Geisha - Michael Camardese

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Geisha - Michael Camardese
G
by Michael Camardese
eisha
Qui sont-elles? Qui sont ces femmes qui entretiennent ce pilier culturel
vieux de mille ans au Japon? Leur nom nous est familier mais elles nous
sont inconnues. De leur métier, nous ignorons l’essentiel mais pensons
tout savoir. Il y a nombre de ces paradoxes dosés subtilement dans leur
histoire …juste de quoi aiguiser notre curiosité… geisha.
C’est d’abord une perception, un petit quelque chose du raffinement qui,
délicatement, trouve son chemin dans les volutes de fumées bleue aux arômes
de terre humide. Une discrète senteur de jasmin que l’odorat identifie bien
avant que les yeux ne dénichent son origine. Elle est assise, silencieuse, à
une extrémité du grand bar de ce salon privé de Kyoto. Seule femme admise
parmi ces businessmen qui ne semblent pas la voir, elle paraît hors du temps,
ailleurs.
Gesticulant pour mimer quelques exploits, un verre d'alcool de douze ans
d’âge dans une main, un cigare dans l’autre, ils ne lui prêtent volontairement
pas attention. Pas encore, ce n’est pas le moment. Elle, elle les étudie tous,
un par un. Immobile, les mains posées sur ses genoux croisés, son luxueux
kimono parfaitement lisse le long de la cambrure de ses reins, le nœud
tambour de son obi la maintenant élégamment droite, elle ne bouge que ses
pupilles noires pour les observer.
Ce soir, sa tâche consiste à accompagner le directeur de ces brillants
banquiers. C’est pour cela qu’ils ne lèvent pas les yeux sur elle. Par respect
pour leur supérieur hiérarchique assis à ses côtés et en grande discussion
lui aussi, au téléphone. Et pourtant, dans quelques heures, ils l’écouteront
religieusement leur narrer des poésies d’antan. Elle, la geiko, la geisha comme
elle est nommée en occident, dont la beauté et la connaissance intimident
presque autant qu’elles attisent le désir, l’envie. Elle qui, une dernière fois ce
soir, propose ses services onéreux à cette clientèle triée sur le volet avant de
prochainement organiser son hiki iwai, la cérémonie qui célébrera la fin de
sa carrière. Elle qui, introuvable comme la perle de Toba mais célèbre dans
son milieu, accompagna tant d’hommes puissants et de femmes célèbres
dans les plus beaux endroits du pays du soleil levant. Elle qui, par le respect
qu’engendre sa connaissance élevée des arts, jouit d’un prestige qui égale
celui des sumos.
Prétendre entrer un jour dans le cercle très fermé des geishas requière
bien d’autres atouts que la seule beauté. Toute jeune adolescente qui veut
suivre cette éducation deviendra progressivement une apprentie, une maiko
dépendante d’une grande sœur. Celle-ci lui enseignera son art en ne cessant
de lui transmettre ce qui est l’essence même du monde des geishas, cet
univers dit des fleurs et des saules: savoir instaurer l’atmosphère légère et
raffinée tant recherchée à leur contact. Savoir verser le thé selon les règles,
faire preuve de talent en ikebana, l’art de la composition florale, pincer avec
justesse les cordes du shamisen pour tirer de ce luth son timbre le plus pur,
réciter de succincts poèmes, manier avec parfaite tenue l’ombrelle ou encore
connaître les plus secrètes traditions érotiques chinoises et japonaises, lui
demandera des jours, des semaines, des mois et des années de pratique.
Si chaque geiko excelle dans une spécialité, toutes auront à maîtriser avec
expérience la danse traditionnelle qui modèlera leur silhouette, procurera
un port gracieux et créera une démarche élégante. Inlassablement, plusieurs
années durant, la maiko va se muer en geiko, dont les gestes seront empreints
de pureté et de grâce. Durant cette période, la grande sœur expliquera à sa
© Jeff Stephens
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Society
Une vie en clair-obscur
Society
Geisha
cadette comment mêler plaisir et embarras face aux hommes, lui apprendra à
faire rire et distraire les femmes, l’aidera à trouver la cire qui lui conviendra
le mieux pour son maquillage et s’assurera qu’elle tissera son propre réseau
de relations après l’avoir présentée à
ses connaissances les plus influentes de Pour devenir une forme d’art vivant, la geisha
la haute société. Accueillie au sein de
fait sacrifice de beaucoup de sa vie.
l’okiya, la maison des geishas, la maiko
sera placée sous l’autorité d’une mama
san, la mère des geishas et des apprenties des lieux. Celle-ci lui fournira tout
ce dont elle aura besoin au cours de sa formation. La maiko lui sera redevable
durant de nombreuses années. Petit à petit, rencontre après rencontre, la jeune
protégée trouvera durant son parcours son protecteur, car la connaissance des étaient considérées comme exerçant une profession définie, très différente de
arts n’est pas suffisante pour officier au sein des personnalités de pouvoir. celle des courtisanes, les yujo, par cet apprentissage élitiste de la calligraphie,
Nommé le danna, il sera choisi avec grand soin. Sa seule richesse ne suffira de la musique, du chant, de la danse et de ce qui entra dans les esprits comme
pas. Son éducation, son rang social, sa culture et sa prestance seront autant une véritable science: l’habillement. Aujourd'hui les geishas, refusant toute
de critères étudiés. Il sera celui à qui la mama san confiera l’honneur de faire occidentalisation, sont devenues les dépositaires de ce que furent la culture
et la structure de la société japonaise traditionnelle.
de la maiko une femme.
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Alors seulement, la formation de la geisha sera terminée. Une fête, l’erikae,
marquera l’éclosion du papillon. Comme la chrysalide se fissure pour
permettre le déploiement de ses ailes, la maiko ôtera son col rouge pour
revêtir celui des jeunes geishas, le blanc. Elle symbolisera la féminité telle
qu’elle perdure dans la tradition japonaise.
Au pays des robots les plus impressionnants et perfectionnés du monde,
la beauté féminine repose toujours sur des critères ancestraux. Alors que
les Occidentaux se plaisent à regarder les jambes de leurs concitoyennes,
les habitants de Kyoto n’ont de regards que pour les gorges et les nuques
découvertes. Aussi les tenues rivalisent-elles d’ingéniosité pour permettre
aux yeux de plonger depuis la base des cheveux jusqu’à la naissance des
épaules. Les kimonos sont cousus pour permettre d’observer les premières
vertèbres sous ce chignon très particulier portant l’inattendu nom de "pêche
fendue". Suggestive au plus haut point, cette coiffure en dit beaucoup sur
la zone du corps considérée comme la plus sensuelle par les Japonais. Une
huile de camélia est appliquée sur les cheveux pour leur assurer un parfait
éclat, puis un volumineux chignon est monté. A sa base, juste au-dessus de
la nuque, il est fendu en deux. L’étoffe dévoilée sous la fente n’est autre
que le col de soie rouge, chez la maiko. Plus tard, devenue geisha au col
blanc, elle placera un minuscule cercle rouge au centre de la fente. Torride.
Comme pour tout effort de beauté, une contrepartie existe. Pour permettre
à sa coiffure de se maintenir parfaitement en place durant une semaine, la
geisha souffre… pour être belle. Sa nuque restera posée de nombreuses nuits
sur un takamakura, un support rembourré de balles de blé identique à ce qu’il
était au dix-septième siècle.
Entretenir le désir, susciter l’émoi ou l’envie dans les yeux de celles et ceux
qui les côtoient a contribué au renom des geishas. Trop, peut-être. Si bien
que le Japon tomba dans l’utilisation mercantile de cette image. Dans les
années vingt, le Japan Travel Bureau décida de mener campagne à travers
le monde. L’art et son raffinement devait coûte que coûte apparaître aux
yeux de l’occident. Vecteur de charme, la geisha devint vecteur du savoirfaire. "Venez visitez le pays du Soleil-Levant" clamait l’affiche placardée
dans toutes les capitales du monde. Peu de temps après, tous les hommes
d’Etat et artistes en visite au Japon voulurent rencontrer la maiko de seize
ans qui servit de modèle à la campagne. L’appropriation de l’image prit un
inexorable envol qui ne semble pas pouvoir s’arrêter. Un effet de mode, tel
que Georges Lucas l’exploita en habillant ses Jedi selon les codes des arts
martiaux. Ainsi, de Janet Jackson à Madonna, les stars ont successivement
leur période geisha ou défilent selon des standards censés s’y référer. John
Galliano crée une robe geisha pour sa collection printemps-été 2007, les
agences affichent un standard mannequin-geisha, les maquilleurs proposent
des prestations de ce même nom ou encore, plus étonnant, le robot geisha
est né: rencontre improbable de philosophies antagonistes. Quant aux boules
dites de geisha…
Mais qu’en pensent ces femmes d’exception? Pour le savoir, bénéficier d’un
témoignage, l’idéal est de lire Mineko Iwasaki. C’est un risque à prendre pour
comprendre. Un risque car son récit permet de revenir sur terre, appréhender
le beau et l’art d’une manière épurée. Loin des clichés d’Arthur Golden, un
peu à l’image de ce que dirait un kendoka sur la technique de Luc Skywalker.
Pour devenir une forme d’art vivant, la geisha fait sacrifice de beaucoup de
sa vie. Et la gloire, l’argent et la reconnaissance qui en résultent ne suffisent
L’histoire de ces femmes qui allaient devenir des geishas – gei: culture, souvent pas à estomper certaines des douleurs de l’offrande.
sha: personne – est ancienne, très ancienne. Au huitième siècle, l'empereur
Kamnu fit édifier la nouvelle capitale du Japon, Kyoto, sur le modèle de Quand le directeur décide enfin de clore sa conversation téléphonique, le
son homologue chinoise, Changan. Fasciné par ce pays et sa culture, il resta niveau sonore de la salle diminue progressivement. Il lui présente sa main
profondément marqué par ces danseuses pieuses vues dans les temples pour l’aider à se lever. Les plis de son kimono bougent à peine, comme
bouddhistes le matin, devenant courtisanes des guerriers et des nobles le sous l’effet d’une très légère brise. Le silence s’installe et tous les suivent
soir. De ce curieux mélange de traditions, entre esthétique, plaisir et religion, dans la salle du banquet. Lorsque le dernier banquier referme derrière lui
émergea un concept que la culture japonaise articula autour de ses propres la porte coulissante à double battant, il ne s’imagine pas ce qu’elle ressent
racines. Ce n’est qu’en seize cent que le shogun Tokugawa, pourtant terrible au plus profond d’elle. Une dernière fois, ce qui fut toute sa vie va se jouer.
chef de guerre, liera l'histoire des futures geishas à celle des arts en leur Dans quelques heures, après les avoir distraits, elle entrera dans un monde
donnant accès aux meilleures formations, musicales notamment. Un siècle de solitude qui lui est inconnu. Ce qui fut sa vie, son éducation, sa joie et sa
plus tard, un décret shogunal voulut réglementer cette nouvelle profession peine, prendra fin.
et obligea les geishas à résider dans des "quartiers réservés". Elles se
regroupèrent alors pour fonder des écoles. Au dix-huitième siècle, les geishas De geisha, elle deviendra une femme, presque comme les autres.

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