La mondialisation par le bas
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La mondialisation par le bas
Monsieur Alejandro Portes La mondialisation par le bas In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 129, septembre 1999. pp. 15-25. Citer ce document / Cite this document : Portes Alejandro. La mondialisation par le bas . In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 129, septembre 1999. pp. 15-25. doi : 10.3406/arss.1999.3300 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1999_num_129_1_3300 Resumen La globalización hacia abajo En este artículo se elabora el concepto de « comunidad transnacional». La investigación tradicional desconoce esta forma original y potencialmente poderosa de adaptación hacia abajo a la globalización del capital, también ignorada por los Estados. El surgimiento de comunidades sustentadas por las migraciones que se trasladan a uno y otro lado de las fronteras políticas, desarrollando relaciones y actividades sociales tanto en el país de origen como en el país receptor, tiene sus raíces en la propia lógica de la expansión capitalista. Las empresas transnacionales, que obtienen ganancias con los diferenciales de información y de precio entre países, alimentan el crecimiento acumulativo de redes y firmas en las que se asientan las comunidades transfronterizas de larga distancia, cuyos miembros viven una « doble vida » que se extiende entre dos sociedades nacionales. Este modo peculiar de adaptación de los inmigrantes es la consecuencia, por un lado, de la escasez de empleos industriales bien remunerados en los países avanzados y, por el otro, de la espectacular disminución de los costos de comunicación y de transporte de larga distancia. A largo plazo, es posible que la transnacionalización del trabajo, tal como se refleja en las comunidades transnacionales, frene el aumento de la desigualdad internacional de riqueza y poder. No obstante, a corto plazo, puede causar el efecto contrario, vale decir, profundizar las disparidades regionales y de clase en los países de emigración. Zusammenfassung Globalisierung von unten Der Artikel entwickelt das Konzept der « transnationalen Gemeinschaft » als einer originellen und potentiell wirkungsvollen Anpassung an die Mondialisierung des Kapitals von der Basis her, die bezeichnenderweise bisher von der herkömmlichen Forschung übersehen und von den betroffenen Staaten verkannt worden ist. Das Aufkommen neuer Bevölkerungsgruppen im Zuge von Wanderungsbewegungen über politische Grenzen hinweg, bei denen Beziehungen und soziale Aktivitäten simultan im Herkunfts- und im Gastland entfaltet werden, ist der Logik der kapitalistischen Ausweitung selbst inhärent. Die vom unterschiedlichen Informations- und Preisniveau in den verschiedenen Ländern profitierende, transnationale Untemehmerschaft bildet die Grundlage fur die kumulative Zunahme von Verbindungslinien und Firmen, in deren Umkreis grenzüberschreitende Gemeinschaften entstehen, deren Miglieder ein zwischen zwei nationalen Gesellschaften über große Entfernungen hinweg ausgespanntes Doppelleben führen. Dieser distinktive Anpassungsmodus durch Wanderung wird auf der einen Seite begünstigt durch die Abnahme gutbezahlter industrieller Arbeitsplätze in den fortgeschrittenen Ländern, andererseits durch die spektakuläre Kostenabnahme fur Kommunikation und den Fernverkehr. Auf lange Sicht dürfte die durch die transnationalen Bevölkerungen bekundete Transnationalisierung der Arbeit ein geeignetes Mittel sein, um das Wachstum der internationalen Ungleichheit von Macht und Reichtum zu verlangsamen. Kurzfristig dürfte sie jedoch die umgekehrte Wirkung hervorbringen und die regionalen und klassenrelevanten Unterschiede in den Auswanderungsländern weiter vertiefen. Abstract Globalization from below This article elaborates the concept of "transnational community" as an original and potentially potent response from below to the globalization of capital that is typically overlooked by conventional research on migration and misunderstood by governments. The emergence of migration-fed communities that sit astride political borders and deploy their social relations and activities simultaneously in the sending and receiving countries is rooted in the logic of capitalist expansion itself. Transnational entrepreneurship that takes advantage of price and information differentials between countries feeds the cumulative growth of networks and firms that anchor long-distance transborder communities whose members lead dual lives stretched across two national societies. This distinctive pattern of immigrant adaptation is fostered, first, by the drying up of well-paid jobs in industry in advanced societies and, second, by the spectacular decrease in the costs of long-distance communication and transportation. In the long run, the transnationalization of labor of which transnational communities are the expression has the potential of countering the growing international inequality of wealth and power. In the short run, however, it can have the opposite effect of aggravating social and regional disparities in the countries of emigration. Résumé La mondialisation par le bas Cet article élabore le concept de « communauté transnationale » comme forme originale et potentiellement puissante d'adaptation par le bas à la mondialisation du capital qui est typiquement ignorée par la recherche conventionnelle et mécomprise par les États. L'émergence de communautés nourries par les migrations qui se tiennent à cheval sur les frontières politiques et déploient leurs relations et leurs activités sociales simultanément dans le pays de départ et le pays d'accueil trouve sa racine dans la logique même de l'expansion capitaliste. L'entreprenariat transnational, qui tire profit des différentiels d'information et de prix entre pays, nourrit la croissance cumulative de réseaux et de firmes dans lesquels s'ancrent les communautés transfrontalières de longue distance dont les membres vivent une « double vie » étirée à travers deux sociétés nationales. Ce mode distinctif d'adaptation immigrante est favorisé, d'une part, par l'assèchement des emplois industriels bien payés dans les pays avancés et, d'autre part, par la diminution spectaculaire des coûts de communication et de transport à longue distance. À terme, la transnationalisation du travail dont les communautés transnationales sont la manifestation est capable de freiner la croissance de l'inégalité internationale de richesse et de pouvoir. Toutefois, dans le court terme, elle peut avoir l'effet inverse et creuser les disparités régionales et de classes dans les pays d'émigration. Alejandro Portes LA MONDIALISATION PAR LE L'ÉMERGENCE DES COMMUNAUTÉS BAS TRANSNATIONALES ) est sur l'aphorisme « le capital est global, le tra vail est local » que repose l'édifice internatio nal érigé tout au long des cinquante dernières années. Suivant les écoles théoriques, cet édifice a été célébré comme le triomphe du libre-échange et de la rationalité économique ou au contraire dénoncé comme la mort de la conscience ouvrière et de l'ind épendance nationale. Certes, la migration planétaire des capitaux en quête de profits n'est nullement une nouveauté ; ce processus est même à la base de nombreuses explications de l'évolution du système capitaliste mondial. Ce qui est nouveau aujourd'hui, ce sont ses modalités et son intensité, entraînées par les progrès technologiques dans les communications et les transports. De nos jours, des décisions d'investissements et de désinvestissements prises sur de lointains marchés boursiers, en Asie et en Amérique latine, par exemple, ont des réper cussions immédiates sur d'autres continents. Ainsi, comme le souligne Castells (1980), le modèle d'un vêtement dessiné à New York peut être transmis éle ctroniquement à une usine de Taïwan, et les premiers lots du produit fini être reçus à San Francisco dans la même semaine. Les avantages de ce système semblent profiter entièrement à ceux qui sont en position de s'approprier les nouvelles technologies, faisant ainsi de la mondialisation l'apothéose finale du capitalisme contre ses adversaires, qu'il s'agisse des élites d'État ou des syndicats de travailleurs. Cependant, il s'avère qu'un processus social de cette envergure ne saurait être totalement unilatéral : en raison de son ampleur même, il est susceptible de déclencher des réactions variées faisant émerger des structures de contrepoids. Et finalement, la révolution technologique de cette fin de siècle n'inaugurera peutêtre pas l'ère d'un capitalisme mondial effréné, mais sera une nouvelle étape de la lutte entre valeurs d'échange et valeurs d'usage, entre la logique formelle de la loi et la logique matérielle des intérêts privés. J'essaierai de donner ici une base théorique au concept de communauté transnationale en tant que réac tion discrète mais potentiellement puissante à la mondiali sation, par opposition à ses formes plus visibles décrites dans la littérature récente. Je m'attelle à cette tâche non sans hésitation, car le concept de transnationalité, comme celui même de mondialisation, risque de connaître le sort de ces notions à la mode qui ne retiennent qu'un temps l'attention des sciences sociales. Mais il y a là suff isamment de matière pour valoir quelques efforts. Si le concept fonctionnait, il pourrait jouer un double rôle, d'une part en tant qu'élément de l'arsenal théorique avec lequel nous appréhendons les macro-structures du sys tème mondial, d'autre part en tant qu'instrument de l'ana lyse encore sous-développée des réseaux et modèles quotidiens des relations sociales qui émergent au sein et aux marges de ces structures. Ce second objectif est pré cisément du domaine de la « théorie à moyenne portée » de l'interaction sociale que j'essaierai d'esquisser ici. 16 Alejandro Portes — Ensuite, ces communautés sont un phénomène distinct qui s'écarte des schémas traditionnels d'adapta des immigrés. La classe ouvrière a répondu à la mondialisation de tion - Enfin, puisqu'il est alimenté par la dynamique la production capitaliste de manière plus subtile qu'en créant des syndicats internationaux ou en essayant de même de la mondialisation, ce phénomène possède un pousser les gouvernements nationaux à imposer des potentiel de croissance supérieur et offre aux initiatives normes sociales minimales aux exportations des pays du populaires autonomes un champ d'action plus large tiers monde. Ces deux stratégies se sont en effet révélées que les autres stratégies d'adaptation aux périgrinations inefficaces, car les réalités de la concurrence internatio destructrices du capital à travers la planète. Commençons par examiner l'origine de ces commun nale détruisent toute velléité de solidarité de classe transnationale, et elles laissent le champ libre à la délo autés, composées essentiellement d'immigrés ainsi que calisation des investissements capitalistes. Les causes de d'amis et de parents d'immigrés. Dans les pays avancés, l'impuissance de ces deux stratégies ont été analysées on pense communément que l'immigration actuelle est en détail ailleurs (A. Portes, 1994). En revanche, en le fruit de la quête désespérée d'hommes et de femmes réponse au processus de mondialisation, les individus du tiers monde cherchant à échapper à la misère dans ont créé des communautés qui traversent les frontières leur pays. En fait, ce ne sont pas les plus pauvres d'entre nationales et qui, dans un sens très concret, ne se situent les pauvres qui émigrent, et leur départ n'est pas guidé véritablement « ni ici ni là » , mais ici et là en même en premier lieu par des calculs sur des avantages per temps. Les activités économiques qui sous-tendent ces sonnels à retirer1. Au contraire, l'émigration actuelle est communautés reposent précisément sur les différences le fruit de deux forces liées entre elles qui puisent leur de profits créées par les frontières. À cet égard, elles ne source dans la dynamique de l'expansion capitaliste fonctionnent pas différemment des multinationales, à elle-même d'abord les besoins des pays riches en ceci près qu'elles émergent « par le bas » et que leurs main-d'œuvre bon marché et facilement renouvelable, ensuite la pénétration des pays périphériques par les activités sont le plus souvent informelles. Le groupe d'anthropologues qui le premier a ident investissements productifs, les modèles consuméristes et ifié ce phénomène et amorcé son interprétation la culture populaire des sociétés avancées. formule ainsi ses conclusions « Nous définissons le Contrairement aux idées répandues, les immigrés "transnationalisme" comme l'ensemble des processus viennent dans les nations les plus riches moins parce par lesquels les immigrés tissent et entretiennent des qu'ils le souhaitent que parce qu'on y a besoin d'eux. relations sociales de nature multiple reliant leurs socié Une conjonction de forces sociales et historiques a pro tés d'origine et d'accueil. Nous appelons ces processus voqué des pénuries aiguës de main-d'œuvre dans les transnationalisme pour insister sur le fait que, de nos sociétés avancées. Dans certains cas, la pénurie est jours, beaucoup d'immigrés construisent des espaces totale, comme pour les ouvriers de l'industrie au Japon sociaux qui traversent les frontières géographiques, cul ou les personnels soignants et les ingénieurs aux Étatsturelles et politiques... Un élément essentiel en est la Unis. Dans d'autres cas, la pénurie provient d'une rési multiplicité des activités auxquelles s'adonnent les immi stance culturelle des travailleurs nationaux à accepter grés à la fois dans leurs sociétés d'origine et d'accueil. les emplois dévalorisés et mal payés couramment occu Nous sommes toujours à la recherche d'un terme adé pés par les immigrés des générations précédentes quat pour décrire ces positions sociales » (L. Basch, (M. J. Piore, 1979 ; H. Gans, 1992 ; A. Portes et L. E. Guarnizo, 1991). La liste est longue de ces emplois déconsi N. Glick Schiller et C. Blanc-Szanton, 1994, p. 6). On comprend la perplexité de ces auteurs face à ce déréstravaux agricoles, services personnels et domest nouveau phénomène lorsque l'on prend la mesure de iques, restauration, ou encore les postes surexploités l'extraordinaire diversité des activités qu'il recouvre et des ateliers de confection (S. Sassen, 1989)Du fait de l'opposition des syndicats et de l'opinion de son poids économique et social potentiel. Je tenterai publique, le flux migratoire de main-d'œuvre s'est soudonc de dégager ici trois idées majeures — Tout d'abord, l'émergence des communautés transnationales est liée à la logique même du capita proposition ne saurait être pleinement développée ici sans ri lisme elles voient le jour pour répondre aux intérêts et 1squer— Cette de détourner l'attention du lecteur de l'objet de cet article. Elle a aux besoins des investisseurs et des employeurs des été démontrée dans plusieurs travaux antérieurs voir Portes (1978) et Portes et Börocz (1989). pays avancés. : : : : : : L'offensive des réseaux transnationaux La mondialisation par le bas attendre de leur vie à l'étranger, et il exacerbe leur désir de partir en creusant l'écart entre les réalités locales et leurs nouvelles aspirations à consommer. Paradoxalement, ce processus ne touche pas tant les classes les plus pauvres des sociétés périphériques que leurs classes moyenne et ouvrière, qui sont générale ment les plus exposées aux messages publicitaires et aux symboles culturels projetés par les pays avancés 3 (S. Grasmuck et P. Pessar, 1991 ; A. Portes et R. L. Bach, 1985). L'idée fondamentale est qu'aujourd'hui l'immigra tion vers ces pays n'est pas un processus optionnel, mais une nécessité structurale de l'accumulation capitaliste à un stade avancé. La pérennité et l'accroissement du nombre d'immigrés du tiers monde présents dans les métropoles des pays développés sont donc ainsi assurés. À leur tour, ces groupes fournissent la matière première à partir de laquelle le phénomène des communautés transnationales se développe. L'ÉMERGENCE DE L'ENTREPRISE TRANSNATIONALE La poursuite de facto d'une politique d'ouverture des frontières est encouragée par la demande en maind'œuvre bon marché des employeurs des pays avanc és, tandis que la délocalisation de la production à l'étranger répond à une demande similaire de certains 2 - Près de 2,5 millions d'immigrés clandestins ont été régularisés grâce à l'IRCA. La législation ultérieure a prévu des dispositions généreuses autorisant les immigrés fraîchement régularisés à faire venir leur famille. Plus important encore, l'IRCA conserva un subterfuge législatif autori santla continuation du flux de clandestins, en exigeant des employeurs qu'ils vérifient les papiers de leurs candidats à un emploi, mais non qu'ils en établissent la validité. De manière prévisible, une industrie de masse de fabrication de faux papiers s'est développée, pour satisfaire les besoins des nouveaux immigrés et de leurs employeurs (R. L. Bach et H. Brill, 1991). Les efforts législatifs plus récents pour contrôler l'i mmigration, comme la proposition 187 en Californie (qui interdit aux immigrés en situation irrégulière l'accès aux services publics éducat ion,santé, aide sociale, etc.) et un nouveau décret du Congrès en 1996, ne promettent pas de meilleurs résultats (A. Portes et R. G. Rumbaut, 1996, chap. 8). 3 - Sassen (1989) a développé une variante de cet argument selon lequel les industries installées dans les zones périphériques d'exporta tion stimulent l'émigration en familiarisant leur main-d'œuvre avec les pratiques culturelles du monde développé. Cette main-d'œuvre est composée en majorité de jeunes qui sont généralement licenciés après quelques années. La combinaison des qualifications et des aspirations, qu'ils ont acquises quand ils travaillaient, avec le chômage écono mique, fait d'eux un vivier prêt pour une future émigration. Sassen fournit peu de preuves empiriques, cependant les recherches ulté rieures dans bon nombre de pays d'Amérique latine étayent sa thèse. Voir J. P. Pérez-Sainz, 1994; J. A. Itzigsohn, 1994. : vent poursuivi de manière détournée, par le biais de divers subterfuges légaux. Aux États-Unis, le tollé sus cité par l'ampleur de l'immigration illégale dans les années 1980 a conduit à l'adoption de la loi sur la réforme et le contrôle de l'immigration (Immigration Reform and Control Act, ou IRCA), en 1986. Cette loi traduit nettement le constant besoin de main-d'œuvre immigrée et le pouvoir inébranlable des syndicats patronaux, puisque au lieu de réduire le volume de l'immigration, elle l'a en fait augmenté, par le biais de quelques dérogations astucieuses2. En 1990, aux États-Unis, la population née à l'étran ger atteignait presque 20 millions de personnes, le total le plus important du siècle en valeur absolue (M. Fix et J. S. Passel, 1991 ; R. G. Rumbaut, 1994). Outre l'échap patoire législative de l'IRCA, les nouvelles dispositions généreuses de l'Immigration Act de 1990 garantissent pratiquement que ce chiffre, et avec lui la proportion d'immigrés dans la population américaine, augmentera significativement dans les années qui viennent. En All emagne et en France, malgré l'arrêt officiel de la poli tique d'accueil des travailleurs étrangers dans les années 1970, les communautés immigrées ont continué de s'accroître régulièrement par le biais de la réunifica tion familiale et des canaux clandestins (A. R. Zolberg, 1989; J. F. Hollifield, 1994). Aujourd'hui l'Allemagne compte 7 millions d'étrangers, soit 9 % du total de sa population, une proportion proche de celle des ÉtatsUnis (R. Münz et R. Ulrich, 1995; K. J. Bade, 1995). Même dans un pays aussi homogène du point de vue ethnique que le Japon, la pénurie de main-d'œuvre a conduit à des arrangements juridiques, comme l'emploi de « stagiaires » de sociétés étrangères ou de personnes ayant dépassé le terme de leur visa, pour travailler à la chaîne dans l'industrie. En 1990, le Japon comptait 1,1 million de personnes nées à l'étranger, soit une pro portion encore insignifiante de la population totale, mais dont on s'attend à ce qu'elle double au cours de la prochaine décennie (W. A. Cornelius, 1992 ; 1994). L'autre élément de cette équation est l'impact de la mondialisation sur l'offre potentielle d'immigrés. La tendance du capital multinational à développer des marchés dans les pays périphériques tout en tirant sur leurs réserves de main-d'œuvre a eu une série de conséquences sociales prévisibles. L'une d'elles est le remodelage de la culture populaire d'après les modèles étrangers et l'introduction de modèles consuméristes sans rapport avec le niveau des salaires locaux (F. Alba, 1978). Ce processus donne aux futurs émigrés une première idée de ce qu'ils peuvent 17 Alejandro Portes . secteurs industriels. Les travailleurs des pays périphé riquesembauchés dans ces conditions ne sont pas simplement des objets d'exploitation, mais peuvent prendre conscience de la logique des processus impératifs de mobilité personnelle qu'ils impliquent. Itzigsohn (1993) a montré comment, en République dominicaine, les travailleurs se reconvertissaient en entrepreneurs informels afin d'éviter les travaux pénibles et les salaires de misère du secteur industriel d'exportat ion. Dans le contexte dominicain, l'économie informelle devient, paradoxalement, un instrument de résistance populaire aux exigences du capital étranger 4 Beaucoup de travailleurs immigrés réalisent que les conditions de travail et de rémunération que leur réserve le monde développé sont loin de satisfaire leurs aspirations économiques. Pour éviter les travaux dévalorisés et sans avenir que leur société d'accueil leur assigne, ils doivent faire jouer leurs réseaux de relations sociales. Les réseaux sociaux d'immigrés pré sentent deux caractéristiques qui font généralement défaut aux réseaux des travailleurs nationaux. En pre mier lieu, ils sont à la fois denses et géographiquement très vastes. En second lieu, ils tendent à créer une solidarité en vertu de l'incertitude généralisée qui gouverne la condition immigrée. Les échanges dans un contexte d'incertitude génèrent des liens plus forts que ceux qui existent entre des partenaires pleine ment informés et soumis à des lois équitablement appliquées. Ce principe sociologique, établi à la fois par les études de terrain et par l'observation expérimentale, s'applique particulièrement bien aux communautés d'immigrés (P. Kollock, 1994). Ceux-ci sont en effet amenés à effectuer des transactions économiques, aussi bien à l'intérieur du groupe qu'avec des opérateurs extérieurs, en disposant au départ de peu d'informa tions sur la loyauté de leurs partenaires d'échange et sur la nature et la fiabilité des régulations étatiques. De ce haut niveau d'incertitude découle le besoin de « res ter soudé » avec les mêmes partenaires, une fois qu'on a éprouvé leur loyauté, quelles que soient les occasions tentantes qui peuvent venir du dehors. Ces réseaux denses, géographiquement étendus et solidaires, peuvent catalyser différents types d'initia tiveséconomiques. Dans un cas, étudié par Sassen (1994), ils conduisent à la création de marchés du tra vail à longue distance, qui permettent de repérer et de saisir des offres d'emploi dans des endroits très éloi gnés. Dans un autre cas, décrit par Zhou (1992), ils conduisent à la mise en commun des ressources afin de réduire les dépenses et de générer une épargne suf fisante pour acquérir une affaire ou investir dans l'im mobilier. Un troisième exemple, étudié en détail par Light (1984) et ses collaborateurs (I. Light et E. Bonacich, 1988), montre l'émergence d'associations de cré dit informelles, où les sommes épargnées sont mises en commun, puis allouées à chacun à tour de rôle. Une quatrième initiative consiste à jouer sur les écarts de prix et d'information entre les pays de départ et d'accueil, par le biais de la création d'entreprises trans nationales. Cette dernière stratégie n'est pas incompatible avec les autres, mais se distingue en ce qu'elle dépend de transactions qui franchissent les frontières politiques. Pour être réalisables, ces transactions doivent s'appuyer sur des réseaux extrêmement solides afin de garantir approvisionnements, livraisons et paiements dans les délais, dans un contexte marqué par l'absence totale ou partielle de régulations externes. L'entreprenariat trans national « d'en bas » bénéficie des mêmes innovations techniques dans les communications et les transports à l'origine des restructurations industrielles à grande échelle. Une classe d'entrepreneurs transnationaux issus de l'immigration, qui font la navette entre les pays et maintiennent des contacts quotidiens avec l'étranger, ne pourrait pas exister sans ces nouvelles technologies et sans les possibilités et les réductions des coûts qu'elles permettent. Plus généralement, cette forme de réaction « par le bas » à la restructuration mondiale n'est pas apparue par opposition aux forces économiques dominantes, mais bien dans leur sillage. Grâce à cette stratégie, le travail (au départ celui de la main-d'œuvre immigrée) rejoint les flux du commerce mondial, en imitant le nouveau cadre économique et en s'y adapt ant, souvent de manière astucieuse. Ce parallèle entre les stratégies des acteurs écono miques dominants et des entreprises immigrées trans nationales est de toute façon partial. Toutes deux font 4 - Les analyses passées du secteur informel de l'économie des pays périphériques ont montré que celui-ci constituait un outil efficace pour faire baisser les coûts et accroître la flexibilité dans l'utilisation de la main-d'œuvre par les grandes entreprises (A. Portes et Walton, 1981 Beneria, 1989). Ces analyses supposaient un cadre de régulation, mis en œuvre par l'État, qui protégeait les salariés et contraignait les employeurs. Ce cadre a largement disparu dans les nouvelles zones de production pour l'exportation, où les salariés sont soumis à des condi tions d'emploi et de travail beaucoup plus dures. C'est cet abandon par l'État de ses pouvoirs régulateurs qui amène à redéfinir le caractère et la signification de l'entreprenariat populaire informel dans de nombreuses villes du tiers monde. ; 18 La mondialisation par le bas un large usage des nouvelles technologies et dépen dentdes différences de prix et d'informations transfront alières.Cependant, alors que les grandes entreprises comptent tout d'abord sur leur puissance financière, les entrepreneurs immigrants dépendent entièrement de leur capital social (L. E. Guarnizo, 1992 ; M. Zhou et C. L. Bankston, 1994). Les réseaux sociaux qui soustendent ces initiatives à la base se sont constitués à tra vers un long processus d'immigration et d'adaptation souvent difficile, qui leur donne un caractère propre et les amène à se renforcer à travers leurs offensives éco nomiques. Cette croissance cumulative de réseaux et d'entreprises enracinés dans deux pays à la fois mène à un phénomène qualitativement différent que l'on peut décrire à travers quelques exemples tirés des recherches récentes. 19 écouler leurs marchandises. Un accord verbal préa lable avec les acheteurs étrangers est pratique cou rante, même avec les petits magasins de vêtements. Sur leur trajet de retour vers la République dominic aine, les exportateurs informels remplissent leurs valises de patrons de vêtements, tissus, aiguilles, etc., nécessaires à leur activité. Pour un observateur non averti, ces voyageurs au long cours surchargés de bagages ressemblent à n'importe quel immigré rapportant des cadeaux à sa famille restée au pays. En réalité, ils s'adonnent à une forme de commerce transnational informel en plein essor. Les informations nécessaires à ce trafic intense sont invariablement transmises par les réseaux d'amis et de parents, franchissant ainsi les distances entre pays d'accueil et d'origine. Il est donc clair que les hommes et femmes qui dirigent ces entreprises ne sont pas des « immigrés rentrant au pays » au sens habituel du terme. La construction Bien plutôt, ils ont profité du temps passé à l'étranger des communautés transnationales pour se constituer un petit bagage - biens, comptes bancaires et contacts professionnels - à partir duquel II existe aujourd'hui, en République dominicaine, ils ont pu organiser leur retour chez eux. Le résultat est des centaines de petites et moyennes entreprises créées que ces entrepreneurs transnationaux n'ont pas quitté et dirigées par d'anciens émigrés aux États-Unis. Parmi définitivement les États-Unis, mais sont plutôt engagés elles, des petites usines, des établissements commerc dans un mouvement cyclique d'allers-retours, qui leur iaux variés et des agences financières. Ces entreprises permet de tirer parti de l'écart entre les possibilités éco sont transnationales non seulement parce qu'elles ont nomiques des deux pays (A. Portes et L. E. Guarnizo, été fondées par d'anciens émigrés, mais parce qu'elles 1990, p. 21-22). dépendent pour leur survie de l'existence de liens Il existe une remarquable disparité entre le dyna continus avec les États-Unis. Une étude menée à la fin misme de l'entreprenariat transnational et l'incompré des années 1980 sur cent treize de ces sociétés montrait hension ou l'ignorance du phénomène par les gouvern que l'investissement de départ moyen n'y était que de ants.Les officiels des gouvernements dominicain et 12 000 dollars, mais qu'environ la moitié d'entre elles américain s'intéressent surtout au volume et à l'ach continuaient de recevoir périodiquement des capitaux eminement des envois de fonds par les immigrés et de l'étranger, 5 400 dollars en moyenne. L'argent était semblent ignorer l'activité entreprenariale intense que envoyé par des parents et amis restés aux États-Unis, cela masque. Dans la capitale, Saint-Domingue, une partenaires ou copropriétaires de l'entreprise. En plus recherche conduite en 1994-1996 a révélé combien les des capitaux, de nombreuses entreprises recevaient des émigrés de retour au pays ont lancé d'affaires reposant envois en nature, biens d'équipement ou marchandises sur des idées et des compétences acquises aux ÉtatsUnis - cela va de la livraison à domicile de repas à vendre (A. Portes et L. E. Guarnizo, 1990, p. 16). Dans le cadre de l'enquête de terrain réalisée pour rapides aux magasins de logiciels informatiques et cette étude, les auteurs ont identifié un second méca vidéo, en passant par la location et la vente de tél nisme de réapprovisionnement en capitaux, à savoir éphones portables, la vente d'automobiles et beaucoup les voyages périodiques des propriétaires à l'étranger d'autres choses. Parallèlement, les responsables de pour encourager de nouveaux investisseurs émigrés l'industrie dominicaine du bâtiment reconnaissent que potentiels. Ces voyages permettent aussi aux propriét bon nombre de leurs entreprises ne pourraient pas sur aireset aux dirigeants d'usines de vendre à l'étranger vivre sans la demande en résidences secondaires et en une partie de leur production. Les patrons de petits bâtiments d'entreprises générée par les Dominicains de ateliers de confection, par exemple, se rendent régu l'étranger. Des pans entiers de la ville, en particulier lièrement à Porto Rico, Miami et New York afin d'y à l'ouest et près de l'aéroport international, ont été Alejandro Portes : : construits à l'intention des émigrés 5. La tradition popul aire a donné un nom particulier à cette population Dominicanos ausentes (les Dominicains absents) ou Dominican Yorkers (en raison de leur forte concentrat ion à New York). Ils jouent un rôle très important dans les secteurs du tourisme, de la confection, de l'électr onique,du bâtiment et des loisirs au sein de l'économie locale. Dans l'ensemble pourtant, l'État dominicain s'est montré indifférent et a ignoré ces développements (L. E. Guarnizo, 1994). Une expérience similaire, mais culturellement unique, a été rapportée par David Kyle (1994) dans son étude sur la communauté indigène des Otavalos sur les hauts plateaux équatoriens. Traditionnellement, la région d'Otavalo s'est spécialisée dans la production et le commerce des vêtements, en développant et en adaptant, depuis la colonisation espagnole, de nou veaux savoir-faire artisanaux. Depuis environ un quart de siècle, les Otavalos ont pris l'habitude de voyager à l'étranger pour vendre leurs marchandises colorées dans les grandes villes d'Europe et d'Amérique du Nord. Ils peuvent ainsi récupérer eux-mêmes la valeur d'échange empochée ailleurs par les intermédiaires entre producteurs du tiers monde et consommateurs du premier monde. Après des années de périples à l'étran ger, ils ont aussi rapporté chez eux quantité de nou veautés des pays développés, et même amené des nouveaux venus dans leur ville. Dans les rues d'Ota valo, il n'est ainsi pas rare de croiser des Européennes vêtues de costumes indigènes traditionnels ce sont les femmes de ces commerçants transnationaux, rencont rées au cours de leurs voyages au long cours. Pendant cette même période sont apparues à l'étranger des enclaves Otavalos plus ou moins perman entes. Leur caractéristique est que leurs membres ne vivent pas du travail salarié, ni même d'un emploi indé pendant au sein de la communauté, mais de la comm ercialisation de produits venus d'Equateur. Ils entre tiennent une communication constante avec leur ville natale pour s'approvisionner, gérer leurs telares (« magasins de vêtements ») et acheter des terres. Les allers et retours incessants nécessaires à ces échanges ont fait des Otavalos des silhouettes familières, non seulement à l'aéroport de Quito, mais aussi sur les mar chés de New York, Paris, Amsterdam et d'autres grandes villes. Selon Kyle, les Otavalos ont même pris conscience de la valeur commerciale de leur folklore et, ces dernières années, des groupes de musiciens sont éclos un peu partout dans les rues des métropoles des pays avancés. La vente de ponchos colorés et de lainages au son des notes plaintives de la flûte andine (la quenä) s'est révélée tout à fait rentable. Le succès économique de ces migrants indigènes apparaît clairement dans leur refus quasi systématique d'accepter un travail salarié et dans la prospérité évidente de leurs villes d'origine. Otavalo est, à cet égard, radicalement différente des autres régions des hauts plateaux andins. En effet, les Indiens, entrepreneurs et migrants de retour, y composent une bonne part de la haute société locale, renversant la domination traditionnelle des élites blanches et mestizo. À l'instar de la République dominicaine, le Salvador est un pays profondément influencé par les activités transnationales de ses communautés d'expatriés. Là, c'est au départ une violente guerre civile qui a poussé nombre de Salvadoriens à partir à l'étranger, au point que le paysage économique et social en a été irrémé diablement bouleversé. En 1996, on estimait à environ 1,26 milliard de dollars les envois de fonds de l'étran ger,soit un montant supérieur à la somme totale des exportations du pays (P. Landolt, 1997). Mais l'influence des entreprises transnationales salvadoriennes va bien au-delà de ce chiffre. De grandes entre prises de voyages et de livraisons sont nées de petits commerces informels pour répondre aux besoins variés de la communauté émigrée et de ses partenaires au Sal vador. Les capitaux des émigrés ont financé une large palette d'activités, depuis les nouvelles échoppes «texmex »> de San Salvador, la capitale, jusqu'aux magasins d'informatique et de vidéo bien garnis, même dans les grandes villes de province comme San Miguel 6. À leur tour, les banques et les entreprises import antes du Salvador ont fini par considérer les grandes concentrations d'immigrés des villes d'accueil des pays avancés comme un nouveau marché et un moyen d'expansion rapide. Ainsi, la Constancia Bottling Com5 - Ces observations s'appuient sur une série d'entretiens conduits par l'auteur et par une équipe de chercheurs dirigée par le professeur Car los Dore de la Latin-American School of Social Sciences (FIASCO) dans la République dominicaine à l'automne 1996. 6 - Ce bref résumé se base sur des entretiens menés avec des informa teurs des communautés salvadoriennes de Washington DC et de Los Angeles et de deux villes d'émigration importantes au Salvador San Salvador, la capitale, et San Miguel. Les entretiens ont été menés par une équipe de terrain dirigée par Patricia Landolt de l'université John Hopkins et Luis E. Guarnizo de l'université de Californie-Davis, en coopération avec le FUNDE, une ONG salvadorienne de recherche. L'équipe de recherche du Salvador était dirigée par Mario Lungo et Sonia Baires. Ces entretiens font partie d'un projet d'étude comparative dirigé par l'auteur. Pour une plus ample présentation de ces résultats, voir Baires et Landolt (1997). : 20 La mondialisation par le bas 21 : : pany (bières et limonades) a implanté une usine à Los auprès des banques les plus importantes. Pour Angeles pour ravitailler la population immigrée. De répondre au boom de la demande de prêts immobiliers même, la chambre de l'industrie et du bâtiment du traités dans leur propre langue, les entrepreneurs sont Salvador (CASALCO) y a organisé de véritables salons allés à Taïwan et à Hong Kong réunir des capitaux pour de l'immobilier, afin de développer la demande déjà fonder de nouvelles banques, et de nouveaux immigrés respectable de nouveaux logements par les Salvado- sont arrivés aux États-Unis avec les ressources finan riens émigrés. Comme en République dominicaine, les cières nécessaires. Le résultat est la prolifération, à Flu expatriés se sont vu attribuer un nouveau nom dans la shing, de banques tenues par des Chinois. Même si elles culture salvadorienne el hermano lejano (le frère loin demeurent de taille modeste au regard des normes tain). En appeler à la solidarité et aux ressources de tels habituelles, elles servent à la fois les intérêts écono « frères » est devenu un moyen essentiel de survie, non miques de la communauté immigrée et ceux de leurs seulement pour les familles, mais pour des communaut lointains investisseurs. és entières. À cinq mille kilomètres à l'ouest, la ville de Monter Conséquence de leur fuite des horreurs de la guerre ey Park, en Californie, s'est transformée en « première civile, et peut-être aussi de leurs origines essentiell banlieue chinoise » en grande partie grâce à l'activité de ement rurales, les Salvadoriens à l'étranger conservent riches nouveaux arrivants (Fong, 1994). De nombreux des liens extrêmement forts avec leurs villages natals. entrepreneurs de Taïwan et Hong Kong ont créé des Des dizaines de comités de pueblo (comités villageois) entreprises dans cette région, moins en vue d'un profit ont vu le jour à Los Angeles, Washington et Houston immédiat que pour se protéger de l'instabilité politique pour soutenir ces communautés d'origine et faire avan et de la menace de la prise de pouvoir par la Chine cerdes projets locaux de développement. Landolt communiste. L'ouverture d'une nouvelle société aux (1997, p. 20) résume ainsi l'impact de ces efforts sur le États-Unis facilite l'obtention d'un visa de résident per développement local « À l'instar du contraste entre les manent et de nombreux propriétaires font ensuite venir familles qui reçoivent des envois d'argent et celles qui leur famille et l'installent à Monterey Park, alors qu'euxn'en reçoivent pas, l'opposition entre les municipalités mêmes continuent de traverser régulièrement le Paci qui bénéficient de cette "aide transnationale de base" et fique. celles qui n'en bénéficient pas souligne l'intérêt écono L'activité de ces «astronautes», selon le surnom qui mique de ces stratégies collectives d'envoi d'argent. Les leur a été attribué, ajoute une nouvelle strate à une com villages disposant d'une association villageoise à munauté transnationale déjà complexe. Dans ce cas, en l'étranger jouissent de routes pavées et de l'électricité. effet, les émigrés de retour au pays n'investissent pas le Leurs équipes de foot ont de meilleurs équipements, capital qu'ils ont épargné aux États-Unis dans de nouv des maillots plus à la mode et même un terrain bien elles entreprises locales, mais ce sont plutôt les immig entretenu où elles s'entraînent. » résqui apportent avec eux de nouveaux capitaux pour Un dernier exemple porte sur les communautés investir dans des entreprises américaines. La naissance d'immigrés beaucoup plus puissantes économiquem d'un enfant sur le sol américain garantit la citoyenneté ent. La croissance des communautés asiatiques, américaine et ancre définitivement la famille dans son notamment chinoises, aux États-Unis, a offert aux riches nouveau pays. À la suite de la réussite du double proces entrepreneurs de Taïwan et de Hong Kong des possibil sus d'investissement productif et d'acquisition de la ités d'investissements à haute rentabilité aux États-Unis, citoyenneté, les immigrés chinois à Monterey Park sont et, ce faisant, ils se sont eux-mêmes intégrés à la comainsi rapidement passés du statut de nouveaux arrivants munauté transnationale. Smith et Zhou (1995) expli marginalisés à celui de membre à part entière de la quent comment la croissance rapide de l'accession à la classe des affaires de la ville (Fong, 1994). propriété par les Chinois à Flushing, dans la banlieue de J'ai longuement insisté sur ces exemples pour donner New York, a été largement financée par de nouvelles une crédibilité à un phénomène qui, lorsqu'on l'évoque banques chinoises fondées grâce à des capitaux de Ta pour la première fois, dépasse l'imagination. Une multi ïwan et de Hong Kong. La population chinoise aug tude d'autres exemples auraient pu être évoqués, tels mente très vite à Flushing et dans les cités adjacentes du ceux rassemblés par Basch et ses collaborateurs dans Queens, et désire fortement devenir propriétaire, mais leur ouvrage collectif innovateur (L. Basch, N. Glick elle ne maîtrise pas suffisamment l'anglais et ne pré Schiller et C. Blanc-Szanton, 1994). L'idée majeure qu'ils sente pas assez de garanties pour obtenir un crédit illustrent est que, une fois lancé, le processus transnatio- 22 Alejandro Portes : : nal acquiert un caractère cumulatif qui se traduit par miques innovantes en communautés transnationales, l'expansion non seulement du volume de ses activités, caractérisées par des réseaux géographiquement denses mais de leur variété. Par conséquent, alors que la pre et par un nombre croissant d'individus menant une vie mière vague de ces activités semble peut-être plus écono double. Les membres sont au minimum bilingues, et mique et ses initiateurs des entrepreneurs transnationaux passent facilement d'une culture à l'autre ; ils possèdent au sens strict, les activités qui s'ensuivent embrassent souvent un domicile dans les deux pays et poursuivent aussi les sphères politiques, sociales et culturelles. des activités économiques, politiques et culturelles qui Attentifs aux initiatives des entrepreneurs émigrés, nécessitent leur présence dans l'un et l'autre à la fois. Il les partis politiques et même les gouvernements éta n'est pas inutile de répéter que l'émergence de ce pro blissent des bureaux à l'étranger, afin de solliciter le cessus et son développement sont alimentés par les soutien financier et électoral des communautés d'émi mêmes forces qui président à la mondialisation capital grés. Pour ne pas être en reste, beaucoup de groupes isteà grande échelle. Marx décrivait le prolétariat d'émigrés organisent des comités politiques pour comme créé et placé sur la scène de l'Histoire par ses soutenir le gouvernement de leur pays d'origine, ou, futurs adversaires de classe ainsi le capitalisme mondial comme c'est le cas de nombreuses initiatives d'immi a donné naissance à des conditions et des incitations qui grés du Salvador et de République dominicaine, pour favorisent la transnationalisation du travail. influencer les municipalités locales sur des sujets Il est toutefois important de noter que tous les immi variés. À titre de nouvel exemple, les immigrés mexi grés ne sont pas impliqués dans des activités transna cains de New York ont organisé de vigoureuses camtionales, et que tous leurs compatriotes ne sont pas tou pagnes pour encourager une politique de travaux chés par leurs incidences. La soudaine popularité du publics dans leurs villes natales. Smith raconte la réac terme pourrait laisser croire que tout le monde aujour tion du Comité pour l'eau potable de Ticuani (Puebla) d'huiest devenu «transnational», ce qui est loin d'être à l'annonce de l'arrivée tant attendue des canalisations le cas. C'est en ce sens qu'il ne semble guère pertinent et, avec elles, la résolution définitive des problèmes de rebaptiser les immigrés « transmigrants », puisque ce d'eau de la ville. On prépara immédiatement la visite nouveau terme n'ajoute rien qui ne soit déjà connu. Il de la nouvelle installation «À première vue, ce n'est est préférable de réserver l'appellation «transnatio rien de plus qu'un projet civique comme un autre... nales » aux activités de type économique, politique ou Pourtant, à y regarder de plus près, la signification de culturel nécessitant que les protagonistes y consa cette scène devient tout autre. Le Comité et moi ne crent la majeure partie de leur temps de manière sommes pas réunis à Ticuani, mais bien au centre d'un régulière. En conséquence, le négociant salvadorien carrefour encombré de Brooklyn... Les membres du qui rentre périodiquement se réapprovisionner au pays Comité ne vont pas simplement à la périphérie de la ou l'industriel dominicain du bâtiment qui vient régu ville vérifier les conduites d'eau, mais ils sont en route lièrement à New York faire de la publicité auprès de pour l'aéroport John Fitzgerald Kennedy où ils pren ses compatriotes, sont des entrepreneurs transnatio dront un vol pour Mexico ce vendredi après-midi ; de naux. En revanche, l'immigré qui achète une de ces là, ils rouleront cinq heures jusqu'à leur pueblo, discu maisons ou qui rentre chez lui une fois par an, les bras teront avec les autorités et les maîtres d'oeuvre, puis chargés de cadeaux pour ses parents et amis, n'en est s'en retourneront lundi après-midi reprendre leurs pas un. Ce qui pose la question des causes de l'émer occupations à New York. » gence de ce phénomène original et de son impact sur Les Églises et les organes caritatifs privés se sont les inégalités nationales et internationales. joints au mouvement et ont lancé un nombre crois sant d'initiatives impliquant à la fois les communautés d'immigrés et leur pays natal. Et le phénomène va jus Structure et conséquences qu'à se couvrir d'un vernis culturel grâce aux artistes et de la transnationalisation interprètes locaux qui se servent des communautés expatriées comme d'un tremplin pour acquérir une Si la situation à laquelle sont confrontés les immig notoriété dans les pays développés, et grâce aussi aux rés contemporains présente des similarités avec celle artistes de retour au pays qui popularisent des formes qu'ont affrontée leurs prédécesseurs européens en artistiques découvertes à l'étranger. Le résultat de ce pro route pour les États-Unis au début du siècle, il reste que cessus cumulatif est la transformation d'initiatives ces derniers n'auraient vraisemblablement pas opté en La mondialisation par le bas 23 . : : faveur de l'entreprise transnationale comme moyen de survie ou de mobilité sociale. Deux traits majeurs di stinguent cette époque de la nôtre une abondance d'emplois salariés relativement bien payés dans l'indust rie,et des transports à longue distance coûteux et lents. La première caractéristique n'encourageait pas l'éclosion de nouvelles entreprises mais permit la constitution, au fil des ans, de communautés ouvrières ethniques stables. La plupart des Polonais et des Ita liens devinrent ouvriers aux États-Unis et non entrepre neurs parce que, au moment de leur arrivée dans les villes industrielles américaines, les possibilités offertes par le marché du travail faisaient du salariat une option attirante. Aujourd'hui, au contraire, les salaires très faibles et la précarité des emplois du secteur tertiaire incitent fortement les immigrés à rechercher d'autres voies d'insertion économique. En second lieu, l'état des moyens de communicat ion et de transport au début du siècle était dissuasif pour tous les immigrés qui auraient voulu gagner leur vie en jouant de l'écart entre leurs pays d'origine et d'accueil, ou vivre deux vies simultanées de part et d'autre de l'océan. Il n'était pas possible de traverser le Pacifique dans les deux sens rapidement. Les paysans polonais n'avaient aucun moyen de rentrer chez eux le week-end pour vérifier que tout se passait bien, puis de reprendre, le lundi, leur travail à New York. Même si les anciens immigrés européens menaient certaines activités qui auraient pu être qualifiées de « transnatio nales » au sens strict, le phénomène actuel s'en dis tingue par trois caractéristiques d'abord la quasi-ins tantanéité des communications internationales ; puis le volume des personnes et des biens engagés dans ces activités; enfin le fait qu'une masse critique atteinte, elles tendent à devenir « normatives » L'avion, le téléphone, le fax, le courrier électronique facilitent les contacts et les échanges entre les individus de condition modeste à une échelle incomparable à ce qui pouvait avoir lieu il y a un siècle. Pour cette raison, et compte tenu des incitations économiques, politiques et culturelles en ce sens, de plus en plus d'immigrés et de plus en plus de partenaires locaux mènent des acti vités transnationales. Une fois le processus lancé, il prend un caractère cumulatif de telle sorte qu'à un moment donné, il devient « la » solution, non seulement pour les initiateurs du mouvement, mais même pour ceux qui se montraient réticents au départ. Les commun autésd'immigrés comme Monterey Park et les villes à forte activité transnationale du Salvador ou de la Répu blique dominicaine s'approchent de ce stade. Soulignons pour conclure que les entreprises trans nationales ne reposent pas sur une opposition aux stra tégies des grandes banques et des multinationales. Les activités à l'échelle planétaire de ces acteurs majeurs ser vent de modèles et incitent des individus ordinaires à s'engager dans une stratégie alternative novatrice qu'il était impossible de concevoir auparavant. En combinant leur nouveau savoir-faire technologique à la mobilisat ion de leur capital social, d'anciens travailleurs immigrés sont donc capables d'imiter les entreprises dominantes en tirant avantage des possibilités économiques inégale ment réparties dans l'espace. Les potentialités à long terme du travail transnational s'opposent à l'accroissement des inégalités de richesses et de pouvoir internationales et intranationales. Ce pro cessus a en effet pour résultat d'affaiblir l'une des pré mices de l'hégémonie des élites économiques et des classes dominantes nationales, à savoir le postulat selon lequel la force de travail et les classes dominées restent « locales » alors que les classes dominantes rayonnent de manière « globale ». Jusqu'à présent, le processus n'a pas été jusqu'à mettre en péril les viviers de main-d'œuvre du tiers monde pour les multinationales délocalisées, ni l'abondance de travailleurs immigrés pour les employeurs des pays avancés. Il a toutefois pris une ampleur suffisante pour que les autorités de petits pays comme le Salvador ou plus grands comme le Mexique aient mis sur pied une politique de contrôle ou de coopt ation de cet entreprenariat de base. Si, à long terme, l'entreprise transnationale peut devenir une force d'égali sation, elle peut à court terme avoir l'effet contraire. Comme l'a déjà observé Patricia Landolt à propos des disparités croissantes entre les localités d'émigration dont les membres expatriés ont constitué un comité à l'étran ger, et celles où ce n'est pas le cas. Les entrepreneurs transnationaux qui ont réussi en font profiter leur famille, et parfois leur communauté, mais cherchent aussi à él iminer la concurrence venue d'ailleurs. Les hommes poli tiques au pouvoir grâce à la mobilisation et au soutien des immigrés consolident localement leur propre parti, ils essaient toutefois aussi d'empêcher les autres d'avoir accès à la même manne. Par conséquent, tant que le pro cessus de transnationalisation est court-circuité par les activités de régulation et de cooptation des élites établies, il ne fait que permettre à une minorité d'entrepreneurs qui ont réussi de rejoindre les rangs de ces élites, tout en continuant à exclure les autres. Les inégalités entre les familles et les communautés locales du tiers monde sont exacerbées et non atténuées par les activités transnatio nales des émigrés. 24 Alejandro Portes II y a malgré tout une bonne raison d'être optimiste quant aux effets à long terme de ce phénomène. Mal gré les récupérations et les contrôles, prévisibles et même inévitables, par les gouvernements des pays de départ et par les multinationales, le processus de mond ialisation capitaliste a une base si large et un tel essor qu'il génère continûment de nouveaux mouvements d'évasion et d'opposition. Chaque nouvel effort visant à développer le marché des téléphones portables, de l'accès à Internet ou des billets d'avion à meilleur mar ché dans les pays en développement, chaque initiative d'employeurs de New York ou de Los Angeles pour réunir de nouveaux contingents de main-d'œuvre immigrée docile, renforcent ce processus de rétroact ion. Les cibles de ces initiatives ne sont pas de simples « clients » ou « travailleurs » , mais des individus capables de réagir de manière créative aux nouvelles situations auxquelles ils se trouvent confrontés. Les élites multi nationales et les gouvernements nationaux peuvent croire que le processus transnational est encore trop faible pour remettre en question de quelque manière que ce soit le statu quo. En vérité, le tigre s'est peut-être déjà échappé de sa cage, et il ne sera pas facile de la refermer sur lui. Traduit de l'anglais parAurélle Filippetti et Loïc Wacquant — , «Japan: the illusion of immigration control», in P. L. Martin, W. A. 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