Le monde hellénistique, l`ancienne Pologne et nous : analogies et

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Le monde hellénistique, l`ancienne Pologne et nous : analogies et
Le monde hellénistique, l’ancienne Pologne et nous
analogies et divergences
Hans HAUBEN
Katholieke Universiteit Leuven
Nulle époque n’est sans doute mieux faite que la nôtre
pour lire, dans le bruit et la fureur, l’histoire hellénistique
Édouard WILL1
Le vingtième siècle a largement reçu sa part des catastrophes et des bouleversements
qui ont frappé l’humanité dès l’aube de son histoire2. Particulièrement l’Europe centrale
et le Moyen-Orient furent le théâtre de génocides et de déplacements de populations
sans précédent. Voilà un des paradoxes d’un monde qui se voulait éclairé, ne cessant de
proclamer les droits de l’homme et des nations, mais au sein duquel les idéaux
d’œcuménisme, de fraternité et de tolérance allaient de pair avec des manifestations
inouïes de barbarie et d’obscurantisme3.
1
E. WILL, « Le monde hellénistique et nous », in : AncSoc 10 (1979), p. 79-95, spéc. 95.
Les renvois dans la présente contribution n’aspirent aucunement à l’exhaustivité.
3
Dans le numéro de janvier 2006 du National Geographic, L.M. SIMONS (« Genocide and the Science of
Proof », p. 28-35 ; diagramme p. 30) donne un aperçu déconcertant des différents génocides qui ont eu
lieu au cours de ce « century of mass murder », le génocide étant devenu « a recurring tool used against
political, ethnic, and religious groups ». Certains de ces massacres – nous pensons surtout à l’holocauste
juif et au génocide arménien – ont été d’une telle envergure qu’ils ont adopté des traits quasi mythiques,
en ce sens qu’ils ont fondamentalement contribué à la (re)définition de l’identité nationale et religieuse
des nations concernées, assumant en quelque sorte le rôle de mythes (‘re’) fondateurs. Aux yeux de bon
nombre de Juifs, pour qui l’Holocauste a revêtu un caractère absolument unique dans l’histoire de
l’humanité tout court, la portée réelle et symbolique en doit être mise sur un pied d’égalité avec celle de
l’Exode. Sous cet angle, on saisit mieux les motifs profonds derrière certaines formes de négationnisme à
première vue incompréhensibles (car contre toute évidence historique) de la part de publicistes
occidentaux plus ou moins isolés ou de dirigeants fondamentalistes de certains pays musulmans, le
président Ahmadinéjad d’Iran étant le premier chef d’état à nier ouvertement l’historicité de la Shoah.
Mais n’oublions pas non plus que le gouvernement turc refuse toujours obstinément de reconnaître le
caractère génocidaire du massacre des Arméniens (massacre à interpréter, évidemment, dans son contexte
historique, mais dont les véritables implications ne font plus aucun doute). Des auteurs turcs
contemporains, comme Elif Shafak et Orhan Pamuk, qui ont osé en parler sans réticences, en ont ressenti
2
53
Tandis que la Grande Guerre sonna le glas des empires multinationaux, donnant lieu au
premier génocide1 et entraînant à sa suite une première vague de nettoyages ethniques,
la seconde guerre mondiale causa l’expulsion, l’échange, voire même l’anéantissement
pur et simple, d’une quantité de minorités nationales, culturelles et religieuses. Les
mosaïques variées et multicolores qu’avaient constituées les empires, s’avéraient
désormais irréversiblement fragmentées.
N’évoquons pas ici les atrocités morales et physiques commises contre tant de gens et
de populations, atrocités qui, d’ailleurs, n’ont pas manqué d’affecter de façon profonde
et durable la psychologie individuelle et collective des survivants. Tâchons simplement
de nous rendre compte à quel degré la disparition soudaine, quasi totale et définitive de
certaines communautés a changé le climat spirituel, intellectuel, social, économique et
culturel des régions où elles avaient été établies depuis des siècles : impossible d’en
évaluer aujourd’hui les conséquences à long terme. Prenons le cas des Juifs d’Europe
centrale et du Moyen-Orient, ou celui des Allemands d’Europe centrale (et orientale),
ou encore celui des Grecs du Moyen-Orient.
Tout d’abord, il y a l’anéantissement virtuel des communautés juives, victimes des
nazis, en Pologne, dans les états baltes, en Grèce, et dans bien d’autres pays d’Europe.
A son tour, le conflit israélo-palestinien a causé leur disparition dans bon nombre de
pays arabes tels que l’Égypte.
Ce n’est qu’en parcourant les terres étendues de l’Europe centrale ou en se plongeant
dans des œuvres littéraires comme les récits d’un Isaac B. Singer, qu’un occidental de
nos jours est capable de saisir en quelle mesure les Juifs ont autrefois contribué à forger
la mentalité complexe et tout à fait particulière de pays tels que l’ancienne Pologne, qui,
alors, englobait encore la Galicie orientale, appartenant aujourd’hui à l’Ukraine. Tout ce
les conséquences (en vertu de l’article 301 du code pénal turc, interdisant de faire outrage à la république
ou à l’identité turque). Voir aussi la note suivante. [De façon plus ou moins analogue, l’expulsion des
Grecs d’Asie Mineure en 1923, ressentie par eux comme une des plus grandes catastrophes de leur
histoire, a profondément reforgé la conscience nationale hellénique.]
1
Le génocide arménien (1915-1917), perpétré par le mouvement jeune-turc, continue à occuper les
esprits : voir récemment encore R. FISK, De grote Beschavingsoorlog. De Verovering van het MiddenOosten, Amsterdam 2005 (= The Great War for Civilisation), p. 429-479 : « De eerste Holocaust ». Voir
également J. VERHEIJ, « Tussen Oost en West : een verkenning van de Armeense genocide (1915) », in :
Nieuw Tijdschrift van de Vrije Universiteit Brussel 12 (1999), n° 3, p. 99-126 (excellent article, détaillé,
balancé, bien documenté et pourvu d’une ample bibliographie, dans un numéro complètement consacré au
phénomène du génocide : « Genocide : actuele en historische perspectieven »); Annie et J.-M. M AHE,
L’Arménie à l’épreuve des siècles (Découvertes Gallimard, Histoire 464), Paris 2005, p. 94-103, 138-141.
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monde plein de mystères, misérable du point de vue matériel mais imprégné d’une
richesse spirituelle sans pareil, appartient irrévocablement au passé1.
Et combien sont-ils aujourd’hui, qui, en flânant dans le parc du vaste campus de
l’Université Aristote aux abords de la vieille ville de Salonique, se doutent que le béton
des constructions modernes recouvre ce que fut jadis un paisible cimetière juif ? Seul le
visiteur curieux qui se donne la peine d’aller fureter chez les bouquinistes locaux,
découvrira à sa grande surprise que Salonique, il n’y a pas si longtemps encore, fut une
cité multiculturelle, hébergeant même, jusqu’au grand incendie de 1917 et la
catastrophe de Smyrne (1922), une majorité juive. Ce ne fut que l’occupation nazie qui
mit réellement fin à la présence des Juifs à Salonique comme d’ailleurs dans toute la
Grèce2.
Or, à n’en pas douter, ce qu’écrit Stephen Mitchell au sujet de l’apport substantiel des
Juifs à la civilisation des cités d’Asie Mineure aux époques hellénistique et romaine –
« it is beyond question that Sardis, Aphrodisias, Acmonia, and Apamea would have
been lesser places without their participating Jewish population »3 – vaut tout aussi bien
pour
des
villes
modernes
comme
Salonique,
ou
Cracovie,
ou
encore
Lwów/Lviv/Lemberg, telles qu’elles se présentaient jusqu’à la veille de la seconde
guerre mondiale4.
Mais ce fut cette même guerre qui mit également fin à la présence tout aussi séculaire
des populations germaniques dans des régions comme la Poméranie, la Silésie et la
Prusse, sans parler de la Transylvanie ou de la Bohême. Ces Allemands ont dû payer, et
1
Tandis qu’en 1939 la Pologne comptait 3.460.000 Juifs (environ 10% de la population), dont
approximativement 90% furent exterminés, il n’en restait plus que 3.500 en 2000 : voir A. DYLEWSKI,
Where the Tailor Was a Poet. Polish Jews and Their Culture, Bielsko-Biala 2002, p. 15-18.
2
Pour la situation des Juifs en Grèce, voir St. BOWMAN, « Jews », in : R. CLOGG (ed.), Minorities in
Greece. Aspects of a Plural Society, London 2002, p. 64-80. Aujourd’hui, ils ne sont plus qu’environ
5.500, tandis qu’avant la dernière guerre on en comptait 75.000. La seule ville de Salonique, où leur
présence remonte à la haute époque hellénistique, hébergeait plus de 55.000 Juifs (en majorité séfarades à
partir de 1492). Il n’en reste plus que 1.000 environ (p. 64, 70-72). Des quelque 60.000 Juifs grecs qui
furent déportés par les nazis, 2.000 seulement retournèrent. Beaucoup – environ la moitié des 10.000 qui
survécurent la guerre – quittèrent le pays suite à la guerre civile et à cause du manque de stabilité
politique durant les premières années après la seconde guerre mondiale. C’est ainsi que l’exode aboutit à
l’anéantissement pur et simple de multiples congrégations (p. 76-78). Signalons toutefois qu’à présent
l’Université de Salonique collabore étroitement avec ce qui reste de la communauté juive afin de mieux
étudier son passé (p. 66).
3
St. MITCHELL, Anatolia. Land, Men, and Gods in Asia Minor, Vol. II. The Rise of the Church, Oxford
1995, p. 36.
4
Pour le caractère cosmopolite de Lwów, avant la guerre une sorte de microcosme de l’Europe Centrale,
voir l’exposé remarquable de L. DRALLE, Die Deutschen in Ostmittel- und Osteuropa. Ein Jahrtausend
europäischer Geschichte, Darmstadt 1991, p. 165-169.
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payer cher, pour les crimes commis par leurs dirigeants1. Abstraction faite de l’immense
tragédie humaine, dont l’atrocité fut longtemps méconnue pour des raisons évidentes 2,
leur expulsion constitue au pur niveau culturel, tout comme l’extermination des Juifs,
une perte inestimable. Tandis qu’en Pologne d’avant-guerre différentes ethnies se
côtoyaient et se fécondaient mutuellement sans pour autant se confondre 3, le pays
s’avère aujourd’hui un état largement homogène, sûr de soi et conscient de son passé
héroïque, mais, par intermittence, mal à l’aise face aux minuscules minorités nationales
et religieuses qui ont survécu ou se sont retrouvées sur son territoire nouvellement
délimité. Pensons aux Ukrainiens, aux Biélorusses, aux Allemands qui ont pu rester,
aux « Boykowie » et « Łemkowie » dans l’extrême sud-est (dont l’histoire d’aprèsguerre est tout aussi pénible que complexe)4, ou encore aux uniates de la région de
Przemyśl et même aux quelques milliers de Juifs rescapés. Inversement, la modification
des frontières et les migrations forcées de part et d’autre ont réduit de façon dramatique
la présence polonaise dans les pays voisins : la Lituanie, la Biélorussie et l’Ukraine.
En raison du démembrement de l’Empire ottoman d’abord et de l’Empire britannique
ensuite, le Moyen-Orient a été témoin d’évolutions analogues. Rappelons le massacre
des Arméniens (1915-1917)5 ou encore l’oppression continue, quoique moins ouverte,
des chrétiens syriaques et assyriens en Anatolie méridionale 6. Mais ce fut surtout à
l’omniprésence grecque que le siècle passé a mis un terme. On sait comment, suite à la
1
C’est à juste titre que R. VETTER (in : I. BENTCHEV-Dorota LESZCZYNSKA e.a., Polen. Geschichte, Kunst
und Landschaft einer alten europäischen Kulturnation [DuMont Kunst-Reiseführer], Köln 1989, p. 383)
écrit : « Es gibt kaum einen Landstrich in Europa, der den Menschen im Laufe der Jahrhunderte mehr
Leiden abverlangte als das bis 1945 unter dem Namen Ostpreußen zusammengefaßte Gebiet »
2
Un numéro récent du National Geographic (février 2005), contient un article de M. JAMKOWSKI (photos
de C. GERIGK) sur la découverte de l’épave du « General von Steuben » (p. 32-51 : « Ghost Ship
Found »), dans lequel sont évoqués les derniers jours dramatiques du troisième Reich en Europe centrale.
Le navire fut coulé le 10 février 1945 dans la mer Baltique par deux torpilles soviétiques, entraînant avec
lui quelque 4500 personnes. Ce fut « one of the deadliest sea tragedies in history ». L’auteur fait
également mention des atrocités commises par l’armée rouge, du torpillage encore plus tragique du
« Wilhelm Gustloff » (30 janvier 1945 ; environ 9000 victimes ; « it may have been the largest sea
tragedy in history ») et de celui du « Goya » (16 avril 1945 ; 6 à 7000 victimes), ainsi que de l’exode de
2,4 millions de réfugiés évacués en quatre mois de la Prusse orientale par 1.100 bateaux allemands. Sur la
répression de ressortissants allemands restés en territoire polonais, un des grands tabous de l’histoire de
l’après-guerre, voir J. SACK, An Eye for an Eye. The Story of Jews Who Sought Revenge For the
Holocaust, s. l. (ISBN 0-9675691-0-9) 20044.
3
Pour la composition démographique de la Pologne d’avant-guerre, voir, p.ex., L. VOS-I. GODDEERIS, De
strijd van de witte adelaar. Geschiedenis van Polen, Leuven 2000, p. 198-199.
4
Voir, p.ex., M. SALTER-J. BOUSFIELD, The Rough Guide to Poland, London-New York 20025, p. 368369.
5
Voir plus haut, n. 3 et 4.
6
Voir, p.ex., un article récent de W. TACKE, « Bei den letzten Christen im Tur Abdin. Ende eines 1600jährigen Kapitels ? », in : Der Christliche Osten, 60 (2005), p. 38-51.
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guerre gréco-turque (1919-1922) et en vertu du traité de Lausanne (1923), les Grecs ont
dû évacuer l’Asie Mineure, tout comme les Turcs – à l’exception de ceux qui habitaient
la Thrace occidentale – ont été obligés à quitter la Grèce1. Dans les années cinquante, ce
fut au tour de Nasser de chasser l’élite grecque – comme beaucoup d’autres Européens –
du territoire égyptien. En même temps, l’essor du sionisme et du nationalisme arabe
ayant mené aux guerres israélo-arabes, la position des Juifs y était également devenue
intenable2. Remontant à la prise de Jérusalem en 587 av. J.-C. et même au-delà3, la
communauté avait même pu survivre à la guerre meurtrière de 115-117. Sa présence
continue à Alexandrie n’avait été mise en cause que par les machinations du fanatique
patriarche Cyrille (412-444) en 4154. Là où donc bien d’autres avant lui avaient échoué,
le raïs arriva à ses fins.
Certaines analogies entre les événements dramatiques en Europe centrale et ceux qui ce
sont déroulés au Moyen-Orient, quoique s’agissant de deux mondes à première vue
assez différents, sautent aux yeux. Également peut-on constater des parallélismes
frappants entre les sociétés qui y étaient établies avant que ces événements y mettent
fin. Des villes cosmopolites et multiculturelles comme Vienne, Vilnius, Lwów ou
Cracovie offraient un caractère tout aussi varié et dynamique que Constantinople,
Salonique, Beyrouth, Smyrne ou Alexandrie5. Or, il se fait que ces villes, non seulement
1
Voir R. MEINARDUS, « Muslims : Turks, Pomaks and Gypsies », in : R. CLOGG (ed.), Minorities in
Greece, p. 81-93. Quelque 434.000 Turcs (musulmans) furent échangés contre 1.350.000 Grecs
(orthodoxes). Seules la ville de Constantinople, la Thrace occidentale et les îles d’Imvros et de Ténédos
échappèrent au nettoyage ethnique. En plus, il y a aujourd’hui encore près de 5.000 Turcs dans le
Dodécanèse. Sur le sort de Smyrne, ville hétérogène, où cohabitaient Grecs, Turcs, Arméniens et Juifs,
voir l’ouvrage récent de H. GEORGELIN, La fin de Smyrne. Du cosmopolitisme aux nationalismes, Paris
2005.
2
Je garde chez moi comme souvenir un exemplaire des Protocoles des Sages de Sion qui me fut envoyé
vers 1958, en guise de documentation (!), par l’ambassade d’un pays arabe à Bruxelles. Entretemps, au
Moyen-Orient, on continue à répandre ce produit issu de la fantaisie morbide des services secrets tsaristes
et publié pour la première fois en 1903 : cf. B. NAARDEN, « De Protocollen van de Ouderlingen van
Zion », in : Z.R. DITTRICH-B. NAARDEN-H. RENNER (edd.), Knoeien met het Verleden, UtrechtAntwerpen 1984, p. 111-126, soulignant le rôle néfaste joué par certains émigrés russes dans la
divulgation d’un pamphlet qui a largement contribué au développement de l’antisémitisme en Allemagne.
3
Voir J. MELEZE-MODRZEJEWSKI, Les Juifs d’Égypte de Ramsès II à Hadrien, Paris 19972, p. 39-44.
4
Voir, e.a., V.A. TCHERIKOVER, Corpus Papyrorum Judaicarum, Vol. I, Cambridge (MA) 1957, p. 98100; Chr. HAAS, Alexandria in Late Antiquity. Topography and Social Conflict, Baltimore-London 1997,
p. 299-304.
5
Sur la variété des langues parlées dans les villes cosmopolites de l’Empire ottoman, voir dernièrement
l’article évocateur de L. MISSIR DE LUSIGNAN, « La langue chez les Latins d’Orient », in : C. CANNUYER
e.a. (edd.), La langue dans tous ses états. Michel Malaise in honorem (Acta Orientalia Belgica 18), Liège
2005, p. 217-230.
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celles situées au Moyen-Orient, mais en quelque sorte aussi celles d’Europe centrale,
rappellent les grandes métropoles du monde hellénistique.
Prenons Alexandrie. Dans une contribution magistrale, « Alexandria from Mohammed
Ali to Gamal Abdal Nasser », P.M. Fraser évoque un monde international, travailleur et
entreprenant, qui, pour l’essentiel, ne différait guère de celui dans lequel s’était
épanouie la capitale des Lagides1. Entre l’Alexandrie (et l’Égypte) de Ptolémée Sôter
(323-283/282 av. J.-C.) et celle(s) de Mohammed Ali (1805-1848/1849) on découvre
toute une série de ressemblances. Mentionnons l’ouverture sur la mer et sur le monde
après une longue période de léthargie, l’expansion maritime et territoriale en
Méditerranée orientale (y compris la Syrie et la Cilicie), l’immigration considérable de
Grecs (et d’autres Européens), le clivage social persistant entre indigènes et étrangers, le
déploiement d’un commerce international géré par quelques grandes familles hellènes,
riches, puissantes et solidaires, ayant leurs attaches à travers tout le bassin
méditerranéen (oriental). Évoquons ici le souvenir de Cavafys, le dernier des grands
poètes hellénistiques, que Fraser se plaît à rapprocher de son illustre prédécesseur
Callimaque. Ce fut précisément Nasser, qui, comme une sorte de Mohamed Ali à
l’envers (« the new Mohammed Ali, but a Mohammed Ali in reverse »)2, parvint à
anéantir toute cette société, qu’on pourrait qualifier de « néo-hellénistique ». On est
même en droit de dire que ce fut lui qui infligea le coup de grâce à la présence (et
l’influence) grecque au Moyen-Orient tout court (sans se rendre compte, soit dit en
passant [mais au risque de tomber dans un piège idéologique, voulant excuser des
formes inacceptables de colonialisme en évoquant ses bienfaits économiques], qu’il
porta ainsi un coup mortel à la prospérité de son propre peuple). Or, une telle sorte de
présence, générale et dominante, avait constitué une des principales caractéristiques de
la civilisation hellénistique dans l’Antiquité.
Il faut, en principe, faire une distinction entre l’époque hellénistique stricto sensu et la
culture à laquelle on confère cette même épithète. L’époque hellénistique couvre la
période entre l’avènement (336) ou la mort (323) d’Alexandre d’une part, et la prise
d’Alexandrie par Octavien (30 av. J.-C.) de l’autre. Par contre, la culture hellénistique,
1
P.M. FRASER, « Alexandria from Mohammed Ali to Gamal Abdal Nasser », in : N. HINSKE e.a. (edd.),
Alexandrien. Kulturbegegnungen dreier Jahrtausende im Schmelztiegel einer mediterranen Großstadt
(Aegyptiaca Treverensia 1), Mainz 1981, p. 63-74.
2
P.M. FRASER, « Alexandria », p. 72.
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qui s’est épanouie au cours de la dite époque et se distingue par une série de
caractéristiques particulières, a longtemps continué à se manifester sous l’Empire
romain.
On peut définir de façon concise la « culture hellénistique » comme la culture grecque à
l’échelle « mondiale » – en fait il s’agissait de la première civilisation qui méritait
véritablement cette dernière qualification – ou encore comme une civilisation globale
(et multiculturelle) où dominait la composante grecque et où, par conséquent, le grec
était la lingua franca du commerce et le moyen de communication préféré des élites,
souvent imprégnées de la pensée grecque, quelles que fussent leurs attaches nationales1.
Il est clair que ces définitions peuvent, sous certains aspects, être appliquées à des
sociétés pluralistes d’époques plus récentes, établies dans plusieurs villes et régions de
l’Orient méditerranéen, où, même après la disparition de l’Empire byzantin, la position
des hellénophones, quoique moins prépondérante, était restée ou était redevenue
relativement importante. Pensons à Constantinople, à l’Asie Mineure occidentale, à la
Syrie, et, comme venons de le proposer, aussi à l’Égypte, particulièrement entre la prise
de pouvoir de Mohammed Ali et la chute du roi Farouk, où nous assistons, d’une
certaine manière, à une renaissance du monde hellénistique. D’une certaine manière, car
quelque essentiel que fût l’apport des Grecs à la construction de l’Égypte moderne, leur
langue, en tant que lingua franca, n’en devait pas moins céder le pas au français, à
l’anglais et à l’italien. N’empêche que, somme toute, nous oserions affirmer que la
culture hellénistique (du moins telle que nous la concevons) ne semble réellement avoir
pris fin qu’au cours du vingtième siècle2.
Mais revenons à l’Antiquité. Au fur et à mesure que la connaissance des périodes et
civilisations traditionnellement considérées comme classiques semble s’évaporer dans
la conscience et la mémoire collective des intellectuels européens, les historiens
professionnels, et bien d’autres dans leur sillage, témoignent d’un intérêt croissant pour
les époques basses, aujourd’hui reconnues comme fondamentales dans le procès de
1
Cf. E. WILL, « Le monde hellénistique », p. 85 : « l’hellénisme était essentiellement un fait de culture :
être Grec, c’était parler grec, penser en Grec, se comporter en Grec - bref, appartenir pleinement à la
civilisation grecque ».
2
Évidemment, il faut tenir compte du fait qu’on trouve aujourd’hui des colonies grecques disséminées à
travers le monde entier et que ces communautés ont conservé en majeure partie leur identité en restant
fidèles à leur langue et leurs traditions, particulièrement au culte orthodoxe. Néanmoins, on ne peut plus
prétendre que l’identité ou la langue grecques en tant que telles jouent encore un rôle important en dehors
de ces communautés.
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formation de la mentalité et des valeurs occidentales. Il ne s’agit pas seulement de
l’antiquité tardive, autrefois estimée décadente1, mais aussi et surtout de l’époque (ou de
la culture) hellénistique. Selon l’avis de plusieurs auteurs, ces périodes, ou du moins la
perception que nous en avons, présentent un nombre d’affinités avec notre civilisation
contemporaine. Particulièrement l’hellénisme paraît, à plusieurs égards et même si notre
connaissance en reste parfois déficiente, plus compréhensible et donc plus accessible à
l’homme «postmoderne» que l’univers d’un Périclès ou d’un Virgile 2. C’est ce qui peut
expliquer l’attirance relative qu’exercent aujourd’hui les studia hellenistica et le succès
de certaines expositions auprès du grand public3.
Impressionnés par la découverte d’une civilisation tellement éloignée dans le temps
mais si proche par sa mentalité, certains savants se sont mis de façon plus systématique
à la recherche d’analogies (et de divergences) historiques, démontrant de la sorte à quel
point un comparatisme bien réfléchi nous aide à rafraîchir nos idées.
C’est ainsi qu’à Louvain on se souvient toujours d’une remarquable conférence faite par
Édouard Will en février 1979 et publiée par la suite dans Ancient Society4. Le regretté
historien y attira l’attention sur les multiples parallélismes qui existent entre cette
société hellénistique, au sein de laquelle les Grecs des cités avaient découvert que
l’Égée n’était plus le centre du monde, et la nôtre, où les Européens eurent une
expérience similaire, toutes deux ayant subi de profonds bouleversements politiques,
sociaux, culturels et religieux5. L’expérience de la décolonisation qu’éprouvèrent les
Européens au cours du 20e siècle, les incita à tenir compte des ambiguïtés et des dangers
qu’entraîne une interprétation trop rigoureuse ou trop idyllique, en somme trop
victorienne et hypocrite6, de phénomènes tels que l’hellénisation de l’Orient, un
1
Voir, à ce propos, l’étude inspiratrice de H.-I. MARROU, Décadence romaine ou antiquité tardive? IIIeVIe siècle, Paris 1977, surtout p. 9-14.
2
Voir à ce sujet les réflexions de E. WILL, « Le monde hellénistique », p. 81, soulignant la différence
entre notre « connaissance » et notre « compréhension »du monde hellénistique.
3
Tout récemment encore l’exposition « Ägypten Griechenland Rom. Abwehr und Berührung » organisée
dans le « Städelsches Kunstinstitut und Städtische Galerie » à Francfort sur le Main (nov. 2005-mars
2006), consacrée en majeure partie aux époques tardives et dont le catalogue (edd. H. BECK-P.C. BOLMaraike BÜCKLING) fut publié par le Wasmuth Verlag à Tübingen et Berlin (2005).
4
Voir n. 1.
5
Voir E. WILL, « Le monde hellénistique », particulièrement les pages 93-95.
6
P. Briant dirait « tarnienne », renvoyant au grand (et influent) historien britannique W.W. Tarn,
aujourd’hui considéré comme le représentant par excellence d’une telle approche idéalisante,
bienveillante, mais foncièrement eurocentriste et impérialiste de l’histoire (ancienne) : voir « Colonisation
hellénistique et populations indigènes. La phase d’installation » (1978), in : P. BRIANT, Rois, tributs et
60
processus auquel on avait longtemps attribué un caractère civilisateur au profit d’un
monde soi-disant barbare 1. C’est cette expérience dégrisante qui les aide, qui nous aide,
désormais à mieux comprendre la vraie portée de la colonisation entamée par les
conquêtes d’Alexandre le Grand et la complexité de ses effets à long terme. Aux études
hellénistiques une telle prise de conscience ne peut qu’ouvrir de nouvelles perspectives.
Il est vrai que, jadis, Hermann Bengtson2 nous a mis en garde contre une utilisation
inconsidérée du procédé de l’analogie historique, mais il l’a fait en soulignant les
avantages d’une application prudente : « Zur Illustrierung einer historischen Situation
vermag … der Hinweis auf eine ähnliche in einer anderen Zeit oder in einem anderen
Zusammenhang oft aufklärend zu wirken, wenn auch nicht beweisend. So wird die oft
missbrauchte Analogie zwar nicht zu einem historischen Beweismittel, wohl aber zu
einem Mittel der Veranschaulichung geschichtlicher Vorgänge » [mes italiques].
C’est parfaitement dans cet esprit3 que le savant nancéien (rejoignant un débat sur
l’hellénisation, voire l’européanisation, de l’Orient et, inversement, sur l’orientalisation
ou asiatisation de l’Europe, débat en cours depuis longtemps chez les historiographes
modernes mais réactivé à la suite de la décolonisation4) a tâché de repérer des analogies
entre les répercussions qu’eut la colonisation grecque à l’époque hellénistique sur les
pays d’Orient d’une part, et, de l’autre, celles de la colonisation espagnole (surtout) au
paysans. Etudes sur les formations tributaires du Moyen-Orient ancien (Ann. litt. de l’Université de
Besançon 269), Paris 1982, p. 227-262, spéc. 227-230.
1
E. WILL, « Le monde hellénistique », surtout p. 86.
2
H. BENGTSON, Einführung in die alte Geschichte, München 19798, p. 2.
3
Voir E. WILL, « Le monde hellénistique », p. 89 : « je me demande si des situations modernes ne sont
pas de nature à stimuler notre imagination d’historien » ; p. 90 : « Comparaison n’est pas raison : des
analogies n’ont pas valeur d’explication et nous ne saurions combler les lacunes de notre documentation
hellénistique à l’aide d’exemples ibéro-américains. Mais ceux-ci, néanmoins, peuvent nous aider à
comprendre dans la mesure où ils stimulent notre imagination créatrice d’hypothèses » ; p. 95 :
« L’histoire ne se répète jamais, mais elle crée parfois des constellations de données analogues, et les
analogies, génératrices d’hypothèses, sont choses à prendre en considération ».
4
A ce propos, voir surtout les travaux de P. BRIANT, dont les plus importants ont été recueillis dans Rois,
tributs et paysans (voir supra, n. 29), soulignant e.a. la résistance et persistance des structures orientales.
Son exposé portant le titre assez explicite « Impérialismes antiques et idéologie coloniale dans la France
contemporaine : Alexandre le Grand modèle colonial » (1979), ibid., p. 281-290, initialement refusé pour
publication par la rédaction d’une certaine revue, fut à l’époque sans doute considéré, on imagine, comme
trop provocateur. Cf. aussi dernièrement ID., « “Alexandre et l’hellénisation de l’Asie” : l’histoire au
passé et au présent », in : B. VIRGILIO (ed.), Studi Ellenistici XVI, Pisa 2005, p. 9-69, spéc. 45-49 (sur
« les royaumes hellénistiques … analysés à travers la notion de ‘société coloniale’ », observant à juste
titre que « la question des rapports entre Grecs et indigènes dans le monde hellénistique a toujours suscité
des réflexions comparatistes avec la colonisation européenne de l’époque contemporaine » étant donné
qu’on a souvent eu tendance « à observer l’histoire d’Alexandre et du monde hellénistique à travers le
miroir de la – bonne ou mauvaise – conscience européenne »).
61
19e et au début du 20e siècle sur l’Amérique latine, particulièrement les états andins 1.
Les conclusions sont parfois surprenantes et ceux qui voudront désormais travailler sur
des sujets tels que les relations entre Gréco-Macédoniens et indigènes en Égypte
ptolémaïque et romaine, les effets de l’urbanisation grecque en Empire séleucide, ou les
syncrétismes religieux, ne pourront plus s’en passer.
Will ne tarda pas à revenir sur le thème de l’analogie, tout en approfondissant et
systématisant les idées dont il avait entamé l’exploration lors de sa conférence à
Louvain. Dans une publication de 19852, étude fouillée, bien que n’aspirant qu’à
« proposer une orientation aux recherches », le savant plaida pour une « anthropologie
coloniale » du monde hellénistique. En approchant ce monde en tant qu’un système
essentiellement colonial, on ne manquerait pas à mettre à profit les développements
qu’avaient pris les enquêtes ethnologiques et sociologiques. Toujours avec la même
prudence – car « entre le monde hellénistique et le monde colonial et postcolonial
moderne (dont aucun n’est homogène) les différences sont énormes »3 – il se concentra
sur l’Amérique du Sud (y compris les républiques issues de la colonisation espagnole
tout en gardant les anciennes caractéristiques), sans pour autant oublier les anciennes
colonies européennes en Afrique et en Océanie. A peine un an plus tard, nous
retrouvons ces mêmes idées dans l’introduction à un livre sur le judaïsme à l’époque
hellénistique, publié en collaboration avec Claude Orrieux4.
Analysant, à la suite de G. Balandier, les divers comportements possibles des colonisés
face aux colonisateurs, Will distingue l’acceptation active, l’acceptation passive,
l’opposition passive et l’opposition active, dont il retrouve chaque fois des exemples
dans les états hellénistiques. Il y ajoute un cinquième type de réactions, celui des
compromissions faites par les révolutionnaires triomphants avec les idées de leurs
anciens oppresseurs, compromissions suscitant des oppositions traditionalistes internes.
Parlant des différences, Will signale tout d’abord le caractère essentiellement
économique des colonisations modernes, menant souvent à une exploitation extrême et
un bouleversement des structures sociales et économiques, et, ensuite, leur impact
1
E. WILL, « Le monde hellénistique », p. 89-92.
E. WILL, « Pour une ‘anthropologie coloniale’ du monde hellénistique », in : J.W. EADIE-J. OBER (edd.),
The Craft of the Ancient Historian. Essays in Honor of Chester G. Starr, Lanham (MD)-London 1985, p.
273-301.
3
E. WILL, « Anthropologie coloniale », p. 287.
4
E. WILL-C. ORRIEUX, Ioudaïsmos-Hellènismos. Essai sur le judaïsme judéen à l’époque hellénistique,
Nancy 1986, p. 14-35.
2
62
missionnaire, aboutissant à l’introduction d’une nouvelle religion. Deux cas spécifiques
d’analogie entre le Pérou (post-)colonial et l’Égypte ptolémaïque sont analysés : d’une
part, il décèle une même sorte de mentalité derrière la solicidud péruvienne et l’enteuxis
ptolémaïque (surtout quant à la manière dont les dirigeants se servent de ces pétitions
pour tenir les gens dans une condition de dépendance) ; d’autre part, il y a l’introduction
de l’économie monétaire et la monétarisation de la fiscalité, nouveautés qui paraissent
avoir eu des effets désastreux sur la position de subordination dans laquelle se
trouvaient les indigènes. En introduisant ce dernier exemple, Will élargit résolument
l’horizon jusqu’au 16e siècle, le premier de la colonisation ibérique de l’Amérique
latine.
Les suggestions de Will ont clairement inspiré des auteurs comme Clarysse, là où ils
comparent, bien qu’en passant et de façon générale, la colonisation de l’Égypte
hellénistique à celle de l’Amérique latine ou de l’Afrique du Sud1. Mais c’est surtout
Barbara Anagnostou-Canas qui s’est inscrite dans la pensée du Maître : nous lui devons
trois études consécutives, dans lesquelles elle développe, de façon diligente et sous ses
divers aspects (occupation militaire, résistance égyptienne, contrôle du sol), le concept
d’une Égypte ptolémaïque comprise comme société coloniale. Ainsi, elle se distancie
des approches traditionnelles, trop axées sur les aspects favorables d’une hellénisation
partialement interprétée comme dynamique civilisatrice2.
1
W. CLARYSSE, « Grieken in Egypte, van Alexander tot Mohammed », in : P.W. PESTMAN (ed.),
Vreemdelingen in het land van Pharao, Zutphen 1985, p. 27-42, spéc. 27 (« Het beste vergelijkingspunt is
volgens sommigen de Spaanse verovering van Midden- en Zuid-Amerika, en, waarom niet, ZuidAfrika »); W. CLARYSSE-Katelijn VANDORPE, Zénon, un homme d’affaires grec à l’ombre des pyramides,
Leuven 1995, p. 19 (« La comparaison s’impose avec l’expansion européenne dans le Nouveau Monde,
surtout en Amérique Latine »); W. CLARYSSE, Het Griekse millennium : 500 v.C. tot 500 n.C.
(Academiae Analecta, N.R. 7 [Kon. Vlaamse Academie v. België voor Wetenschappen en Kunsten]),
Brussel 2001, p. 14 (« [in Égypte ontstond] een soort koloniale maatschappij, te vergelijken met ZuidAfrika tot voor kort of met Zuid-Amerika »).
2
Barbara ANAGNOSTOU-CANAS, « Rapports de dépendance coloniale dans l’Egypte ptolémaïque. I.
L’appareil militaire : impact et incidences sur la société de l’Egypte ptolémaïque », in : Bullettino
dell’Istituto di Diritto Romano 92-93 (3 ser. 32-33) (1989-1990), p. 151-236 ; « Rapports etc. II. Les
rebelles de la chora », in : A.H.S. EL-MOSALAMY (ed.), Proceedings of The XIXth International Congress
of Papyrology, Cairo 2-9 September 1989, II, Cairo 1992, p. 323-372, passim et spéc. 325-326 et n. 13 ;
« La colonisation du sol dans l’Égypte ptolémaïque », in : S. ALLAM (ed.), Grund und Boden in
Altägypten (Rechtliche und sozio-ökonomische Verhältnisse). Akten des internationalen Symposions
Tübingen 18.-20. Juni 1990, Tübingen 1994, p. 355-374 (signalant p. 373 n. 112 certaines analogies avec
la conquête espagnole de l’Empire inca, relevées dans N. WACHTEL, La Vision des Vaincus. Les Indiens
du Pérou devant la conquête espagnole 1530-1570, Paris 1971).
63
L’interprétation préconisée par Will et par ceux qui se situent dans sa lignée, a été
critiquée par Roger Bagnall1. Tout en encourageant les approches comparatistes, celuici vise à nuancer et à élargir l’explication coloniale des sociétés hellénistiques,
particulièrement dans le cas de l’Égypte ptolémaïque. A nuancer d’abord, car à ses yeux
la typologie quadripartite de Balandier s’avère trop simpliste, tandis que se manifestent
trop de différences majeures entre les colonies des temps modernes et les royaumes
hellénistiques2 : il y a le racisme généralisé et systématique propre à l’époque moderne ;
il y a aussi le fait que le « centre métropolitain » se situe alors habituellement en dehors
de la terre coloniale3. A élargir ensuite, car les phénomènes en question, étant le produit
de sociétés hiérarchisées et fondamentalement inégalitaires sur le plan politique et
économique, ne sont pas l’apanage exclusif du milieu colonial : on les retrouve
également dans des sociétés ex- ou non coloniales4. En plus, toujours selon Bagnall, les
deux « case studies » allégués par Will (la comparaison entre l’Egypte ptolémaïque et le
Pérou sur le plan de la monétarisation et de l’utilisation de pétitions) ne seraient pas
probants. N’empêche qu’une bonne connaissance du monde colonial moderne, et, plus
encore, une certaine affinité avec sa mentalité spécifique 5, sont hautement
recommandables : elles enrichissent notre imagination et nous aident, par exemple, à
mieux comprendre et interpréter – souvent entre les lignes – les documents d’époque
hellénistique ainsi qu’à saisir la véritable portée de certaines « disguised realities »6. Or,
1
R.S. BAGNALL, « Decolonizing Ptolemaic Egypt », in : P. CARTLEDGE-P. GARNSEY-E. GRUEN (edd.),
Hellenistic Constructs : Essays in Culture, History, and Historiography, Berkeley-Los Angeles 1997, p.
225-241. Le titre peut être compris de deux façons : 1° en « décolonisant » l’Égypte des Lagides (au
même titre que se sont décolonisés les peuples non européens), Will, pour ainsi dire, a voulu rendre
justice aux indigènes opprimés et méconnus par la science moderne (cf. p. 227) ; 2° Bagnall, de sa part,
procède à une autre sorte de « décolonisation » de l’Égypte ptolémaïque, c.-à-d. en mettant en doute son
caractère véritablement colonial. Pour les travaux d’Anagnostou-Canas, voir particulièrement p. 235-236.
2
Cf. W. EDER, in : Der Neue Pauly 6 (1999), col. 646 : « Die antike Kolonisation ist … inhaltlich strikt
vom neuzeitlichen ‘Kolonialismus’ abzugrenzen ».
3
On pourrait ajouter que, dans certaines colonies modernes, les colons, ou la majorité d’entre eux, ne
s’établissaient pas de façon définitive. Ce fut notamment le cas au Congo (belge) : une fois passé leur
terme, ils regagnaient la mère patrie. Dans les royaumes hellénistiques, par contre, il s’agissait de
véritables immigrations.
4
Il s’ensuit que les « power relationships that are distinctive to colonialism are only a subset of those that
can help us to understand the societies of the Hellenistic world » (p. 241).
5
Voir p. 232 : « This [c.-à-d. le fait qu’on ne peut interpréter l’Égypte ptolémaïque comme une simple
colonie] does not justify our discarding colonialism altogether as an approach to the Hellenistic world or
to antiquity in general ». Il y avait, en effet, « some clear resemblances to later colonial societies », mais
ceci ne justifierait pas l’application d’une anthropologie coloniale pour générer des hypothèses fécondes
concernant le monde hellénistique (p. 236). N’empêche que « progress in interpreting the documents can
come from an imagination informed by knowledge of the colonial world » (p. 238).
6
R.S. BAGNALL, « Decolonizing », p. 240.
64
voilà que la littérature moderne issue du milieu colonial (souvent de haute qualité,
d’ailleurs) nous offre bien des fois de telles opportunités, surtout là où elle traite des
relations, extrêmement subtiles, délicates, ambiguës, difficiles à cerner, entre
colonisateurs et assujettis1.
Il y a une dizaine d’années, un livre consacré à la conquête des Indes par Alexandre le
Grand, opération extrêmement sanglante et destructrice se situant dans la période 329325 av. J.-C., a, à son tour, définitivement détruit l’image civilisatrice et par trop
idéalisante qu’à partir du 19e siècle on s’était créée du Macédonien en s’inspirant
naïvement de Plutarque. En ce faisant, Brian Bosworth a démontré, une fois de plus, à
quel point les études comparatistes peuvent être fructueuses2. L’épisode – crucial dans
l’histoire du conquérant – ne concerne que la première phase de sa mainmise sur des
pays en voie de sujétion et ne se rapporte donc pas au procès de colonisation au sens
propre du terme3, ni à la situation d’un Etat hellénistique (« colonial ») entièrement
établi, comme c’était le cas chez Will. Mais les analogies avec le monde moderne au
début de l’ère coloniale – il s’agit de certains aspects du colonialisme des plus
repoussants – n’en sont pas moins instructives. La campagne d’Alexandre est
judicieusement mise en parallèle avec une autre tragédie humaine, la conquête du
Mexique par Hernán Cortés dans la période 1519-1522, aboutissant à la destruction de
Tenochtitlán, la capitale de Montézuma. L’utilité de la méthode se prouve par elle-
1
Déjà suggéré par E. WILL (« Le monde hellénistique », p. 87) lui-même, où il renvoie aux romans de
Lawrence G. DURRELL (1912-1990) (p.ex., The Alexandrian Quartet [1957-1960] et Bitter Lemons
[1957]) et le Passage to India (1924) de Edward M. FORSTER (1879-1970), livres dont nous manquent,
comme il signale, des équivalents hellénistiques. Bagnall mentionne les romans de PRAMOEDYA ANANTA
TOER (1925 ; considéré comme le plus grand des auteurs indonésiens contemporains ; emprisonné par les
Hollandais [1947-1949] au cours de la guerre d’indépendance et ensuite, sous le régime Suharto, par le
gouvernement indonésien [1965-1979, sans procès !]), romans qui concernent les Indes néerlandaises. En
effet, de telles œuvres nous apprennent infiniment plus sur les mentalités et la psychologie des colons et
des colonisés que des tas de sources documentaires. Personnellement je pense aux romans coloniaux du
grand écrivain hollandais Louis COUPERUS (1863-1923), évoquant un monde javanais mystérieux et
impénétrable, soumis qu’en apparence au pouvoir blanc, ou au livre autobiographique Out of Africa
(1937) de Karen BLIXEN (= Isak DINESEN, 1885-1962). Née au Danemark, elle passa une grande partie de
sa vie active au Kenya, où elle exploitait une plantation de café. Ecrit dans un esprit de « colonialisme
éclairé », l’ouvrage fait preuve d’une sympathie profonde et sincère (quoiqu’inévitablement paternaliste)
pour l’Afrique et les Africains. En le lisant, le monde des archives de Zénon m’est constamment venu à
l’esprit.
2
A.B. BOSWORTH, Alexander and the East. The tragedy of Triumph, Oxford 1996, surtout p. 34-41 et 42,
45, 49, 53, 60-61 (la divergence analogue des témoignages historiques); 124-125; cf. 164 (interactions
entre conquérants et peuples soumis); 141-142, 159-164; cf. 87 n. 80, 121 (la terreur et sa justification; le
droit à la domination). Voir les réflexions de P. BRIANT, “Alexandre”, p. 49-51.
3
« Le fait de peupler de colons ; de transformer en colonie », « mise en valeur, exploitation des pays
devenus colonies » (Le Petit Robert).
65
même, car « for all the differences of scale, the Mexican conquest supplies a host of
small-scale analogies which can illuminate the reign of Alexander » 1. Les analogies se
situent surtout sur le plan des différentes sortes de sources écrites, dont chacune, dans
les deux cas, fut composée sous un angle et avec des intentions spécifiques; sur celui du
rôle parfois déterminant joué par des interprètes et des informateurs locaux (ou proches
des indigènes), créant ainsi une sorte d’interaction particulière entre conquérants et
autochtones, génératrice de conceptions (mythiques) nouvelles; enfin sur le plan des
idées que se faisaient les conquistadores respectifs de leur droit incontestable à
l’assujettissement sans merci des peuples indigènes. En fait, Cortés est présent à travers
tout le livre de Bosworth. Il est clair que, par ces analogies, l’historien de l’Antiquité,
tout en réajustant son opinion sur Alexandre, acquiert une meilleure compréhension des
conquêtes espagnoles sous Charles Quint. En effet, « (the similarities) may be
considered parallel manifestations of universal phenomena, all the more impressive in
that they are so separated in time and cultural context »2.
Aujourd’hui, ce genre de comparatisme, en relation avec des situations coloniales ou
postcoloniales, paraît avoir acquis droit de cité parmi les historiens de l’Antiquité, qui,
de plus en plus, se mettent à emprunter à l’anthropologie des concepts et des termes
(parfois même un peu jargonneux). Récemment encore, Henry Hurst et Sara Owen ont
publié un recueil contenant différentes études, largement fondées sur des données
archéologiques, à propos des colonisations dans l’Antiquité3. Elles concernent surtout la
Grèce archaïque, la Sicile et l’Empire romain et renvoient maintes fois aux grands
empires coloniaux des temps modernes. Mentionnons spécialement l’article d’Elizabeth
DeMarrais, qui traite du phénomène de la « romanisation » comme un ensemble varié
d’interactions entre Romains et indigènes, interprétées en termes de lutte pour la
suprématie à divers niveaux de la société. L’Empire romain y est comparé non à celui
des Habsbourg espagnols, mais à celui des Incas (ca. 1400-1532, c.-à-d. avant l’arrivée
des Espagnols), responsable d’une colonisation et « incaïsation » de l’ouest de
l’Amérique du Sud4. Il est évident que les empires hellénistiques auraient pu être mêlés
à la discussion.
1
A.B. BOSWORTH, Alexander and the East, p. VIII.
A.B. BOSWORTH, Alexander and the East, ibid.
3
H. HURST-Sara OWEN, Ancient Colonizations. Analogy, Similarity and Difference, London 2005.
4
Elizabeth DEMARRAIS, « A View from the America’s : ‘Internal Colonization’, Material Culture and
Power in the Inka Empire », in: H. HURST-Sara OWEN, Ancient Colonizations, p. 73-96.
2
66
En somme, jusqu’à présent, les études comparatistes ayant pour objet les empires
d’Alexandre et de ses successeurs, paraissent surtout porter intérêt aux aspects
« coloniaux » (quel que soit le sens précis qu’on attribue à ce terme) des sociétés
concernées et se limiter, au niveau des comparaisons, aux colonies européennes établies
hors du vieux continent à partir de la fin du 15e siècle.
Or, il y a bien d’autres aspects à comparer que des rapports de dépendance et des
questions apparentées. Pensons à l’essor du commerce, à l’établissement de toutes
sortes de réseaux internationaux, à l’épanouissement de la littérature et des sciences
stimulé par l’internationalisation de la société… En plus, quand il s’agit de
multiculturalisme ou de syncrétisme religieux, il ne faut pas se limiter aux colonies
modernes au sens strict du terme : pensons à l’Égypte (en particulier à la ville
d’Alexandrie) au 19e et dans la première moitié du 20e siècle, ce bel exemple de « néohellénisme » dont nous avons parlé plus haut et qui mérite sûrement de plus amples
recherches comparatives.
Ce que je voudrais mettre en évidence ici, c’est qu’il ne faut pas se laisser absorber de
façon trop exclusive par les mouvements coloniaux des temps modernes (et récents) ou
par les pays du Tiers-Monde. Pendant mes voyages en Pologne 1 – et ici je rejoins le
début de mon exposé – je me suis rendu compte à quel point la situation de ce vaste
pays, dont l’histoire est infiniment complexe, devait présenter, jusqu’à la fin de la
dernière guerre, des analogies avec les anciens royaumes hellénistiques, à première vue
tellement différents, tout comme elle offrait indéniablement certaines ressemblances
avec le Moyen-Orient récent. En effet, l’histoire plus que millénaire de l’Europe
centrale et spécialement de la Pologne, dévoile des horizons qui, à ma connaissance,
n’ont pas encore été (suffisamment) explorés. Je me limiterai à quelques parallélismes
remarquables, sans trop entrer dans les détails et bien conscient du fait que l’exposé
restera forcément superficiel.
Tout comme le monde méditerranéen avait subi dès l’âge du Bronze, en vagues
successives de migrations, un long procès d’hellénisation, dont le rayonnement fut
considérablement élargi à partir de l’époque hellénistique, l’Europe centrale, occupée en
majeure partie par des tribus slaves dès la fin du 4 e siècle, fut soumise à une
1
Ce sont surtout mes amis et collègues de l’Université de Varsovie, Anna Świderkówna, Adam
Łukaszewicz et bien d’autres, qui m’ont inculqué l’amour de leur pays. Je leur en resterai toujours
reconnaissant.
67
germanisation progressive. En quelque sorte, celle-ci débuta dès l’époque du « Bon Roi
Dagobert », quand eut lieu, en 631, peut-être en Bohème, la première confrontation
militaire entre Francs et Slaves, confrontation qui, cette fois-là, tourna mal pour les
premiers1. La vraie expansion de l’empire vers l’est fut entamée sous les Carolingiens
au cours du 9e siècle, et, pour de bon, à partir du 10e siècle sous la dynastie saxonne.
Mais la germanisation à long terme résulterait moins de conquêtes que de grands
mouvements de colonisation.
La colonisation germanique prit son premier grand essor dès l’an mil pour ne s’arrêter
qu’au milieu du 14e siècle, quand l’Europe fut touchée par la peste noire ; elle reprit dès
1500 et durera jusque dans la seconde moitié du 19e siècle. Bien qu’en chiffres absolus
le nombre de ceux qui cédèrent effectivement au « Drang nach Osten » semble avoir été
restreint, il s’agit sans aucun doute du mouvement le plus important de ce genre à
l’intérieur de l’Europe. Son impact à longue échéance ne peut être comparé qu’à celui
de la colonisation grecque dans l’Antiquité, en particulier à l’époque hellénistique.
La colonisation grecque tenait au surpeuplement chronique dont souffrait la Grèce
continentale. Ses objectifs principaux étaient la découverte et la mise en culture de
nouvelles terres, auxquels se mêlaient évidemment des intérêts commerciaux 2. Durant la
période hellénistique, quand d’immenses territoires furent soumis aux rois grécomacédoniens, des motifs d’ordre militaire et stratégique s’y sont ajoutés : les Ptolémées
recrutaient quantité de militaires grecs ou hellénisés, à qui furent concédées des
parcelles de terre à travers la vallée du Nil, un système que nous connaissons grâce
surtout aux papyrus provenant du Fayoum. En augmentant la surface du sol arable et en
assurant à leurs soldats des moyens de subsistance, ils amélioraient leurs revenus et
renforçaient leur mainmise, et celle de l’élite gréco-macédonienne, sur le pays. Tandis
que leurs services exigeaient une multitude d’administrateurs qualifiés, les rois attiraient
vers Alexandrie les meilleurs ingénieurs, scientifiques, médecins et hommes de lettres
dont disposait le monde méditerranéen. Et plus que n’importe autre ville, la métropole
1
L. DRALLE, Die Deutschen (voir n. 8), p. 7-8.
Cf. H. BENGTSON, Einführung in die Alte Geschichte, p. 39 : « das Streben nach neuem Land (ist) ein
sehr wichtiges Motiv der kolonialen Ausbreitung der Hellenen gewesen : haben sich doch die Griechen
fast nur in solchen Gegenden niedergelassen, die die Kultur der Rebe und des Ölbaumes gestatteten. Mit
der Absicht, neuen Siedlungsraum zu gewinnen, haben sich allerdings von Anfang an auch andere
Beweggründe verbunden, von denen die Handelsinteressen besonders schwer in die Waagschale gefallen
sind. » Pour un récent aperçu (avec bibliographie) de la colonisation (surtout grecque) dans l’Antiquité,
voir, p.ex., W. EDER e.a., art. « Kolonisation », in : Der Neue Pauly 6 (1999), col. 646-666.
2
68
avait besoin d’artisans, de commerçants et de spécialistes de toutes sortes1. L’immense
empire hétéroclite des Séleucides, quant à lui, fut – surtout en Asie Mineure et en Syrie
et ce même déjà avant la prise de pouvoir de son fondateur – recouvert d’un réseau de
colonies de vétérans (macédoniens et autres) ainsi que de vraies poleis, implantations
qui contribuaient à un contrôle plus efficace, tout en portant la culture grecque jusqu’au
fin fond de l’Asie2. En outre, particulièrement en Asie Mineure, les Antigonides et
Séleucides concédaient de grands domaines à des amis et proches collaborateurs3,
renforçant de la sorte l’emprise de l’hellénisme sur cette région peuplée.
La colonisation germanique au delà de l’Elbe voulut surtout ouvrir de nouvelles terres à
l’exploitation. En général, elle n’était pas conçue comme un moyen de soumission des
populations slaves à tel ou tel pouvoir étranger : les colons étaient au service de la
noblesse autochtone et se trouvaient sous le contrôle de princes locaux ou de la
couronne polonaise, dont ils contribuaient à augmenter les revenus tout en accroissant la
superficie agricole. Par contre, dans les régions du Nord, où s’étaient établis les
chevaliers Teutoniques4, des considérations d’ordre stratégique ont sûrement joué, les
colons germaniques devant contenir et graduellement remplacer les Borusses
(Prussiens) récalcitrants, la population indigène balte. Des motifs analogues valent pour
la repopulation de la Hongrie et de la Transylvanie, ainsi que du Banat, à la suite des
campagnes victorieuses du prince Eugène de Savoie (1697-1699 et 1714-1716)5. S’il est
évident que nous avons affaire à un phénomène complexe, présentant des aspects
multiples, il est tout aussi clair qu’une des principales conséquences en fut la
1
A première vue, on serait tenté d’associer la colonisation grecque à l’époque hellénistique surtout au
développement du commerce, aux régions côtières et aux villes, tandis que la colonisation germanique
aurait été avant tout une affaire agraire, concentrée sur l’intérieur des pays colonisés. En réalité, les
immigrants grecs tenaient aussi des terres à l’intérieur de l’Égypte (même s’ils n’habitaient pas
nécessairement sur les lieux), tandis que les colons germaniques se sont également installés dans leurs
propres « poleis » (où le commerce extérieur tenait une place considérable), devenant ainsi la force
motrice de la Ligue hanséatique.
2
Voir G.M. COHEN, The Seleucid Colonies. Studies in Founding, Administration and Organization
(Historia Einzelschriften 30), Wiesbaden 1978 ; R.A. BILLOWS, Kings and Colonists. Aspects of
Macedonian Imperialism (Columbia Studies in the Classical Tradition 22), Leiden-New York-Köln 1995,
spéc. p. 146-182 : « Macedonian Settlers and Colonists in Asia », avec une liste complète des colonies.
3
Voir R.A. BILLOWS, Kings and Colonists, p. 111-145 : « Kings and Estate-Holders in Asia ».
4
Pour l’histoire de l’ordre Teutonique, voir U. ARNOLD, « De Duitse Orde van 1190 tot heden », in : J.
FLEERACKERS (ed.), Landcommanderij Alden Biesen. Acht eeuwen Europese geschiedenis in het Land
van Maas en Rijn, Tielt (B) 1988, p. 19-43 et 136 (bibliographie); ID., diverses contributions dans :
Ridders en Priesters. Acht eeuwen Duitse Orde in Noordwest-Europa, Turnhout 1992 ; ID., « De Duitse
Orde van 1190 tot heden », in : Suzanne VANAUDENHOVE (ed.), De balije Biesen in het Rijn-Maasgebied,
Gent 1993, p. 11-27; Ph. JOSSERAND, « Der Deutsche Orden », in : F. NOVOA PORTELA-C. DE AYALA
MARTÍNEZ (edd.), Ritterorden im Mittelalter, Stuttgart 2006, p. 167-193 et 234-235 (bibliographie).
5
Voir L. DRALLE, Die Deutschen, p. 123-124.
69
germanisation partielle de l’Europe centrale. Elle s’est manifestée surtout dans les
(grandes) villes, où les élites étaient souvent germanophones. Avec leur statut juridique
particulier, sur lequel nous reviendrons, ces cités ont, à leur tour, renforcé le procès de
germanisation de l’arrière-pays. Impossible ici de ne pas évoquer le rôle joué par les
poleis grecques dans l’hellénisation de l’Orient.
Au cours des premiers siècles de la colonisation germanique, celle-ci ne semble pas
avoir suscité d’oppositions de caractère spécifiquement nationaliste de la part des
habitants slaves. Néanmoins, les relations se sont progressivement détériorées. Dès le
13e siècle, on peut remarquer que les Germains se croyaient supérieurs aux populations
de race slave, risquant ainsi de créer à long terme de dangereux ressentiments. Les élites
slaves, de leur côté, se sentaient menacées par la gens Teutonica, qui se réservait les
meilleurs postes, ce qui rendait la coexistence de différentes langues parfois difficile 1. A
plusieurs reprises, souvent à des fins propagandistes, des Polonais accusaient leurs
dirigeants ou adversaires allemands de vouloir « exterminare (totam) gentem
Polonicam ». De tels antagonismes pouvaient surgir surtout dans les villes. Mais tout
compte fait, la « cohabitation » semble avoir posé peu de problèmes, de sorte que, sous
la couronne, et en particulier sous les règnes du Piast Casimir III le Grand (1333-1370)
et du Jagellon Sigismond II Auguste (1548-1572), la Pologne devint, aussi bien du point
de vue confessionnel que du point de vue ethnique, un Etat « multiculturel » et tolérant,
faisant preuve d’une ouverture d’esprit peu commune, ce qui ne tarda pas à porter ses
fruits sur les plans académique et scientifique2.
Mais, comme partout ailleurs en Europe, dès la fin du 18e et le début du 19e siècle et ce
jusqu’à l’effondrement de la présence allemande, le nationalisme a sérieusement
envenimé les relations entre les différentes ethnies vivant sur le sol de la Pologne
actuelle. De même, suite à la contre-réforme, les positions confessionnelles s’étaient
endurcies dès le règne de Sigismond III, le Vasa de stricte obédience catholique (15871632)3. Après le partage de la Pologne, l’élément national polonais sera vigoureusement
1
Voir L. DRALLE, Die Deutschen, surtout p. 173-177.
Cf. L. DRALLE, Die Deutschen, p. 176 : « Polen wurde seit 1385 – für Jahrhunderte - zur toleranten und
offenen Nation. » Pour les règnes de Casimir III et de Sigismond II, voir, e.a., L. VOS-I. GODDEERIS, De
strijd, p. 41-71, passim. Pour l’épanouissement de la vie scientifique, voir p. 68.
3
Voir L. DRALLE, Die Deutschen, p. 173-205, le chapitre intitulé : « Vom Miteinander zum
Gegeneinander ».
2
70
opprimé dans les territoires annexés par la Prusse et la Russie, tandis que dans la partie
autrichienne les patriotes jouiront d’une plus grande liberté d’action.
En Égypte ptolémaïque, on assiste dès la seconde moitié du 3e siècle av. J.-C. également
à de graves tensions entre les ethnies, tensions qui, quoi qu’on en dise, n’étaient pas de
nature purement sociale et économique1. On est en droit de soupçonner que les
sentiments des prêtres égyptiens envers la dynastie régnante étaient souvent beaucoup
moins chaleureux que le décret de Canope ou la Pierre de Rosette ne le laissent
entendre. Chez les rois, par contre, on trouve peu ou point de préjugés racistes ou
nationalistes2. Tout en menant une politique généralement favorable aux Juifs (sur
laquelle nous reviendrons), ils s’efforçaient de manifester leur bienveillance envers les
sanctuaires égyptiens. Néanmoins, ils restèrent foncièrement macédoniens, imbus de la
culture grecque et malgré tout étrangers à celle des indigènes : seule la septième
Cléopâtre était capable de parler la langue de la majorité de ses sujets.
Quant aux rois polonais, il faut constater que seule la dynastie des Piast fut réellement
indigène. Les Jagellons étaient de souche lituanienne et parmi les rois électifs, quatre
seulement peuvent être considérés comme de vrais polonais 3. A ce point de vue, il y
avait une certaine ressemblance avec la dynastie lagide, étrangère au pays –
quoiqu’officiellement intégrée dans l’idéologie pharaonique – et, toute grecque ou
grécisée qu’elle fût, provenant de la périphérie septentrionale. Or, les rois polonais,
malgré leurs penchants internationalistes et humanistes, me semblent avoir été beaucoup
plus favorables à la culture « locale » que leurs devanciers lagides : sous leur égide, la
langue polonaise réussit à s’élever au rang de langue écrite et la littérature polonaise
connaissait, très tôt déjà, un grand essor4.
En ce qui concerne les pouvoirs royaux en Pologne, pouvoirs toujours limités par le
Sejm (différence fondamentale vis-à-vis du régime ptolémaïque, mais moins vis-à-vis de
la tradition macédonienne), ils furent de plus en plus restreints depuis le Traité de
1
Voir les cas mentionnés par W. CLARYSSE, in : P.W. PESTMAN (ed.), Vreemdelingen, p. 34-42, où l’on
ne peut nier, à notre avis, la présence d’une certaine et parfois même grande animosité nationaliste.
2
Voir mes remarques à ce propos, H. HAUBEN, « Philocles, King of the Sidonians and General of the
Ptolemies », in : E. LIPINSKI (ed.), Phoenicia and the East Mediterranean in the First Millennium B.C.
Proceedings of the Conference held in Leuven from the 14th to the 16th of November 1985 (Studia
Phoenicia 5 = Orientalia Lovaniensia Analecta 22), Leuven 1987, p. 413-427, spéc. 424-427.
3
A savoir Michel Korybut Wiśniowiecki (1669-1673), Jean III Sobieski (1674-1696), Stanislas
Leszczyński (1704-1709, 1733-1736) et Stanislas Auguste Poniatowski (1764-1795).
4
L. VOS-I. GODDEERIS, De strijd, p. 68-69.
71
Bouda (1355) et le Privilège de Košice (1374)1 ; à partir de 1505 (le grand privilège
Nihil Novi) on peut même parler d’une sorte de monarchie constitutionnelle2. En fait, ce
furent les anciennes et puissantes familles de ceux que les Ptolémées auraient appelés
leurs syngeneis et prôtoi philoi qui dirigeaient le pays et contrôlaient l’Assemblée, sans
oublier les petits diadochoi qui, eux aussi, se faisaient régulièrement entendre. En
Égypte ptolémaïque, par contre, le roi a toujours conservé ses pouvoirs absolus, bien
que, dès l’époque de Ptolémée IV, certains magnats et membres de la Szlachta – pour
employer cette fois-ci la terminologie polonaise – se mêlaient de plus en plus dans les
affaires de l’État3. A partir de la seconde moitié du second siècle av. J.-C. et jusqu’à la
chute finale, ce sont les ambassadeurs du Sénat romain qui contrôlent l’Égypte et
désignent plus ou moins les successeurs au trône. Il en alla de même en Pologne au
cours du dernier siècle de son existence comme royaume souverain, quand des étrangers
comme Nicolas Repnine (1734-1801), l’ambassadeur russe à Varsovie, y tenaient les
rênes du pouvoir. Le pays était devenu l’enjeu des grandes puissances – la Russie
(Catherine II), l’Autriche (Marie-Thérèse, Joseph II) et la Prusse (Frédéric II) – qui ne
cessaient d’intervenir dans les affaires internes et, chaque fois, lui imposaient leurs
candidats, jusqu’au moment où elles décidèrent de mettre fin à son existence (1795)4.
L’hellénisation progressive de l’Orient et d’une grande partie du monde connu, devait
fondamentalement contribuer à son unification, souvent superficielle, il est vrai, mais
néanmoins réelle. Abstraction faite de certaines religions à mystères comme les cultes
isiaques propagés par des prêtres égyptiens, la culture hellénistique, bien que produisant
toutes sortes de syncrétismes et nouvelles formes de religiosité, avait été exempte de
préoccupations missionnaires organisées. D’autre part, elle s’était mise à assimiler le
christianisme, lui-même d’ailleurs foncièrement expansif, et vice versa, à tel point qu’à
la longue elle s’y était identifiée, renforçant de la sorte l’unité grandissante de
l’œkoumène. Cela implique qu’à partir d’un certain moment hellénisation et
1
Voir L. VOS-I. GODDEERIS, De strijd, p. 43.
Voir N. DAVIES, God’s Playground, p. 321-372 (“The Noble Democracy”) ; L. VOS-I. GODDEERIS, De
strijd, p. 49.
3
Pour le rôle joué par les diverses classes d’une aristocratie polonaise hautement privilégiée, rôle dont il
faut être conscient pour bien comprendre l’histoire mouvementée d’un pays aux institutions faibles, voir
N. DAVIES, God’s Playground. A History of Poland, 2 vol., Oxford 1985 = 1981, I, p. 201-255 (« The
Nobleman’s Paradise »). L’impact qu’avaient autrefois les magnats et les autres membres de la noblesse,
est admirablement décrit dans l’incomparable roman historique de James A. MICHENER, Poland, dont la
première édition parut en 1983.
4
Voir A. GIEYSZTOR e.a., History of Poland, Warszawa 19792, p. 270-279.
2
72
christianisation se trouvaient souvent associées. Mais il est clair que l’hellénisation
pouvait s’effectuer à divers niveaux (linguistique, religieux, …) et adopter différents
degrés d’intensité1 et qu’inversement, christianisation ne signifiait pas nécessairement
(complète) hellénisation.
En Europe centrale, germanisation et christianisation étaient allés de pair dès le début,
avec cette restriction que, normalement, germanisation impliquait christianisation mais
que cette dernière n’était pas simple synonyme de germanisation. En tout cas, cette
double assimilation (à ses différents degrés) permit à ce qu’on a appelé la « Nouvelle
Europe » de joindre, petit à petit, le « club » des « Anciens ». Dans ce sens Lothar
Dralle parle du « Prozeß der Alteuropäisierung Neueuropas »2. Tout comme
l’hellénisation (associée par la suite à la christianisation), la germanisation (d’emblée
intimement liée à la christianisation) a donc joué un rôle unificateur.
Mais germanisation impliquait aussi l’entrée dans le giron de l’Église romaine, et non
dans celui de l’Église de Byzance, derrière laquelle s’étaient rangés certains pays slaves
comme la Russie (Kiev) et la Bulgarie, distinction qui ne prendrait tout son poids
qu’après le schisme « définitif » de 1054. Les lignes de rupture qui, depuis des siècles,
s’étaient progressivement manifestées au sein du monde méditerranéen antique,
commencèrent à s’étendre vers l’Europe centrale, où elles auraient – et ont eu jusqu’à
une époque récente – des répercussions souvent dramatiques : pensons aux relations
russo-polonaises. Il est significatif que, dès ses débuts, l’expansion germanique fut
soutenue par la création de tout un réseau d’évêchés sous l’égide de l’archevêque de
Magdebourg3. En même temps, les princes et premiers rois de Pologne, tout catholiques
qu’ils fussent depuis le baptême de Miseco (Mieszko) en 966, ont dû se donner
beaucoup de peine à parer aux tentatives d’ingérence, notamment par le biais de
1
Des considérations similaires peuvent évidemment être formulées pour ce qui est du phénomène de la
christianisation, où il pouvait s’agir de diverses sortes de christianisme, présentant divers degrés
d’intégration à la chrétienté établie : orthodoxe ou hérétique, en communion avec la « grande Eglise » de
l’empire ou schismatique, etc.
2
L. DRALLE, Die Deutschen, p. 4; cf. p. 53 : « schon die erste Etappe der Angleichung Neueuropas an
Alteuropa (ist) in starkem Maß von Deutschland aus befördert worden [mes italiques] » ; p. 89 : « ein
Prozeß struktureller Angleichung Neueuropas an Alteuropa ».
3
L’archevêché de Magdebourg fut créé en 956 (L. VOS-I. GODDEERIS, De strijd, p. 28), 962 (E. MEYER,
Grundzüge der Geschichte Polens, Darmstadt 19903, p. 2) ou 968 (L. DRALLE, Die Deutschen, p. 16). Le
premier évêché en Pologne, celui de Poznan, fut établi en 968. En 1000, Gniezno (où étaient déposées les
reliques de Saint Adalbert) serait élevé au rang d’archevêché (A. GIEYSZTOR e.a., History of Poland, p.
51-52; MEYER, p. 2 et 4; VOS-GODDEERIS, ibid.).
73
l’Église, de la part de l’Empire 1. Rappelons encore qu’à partir du 16e siècle, la langue
allemande deviendrait un de principaux véhicules par lequel la Réforme fit son entrée
en Europe centrale. Déjà en 1521 Wrocław ouvrit ses portes au protestantisme et quatre
ans plus tard, en 1525, la Prusse ducale (ultérieurement appelée Prusse orientale) fit son
apparition comme premier État protestant de l’histoire 2.
Comme nous venons de le dire, la germanisation de la « Nouvelle Europe », aussi bien
que l’hellénisation de l’Orient, procès soutenus et renforcés (au moment même ou à
terme) par des mutations d’ordre religieux, ont donc largement contribué à l’intégration
culturelle, politique, sociale et économique du monde dans lequel ces procès se
déroulaient. En tant que langues culturelles, administratives et linguae francae, le grec
et l’allemand y jouaient un rôle primordial. Néanmoins, il faut signaler quelques
différences. Tandis que la prééminence du grec est incontestable dans le contexte
hellénistique, on doit tenir compte, en Europe médiévale et moderne, de la place
qu’occupaient le latin comme langue universelle et, à partir des 16e-17e siècles, le
français dans le milieu diplomatique. En tout cas, ce n’est qu’avec la Réforme,
introduite en 1525 en Prusse par Albrecht von Hohenzollern (de Brandebourg), ancien
grand maître de l’ordre Teutonique devenu duc, que l’allemand assumera graduellement
le rôle de langue littéraire et scientifique « supranationale » en Europe centrale. Or, vers
la même époque, entre 1514 et 1524, furent déjà imprimés les premiers livres en
polonais et naquit toute une littérature nationale, qui participait pleinement à la vie
spirituelle de l’Europe3. Centre de cette culture polonaise, en particulier durant l’« Âge
d’or » sous Sigismond Ier le Vieux et Sigismond II Auguste (1506-1572), fut Cracovie,
capitale rayonnante du royaume, dont la haute bourgeoisie – tout comme celle de bon
nombre d’autres grandes villes – était en majeure partie germanophone4. On ne sait pas
– et c’est une question peu pertinente, en fait anachronique mais aujourd’hui néanmoins
fort controversée – s’il faut qualifier Nicolas Copernic (1473-1543) d’« allemand » ou
de « polonais ». Né à Thorn/Toruń (cité germanophone, appartenant à l’ordre
Teutonique jusqu’en 1466), il avait fait ses études à Cracovie, mais passa la plus grande
partie de sa vie comme chanoine à Frauenburg/Frombork au service de son oncle
1
E. MEYER, Geschichte Polens, p. 2-4; L. DRALLE, Die Deutschen, p. 18.
Voir L. VOS-I. GODDEERIS, De strijd, p. 61 et 70.
3
Sur l’Âge d’or, voir M. ALEXANDER, in : I. BENTCHEV-Dorota LESZCZYNSKA e.a., Polen, p. 23-28. Sur
le caractère germanophone du patriciat urbain, voir p. 28.
4
Voir E. MEYER, Geschichte Polens, p. 30.
2
74
maternel, l’évêque Lucas Watzenrode. La ville était située en Warmie (Ermland),
évêché autonome, mixte du point de vue linguistique, avec une prépondérance des
germanophones, se trouvant jusqu’en 1466 sous la suzeraineté des chevaliers
Teutoniques1.
Le rôle unificateur des langues allemande et grecque s’est aussi manifesté d’une autre
façon : chacune d’entre elles a donné naissance à une langue commune et standardisée
éclipsant les dialectes respectifs. La colonisation grecque à l’époque hellénistique nous
a légué la koinè. L’immigration de Germains de différentes origines en « Nouvelle
Europe », confrontés parfois à des ennemis qui les obligeaient à serrer les rangs, comme
l’ont éprouvé les chevaliers Teutoniques à partir de la prise de pouvoir des Jagellons, a
contribué vers la fin du Moyen-Âge au développement d’une langue allemande plus ou
moins uniforme2.
Pour la culture allemande dans son ensemble, la Prusse orientale – foncièrement
germanique – deviendra une des régions les plus florissantes, comme le montrent des
personnalités comme Immanuel Kant (Königsberg) ou Johann Gottfried Herder
(Mohrungen). La même chose vaut pour Danzig/Gdańsk (Prusse royale ou occidentale),
d’où provenaient le célèbre astronome Johannes Hevelius (Hewel, Höwelcke, 16111687 ; c’est lui qui introduisit le Scutum Sobiescianum, tout comme Conon avait
« découvert » la Coma Berenices après une campagne victorieuse) ainsi que le
philosophe Arthur Schopenhauer (1788-1860), et où naquit Günter Grass (1927)3.
Rappelons que dès l’époque hellénistique, les grands centres de la grécité (Alexandrie,
Pergame, Antioche, …) se trouvaient également, à l’exception d’Athènes, en dehors de
l’ancienne Grèce. La région de la Grande Pologne (formée par la Posnanie et la
Cujavie), par contre, rattachée à l’Allemagne lors du premier (1772) et du second
partage (1793), abritait une population mixte. C’est au village de Markowice en Cujavie
([Garbenheim], non loin d’Inowrocław [Hohensalza], sur la route de Poznań, territoire
annexé dès 1772 et faisant partie de la Prusse jusqu’en 1918, avant d’être annexé de
nouveau au Reich de 1939 à 1945), que naquit celui qui est considéré comme le modèle
des philologues classiques allemands, Ulrich von Wilamowitz-Moellendorff (18481
Voir E. MEYER, Geschichte Polens, p. 26, 30.
Voir R. MÜLLER-STERNBERG-W. NELLNER, Deutsche Ostsiedlung – eine Bilanz für Europa, Bielefeld
1969, p. 37, avec une conclusion surprenante : « Diese Gemeinsprache ist für Deutschland wohl das
wichtigste, Norden und Süden, Osten und Westen verbindende Ergebnis der Ostsiedlung. »
3
Voir L. DRALLE, Die Deutschen, p. 157-163.
2
75
1931). Bien que partiellement (1/8) de descendance polonaise lui-même, le savant, dès
son jeune âge, marquait un certain dédain – typique de son temps et de sa classe – pour
les Polonais et, évidemment, pour les catholiques, se servant des stéréotypes habituels.
N’empêche que la famille continuait à s’attirer le respect des habitants, même après la
résurrection de la Pologne1.
Dès la mission tragiquement échouée de Saint Adalbert (Wojciech) de Prague en 996997, les anciens Borusses ou Prussiens avaient été l’objet de tentatives de conversion et
d’incorporation dans le monde chrétien. La vraie offensive débuta en 1231, après que
Conrad de Mazovie, en 1225-1226, avait fait appel à Hermann von Salza et son ordre
Teutonique en quête de nouveaux projets après les revers subis en Outre-Mer. Les
croisades, effectuées depuis le pays de Kulm/Chełmno (ville fondée en 1233), furent
couronnées de « succès ». Après avoir subjugué la Prusse (1283), les chevaliers,
soutenus par des colonisateurs allemands (ainsi que polonais et lituaniens germanisés),
finirent par faire disparaître complètement les Prussiens autochtones en tant que peuple
distinct. Ils furent convertis et totalement germanisés, ou simplement exterminés. Leur
langue s’évaporerait au cours des 16e et 17e siècles2. Si le motif missionnaire, voire la
notion de croisade, est pratiquement absent du monde hellénistique, la soumission
brutale de la Prusse rappelle spontanément celle de l’Inde et des régions voisines par
Alexandre le Grand. Seulement, la germanisation de la Prusse, qui, en tant que fief
concédé par le Pape (1234), réussit à rester hors des frontières du Saint-Empire romain
germanique, fut plus profonde, générale et persistante que celle de la plupart des autres
régions de l’Europe centrale et plus intense aussi que l’hellénisation des régions
orientales de l’Empire d’Alexandre.
Ni la germanisation (sauf dans les parties orientales de l’Allemagne actuelle) ni
l’hellénisation – qui, chacune, ont pris plus d’un millénaire3 – ne furent jamais
complètes ou définitives: plus haut, nous avons rappelé comment, à la fin de la dernière
guerre, même la Prusse orientale, en majeure partie germanophone depuis des siècles,
1
Voir W.M. CALDER III, « Ulrich von Wilamowitz-Moellendorff. An Unpublished Autobiography », in :
Greek, Roman, and Byzantine Studies 12 (1971), p. 561-577 (relevant son attitude « colonialiste », n. 15,
17, 27) ; F. HÜFFMEIER, « Unvermutete Begegnung mit Wilamowitz », in : Gymnasium 83 (1976), p. 238239; W. APPEL, « Das Grabmal Ulrichs von Wilamowitz-Moellendorff in Wymysłowice », in : Zeitschrift
für Papyrologie und Epigraphik 100 (1994), p. 427-430.
2
Voir L. DRALLE, Die Deutschen, p. 92.
3
Si on commence à compter à partir de la fin de l’époque mycénienne ou même à partir de la « grande »
colonisation du 8e au 6e siècle av. J.-C.
76
fut littéralement vidée de ses habitants. Quant à la culture hellénistique (et chrétienne)
au Moyen-Orient, qui, d’ailleurs, n’a jamais réussi à supplanter complètement les
civilisations indigènes, elle fut graduellement repoussée, voire effacée, à partir du 7 e
siècle, à la suite de l’expansion de l’Islam, tandis que récemment, le nationalisme turc et
arabe lui ont donné le coup de grâce. C’est donc vers le milieu du 20e siècle qu’a
virtuellement été mis fin (et sans doute de façon irréversible) tout aussi bien au
« germanisme » (avec mes excuses pour ce néologisme sémantique) qu’à l’hellénisme
(dans l’acception que nous lui avons donnée au début de notre exposé en parlant du
« néo-hellénisme »).
Tandis que les Allemands diffusaient leur langue et culture à travers l’Europe centrale et
même jusqu’en Russie, la vraie confrontation (dans tous les sens du mot) entre les
civilisations germanique et slave eut lieu sur le sol de l’ancien royaume de Pologne 1,
dont l’Union de Lublin (1569) avait définitivement lié la couronne au grand-duché de
Lituanie, englobant de la sorte le plus vaste territoire (mobile et variable, il est vrai) de
tous les États d’Europe, mise à part la Russie. Les deux grandes cultures s’y tenaient
pour ainsi dire en équilibre, avec un succès évidemment inégal et alternant2. A ce
propos, l’histoire de la Warmie est un exemple fort intéressant, les deux cultures y étant
présentes, imprégnées d’une couleur profondément locale: en tant que principauté
ecclésiastique, colonisée en vagues successives par des immigrants germaniques et
polonais et foncièrement paysanne jusqu’en 1945, elle conserva en large partie son
autonomie vis-à-vis des chevaliers Teutoniques d’abord et de la couronne polonaise
(1466-1772) ensuite, ainsi que son caractère principalement catholique après son
incorporation dans le royaume prussien (1772). C’est ici que Bismarck commença son
Kulturkampf, contre le catholicisme et la culture polonaise, en imposant la
germanisation et rompant de la sorte les équilibres existants. (Mais il faut toutefois
admettre que l’annexion par la Prusse avait ouvert la région aux protestants et aux Juifs,
introduisant ainsi une forme de tolérance religieuse.) Tout comme l’Égypte
ptolémaïque, la Syrie ptolémaïque et séleucide, la Babylonie séleucide, où les cultures
« indigènes » survécurent et s’avérèrent assez fortes pour tenir tête à la dominance
1
Très instructives à cet égard sont les cartes publiées dans W. CZAPLINSKI-T. ŁADOGÓRSKI (edd.), The
Historical Atlas of Poland, Wrocław-Warszawa 1986=1981, p.ex. 10, 23, 42 I.
2
Pensons à la polonisation de groupes de germanophones installés dans maintes régions de la Grande et
de la Petite Pologne : A. GIEYSZTOR e.a., History of Poland, p. 84-85. Pour l’Égypte ptolémaïque on
connaît le phénomène de l’égyptianisation de colons grecs.
77
gréco-macédonienne, l’ancienne Pologne (les régions prussiennes et baltiques incluses)
apparaît comme un laboratoire idéal, nous permettant d’analyser de quelle façon des
civilisations s’affrontent et s’influencent.
C’est sur cette terre multiculturelle, qui, au-delà des différences linguistiques, avait au
cours des temps, surtout sous les Jagellons du 16e siècle mais aussi déjà avant,
développé une certaine unité de civilisation1, que florissaient la vie artistique, littéraire
(en plusieurs langues) et scientifique. Veit Stoß – Wit Stwosz pour les Polonais, né et
mort en Allemagne – a réalisé ses grands chefs-d’œuvre à Cracovie, où il séjourna entre
1477 et 1496. L’Université de Cracovie, la 36e en Europe, fondée en 1364 par Casimir
III le Grand, souverain éclairé et dernier descendant direct des Piast, sur le modèle de
celle de Bologne et à l’instar de celle de Prague (1348), ensuite subventionnée par la
reine Jadwiga (Hedwige) (1384-1399) et refondée en 1400 par Władysław (Ladislas) II
Jagiełło, le premier des Jagellons (1386-1434), comptait (et compte toujours) parmi les
meilleures institutions d’enseignement supérieur en Europe, contribuant ainsi à son tour
à l’unification intellectuelle et spirituelle du continent 2. C’est dans ce milieu propice que
Jan Długosz (1415-1480) écrivit ses Annales seu cronicae inclyti Regni Poloniae, la
première histoire de Pologne3, et que le grand humaniste et théoricien politique aux
idées progressistes Andrzej Frycz Modrzewski (Modrevicius) (1503-1572) rédigea ses
travaux (e.a. De republica emendanda) sur la conception, le fonctionnement et la
réforme de l’Etat4. Sous les deux grands Jagellons (Sigismond I er le Vieux et Sigismond
II Auguste) Cracovie passait pour un des hauts lieux de l’humanisme et des arts en
Europe, grâce surtout aux activités de la reine Bona Sforza, épouse milanaise de
Sigismond Ier depuis 1518 († 1557), qui attirait nombre d’artistes et d’architectes
italiens, ainsi qu’à la politique de tolérance (à l’instar de celle de Casimir III vis-à-vis
1
Cf. L. DRALLE, Die Deutschen, p. 155 : « Die Menschen zwischen Lüneburg und Riga, zwischen Reval
und Ajtos in der Puszta haben, …, über Jahrhunderte hinweg … die gleichen Vorstellungen und Ideen
gehabt. Sie haben das gleiche schön gefunden. Darin unterschieden sie sich nicht von ihren Zeitgenossen
im westlichen Europa. »
2
A cette époque, le niveau de l’enseignement avait déjà atteint un niveau assez élevé : voir L. V OS-I.
GODDEERIS, De strijd, p. 45. La fondation de l’Université de Cracovie fut suivie par celle d’autres
institutions de ce genre : ibid., p. 68.
3
Voir A. GIEYSZTOR e.a., History of Poland, p. 134.
4
Voir I. BENTCHEV e.a., Polen, p. 27, 87, 88, 392, 408, 444, 453, 472, 478, 482, 492; L. VOS-I.
GODDEERIS, De strijd, p. 68.
78
des Juifs) envers la Réforme de la part de Sigismond II (1548-1572), qui, en plus, était
intéressé par tout ce qui concernait les arts, la science et la littérature1.
Tout cela ne manquera pas d’évoquer le monde hellénistique, fort diversifié mais, grâce
à sa composante grecque, également globalisant, engendrant partout les mêmes œuvres
d’art et le même genre de littérature : pensons aux historiographes nationaux d’origines
diverses mais publiant tous en grec : Fabius Pictor, Manéthon, Bérossos. Il est amusant
de constater que le grand humaniste italien Filippo Buonaccorsi (1437-1496),
précepteur des fils de Casimir IV, était connu en Pologne sous le nom de « Kallimach »
(!)2. Quant aux sciences, ce que fut en Pologne l’Université de Cracovie, accueillant des
étudiants de l’Europe entière, fut à Alexandrie le Musée, avec des savants des quatre
coins du monde grec. En Égypte, les rois, surtout les trois premiers Lagides et certaines
reines telle Bérénice II (originaire de Cyrène), fonctionnaient également comme le
principal moteur de la vie littéraire, artistique et scientifique3.
Parfois, la confrontation entre l’Orient et l’hellénisme a tourné en conflit armé : sous
Ptolémée IV et V l’Égypte fut touchée pendant vingt ans par la révolte de Haronnophris
et Chaonnophris (206-186), « figures messianiques » qui réussirent à soulever maintes
régions de la Haute-Egypte4 ; l’empire séleucide connut la révolte des Maccabées (168165), bien documentée mais difficile à interpréter dans ses détails, révolte qui a en tout
cas entamé son démembrement5. Ces conflits, où les facteurs nationaux et religieux
étaient sûrement prépondérants, ont revêtu une valeur hautement symbolique. Les
Ptolémées se sont expressément vantés de l’anéantissement, d’ailleurs cruel, de leurs
ennemis internes et jusqu’à nos jours la victoire des insurgés juifs, célébré dans un
oratorio de G.F. Haendel (Judas Maccabaeus, 1747), est commémoré par la fête de
1
Pour la période de la Renaissance, la Réforme et l’Âge d’Or en Pologne, voir L. VOS-I. GODDEERIS, De
strijd, p. 67-71.
2
I. BENTCHEV e.a., Polen, p. 27, 408, 443.
3
Je passe sous silence le rôle politique de certaines reines, hésitant à comparer l’héroïque et admirable
Jadwiga (Hedwige) (1384-1399), épouse de Ladislas II récemment canonisée, à l’ambitieuse et
machiavélique Arsinoé II (279/274-270 av. J.-C.), divinisée dès avant et ensuite juste après sa mort, mais
dont on ne peut toutefois nier le dévouement à la cause de Ptolémée II, son frère germain et mari (voir à
ce propos Lucia CRISCUOLO, « Philadelphos nella dinastia lagide », in : Aegyptus 70, 1990, p. 89-96), et à
celle de l’empire ptolémaïque, duquel elle est devenue en quelque sorte, un peu comme Hedwige en
Pologne, la divine/sainte patronne.
4
Voir en dernier lieu Anne-Emmanuelle VEÏSSE, Les « Révoltes égyptiennes». Recherches sur les
troubles intérieurs en Égypte du règne de Ptolémée III à la conquête romaine (Studia Hellenistica 41),
Leuven-Paris-Dudley (MA) 2004, p. 11-26, 84-99 et passim, surtout 151-152 (bilan fort nuancé sur le
caractère complexe, mais dans ce cas-ci indubitablement anti-grec, de la révolte).
5
Voir E. WILL-C. ORRIEUX, Ioudaïsmos-Hellènismos, p. 113-175 (« La crise judéenne sous Antiochos
IV »).
79
Hanoukka (purification du Temple, 164 av. J.-C.). Le parallélisme le plus saillant en
Europe centrale est sans doute le mouvement hussite en Bohème, en Moravie et ailleurs,
mouvement religieux, social et national à la fois, non dépourvu de traits messianiques,
entraînant des guerres acharnées. Le roi Władysław (Ladislas) II Jagiełło, ayant rejoint
le camp de l’Empire, y trouva même la mort (1434),1
Dans le cas de la Pologne, nous ne pensons pas à une révolte quelconque, mais à une
bataille rangée de dimensions internationales, celle qui est souvent considérée comme la
plus importante du Moyen-Âge, la bataille de Grunwald-Tannenberg en Prusse
(orientale) (15 juillet 1410), où l’armée polono-lituanienne sous ce même Ladislas II
infligea une défaite décisive aux chevaliers du grand maître Ulrich von Jungingen2.
Interprétée comme collision entre les mondes slave et germanique, elle revêtirait plus
tard, surtout au 19e et encore dans le courant du 20e siècle, des proportions mythiques3.
La défaite de l’Ordre a sûrement, pour quelque temps, freiné l’expansion germanique
dans le Nord, tandis que le second traité de Thorn (1466) rouvrit la Prusse occidentale
(royale) et la Warmie à l’influence polonaise. Après un demi-millénaire (!), au cours des
toutes premières semaines de la Grande Guerre, les Allemands prirent leur vengeance –
1
Voir, p.ex., R. MÜLLER e.a., Deutsche Ostsiedlung, p. 34-36.
Voir W. CZAPLIŃSKI-T. ŁADOGÓRSKI (edd.), The Historical Atlas of Poland, 15.
3
Pour la bataille, voir Field Marshal W.E. IRONSIDE, art. « Tannenberg, Battle of », in : Encyclopaedia
Britannica 21 (1966), p. 791-794 (« No portion of the earth’s surface has been more fought over than East
Prussia ») ; L. VOS-I. GODDEERIS, De strijd, p. 60. Consulter aussi la brochure très instructive de J.
TYCNER, Auf den Spuren von Tannenberg 1914. Ostpreußen im Ersten Weltkrieg. Ein kleines ABC,
Warszawa, s.d. [ca. 1997] (ISBN 83-906071-1-5). Grâce à des auteurs comme Sienkiewicz et à
l’immense tableau de Jan Matejko (1878), la bataille de Grunwald a revêtu la même signification que
celle de Courtrai, la fameuse « bataille des Eperons d’or » (défaite de l’armée française sous Robert
d’Artois, cousin de Philippe le Bel, défaite ayant empêché l’incorporation du comté de Flandre dans le
domaine de la couronne, 11 juillet 1302). Au cours du 19e siècle, certains auteurs romantiques et
populaires comme Henri Conscience en ont fait un symbole du nationalisme flamand (qui, à l’époque, en
tant que mouvement culturel, réagissait surtout contre la domination francophone dans la partie nord de la
Belgique) et même d’un certain nationalisme belge (se dressant contre des courants annexionnistes
existant en France et aux Pays-Bas). Aujourd’hui, le 11 juillet est officiellement devenu la fête nationale
de la Flandre au sein du royaume fédéral de Belgique. L’impact que continue à exercer la bataille de
Grunwald sur les esprits de part et d’autre, ne peut être mieux illustré que par les aventures, quelque peu
bizarres aux yeux d’un profane, de la « pierre de Jagellon ». Voyons ce qu’en dit Tycner (p. 6) : « 1901
ließen preußische Behörden einen mächtigen Findling aus einem 500 m entfernten Wäldchen auf den
Ruinen der Kapelle [la chapelle en mémoire de Von Jungingen] aufstellen. Zuvor wurde er
jahrhundertelang als ‘Jagiełło-Stein’, bzw. ‘Königsstein’ bezeichnet und durch zahlreiche Sagen mit der
Person des polnischen Königs in Verbindung gebracht. In ‘Jungingenstein’ umgetauft, bekam der
Findling die Inschrift : ‘Im Kampf für deutsches Recht und deutsches Wesen starb hier am 15. Juli 1410
der Hochmeister Ulrich von Jungingen den Heldentod’. Der Stein liegt jetzt vor den Kirchenüberresten
mit der Vorderseite nach unten. » Et sur le champ de bataille se trouvent les débris du monument de
Grunwald érigé à Cracovie en 1910 (sous le régime tolérant des Habsbourg !) et détruit par l’occupant
nazi. Grâce à la réconciliation germano-polonaise et l’unification européenne, le symbolisme de
Grunwald commence à perdre de sa vigueur.
2
80
ainsi le voyaient-ils – sur le monde slave, incarné cette fois par les armées russes de
Rennenkampf et de Samsonov. La « Schlacht bei Ortelsburg » ou « Schlacht um
Allenstein » (26-30 août 1914) fut bientôt rebaptisé par Ludendorff en « (seconde)
bataille de Tannenberg ». En fait, les hostilités avaient couvert une bonne partie de la
Prusse
orientale.
Le
monument
érigé
à
quelque
distance
au
sud-ouest
d’Olsztynek/Hohenstein en l’honneur de Hindenburg (« Reichsehrenmal Tannenberg »,
1927) fut transformé en véritable sanctuaire nazi, qui, à terme, risquait de devenir le
noyau d’une espèce de nouvelle religion, germanique et païenne, prétendant retourner
aux traditions nationales. Rarement, dans les temps modernes, nationalisme et religion
n’ont été amalgamés de façon plus perverse. Le monument fut dynamité en 1945 par
des troupes allemandes en retraite1.
Comme les Grecs en Orient, les Allemands ont fondé leurs propres villes dans les
territoires slaves et, comme dans les empires hellénistiques, il faut faire une distinction
entre les villes (au sens juridique) et la campagne. Tout comme les souverains
hellénistiques respectaient, ou feignaient de respecter, l’autonomie des poleis, les
princes pouvaient concéder aux villes, ou à la communauté allemande au sein d’une
ville2, un statut spécial, leur octroyant le droit de vivre secundum legem et iusticiam
Theutonicorum, tout en se réservant certaines prérogatives judiciaires (notamment en
cas d’homicide). L’exemple le plus ancien qu’on connaisse est la communauté
allemande de Prague 3. Ce statut particulier pouvait même être accordé à des villes qui
n’étaient pas allemandes, ce qui signifie que le droit germanique pouvait être détaché de
ses connotations ethniques en gardant son seul sens juridique. Rappelons, pour le
monde hellénistique, des cas comme Antioche-Jérusalem ou Babylone sous Antiochos
IV4. Inversement, pas toutes les villes ne jouissaient du privilège. Celles qui n’étaient
pas soumises au droit germanique, l’étaient au droit ducal ou princier.
Tout ceci fait inévitablement penser à Égypte ptolémaïque. Sur le territoire égyptien (au
sens géographique), on comptait trois cités grecques autonomes, qui, en principe,
1
Voir R. VETTER, in : I. BENTCHEV e.a., Polen, p. 392.
Ce dernier cas évoque celui de l’Akra de Jérusalem, constituée sous Antiochos IV, pour les hellénisés
entre les Juifs, en « polis des Antiochiens » : voir E. WILL-C. ORRIEUX, Ioudaïsmos-Hellènismos, p. 118119 (« une partie des Juifs de Jérusalem a été autorisée à s’ériger en polis … il s’agit du milieu
hellénisé »), 154-155.
3
Le privilège fut accordé entre 1174 et 1178 par le duc Sobieslaw II de Bohème (1061-1092) : voir L.
DRALLE, Die Deutschen, p. 53-58.
4
Voir n. 100 ; E. WILL-C. ORRIEUX, Ioudaïsmos-Hellènismos, p. 118-119.
2
81
n’avaient rien à voir avec l’Égypte proprement dite et doivent être considérées,
strictement parlant, à l’instar des autres poleis grecques, comme des états souverains1,
statut dont, par exemple, ne jouissaient pas les chefs-lieux du nome. Chacune des poleis
grecques disposait de son propre système juridique. A la demande du roi, elles
pouvaient adopter dans leur législation des règles de droit royal. Dans la chôra
d’Égypte, la loi royale était de vigueur partout et en chaque circonstance. Le droit grec
(les nomoi politikoi, les « lois des cités », « loi des citoyens », ou, plutôt, « lois
civiques »2), ainsi que le droit égyptien (le nomos tès chôras, « la loi/le droit du pays »),
sanctionnés par le roi et considérés par lui comme droits coutumiers et subsidiaires,
devaient suppléer aux multiples lacunes de la législation royale3. Bien qu’il fût appliqué
dans la chôra, on se réfère au droit grec comme aux nomoi politikoi, terme qui, quelle
que soit son interprétation correcte, réfère en dernière instance au monde des cités
grecques.
Le professeur Joseph Mélèze-Modrzejewski, éminent savant, uomo universale, maître
vénéré à qui nous dédions ces pages, incarnant en sa personne l’idéal de l’homme
hellénistique et multiculturel, a consacré une bonne partie de sa vie professionnelle à
l’étude de ces différents systèmes et leurs relations mutuelles, aussi bien à l’époque
ptolémaïque qu’à l’époque romaine4. Il a très bien souligné que, si la législation lagide
ignore toute discrimination juridique entre Hellènes et Égyptiens, ces derniers n’en
étaient pas moins considérés comme inférieurs sur le plan social et économique et
traités de la sorte, ce qui est démontré par plusieurs textes provenant de la vie
quotidienne5. Des rapports plus ou moins analogues se sont manifestés en Pologne.
1
Evidemment, il ne s’agissait en fait que d’une souveraineté relative, l’indépendance théorique étant
réduite par le roi à une sorte d’autonomie : voir J. MELEZE-MODRZEJEWSKI, « La règle de droit dans
l’Égypte ptolémaïque. (Etat des questions et perspectives de recherches) », in : Essays in Honor of C.
Bradford Welles (American Studies in Papyrology 1), New Haven (CT) 1966, p. 125-173, spéc. 142-143.
2
On trouvera une intéressante discussion sur la signification exacte du terme nomoi politikoi (au pluriel)
dans J. MELEZE-MODRZEJEWSKI, « La règle de droit dans l’Égypte ptolémaïque », p. 150-151 :
« l’expression nous paraît être la dénomination commune à toutes les règles de droit propres aux hommes
venus du monde des poleis : c’est le droit des Hellènes, par opposition à celui des laoi égyptiens ».
3
Pour les ordonnances royales, prostagmata et diagrammata, voir J. MELEZE-MODRZEJEWSKI, « Note sur
la législation royale des Lagides » in : Mélanges d’Histoire ancienne offerts à William Seston, Paris 1974,
p. 365-380.
4
Parmi les multiples études de J. MELEZE-MODRZEJEWSKI à ce sujet, je ne mentionne que « La règle de
droit dans l’Égypte ptolémaïque » (voir n. 103), étude qui reste fondamentale. Voir aussi « La règle de
droit dans l’Égypte romaine. (Étatdes questions et perspectives de recherches) », in : Deborah H. S AMUEL
(ed.), Proceedings of the Twelfth International Congress of Papyrology, Toronto 1970, p. 317-377.
5
J. MELEZE-MODRZEJEWSKI, « Le statut des Hellènes dans l’Égypte lagide. Bilan et perspectives de
recherches », in : Revue des Etudes Grecques 96 (1983), p. 241-268, spéc. 252-258.
82
Dans les villes ou régions où dominait l’élément germanique, les Polonais venaient
souvent au second rang, sinon de droit, au moins de fait, et ce jusqu’à la fin de la
dernière guerre.
En tout cas, le système médiéval fut, si possible, encore plus compliqué et varié que le
droit hellénistique. Sans entrer dans les détails, car ce ne peut être que l’apanage de
vrais spécialistes, il est clair que nous avons affaire, comme en Égypte, à une pluralité
de droits (germanique, slave, juif), trouvant ses racines dans une pluralité ethnique.
Cette pluralité est reconnue et garantie par le souverain (ou le duc), qui, lui, légifère,
tandis que graduellement une nette distinction est établie entre les villes autonomes (de
droit germanique) et le pays dépendant directement du prince (mais où certains villages
peuvent aussi adopter le droit germanique1). Au droit personnel, typique du monde
germanique, se substitue entre-temps un droit territorial2. Dans ce contexte il serait
également intéressant de comparer le statut des basilikoi geôrgoi d’Egypte et des laoi en
Asie Mineure, agriculteurs attachés à la glèbe, avec celui des différentes catégories de
paysans, germaniques et slaves, en Pologne. De même, on pourrait s’occuper du régime
foncier. En Égypte proprement dite, on distinguait le domaine royal, la terre concédée
« en don » à de hauts dignitaires (c.-à-d. en usufruit à titre précaire), la terre
clérouchique (lots concédés aux militaires), la terre sacrée, et même de petites parcelles
de terre privée. Les cités, de leur part, avaient leur propre régime. La situation en
Pologne médiévale n’était apparemment pas tellement différente : il y avait, à côté des
terres municipales, ce que Davies3 appelle « Crown Land », « Church Land » et
l’inévitable « Noble Land » (parfois de véritables latifundia, pouvant couvrir des
superficies énormes). Bref, pour ceux qui voudraient se consacrer à une étude
systématique et comparative des systèmes juridiques de part et d’autre, il y a tout un
terrain à explorer.
Les cités grecques, surtout les colonies occidentales en Italie méridionale et en Sicile,
pratiquaient l’adoption de systèmes juridiques extérieurs4. C’est ainsi que le « code » de
Zaleukos de Locres (Lokroi Epizephyrioi), personnage semi-légendaire dont déjà les
1
Voir L. DRALLE, Die Deutschen, p. 99 (carte): « Um 1300 haben rund 1500 Dörfer Polens und Galiziens
Deutsches Recht angenommen ».
2
Voir, p.ex., R. MÜLLER e.a., Deutsche Ostsiedlung, p. 18-20.
3
N. DAVIES, God’s Playground, p. 222-223.
4
De même, la Turquie moderne a adopté le Code civil suisse, presque sans modifications : voir, p.ex., J.
MELEZE-MODRZEJEWSKI, « La règle de droit dans l’Egypte ptolémaïque », p. 133 n. 32 ; P. GILISSEN,
Introduction historique au droit, Bruxelles 1979, p. 105.
83
Anciens croyaient qu’il fut le premier législateur d’Europe, aurait inspiré la législation
de Sybaris et ensuite celle de Thourioi, ce qui, somme toute, reste assez douteux1. Mais
on pense surtout à Charondas de Catane2, dont les (ou des) lois furent acceptées (ou soidisant acceptées) par une série de colonies chalcidiques d’Occident, Rhégion en premier
lieu, ainsi que, semble-t-il, par la cité de Mazaka en Cappadoce et, sans doute, par
d’autres encore. A part cela, il faut tenir compte du fait que des poleis prestigieuses
comme Athènes et Rhodes ont eu, à l’époque hellénistique, une grande influence sur la
législation de certaines nouvelles cités comme Alexandrie, sans qu’on puisse parler,
pour autant, d’une réception à part entière 3.
Le même genre de phénomène s’est produit en Europe centrale, où on voit apparaître
plusieurs « Stadtrechtsfamilien », surtout celle de Lubeck et de Magdebourg. La
« famille » de Lubeck s’étendait le long de la côte baltique, englobant les principales
villes hanséatiques (p. ex. Danzig, Elbing, Braunsberg) et d’autres, moins importantes
(comme Frauenburg). Le droit de Magdebourg (souvent en passant par Kulm [ius
Culmense], en particulier quand il s’agissait de villes prussiennes [p. ex. Königsberg,
Heilsberg, Marienburg]) fut adopté dans une grande partie de la Pologne (p. ex.
Varsovie, Cracovie, Lwów) et loin au-delà. A Revel (Tallinn), le droit de Lubeck est
même resté en vigueur jusqu’en 19204. Il est clair que ce procès – tout comme la
diffusion de la langue et la culture allemandes – a largement contribué à l’unification
1
D’après la chronique d’Eusèbe, il faut le situer dans les années 663/61 av. J.-C., mais en fait la
chronologie reste incertaine. Selon R. VAN COMPERNOLLE, « La législation aristocratique de Locres
Epizéphyrienne, dite législation de Zaleukos », in : L’Antiquité Classique 50 (1981), p. 759-769, pour qui
le législateur est un personnage fictif, la législation qu’on lui attribue, date sans doute de la première
moitié du 6e siècle; d’autres, par contre, acceptent en principe l’historicité du personnage et penchent,
avec hésitation, vers une datation plus haute, plus ou moins en accord avec la tradition : voir, e.a., K. VON
FRITZ, art. « Zaleukos », in : Realenc. Class. Altertumswiss. 9A (1967), col. 2298-2301; D. MUSTI,
“Problemi della storia di Locri Epizefirii », in : Locri Epizefirii. Atti del Sedecimo Convegno di Studi
sulla Magna Grecia, Taranto, 3-8 ottobre 1976, Napoli 1977, p. 23-146, spéc. 72-85; R. WOLTERS, art.
« Zaleukos », in : Der Neue Pauly 12/2 (2002), col. 690, et, surtout, K.-J. HÖLKESKAMP, Schiedsrichter,
Gesetzgeber und Gesetzgebung im archaischen Griechenland (Historia Einzelschriften 131), Stuttgart
1999, p. 187-198 (Locres) ; 241-242 (Sybaris/Thourioi).
2
Milieu 7e/fin 6e siècle av. J.-C. ; généralement situé vers le milieu ou dans la seconde moitié du 6e siècle.
Voir K.-J. HÖLKESKAMP, Schiedsrichter, p. 77-79 (« Chalcidiens de Thrace »); 128-130 (Himéra); 130144 (Katane); 162-163 (Kyme); 173-176 (Leontinoi); 208-210 (Mazaka); 227 (Naxos [Sicile]); 234-237
(Rhégion); 260-261 (Zankle); cf. ID., art. « Charondas », in : Der Neue Pauly 2 (1997), col. 1109-1110.
3
Voir à ce propos Julie VELISSAROPOULOU, Alexandrinoiv novmoi, Athina 1981, spéc. p. 145-146. Sur le
véritable caractère de cette soi-disant « réception » à Alexandrie et Naucratis, voir J. MELEZEMODRZEJEWSKI, « La règle de droit dans l’Égypte ptolémaïque », p. 132-136.
4
Voir R. MÜLLER e.a., Deutsche Ostsiedlung, p. 20-22; A. GIEYSZTOR e.a., History of Poland, p. 84-89;
F. EBEL-G. THIELMANN, Rechtsgeschichte. Ein Lehrbuch, I. Antike und Mittelalter, Heidelberg 1989, p.
133; L. DRALLE, Die Deutschen, p. 96-97; carte p. 98-99.
84
culturelle et à ce qu’on a appelé « l’européanisation » de l’Europe centrale1. Un résultat
analogue fut obtenu par la diffusion du droit hellénistique grec en Orient, surtout dans
les poleis. En même temps, le droit grec (tout comme la langue) a subi lui-même un
procès d’unification : c’est pourquoi Mélèze a raison de parler d’une « koinè
juridique », d’un « ‘droit commun’ grec », à propos des nomoi politikoi en Égypte2.
La liberté dont jouissaient les villes de droit germanique était un privilège dont elles se
targuaient, ce qui allait implicitement de pair avec un sentiment de supériorité vis-à-vis
des « barbares ». Dans les privilèges accordés entre 1174 et 1178 par le duc Sobieslaw
II de Bohème à la communauté allemande de Prague, nous lisons : « Noveritis, quod
Theutonici liberi homines sunt », c.-à-d. : « Wisset, dass die Deutschen freie Leute
sind ! »3. Comme si le duc s’était inspiré d’une inscription de Priène, probablement de
la seconde moitié du 3e siècle av. J.-C., où il est écrit : oujqe;;n mei'zovn ejstin ajnqrwvpoiv
ÃEllhsin th'v ejleuqerivav, « pour des hommes de race grecque, il n’est rien de plus grand que
la liberté » (concernant le maintien de la liberté de la ville contre les ambitions d’un
tyran ou contre la menace d’un ennemi extérieur) 4.
Les villes libres (en large partie germanisées) de la région baltique, surtout celles qui
étaient membres de la ligue Hanséatique (13e-18e siècles ; association composée surtout
de villes de l’Allemagne du Nord sous la conduite de Lubeck et dont l’apogée se situe
vers le milieu du 14e s.) ont joué un rôle déterminant dans le développement du
1
Ce droit de Magdebourg a graduellement subi l’influence du « Sachsenspiegel » (droit coutumier de
Saxe, première moitié du 13e siècle, traduit en polonais) et vice-versa, procès qui a également contribué à
l’unification du droit germanique en Pologne : voir F. EBEL-G. THIELMANN, Rechtsgeschichte, I, p. 140146; cf. P. GILISSEN, Introduction historique au droit, p. 255-256.
2
J. MELEZE-MODRZEJEWSKI, Les Juifs d’Egypte, p. 155. Sur l’idée de cette « koinè juridique », voir
surtout ID., « Le droit hellénistique et la famille grecque », in : C. BONTEMS (ed.), Nonagesimo anno.
Mélanges en hommage à Jean Gaudemet, Paris 1999, p. 261-280, spéc. 261-265.
3
L. DRALLE, Die Deutschen, p. 53-56. Cf. R. MÜLLER e.a., Deutsche Ostsiedlung, p. 19.
4
I. Priene [F. HILLER VON GAERTRINGEN, Inschriften von Priene, Berlin 1906] 19, l. 18-20; voir L.
ROBERT-Jeanne ROBERT, « Une inscription grecque de Téos en Ionie. L’union de Téos et de Kyrbissos »,
in : Journal des Savants 1976, p. 153-235, spéc. 219. Cette même profonde conscience d’identité grecque
(surpassant le particularisme poliade et impliquant une solidarité ethnique et culturelle) est présente dans
la fameuse inscription de Smyrne (sympolitie accordée à Magnésie du Sipyle), datant à peu près de la
même époque : OGIS [W. DITTENBERGER, Orientis Graeci Inscriptiones Selectae, Leipzig 1903-1905] I
229, l. 45, 51, 74 (cf. T. IHNKEN, Die Inschriften von Magnesia am Sipylos [Inschriften griechischer
Städte aus Kleinasien 8], Bonn 1978, 1, p. 71); pour ce document, voir en dernier lieu : Alice
BENCIVENNI, Progetti di riforme costituzionali nelle epigrafi greche dei secoli IV-II a.C., Bologna 2003,
Cap. 8 (p. 203-246, avec bibliographie exhaustive) ; cf. M. SARTRE, L’Anatolie hellénistique de l’Égée au
Caucase, Paris 20042, p. 136-139.
85
commerce international1. A cet égard, on peut comparer la ville de Danzig/Gdańsk (où
et aux environs de laquelle s’étaient installés bon nombre de Hollandais 2, souvent des
dissidents protestants), à l’Alexandrie des Ptolémées (et des Romains) ou à la cité de
Rhodes aux 3e et 2e siècles avant J.-C. Notons en passant que la république rhodienne,
quant à sa mentalité, ses structures sociales, son régime politique, présente beaucoup de
ressemblances avec les Provinces-Unies (et leur principal port Amsterdam) aux 16e-17e
siècles. De concert avec Alexandrie, elle prenait à son compte une grande partie du
transport de blé en Égée et en Méditerranée orientale3. Gdańsk, quant à elle, contrôlait
le commerce des céréales en mer Baltique4, céréales dont la Pologne, tout comme
l’ancienne Égypte, était un producteur de premier ordre5. Ainsi que l’Égypte était le
grenier du bassin méditerranéen, la Pologne faisait fonction de celui de l’Europe
occidentale. Comme beaucoup de régions de l’ancienne Grèce6, l’Europe médiévale et
moderne souffrait d’une pénurie chronique, particulièrement de froment. L’importation
de céréales depuis la Pologne était donc pour elle d’une importance capitale 7.
1
Un excellent aperçu est fourni par l’article « Hanseatic League » de A.B. HIBBERT, in : Encyclopaedia
Britannica 11 (1966), p. 71-74 (« To qualify for membership a town had generally to be German,
independent, represented at diets and a prompt payer of all dues imposed. There were exceptions,
however, … ») ; voir également E. VON DER PORTEN, « The Hanseatic League », in : National
Geographic 186 (octobre 1994), p. 56-79. Pour une bonne carte, voir K. JÄKEL, in : R. MÜLLER e.a.,
Deutsche Ostsiedlung : « Die Deutsche Hanse. Städte und Handelswege um 1400 ».
2
Les Hollandais, considérés comme experts dans les travaux de drainage, d’assèchement, de construction
et d’entretien des digues, étaient surtout employés dans le delta de la Vistule. De leur présence témoignait
jusqu’à la fin de la Prusse orientale un toponyme comme « Preußisch Holland » (à l’origine : « Hollant »)
(Pasłek) : voir A. RZEMPOLUCH, Ehemaliges Ostpreußen. Kunstreiseführer, Olsztyn 1996, p. 118-122.
Jusqu’à présent, l’historiographie néerlandaise (plutôt intéressée à la colonisation des Indes et de
l’Afrique du Sud) paraît avoir plutôt négligé la question de l’Ostsiedlung au Moyen-Âge et en particulier
l’apport des colons hollandais à ce mouvement : voir Johanna Maria VAN WINTER, in : J.M. PISKORSKI
(ed.), Historiographical Approaches to Medieval Colonization of East Central Europe. A Comparative
Analysis against the Background of other European Inter-Ethnic Colonization Processes in the Middle
Ages (East European Monographs 611), New York 2002, p. 281.
3
Les références classiques sont M. ROSTOVTZEFF, « Alexandrien und Rhodos », in : Klio 30 (1937), p.
70-76, et L. CASSON, « The Grain Trade of the Hellenistic World », in : Transactions and Proceedings of
the American Philological Association 85 (1954), p. 168-187, spéc. 171-174.
4
La ville de Gdańsk se vit expressément reconnaître le monopole de l’exportation du blé par le roi
Etienne Báthory (1576-1586) : M. ALEXANDER, in : I. BENTCHEV e.a., Polen, p. 30.
5
Voir la carte 19 dans W. CZAPLINSKI-T. ŁADOGORSKI (edd.), The Historical Atlas of Poland, où sont
indiquées les régions productrices de céréales (couvrant la majeure partie de la Pologne) et les voies de
transport vers la fin du 16e siècle.
6
Sur cette pénurie chronique dans le monde grec, voir R. LONIS, La cité dans le monde grec. Structures,
fonctionnement, contradictions, Paris 20002, p. 123-131.
7
N. DAVIES, God’s Playground, p. 256-292, consacre tout un chapitre au « Polish Grain Trade ».
86
Pour Léon Poliakov, les Juifs sont le « baromètre » des peuples : les tensions au sein
d’une société finissent toujours par se tourner contre eux1. Selon cette même logique, on
pourrait dire que le niveau et la qualité d’une civilisation peuvent être mesurés à la
façon dont elle traite les Juifs. Ceux-ci constituent partout des minorités, qui, dans la
mesure où elles veulent rester fidèles à leur religion, leurs coutumes et leurs mœurs,
s’écartent forcément du mode de vie des populations parmi lesquelles elles vivent. Par
ce défi permanent « les Juifs ‘polarisent’ tous ceux qu’ils rencontrent sur leur
chemin »2.
De ce point de vue, l’Égypte ptolémaïque semble, tout compte fait, un « Etat modèle ».
Très tôt déjà, nous rencontrons des établissements juifs dans la vallée du Nil. Des
soldats juifs servaient dans les armées saïtes et après la chute de Jérusalem (587 av. J.C.), ou peut-être même avant3, une colonie militaire s’installa à Éléphantine. Mais c’est
surtout après l’arrivée au pouvoir des Lagides qu’eut lieu une forte immigration et que
les Juifs se répandirent à travers tout le pays, ainsi qu’en témoignent les papyrus4. Au
début de l’époque romaine, on aurait compté (Alexandrie incluse) quelque 300.000 juifs
(soit 3,75%) sur une population globale d’environ 8 millions, dont 1,2 millions de Grecs
et 6,5 millions d’Égyptiens5. Appartenant eux-mêmes à une minorité ethnique dans leur
pays d’adoption (faisant en outre partie, au sein de cette minorité, d’une sub-minorité
macédonienne à caractère militaire), les rois lagides soupçonnaient en eux des alliés
naturels. Quelques rois seulement, comme Ptolémée VIII et IX, auraient fait preuve
d’une certaine hostilité, mais l’attitude de Ptolémée VIII semble avoir été plus positive
1
J. MELEZE-MODRZEJEWSKI, « Sur l’antisémitisme païen », in : M. OLENDER (ed.), Pour Léon Poliakov.
Le racisme, mythes et sciences, Bruxelles 1981, p. 411-439, spéc. 426-427, renvoyant à L. POLIAKOV, De
Mahomet aux marranes (Histoire de l’antisémitisme, III), Paris 1961, p. XIII.
2
J. MELEZE-MODRZEJEWSKI, « Sur l’antisémitisme païen », p. 427.
3
Voir J. MELEZE-MODRZEJEWSKI, Les Juifs d’Egypte, p. 43.
4
Voir C.P.Jud. (V.A. TCHERIKOVER-A. FUKS e.a., Corpus Papyrorum Judaicarum, 3 vol., Cambridge
[MA] 1957-1964). Particulièrement intéressants sont les « Prolegomena » de Tcherikover dans le vol. I, p.
1-111.
5
D’après une estimation de J. MELEZE-MODRZEJEWSKI, Les Juifs d’Egypte, p. 108. A la même époque, la
capitale à elle seule aurait compté entre 500 et 600.000 habitants, parmi lesquels peut-être (il ne s’agit que
de « rough estimates ») quelque 180.000 Juifs (soit 30 à 36% de la population alexandrine!) : voir Diana
DELIA, « The Population of Roman Alexandria », in : Transactions of the American Philological
Association 118 (1988), p. 275-292; cf. J. MELEZE-MODRZEJEWSKI, « Jewish Law and Hellenistic Legal
Practice in the Light of Greek Papyri from Egypt », in : N.S. HECHT e.a. (edd.), An Introduction to the
History and Sources of Jewish Law, Oxford 1996, p. 75-99, spéc. 78. Si ces chiffres sont corrects, les
Juifs n’auraient constitué que 1,6% (120.000 sur quelque 7,5 millions) de la population de la chôra.
87
qu’on ne l’a cru longtemps1, tandis que celle de Ptolémée IX était apparemment
influencée par ses démêlés avec sa mère2. Les autres souverains, en revanche, parmi eux
surtout Ptolémée II, III et VI, leur semblent avoir été particulièrement favorables. En
tout cas, en Égypte les Juifs trouvaient un refuge qui leur permettait de vivre pendant
des siècles en toute sécurité. C’est grâce aux travaux de Mélèze, et en particulier à sa
monographie sur les Juifs d’Égypte, que nous pouvons nous faire une idée détaillée de
leur position et de leurs réalisations3. Ne retenons que quelques points. Tout d’abord, il
y a le fait que les Juifs avaient la liberté de vivre selon les préceptes de leur religion. A
cet égard, un mince petit fragment de papyrus provenant des archives de Zénon en dit
plus que n’importe quel exposé : tandis que dans le milieu du diœcète Apollonios et de
son intendant on avait l’ambition de « changer les nuits en jours » pour atteindre
certains objectifs imposés4, un simple conducteur de travaux juif était autorisé à
interrompre le travail à l’occasion du sabbat5.
La législation juive (incarnée par la Septante, c.-à-d. la version grecque, alexandrine, de
la Torah de Moïse) fut reconnue par le Roi et, selon Mélèze, incorporée dans les nomoi
politikoi grecs, impliquant que, jusqu’a la conquête romaine, les Juifs étaient considérés
comme des Hellènes6. A Alexandrie7, ils étaient organisés en politeuma, organisation en
fait mal connue mais apparemment dotée d’une certaine autonomie interne, difficile à
cerner8, et au sein de laquelle ils pouvaient faire appel à leurs propres institutions
1
Voir P. Polit. Iud. (J.M.S. COWEY-K. MARESCH, Urkunden des Politeuma der Juden von Herakleopolis
[144/3-133/2 v.Chr.] [Papyrologica Coloniensia 29], Wiesbaden 2001), p. 7-8 ; voir déjà V.A.
TCHERIKOVER, Corpus Papyrorum Judaicarum, I, p. 21-24.
2
V.A. TCHERIKOVER, Corpus Papyrorum Judaicarum, I, p. 24-25.
3
J. MELEZE-MODRZEJEWSKI, Les Juifs d’Égypte (voir n. 17). A signaler du même auteur : « Sur
l’antisémitisme païen » (voir n. 127) et : « Splendeurs grecques et misères romaines. Les Juifs d’Égypte
dans l’Antiquité », in : J. HASSOUN (ed.), Juifs du Nil, Paris 1981, p. 15-49 et 235-245.
4
Voir PSI V (G. VITELLI, Papiri Greci e Latini, Firenze 1917) 514, l. 3 (et le commentaire); cf. P. Cairo
Zen. III (C.C. EDGAR, Catalogue général des Antiquités égyptiennes du Musée du Caire. Zenon Papyri,
Le Caire 1928) 59314, l. 7.
5
C.P.Jud. I 10 = P. Cairo Zen. IV 59762.
6
Voir, p.ex., J. MELEZE-MODRZEJEWSKI, « How to be a Jew in Hellenistic Egypt ? », in : S.J.D. COHENE.S. FRERICHS (edd.), Diasporas in Antiquity (Brown Judaic Studies 288), Atlanta (GA) 1993, p. 65-92 ;
« Jewish Law »; Les Juifs d’Egypte, p. 141-170 et 223-229 ; « La Septante comme nomos. Comment la
Torah est devenue une ‘loi civique’ pour les Juifs d’Égypte », in : Annali di Scienze Religiose 2 (1997), p.
143-158. Voir également les travaux de cet auteur cités dans P. Polit. Iud., p. 27 n. 92-93.
7
Pour les Juifs d’Alexandrie, voir J. MELEZE-MODRZEJEWSKI, « Espérances et illusions du judaïsme
alexandrin », in : Alexandrie : une mégapole cosmopolite (Cahiers de la Villa « Kérylos » 9), Paris 1999,
p. 129-144.
8
Tandis que les commentateurs modernes sont enclins à accorder une sorte d’autonomie au politeuma juif
d’Alexandrie (autonomie qui, maintenant, devrait être également supposée pour les politeumata de la
chôra [voir plus loin]), Mélèze cherche plutôt à minimiser l’importance de cette institution (quoiqu’en lui
reconnaissant « une certaine autonomie » : « Sur l’antisémitisme païen », p. 422): voir J. MELEZE-
88
religieuses et judiciaires (tribunal et notariat). Tout récemment, les papyrus ont révélé
l’existence, dans la période 144/43-133/32, d’un politeuma en pleine activité à
Hérakléopolis1, de sorte qu’on est en droit de supposer qu’il en existait encore d’autres
de ce genre dans la chôra. En tout cas, ce qui paraît important, c’est que les Juifs ont
reçu l’espace nécessaire pour vivre pleinement leur judéité, pour développer et répandre
leurs idées et pour explorer de nouveaux horizons spirituels. Non seulement ils ont
réalisé la Septante, mais ils ont aussi créé dans son sillage toute une littérature judéogrecque, se manifestant de la sorte, au dire de V. Tcherikover, comme « the only group
of foreigners from the East who created an original branch of Greek literature »2.
Notons que l’Egypte a bien voulu accueillir un homme comme Onias IV, un prétendant
au pontificat hiérosolymitain – selon certains un aventurier excentrique – qui érigea
dans les années 60 du 2e siècle av. J.-C. son propre temple à Léontopolis, dans la
« Terre d’Onias »3. Mais ce qui est vraiment intéressant, c’est que plusieurs auteurs,
Juifs hellénisés, ont développé une forme de judaïsme, qui, si elle n’avait pas été
contrecarrée par une réaction « fondamentaliste » (dans le sens d’un « retour aux
sources ») vers le début de l’époque romaine, aurait pu transformer le judaïsme en
religion universelle.
N’empêche que, d’autre part, l’Egypte fut apparemment aussi le berceau (pour autant
que nous soyons renseignés) de l’antisémitisme païen4 et qu’on remarque, dès le 1er
siècle av. J.-C., des signes indiscutables d’antisémitisme au niveau de la populace
urbaine (en majorité égyptienne) à Memphis5. A l’époque romaine, l’antisémitisme se
manifestera surtout à Alexandrie, où il deviendra une des caractéristiques des patriotes
grecs, la classe dirigeante de la métropole. Cette attitude fut reprise – appuyée cette fois-
MODRZEJEWSKI, Les Juifs d’Egypte, p. 119-120; « Espérances et illusions », p. 142. L’auteur souligne
surtout l’appartenance des Juifs d’Égypte à la catégorie juridique des Hellènes, tout en admettant que leur
législation, contenue dans la Septante, tenait une place à part au sein des politikoi nomoi : cf. « Le statut
des Hellènes », p. 258-260 ; 265-266.
1
Voir l’excellente introduction de J.M.S. COWEY et K. MARESCH aux P. Polit. Iud., p. 1-34.
2
V.A. TCHERIKOVER, Corpus Papyrorum Judaicarum, I, p. 61 ; J. MELEZE-MODRZEJEWSKI,
« Splendeurs grecques », p. 29-33.
3
Voir J. MELEZE-MODRZEJEWSKI, Les Juifs d’Egypte, p. 171-188 ; « Splendeurs grecques », p. 21, 34-36.
4
Voir les exposés fort nuancés et détaillés de J. MELEZE-MODRZEJEWSKI, Les Juifs d’Egypte, p. 189-219;
“Splendeurs grecques”, passim.
5
C.P.Jud. I 141 (concernant un malaise [au sens littéral du mot!] anti-judaïque à Memphis dans la
première moitié du 1er siècle av. J.-C.). Voir l’étude remarquable de R. REMONDON, « Les antisémites de
Memphis », in : Chronique d’Égypte 35 (1960), p. 244-261. Cf. J. MELEZE-MODRZEJEWSKI, Les Juifs
d’Egypte, 214-219 ; « Splendeurs grecques », p. 36-38.
89
ci sur des arguments théologiques – par l’Église chrétienne : pensons à Cyrille
d’Alexandrie et aux incidents de 4151.
La situation des Juifs en Pologne présente bon nombre d’analogies avec celle de leurs
coreligionnaires en Égypte hellénistique (et romaine), tout en étant fort particulière.
Tandis que l’Égypte avant la grande catastrophe de 115-117 comptait, dans son
ensemble, environ 3,75% de Juifs (groupe sûrement plus influent que son pourcentage
ne laisserait soupçonner) 2, leur nombre en Pologne à la veille de la dernière guerre
s’élevait à 3,351 ou 3,46 millions sur une totalité de 35,339 millions d’habitants vivant à
l’intérieur des frontières de l’époque, ce qui revient à presque 10% de la population3, un
taux déjà atteint à la fin du 18e siècle4. Dans l’Encyclopaedia Judaica, on trouvera un
exposé fort détaillé sur l’histoire du peuple juif en Pologne5. N’en relevons que
quelques aspects intéressants.
Les premières colonies juives sont attestées bien avant les invasions mongoles (la
première en 1241), même déjà du temps de la première Croisade (1098). Persécutés
dans une grande partie de l’Europe, notamment après l’éruption de la peste noire (13471351), mais aussi à cause de l’antisémitisme très marqué régnant en Allemagne, en
Bohême et en Moravie, ainsi qu’en Espagne (à partir de la fin du 14e siècle), les Juifs
trouvèrent un refuge en terre polonaise. Leur condition y était évidemment sujette aux
caprices de l’histoire, mais en général nous pouvons dire qu’elle était plus favorable
qu’ailleurs sur le continent. Dans la plupart des cas, ils pouvaient compter sur les rois
ou, à défaut de ceux-ci (p. ex. durant la période du séniorat), sur les ducs régionaux,
surtout sur ceux qui sont aussi connus par ailleurs pour leur esprit de tolérance et
d’humanisme. Ainsi les princes les protégeaient contre un antisémitisme parfois virulent
de la part de l’Église et de la noblesse. Parmi ces princes éclairés, mentionnons le duc
Boleslas V Wstydliwy, « sénior » de 1243 à 1279, qui, en 1264, leur accorda
d’importants privilèges en Grande Pologne. Mais on pense surtout à Casimir III le
Grand (1333-1370), qui est passé dans l’histoire comme le plus populaire des rois
1
V.A. TCHERIKOVER, Corpus Papyrorum Judaicarum, I, p. 96-100 ; J. MELEZE-MODRZEJEWSKI,
« Splendeurs grecques », p. 48.
2
Voir plus haut et n. 131.
3
Chiffres empruntés à l’Encyclopaedia Britannica 18 (1966), art. « Poland », p. 142, et à A. DYLEWSKI,
Where the Tailor Was a Poet, p. 15-16.
4
A. DYLEWSKI, Where the Tailor Was a Poet, p. 13.
5
H.H.BEN-SASSON-E. MENDELSOHN-I. TRUNK e.a., art. « Poland », in : Encyclopaedia Judaica 13
(1972), col. 709-789; voir également A. DYLEWSKI, Where the Tailor Was a Poet, p. 9-58.
90
polonais, protecteur des villes et des paysans et qui se trouve également à la base de la
codification du droit coutumier polonais en 13461. On pourrait le comparer à Ptolémée
II qui, vers 2752, avait instauré le système judiciaire ptolémaïque (sans pour autant
procéder à une codification majeure), établissant une hiérarchie des règles3 et avec le
nom duquel la tradition a lié l’élaboration de la Septante. Casimir a étendu les privilèges
de Boleslas V à tout le territoire du royaume. Ensuite, il y a Sigismond II Auguste, sous
lequel les Juifs, organisés en kahalim (1559), jouissaient d’une complète autonomie
interne, ce qui rappelle, à un certain degré, les politeumata d’Alexandrie et d’Egypte, et
Etienne Báthory, qui, en 1581, confirma et renforça l’autonomie juive.
Cette politique bienveillante au plus haut échelon, n’a pas empêché, comme nous
venons de le dire, la persistance, dans presque toutes les couches de la société, y
compris la noblesse (les « patriotes » par excellence), le clergé, les citadins et la
populace urbaine (à Cracovie, p. ex.), de courants d’antisémitisme profond et latent (à
tracer dès le 13e siècle), qui, dans des moments de crise, risquaient de monter à la
surface et auxquels même certains rois ne pouvaient échapper. Pensons à l’expulsion
des Juifs de la ville de Cracovie en 1495 (sous Jean Ier Albert) et leur concentration à
Kazimierz (dont le nom renvoie, par coïncidence ironique, au grand Casimir), ou à la
formation, au cours du 16e siècle, de quartiers murés exclusivement juifs rappelant en
quelque sorte le premier ghetto de l’histoire, celui d’Alexandrie, établi sous Caligula en
38 dans une atmosphère de violence4. Tout aussi grave, sans doute, était l’antisémitisme
des « Manéthon polonais », les intellectuels et « idéologues » qui se manifestaient dans
la littérature, ou celui des « Cyrille », des grands hommes d’Église (et d’Etat) comme le
puissant archevêque Oleśnicki, le premier cardinal polonais (1389/1439-1455).
Cette ambiguïté, cet équilibre délicat et précaire, on les retrouve au cours de toute
l’histoire de la Pologne et de la Lituanie. Faut-il rappeler que, peu de temps après la
1
L. VOS-I. GODDEERIS, De strijd, p. 42.
Voir J. MELEZE-MODRZEJEWSKI, « Droit et justice dans le monde hellénistique au IIIe siècle avant notre
ère: expérience lagide », in : P.D. DIMAKIS (ed.), MNHMH Georges A. Petropoulos, Athènes 1984, p. 5577, spéc. 63-65.
3
Voir surtout J. MELEZE-MODRZEJEWSKI, « La règle de droit dans l’Égypte ptolémaïque », passim; cf.
Les Juifs d’Egypte, p. 151-159 : « Ptolémée II Philadelphe, créateur du système judiciaire ptolémaïque »
(p. 152); B.-J. MÜLLER, Ptolemaeus II. Philadelphus als Gesetzgeber, diss. Köln 1968, spéc. p. 10, 141.
4
Voir V.A. TCHERIKOVER, Corpus Papyrorum Judaicarum, I, p. 66 : non seulement il s’agit du premier
ghetto, mais également du premier pogrom de l’histoire (si on fait abstraction des événements,
hypothétiques d’ailleurs, de 88 av. J.-C. : voir ibid., p. 25). Pour les désordres sous Caligula et Claude,
voir maintenant Katherine BLOUIN, Le conflit judéo-alexandrin de 38-41. L’identité juive à l’épreuve,
Paris 2005.
2
91
dernière guerre, la Pologne a encore été témoin d’un pogrom à Cracovie (11 août 1945)
et d’un autre à Kielce (4 juillet 1946), agressions qui furent suivies par des attaques
anti-juives à travers tout le pays 1 ? Aujourd’hui, les dirigeants de l’Église – dont la
disposition a complètement changé vis-à-vis de leurs devanciers lointains – ont toute la
peine du monde à rappeler à l’ordre la « Radio Maria », dont les émissions populistes
risquent de compromettre tous les efforts et signes de bonne volonté de ces dernières
années. Sans parler des éruptions d’antisémitisme sous le régime communiste ! Mais,
l’Égypte hospitalière, ne fut-elle pas en même temps le pays où naquit l’antisémitisme
sous toutes ses formes et dans tous les milieux de la société ? On y retrouve les mêmes
paradoxes que dans la Pologne de jadis (et, parfois, d’aujourd’hui).
Au sein du judaïsme alexandrin, et sans doute aussi ailleurs dans le pays, nous avons
constaté une intense activité religieuse et intellectuelle. Il en allait de même dans la
Pologne d’antan, où le judaïsme fit preuve d’une extraordinaire vitalité2. Les Juifs ont
eu le temps de s’y enraciner et d’y développer de nouvelles manières de vivre et de
penser, de nouvelles formes de spiritualité. Dans leur ensemble, ces mouvements étaient
sans doute plus religieux qu’intellectuels et, en tout cas, moins intellectuels et plus
religieux qu’en Égypte ptolémaïque. Rien d’étonnant à cela, si l’on tient compte du fait
que les Juifs de Pologne, surtout ceux de Galicie (région où ils étaient fort nombreux et
qui passait malheureusement pour « l’hospice » de l’Empire autrichien), étaient en
général relativement pauvres. Quoi qu’il en soit, c’est pour une bonne part en Pologne
que le judaïsme moderne a été forgé, tout comme le judaïsme « moderne » de
l’Antiquité avait reçu sa physionomie à Alexandrie.
Limitons-nous à deux mouvements caractéristiques, en omettant, parmi d’autres sectes
et malgré sa grande popularité, la Kabbale, importée en Pologne au 16e siècle3. Avant
tout, il faut signaler le courant mystique des Hassidim, fondé en 1736 par Israël ben
Eliezer (Baal Shem Tov, 1698-1780). Parfois extatique, la prière, les chants, la personne
du tsaddik (saint, considéré comme médiateur entre Dieu et les fidèles), les guérisons
miraculeuses et les exorcismes y tenaient une place prépondérante. Il était surtout
populaire dans les petites villes et chez les gens simples. L’émigration a répandu ce
1
Voir D. SFARD, art « Poland », in : Encyclopaedia Judaica 13 (1972), spéc. col. 782-783.
Pour la vie culturelle des Juifs avant le partage de la Pologne, voir l’aperçu de H.H.BEN-SASSON, art.
« Poland », in : Encyclopaedia Judaica 13 (1972), spéc. col. 718-732, passim.
3
A. DYLEWSKI, Where the Tailor Was a Poet, p. 20-22.
2
92
mouvement typiquement polonais à travers le monde. Aujourd’hui encore, le tombeau
d’Elimelech (1717-1787, le premier tsaddik, le « Saint François des Juifs ») à Leżajsk
(le centre du hassidisme polonais contemporain), tombeau auquel on attribue des
pouvoirs surnaturels, est un lieu de pèlerinage, qui n’est pas seulement fréquenté par des
Juifs1. D’autre part, il y avait aussi, comme toujours dans le judaïsme, des courants
(plus) réformistes et rationalistes, plus intellectuels, comme la Haskalah, qui, elle, était
plus proche du monde moderne et se heurtait souvent à l’opposition des Hassidim.
Solomon J. L. Rapoport (1790-1867), grand savant et rabbin, en fut un des pionniers2.
Nous avons l’impression que, comparé au judaïsme ptolémaïque, le judaïsme polonais
était en général moins ouvert au monde extérieur, beaucoup plus replié sur soi-même, et
par conséquent relativement moins influent. Ce n’est pas surprenant quand on tient
compte du fait que la situation des Juifs en Pologne était en définitive moins sûre qu’en
Égypte. Tandis que les Juifs d’Alexandrie et bon nombre de ceux qui habitaient la
chôra, s’étaient hellénisés3, au point de ne plus comprendre l’hébreu et même de ne plus
parler l’araméen4, en Pologne, la littérature yiddish – langue flexible et multiforme
élaborée par les Juifs d’Allemagne et d’Europe centrale, dont le centre de gravité se
trouvait dès le 14e siècle dans les territoires polonais5 – connut (tout comme la
littérature juive en langue polonaise d’ailleurs, pratiquée plutôt par des Juifs plus
intégrés) un grand essor aux 19e et 20e siècles, jusqu’à la fin de la seconde république6.
Quoique beaucoup de Juifs dans les territoires germanisés parlassent l’allemand et que
l’impact du yiddish trahît un certain degré de germanisation, on peut dire qu’en général
les Juifs polonais étaient moins germanisés que les Juifs d’Égypte (particulièrement
1
Voir A. DYLEWSKI, Where the Tailor Was a Poet, p. 22-23 : « this quite exceptional movement shaped
the entire face of Polish Jewry » ; 215, 246-248.
2
V.A. MIRELMAN, art. « Rapoport, Solomon Judah Leib », in : Encyclopaedia Judaica 13 (1972), col.
1555-1556.
3
Tandis que V.A. TCHERIKOVER (Corpus Papyrorum Judaicarum, I, p. 43-44) présumait encore une
assez profonde égyptianisation chez les Juifs (souvent peu éduqués) de la chôra, les travaux de Mélèze
(voir n. 134 et 137) soulignent la forte hellénisation aussi de ces immigrés-là. Apparemment, l’opinion de
Mélèze se voit aujourd’hui confirmée par les papyrus juifs d’Hérakléopolis (P. Polit. Iud.), dont
l’onomastique, p.ex., est largement grecque. Néanmoins, il faut tenir compte du fait qu’une minorité
(également à Hérakléopolis), si menue soit-elle, portait des noms égyptiens (voir le commentaire dans P.
Polit. Iud., p. 41-42), ce qui implique quand même un (léger) degré d’assimilation à la culture indigène.
4
V.A. TCHERIKOVER, Corpus Papyrorum Judaicarum, I, p. 30-31 et 43-44 (« Aramaic seems to have
been used only by newly arrived immigrants »).
5
Voir A.A. STEINBERG, art. « Yiddish Language and Literature », in : Encyclopaedia Britannica 23
(1966), p. 890-892. Cette langue, devenue lingua franca du judaïsme mondial à partir du 19e siècle, a
pratiquement disparu des régions où elle connut son plus grand développement.
6
Voir A. DYLEWSKI, Where the Tailor Was a Poet, p. 55-58.
93
ceux d’Alexandrie) n’étaient hellénisés et que, d’autre part, ces derniers étaient sans
doute moins familiarisés avec la culture égyptienne que ne l’étaient leurs frères polonais
avec la culture de leur pays.
Avec l’arrivée des Romains, la situation en Égypte changea complètement. Mais déjà
auparavant, la méfiance réciproque était devenue insurmontable. C’est pourquoi Philon
ne représente pas seulement le point d’orgue mais également le point final du judaïsme
hellénistique. C’est dans ce contexte qu’on se rend compte à quel degré l’époque
ptolémaïque, où tout semblait encore possible, a été providentielle 1. Ce serait le
christianisme tel que le concevaient Paul de Tarse et bien d’autres, qui, s’étant détaché
du judaïsme rabbinique (un judaïsme qui avait renoué avec ses racines), deviendrait le
véritable héritier du judaïsme hellénistique2 et qu’on peut considérer comme l’ultime
expression religieuse de la culture hellénistique. Mais ici, nous abordons une autre
thématique.
1
Il est évident que j’exprime ici une opinion personnelle.
Voir aussi J. MELEZE-MODRZEJEWSKI, « Espérances et illusions », p. 143. Dans ce contexte, Mélèze
pourrait bien avoir raison où il écrit que « by declaring circumcision illegal in the Roman Empire,
imperial legislation [Hadrien] finalized the cleavage between Jews and Christians. Roman law thus gave
the final touch to the movement which had begun in the middle of the first century CE, and which was to
transform the Jewish sect constituted by the partisans of Jesus of Nazareth into a universal religion, more
Greek than Mosaic » : « ‘Filios Suos Tantum’. Roman Law and Jewish Identity », in: M. MOR-A.
OPPENHEIMER e.a. (edd.), Jews and Gentiles in the Holy Land in the Days of the Second Temple, the
Mishnah and the Talmud, Jerusalem 2003, p. 108-136, spéc. 126.
2
94