Pour en finir avec le désespoir

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Pour en finir avec le désespoir
 Le 4 avril 2013 Pour en finir avec le désespoir d’après la conférence de Bertrand Vergely, philosophe, enseignant. Le désespoir est un des problèmes majeurs de notre temps. Pourtant, pour certains
philosophes, le désespoir est la sagesse-même.
Le désespoir positif ou pourquoi peut-on dire que le désespoir est sage ?
Il n'est pas complètement vain de trouver de la sagesse dans le désespoir. En effet, il existe
un problème à l'intérieur de l'humanité qui est le problème de l'ego. Spinoza explique que
quelque chose empêche les hommes d'accéder à la réalité : c'est le fait de se mettre au
centre du monde et d'attendre que le monde s'intéresse à eux. L'homme est alors dans
l'attente, dans l'espoir et cette attitude génère une forme de violence et de délire. On
comprend alors que certains penseurs se soient méfiés de l'espoir car ils y ont vu une
attitude profondément égocentrique. Le Bouddha, par exemple, a vu dans les désirs de
l'homme, la source de toutes ses souffrances. Pour Schopenhauer, les hommes sont
esclaves du vouloir-vivre et oscillent entre la souffrance (quand le désir est encore insatisfait)
et l'ennui (après la satisfaction). Pour Socrate, le corps " à cause de tous ses appétits" est la
source de toutes les souffrances humaines parce qu'il est un obstacle pour accéder à la
vérité et à la liberté.
Ainsi, un certain nombre de Sages voient dans l'espoir ce désir forcené de vivre et de
dominer le monde, désir qui les amène à souffrir et à faire souffrir.
Pour Spinoza, les hommes font leur propre malheur car ils désirent que le monde obéisse à
leur désir de vivre et ils souffrent quand le monde ne satisfait pas leurs désirs. D'où la
sagesse du détachement, du renoncement au monde : si tu ne veux pas souffrir, n'attends
Bertrand Vergely -­ Pour en finir avec le désespoir Page 1 plus rien du monde, des autres, de toi…n'attends rien. Nous avons l'habitude de vivre dans
le plein, une cure de vide peut être salutaire…
Quand on cherche à être quelqu'un ou quelque chose, on cherche, en fait, le regard de
l'autre. Or, pour être heureux, il ne faut pas se préoccuper du regard des autres ; c'est la
condition pour sortir de la comédie humaine et ne pas être esclave de son image.
On peut rater sa vie à force de vouloir la réussir, comme on peut la réussir en ratant ce que
les gens appellent la réussite et qui, en fait, est l'esclavage dans le regard social. Que de
souffrance à cause du regard de l'autre posé sur nous ! Quelle merveille que la solitude !
C'est la même chose au niveau métaphysique. Epicure voit une autre expression du malheur
humain dans la manière que les hommes ont de faire exister les dieux : ils croient que les
dieux s'intéressent à eux, qu'ils sont capables de les juger, de les punir ou d'être sensibles à
leurs prières. Cette attente aliénante les prive de leur capacité de penser et d'agir. Pour
Epicure, il faut se représenter les dieux comme des êtres vivants à l'écart des hommes : il ne
faut rien attendre d'eux ni donc les craindre. Il faut être dans le lâcher prise par rapport aux
dieux, à la société, et à soi-même. Le désespoir positif est un désespoir joyeux de quelqu'un
qui n'attend rien, ni des dieux, ni des hommes, ni de lui-même. Il est capable de vivre une vie
dépourvue de sens, c'est-à-dire sans direction, sans signification et sans sensation. Il se
laisse alors porter par les choses. C'est une forme de sagesse que d'être seul, de n'être rien
et de faire l'expérience du vide. Une petite cure de désespoir philosophique peut apparaitre
extrêmement roborative.
Pour Pascal, l'homme est sans cesse tourné vers le passé ou l'avenir : toujours inquiet ou
impatient, il s'attache à ses souvenirs ou à ses projets, au lieu de penser au présent, le seul
temps qui lui appartient. Errant dans des temps qui ne sont pas les siens, l'homme ne vit pas
dans la réalité présente mais dans un égocentrisme : comme il n'a pas tout ce qu'il désire
dans le présent, il fuit dans le passé (pensant qu'avant c'était mieux) ou dans l'avenir
(pensant que plus tard sera mieux). L'homme sage est celui qui apprend à se contenter de
ce qui est, en renonçant à comparer ce qui est avec ce qui pourrait être mieux ou avec ce qui
a été mieux. Le sage est celui qui apprend à vivre dans le présent, qui n'attend rien et qui est
donc dans le dés-espoir. Mais est-ce suffisant ?
Les limites du désespoir
S'il existe des désespoirs salutaires, il existe également de dangereux désespoirs. La vie ne
se situe pas simplement par rapport au moi. Le moi doit aussi se situer par rapport à la vie.
L'homme a alors besoin de ne pas désespérer. Désespérer, ce n'est pas seulement lâcher
prise, c'est aussi fermer des portes.
On ne peut pas vivre dans le désespoir en n’attendant rien car vivre, c'est donner de l'avenir
à ce que l'on vit. Ce qui fait que nous avons la force de vivre, c'est que nous savons
fondamentalement que la vie a de la valeur ; c'est cette valeur de la vie qui permet
d'expliquer le plus grand mystère qui soit : rationnellement, vivre est une absurdité puisque
nous savons que nous allons tous mourir, sauf si nous comprenons que vivre, c'est être relié
à quelque chose d'incroyable qui est la valeur de l'existence. C'est le fait inouï de l'existence.
Nous vivons parce qu'il y a quelque chose de plus fort que la vieillesse, la maladie et la mort,
et qui donne du sens à la vie. Il y a à l'intérieur de l'existence une force d'amour incroyable
qui fait que nous savourons la vie. Et si nous pouvons traverser les épreuves, c'est parce que
nous sommes conscients de la valeur de la vie. C'est aussi parce que nous savons
d'expérience qu'il faut s'accrocher. Cela vaut la peine de persévérer car la vie est pleine de
possibles et donc de valeurs. La vie m'invite à faire confiance à l'avenir et pas simplement à
poser la question du présent. Et ce, parce que la vie vient de l'avenir. Vivre, c'est ouvrir le
champ des possibles, c'est donner une chance aux autres. On peut être étonné de ce qu'un
être humain peut donner dès lors qu'on lui fait confiance. En donnant de la valeur à la vie, on
aide les autres à vivre. Après le suicide d'un de ses élèves, Alain écrit un hymne à la vie et
Bertrand Vergely -­ Pour en finir avec le désespoir Page 2 au bonheur qui commence ainsi : "Comme la fraise a goût de fraise, ainsi la vie a goût de
bonheur". Pour lui, la vie n'est pas heureuse parce que tout va bien, que l'on est en bonne
santé ou que la chance nous sourit ; la vie est heureuse parce qu'elle est heureuse. Il est
miraculeux de vivre, miraculeux qu'il y ait de la vie. Rappeler la valeur de la vie, les possibles
de l'être humain, permet d'apporter la paix à l'intérieur de la société. La vie peut tenir à une
parole.
Mais il n'y a pas que le détachement qui nous détache. On peut se détacher de soi en
s'attachant au monde. En effet, le monde est imprévu et ne correspond pas tout à fait aux
images que je m'en fais. Nous sommes dans une ignorance salvatrice à l'égard du monde :
que sait-on de sa propre vie ? La psychanalyse nous apprend que nous avons un
inconscient, des forces de vie que nous ignorons. A l'intérieur de nous, nous avons peut-être
un potentiel de vie totalement inexploitée ; et si nous allions à la rencontre de nos
profondeurs ? Ces forces de vie ne sont pas seulement à l'intérieur mais aussi à l'extérieur
de nous. Nous ne sommes pas seuls au monde et nous ne mesurons pas toujours l'impact
que nous avons sur les autres. Un sourire peut sauver une vie sans le savoir. D'une manière
ou d'une autre, la vie passe par nous.
Si le désespoir m'apprend à me libérer de mes trop grands attachements et de la pesanteur
du moi, il ne répond pas à la question de la vie. Or, il nous faut vivre. Et vivre, c'est adhérer à
la vie, c'est donner de la valeur et l'avenir à la vie. Il y a donc des espoirs qui ne sont pas
vains et qu'on peut appeler les belles attentes.
Les belles attentes ou espérance.
Les espoirs qui ne sont pas vains s'expriment par l'expérience de la foi. Souvent utilisée dans
un contexte religieux, la foi est en réalité une qualité éminemment pratique. Il faut distinguer
la croyance de la foi.
La croyance est une supposition qui débouche sur une certaine représentation du monde. La
foi, au contraire, est le fait de quelqu'un qui arrête de supposer. Elle est de l'ordre de la
certitude, de la vérité intime et subjective. Toute expérience créatrice est une expérience de
la foi. Mozart n'était pas en face de la musique, il était la musique. La foi est une expérience
d'adhésion profonde. Avoir la foi, c'est arrêter de douter et de rentrer dans l'existence-même.
La vie est riche, pleine d'imprévus, rentrons à l'intérieur de cette vie. Vivons-la et chassons
de l'intérieur de nous les pensées négatives qui nous empêchent de vivre les choses.
Apparait alors la dimension du combat : combat contre le défaitisme, la tristesse. Ne pas
désespérer, c'est entrer dans le combat. La foi n'est pas séparable d'un combat des
profondeurs. Tout être humain qui entre dans l'humanité sera éprouvé par l'humanité. Ceux
qui font l'expérience du combat de l'esprit sont confrontés à l'adversité. Pour arriver à vaincre
l'adversité rencontrée à l'intérieur de soi-même, il faut une véritable persévérance.
L'intelligence de ce que l'on vit nous permet de surmonter les forces adverses que nous
rencontrons dès que nous agissons. Arriver à ne pas abandonner et à rester à l'intérieur de
ce que l'on vit est de l'ordre de la tenue et du témoignage. Faire l'expérience de l'adversité
permet en effet d'aider le monde.
L'expérience profonde de la belle attente ou espérance, c'est s'apercevoir que dans la vie, il
ne suffit pas d'être sage mais qu'il faut être vivant, c'est-à-dire ne pas désespérer, s'ouvrir,
permettre aux autres d'exister et entrer dans l'épreuve de la vie. Il y a toujours une issue à la
vie dès lors qu'on la vit. La vie est tellement vivante qu'elle est capable de surmonter toutes
les épreuves, il faut pour cela avoir la force de vivre. Notre tâche la plus importante est donc
de vivre et de nous renforcer dans notre capacité de vivre. D'où l'importance de vivre
ensemble, car nous allons savoir les uns pour les autres que la vie est forte. Nous rentrons
Bertrand Vergely -­ Pour en finir avec le désespoir Page 3 alors dans la science de la vie qui nous enseigne que la vie est d'une force incroyable mais
aussi d'une exigence terrible. Nous possédons tous en nous la force de vivre. Mettre un
enfant au monde, c'est lui dire qu'il est capable de vivre, qu'il est assez fort pour surmonter
les épreuves de la vie. L'amitié, l'amour, permettent la transmission de cette force.
Si l'espoir est personnel, l'espérance est transcendante et métaphysique. Une personne qui
traverse des épreuves ne donne pas des espoirs aux autres, mais laisse monter l'espérance
en donnant une force aux autres. On ne peut rien faire sans l'espérance, elle accompagne
toute notre vie quotidienne. Enseigner par exemple, c'est transmettre un savoir mais c'est
aussi donner à l'autre la conscience qu'il est capable de recevoir ce savoir.
L'espérance n'est pas vaine, elle est la force-même. Elle forme la véritable société humaine
qui est une société fondée sur la capacité : tout le monde est capable de vivre, personne
n'est a priori exclu du banquet de l'existence. Cela permet d'avoir une confiance profonde
dans la vie et dans l'autre, et cela conduit à l'optimisme et à la joie. Il faut redonner du sens à
l'optimisme. Si l'optimisme est l'idée que tout va s'arranger ou qu'un mal puisse être un
moindre mal, on peut comprendre la critique de Voltaire ou la révolte de Camus. Mais il y a
une autre manière de lire l'optimisme. Le mathématicien Leibniz, inventeur du calcul
infinitésimal, nous dit aussi que dans un intervalle fini, il y a une infinité de possibles. Il y a
donc à l'intérieur de toutes choses des énergies et des possibilités que nous ne soupçonnons
pas. Bettelheim l'a expérimenté dans les camps de concentration. Il a découvert que, dans
des conditions extrêmes, on pouvait survivre si on trouvait le point juste de l'existence, c'està-dire si on n'est ni dans la révolte, ni dans la résignation. Etty Hillesum n'a jamais désespéré
de la vie. Elle gardera sa confiance dans la vie et sa joie de vivre jusqu'au bout et écrira
avant de mourir à Auschwitz : " Comme la vie est belle."
Car la joie, c'est le fait d'être extraordinairement fier et heureux d'exister et d'être capable de
donner aux autres cette fierté et cette possibilité, afin de parvenir à ce qu'il y a de plus
important : savoir dire oui à la vie.
Bibliographie
Dictionnaire philosophique et savoureux du bonheur - Editions Milan - 2011
Une vie pour se mettre au monde - Editions Carnets Nord - 2010
Retour à l'émerveillement - Editions Albin Michel - 2010 Bertrand Vergely -­ Pour en finir avec le désespoir Page 4 

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