La mort de l`Amédé - Les Editions de la Musette
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La mort de l`Amédé - Les Editions de la Musette
La mort de l’Amédé L’Amédé c’était un vieux. Même un très vieux. Dans les années soixante l’Amédé il était berger, sans doute l’un des derniers de la commune. Comme vous le savez, Huraix était plutôt tourné vers la bête à cornes, et les moutons n’ont jamais fait bon ménage avec les vaches. Alors l’Amédé il n’avait jamais réussi à trouver de femme à marier, car les pères n’étaient pas très favorables à voir arriver des moutons dans leurs exploitations. Pourtant lui il aurait bien voulu, notamment parce qu’il adorait les enfants. Un jour où il pérégrinait dans les collines voisines, il avait entendu des petits cris, comme ceux d’un renardeau abandonné par sa mère. Intrigué, il était allé voir d’où ça venait, et il était tombé sur un nourrisson emmitouflé dans des couvertures, posé près d’un rocher à côté de la route qui mène à Fougax. Le premier regard entre eux avait scellé un pacte muet, mais fort comme une chaîne de bagnards. Même si l’Amédé il n’avait pas de femmes c’était plutôt un beau gars, alors il avait pas mal de copines. Pas forcément célibataires d’ailleurs. La plus accrochée, c’était Marie, la mère du Christian (la boucherie-épicerie-tabac-souvenirs-librairie). Faut dire qu’elle avait été collée avec un abruti de première : fainéant, soûlographe, violent, donc impuissant, et bête comme une poule faisane (il paraît que c’est vraiment con une poule faisane). Du coup, il a ramené le bébé chez lui et en a parlé à la Marie. Comme elle était enceinte du Christian, qu’on se demande encore si son crétin de mari était bien le père, et qu’elle produisait du lait comme une frisonne, elle donna son accord de ne rien dire à personne et de nourrir le petit. L’Amédé il lui donna le nom de François. C’était un beau petit gars qui poussait comme du chiendent et qui ne le quittait pas d’une semelle, mais dans le pays on a commencé à jaser. Tant et si bien que, comme toujours, c’est venu aux oreilles de la maréchaussée qui a débarqué un jour chez l’Amédé pour lui demander d’où venait le loupiot. Il leur a raconté son histoire avec le môme qui s’accrochait à sa jambe, un regard plein d’inquiétude tourné vers les pandores. Le brigadier de l’époque c’était le Robert. Pas d’une intelligence lumineuse, mais avec un cœur d’artichaut et père de six enfants. Le Robert il a regardé le petit, regardé l’Amédé, et il a dit : « Bon, on va faire une enquête, mais pour l’instant on te le laisse si tu promets de pas t’éloigner. Seulement si on lui trouve une famille, faudra que tu t’en sépares. C’est d’accord ? » L’amédé il a répondu qu’avec ses moutons il ne risquait pas d’aller bien loin, et qu’il était d’accord. Le temps a passé, et les gendarmes n’ont rien trouvé. Aussi le François il a atteint sa majorité sans quitter le vieux, et petit à petit tout le monde s’est aperçu que l’enfant ne semblait pas complètement « normal ». Même que certains disaient en rigolant qu’il était « mongol », mais pas devant lui parce que le François il mesurait pas loin de deux mètres et pesait dans les cent trente kilos tout en muscles à force de s’occuper à tondre les moutons. L’Amédé il avait compris assez vite que ce gosse qui ne parlait pas et n’arrivait pas à comprendre comment on laçait ses chaussures, n’était pas comme les autres. Du coup, il comprenait mieux aussi la raison de l’endroit où il l’avait trouvé. Mais tout ça, il s’en moquait : le petit semblait l’aimer et il lui rendait bien. La seule chose qui lui causait du souci, c’était de penser qu’après sa mort le garçon risquait de ne plus savoir comment s’en sortir. La vie a continué, mais un jour l’Amédé il est mort. Crise cardiaque a dit le médecin, son vieux cœur était usé par sa vie de travail avec les moutons. C’est arrivé un soir de grosses chaleurs. Les gens étaient sur la place de la Bâtie Neuve à prendre un peu le frais en buvant un coup quand ils on entendu comme un cri de bête blessée : un loup prit dans un piège ou un chien qui prend des coups de savates. Tout le monde s’est levé, et ils ont vu apparaître le François qui portait l’Amédé dans ses bras. Il s’est assis sur le banc à côté de la fontaine en pleurant toutes les larmes de sa grande carcasse. Même les plus cons n’ont pas osé ricaner. Ce n’est pas que les gens appréciaient le couple, le mouton ça reste quand l’ennemi même chez les descendants de maquignons, et le « débile » comme ils disaient entre eux n’avait jamais vraiment été aimé, mais sa douleur était tellement forte que certains se sont même mis à pleurer en le voyant. Le premier qui a essayé de l’approcher pour lui prendre le vieux a pris une mandale qui l’a propulsé sur le cul à plusieurs mètres. Là, le maire a dit : « Il vaudrait mieux prévenir les gendarmes ». Mais même avec les gendarmes le François il est resté têtu, et pas impressionné. Au bout de deux jours, ils ont fait venir le vétérinaire qui lui a envoyé une flèche anesthésiante dans le bras. Il a dit : « Avec ça on endort un taureau, alors pas de problèmes », mais le François il devait être plus robuste qu’un taureau parce qu’il lui en a fallu trois avant qu’il s’endorme, même le vétérinaire n’en revenait pas. Du coup, on a pu récupérer l’Amédé, et on a couché le François. On ne sait pas bien comment ça se réveille un taureau après l’anesthésie, mais le François ça ne lui a pas réussi. Il a pulvérisé tout ce qui se trouvait dans la chambre d’hôtel où on l’avait mis. Il paraît que la femme du Pierre (qui tient l’hôtel-bar-restaurant-crêperie-pizzeria-glacier) a demandé à son mari de le calmer, mais quand il l’a vu descendre l’escalier en tapant dans les murs il est parti sans demander son reste. Le François on ne l’a jamais revu dans le village. On pense qu’il est quelque part dans la montagne Ariégeoise avec ses moutons. Des chasseurs disent l’apercevoir de temps en temps, mais s’ils s’approchent de trop ils reçoivent des pierres, alors on le laisse avec son chagrin.