par saccade plus ou moins généreuses. Dedans, il y a des petits
lambeaux plus sombres, comme la crème dans le lait qu'on retient avec la cuillère.
Manu joue avec ses mains entre ses jambes. Elle s'est barbouillée de sang jusqu'aux
seins. La petite dit: « Ça sent bon dedans, enfn faut aimer. » 267
Cette exploration du corps passe par une description physiologique particulièrement
précise. Le sang est ainsi évoqué en référence à trois, voire quatre, des cinq sens - la vue, le
toucher, l'odorat, et même le goût au sens fguré du verbe aimer. De même, les dégradés de
rouge - du rouge grenat (sombre) au rouge rubis (écarlate et brillant) - ainsi que
l'évocation des textures - les bulles, l'épaisseur - donnent à cette description un côté
artistique et pictural renforcé plus loin par la comparaison sous-entendue par le terme
« spectacle »268. En sculptant son corps avec son propre sang, Manu désacralise ce dernier.
En effet, le sang des menstruations, comme le mentionne Shirley Jordan, est pour Manu
l'expression d'une « rebellion against authority » 269 - une autorité entretenue notamment selon
266 SHIRLEY, Ann Jordan: art. cit. p. 135.
267 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. 152.
268 Ibid. p. 153.
269 SHIRLEY, Ann Jordan: art. cit. p. 135.
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Manu par la famille, socle de la société bourgeoise, qui déclare au sujet de sa mère:
Quand j'étais gamine, je faisais exprès de tout tacher pour faire chier ma mère. Elle
fait partie de l'ancienne école, ça la fascine pas trop ces trucs-là. Si elle pouvait, elle
voterait contre. Ça la rendait complètement malade. 270
L'attitude de la mère de Manu est révélatrice du rapport plus que complexe
qu'entretiennent les femmes avec leurs corps, un corps qui, comme on le leur a enseigné, ne
doit surtout pas être montré, d'autant plus que le sang des règles est un sang bivalent, un
sang « between birth and death »271. En ce sens, la mise en scène du sang par Manu tout en
faisant se déliter les frontières de l'indicible, souligne l'ambivalence du sexe de la femme,
une femme qui certes donne naissance mais qui peut aussi très bien donner la mort. En
redessinant au sang les contours de son propre corps, Manu se dresse contre la conception
religieuse de la femme pure ainsi que contre un système politico-sociétal qui défend les
privilèges de la bourgeoisie, une bourgeoisie qui se caractérise, à l'instar de l'appartement
de l'architecte, par l'ordre, l'équilibre, la pureté soit, en termes de (non-)couleur, par le
blanc, le rouge du sang réduisant alors à néant cette vision parfaite de la bourgeoisie :
- Putain, c'est tout blanc par terre, ça va faire du bordel quand on va le saigner. 272
La métamorphose picturale de Manu se poursuit, les poses que prend cette dernière
rappellant les poses suggestives des actrices et modèles de l'industrie pornographique. En
d'autres termes, Manu joue à la muse hypersexuelle et décomplexée, mais le bodypainting
auquel elle se livre, vire à la caricature grotesque. La représentation de la femme prend des
allures clownesques comme le suggère le participe passé barbouillée. En se faisant
cosmétique, le sang révèle le caractère trompeur, hypocrite, de la soi-disant « 'Natürlichkeit'
des Körpers »273 à laquelle ces derniers participent et qui ne sont que des mises en scène, des
subterfuges prônant une image soi-disant naturelle de la femme tout en faisant ressortir de
manière plus qu'explicite l'idée que ce qui est véritablement naturel chez cette dernière a
toujours été caché. En d'autres termes, le rapport au sang et au naturel redéfnit la sexualité
270 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. 153.
271 SHIRLEY, Ann Jordan: art. cit. p. 135.
272 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. 215.
273 STEMBERGER, Martina: (Anti-)Éloge du maquillage oder Kosmetische Katastrophen: Baudelaire,
Despentes, Darrieusecq. Dans: Grenzgänge. Beiträge zu einer modernen Romanistik. 17/2010. Heft 33. p. 109.
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du sujet lesbien
Comme le souligne Marie-Hélène Bourcier, le rapport au sang chez les lesbiennes est un
rapport particulièrement complexe. Si le sida a souvent été - de manière même fortement
stigmatisante - associé à la population homosexuelle, le discours préventif s'est surtout
concentré sur le facteur de risque que pouvait représenter le sperme, facteur de
transmission tant entre les homosexuels qu'entre les hétérosexuel.le.s, le risque lié au sang
ayant été quasiment passé sous silence. Or, comme je l'ai montré, la sexualité lesbienne est
une sexualité fortement liée au sang. Si dans Baise-moi le risque de contamination au virus
du sida n'est pas exprimé de manière explicite, il n'en reste pas moins présent dans la scène
de viol ou l'un des violeurs, en déclarant avoir oublié de prendre des préservatifs, suggère
par ce comportement éminemment quelconque envers le corps des femmes, l'idée que
l'homme hétérosexuel se pense en terme de surhomme, ce dernier se croyant invincible.
Dans Apocalypse bébé, au contraire, les lesbiennes sont présentées comme des femmes au
comportement sexuel particulièrement responsable comme dans cette scène ou les gants en
latex sont synonymes de safe sex274.
Une flle debout, que je vois de profl, enfle des gants de latex blanc, qu'elle enduit
d'un gel transparent. Elle tient de l'autre main une brune chétive par l'épaule, lui
écarte les jambes avec les genoux.275
A cet endroit, Virginie Despentes inscrit donc son écriture dans une démarche pédagogique
de sensibilisation au risque. Il s'agit dans ce passage de rendre visible un risque sexuel qui a
souvent été pensé en terme d'homosexualité masculine et non en terme d'homosexualité
féminine. En outre, cette scène joue sur une ambiguïté qui permet à Virginie Despentes de
thématiser la dimension queer de la sexualité lesbienne. En entretenant le doute sur ce
rapport sexuel - s'agit-il ici d'une pénétration vaginale ou d'une pénétration anale? -, elle
montre à nouveau que la sexualité des lesbiennes est une sexualité qui joue et se joue des
codes de l'hétérosexualité à travers un brouillage des codes de genre et des identités ainsi
que sur une redéfnition des pratiques sexuelles telle que l'utilisation du bras/de la main,
des pratiques qui ouvrent la voie à une nouvelle interpétation de la sexualité lesbienne.
Arrivée dans le salon, je crois d'abord halluciner. Un amas de corps nus, éparpillés par
groupe, se chevauchent à travers la pièce. […] Une flle à quatre pattes, qui n'a gardé
274 BOURCIER, Marie-Hélène: Queer Zones. Politique des identités sexuelles et des savoirs. op. cit.. p. 56.
275 DESPENTES, Virginie: Apocalypse bébé. op. cit. p. 174.
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que ses bottes en cuir et de petites lunettes rondes à verres rouges, le dos recouvert
d'une hache tatouée, se fait prendre par une autre flle, cheveux courts et corps
musclé. Elle la pilonne en lui maintenant la nuque collée au sol. Toute sa main et
l'avant bras ont disparu dans le ventre de l'autre. 276
Ce passage est au premier abord paradoxal dans la mesure ou, comme je l'ai déjà évoqué,
les lesbiennes de Virginie Despentes, par l'inversion des codes de genre et la
réappropriation de leur corps et de leur sexualité, récusent dans une certaine mesure l'idée
selon laquelle tout acte sexuel aboutit reposerait sur la pénétration. Or, dans cette scène, il
y a bien pénétration, le verbe pilonner évoquant de plus la technologie associée à l'industrie
métallurgique. Néanmoins, il me semble que le fait qu'une des deux partenaires pénètre
l'autre avec son bras/sa main, et non à l'aide d'un objet sexuel propre à la société de
consommation comme le fameux godemichet sur lequel Beatriz Preciado revient largement
dans son kontrasexuelles manifest, marque le refus de ces deux femmes de considérer le sexe
masculin - qu'incarne notamment par son design et sa forme le godemichet - comme la
source unique de plaisir sexuel féminin. La non-utilisation de cet objet sexuel, symbole
ultime de la société de consommation ou le sexe est pensé comme une technologie Preciado écrit d'ailleurs au sujet du sexe masculin: Der männliche Körper ist durch sein
Verhältnis zur Technologie defniert: das « Werkzeug » verlängert ihn, ersetzt ihn sogar. Dem weiblichen
Körper ist demgegenüber jede instrumentale Künstlichkeit fremd »277 - pourrait ici être interprété
comme la marque d'un refus d'artifcialité et, de ce fait, la reproduction par les lesbiennes
de la conception ontologique des sexes hommes/femmes, technologie/nature etc... Ici, en
fait, l'utilisation du bras/de la main pourrait se lire comme un phallus lesbien et rejetter de
nouveau l'idée d'une sexualité lesbienne construite sur le manque 278. Autrement dit, le
lesbianisme chez Virginie Despentes en se détachant, en faisant exploser le cadre des
représentations traditionnelles de genre révèle l'imposture-même associée à la notion
performative de genre et d'identité. Si les pratiques sadomasochistes auxquelles s'adonnent
les lesbiennes de Virginie Despentes peuvent, dans une dimension hétérocentrée être
interprétées comme l'expression d'une reproduction « des structures de pouvoir opprimantes »279,
l'auteure détourne cette interprétation du sadomasochisme, comme celle d'ailleurs de la
violence, en faisant du lesbianisme l'expression d'une sexualité qui dissocie « le genre du sexe
276 DESPENTES, Virginie: Apocalypse bébé. op. cit. p. 174.
277 PRECIADO, Beatriz: op. cit. p. 111.
278 Je renvoie ici à la notion de manque que j'ai déjà évoqué en page 44 de ce travail.
279 Leo Bersani, cité par: BOURCIER, Marie-Hélène: op. cit. p. 69.
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biologique »280.
Partie III: Le lesbianisme : de la désintégration à la renaissance
Presque 20 ans séparent l'écriture des deux romans de Virginie Despentes et si Baise-moi et
Apocalypse bébé se caractérisent par une parallélisme certain, Apocalypse bébé marque chez
l'auteure une évolution dans son approche du lesbianisme. Dans Baise-moi comme dans
Apocalypse bébé, Virginie Despentes propose donc de redistribuer la carte du genre : ses
lesbiennes incarnent des femmes fortes, des femmes qui refusent de subir la domination
masculine, des femmes qui prônent le droit de se défendre, de défendre et de reprendre
possession de leur corps. En cela, leur combat, qui se traduit par un brouillage récurrent
des frontières entre masculin et féminin, tout en dévoilant le subterfuge du système
sexe/genre s'inscrit dans une dimension lesbo-féministe qui, comme j'aimerais maintenant
le discuter, marque aussi un point de rupture entre les lesbiennes hétérosexuelles et les
lesbiennes homosexuelles de Virginie Despentes.
Dans La pensée straight, Monique Wittig, féministe française, écrivait en 1992 :
Que veut dire « féministe » ? Féministe est formé avec le mot « femme » et veut dire
« quelqu'un qui lutte pour les femmes ». Pour beaucoup d'entre nous, cela veut dire
« quelqu'un qui lutte pour les femmes et pour la disparition de cette classe ». Pour de
nombreuses autres, cela veut dire « quelqu'un qui lutte pour la femme et pour sa
défense » - pour le mythe, donc, et son renforcement.281
Ici, deux défnitions du féminisme s'opposent. Tandis que la deuxième défnition s'inscrit
dans un combat principalement axé sur la défense des femmes, la première propose de
comprendre, d'élever le féminisme au-dessus de la dualité de sexe mais aussi de classe et
certainement encore de race même s'il n'est pas encore question de cette catégorie chez
Wittig, donc de le placer dans une perspective queer.
Or, il me semble que l'on retrouve justement cette dichotomie chez les lesbiennes de
Virginie Despentes. En effet, comme je vais m'attacher à le démontrer dans cette dernière
partie, alors que ses lesbiennes hétérosexuelles échouent dans leur combat queer du fait de
leur radicalité, de leur extrémisme qui va fnalement leur être fatal, ses lesbiennes homo- et
280 Ibid. p. 63.
281 Propos de Monique Wittig, citée dans : JAGODZINSKI, Sarah : Le corps lesbien de Monique Wittig. Dans :
http://www.ecritures-modernite.eu/wp-content/uploads/2012/03/SarahWittig.pdf (dernièrement consulté le
07.10.2013)
- 66 -
bisexuelles proposent elles une véritable alternative queer dans la mesure ou l'apocalypse
déclenchée par l'attentat-suicide de Valentine, en entrainant la dispersion, la diffusion du
corps lesbien, va aussi agir comme une révélation.
III.A. Le lesbianisme ou la fluidité des identités
Dans cette dernière partie, j'aimerais montrer que les lesbiennes de Virginie Despentes, à
l'instar de Monique Wittig qui déclarait que « la lesbienne n'est pas une femme »282, jouent sur
une ambiguïté physique mais aussi sexuelle dont l'objectif est, après avoir levé le voile sur
le subterfuge du naturel, de mettre en avant le leurre de l'original283. En cela, l'écriture de
Virginie Despentes s'inscrit dans la continuité de la pensée de Judith Butler, théoricienne
queer américaine de renom, qui propose :
Als politische Strategie, das naturalistische Diktat der Zwangsheterosexualität zu
durchkreuzen […] in die performative Wiederholung der Geschlechterrollen eine
parodistische Verfremdung zu installieren, um so die Performativität, Fiktivität und
Kontigenz der binären Ordnungen des Geschlechts und der Sexualität auszustellen. 284
La culture butch/fem, présente tant dans Baise-moi que dans Apocalypse bébé, joue sur une
théâtralité qui, tout en parodiant la performativité du genre, concourt à faire de la
lesbienne une fgure au-delà des catégories de sexes, races et milieux, une fgure
androgyne, une fgure queer par excellence. Outre la métaphore politico-sociale suggérée
par l'interchangeabilité des rôles masculin/féminin, hétérosexuel/homosexuel, blanc/beur,
riche/pauvre, je montrerai alors que le lesbianisme s'inscrit dans un horizon queer en cela
qu'il tente de redonner au sujet lesbien une véritable liberté individuelle.
III.A.1. Culture butch/fem : de la théâtralité à l'androgynie
A l'instar de Manu qui dans Baise-moi déclare « [l]es femmes font tellement n'importe quoi de
leur corps, on peut se déguiser sans étonner personne. »285, les lesbiennes despentiennes libèrent le
corps féminin du carcan dans lequel celui-ci a historiquement été enfermé en recourant à
un travestissement vestimentaire qui dans la continuité de la parodie cosmétique contribue
à tourner en dérision les codes traditionnels de la féminité, mais aussi ceux de la
masculinité. La métamorphose physique des deux comparses de Baise-moi qui prend forme
282 Propos de Monique Wittig, citée dans : JAGODZINSKI, Sarah : art. cit.
283 BUTLER, Judith: op. cit. p. 260.
284 Judith Butler, citée par: KRASS, Andreas: op. cit. p. 20.
285 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. 147.
- 67 -
au fur et à mesure de leur périple sanglant ne passe pas seulement par le cosmétique mais
aussi par une réappropriation d'accessoires traditionnellement masculins, le meurtre de
l'architecte vers la fn du roman marquant d'ailleurs l'ultime transformation de Nadine:
Nadine a emprunté un costard noir d'été à l'architecte, chemise blanche et cravate mal
nouée. Les chaussures lui sont trop grandes, elle enfle des baskets. Elle s'est repassée
les sourcils au crayon noir. Ressemble vraiment à un mec avec ses cheveux courts et
s'étonne de ne pas y avoir pensé plus tôt.286
La fgure de Nadine n'est pas sans rappeler celle de la Hyène. Les deux femmes, en
pratiquant consciemment les codes de la masculinité de par leurs tenues vestimentaires,
leurs accessoires et leur allure performent le genre en en revisitant les codes à la manière
de la culture butch/fem ou la lesbienne butch est l'incarnation de la lesbienne masculine, la
lesbienne fem, son pendant féminin. A l'instar de Nadine et de la Hyène, un autre
personnage féminin de Baise-moi, celui de Fatima, s'inscrit lui-aussi dans la dimension queer
de la lesbienne butch. La description physique de Fatima joue elle aussi sur les codes de la
masculinité tant en ce qui concerne son allure générale que sa démarche. De même, la
focalisation externe qui, dans une approche cinématographique s'accompagne d'un zoom
avant sur Fatima, rappelle un personnage de flm d'action tout droit sorti du brouillard et
qui semble se diriger vers le spectateur. Ici, Fatima se dirige vers ses victimes pour les
abattre. L'enchainement rapide et très mécanique du meurtre des policiers fait de ce
personnage une fgure asexuée, une femme qui s'exécute à la manière d'un robot,
impression renforcée par le rythme abrupt des phrases ainsi que par l'absence des pronoms
personnels et de verbes :
Stan Smith et bomber noir, les cheveux très longs et brillants dans le noir. Rien que sa
façon de marcher en impose. Crédible d'entrée de jeu dans son rôle d'amazone
urbaine. Retourne le premier corps sur le dos du bout du pied. Puis shoote dans la tête
comme au foot en prenant un peu d'élan. Elle regarde l'autre corps, attentivement et
seulement alors lève les yeux sur Manu.287
Si Nadine, la Hyène et Fatima sont, parmi les lesbiennes de Virginie Despentes, celles qui
incarnent par excellence les butch, Manu, dans Baise-moi est l'incarnation même de la
286 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. 232.
287 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. 166.
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lesbienne fem dans sa façon pour le moins exagérée de se mettre du rouge à lèvre. De plus,
le travestissement suggéré par le code vestimentaire ultra-féminin de certaines lesbiennes
d'Apocalypse bébé - l'une est décrite comme « la fée Clochette »288 (allusion au personnage de la
fée Wendy dans le roman Peter Pan de J. M. Barrie), une autre encore comme la
représentation par excellence de la femme-vampe, de la femme élégante car vêtue d'une
« robe de soirée »289 - est une véritable mise en scène qui relèvent de la théatralité et dont le
but est de par l'imitation des codes de genre non seulement de jouer sur un brouillage des
identités hommes/femmes mais surtout de poser la question, comme le suggère Judith
Butler, du « rapport entre l' "imitation" et l' "original" »290. Il s'agit, au demeurant, d'une stratégie
visant à dénoncer mais aussi à déstabiliser le caractère lui-même performatif des
savoirs/pouvoirs sur lesquels la société et les représentations identitaires des individus au
sein de celle-ci se sont historiquement construites. Ainsi, si dans une conception
hétéronormative, la culture butch/fem est souvent interprétée comme l'expression d'une
catégorisation ou les deux partenaires de même sexe ne feraient que reproduire la
« dynamique ordinaire du couple »291 dans la mesure ou le travestissement induirait de nouveau
une représentation ontologique des sexes, Virginie Despentes se sert de ce dernier pour
mettre en évidence l'imposture du genre. Tout comme le rapport de ses (anti-)héroïnes
lesbiennes aux cosmétiques a permis de mettre en lumière la conception factice du naturel
en démontrant la manière dont le corps des femmes a, de tout temps, été manipulé, le jeu de
l'imitation mis en avant par le couple butch/fem est ici censé illustrer par la théâtralité, la
parodie, l'exagération l'idée selon laquelle les identités soi-disants masculine et féminine qui
nous paraissent si naturelles, si originelles sont en fait pour reprendre les termes de Judith
Butler des « copie[s] »292qui « révèle[nt] que l'identité originale à partir de laquelle le genre se
construit est une imitation sans original »293. En ce sens, la culture butch/fem dévoile la fuidité des
identités en jouant sur une désintégration parodique du système sexe/genre, une
désintégration axée sur l'imitation de productions et de structures qui, comme la notion de
couple ou de masculin/féminin ont été érigées comme des « vérités »294. En outre,
l'interchangeabilité des rôles qui caractérise la culture butch/fem ouvre une alternative
nouvelle quant à la compréhension de la fgure de la lesbienne et du lesbianisme.
288 DESPENTES, Virginie: Apocalypse bébé. op. cit. p. 174.
289 Ibid.
290 BUTLER, Judith: op. cit. p. 260.
291 BOURCIER, Marie-Hélène: op. cit. p. 67.
292 BUTLER, Judith: op. cit. p. 262.
293 Ibid. p. 261.
294 FOUCAULT, Michel: op. cit. p. 76.
- 69 -
J'ai déjà eu l'occasion dans la deuxième partie de ce travail d'évoquer le fait que les
lesbiennes de Virginie Despentes jouent, notamment dans leur appropriation du langage
masculin, sur un brouillage de genre. Or, si les lesbiennes hétérosexuelles s'adonnent à la
récupération d'un jargon masculin vulgaire qui au fnal ne fait que reproduite le confit
entre les sexes, Despentes cultive un tout autre type de rhétorique dans Apocalypse bébé à
travers le personnage de la Hyène. Au premier abord, la Hyène s'exprime comme un homme.
Néanmoins sa récupération du langage masculin est d'autant plus troublante que l'usage
du genre grammatical féminin à l'adresse de l'un des membres masculins du groupe de
Panique Dans Ton Cul, comme le laisse entrevoir le passage ci-dessous, opère un
retournement de situation. Celui-ci en plus de désintégrer l'imaginaire lié à l'homme actif,
fort et dominant « enlève le privilège de l'universalité au genre masculin »295 dans la mesure ou le
basculement grammatical impliqué par l'emploi du féminin crée un déplacement - une
dépossession même - de l'autorité masculine.
- Ecoute, connasse, je viens de te le dire: on va pas y passer la soirée. T'as un concert,
on a de la route, le plus simple c'est que tu fasses vite. Tu doutes encore cinq minutes
et je t'ouvre l'anus avec mon poing. Tu sais que je vais te faire super mal quand je vais
te fster jusqu'au coude? Tu veux essayer?296
Dans ce passage, un second privilège masculin - celui de la pénétration anale suggérée sous
forme de menace de par l'allusion à l'acte sexuel sadomasochiste qu'est le fst fucking - vient
parfaire la désintégration du système sexe/genre. Autrement dit, la Hyène poursuit le
brouillage de genre déjà existant dans Baise-moi en jouant sur une hybridité non seulement
du langage mais aussi sexuelle. Alors que dans Baise-moi, Manu proposait à Nadine de « se
faire pousser les couilles »297 comme une femme se laisserait pousser les cheveux, l'expression
venant fnalement confrmer le système binaire dans lequel les deux femmes sont
enfermées, l'ambiguïté sexuelle, même si elle est suggérée par le prénom mixte de Manu
dans Baise-moi, atteint dans Apocalypse bébé un paroxysme exprimé entre autres dans le
rapport anthropomorphique de la lesbienne à l'animal du même nom :
La femelle est toujours plus grande et plus forte que les mâles, à cause d'un apport en
testostérone surélevé chez celle-ci, mais on n'en connait pas la raison. Les femelles ont
295 JAGODZINSKI, Sarah : art. cit.
296 DESPENTES, Virginie: Apocalypse bébé. op. cit. p. 133.
297 Ibid. p. 197.
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un clitoris très développé ressemblant à un pénis. Cette particularité anatomique et
l'organisation matriarcale des hyènes sont déterminantes d'un confit sexuel dont les
femelles sortiraient gagnantes.298
Outre le fait que les lesbiennes de l'auteure sont plus fortes que les hommes, la Hyène,
décrite par Lucie comme ayant une « force phénoménale »299, joue sur une ambiguïté qui
repose sur une hybridation des identités sexuelles masculine et féminine :
- C'est vrai que c'est Kromag qui t'a appelée la Hyène?
- Non, je m'appelais déjà comme ça quand j'ai commencé à taffer. C'est parce que j'ai
un énorme clit.300
On retrouve certes cette même image dans Baise-moi à travers la musique punk qui jaillit
des écouteurs de Nadine « Her clit was so big, she didn't need no ball »301 ou à nouveau la
description de l'organe sexuel de la femme qu'est le clitoris est évoqué en termes de taille.
Bien que ces allusions à la taille démesurée du clitoris me semblent aussi pouvoir être
comprises comme une critique ironique implicite à l'égard des hommes et de l'obsession que
ces derniers entretiennent avec la taille de leur pénis, la Hyène dans Apocalypse bébé tout
comme Nadine et Manu dans Baise-moi se transforment en véritables androgynes,
incarnations de la désintégration du corps genré et, ainsi, de la hiérarchie constitutive de la
société. En ce sens, la lesbienne se fait fgure de l'entre-deux : femme-vampire mi-vivante
mi-morte, femme mi-humaine mi-animale, et fnalement fgure hybride mi-femme mihomme. Ainsi, qu'elles soient hétérosexuelles ou homosexuelles, blanches ou beurs, issues
d'un milieu aisé ou défavorisé, les lesbiennes de Virginie Despentes se plaisent à réduire à
néant les codes de genre. Mais, tandis que ses lesbiennes hétérosexuelles inscrivent leur
combat dans une inversion des codes de la masculinité et de la féminité, ses lesbiennes
homosexuelles et bisexuelles, elles, plutôt que de choisir la confrontation, préfèrent une
véritable confusion de genre et d'identité pour proposer une véritable alternative politicosociale.
298 Article sur les hyènes, cité dans http://fr.wikipedia.org/wiki/Hyaenidae (dernièrement consulté le 18
septembre 2013).
299 DESPENTES, Virginie: Apocalypse bébé. op. cit. p. 132.
300 DESPENTES, Virginie: Apocalypse bébé. op. cit. p. 122.
301 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. 134.
- 71 -
III.A.2. La liberté retrouvée du sujet lesbien
Aussi, si dans la deuxième partie de ce travail, je me suis attachée à démontrer dans quelle
mesure les lesbiennes despentiennes tentent de redéfnir la sexualité féminine en
s'émancipant du sexe de l'homme et de la pénétration, les lesbiennes homosexuelles
d'Apocalypse bébé mais surtout le personnage de Lucie, à travers sa relation à Zoska, ouvrent
une troisième voie - encore plus personnelle - de compréhension du lesbianisme.
Contrairement aux lesbiennes hétérosexuelles, la position de Lucie est beaucoup moins
radicale et s'inscrit dans une métamorphose progressive, graduelle qui ne s'exprime plus en
termes de violence. Si la description des flles par Lucie n'est pas sans rappeler de nouveau
le cliché lié au comportement des hommes dans le milieu du sport, et plus particulièrement
dans les vestiaires après le match, son attitude, proche du voyeurisme d'ailleurs comme le
suggère la focalisation interne des scènes d'orgies sexuelles, met en avant la transformation
sexo-identitaire de ce personnnage qui, du dégoût au trouble puis à la curiosité, fnit par
éprouver un certain désir envers ses congénères féminines :
- J'ai pas l'habitude des partouzes. Et je t'arrête tout de suite: qu'elles soient gouines
ou polygenrées, c'est pareil, c'est pas mon truc. J'étais un peu mal à l'aise, oui.
[…]302
Les flles ne sont pas gênées, entre elles, de ce qui s'est passé la veille. Elles se
congratulent, se tapent dans le dos, s'embrassent dans le cou, se prennent par l'épaule.
[…] Finalement, je regrette de m'être éclipsée aussi tôt, j'aimerais bien savoir ce
qu'elles ont fait ensuite. […]303
Elle [Zoska] me fxe un moment, avec intensité, sans sourire, reporte son attention
sur la petite blonde en face d'elle. Je me souviens d'elle, la veille, penchée sur un bras
sur lequel elle dessinait des traits au scalpel. Une morsure de peur, dans mon ventre,
se mêle à un désir brutal.304
Le regard échangé dans cette scène entre Lucie et Zoska est annonciateur du basculement
sexuel de Lucie. Il est d'ailleurs renforcé par le caractère grave et profond sous-entendu
par le fait que les deux femmes se regardent sans se sourire, motif déjà présent chez Manu
et Nadine dans Baise-moi, et qui, entre ces deux personnages d'Apocalypse bébé, s'annonce
comme le prélude à une remise en question identitaire de Lucie laquelle, comme le montre
la citation suivante, passe par un retour sur soi-même exprimé ici par un effet de miroir
302 DESPENTES, Virginie: Apocalypse bébé. op. cit. p. 223
303 Ibid. p. 228 - 229
304 Ibid p. 233.
- 72 -
transparaissant au demeurant dans la structure binaire des phrases, une binarité qui repose
sur l'alternance Je/Elle et qui suggère une fuidité, une complémentarité, une harmonie
entre ces deux corps. Celle-ci est exprimée ici par l'adverbe en boucle et va jusqu'à se
confondre totalement dans la désintégration non seulement de la notion de limites, mais
aussi dans celle de fn :
Je suis attentive à son dos, son corps contre le mien. Pouvoir glisser mes mains contre
son ventre en prétendant avoir peur de tomber sufft à mon bonheur. […] Je me dis
que c'est bon comme d'avoir quatorze ans. Mais c'est faux. Jamais ça n'a été doux
comme ça, avoir quatorze ans. Au contraire, c'était dur et aride, c'était le pire moment
de ma vie. Je n'ai jamais été une petite princesse. […] On a baisé jusqu'à ce que
l'aube la fasse rouler sur le côté, fermer les yeux et me laisser ne pas dormir. C'était
réfexif: je la touche, et je sens dans mon corps ce que je lui fais; elle porte la main sur
moi et c'est dans ma propre peau que je sens la sienne quand je la touche, les limites
sont foutées, nos épidermes sont en boucles. […] Un tempo différent de celui que je
connaissais, qui n'a pas de fn, se déroule sur une rythmique différente. 305
Dans ce passage, c'est une véritable fusion du corps des femmes, exprimé par la réfexivité,
qui se manifeste. Au contact de l'Autre qu'est Zoska, Lucie inscrit alors le lesbianisme dans
une redécouverte de son propre corps. L'expérience homosexuelle, décrite en termes de
sérénité, de bien-être comme le souligne l'adjectif doux redéfnit la notion de plaisir féminin
lequel est, dans un rapport hétérosexuel, décrit en des termes beaucoup plus mécaniques:
les adjectifs dur et aride renvoyant à un acte sexuel rigide, autoritaire, dépersonnalisant
même. Le fait que Lucie compare sa nuit passée avec Zoska à ses quatorze ans, à
l'adolescence donc - période de découverte du corps, phase des changements corporels et
des premières expériences sexuelles et période aussi ou l'on fait comme les autres pour
rentrer dans la norme - sert ici à renforcer l'idée selon laquelle l'acte hétérosexuel, présenté
pour la femme comme étant l'étreinte parfaite, le coït absolu, participe d'une imposture. En
d'autres termes, l'expérience homosexuelle est présentée comme la posssibilité de dépasser,
de s'émanciper du caractère soi-disant naturel de l'hétérosexualité. C'est d'ailleurs l'avis de
la Hyène qui se plait, par l'ironie, à comparer l'hétérosexualité à la captivité lors d'une
conversation avec Lucie ou celle-ci lui admet avoir vécu sa première expérience
homosexuelle.
305 DESPENTES, Virginie: Apocalypse bébé. op. cit. p. 294 et 296.
- 73 -
[C]rois-moi, tu es en train de vivre le plus beau moment de ta vie: l'hétérosexualité,
c'est aussi naturel que l'enclos électrique dans lequel on parque les vaches. A partir de
maintenant, ma grande, bienvenue dans les grands espaces.306
En ce sens, Lucie est un personnage queer crucial dans l'œuvre de Virginie Depentes : c'est
elle, en effet, qui dépasse, qui brise littéralement la binarité des catégories
hétérosexuelité/homosexualité. Certes, le lesbianisme est l'expression, pour reprendre les
termes de Marie-Hélène Bourcier, d'« une contre production de plaisir [...] qui vise à se défaire du
sexe comme technologie de domination hétérosociale » 307 mais tout comme l'hybridité,
l'androgynité physico-sexuelle de la Hyène tout comme de Fatima d'ailleurs, la bisexualité
de Lucie participe d'un transcendement des catégories censé illustrer l'hétérogénéité et la
fuidité de l'identité. En jouant sur un brouillage à multiples niveaux des codes de genre, la
sexualité féminine, tout comme masculine d'ailleurs puisque les hommes sont aussi présents
dans les scènes d'orgies d'Apocalypse bébé, s'ouvre, se libère, devient mouvante. Elle n'est
plus confnée à une dynamique binaire dont le but ultime et sous-jacent serait la
reproduction mais devient la manifestation d'une interprétation nouvelle des désirs et
plaisirs et d'un mélange de genres qui repose sur l'idée que l'individu ne peut se concevoir,
se penser en termes de catégorie mais en terme de processus, un processus actif, poreux,
ouvert qui repose sur le changement, le mouvement, la transformation perpétuelle.
Aussi, si tout au long de leur périple meurtrier, Nadine et Manu sèment la terreur, il n'en
reste pas moins que l'entreprise queer des deux (anti-)héroïnes de Baise-moi, comme
d'ailleurs de Valentine dans Apocalypse bébé, mène à une impasse. En fait, dans Baise-moi
comme dans Apocalypse bébé, le combat mené par les lesbiennes hétérosexuelles que sont
Nadine, Manu et Valentine est un double échec : d'un côté la mort/l'arrestation des
révoltées, de l'autre côté le renforcement notoire du pouvoir dominant. Alors que Manu se
fait tuer au cours d'un braquage - une mort d'ailleurs évoquée de manière prémonitoire à
travers la position que celle-ci adopte pendant son sommeil, Nadine l'observant « étendue sur
le lit, les bras en croix »308 ce qui rappelle certes la femme-vampire mais aussi la vision funeste
d'un corps - Nadine se fait arrêter par la police et Valentine, en faisant exploser le Palais
Royal, met en branle un système supra-national et ultra-repressif de surveillance qui n'est
pas sans rappeler le programme de surveillance électronique américain PRISM mis en
place sous l'ère de Geroges W. Bush après les attentats du 11 septembre 2001 et qui a
306 Ibid. p. 300.
307 BOURCIER, Marie-Hélène: op. cit. p. 69.
308 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. 134.
- 74 -
récemment été révélé par Edward Snowden 309 :
On allait se rendre compte qu'internet n'est pas si diffcle que ça à contrôler,
fnalement, pour peu que les gouvernements soient motivés. Et sur le cas de Valentine,
ils allaient tous tomber d'accord, de la Pologne à la Chine en passant par la Syrie,
l'Egypte ou Israël : ça ne servait à rien de laisser cette gamine déclamer ses saletés sur
le web. Peur de la contagion ? Possible. […] Tous les États du monde s'étaient dotés
d'un arsenal législatif qui convenait parfaitement à la situation. Même le Venezuela
avait suivi le mouvement.310
Certes, ces lesbiennes par leur guerre ouverte envers la société tentent de détruire l'ordre
binaire et oppressant hommes/femmes, hétérosexuel.le/homosexuel.le, riche/pauvre,
blanc/beur, sur lequel la société repose, mais leur révolte queer connait ses limites
puisqu'elles ne font fnalement que renverser le rapport de domination sans proposer
véritablement d'alternatives pour dépasser un système sociétal dualiste et essentialiste. Bien
sûr, cette véritable explosion de la chair, du corps de Valentine peut se lire comme
l'éclatement du corps hétérosexuel par excellence, néanmoins sa résonnance est limitée
dans la mesure ou, tout comme chez Nadine et Manu, leur révolte s'inscrit surtout dans
une revanche sociale qui ne repose en fait que sur la fameuse loi du talion. A l'instar de la
devise Œil pour œil, dent pour dent ces lesbiennes ne font en fait que reproduire avec les
hommes ce que ces derniers leur font subir depuis des siècles. Aussi, les lesbiennes
hétérosexuelles œuvrent dans une dynamique queer mais une dynamique queer restreinte
puisque leurs actions meurtrières/terroristes tout en voulant servir la cause féminine
s'enlisent dans une binarité qui leur est, à elles aussi, fatale. Ici, l'analyse narratologique des
deux romans de Virginie Despentes vient elle aussi, me semble-t-il, appuyer ce constat.
Dans Baise-moi le récit principalement hétérodiégétique suggère une mise à distance de la
radicalité des actions de Nadine et Manu : le lectorat - même féminin - ne peut que
diffcilement éprouver de l'empathie envers la radicalité sanglante des deux femmes,
d'autant plus que les deux comparses sont incapables de mettre des mots sur leur combat :
- Putain, on a pas le sens de la formule, on a pas la bonne réplique au bon moment.
- On a eu les bons gestes, c'est déjà un début.
309 http://fr.wikipedia.org/wiki/PRISM_(programme_de_surveillance) (dernièrement consulté le 11 octobre
2013)
310 DESPENTES, Virginie: Apocalypse bébé. op. cit. p. 362.
- 75 -
- Ouais, mais maintenant que c'est mon tour de piste je préfèrerais soigner ça. [...]
Merde, on est en plein dans le crucial, faudrait que les dialogues soient à la hauteur.
Moi, tu vois, je crois pas au fond sans la forme.311
À la recherche de la bonne réplique, Nadine et Manu dénoncent certes à nouveau le fait
que les dialogues habituellement réservés aux femmes ne conviennent aucunement à leur
situation pour le moins extra-ordinaire, mais constatent fnalement surtout leur incapacité à
expliquer la raison de leurs actions. Contrairement à Baise-moi, le récit autodiégétique qui
caractérise Apocalypse bébé permet au lectorat de suivre de près, d'être au cœur même de
l'enquête de Lucie et de la Hyène, une enquête qui devient quête pour Lucie à travers sa
évolution identitaire et auquel le lectorat assiste pour ainsi dire de l'intérieur, ce choix
narratologique pouvant ici se comprendre comme une stratégie d'identifcation sexopolitico-sociale du lectorat au personnage principal.
Au fnal, les corps des lesbiennes hétérosexuelles dans Baise-moi et Apocalypse bébé se font à,
proprement parler, desintégrer : Manu est pratiquement décapitée par le coup de revolver
qu'elle reçoit en plein cou, Valentine est réduite à néant sous l'effet de l'explosion de sa
bombe et le corps de Nadine, arrêtée par la police, va, en prison, être littéralement isolé.
Même le destin de Fatima semble être scellé d'avance : les diamants qu'elle et son frère ont
obtenu de Nadine ne changeront rien à leurs conditions de vie comme ses pensées – au
discours indirect libre - le suggèrent :
Elle va partir avec son frère, avec l'argent des diams. Elle sait qu'on les rattrapera.
Même pas forcément la loi, mais sa logique à elle. Elle crèvera comme une chienne,
elle peut se démener comme une furie, elle crèvera comme une chienne. Parce qu'elle a
ça dans le sang, elle est taillée pour la misère. Sa gueule dans son propre sang et
chaque histoire fnira mal.312
Autrement dit, la guerre ouverte des femmes/lesbiennes hétérosexuelles est une guerre
perdue d'avance. La symploque elle crèvera comme une chienne - le qualifcatif chienne qui est
aussi le titre d'un autre roman de Virginie Despentes Les chiennes savantes, allusion à la
célèbre pièce Les femmes savantes de Molière - renforce, insiste même sur ce combat perdu
d'avance, le destin de ces femmes étant scellé dès leur naissance.
Parallèlement à ces (anti-)héroïnes hétérosexuelles, la structure ouverte de la fn
311 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. 121.
312 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. 245.
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d'Apocalypse bébé suggère d'autres possibilités d'interprétation quant au devenir du sujet
lesbien. L'attentat suicide du Palais Royal semble au premier abord dessiner un avenir très
incertain pour les lesbiennes, un retour même dans le hors champ. De la Hyène, Lucie n'a
plus entendu parler depuis que Valentine est retournée chez son père et la multiplicité des
informations qu'elle fnit par obtenir de Zoska tend à instaurer le fou, à faire se réveiller
l'idée de la lesbienne créature mythique, stratagème entretenu par la répression organisée
des États pour contraindre leurs ennemis au silence :
Elle [Zoska] me rapporte les échos du dehors. Ce qu'elle entend dire, ce qu'elle trouve
sur internet. Selon les contes et les régions, la Hyène est au Chiapas, elle est à Gaza,
elle est en prison en Ukraine, elle est morte à Chicago, elle travaille à Saint-Jean-deLuz. On raconte même qu'on l'a vue dans un couvent, au Mexique. 313
Même Lucie, suite à l'attentat, est amenée à s'enfuir, à s'évanouir dans la nature telle une
fugitive, à franchir les frontières de la clandestinité pour ne pas se faire arrêter. Rejointe
par Zoska, elle se fait totalement relooker par son amie pour brouiller les éventuelles pistes
qui permettraient de la découvrir. Or, cette disparition de la Hyène ainsi que le retour à la
nature de Lucie peuvent, dans une perspective queer, être lus comme l'idée d'une
désintégration, d'une diffusion physique du corps genré. Autrement dit, à travers ses
lesbiennes bi- et homosexuelles, Virginie Despentes montre que le corps, avec lui la
sexualié et de ce fait l'identité d'un individu, ne peuvent être considérés comme des
catégories fgées et inébranlables. Au contraire, leur diffusion suggère qu'il s'agit de
concepts en perpétuel mouvement, libres de toutes attaches :
J'ai [Lucie] perdu mon identité. Tout ce que j'étais, avant, et que je tenais pour pas
grand-chose. Je me suis diffusée dans l'espace. 314 […] Je n'ai plus peur qu'on me
reconnaisse: moi-même, quand je me vois dans une glace, je n'ai plus l'impression
d'être moi. Mon expression s'est transformée.315
Aussi, à la manière du phœnix, cet oiseau mythologique qui renait de ses cendres, ce qui
est pour Lucie vécu tout d'abord comme une perte d'identité - identité corporelle, physique
mais aussi identité sexuelle - est alors la possibilité d'une libération ultime, d'une véritable
313 DESPENTES, Virginie: Apocalypse bébé. op. cit. p. 375.
314 Ibid. p. 373.
315 Ibid. p. 375.
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renaissance. En se diffusant, corps et sujet lesbien sortent alors de « l'espace duel [pour aller]
vers le monde des multiples possibles »316. En cela, la lesbienne et par là même le lesbianisme
sont l'incarnation et l'expression d'une invitation à la liberté individuelle. La vérité, loin
d'être celle à laquelle l'on voudrait absolument nous faire croire, dans laquelle l'on cherche à
nous cloisonner, à nous catégoriser, n'existe pas. Au fnal, c'est à chacun de choisir la voie
qui lui convient, de choisir sa propre vérité :
Comme moi, elle a choisi de se raconter une histoire à laquelle elle peut croire, parce
qu'elle ne connaitra jamais la vérité. […] La vérité, je ne la connaitrai jamais.317
316 JAGODZINSKI, Sarah : Le corps lesbien de Monique Wittig. Dans : http://www.ecritures-modernite.eu/wpcontent/uploads/2012/03/SarahWittig.pdf (dernièrement consulté le 12 octobre 2013)
317 DESPENTES, Virginie: Apocalypse bébé. op. cit. p. 376.
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Conclusion
Virginie Despentes est certainement l'une des écrivaines contemporaines les plus récriées
de la scène littéraire française de ces vingt dernières années. C'est tout du moins le scandale
déclenché par l'adaptation cinématographique de son livre Baise-moi (1993) qui a contribué
à lui faire cette réputation sulfureuse. Avec la publication en 2010 d'Apocalypse bébé, on a pu
lire que l'auteure s'était « assagie »318 : son dernier opus est certes moins violent, moins
virulent que son tout premier mais le propos reste principalement le même. Il est même
d'autant plus actuel que la société française est fnalement bien conservatrice lorsqu'il est
question des rapports entre les sexes, entre les classes/milieux sociaux et entre les
races/origines, comme le récent débat plus que houleux à propos du mariage pour tous
ainsi d'ailleurs que les débats autour de la fameuse identité nationale de l'ère Sarkozy l'ont
démontré.
La lesbienne est un personnage récurrent dans l'œuvre de Virginie Despentes mais sur
laquelle peu a encore été écrit. Comme Marie-Hélène Bourcier le souligne, les
(anti-)héroïnes de Despentes, parce qu'elles sont loin de correspondre à l'éternel féminin
du fait notamment de leur violence à l'égard entre autres de la gent masculine, ont souvent
été considérées comme des lesbiennes, des femmes donc qui haïssent les hommes319. Or, il
me semble que s'intéresser à la lesbienne, c'est tenter de cerner l'écriture de Virginie
Despentes sous un autre jour. Aussi, dans ce travail, j'ai tenté d'aborder toute la complexité
liée à la défnition de ce personnage récurrent en mettant en avant son potentiel queer et par
là même celui de l'écriture de Virginie Despentes.
En prenant alors en compte les critères essentiels de la théorie Queer que sont le sexe, le
milieu et la race, j'ai montré que les (anti-)héroïnes de Virginie Despentes sont que(e)r au
sens ou elles sont en travers de la société : invisibles, elles vivent pour la plupart dans des
conditions misérables et ne connaissent aucune reconnaissance. La multiplicité et la
brutalité des formes de révoltes qui caractérisent les actions de Manu, Nadine, Fatima,
Valentine, la Hyène et Lucie font de ces (anti-)héroïnes des lesbiennes qui, opprimées,
tentent alors de faire barrage à la conception essentialisante qui défnit la femme comme le
sexe faible, l'homme comme le sexe fort. Dans une perspective historique, les (anti-)héroïnes
318 ARTUS, Hubert: « Apocalypse bébé » de Virginie Despentes prix Renaudot 2010. Dans: Le nouvel
Observateur/Cabinet de lecture. 08.11.2010. URL: http://blogs.rue89.com/cabinet-de-lecture/2010/09/19/avecapocalypse-bebe-virginie-despentes-sassagit-167316 (dernièrement consulté le 18 octobre 2013)
319 la presse française, citée par BOURCIER, Marie-Hélène: Queer Zones. Politique des identités sexuelles et des
savoirs. Paris: Editions Amsterdam 2006. p. 14.
- 79 -
sont donc des lesbiennes, des femmes qui se dressent contre les prescriptions et les
exigences liées à leur sexe, lesquelles ont été mises en place et institutionnalisées par et
pour les hommes dès la fn du XVIème siècle afn d'assurer leur suprématie. Ainsi, la
rébellion de ces femmes est principalement dirigée contre la société bourgeoise masculinohétérocentrique. Les lesbiennes de Despentes, tout en dénonçant les privilèges de la classe
supérieure qui passe toujours « au travers »320, qui réussit toujours à se tirer de toutes les
situations, sortent alors les opprimées du hors champ, de l'invisibilité dans laquelle on essaie
par tous les moyens de les y maintenir car elles ne correspondent pas à l'image de la vraie
femme.
L'auteure renverse sexuellement l'ordre sociétal hautement normé. Elle inverse les divers
rapports
de
force
hommes/femmes,
hétérosexualité/homosexualité,
blanc/beur,
riche/pauvre, annulant alors la puissance masculine en faisant des lesbiennes les in(ve-)stigatrices de leurs propres histoires. En jouant sur la conception médicale du gender
inversion, Despentes, de par la polyphonie des voix qui caractérise ses romans, passe alors
au crible les discours sur les stéréotypes associés aux imaginaires des populations du hors
champ, des femmes aux homosexuel.les en passant par les personnages racialisés. De la
folie aux conduites sexuelles déviantes/queer en passant par la maladie contagieuse, elle
dévoile alors l'entreprise historique de normalisation des individus et l'instauration de vérités
reposant notamment sur le système hétérosexuel et matrimonial bourgeois.
La violence physique, langagière et sexuelle qui caractérise ses lesbiennes crée alors un
brouillage des codes de genre qui aboutit au transcendement des conceptions ultra-genrées
de la masculinité et de la féminité ainsi qu'à une critique du féminisme bourgeois qui
participe par son discours victimisant à faire le jeu de l'essentialisme et de la domination
masculine. Autrement dit, les lesbiennes font exploser le cadre ontologique des
représentations sexuelles et identitaires. Le discours post-porn de Despentes que celle-ci met
en avant en détournant, en se réappropriant, en redéfnissant même les codes de
l'entreprise cinématographique et notamment ceux de l'industrie pornographique, prône
l'autonomie sexuelle des femmes : le sujet lesbien s'émancipe du regard masculin, la
lesbienne en multipliant les postures sexuelles libère le corps hisoriquement reproductif et
maternel de la femme, allant même jusqu'à faire littéralement exploser la suprématie de la
pénétration comme le véritable et unique rapport sexuel. Mais la violence de ses lesbiennes en
se constituant en écho à celle des hommes ne peut porter ses fruits. Elle ne mène en effet
320 DESPENTES, Virginie: Baise-moi. op. cit. p. 224.
- 80 -
qu'à la destruction, elle ne propose pas d'alternative politiquement et socialement
envisageable mais fnit non seulement par être fatale aux femmes elles-mêmes mais aussi et
surtout à renforcer les structures du système dominant, à restreindre fnalement les libertés
individuelles en intensifant les mesures de contrôle.
Il n'empêche : les lesbiennes, tout au long de leur (en-)quête, ne cessent de jouer la carte de
l'original(-ité), la culture butch/fem mettant alors en évidence la performativité, la
fctionnalité et au fnal l'imposture et la rigidité du système sexe/genre. L'approche
subversivo-parodique du lesbianisme lève le voile sur tous les subterfuges de la société
hétérocentrée : la technologie de genre qui, selon Teresa de Lauretis, assomme les individus
de propogande sexo-identitaire, l'idée du corps naturel de la femme versus le corps
technique/technologique de l'homme, l'hétérosexualité comme système socio-culturel originel.
Le lesbianisme pense non seulement le rapport sexuel en termes de libération et, au-delà,
met surtout en évidence le fait que l'identité d'un individu n'est pas défnitive et ne peut se
résumer au sexe biologique. Au contraire, elle est mouvante, en transformation constante,
ouverte. En ce sens, le lesbianisme libère le corps et le sujet lesbien des dictats austères de
la société. Il est ainsi une quête profonde du Soi mais aussi une métaphore politico-sociale
qui tente de repenser le rapport à l'Autre en s'ouvrant à la multiplicité des individus.
A la lumière de cette réfexion, il est évident que les lesbiennes de Virginie Despentes
illustrent parfaitement sa pensée queer. En mettant en lumière les antagonismes qui
gangrènent la société française, elles inscrivent leur combat dans une lutte émancipatoire :
il s'agit de faire tomber ce système de castes tant sexuel, que social et racial et de plaider
pour une société plus tolérante, plus ouverte envers l'Autre et envers soi-même, quelle que
soit l'orientation sexuelle, l'origine sociale et/ou culturelle. L'écriture de Virginie Despentes
est une écriture militante, le lesbianisme, contrairement à tout ce qu'on pu dire et écrire ses
détracteurs, est une critique virulente d'un système sociétal suranné : il s'agit de repenser
de manière fondamentale et intégrative la société française en prenant en compte la
diversité dans toute l'ampleur des individus qui la compose.
- 81 -
Zusammenfassung in deutscher Sprache
Virginie Despentes ist sicherlich eine der wohl umstrittensten Autorinnen der
französischen zeitgenössischen Literaturszene. Im Jahre 2000 machte sich die
Schriftstellerin einen Namen mit der Verflmung ihres Debütromans Baise-moi, bei der sie
gemeinsam mit Coralie Trinh Thi Regie führte. Aufgrund der Abwechslung von grausamen
Gewalt- und schonungslosen Sexszenen löste der Film, dessen Hauptfguren noch dazu
von zwei Pornodarstellerinnen gespielt wurden, im ganzen Land einen Skandal aus 321: Die
ProtagonistInnen von Baise-moi seien keine Frauen, sondern männerhassende Lesben, so
die Meinung der damaligen - allerdings zum Großteil männlichen - FilmkritikerInnen und
JournalistenInnen322. Despentes selbst führte den durch Film und Buch ausgelösten
Skandal hauptsächlich auf ihr weibliches Geschlecht zurück323: Was die KritikerInnen störe,
sei vor allem der Aspekt, dass Frauen, welche im Allgemeinen als sanfte, passive und
liebliche Wesen gelten und immer wieder auch als solche medial inszeniert werden, in ihren
Darstellungen subversive Frauenbilder ans Tageslicht brachten. Seit der Veröffentlichung
ihres Debütromans beim damals kleinen Verlag Florent Massot sind mittlerweile zwanzig
Jahre
vergangen.
Nichtsdestotrotz
ist
Despentes
immer
noch
eine
äußerst
gesellschaftskritische und scharfsinnige Autorin, wie sie es zum wiederholten Male mit
ihrem 2010 erschienenen Roman Apocalypse bébé bewiesen hat, für den sie auch den
Renaudot Preis erhielt. In diesem Roman greift die Autorin erneut eine bereits in ihrem
Erstlingswerk behandelte Thematik auf: Vor dem Hintergrund des an Ridley Scotts
Verflmung Thelma and Louise (1991) erinnernden kinematographischen Road-MovieMotivs ziehen Nadine und Manu, hin und wieder von Fatima begleitet, in Baise-moi gegen
die männlich-heterozentrische Gesellschaft zu Felde, während in Apocalypse bébé eine Lesbe
namens „Die Hyäne“ der eher amateurhaften Detektivin Lucie bei ihrer Suche nach der
von zuhause gefüchteten Valentine helfend zur Seite steht.
In beiden Romanen rücken die Frauen in den Vordergrund. Während Frauen
traditionellerweise als Opfer von Männern dargestellt werden, werden sie bei Virginie
Despentes zu Anführerinnen eines sozial-politischen Geschlechter-, Klassen- und
321 MATHIEU, Lilian: L'Art menacé par le droit? Retour sur l'« affaire Baise-moi ». In: Mouvements 2003/4
(n°29) URL: http://www.cairn.info/revue-mouvements-2003-4-page-60.htm. (zuletzt am 29. Juli 2013
aufgerufen)
322 die französischen Filmkritiker, zitiert nach BOURCIER, Marie-Hélène: Queer Zones. Politique des identités
sexuelles et des savoirs. Paris: Editions Amsterdam 2006. S. 14.
323 DESPENTES, Virginie: King Kong théorie. Paris: Editions Grasset 2006. S. 116 - 117.
- 82 -
Rassenkampfes, welcher sich gegen eine historisch organisierte und gesellschaftlich dem
Anders-Sein gegenüber stigmatisierende und ausgrenzende Binarität richtet. Über
Despentes wurde zwar schon einiges geschrieben, aber nur selten, wenn überhaupt noch
nie, waren ihre lesbischen Figuren Gegenstand einer wissenschaftlich literarischen
Untersuchung. Dies verwundert umso mehr, da diese meines Erachtens sehr
aufschlussreiche Erkenntnisse bezüglich eines gesteigerten Verständnisses von Despentes
Werken liefern. In einem Land wie Frankreich, wo noch vor kurzer Zeit so vehement und
in z.T. äußerst homophober Manier über die Frage der gleichgeschlechtlichen Ehe und der
nationalen Identität sowohl auf den Strassen als auch in den politischen Reihen debattiert
wurde, erschien es mir umso aktueller und bedeutender, sich anhand Despentes' Romanen
und ausgehend von der Queer-Theorie mit der Frage der Andersartigkeit im Allgemeinen
und mit der Situation der Frauen im Speziellen zu beschäftigen.
Ursprünglich war das Adjektiv queer ein abwertender Begriff, welcher etwa bizarr,
verrückt oder abnormal bedeutete und besonders im Bezug auf die Homosexuellen als
Schimpfwort galt. Anfang der 80er-Jahre kam es jedoch unter anderem durch Teresa de
Lauretis zu einer politischen Umdeutung. Vor allem im anglo-amerikanischen Raum wurde
queer zum Inbegriff des Kampfes für die Rechte der Homo-, Bi- und Transsexuellen. Kurz
zusammengefasst beschäftigt sich die Queer-Theorie seit den 90ern vermehrt mit der Frage
der Herausbildung (hetero-)normativer Identitätsmodelle. Dabei geht es darum, diese mit
den Mitteln der Parodie und Subversion kritisch zu hinterfragen, um aufzuzeigen, dass
Identitäten nicht durch vorgeschriebene Gesetze fest defniert werden können. Im
Vergleich zu den Gender-Studies sind die Queer-Studies breiter angelegt, indem sie versuchen,
die Refexion über Alterität nicht nur auf das Hinterfragen des Sex/Gender-Systems 324 zu
beschränken, sondern darüber hinaus auch die Frage nach bestimmten Milieus und Rassen
wahrzunehmen bzw. in die Refexion mit einzubeziehen. Ausgehend von dieser Defnition
habe ich im Laufe dieser Arbeit versucht, das Queer-Potential des Lesbianismus' in Baisemoi und Apocalypse bébé zu untersuchen.
Virginie Despentes' (Anti-)Heldinnen werden aufgrund ihres professionellen Werdegangs,
ihrer Herkunft und Milieu und/oder ihrer sexuellen Orientierungen bzw. ihrer queeren - im
Sinne von abnormalen - sexuellen Vorlieben vom gesellschaftlichen Leben regelrecht
324 Gayle Rubin, zitiert nach BOURCIER, Marie-Hélène: Queer Zones. Politique des identités sexuelles et des
savoirs. S. 160.
- 83 -
ausgeschlossen. Sie befnden sich abseits der bzw. que(e)r zur Gesellschaft. Eine solche
Ausgrenzung wurde ab Ende des 16. und Anfang des 17. Jahrhunderts vor allem
ausgehend
von
einer
christlich-religiösen
Autorität
und
durch
ein
männlich-
heteronormiertes und normierendes System etabliert, welches es sich - gestützt durch die
sexuelle Differenztheorie - zum Ziel gemacht hatte, die soziale und somit auch politische
Rolle der Frau auf ihr biologisches Geschlecht zu beschränken. Während der Mann als
aktives, starkes und freies Wesen fungiert, wird die Frau auf ihre Fortpfanzungsfunktion
und Mutterrolle reduziert. Nach Foucault wird der Sex zum Instrument einer politischgesellschaftlichen Repression, deren Ziel es ist, die Hegemonie des Mannes zu sichern 325.
Deviante Verhaltensweisen bzw. sexuelle Praktiken sowohl von Frauen als auch von
Männern, weil sie nicht auf die Reproduktion und Sicherung der bürgerlichen Familie
nach dem Schema Mann/Frau/Kind abzielen, werden als abnorm/queer dargestellt und
führen zur sozio-politischen und ökonomischen Ausgrenzung wie die komplexe
mehrstimmige Romanstruktur von Apocalypse bébé es verdeutlicht. Aus dieser historischen
Perspektive heraus betrachtet werden Despentes' (Anti-)Heldinnen als gouines/Lesben
bezeichnet, da sie diesem ontologischen Frauenbild nicht entsprechen. Weil sich
Despentes' Frauenfguren eben weigern, sich der historisch bedingten, religiösen,
politischen und ökonomischen Konstruktion der Geschlechterordnung zu unterwerfen,
verkörpern diese den Kampf für die Frauenemanzipation und verstehen sich somit als
Lesben, als Frauenfguren also, welche sich gegen die in Bezug auf Frauen
vorgeschriebenen gesellschaftlichen und sozialen Normen und Aufgaben wehren 326.
Adrienne Rich spricht an dieser Stelle von einem „lesbischen Kontinuum“327 gegen die im
Foucaultschen Sinne als „Wahrheit“328 konstruierte „compulsory heterosexuality“329.
Nach der Begriffsklärung zielt der zweite Teil der Arbeit auf Despentes' Umkehrung der
traditionellen Geschlechterrollen hin. Durch eine kritisch-subversive Darstellung des
325 KLINGER, Cornelia: Die Kategorie Geschlecht in der Dimension der Kultur. In: GRIESEBNER,
Andrea et Christina LUTTER [Hrsg.]: Geschlecht und Kultur. S. 3.
326 HOCHREITER, Susanne: Lesbische Identitäten und Literatur. In: http://www.viaregia.org/bibliothek/pdf/heft6869/hochreiter_lesbische.pdf. (zuletzt am 23. Juli 2013 aufgerufen) S. 2 - 3;
Das Manifest The Women Identifed Women von den Radicallesbians, zitiert nach LAMOUREUX, Diane:
Reno(r/m)mer « la » lesbienne ou quand les lesbiennes étaient féministes. In: Genre, sexualité & société [En
ligne], 1 | Printemps 2009. URL : http://gss.revues.org/635. (zuletzt am 03. August 2013 aufgerufen) S. 3.
327 RICH, Adrienne: Compulsory Heterosexuality and Lesbian Existence. In: Signs, Vol. 5, No.4, Women:
Sex and Sexuality 1980. URL: http://www.jstor.org/stable/3173834. (am 23. August zuletzt aufgerufen) S.
648.
328 FOUCAULT, Michel: Histoire de la sexualité I. La volonté de savoir. Paris: Éditions Gallimard 1976. S. 76.
329 RICH, Adrienne: Compulsory Heterosexuality and Lesbian Existence. In: Signs, Vol. 5, No.4, Women:
Sex and Sexuality 1980. URL: http://www.jstor.org/stable/3173834. (am 23. August zuletzt aufgerufen) . S.
632.
- 84 -
Sex/Gender-Systems wird eine queere Lektüre vorangetrieben, bei der sich die Autorin des
heterozentrischen Bilds der männerfeindlichen Lesbe/Femme fatale bedient, um
Frauenfguren zu schaffen, welche eine ordentliche „Genderverwirrung“ stiften. Dabei
münden die emanzipatorischen Bestrebungen in einem offenen, mehr oder weniger
gewalttätigen (und für manche Figuren sogar tödlichen) Kampf gegen die Gesellschaft.
Während manche ProtagonistInnen zu Serial- und Cop-Killerinnen (Manu, Nadine aber
auch Fatima in Baise-moi) bzw. Selbstmordattentäterinnen (Valentine in Apocalypse bébé)
werden, befnden sich andere (wie etwa Lucie oder die Hyäne) auf der Seite des Gesetzes,
obschon sie sich aus berufichen Gründen weiterhin abseits der Gesellschaft bewegen. Bei
Despentes werden die Geschlechterrollen regelrecht umgedreht: Die Täter werden zu
Opfer, die Opfer zu Täterinnen. Dies äußert sich vor allem darin, dass die Frauen in der
Öffentlichkeit Gebrauch von Gewalt machen - diese wird in der Tradition den Männern
zugesprochen - , welche in orgastischen Szenen mündet. Waffen werden als Penisse
inszeniert, Münder als sadistische, männerfressende Foltergeräte. Zur Vervollkommnung
ihrer subversiven Handlungen bedienen sich die Frauen der durchaus vulgär-obszönen
Rhetorik der Männer. Ihre zweideutigen Wortspiele führen zu einer „Hybridisierung der
Sprache“330, so dass Despentes' Lesben als Figuren einer Art Zwischenwelt fungieren,
welche sich durch eine Dekonstruktion der Freudschen und Lacanschen Ansätze über die
Frau als Mangelwesen von der traditionellen Ordnung der Geschlechter distanzieren.
Über die Analogie von Gewalt und Sex hinaus werden die durch männliche
Unterdrückung jahrzehntelangen geknebelten Frauenkörper im metaphorischen Sinne zu
Schutz- und Rebellionsinstrumenten einer noch stark stereotypisierten, wenn nicht sogar
frauenfeindlichen Konsumgesellschaft. Die Grenzen sowohl zwischen Innen und Außen als
auch zwischen Privatem und Öffentlichem werden porös, ja scheinen sogar gänzlich zu
verschwinden. Die Mechanisierung des weiblichen Körpers und die pikturale Inszenierung
der Kosmetika bzw. des Blutes tragen zu einem radikalen lesbo-feministischen und
antibürgerlichen Diskurs mit amerikanischem Einfuss bei, durch welchen sich die Frauen
von der traditionellen Opferrolle zu entfernen vermögen. An dieser Stelle bekommt das
Medium
Film,
welches
von
der
Autorin
als
phallokratisch-heterozentrisches
propagandistisches Mittel bezeichnet wird331, eine tragende Bedeutung. Die Lesben
330 PRECIADO, Beatriz: kontrasexuelles manifest. aus dem französischen von stephan geene, katja
diefenbach und tara herbst. b_books: berlin 2005. S. 156.
331 Das Interview kann unter folgendem Link aufgerufen werden: https://www.youtube.com/watch?
v=qG48ACv0GN0. (zuletzt am 29. August 2013)
- 85 -
Despentes' karikieren die pornografsche Filmindustrie, um ihre emanzipatorischen
Bestrebungen weiter fortzuführen. Der lineare, aber gehackter Stil von Baise-moi erinnert
stark an die oft platten Inszenierungen von Pornoflmen. Außerdem agieren die
ProtagonistInnen Manu und Nadine wie Pornodarstellerinnen. In Apocalypse bébé
hinterlässt Valentine unter dem Pseudonym „Little Girl“ eine Botschaft im Internet. Das
Einführen einer Bombe in ihre Vagina könnte hiermit als Parodie einer pornographischen
Filmsequenz interpretiert werden, weiterhin ähnelt diese Geste Valentines den
Handlungsweisen von
Terrororganisationen wie Al-Qaeda oder Aqmi. Somit bricht
Despentes aber mit der seit den Terroranschlägen vom 11. September 2001 wohl
bekannten Annahme, dass die Gefahr von Außen komme. Valentines Terroranschlag auf
das Palais Royal bzw. der entscheidende Einfuss von Sœur Elisabeth auf Valentine
verdeutlicht den religiösen Extremismus der katholisch-bürgerlichen Kirche, indem die
Explosion nicht von Außen sondern von Innen kommt. Weiters zeigt Despentes damit auf,
dass sich die Problematik des Terrorismus nicht alleine auf die arabischen Länder
reduzieren lässt. Der sogenannte „vaginal terrorism“332 kann an dieser Stelle zum Einen als
Befreiungsgeste der Frauenunterdrückung, zum Anderen als die radikale Verweigerung
der Penetration als Fortpfanzungssystem der bürgerlichen Gesellschaft verstanden
werden. Anders gesagt befreien Despentes' Lesben die Sexualität aus den Klauen des
gesellschaftlichen, heterozentrischen Modells. Mit dem „Hinübergleiten“ vom männlichen
zum weiblichen Blick wird die lesbische Sexualität zur einer kontra-sexuellen Form von
Sexualität, welche durch die Refexivität der Eigen- und Fremdkörper zu einem besseren
Verständnis des eigenen Ichs und des anderen führt. Des Weiteren kann die lesbische
Sexualität als sozial-politische Metapher betrachtet werden.
Während die Kosmetika und die sadomasochistischen Sexualpraktiken der Lesben zur
Trübung der traditionellen Gendercodes beitragen, indem sie die sogenannte „Natürlichkeit
des Körpers“333 in den Vordergrund stellen, dient die Butch/Femme Kultur der theatralischen
Parodie der Genderrollen. Im Butlerschen Sinne wird der Transvestismus sowohl in Baisemoi als auch in Apocalypse bébé als parodistische Verfremdungsstrategie eingesetzt, um durch
die z.T. übertriebene, wenn nicht sogar burleske Imitation der Genderrollen, die
performative Konstruiertheit der Identität
334
bzw. der Heterozentismus als Original offen
332 Stemberger, Martina: Troubles of Authority: New Media, Text & Terror in Virginie Despentes'Apocalypse
bébé. URL:http://web.fu-berlin.de/phin/phin64/p64t2.htm. (zuletzt am 18. August 2013 aufgerufen)
333 Stemberger, Martina:(Anti-)Éloge du maquillage oder Kosmetische Katastrophen: Baudelaire,
Despentes, Darrieusecq. Dans: Grenzgänge. Beiträge zu einer modernen Romanistik. 17/2010. Heft 33. S. 109.
334 Judith Butler, zitiert nach: KRASS, Andreas [Hrsg.]: Queer denken. Gegen die Ordnung der Sexualität (Queer
- 86 -
zu legen. Ergänzend dazu führt die sprachliche und auch sexuelle Hybridität mancher
Figuren zu einem regelrechten Bruch mit der Universalität des Männlichen. Sowohl die
fast „roboterhafte“ Darstellung Fatimas als auch der anthropomorphische Bezug der
Hyäne zum gleichnamigen Tier stellt die Androgynität der Lesbe bzw. der Identität dar.
Der Lesbianismus verkörpert in dieser Hinsicht besonders die Wandelbarkeit des
Identitätsbegriffs, welcher sich weder auf das Geschlecht noch auf das Milieu oder die
Herkunft reduzieren lässt. Despentes' Lesben zeigen die systematische und ausgrenzende
Binarität eines noch sehr konservativen und den Minderheiten gegenüber rassistischstereotypisierenden Diskurses in der französischen Gesellschaft auf. Allerdings scheitern
ihre heterosexuellen Lesben aufgrund ihrer Radikalität an ihrem Queer-Kampf. Ihr
Extremismus ist im doppelten Sinne fatal : er führt zum einen zu ihrem Tod, zum anderem
zu einer Verstärkung des staatlichen und supra-nationalen Sicherheitsystems. Gleichzeitig
aber wird der lesbische Körper bzw. das lesbische Subjekt durch Valentines
Terroranschlag von allen gesellschaftlichen Zwängen befreit. Auch wenn die ausgelöste
Apokalypse Chaos und Zerstörung mit sich bringt, so repräsentiert sie für die Lesben auch
eine Möglichkeit der Wiedergeburt und des Neubeginns.
In diesem Sinne hat die queere Lektüre des Lesbianismus in den zwei Romanen Virginie
Despentes
die
fundamentalen
und
historisch
konstruierten
Antagonismen
der
französischen Gesellschaft aufgedeckt. Despentes' lesbische (anti-)Heldinnen wehren sich
gegen ein sozial-politisches System, welches stets nach Normierungen strebt, die
Andersartigkeit als Gefahr betrachtet und somit seine Mitmenschen und BürgerInnen
ausgrenzt. Der Lesbianismus kann an dieser Stelle als queer betrachtet werden, da er dem
Begriff der Identität auf den Grund geht und dabei stets versucht, diese über die wohl
etablierten und äußerst diskriminierenden Kategorien zunichtezumachen. Weiters plädiert
Despentes aber ebenso gegen eine Radikalität, welche nur Chaos und Zerstörung
verursachen bzw. politisch eine kontra-produktive Dynamik mit sich bringen würde,
indem sie in Apocalypse bébé im Gegensatz zu Baise-moi mehr Raum für den Austausch
zulässt und dabei den Lesbianismus nicht mehr nur als Ausdruck eines emanzipatorischen
queeren Kampfes darstellt, sondern vielmehr als eine alternative Möglichkeit, um sich dem
anderen anzunähern und gestützt durch Refexivität einen neuen Weg zum eigenen Ich,
weit weg von den gesellschaftlichen lügnerischen Wahrheiten, einzuschlagen.
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Curriculum vitae
Emilie Sénéchal
Persönliche Angaben
Geburtsdatum
11. März 1984, in Longjumeau
Staatsangehörigkeit
Frankreich
Familienstand
in Lebensgemeinschaft, keine Kinder
Ausbildung
SoSe 2010 - WS 2013
Lehramtsstudium Französisch/Deutsch
Hauptuniversität Wien, Österreich
▪ Leistungsstipendien (2011 und 2012)
WS 2003 - SoSe 2007
Studium der Germanistik
Universität Paris III Sorbonne Nouvelle, Frankreich
▪ Aufenthalt in Tübingen als DAAD-Stipendiatin
▪ Aufenthalt in Wien als Erasmus-Studentin
Juli 2002
Baccalauréat général (Matura AHS)
Lycée Jean-Baptiste Corot, Savigny-sur-Orge, Frankreich
Berufserfahrung
Seit September 2013
Sondervertragslehrerin bzw. Sprachförderlehrerin
NMS Schäffergasse, Wien
Oktober 2012 / Mai 2013
Sprachassistentin in Französisch
BG Bachgasse, Mödling & BG und BRG Perchtoldsdorf
März 2012 / Juli 2012
Tutorium Literaturwissenschaft
Institut für Romanistik, Wien
Sprachassistentin in Französisch
BG und BRG Keimgasse, Mödling & HLA Baden
Okt. 2011 - Mai 2012
Jan. 2010 bis Heute
Freelancerin im Bereich Übersetzung
Okt. 2006 - Mai 2007
Sprachassistentin in Französisch
ehem. Wassermanngasse, Wien
Sept. 2002 - Jul. 2003
Au-Pair Mädchen
Göttingen, Deutschland
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Sprachen
Französisch
Muttersprache
Deutsch
fießend in Wort und Schrift
Englisch
gute Kenntnisse in Wort und Schrift
Russisch
Grundkenntnisse
Niederländisch
Grundkenntnisse
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