David Rivaud on Saragosse Ö la fin du Moyen Age. Une ville sous

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David Rivaud on Saragosse Ö la fin du Moyen Age. Une ville sous
Jean Pierre BarraquÖ©. Saragosse Ö la fin du Moyen Age. Une ville sous influence. Paris,
MontrÖ©al : L’Harmattan, 1998. 484 pp. 240 ff (paper), ISBN 978-2-7384-7393-6.
Reviewed by David Rivaud (Universite Paris IV)
Published on H-Urban (October, 1999)
Dans un style sobre mais efficace, Jean Pierre Barraque, maitre de conference a l’universite de Pau, porte
ici son analyse sur un groupe particulier de la societe Cesarogusteenne : les ciudadanos. Defini par un diplome du
roi Pierre IV le Ceremonieux en 1348, ce groupe constitue l’elite dirigeante qui domine non seulement Saragosse
mais egalement l’importante huerta (flat area, plain) qui
s’etend de part et d’autre de la ville, sur le cours de l’Ebre.
L’objectif de l’auteur est de montrer comment ce groupe
exprime sa domination et place la ville sous son ’influence’.
la ville et de sa region, les activites et la composition du
groupe des ciudadanos, pour enfin deboucher sur les pratiques politiques du groupe, a une periode ou Saragosse
est la apitale politique du royaume d’Aragon. Finalement,
la vision qui est fournie de cette elite ne se veut pas orientee par une problematique d’ordre general (sinon la presentation des caracteristiques d’une elite particuliere). Le
lecteur se voit progressivement amene a aprehender, par
touches successives, domaine par domaine, la realite d’un
groupe qui, malgre son importance sociologique, ne s’exprime qu’en pointilles a travers les contrats d’apprentissage ou d’embauche, les baux (treudos), ou autres testaLe cadre chronologique fixe dans cette etude est etroi- ments, inventaires, ventes ou accords. Ainsi la lecture de
tement lie aux sources exploitees. L’auteur appuie son ces 400 pages permet de passer en revue tous les themes
argumentation sur une tres riche serie de registres notade l’histoire urbaine (le bati, le commerce, les metiers),
ries (depots de l’Archivo Historico de Protocolos de Zaramais plus largement ceux de l’histoire sociale, autour
goza). Ceux-ci permettent de suivre assez fidelement les d’un groupe determinant dans l’histoire de Saragosse au
principaux rythmes de vie des ciudadanos depuis 1316. XIVe siecle.
L’auteur a arrete son depouillement en 1369, apres les
boulversements provoques par la revolte des nobles (la
Bien que d’un abord assez classique, cette these n’est
Union) et la guerre des deux Pierre qui exprima l’opposi- en rien une monographie urbaine telle que l’historiogration militaire entre les deux plus grandes puissances ibe- phie française en a produite au milieu des annees 1970.
riques : l’Aragon, en pleine expansion mediterraneenne, Elle s’inscrit dans un certain renouvellement de l’histoire
et la Castille. Enfin la documentation est completee par urbaine qui a lieu depuis le milieu des annees 1980,[1] noles fonds des archives municipales de Saragosse et, sur- tamment autour des methodes prosopograhiques et de la
tout, par ceux des archives de la couronne d’Aragon.
problematique de la genese de l’Etat moderne.[2] Enfin,
J.P. Barraque multiplie les comparaisons avec d’autres
Les sources imposant leurs contraintes, la demarche cites et montre la vitalite de l’historiographie iberique
de l’auteur est d’explorer des axes thematiques successur les villes (travaux sur Gerone, Valence, Burgos, Barsifs afin de couvrir les differents aspects de la vie de cette
celone) et en rend les principales conclusions accessibles
elite. Ainsi sont abordes les aspects materiels (cadre de en francais. Cela est aussi vrai pour l’historiographie de
vie, biens fonciers…), le sentiment religieux, la vie privee Saragosse, puisqu’il permet aussi au lecteur francophone
des ciudadanos ou, bien sur, la survie politique du groupe, de lier connaissance avec l’important travail de M.I. Falles techniques commerciales et le maniement de l’ar- con Perez sur Saragosse.[3]
gent. L’etude s’organise cependant autour de trois themes
principaux : l’organisation politique et administrative de
Portrait du Ciudadano
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Si, pour les notaires du XIVe siecle, distinguer un Ciudadano ne semble pas constituer une difficulte particuliere, en definir aujourd’hui les caracteristiques n’est pas
forcement si simple. Ils ne forment qu’une partie de l’elite
de Saragosse ou l’on retrouve une elite religieuse, une
elite royale liee a la reunion des Cortes, et une petite
noblesse urbaine. Plus que la fortune, c’est la conscience
collective qui definit les membres de ce patriciat. D’une
facon generale cependant, l’activite et le genre de vie permettent d’individualiser le Ciudadano.
diques qui ne leur laissent guere le temps de se consacrer
a d’autres activites lucratives. Les patriciens fournissent
ainsi la grande majorite des avocats, des sages en droit
voire des notaires. Une occasion de plus pour les cuidadanos de detenir des places essentielles dans la societe et
d’asseoir plus encore leur pouvoir. Outil de pouvoir supplementaire, ces professions juridiques offrent revenu,
prestige et carrieres dans le cadre d’une monarchie en
train de construire son administration.
Tout cela rejaillit sur les caracteristiques du mode de
vie des patriciens. Les sources ne sont peut-etre pas ici a
la hauteur des esperances, et ne permettent que de degager quelques traits generaux. Le choix des prenoms n’est
pas laisse au hasard, la mise en nourrice semble relativement frequente, et les contrats de mariages revelent
que sous certaines unions se cachent des realites commerciales. De meme, les testaments, bien que insuffisamment nombreux pour attester de tendances fortes, permettent de degager des traits en fait assez communs aux
elites rbaines de l’Europe de l’Ouest. Seule originalite ici,
la relative independance laissee a la veuve. L’empreinte
materielle du Ciudadano se traduit par un habitat aux
structures souples qui permet de multiples adaptations. Il
se compose d’un palacio (chambre donnant sur le rue et
qui peut eventuellement etre transformee en boutique),
d’un cillero qui abrite pressoirs et futs, puis de la bodega,
reserve pour l’huile. Enfin, s’y ajoutent ecuries et boutiques, ces dernieres peu differenciees du reste de la maison. C’est la taille, la profusion et la richesse de ces structures qui caracterisent l’habitat du patricien, distinction
que l’on retrouve avec l’etude du mobilier, et autres ustensiles de cuisine. Quant aux autres objets marqueurs et
supports de differenciation sociale, comme les armes ou
les livres, l’auteur constate que les premieres sont omnipresentes dans toutes les couches de la societe, alors
que la culture livresque des Ciudadanos se limite aux ouvrages de droits, souvent lies a leur profession. Seuls les
vetements, plus nombreux, plus riches, plus varies les distinguent clairement des groupes au statut moins eleve.
L’activite des Ciudadanos releve de trois domaines
differents. Leur richesse provient soit des revenus de
leurs proprietes foncieres, soit des profits d’une activite
marchande, soit enfin, de l’exercice de professions juridiques. Comme le montre l’etude des nombreux baux et
quittances de loyers, leurs biens se trouvent non seulement a l’interieur de la ville (maisons, fours, moulins a
huile), mais surtout a l’exterieur des remparts, dans la
huerta qui entoure la ville. La, leurs proprietes se caracterisent par l’accumulation d’un tres grand nombre de
petites parcelles, le plus souvent louees (treudo), sur lesquelles est cultivee la trilogie mediterannenne classique :
ble, vigne, olivier. L’elevage ne semble pas absent, mais
plus discret dans les sources. Enfin des moulins fariniers
ou drapiers completent certaines possessions. C’est peut
etre surtout par la gestion de l’eau que s’exprime la veritable domination des Ciudadanos sur les autres petits
proprietaires. Des ’chapitres’ en exercent theoriquement
la gestion (avec un personnel adapte), chapitres dans lesquels les patriciens tiennent bien sur un role essentiel.
Si le commerce de Saragosse est largement domine par
des interets exterieurs, il existe tout de meme une petite
elite marchande. En fait, les quelques mercaderos reperes
par l’auteur semblent surtout des relais dans une chaine
commerciale qui relie la ville a l’exterieur, notamment au
Bearn et a la Catalogne.
La rente apparait comme une source de revenu beaucoup plus importante. Les Cuudadanos captent ainsi une
partie des revenus de l’Eglise en prenant les domaines
a ferme. Le credit et le pret a interet sont egalement
une pratique courante. Pour detourner l’interdiction de
l’usure, il existe de nombreux expedients comme la comanda, accord que l’on retrouve dans plusieurs villes du
bassin mediterraneen. Ici, il s’agit d’une facon pour camoufler un pret a interet, mais elle peut servir aussi de
promesse de vente ou de reconnaissance de dette. Enfin
les patriciens savent utiliser toutes les sources de revenus en developpant la constitution de rente (censales et
violarios), ou la pratique du pret sur gages. Certains Ciudadanos s’investissent egalement dans des carrieres juri-
Le portrait ne saurait etre complet sans aborder la
relation au pouvoir. Certaines formes de domination
socio-economiques ont deja ete evoquees, et l’on pourrait aussi ajouter cette autre forme de pouvoir qu’est
le role des patriciens dans les arbitrages juridiques, en
dehors de la voie judiciaire traditionnelle. Pour maintenir cette maitrise politique, les patriciens exercent une
auto-surveillance matrimoniale et familiale, afin de limiter la dilapidation des fortunes. Quant aux carrieres,
deux comportements peuvent etre distingues : le premier se traduit par une accumulation des postes locaux,
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alors que le second se caracterise par une participation a
l’administration royale. Parfois, dans une meme famille
(comme par exemple les Aldeguer) les deux cursus se cotoient ou se succedent, a une generation d’intervalle. Les
sources ne sont pas assez precises cependant pour entrer
dans les details et suivre veritablement le deroulement
de chaque carriere. Il en va de meme lorsque l’on s’interesse a l’accession a la noblesse. Nobles et Ciudadanos
ont des modes de vie qui se rapprochent. Si les nobles
ne peuvent exercer le pouvoir, leur condition attire tout
de meme les branches ainees des familles, ce qui aboutit a
des situations familiales assez complexes. Ainsi pour garder leur influence politique certaines familles se scindent
en deux. La branche ainee en general occupe des offices
lies aux activites municipales ou economiques, alors que
d’autres s’integrent progressivement a la chevalerie de
base (comme par exemple la famille Martorell, Sarnes et
Doto). Ces dernieres n’hesite pas ensuite a nouer des alliances familiales avec une noblesse plus renommee.
ceux des Ciudadanos.
Le travail propose par Jean-Pierre Barraque tente
donc de dresser un portrait le plus complet possible du
Ciudadano. Certains aspects constituent cependant des
temps forts autours desquels l’analyse s’articule, d’autres
demeurent plus dans l’ombre. Les sources y sont certainement pour beaucoup. Malgre les nombreuses citations qui nous rendent celle-ci plus proches, on peut
toutefois regretter l’absence d’une presentation detaillee,
d’une estimation quantitative et qualitative des fonds notariaux ou municipaux. Sans aucun doute, cela permettrait de mieux comprendre pourquoi il est parfois delicat de connaitre certaines attitudes, comme le sentiment
face a la mort, ou la realita quotidienne de la vie politique urbaine (action concrete des Jurats, par exemple). A
contrario, cela renforcerait encore l’originalite des points
qui servent de socle a l’analyse comme de l’etude des
loyers et des baux ou des contrats d’embauche passes par
les Ciudadanos. Cependant, en abordant un eventail de
Si le groupe se maintient en tant qu’elite, tres peu de themes aussi large (des canaux d’irrigation a la politique
familles semblent pourtant se maintenir a la tete des ins- internationale), J.-P. Barraque montre parfaitement comtitution municipales entre 1311 a 1487. Il y a donc un re- ment une societe est verrouillee a tous les niveaux par un
nouvellement rapide des elements qui le composent. En- groupe social sans aucun doute dominant.
fin, deux evenements remarquables permettent de mieux
Notes :
comprendre le fonctionnement et l’attitude politique de
cette elite : la Union (1346/47), révolte des nobles contre
[1]. Pour un etat recent des problematiques de rel’autorite royale, et la guerre des deux Pierre (guerre cherches Cf. le Congres national des societes savantes
contre la Castille). Tous les deux s’integrent dans le mou- paru en decembre 1998 : La ville au Moyen Age, 2 vol.,
vement de construction de l’administration royale arago- Paris : C.T.H.S., s.d. N. Coulet et O. Guyotjeannin.
naise. La premiere nait de la mutiplication des ponctions
[2]. “L’Etat moderne et les elites XIIIe-XVIIIe s. Apfiscales, alors que la seconde apparait comme une reaction face a l’autoritarisme de la monarchie. Dans la ville, ports et limites de la methode prosopographique”, Paris :
’la Union’ revele que des clans existent et s’opposent net- Publications de la Sorbonne, 1996, s.d. J.P. Genet et G.
tement. Dans le reglement de la crise, les quelques Ciu- Lottes, 487 p. et encore “Les elites urbaines au Moyen
dadanos ayant pris parti contre le roi et pour les nobles, Age”, Paris- Rome : 1997, Publications de la sorbonnevont cependant beneficier d’un traitement de faveur de la Ecole Francaise de Rome, XXVIIe congres de la Societe
part du roi. Plutot que de tomber dans l’exces repressif, des historiens medievistes de l’enseignement superieur
et apres avoir elimine les principaux chefs de la revolte, (Rome, 1996), 461 p.
le roi epargne les autres et laisse jouir de leurs preroga[3]. Zaragoza en el siglo XV, Saragosse : Ayuntamiento
tives les Ciudadanos corrompus, sans doute pour mieux de Zaragoza, 1981, 420 p.
les tenir en main. Ainsi, quand la guerre contre la Castille
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eclate, une decennie apres la crise de la Union, elle atteste
de la capacite de mobilisation unanime d’une cite, dans work may be copied for non-profit educational use if prolaquelle, une fois de plus, les memes noms reviennent : per credit is given to the author and the list. For other
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Citation : David Rivaud. Review of BarraquÖ©, Jean Pierre, Saragosse Ö la fin du Moyen Age. Une ville sous influence.
H-Urban, H-Net Reviews. October, 1999.
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