Saint Georges - Richard Miller

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Saint Georges - Richard Miller
Saint Georges
ou l’imaginaire de la liberté
Richard Miller
«Il y eut un soir, il y eut un matin : quatrième jour.
(…) Elohim créa donc les grands dragons.
Il y eut un soir, il y eut un matin : cinquième jour.
(…) Elohim créa donc l’homme à son image. »
Genèse, I, 20-27
Les Cahiers du Centre Jean GOL
© les Cahiers du Centre Jean GOL
Mai 2007
En guise d’introduction
« Le genre humain, considéré comme un grand individu collectif accomplissant d’époque en époque une série d’actes sur
la terre, a deux aspects, l’aspect historique et l’aspect légendaire. Le second n’est pas moins vrai que le premier ; le
premier n’est pas moins conjectural que le second. »
Victor Hugo, La Légende des siècles
La tradition rapporte que Georges fut un soldat de l’empire romain, venu de Cappadoce, l’actuelle Turquie. Soumis à un
mégalomartyre long de sept années, il est « saint » par Dieu. Il importe toutefois de préciser que ni les doctes de l’Eglise,
ni ensuite les historiens, malgré d’abondantes recherches entreprises très tôt, ne purent « identifier » saint Georges ni
définir les circonstances exactes de son martyre. Cet anonymat est d’ailleurs bien rendu par la sculpture de Garouste
récemment installée à l’entrée de l’Hôtel de Ville de Mons : saint Georges est représenté par un casque qui ne couvre
aucun
visage.
Autre point essentiel, le Moyen Âge chrétien, durant plus de mille ans, ignora l’épisode du combat contre le dragon,
lequel n’est nullement le point de départ des récits qui concernent le saint guerrier, mais en constitue un développement,
une émanation tardive. Ce n’est qu’à l’approche du 13ème siècle que ce fait d’armes commença à supplanter dans le chef
des croyants les autres aspects de sa « vie », y compris le martyre enduré. Jusqu’alors la ferveur éprouvée pour saint
Georges, démontrée par l’implantation rapide et croissante de son culte à travers territoires et populations, s’explique par
un autre élément que sa victoire sur le monstre. Plus exactement, sa victoire sur ce qui symbolisait, aux yeux de tous, le
pire des maux, est à considérer comme la conséquence la plus haute de la caractéristique majeure de « notre » héros :
durant son mégalomartyre, il n’a pas cédé à la peur. Dieu, pour le récompenser de la confiance dont il a témoigné
(rappelons que par son origine grecque le mot « martyr » signifie simplement « témoin » 1) décide que chaque fois que
Georges interviendra en faveur de quelqu’un, sa demande sera exaucée. Grands de ce monde et petites gens vont dès lors
se tourner vers lui en tant qu’il est un intercesseur efficace, en particulier à l’encontre de ce qui est redouté.
Les peurs n’étant pas égales pour tous, on verra saint Georges être affecté à la protection des chevaliers au combat, des
Croisés face aux Infidèles, mais également à celle des agneaux dont le berger craint par-dessus tout qu’ils soient dévorés
par un animal prédateur ; voire à celle des produits de la ferme pour qu’ils ne se gâtent pas. Autre registre que l’on n’a
guère l’habitude d’associer au soldat de Dieu : la protection de la jeune fille qui a peur de ne pas trouver de mari, ou celle
de la pucelle pour qui on en a trouvé un, ou encore l’angoisse de la femme craignant la stérilité ou au contraire
l’accouchement…Ne sont pas étonnantes dès lors la dévotion dont il a fait l’objet ni l’expansion rapide de celle-ci, à
partir de cette région du monde où les continents européen, africain et asiatique se rencontrent, et où ont été découvertes
les premières traces du culte qui lui a été rendu. De même, ne doit pas nous surprendre le fait que, protégeant de toutes
les peurs, grandes et petites, saint Georges ait été jugé capable de surmonter l’image du mal suprême : le Dragon, la Bête.
Ce combat, il le remporta aisément car il est le héros, le merveilleux compagnon sur qui toute personne, si humble soitelle, sait pouvoir compter en cas de danger ou de coup dur. On peut voir, par exemple, sur une toile surprenante peinte à
Venise, que lorsqu’un navire est chaviré par la tempête celui qui vient au secours des marins est saint Georges, non plus à
cheval et brandissant sa lance, mais debout dans une barque tenant une gaffe en main !
En guise d’introduction
Cf. Glen W.Bowersock, Rome et le martyre, Paris, Flammarion Champs, 2002, p.19 et sq. ; voir aussi Edward Gibbon, Histoire du déclin et de la chute de l’empire romain, trad. F.Guizot (1776),
Paris, Laffont Bouquins, 1983, I, p.1119 : « Un martyr ! On a changé bien étrangement le sens de ce mot, qui signifiait dans son origine un simple témoin ».
1
Une telle profusion a été favorisée par l’absence d’exactitude historique. Nul n’est en mesure de confirmer -ni d’infirmer
d’ailleurs-, l’existence réelle du personnage. Lorsque Edward Gibbon, par exemple, dans sa monumentale Histoire du déclin
et de la chute de l’empire romain croira l’avoir identifié, il commettra une erreur d’autant plus fâcheuse qu’elle va le conduire à
reprocher injustement les pires choses à ce saint catholique, protecteur de son pays 2. Affirmons-le sans détour : il faut se
réjouir de ce que saint Georges n’ait pu être identifié à quelque personnage historique que ce soit : à l’instar du dragon, il
appartient à l’imaginaire. Les processus de mythologisation n’en n’ont été que plus puissants, plus florissants. A tel point
que lorsque, comme c’est le cas dans la région montoise, le mythico-fabuleux a pu s’appuyer sur des faits locaux avérés,
en l’occurrence les exploits d’un chevalier appelé Gilles de Chin, cela a deux effets. Tout d’abord une implantation solide
de la légende qui explique son maintien à travers les siècles et, d’autre part, le recouvrement des faits réels par la puissance
de l’imaginaire : à Mons, depuis plus de six cent ans c’est bel et bien le combat de saint Georges contre le dragon qui est
représenté et non les exploits de Gilles de Chin.
Le paradoxe est le suivant : l’ensemble mythico-fabuleux « Saint-Georges », pour imaginaire, pour non historique qu’il
soit, n’a pas manqué, de façon remarquable, d’être présent dans le cours de l’histoire européenne et d’agir sur celle-ci.
Ceci n’a pas échappé à une haute figure militaire et politique de l’histoire contemporaine, Charles de Gaulle. André
Malraux rapporte qu’un soir de décembre 1969, celui-ci lui adressa la question suivante : « Comment a-t-on inventé saint
Georges qui n’a pas existé ? »3. Quelques mois auparavant, de Gaulle avait démissionné de la présidence de la République.
Son départ avait été suivi de celui d’André Malraux quittant, lui, le gouvernement. Entre ces deux hommes qui avaient
marqué le siècle, cet entretien fut empreint d’une lumière crépusculaire et l’occasion de réflexions « ultimes ». Il n’est pas
anodin qu’ait été formulée, alors, une question ayant trait à notre sujet : « La seule sculpture qui me parle, confia de
Gaulle, est celle du Moyen Âge. Vous m’avez intéressé, quand vous avez écrit que le temps des Croisades sculptait des
saints militaires, et jamais de chevaliers. Comment a-t-on inventé saint Georges, qui n’a pas existé ? »4.
« En déguisant le lieu et l’époque de sa mort, on est parvenu à faire jouer à cet odieux étranger le rôle d’un martyr, d’un saint et d’un héros chrétien, et l’infâme Georges de Cappadoce est devenu le
fameux saint Georges d’Angleterre, patron des armes, de la chevalerie et de la jarretière », Edward Gibbon, op. cit., I, p.659 et sq.
3 André Malraux, Le Miroir des Limbes, in Oeuvres complètes III, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1996, p. 577.
4 Charles de Gaulle, in André Malraux, op. cit., p. 621-622.
2
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L’interrogation est double : comment, c’est-à-dire par quelle faculté humaine et moyennant quelles procédures,
l’ensemble mythico-fabuleux « Saint-Georges »5 s’est-il constitué ? Mais aussi, que signifie pour une civilisation le fait de
substituer la représentation d’un personnage imaginaire à celle de chevaliers ayant existé et s’étant, de leur vivant,
pourtant montrés dignes d’une éternité taillée dans la pierre ?
A la différence de l’animal, l’être humain est doté d’imaginaire. Chacun d’entre nous est un imaginaire singulier, autrement
dit est créateur de sa propre image du monde et de la vie. Tel objet matériel, tel événement réel, ne me laissera jamais de
marbre : je verrai l’objet, beau, laid, effrayant... Je ressentirai l’événement avec bonheur, tristesse, indignation... Aussi
l’artiste n’est-il pas créateur parce qu’il est artiste mais parce qu’il est un être humain –parce qu’il porte à un point
d’incandescence une dimension présente en tout être humain. Ce qui le différencie c’est le travail, l’application, le talent
qu’il consacre, lui, à exprimer par un matériau (les mots, les sons, les couleurs, la pierre…) sa propre image singulière du
monde et de la vie. Toutefois si les « imaginaires » sont singuliers, ils ne sont pas enfermés en eux-mêmes. Chaque image
singulière de la vie allie des éléments personnels –tout être humain étant unique–, et de l’universel, en intégrant des
éléments communs à plusieurs, voire à tous. Elle est donc saisissable et compréhensible par autrui grâce à la faculté que
nous avons de nous exprimer. Les imaginaires singuliers que sont les êtres humains ne sont pas condamnés à une
existence repliée, autistique : ils peuvent vivre ensemble et s’unir par le biais de récits communs. Ceux-ci façonnent le
groupe et constituent son identité collective. A l’inverse, celles et ceux qui ne partagent pas ces récits fondateurs,
unifiants, sont ressentis comme étant hors de la communauté.
Cela étant, si on peut aisément comprendre que des faits matériels fassent l’objet d’une sorte d’accord (l’arbre que l’on
regarde est un arbre, et tous, quelle que soit notre capacité à créer par nous-même notre propre image de la réalité, nous
nous accordons à le voir de cette façon), on peut s’étonner davantage d’une entente, d’une cohésion possible non plus
autour d’éléments factuels mais imaginaires ? Cependant, à bien y regarder, même un arbre « réel » peut être vu d’une façon
singulière. Par exemple, chez les Slaves du sud, la nuit de la Saint-Georges, une femme craignant d’être stérile, dépose son
vêtement au pied d’un arbre. Par ce geste, elle se place sous le pouvoir de saint Georges, lequel à la fois apaise la peur et
rend la vie6. Il est indéniable qu’aux yeux de cette femme et de son entourage, l’arbre n’est plus vu comme étant un arbre.
Dans l’image singulière qui est la sienne il est un arbre/Georges ou un homme/feuilles. Homme/feuilles qui n’est pas
sans parenté avec celui qui dans le folklore montois est un personnage du combat rituel de saint Georges contre le
dragon.
En guise d’introduction
Pour éviter d’alourdir le texte, j’utiliserai le plus souvent « Saint-Georges » (avec cette orthographe) pour « l’ensemble mythico-fabuleux Saint-Georges » afin de désigner les innombrables supports qui
composent cet ensemble.
6 James Georges Frazer, Le rameau d’or, tome I, p.296 ; cf. infra.
5
11
L’arbre, ouvert à la faculté humaine de ne voir celui-ci qu’en lui adjoignant du sens, n’est plus un simple arbre. De
l’imaginaire s’est enlacé à lui. Notre vie dans tous ses aspects est ainsi tissée d’imaginaire ; sans cela, elle ne serait rien
d’autre que la répétition d’une sorte de comportement animal. L’ensemble mythico-fabuleux articulé autour de saint
Georges, par sa profusion, par son « succès », par tous les développements, politiques, artistiques, littéraires, religieux,
économiques, folkloriques, culturels par lesquels il s’est intégré à l’histoire européenne, en est une superbe illustration.
Enfin le lien, entre le combat de ce saint guerrier contre le dragon et les folklores de joie et d’exubérance organisés dans
nombre de villes européennes, à commencer par Mons, ne doit pas occulter sa teneur essentielle : saint Georges est au
coeur du rapport des hommes à l’Histoire, pour la raison qu’il s’articule à un sentiment humain indéracinable, la peur. Si
le combat au cours duquel saint Georges terrasse le dragon peut être appréhendé, partout et de prime abord, comme
symbolisant la victoire du bien sur le mal, c’est que notre vie serait insupportable, proprement « invivable », sans
l’espérance illusoire qu’une telle victoire puisse être réelle.
Selon la Genèse, Dieu a d’abord créé les créatures monstrueuses que sont les dragons (I, 21)7; il a ensuite créé l’homme, à
son image (I, 27). Toutefois, comme « il n’est pas bon que l’homme soit seul » (II, 18), Dieu créa la femme. Pour celle-ci,
les choses ne furent pas aussi simples ; le créateur dut s’y reprendre à deux fois (en I, 27 ; ensuite en II, 22)8. Tout récit
mythique incorpore la sexualité ; il en va de même pour les récits que la tradition nous rapporte au sujet de ce soldat de
l’empire romain. C’est pourquoi sur le sable de l’arène, à l’intérieur du cercle 9que le folklore montois délimite chaque
année pour la répétition du combat, si le bien et le mal s’affrontent, c’est aussi parce que, comme l’a peint le Tintoret en
1552, Eros est de la partie.
Je cite la traduction qui fait référence, celle d’Edouard Dhorme, pour l’édition de la Bible dans la collection de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1956, p.5. Par « dragons » Dhorme traduit l’hébreu
tannînîm, pluriel de tannîn que l’on retrouve lorsque Iahvé recommande à Moïse et Aaron de jeter un bâton devant Pharaon pour qu’il se transforme en serpent. Les tannînîm sont des serpents
monstrueux, porteurs d’une dimension magique (le serpent normal est appelé nâhâsh), ce qui correspond à la notion de dragon. Elie Chouraqui traduit par « les grands crocodiles », Desclée de Brouwer,
1989, p. 19. Lemaître de Sacy, janséniste, auteur d’une traduction de la Bible en français, à laquelle contribua Pascal, et qui fut publiée à Mons en 1667 (avec pour ambition affirmée de permettre à
chaque chrétien d’accomplir son devoir qui est de lire la Bible, et ce, contre l’autorité de l’Eglise), opte pour « les grands poissons », Laffont Bouquins, 1990, p.7. L’édition des Moines de Maredsous retient
« les monstres marins », Brepols, 1965, p.1.
8 Cf. Françoise Gange, Avant les Dieux, la Mère universelle, Monaco, Alphée, 2006, p.21 et sq.
9 Sans vouloir trop accorder à la symbolique on peut néanmoins souligner que récemment le Collège de la Ville de Mons a fait installer au même endroit un cercle de pierre sur lequel sont inscrits les noms
des communes fusionnées ; pratique semblable mutatis mutandis au mundus des Romains, cf. Fustel de Coulanges, La cité antique, (1864), Paris, Flammarion Champs, 1984, p.154.
7
I. Nature
du mythico-fabuleux
L’ensemble mythico-fabuleux élaboré à partir et autour de la figure de saint Georges, se déploie sur plusieurs plans,
religieux, politique, militaire, économique, artistique, folklorique... Les récits de ce type présentent la qualité remarquable
de ne jamais être « pris de court ». Toujours ils s’accommodent des évolutions diverses dans les différents domaines,
disposant des ressources nécessaires pour y répondre et pour s’y ou se les approprier. Leur plasticité est une
caractéristique essentielle des récits mythico-fabuleux. Plasticité qui permet leurs transformations sans affecter leur
nature.
Ainsi, le monothéisme chrétien est-il apparu parmi des populations déjà dotées de traditions culturelles et de repères
collectifs. Même si la foi nouvelle a, spontanément ou délibérément, supplanté les croyances existantes, ces traditions et
repères n’ont pas, sous l’effet de quelque enchantement, été subitement oubliés. Ils ont résisté, ont évolué, se sont
modifiés en faisant l’objet d’un recentrage nouveau.
14
Nature du mythico-fabuleux
Il serait insuffisant de limiter ces processus au seul syncrétisme par lequel un dieu, un héros, est identifié à un autre qui lui
succède. Ce qui est en jeu ici est la texture même des fables mythiques. Georges Dumézil, à propos précisément de saint
Georges, le confirme lorsqu’il débat d’une Histoire du peuple géorgien10 dont l’auteur, écrit-il, aurait mal posé un important
problème : « Constatant la primauté du culte de saint Georges dans tout l’actuel monde géorgien, il a cherché ‘à quel
ancien dieu païen’ le saint a succédé. Or il est évident, quand une religion se substitue à une autre, que les cadres se
modifient ; il se fait une désintégration du système ancien et des regroupements autour de centres nouveaux. Au héros
Georges, personnage essentiel des cultes chrétiens, se sont attachés des rites et des mythes qui, dans la religion préchrétienne, appartenaient sans doute à des dieux et à des cycles divers ». Et Dumézil d’ajouter qu’il a pu lui-même
montrer que si Georges était l’héritier du « dieu d’orage armé du laxvari à double lame (…) il doit être, fragmentairement,
l’héritier de divers autres personnages ».
Ainsi est-il aisé de désigner divers « ancêtres » sauroctones de Georges : Héraclès tuant l’Hydre de Lerne, Thésée qui
vainc le Minotaure, Cadmos fondant Thèbes après avoir tué un dragon, Persée sauvant Andromède d’un monstre
marin…S’il importe d’étudier les critères et les procédures d’adaptation –pourquoi certains thèmes sont-ils délaissés et
pourquoi d’autres sont-ils tenaces ?–, une autre question peut elle aussi être posée : comment et dans quelle mesure le
dogme nouveau est-il affecté par ce qui, du passé, survit en lui de façon imprévue, voire contre son gré ? Ce n’est pas
pour rien que, nous le verrons, l’Eglise, dès le 6 ème siècle, a marqué des réticences à propos des récits relatifs à saint
Georges, en les considérant « non recipiendis ».
10
Georges Dumézil, Titνοσ , in Revue de l’histoire des religions, CXI, 1935, p. 66-89.
15
Un récit collectif
Comment comprendre les mots « fable mythique », « mythico-fabuleux », « logique du fabuleux »…? Plusieurs types de
récits, ainsi que leurs représentations visuelles, sont concernés : légendes, contes, épopées, Gestes, Vies, mythes… Plutôt
qu’insister sur ce qui les distingue, il faut prendre en compte ce qui leur est commun, à savoir :
= être un récit dont tout un chacun connaît généralement les grands traits : Héraclès était doté d’une force prodigieuse,
Dalila a coupé les cheveux de Samson, le loup de Chaperon rouge a de grandes dents, saint Georges a tué le dragon.
= être un récit répété, décliné, représenté sous les formes les plus diverses (manifestations folkloriques, oeuvres
plastiques, textes littéraires, statuettes souvenirs, dessins animés, films, opéras,…)
=être un récit auquel du crédit est accordé spontanément, alors que l’on sait avoir affaire à du fictif. Un crédit qui
échappe aux notions de vrai et de faux, qui ne relève pas de la vérité mais en est comme imprégné. Tout un chacun sait
que les dragons amphibies, capables de voler et de cracher du feu n’existent pas : pourtant saint Georges a tué le dragon.
Ce type de vérité nous proposons de le qualifier de « transvéridique ».
=être un récit qui fait intervenir une part de merveilleux, comme le loup doté de la parole, ou la force de Samson logée
dans les cheveux. Cette condition est distincte de la précédente, car tout récit contenant une part de merveilleux n’acquière pas le statut de vérité collective et pérenne.
=être un récit dont les éléments, les composantes, les péripéties se retrouvent sous des formes et des modalités diverses
dans d’autres cultures, dans d’autres histoires et à d’autres époques. Constantes qui apparaissent, circulent entre les
populations, hantent leur mémoire, et qu’il importe de préserver, d’interroger, car à travers elles il nous est donné
d’accéder à un processus mental lié au fait d’être « humain »11, fût-il le plus élémentaire ou le moins conceptuel –signalons
toutefois que les concepts, même les plus élaborés, sont aussi et avant tout des créations de l’esprit humain 12.
Un récit collectif
11 « …une connaissance de l’homme associant diverses disciplines et qui nous révèlera un jour les secrets ressorts qui meuvent cet hôte, présent sans avoir été convié à nos débats : l’esprit humain », Claude
Lévi-Strauss, Langage et parenté, in Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p.91.
12 Cf. Gilles Deleuze : « Créer des concepts toujours nouveaux, c’est l’objet de la philosophie (...) Ils doivent être inventés, fabriqués ou plutôt créés, et ne seraient rien sans la signature de ceux qui les
créent.», Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p.10-11.
16 Nature
du mythico-fabuleux
= ce type de récits jouit d’une puissance de conviction et d’adhésion telle que les idéologies politiques ou religieuses ne
peuvent les ignorer. Il faut soit composer avec elles, soit se les approprier. Tenter de les supprimer n’est possible qu’en
recourant à des formes de violence absolue comme l’Inquisition, la Terreur, le génocide des populations indiennes,
l’Holocauste, la Révolution culturelle chinoise…
Considérer les récits mythico-fabuleux selon les points communs qui viennent d’être énoncés, revient à mettre sur un
même pied un ensemble extrêmement varié au sein duquel, notre sujet étant saint Georges, figurent les textes bibliques,
les Vies de saints…. L’adhésion du fidèle à la vérité des textes canoniques ou liturgiques est d’une autre nature que le
crédit dont peut être gratifié un conte, une légende ou un mythe… Il ne s’agit plus en ce cas, pour reprendre notre
formulation, d’un crédit transvéridique échappant au vrai et au faux, mais de récits, d’une Parole révélée qui s’affirme
comme étant vraie, comme revendiquant d’être la Vérité.
Prenons pour point de départ qu’un récit, cela commence toujours par être raconté par quelqu’un. Celui de la vie de saint
Georges, comme celui de toute autre Vie ou Geste de héros, de Saint, ou de tel personnage merveilleux, a commencé par
être dit, raconté, répété. Il s’agit d’un moment de parole entre le conteur et le public. Récit oral qui va évoluer au fur et à
mesure de ses répétitions, en se précisant sur certains points et en se transformant sur d’autres. Son efficacité collective
dépend de sa reprise incessante. Les interprétations, les transpositions multiples appartiennent à l’essence même des
récits fabuleux et sont le fruit et le signe de leur vitalité.
Le récit que l’on ne répète plus disparaît ; par ailleurs, il n’existe pas une version unique à laquelle chaque reprise serait
plus ou moins conforme, ou plus ou moins fidèle 13. Toutes les versions du combat de saint Georges terrassant le dragon,
ont une même valeur et concourent, en ajoutant tel ou tel épisode ou en transformant, voire en « oubliant » tel ou tel
autre, à constituer peu à peu une forme de cohésion. Cependant, pour être écoutée, reprise, remémorée, transformée,
démultipliée, bref pour qu’une fable mythique devienne « collective», elle doit retenir l’attention et séduire. La séduction
peut être suscitée par les qualités personnelles du conteur, qualités d’élocution, d’imagination ou de mise en scène, de
même que par les qualités plastiques de l’oeuvre représentant la fable.
Celles-ci, nécessaires, du moins au départ, sont cependant insuffisantes car les qualités « ponctuelles » n’expliquent pas
tout. D’autres récits ou d’autres représentations plastiques peuvent être aussi séduisants, voire dotés de qualités supérieures, sans parvenir à susciter un devenir collectif. Or, nous venons d’y insister,
13
Claude Lévi-Strauss, ibid., p. 240.
17
plus le récit devient collectif, moins les caractéristiques formelles, esthétiques sont déterminantes. La question est, dès
lors, pourquoi cet attrait que nous ressentons pour ce type de récits. De quoi nous parlent-ils et continuent-ils de nous
parler ? Notre réponse est qu’ils nous parlent d’une seule chose, sous une infinie diversité : le caractère inexplicable de la
vie ou, pour reprendre la formule de Montaigne « ce de quoi j’ai le plus de peur que la peur » 14.
Au fil du temps, tout ensemble mythico-fabuleux se précise, en même temps qu’il s’amplifie et se transforme. Le besoin
se fait alors ressentir de le stabiliser, d’ordonner la succession des évènements, de mieux cerner et définir les personnages,
de déterminer les lieux et les objets qui participent à l’action (ainsi saint Georges terrasse-t-il le dragon parfois d’un coup
de lance, parfois d’un coup d’épée, voire, comme à Mons, d’un coup de pistolet). Mise en ordre à laquelle d’aucuns
s’appliquent de diverses manières, mais incontestablement une étape décisive est celle de la mise par écrit, du passage du
récit oral à la forme écrite dans un texte poétique, théâtral, littéraire, historique, hagiographique... Cette étape ne se limite pas
à accéder à une autre forme de diffusion mais constitue une véritable modification qualitative qui, une fois accomplie ne peut plus être ignorée.
La « Légende Dorée »
Il en a été de même pour saint Georges. Même s’il existait déjà différentes versions, c’est au XIIIème siècle que Jacques
de Voragine a rassemblé les sources et récits divers circulant à propos des saints, dans un ouvrage-clé, La Légende
dorée15. Ce livre fut écrit entre 1261 et 1267. Il sera suivi d’une seconde version, complétée sur certains points et très
précisément à propos de saint Georges. La candidature de l’auteur à une fonction importante à la tête de la ville de
Gènes, ville dont le saint est le Protecteur n’est probablement pas étrangère à l’attention particulière qu’il lui accorda.
Quoi qu’il en soit, ses talents d’écrivain, son statut ecclésiastique, et le succès de cet ouvrage faisant désormais autorité,
font indiscutablement de Jacques de Voragine celui qui a défini et imposé à la postérité les péripéties vécues par saint
Georges y compris les circonstances du combat contre le dragon. A commencer par le fait qu’il y a eu combat, ; en effet
jusqu’alors, la chrétienté n’avait connu de ce saint guerrier, que son martyre et ses pouvoirs, confirmés par Dieu,
d’intercesseur. Jacques de Voragine va donc en tenir compte en situant, naturellement, le combat contre le dragon avant
le martyre qu’il endura. Les événements sont les suivants : la population d’une ville est terrifiée par un dragon vivant dans
les marais qui entourent celle-ci. Pour l’apaiser, des brebis lui sont abandonnées. Peu à peu les troupeaux dépérissent.
La « Légende Dorée »
14 Michel de Montaigne, Les Essais, Livre 1, ch. XVIII, Paris, Arléa, 1992, p.59.
15 Jacques de Voragine, La légende dorée, Paris, La Pléiade Gallimard, 2004.
1 Nature
du mythico-fabuleux
Il est alors décidé de livrer au monstre des enfants tirés au sort. Un jour, le sort désigne la fille du Roi. Celui-ci demande
une exception pour elle car elle est la princesse et doit se marier bientôt. L’exception lui est refusée. Le roi déchiré livre sa
fille. Au moment où elle se dirige vers le dragon, survient saint Georges, qui se renseigne sur les raisons de ses cris et de
ses pleurs. Il saisit sa lance et va vaincre le monstre. Il ne le tue pas mais propose à la jeune-fille de le tenir en laisse et de
l’amener à l’intérieur de la ville. Là il propose un marché : si la population se convertit, il tuera le dragon. Le roi, sa fille et
le peuple tout entier sont baptisés, et la bête mise à mort. Saint Georges repart seul16.
Une forme écrite comme celle de la Légende dorée, même si elle constitue une étape décisive, n’est pas le support exclusif
du récit fabuleux. Peinture, sculpture et toutes les disciplines de la figuration plastique (enluminures, vitraux, héraldique,
bas-reliefs, frises, objets, bijoux, ciselures …) jouent également un rôle de première importance ; à fortiori durant un
Moyen Âge où les lettrés étaient rares. Cependant peindre ou sculpter ne consiste pas en une simple représentation ou
illustration « aveugle ». Il s’agit d’un dépassement, d’une étape qui impose ses propres caractéristiques. Les disciplines
plastiques ont leurs règles de « mise en oeuvre » imposées par les matériaux, les couleurs, la surface, l’espace à deux ou
trois dimensions. Pour pouvoir discipliner le récit, peinture et sculpture vont opérer sur lui un travail patient, rigoureux,
talentueux, mais aussi transformateur et créateur. Ce faisant, elles vont orienter la lecture, la compréhension en sélectionnant certains traits et certains moments qu’elles vont faire ressortir de façon excessive. La création artistique sous
toutes ses formes, procède toujours, en ce sens, par sélection.
Ce dont témoigne l’extraordinaire activité plastique développée autour de saint Georges lui-même. Il existe une foule de
représentations de celui-ci parmi lesquelles celles des peintres et sculpteurs les plus importants parmi plusieurs traditions
culturelles. Toutefois, pour des raisons probablement liées à l’essence même des arts plastiques, c’est le combat contre le
dragon qui a focalisé l’attention de la plupart d’entre eux. L’orientation majeure qu’ils ont ainsi apportée à l’ensemble a
fortement contribué à occulter les autres aspects de la vie du Saint, pourtant jusqu’alors davantage essentiels aux yeux des
croyants.
L’évolution des arts, en outre, est inséparable des progrès techniques et des mutations culturelles qu’ils entraînent ; par
exemple, ceux suscités par l’invention de l’imprimerie. De même, la représentation plastique verra évoluer ses matériaux
de base, que ce soit les couleurs, les brosses, pinceaux ou le support –l’un des premiers exemples de l’utilisation d’un
support textile, un « drap » de Flandre, à Florence durant le Quattrocento, est un des « Saint Georges » peint par Uccello 17
. La composition de l’image va elle aussi se transformer : la perspective qui opte pour
16
17
Jacques de Voragine, La légende dorée, Paris, Gallimard, La Pléiade, 2004, p.312-318.
Cf. Franco et Stefano Borsi, Uccello, Paris, Hazan, 2004, p.331.
1
une mesure objective des apparences et n’admet pour celles-ci qu’un seul point de vue a été théorisée et conceptualisée
par l’architecte Brunelleschi en 1410. Il revient à Masaccio, avec la Trinité, d’avoir étendu la perspective de l’architecture à
la peinture, et à Donatello de l’avoir portée à la sculpture en gravant dans le marbre la première oeuvre créée selon ses
lois, faisant accéder de la sorte l’art occidental à sa pleine puissance. Que le sujet de cette oeuvre capitale de Donatello
soit saint Georges terrassant le dragon, ne laisse de confirmer cette proximité à laquelle je viens de faire allusion, entre le
combat et le travail même des arts : sorte de dimension agonistique inhérente aux arts plastiques. L’existence d’un tel lien
pourrait peut-être expliquer pourquoi le combat de saint Georges a été non seulement sans cesse représenté par les plus
grands artistes, mais aussi pourquoi ceux-ci ont généralement négligé d’autres épisodes tout aussi « visuels », de la Vie de
Georges, à commencer par son mégalomartyre –dont il n’existe que peu d’oeuvres significatives, si ce n’est le retable de
Jan Borman, qui date de 1493 et est une pure merveille.
Vivre est étrange
Quelle que soit la manière dont est rapportée l’histoire de saint Georges c’est l’histoire de saint Georges ! On ne s’occupe
plus ni de qui la raconte ni de la façon dont elle est racontée.
Un récit humain accède à une dimension collective et pérenne lorsque ce qui est raconté touche en nous quelque chose
que l’on préfère ne pas laisser s’éveiller, quand bien même ce quelque chose, ce « cela » ne nous quitte pas. Ce n’est ni
l’inquiétude, ni l’angoisse mais quelque chose avant l’inquiétude, avant l’angoisse : la peur avant la peur. Le sentiment, la
conscience originelle que tout ce que nous vivons, même de la manière la plus quotidienne, la plus banale, la plus
familière, est sans fondement, ne repose sur rien d’explicable. On peut lire en ce sens la première phrase du livre consacré
à la souffrance par Lambros Couloubaritsis : « Chacun aborde chaque jour, au réveil, la complexité de la réalité qui le
constitue et l’entoure d’une façon personnelle mais qui, une fois envisagée en elle-même, s’avère étrange »18. Nous vivons
comme s’il nous manquait une assurance première, comme si le sol de notre vie était sans fond. Nous vivons sans savoir
pourquoi, tout en sachant que nous ne le savons pas. Rien, dès lors, n’est sûr. A partir de ce rien, de ce non-sens, tout est
possible, tout peut arriver. Tout acte, à commencer par le plus inacceptable, le plus douloureux physiquement ou
émotionnellement, est susceptible d’être commis, susceptible de nous atteindre. L’intuition que le familier est mouvant,
sans explication plausible, ouvert à toute possibilité, privé de toute certitude,
Vivre est étrange
18 Lambros Couloubaritsis, La proximité et la question de la souffrance humaine, Bruxelles, Ousia, 2005, p. 19.
20 Nature
du mythico-fabuleux
bref que le familier ne nous apparaît comme tel que parce que nous ne laissons pas revenir à la surface la conscience de
son étrangeté, est profondément enfouie en nous.
Pour dire ceci, Freud emprunte à Schelling19 le mot allemand unheimlich. Heim désigne le familier, la maison, la quiétude.
Un-heimlich, désigne le contraire : le non-familier, l’étrange. Ce mot ne supprime pas le familier désigné par Heim, mais le
conserve en soi pour affirmer que l’étrangeté, le bizarre, l’incompréhensible, ne réside pas dans les chimères les plus
débridées, mais dans ce que nous vivons au familier. C’est au quotidien que tout, l’impossible lui-même, peut advenir.
Une explication fait défaut à l’être humain : nous vivons sans savoir pourquoi. Durant la plus grande partie de notre vie,
cela ne nous préoccupe pas, cela ne vient pas en occupation première : le réel nous paraît suffisamment stable. Mais,
chacune et chacun peut faire l’expérience de ce que toute vie est confrontée à des événements où le réel bascule, où la
stabilité n’a plus que sa fragilité à nous révéler. Le basculement peut être lié à un accident, à un drame ou à un de ces
instants où le hasard semble se jouer de nous.
L’esprit humain a horreur de ce sentiment, de cette intuition qui « fait corps » avec nous et nous révèle que la vie est sans
raison et que ce que l’on considère comme la norme du vivre-ensemble, à savoir le déroulement commun d’une journée,
le comportement raisonnable des gens, n’est en fait qu’un ensemble organisé incapable d’empêcher le « sans-raison »
d’être. Cette intuition est d’autant plus cruelle que, dès lors qu’il n’y a pas de raison pour que les choses se passent comme
elles se passent, elles pourraient tout aussi bien être totalement autres. C’est là où le basculement devient insupportable :
tout est possible, tout peut arriver, tout peut m’arriver.
C’est en interrogeant « ce de quoi j’ai le plus de peur que la peur », que l’on pourra tenter de répondre à la question de
savoir comment des récits «fabuleux » continuent à nous parler. Loin d’être un tissu de niaiseries, le mythico-fabuleux, tel
qu’il s’exprime à travers l’ensemble Saint-Georges terrassant le dragon, a quelque chose à nous dire, non pas des origines
ancestrales, divines, chimériques ou autres de l’univers, mais de nous-mêmes. C’est du fonctionnement même de l’esprit
humain qu’il nous parle. En ce sens, je pense que l’ensemble « Saint-Georges » permet d’illustrer remarquablement
l’affirmation de Lévi-Strauss lorsqu’il écrit de ce type de récits, qu’ils « ne nous disent rien qui nous instruise sur l’ordre
du monde, la nature du réel, l’origine de l’homme ou sa destinée (…) En revanche (...) ils permettent de dégager certains
modes d’opération de l’esprit humain, si constants au cours des siècles et si généralement répandus sur d’immenses
espaces, qu’on peut les tenir pour fondamentaux et chercher à les retrouver dans d’autres sociétés et dans d’autres
domaines de la vie mentale »20.
19
20
Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté, in L’inquiétante étrangeté et autres essais, trad. B.Féron, Paris, Gallimard, 1985, p. 222.
Claude Lévi-Strauss, L’homme nu Mythologiques IV, Paris, Plon, 1971, p.571.
21
Etudier ce type de récits nous fait accéder à la compréhension de ce qu’est l’esprit humain et donc à la compréhension de
qui nous sommes. Lorsque la mythologie grecque, dont la parole se répète à l’origine de notre civilisation, rapporte que
Cronos dévorait ses propres enfants, enfants nés de son mariage incestueux avec sa propre soeur, et lorsque nous
regardons les oeuvres terrifiantes que ce récit a inspirées à Rubens et à Goya, nous n’apprenons rien de l’origine du
monde ou de la nature du temps. Par contre cela enseigne quelque chose à propos de nous-mêmes. Qui sommes-nous
pour ainsi proposer comme explication de l’origine de l’univers et de l’existence cet acte monstrueux par lequel un père
dévorerait à pleines dents ses enfants ? Qui sommes-nous pour inventer qu’un père comme Abraham puisse accepter
d’égorger son fils pour satisfaire Dieu ? Qui sommes-nous pour imaginer –comme le rapporte la Vie de saint Georges-,
qu’un père, le roi, accepterait de livrer sa fille, la princesse, à une bête répugnante ? Question d’autant plus dérangeante
que non seulement d’autres cultures mettent en avant le même type d’excès, mais que nous-mêmes, pourtant formés,
formatés, par plusieurs siècles de rationalisme, nous ne pouvons nous départir d’un sentiment intéressé à l’égard de ces
récits qui, la plupart du temps, comme le rappelle Marcel Detienne sont effroyables, scandaleux et obscènes21.
Nous savons qu’il ne peut s’agir de faits exacts, nous ne les déclarons pas faux pour autant. Nous ne pouvons au
contraire nous empêcher de leur attribuer un crédit particulier, tout en sachant qu’ils n’appartiennent pas « réellement » à
notre monde et à notre temporalité mais à une sorte de présent éternel. Le récit que la tradition nous rapporte n’est pas
précisément exact mais il est doté d’une véracité singulière : saint Georges a terrassé le dragon, a sauvé la princesse, et la
population reconnaissante s’est convertie au christianisme. Les probabilités sont pourtant faibles pour que tel jour de telle
année, un nommé Georges qui passait par là, ait remporté un combat, qui plus est, un combat contre un dragon ailé,
amphibie et cracheur de feu, lequel s’apprêtait à dévorer une princesse livrée au monstre par son père le roi, et ce,
conformément aux lois édictées. Pourtant, nous ne pouvons nous empêcher d’accorder à cet événement un statut dont
non seulement nous ne doutons pas mais dont il ne nous paraît pas nécessaire de douter. De manière tout aussi
surprenante, toute personne étrangère, à qui le combat serait raconté, lui accordera semblable statut de vérité : chacune et
chacun sait immédiatement à quelle sorte de récit il a affaire. Bref la fabulation continue de nous parler quand bien même
vivons-nous au XXIème siècle.
Il ne s’agit pas d’affirmer, contre la raison, que les dieux, les monstres, les héros et les princesses existeraient de toute
éternité mais de saisir, en se fondant sur les récits constitués autour de saint Georges, comment l’esprit humain
fonctionne, comment il est plus vaste que la pensée rationnelle, de même que les flots sont
Vivre est étrange
21 Marcel Detienne, L’invention de la mythologie, Paris, Gallimard
22 Nature
du mythico-fabuleux
plus vastes que le radeau, et comment le monde de l’objectivité ne suffit pas à combler la puissance fictive, imaginative,
fabuleuse qui est la sienne : « Car seule, l’histoire de la fonction symbolique permettrait de rendre compte de cette
condition intellectuelle de l’homme, qui est que l’univers ne signifie jamais assez, et que la pensée dispose toujours de
trop de significations pour la quantité d’objets auxquels elle peut accrocher celles-ci. »22.
La pensée rationnelle ne résout pas les questions premières. Elle ne cesse au contraire de les reposer avec une nouvelle
urgence éthique. Le débat sur la fécondation in vitro, sur les manipulations génétiques ou sur l’utilisation de l’intelligence
artificielle et cybernétique n’est-il pas une formulation autre pour une même question initiale : qui sommes-nous ? Ce «
mystère » de la fécondation n’a cessé de hanter le Moyen Âge chrétien, ce dont témoigne le culte de l’Immaculée
Conception. La question de la virginité, de la fécondation, de la reproduction et du désir, se retrouvent d’ailleurs très
exactement à l’endroit où « Saint-Georges » la situe : sous la robe de la princesse. Le dragon n’est pas tué immédiatement,
mais terrassé, maté, dompté ; c’est à la princesse que Georges propose de le tenir en laisse avec ce qui lie ou délie sa robe,
à savoir sa ceinture. Scène à laquelle le Tintoret en 1552 confère, toute son ambiguïté en peignant la princesse assise, les
jambes écartées, sur la bête.
La fiction est aux prises avec l’Umheimlich, le non-familier inquiétant dans le familier. La religion qui uniformise le
merveilleux en le mettant au service de la foi et du dogme, de même que le triomphalisme de la raison posant
l’explicabilité de toute chose, n’ont eu de cesse de réduire les propriétés de la fiction. A celle-ci ne restèrent que les
refuges de l’expression artistique, lesquels lui ont permis les grandes échappées que sont, pour l’Antiquité, la tragédie
grecque ; pour la Renaissance, les arts plastiques ; pour le XIXème siècle, l’opéra ; et pour notre temps, l’art
cinématographique.
Un autre refuge, et non des moindres, est la culture populaire qui a toujours incarné un formidable lieu de résistance face
à la supériorité des clercs, des savants et des initiés. Face aussi aux dogmes imposés par l’Eglise. Rituel religieux et rituel
populaire, folklorique, ont été concomitants sans être intégrés, fondus l’un dans l’autre. On peut voir cette
association/dissociation dans la Fête de la Saint-Georges gravée par Hieronymus Cock d’après une peinture de Pieter
Bruegel l’Ancien23. Cette oeuvre permet de souligner la dimension essentielle qu’est le rire, la dérision, qui de tout temps a
constitué pour les populations une réponse de la liberté à tout ce qui contraint. Breughel est à ce point associé à ce
pouvoir de mise en dérision que son nom en est venu à lui servir de qualificatif. Pour en revenir à
l’association/dissociation entre les manifestations du culte et la spontanéité populaire, celle-ci demeure très visible dans
les folklores locaux dont celui du week end de la Trinité à Mons.
22
23
Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, op.cit., pp. 202-203.
Une famille de peintres flamands vers 1600 Pieter Breughel le jeune-Jan Brueghel l’Ancien, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Antwerpen, 1998, p. 407 et sq.
23
Chevalier et dragon
Ne retenons de saint Georges que la représentation, d’origine populaire ou d’origine artistique, qui est la plus
communément admise : celle d’un chevalier en armes et en armure, dressé sur son cheval. Celui-ci est le plus souvent de
robe blanche. Toutefois Carpaccio, peintre d’un cycle parmi les plus célèbres de l’ensemble mythico-fabuleux « SaintGeorges » a opté, probablement pour des raisons picturales liées à l’armure noire dont il protège le saint guerrier, pour un
cheval de couleur très sombre24. Il y a là comme le signe de ce que le Saint auréolé de lumière et porteur de bien, est aussi
porteur de violence et de guerre. Il est un Saint Guerrier, soldat de dieu, Patron de plusieurs ordres de chevalerie. Ce fut «
sa » croix, rouge sur fond blanc qui, durant les Croisades, distinguait les chrétiens des Infidèles.
Lorsque l’Eglise, à l’initiative principale de l’abbaye de Cluny et dans le cadre plus général de la réforme grégorienne,
entreprit de moraliser les moeurs des seigneurs médiévaux pour les élever à la dignité de chevaliers, elle le fit en se
référant, durant la cérémonie d’investiture, à saint Georges. Le prétendant était purifié par un bain, vêtu d’une tunique
blanche. Il jeûnait et passait la nuit en prières, se confessait et communiait. Enfin tandis qu’il recevait son armure et son
épée, la formule rituelle était prononcée : « Au nom de Dieu, de saint Michel et de saint Georges, je te fais chevalier ».
Saint Georges, seul humain à être cité aux côtés de Dieu et de l’archange Michel ! Le récipiendaire prêtait alors un
serment dont le texte a varié au fil du temps mais dont le sens général était le suivant « Je servirai Dieu et mon souverain ;
je soutiendrai le droit du plus faible ; je ne combattrai pas pour récompense, gain ou profit, mais pour la seule gloire et
vertu »25. S’il est difficile de croire que tous ont observé rigoureusement la règle, du moins les principes étaient-ils posés.
Principes qui guidèrent l’action de ceux dont les romans de chevalerie nous ont transmis les hauts faits : Perceval,
Ivanhoé, Lancelot, Roland…Ce serment était prononcé dans le cadre enchanteur d’une cérémonie inoubliable par le
jeune chevalier. Mais la vie ne tardait pas à revenir à la charge : « Avec leurs heaumes hermétiquement fermés, percés de
minuscules fentes qui laissaient tout juste filtrer la lumière indispensable pour voir et l’air pour respirer, les chevaliers se
courbaient sur l’échine de leurs bêtes, elles aussi toujours plus pesamment armées. Ils étaient magnifiques et terribles,
comme nous les ont si superbement montrés les images d’Alexandre Nevski d’Eisenstein. Mais derrière leur masque de fer
impénétrable, derrière les étroites et cruelles fentes de leur visière, quelque chose, maintenant, était tapi. La peur. »26.
Chevalier et dragon
Pour cette raison, sous l’impulsion de Georges Rapaers, qui est l’un de ceux à avoir le plus veillé à assurer à ce combat la rigueur nécessaire ( la rigueur est nécessaire pour que la ferveur populaire puisse
être pleinement elle-même sans se perdre dans les débordements du n’importe-quoi), la foule composée de milliers de personnes accueille dans l’arène aménagée sur la Grand Place, un saint Georges vêtu de
clair mais monté sur un cheval noir.
25 André Maurois, Histoire de la France, Paris, Wapler, 1947, p.48. J’ai préféré retenir une présentation simplifiée de la cérémonie d’adoubement.
26 Franco Cardini, La culture de la guerre X-XVIIIème siècle, trad. A.Levi, Paris, Gallimard, 1992, p.47.
24
24 Nature
du mythico-fabuleux
De quelque côté qu’on l’aborde, le récit de saint Georges est la prise en compte de la peur, émotion humaine rivée au
corps et que nulle raison ne « suffit » à dompter, si elle n’est assortie de cette rare vertu qu’est le courage. Peur du combattant, peur de la douleur, peur de l’ennemi, peur de l’étrange ; peur politique dans le chef du roi ; peur sexuelle de la
princesse future épouse ; peur féminine dans une société d’hommes ; peur humaine de l’animal et de l’obscur ; peur
chrétienne des Sarrasins ; peur médiévale de la famine et de la peste ; peur corporelle de ce qui agresse, pénètre, tranche,
découpe, torture et brûle ; peur du regard de Dieu, du Jugement dernier et des supplices de l’enfer ; peur aussi du sang, de
la perte du sang, perte physique à travers la blessure reçue au combat ou à travers le sexe de la femme, mais aussi peur de
la perte du « sang », au sens de la lignée. Le sang fut un élément déterminant de la société médiévale, ce dont la quête du
Saint Graal, du sang provenant de l’enveloppe charnelle du Christ, est le symbole.
Saint Georges rassemble en lui toutes les vertus chevaleresques : il en est la figure idéale parce que sa foi en Dieu et son
idéal de soldat chrétien ont vaincu toute peur possible au cours d’un long martyre. La pensée fabuleuse, à l’instar de la
pensée rationnelle, use d’une logique qui lui est propre, une logique de l’analogie, fonctionnant notamment par inversion
des contraires. La présence de celui qui a vaincu la peur fait ressortir la peur, la difficulté de la vaincre et la nécessité
d’inventer des solutions culturelles, religieuses, politiques (« L’essence de l’Etat comme de la religion est la peur de
l’humanité devant elle-même »27). Solutions qui permettront de contenir la peur et de l’endiguer sans pouvoir jamais
l’éradiquer complètement.
Le combat doit sans cesse être repris. Ce qu’assume parfaitement la « sagesse » populaire lorsqu’à travers son folklore elle
répète chaque année le combat dans le cadre d’une ducasse rituelle. Sur ce point la lecture du philosophe Gilles Deleuze
ouvre des perspectives qui transforment la vision habituelle d’une fête organisée chaque année par fidélité à la tradition : «
Répéter, c’est se comporter, mais par rapport à quelque chose d’unique ou de singulier, qui n’a pas de semblable ou
d’équivalent (...) La fête n’a pas d’autre paradoxe apparent : répéter un « irrecommençable ». Non pas ajouter une seconde
et une troisième fois à la première, mais porter la première fois à la « nième » puissance (...) comme dit Péguy, ce n’est pas
la fête de la Fédération qui commémore ou représente la prise de la Bastille, c’est la prise de la Bastille qui fête et qui
répète à l’avance toutes les Fédérations »28. Le combat du dimanche de la Trinité à Mons ne reproduit pas un combat
passé, enfoui dans la nuit des temps. Non, l’Histoire demeure ouverte, la puissance du combat reste intacte ; en le
répétant, nous actualisons celle-ci. Le combat d’origine ne pouvait qu’être répété, était déjà par lui-même toutes
27
28
Friedrich Engels cité par Carl Schmitt in Théologie politique, trad. J.-L.Schlegel, Paris, Gallimard, 1988, p.60.
Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, Minuit, 1968, p.7-8.
25
« nos répétitions » à venir. Cela implique en retour que celles-ci, lors de chaque Doudou, ne sont pas simples
représentations mais participent pleinement de la puissance de ce combat originaire –tout autant qu’imaginaire– entre le
guerrier de Dieu et le dragon. Il faut en rendre hommage à tous les « Acteurs du Lumeçon » passés, présents et à venir.
En ce sens la peinture, pleinement constitutive du récit collectif, par la répétition d’un même modèle 29, va confirmer que
saint Georges est l’incarnation de la peur vaincue. Que ce soit Giorgione, Carpaccio, Uccello, Raphaël, Le Tintoret,
Rubens, Altdorfer ou tant d’autres, aucun pour ainsi dire n’a peint un saint Georges effrayé, terrifié par la bête. La visière
de son casque est soulevée, son casque lui-même a le plus souvent une fonction décorative et dans la plupart des cas,
comme chez Carpaccio, le héros s’élance tête nue. Même lorsque, comme chez Rubens, la bête est monstrueuse, le
combat ne prend pas l’allure d’un vrai combat. Saint Georges semble n’avoir jamais été mis en difficulté. Alors que tout
combat en corps à corps, avec lance et épée ne pouvait être que terrible, dangereux, a fortiori contre un dragon, un
monstre aux pouvoirs multiples et dont la nature « surnaturelle » doit nécessairement lui permettre durant l’affrontement
des actions imprévisibles –pourquoi être un dragon sinon ! Pourtant tout se passe de façon convenue, à quelques
exceptions près dont le Saint Georges et le Dragon, peint par Salvadore Dali en 1942. Mais en règle générale ce n’est pas un
combat qui est peint, c’est une victoire. La peur est volontairement écartée. Giorgione, dans L’après-midi, une de ses toiles
les plus énigmatiques, va jusqu’à reléguer à l’arrière-plan le combat, pour qu’il ne trouble pas les deux compagnons assis
au plus proche de notre regard. Quant à Altdorfer, il est parvenu à rendre la forêt plus envahissante et plus inquiétante
que le dragon qui s’y dissimule. Le résultat est double : la peur est canalisée sur un objet monstrueux et, en même temps,
cet objet est montré comme étant vincible. Il s’agit là d’un ressort dramatique sans lequel les arts de fiction que sont le
roman ou le cinéma seraient bien démunis.
Le mégalomartyre
Le culte dédié à saint Georges est attesté pour la première fois à Chakka en Batanie, par une inscription grecque datée de
323, ainsi que par des traces de vénération découvertes dans une basilique, du IVème siècle, à Diaspolis, l’ancienne
Lydda, appelée aujourd’hui Lod près de Tel Aviv. Une Passion grecque de Georges rédigée au Vème siècle rapporte les
circonstances exceptionnelles de son martyre. A ce point exceptionnelles que l’Eglise très rapidement mettra en doute
l’existence de ce qui fut appelé le « mégalomartyre », lequel dura sept années. Au cours de celui-ci, Georges mourut et
ressuscita trois fois avant la décapitation
Le mégalomartyre
29 Deleuze poursuit le texte cité par un exemple emprunté précisément à l’histoire de la peinture : « c’est le premier nymphéa de Monet qui répète tous les autres », ibid. p.8.
26 Nature
du mythico-fabuleux
finale, spectacle édifiant qui entraîna trente-neuf mille neuf cent conversions. Cette Passion connut des traductions et
adaptations en copte, arménien, éthiopien et arabe. Passant d’Orient en Occident, elle inspira nombre d’hagiographes.
Plusieurs de leurs textes nous sont parvenus. Le résumé ci-dessous est inspiré de l’étude remarquable d’Yvette Guilcher
qui en a édité deux versions30.
L’empereur Dacien, avait convoqué par édit, en la cité de Mélitène 31, septante deux rois de Perse. En leur présence il
menaça les chrétiens des pires supplices. George arriva à ce moment précis, décida de distribuer ses biens aux pauvres et
de se convertir à la religion du Christ. Sur ordre de l’Empereur, il est placé sur un chevalet et mis en pièces, coupé en
quatre morceaux. Ses plaies sont salées et frottées avec une toile rêche. Il est chaussé de souliers de fer garnis de clous et
jeté dans une caisse pleine de pointes, lacéré et plongé dans un chaudron d’eau bouillante. On lui défonce le crâne à
coups de marteau. Il est alors jeté en prison et une colonne de dix-huit tonnes est placée sur son ventre. Il ne meurt pas
et, durant la nuit, Dieu lui apparaît, le réconforte, mais lui apprend qu’il va souffrir durant sept années consécutives, qu’il
sera tué trois fois et qu’il sera accueilli au paradis lors de sa quatrième mort. Sur ce, Georges est reconduit devant l’empereur. Il réaffirme sa foi nouvelle. Le martyre recommence : il est battu, écartelé et meurtri de cent blessures de toutes
natures. On le reconduit en prison.
Dacien qui a compris que la résistance de Georges est d’origine surnaturelle fait alors appel au magicien Athanase pour
qu’il fasse enfin mourir celui qui le défie. Athanase fait ingurgiter du poison à Georges. Mais comme celui-ci ne meurt
pas, Athanase veut se convertir à son tour. Il est immédiatement exécuté et Georges retrouve sa cellule. L’empereur fait
alors construire une immense roue armée de glaives et de pointes qui découpe Georges en dix morceaux qui sont jetés
dans un puits. Un orage éclate et Dieu apparaît accompagné de l’archange Saint Michel qui rassemble les morceaux du
corps de Georges. Dieu le ressuscite pour la première fois. Tous ceux qui assistent au miracle se convertissent mais sont
immédiatement exécutés. Georges revient auprès de l’empereur Dacien qui le prend pour un fantôme.
Le martyre reprend. Du plomb fondu est versé dans la bouche de Georges. On lui enfonce cinquante clous dans la tête et
on lui met une pierre et du plomb sur la tête. Il est suspendu par les pieds, une lourde pierre autour du cou. Cette torture
est au centre d’un superbe retable en chêne réalisé en 1493 par Jan Borman pour la chapelle de Notre Dame du Dehors à
Louvain et conservé aux Musées royaux d’art et d’histoire de Bruxelles. Georges est ensuite brûlé, asphyxié. Son corps est
placé dans un boeuf d’airain que l’on réduit en poudre…mais Georges en sort indemne. Il est reconduit en prison où il
reçoit le réconfort de Dieu.
30
31
Yvette Guilcher, Deux versions de la vie de Saint Georges, Paris, Champion, 2001.
Cette précision est donnée par le manuscrit de Tours, cf. Yvette Guilcher, op.cit., p.52.
27
Un des rois présents, Magnentius, jure de se convertir si Georges parvient à rendre leur forme première à vingt-deux
trônes de bois. A la prière de Georges, le miracle se produit. Mais Magnentius l’attribue à Apollon. Georges est alors scié
en deux dans le sens de la longueur, scène qui est probablement celle qui inspira la gravure réalisée par Lucas Cranach et
qui fut reproduite par Georges Bataille dans son sulfureux Les Larmes d’Eros. Notre Saint meurt pour la deuxième fois.
Les morceaux sont jetés dans un chaudron et bouillis avec du plomb et de la poix, avant d’être enterrés. Dieu le ressuscite
pour la deuxième fois et l’exhorte à faire preuve de courage.
Une femme demande alors à Georges de ressusciter un de ses deux boeufs qui vient de mourir. Georges le touche de son
bâton et ramène le boeuf à la vie. Un autre roi, Tranquillinus demande alors à Georges de ressusciter des morts qui
reposent dans un sarcophage. Ce qu’il fait en ranimant cinq hommes, neuf femmes et trois enfants. L’un d’eux explique
qu’ils sont morts depuis quatre cent soixante ans et qu’ils étaient des adorateurs d’Apollon. Ce qui leur avait valu l’enfer.
Georges les baptise. Aussitôt ils disparaissent. D’autres miracles suivent parmi lesquels de la nourriture apportée par un
ange à une veuve dont le fils est guéri de sa surdité et de sa cécité.
Le martyre reprend. Il est coiffé d’un casque de fer porté au rouge, son corps est de nouveau déchiré. Il meurt pour la
troisième fois et est exposé aux vautours. Dieu le ressuscite à nouveau. Les soldats, témoins se convertissent mais sont
exécutés.
Intervient alors un épisode remarquable. Georges fait semblant d’accepter de rendre hommage aux idoles. Heureux,
l’empereur emmène Georges au Palais et, après l’y avoir introduit, le laisse seul à seul avec la reine dans la chambre de
celle-ci ! Georges la convainc de se convertir32. Cette partie du récit n’est pas sans évoquer celui rapporté par Hérodote
évoquant le roi Candaule qui introduisit en cachette l’esclave Gygès dans la chambre de son épouse. Mal lui en prit,
puisque Gygès le supplanta à la fois dans le lit de la reine et sur le trône 33. Pour en revenir à Georges, celui-ci, face aux
idoles représentant Apollon, frappe le sol du pied. La terre s’entrouvre et engloutit les idoles. Remarquons que lorsque
Platon, au IVème siècle avant J.C, dans La République avait repris l’histoire de Candaule et de Gygès, il y avait ajouté le fait
que la terre s’était entrouverte et que s’y trouvait un animal d’airain comprenant un corps, « apparemment celui d’un
géant »34.
Il n’empêche, informé de la conversion de son épouse l’empereur la fait traîner par les cheveux. Elle est ensuite battue et
à nouveau pendue par les cheveux.
Le mégalomartyre
32 Ce passage est extrait de la version publiée par Emile Amélineau dans Contes et romans de l’Egypte ancienne, Paris, Leroux, 1888, tome 2, p.201 et sq. A signaler que l’empereur Dacien est ici
appelé le roi Tacien. Georges Didi-Huberman se fonde notamment sur ce texte dont il publie une partie dans un florilège annexé, op.cit., pp.127-132.
33 Hérodote, L’Enquête, Livre I, 7-14, trad. A.Barguet, Paris, Gallimard, Folio, tome 1, p.41 et sq.
34 Platon, La République, Livre II, 359-d, trad. G.Leroux, Paris, Garnier-Flammarion, 2002, pp123-124.
2 Nature
du mythico-fabuleux
Georges la réconforte en lui disant que le sang qu’elle perd lui servira de baptême. Les rois païens réclament alors la mort
de Georges. Mais celui-ci demande au ciel que le feu de dieu les détruise, eux et l’empereur. Sa prière est exaucée sur le
champ. Georges est décapité, mais avant de mourir « définitivement » il demande à Dieu de protéger tous ceux qui, en
son nom, s’adresseront à Lui. Une voix répond que ceux qui honoreront les reliques du saint seront entendus et que leurs
voeux seront exaucés. Ce dernier épisode, bien entendu, a considérablement favorisé la diffusion du culte de saint
Georges, un des quatorze saints intercesseurs dont les interventions auprès de Dieu sont particulièrement efficaces.
Cranach les a peints en 1507, avant que son futur ami, le père de la Réforme, Martin Luther, ne condamne violemment
ces rites. Le culte de ceux qui, lors d’une apparition collective, s’étaient appelés eux-mêmes « les quatorze auxiliaires dans
la détresse », était à ce point répandu en Allemagne, que Luther put écrire : « L’un a un pouvoir sur le feu, cet autre sur
l’eau, cet autre sur la peste et toutes sortes de fléaux, en sorte que Dieu lui-même en est devenu complètement oisif et
qu’on laisse les Saints agir et créer à sa place »35.
Quoi qu’il en soit, l’Eglise catholique n’a pas attendu la Réforme pour marquer sa réticence à l’égard de ce
mégalomartyre. Dès le début du VIème siècle, le pape Gélase 1er, promulgua par décret (Decretum Gelasianum de libris
recipiendis et non recipiendis36) la liste acceptable des Livres Saints. Il rangea saint Georges parmi les écrits auxquels les
chrétiens ne doivent pas se référer. Ce décret fut probablement à l’origine d’une version expurgée qui commença à
circuler à partir du VIIIème siècle, laquelle réduit considérablement le nombre des tortures et des miracles, supprime les
trois résurrections de Georges et essaye de lui donner davantage de consistance historique en remplaçant le nom fictif de
Datien, par celui de Dioclétien. Dioclétien fut cet empereur romain qui déclencha, en 303, la persécution la plus dure à
l’encontre des Chrétiens.
Toutefois, le décret gélasien n’empêcha ni le texte du mégalomartyre de circuler ni d’autres versions, de contenus divers,
de voir le jour. Mais surtout, il n’empêcha pas le culte de celui à qui Dieu avait promis d’écouter celles et ceux qui
honoreraient ses reliques, de se répandre partout. Saint Georges toutefois est demeuré une figure controversée à tel point
qu’en 1960 encore, la Congrégation des Rites, sans exclure Georges du calendrier, invalida tous les épisodes de sa vie. Le
chrétien ne doit plus honorer aujourd’hui qu’un simple martyr du III ème ou du IVème siècle.
Ceci constitue un argument non négligeable, compte tenu de la foi mais aussi de la crainte que l’Eglise pouvait inspirer, à
l’appui de ce que j’ai commencé à formuler : à savoir que ce récit –avant même que le dragon n’ait fait son apparition–
s’adresse à cela qui fait corps avec l’humain, avec le possible inquiétant.
35
36
Cité in Deroo, Cranach, p.27
Le décret gélasien a été publié en 1912 par Ernst von Dobschütz dans Texte und Untersuchunden zur Geschichte der Altchristlichen Literatur.
2
Un Saint populaire
Car cela explique pourquoi saint Georges en tant qu’intercesseur eut tant de succès. A quoi la sagesse populaire a ajouté
une autre dimension qu’il n’est pas inintéressant de retenir. L’historien de l’art Georges Didi-Hubermann l’évoque
lorsqu’il analyse diverses représentations picturales de saint Georges, à savoir le fait que celui-ci soit fêté dans le
calendrier chrétien, le 23 avril, c’est-à-dire à la fin de l’hiver et au début du printemps. Corrélation fondamentale pour une
société quasi exclusivement agricole et d’autant plus pertinente qu’avant 1582, le 23 avril venait dix jours « plus tôt ». Le
pape Grégoire XIII a, en effet, cette année, ordonné que fussent rattrapés les dix jours que l’Occident avait perdus à la
suite d’une erreur dans le calendrier romain de onze minutes par année. En 1582, la chrétienté est donc passée d’un coup
du 5 au 15 octobre. L’attribution de tel jour à la fête de tel Saint n’ayant pas été modifiée, celui qui s’en tiendrait aux
seules recommandations de la sagesse populaire pour jardiner ou cultiver risque quelques désagréments. Il n’empêche que
très nombreux sont les proverbes et dictons associant un saint Georges printanier à la renaissance de la nature : par
exemple « Saint Georges, saint Marc sont réputés saints grêleurs ou saints vendangeurs » ou « S’il pleut le jour de la SaintGeorgeau, pas de fruits à noyaux »37.
Dans Le Rameau d’or, publié entre 1890 et 1915 et qui constitue la plus vaste tentative de rassembler l’ensemble des
croyances rituelles de l’humanité, James Georges Frazer mentionne non pas saint Georges en tant que tel, mais nombre
de rites liés au jour de la Saint-Georges. Rites liés à la nature et au rythme des saisons qui permettent, soulignons-le au
passage, de comprendre la présence des « hommes-feuilles » lors du combat du Doudou, vestige du culte des arbres
répandus sur tout le continent européen.
Chez les Slaves de Carinthie, les jeunes gens décorent un arbre abattu la veille, que l’on processionne en chantant et en
criant. Le personnage principal est le Georges vert, « jeune homme revêtu des pieds à la tête de branches de bouleau ». A
un moment, celui-ci doit sortir de cette enveloppe de branches et est remplacé par une effigie qui est jetée dans l’eau. A
certains endroits, c’est le garçon lui-même qui est jeté dans l’eau et ce, pour s’assurer la pluie qui fait verdoyer les prés.
Chez les Bohémiens de Transylvanie et de Roumanie, la fête du Georges vert est la plus importante du printemps : elle
est célébrée soit à Pâques, soit à la Saint-Georges. Un jeune arbre est abattu la veille, décoré et replanté. Les femmes
enceintes placent un de leurs vêtements sous l’arbre. Si le lendemain une feuille en se détachant s’est posée dessus, leur
peur de l’accouchement s’apaise car leur délivrance sera aisée. Chez les Slaves du sud, une femme qui ne peut
Un saint populaire
37 Voir Dictionnaire de proverbes et dictons, Paris, Le Robert, 1993, p.111-152.
30 Nature
du mythico-fabuleux
avoir d’enfant place, la veille de la Saint-Georges, une chemise neuve auprès d’un arbre qui a des bourgeons. Si un animal
est venu piétiner la chemise elle sait qu’elle aura un enfant dans l’année. Les malades et les vieillards ne sont pas en reste.
Le soir de la fête, ils se rendent vers l’arbre, crachent trois fois dessus en disant : « Tu vas mourir bientôt mais laisse-nous
vivre ! »38. Des Georges verts sont aussi présents en Russie.
Frazer rapporte également que pour les bergers d’Europe orientale, la Saint-Georges était un jour déterminant. En
Estonie on pensait que les loups étaient moins dangereux, amadoués qu’ils étaient par un licou passé autour de leur cou à
la Saint-Georges –rappel de la ceinture de la princesse passée autour du col du dragon. Cette accalmie durait jusqu’à la
Saint-Michel. Je ne sais s’il faut voir là un signe de la tension qui me paraît avoir existé entre les cultes rendus à ces deux
saints sauroctones. L’un, archange, était davantage aristocratique et attaché à des villes ou lieux plus prestigieux comme
l’était par exemple Bruxelles. Ceci mériterait d’être davantage étudié.
Quoi qu’il en soit il importait pour ces bergers et éleveurs de troupeaux de prendre toutes les précautions possibles.
Plusieurs d’entre elles rappellent des éléments de l’ensemble « Saint-Georges », dont les vapeurs pestilentielles qui se
dégagent des marais où séjourne le dragon. Ainsi, les paysans collectent les excréments des loups, les brûlent et
provoquent des fumigations à travers lesquelles ils font passer les bêtes. Ou bien ils anticipent l’attaque du prédateur en
plaçant un outil tranchant devant la porte de l’étable. Si un animal se blesse ils en concluent que c’est lui qui aurait été
attaqué et emporté. Ils le tuent et gardent pour eux la viande qui « sinon » aurait été perdue. De façon générale les Estoniens mettent les bêtes en pâture le jour de la Saint-Georges à la sortie de l’hiver, même si l’herbe n’est pas encore
repoussée. Les éleveurs le jugent nécessaire pour que le Saint protège les bêtes.
Tout ceci peut être mis en relation avec le fait que selon la légende de saint Georges rapportée par Voragine, la
population de la ville, avant de lui offrir ses enfants, livrait au dragon des brebis. La princesse est d’ailleurs le plus souvent
représentée agenouillée durant le combat, avec à ses côtés, une brebis. On peut d’ailleurs remarquer, à la suite d’Asger
Jorn39, que parfois la brebis a cédé la place à un cruchon : nous sommes dans le milieu « géorgique » des bergers, éleveurs,
fermiers, filles de ferme..., dont la vie, l’alimentation, le travail, les rythmes saisonniers et quotidiens sont focalisés sur le
troupeau et le pire danger qui soit, le loup. La pratique cultuelle fondée sur la pleine croyance dans le pouvoir intercesseur
du Saint étend ce pouvoir à ce qui intéresse très directement et très concrètement les gens ; elle allie des éléments
appartenant au registre du merveilleux à d’autres qui sont eux très concrets. Lesquels se maintiennent à travers
James Georges Frazer, Le rameau d’or, I, p296.
Asger Jorn, co-fondateur de Cobra, dernier grand groupe artistique européen dont la volonté explicite, théorisée et mise en pratique était de retrouver et libérer la puissance de l’art populaire, Asger Jorn,
Guldhorn og lykkehjul, trad. Matie van Domselaer et Michel Ragon, Copenhagen, Selandia, p.99 et ill. 318 à 323.
38
39
31
les folklores populaires. Par exemple, dans le dossier officiel que le Collège de Mons a remis aux représentants de
l’Unesco pour présenter les manifestations et festivités qui constituent le « Doudou » montois, a été mentionnée une
pratique que les habitants appellent les « pots ». Il s’agit de divers rassemblements au cours desquels des boissons, le plus
souvent des bières locales, sont offertes. Des pratiques semblables sont également mentionnées par Frazer : le fermier
invitait les bergers à l’occasion de la Saint-Georges, leur offrait un verre d’eau-de-vie et leur remettait deux kopecks
appelés « l’argent de queue ». A propos de queue, on sait à quel point il importe de garder sur soi l’année durant, du crin
arraché à celle du dragon montois. Or, en Estonie, les éleveurs de chevaux –saint Georges étant aussi protecteur des
chevaux- enterrent (« Georges », étymologiquement signifie le « travailleur de la terre ») pour l’année, des offrandes parmi
lesquelles un oeuf, une pièce de monnaie et un bouquet de crin arraché de la queue d’un cheval et lié par un fil rouge (la
couleur de la croix du Saint).
En Russie, Georges est appelé Yegory ou Yury. Plusieurs légendes insistent sur ses rapports avec les loups appelés dans
certaines régions « le chien de saint Georges ». Selon une chanson, notre Saint protège « du loup vorace, de l’ours cruel et
de toutes les bêtes pleines de ruses ». C’est lui aussi qui, pour nourrir les troupeaux ouvre le sol durci par le gel. Il le fait
avec les clés d’or que Dieu lui aurait remises. Ces clés d’or symbolisent les rayons du soleil. On pourrait sur cette base
interpréter la lance de Georges enfoncée dans la gueule du dragon, comme étant l’image de ces rayons du soleil ouvrant la
terre pour la faire renaître au printemps.
Il existe une foule d’exemples de ce genre pour illustrer combien tout ceci repose sur des récits humains qui buissonnent
sans cesse (à la condition d’être répétés, entretenus) en regroupant et transformant des choses déjà entendues, des
éléments du quotidien, pour s’aventurer vers de nouvelles directions, vers des faits et gestes encore inouïs. Par exemple,
les loups ne sont pas les seuls protagonistes de contes à être associés à saint Georges : la veille du jour qui lui est
consacré, les sorcières sortent nues et coupent des bouts de bois dans les clôtures. Elles les mettent à bouillir dans un pot
à lait, faisant tarir le lait des fermes. C’est donc avec raison que Jorge Luis Borges peut, dans son Art de la poésie, constater
« que les hommes ne se lasseront jamais de raconter ou d’écouter des histoires », tout en ajoutant, remarque essentielle,
que « les hommes n’ont pas besoin de beaucoup d’histoires différentes » 40.
Un saint populaire
40 Jorge Luis Borges, L’art de la poésie, trad.A.Zavrieuw, Paris, Gallimard, 2002, p.54 et p.48.
II. Une logique
de paradoxes
Les récits qui nous servent de fil conducteur nous viennent du Moyen Âge. Pourquoi cette époque ne laisse-t-elle de nous
préoccuper et de nous surprendre ? Pour deux raisons qui interfèrent. Tout d’abord elle est antérieure à l’âge de raison.
L’esprit scientifique n’a pas encore émergé. Dans la quête qui fut la sienne, l’esprit humain avança des réponses qui,
aujourd’hui, peuvent paraître insensées. A titre d’exemple, des procès d’animaux, furent organisés 41. Les porcs entre
autres, firent l’objet de procès publics exemplaires pour avoir – dans les conditions de vie de l’époque ce type d’accidents
était fréquent– attaqué et tué des enfants. Pour étrange que cela puisse nous paraître, une logique était à l’oeuvre. L’Eglise
médiévale, en effet, s’est interrogée sur le comportement du chrétien vis-à-vis de l’animal en tant que créature de Dieu. Si
François d’Assise est l’illustration la plus célèbre du respect chrétien pour l’animal, nombreux sont les théologiens à avoir
analysé les versets de l’Epître aux Romains où Saint Paul affirme que la « créature elle-même sera libérée de la servitude
de la corruption pour entrer dans la gloire des enfants de Dieu. ». Ce texte soulève de nombreux débats : les animaux
vont-ils
41
Cf Michel Pastoureau, Une histoire symbolique du Moyen Âge occidental, Paris, Le Seuil, 2004, p. 29 et sq.
Une logique de paradoxes
34
ressusciter après le Jugement dernier? Vont-ils au ciel ?…Partant, doivent-ils être traités, donc jugés, comme des êtres
moralement responsables ? De là ces procès d’animaux dont l’un, en 1386 en Normandie, est particulièrement exemplaire
puisque la truie condamnée fut, pour le procès, habillée de vêtements d’homme, conduite pour le supplice devant une
foule composée d’êtres humains et d’une multitude de cochons amenés là pour leur édification. Pendant qu’elle endurait
des tortures épouvantables la bête était affublée d’un masque à visage humain.
Deuxième raison, l’Europe médiévale est chrétienne. Elle se définit par un acte de foi originel qui détermine l’ensemble
des comportements. Un acte de foi signifie que l’on est chrétien si l’on croit, si l’on est croyant. Pour croire, pour qu’il
soit nécessaire de poser un acte de foi, il faut que ce en quoi il est proposé de croire ne soit pas quelque chose
d’indubitable. Il n’est pas nécessaire de « croire » que l’enfant sorti du ventre maternel a été procréé par un couple, ni de «
croire » que un plus un égalent deux. Par contre qu’une personne égale trois, mystère de la Trinité, ou que la mère de
Jésus soit vierge, mystère de l’Immaculée conception, cela demande un acte de foi. De là le principe premier de la foi :
être croyant c’est croire quand bien même tout porte à ne pas croire : Credo quia absurdum est. En conséquence, la
théologie chrétienne est une formidable logique de paradoxes, à côté de laquelle, comme dit Deleuze 42, notre logique des
ensembles fait piètre figure. Le génie du christianisme se tient dans cette logique de paradoxes, lesquels ne demandent
aucune démonstration. En ce sens les miracles ne sont que des ersatz de la foi destinés à convaincre. L’Eglise n’a pas
besoin de convaincus, mais de croyants fidèles. Plus il est difficile de croire, plus ce en quoi il est demandé de croire est «
in-croyable », plus la foi est réelle. Paradoxe extraordinaire que l’on retrouve à travers tout un ensemble de formulations :
les premiers seront les derniers, aime ton ennemi comme toi-même…Mais aussi à travers l’acte par lequel un Dieu
infiniment bon, un Dieu d’amour, a créé un monde où le mal existe.
Remarquons, au passage, que le récit du mégalomartyre n’ignore pas, en effet, ce trait distinctif de la religion chrétienne et
le formule on ne peut plus clairement lorsque Georges dit à son persécuteur : « Ne sais-tu pas que les Chrétiens aiment la
contradiction ? »43. Amour de la contradiction, crédibilité de l’incroyable, crédulité du croyant : l’être humain croit pour
occulter l’intuition de l’inexplicable qui le hante.
Ces deux éléments –absence d’une pensée rationnelle consciente d‘elle-même et logique paradoxale de la foi– vont
composer et constituer les réponses créées par l’imaginaire humain, par l’imaginaire collectif, à travers l’Europe
médiévale. Les récits fictifs qui circulent encore aux débuts de la chrétienté ne vont pas disparaître spontanément –ils se
sont d’ailleurs maintenus jusqu’à nous. La foi
42
43
Gilles Deleuze, Leibniz : âme et damnation, Paris, Gallimard, A voix haute, double CD, 2003.
E. Amélineau, op.cit.
35
nouvelle va les investir progressivement de sa propre logique. Les Vies de saints, de Martyrs, vont être l’un des champs
de cette rencontre. Des échos, des réminiscences, des structures similaires vont perdurer ; il y a, nous l’avons dit, du
Persée tuant le Minotaure chez Saint Georges tuant le Dragon. Mais le registre, on le sent, est différent. La foi chrétienne
est une religion de douleur, même si « paradoxalement » cette douleur est appelée un réconfort.
Si le récit de saint Georges intéresse à ce point c’est aussi parce qu’il est de ceux où le religieux et le fabuleux sont
demeurés scindés. Le religieux n’a pu intégrer le récit collectif relatif à Saint Georges au point d’occulter complètement
que toute source de récit est humaine et non pas divine.
L’animal et le dragon
Venons-en à présent au dragon. Créature merveilleuse, sur-naturelle ? Oui, certainement pour nous occidentaux
rationnels. Mais pas, en tout cas pas selon les mêmes termes, pour nos ancêtres médiévaux. La conception de la nature
n’est pas stable au Moyen Âge. Pour Saint Augustin la nature entière est un miracle et ce sont les phénomènes les plus
communs, comme le lever du jour, qui d’une certaine façon sont les plus miraculeux. La nature est l’oeuvre de Dieu ; en
conséquence le monstre ne peut être considéré comme étant hors nature. Tout ceci montre selon Saint Augustin, à quel
point le pouvoir de Dieu échappe à notre entendement et appelle non pas la reconnaissance d’une rigueur scientifique
mais un acte de foi44.
A nous de faire l’effort intellectuel de nous départir de la vision d’un dragon purement chimérique ; au Moyen Âge celuici « fait partie de la vie quotidienne, se rencontre partout et occupe dans les mentalités une place considérable » 45.
Première explication à l’apparition du dragon dans la légende de saint Georges : à cette époque le dragon existe. Une
autre explication, plus conforme à notre sens de l’analyse historique et qui, en quelque sorte, vient renforcer le sentiment
médiéval de l’existence réelle du dragon, la prédominance des marais. On peut observer sur le Saint Georges peint par
Uccello vers 1440, une séparation très nette entre les terres cultivées, c’est-à-dire l’espace civilisé par l’homme et les terres
incultes. La plus grande partie du territoire était constituée de marais bourbeux où, dans une obscurité terrifiante,
pullulaient les animaux, en particulier lézards et serpents. Dans un petit livre passionnant, Mythologie française, écrit durant
l’occupation nazie, Henri Dontenville insiste sur ce point : « Il peut se nicher dans les fourrés qui bordent ce marais (…)
quelque animal dangereux, mais cet animal, à peine entrevu par des yeux effrayés, grossit de bouche en bouche. Il faut
aussi justifier sa peur, laquelle a généralement honte d’elle-même. L’animal
L’animal et le dragon
44 Cf. Maaike van der Lugt, Le ver, le démon et la vierge Les théories médiévales de la génération extraordinaire, Paris, Les belles Lettres, 2004, p.16-17.
45 Michel Pastoureau, op. cit., p.19.
36 Une
logique de paradoxes
est donc extraordinaire. On ne peut évidemment, pour le décrire, qu’emprunter au réel, mais on en compose les éléments
autrement, on accumule les traits horribles, et voici le dragon »46.
Soit, on peut considérer qu’il en fut ainsi, mais cela ne nous dit pas comment du récit copte du mégalomartyre on est
passé au combat contre le dragon. Revenons-en donc à la nature du récit collectif : il se dit, se répète, se transforme. C’est
au niveau du texte même qu’il faut chercher les mécanismes, les voies de ces transformations. Même si dans l’esprit du
Moyen Âge le dragon habite réellement les marais avoisinants, il fallait qu’il vînt entraver les noces de la princesse et
croiser (terme combien signifiant) la route de saint Georges. Le texte nous indique le registre au sein duquel la
transformation s’est opérée. Ce n’est pas par le biais de péripéties successives : on aurait pu imaginer par exemple que
saint Georges soit ressuscité, et que, devenu chevalier errant, il soit tombé amoureux de la princesse. Non, le fabuleux
travaille selon plusieurs codes qu’il articule, comme les événements, les lieux, les couleurs, les objets, les traditions, les
parties du corps…L’historien de l’art Georges Didi-Huberman a pu montrer que la scène du combat prend forme à
travers le canal d’une métaphore47. La transformation s’est opérée dans le registre des mots, dans le code de la langue. En
effet, présent dans le récit copte, le mot « dragon » désigne non pas l’animal terrifiant que saint Georges allait affronter en
combat singulier quelques siècles plus tard, mais le persécuteur lui-même. A plusieurs reprises celui qui soumet Georges
aux pires tortures est appelé « le dragon » ou « le dragon de l’abîme ». Son épouse Alexandra confie d’ailleurs à Georges,
durant leur nuit commune étonnante « avoir peur en sa présence, car il est très méchant et dévore la chair comme les
bêtes féroces »48.
De mot en image et d’image en mot le dragon évoluera et fera évoluer le récit fabuleux à travers différents supports dont
Jacques de Voragine s’inspirera et auxquels il donnera la forme la plus arrêtée. Jacques de Voragine, je l’ai rappelé, insiste
sur l’étymologie du prénom « Georges », laquelle lie celui-ci à l’aspect terrien, à la terre labourée. Le dragon lui, incarne la
terre non travaillée (la grotte, les marais), l’eau (il est amphibie), l’air (il est ailé), et le feu (il crache des flammes). Le
combat, comme l’a d’ailleurs souligné Georges Rapaers dans son analyse fouillée du combat du lumeçon49, peut donc être
aussi abordé sous cet angle. Cela est aussi perceptible en suivant le cours de l’Histoire, plus précisément en suivant la
figure de saint Georges à travers ses mutations, en particulier celle qui va mener d’un Moyen Âge terrien à l’ère maritime
des Temps Modernes.
Henri Dontenville, Mythologie française, Paris, Payot Rivages, 2004, p.196.
Georges Didi-Huberman, Riccardo Garbetta, Manuela Morgaine, Saint Georges et le Dragon Versions d’une légende, Paris, Adam Biro, 1994, p.43.
48 E.Amélineau, op.cit.
49 Georges Rapaers, Lumeçon Jeu de Saint-Georges, tapuscrit, Mons, 2002.
46
47
III. Arts plastiques et
représentation religieuse
L’iconographie de saint Georges peut se revendiquer des noms les plus prestigieux de l’histoire de l’art, ce qui d’ailleurs la
conduit parfois à être l’occasion d’une avancée considérable de la peinture ou de la sculpture. C’est le cas par exemple du
saint Georges sculpté par Donatello, première application de la « perspective » qui sera la caractéristique principale de
l’art occidental. On pourrait également montrer comment saint Georges est « présent », sous le pinceau de Kandinsky au
moment où celui-ci invente l’art abstrait, et partant, notre modernité artistique.
Ces tournants sont exceptionnels mais le sont tout autant les oeuvres signées par Raphaël, Léonard de Vinci, Carpaccio,
Uccello, Van Eyck, Rubens, Altdorfer, Tintoret, Dürer, Dali, Pisanello, Cranach, Holbein…Galerie prestigieuse qui ne
doit pas occulter la présence de saint Georges au sein de traditions plastiques issues d’autres cultures, comme les icônes
russes, coptes ou byzantines, ou encore les émaux sur or produits en Géorgie.
Un tel succès peut en partie s’expliquer par le fait que saint Georges est le chevalier de Dieu, celui qui a vaincu le monstre
maléfique et sauvé la princesse des griffes de celui-ci.
Arts plastiques et représentation religieuse
40
Il incarne donc la victoire sur le mal. Mais il y a plus. Comme si les peintres avaient pressenti que ce combat, sa
représentation, concernait l’essence même de leur art. Comme si peindre consistait toujours en un combat sans cesse
repris entre visible et invisible. On peut citer à titre d’indice le fait qu’à la fin du XIXème siècle, un des plus grands
historiens de l’art, critique et artiste lui-même, l’Anglais John Ruskin créa une association pour la diffusion de l’esprit
artistique. A cette association, il donna le nom de « Guilde de saint Georges ».
Pour comprendre ces enjeux, de même que ceux qui conduisirent à la bifurcation entre notre peinture de représentation
et les saintes icônes, il faut se rappeler combien les questions artistiques ont enflammé le Moyen Âge. Pendant les
quelque dix siècles que dura celui-ci, l’art proprement européen est né et s’est épanoui. Cependant, lorsque nous
regardons aujourd’hui telle Crucifixion, nous le faisons selon les principes de ce qu’André Malraux appelait le Musée
Imaginaire, nous avons sorti les oeuvres de leur contexte et les regardons comme étant idéalement destinées à une
exposition muséale. Nous ne les voyons plus selon les principes de la foi présente au sein d’un édifice religieux. Il ne
s’agit pas de ranger de côté le plaisir esthétique que l’on peut ressentir en regardant ces objets beaux, amoureusement
travaillés, façonnés par le poids des années et enrichi des émotions que des générations d’êtres humains ont exprimées.
Non il s’agit, pour nous, de les approfondir, de les renforcer d’une connaissance plus grande encore. Ainsi, si l’on visite
les salles d’un musée d’art ancien pour n’y voir qu’une succession de scènes convenues : l’adoration des rois mages, la
vierge et l’enfant, la résurrection…,on ressent très vite de la lassitude. Par contre si l’on sait que tout ce qui est peint,
sculpté, gravé, l’a été par des êtres humains pour lesquels vivre, c’était d’abord et avant tout vivre sous le regard de Dieu,
vivre sa vie durant en étant vu, connu, observé, évalué par le créateur et juge tout puissant, alors ce que nous regardons
devient tout autre.
Le monde du Moyen Âge chrétien est à deux étages. Un niveau invisible, le monde vrai, le monde du divin,
incommensurablement supérieur à l’autre niveau, celui du monde visible, celui des mortels. Des mortels cependant qui
considèrent que la mort ne met pas un terme à leur destin. Après la mort dans le monde visible, les attend la vie éternelle
dans le monde invisible, enfer, purgatoire (lequel n’apparaît officiellement dans et par la Scolastique du 13ème siècle, que
lors du deuxième concile de 1274 ; élément capital, mais que nous ne pouvons développer ici 50 ) ou paradis.
De cette structure à deux étages, découlent plusieurs fonctions pour les ouvrages d’art créés de la main des mortels. La
première fonction est sacrificielle. Le chrétien, à titre individuel ou en communauté, décidait de sacrifier une part de biens
privés ou publics pour en faire l’offrande à Dieu, à des Saints ou à des défunts.
50
Cf. Jacques Le Goff, La naissance du purgatoire, Paris, Gallimard, 1981.
41
Dans un tel contexte, autels, oratoires, tombeaux, lieux de cultes, voués au séjour de l’invisible ne pouvaient accueillir que
la plus belle part des richesses en possession des mortels. Cela s’explique bien entendu par le respect pour la puissance
divine ; je crois cependant qu’il faut y voir en plus un symbole plus direct, « tautégorique »51. L’offrande, qui résultait d’un
sacrifice en argent, en temps, en énergie.., était une offrande de la vision, une offrande venant du monde où les actes et
les choses se voient : voilà pourquoi elles devaient être non seulement coûteuses, mais belles. La beauté est une fenêtre
sur la vision. Je veux dire par là que lorsqu’on regarde quelque chose, quelqu’un ou quelqu’une de beau ou de belle, on
sait, on a conscience que l’on regarde, que l’on est doté de cette capacité de voir. Tout au contraire dans la grisaille du
quotidien, voir est condamné à ne plus être qu’une triste habitude. La beauté révèle, rend manifeste que les choses sont
visibles.
Saint Georges à Bruges
C’est ce que montre, de manière très évidente, la toile où apparaît saint Georges, qui a pour titre La vierge au chanoine
Georges van der Paele, commencée en 1434 et achevée en 1436 par Jan Van Eyck 52. Aujourd’hui exposée au Musée
Groeninge de Bruges, cette oeuvre avait été commanditée par le chanoine lui-même. Agenouillé, il est présenté à la
Vierge et à l’enfant Jésus lequel joue avec un perroquet, plus exactement une perruche mâle de la famille « Psittacula
krameri krameri » présente du Sénégal au Soudan. Assurément, pour la peindre de cette façon, Van Eyck a dû en voir
une, rapportée à Bruges par quelque voyageur et non peindre un oiseau « inventé ».
Le chanoine sent sa mort approcher. Il veut faire l’offrande d’une peinture signée de la main du grand peintre, du grand «
montreur » qu’est Van Eyck. Il veut la plus belle image pieuse possible afin que celle-ci demeure comme une prière pour
son salut éternel. Il s’agit donc bien d’une prière visible, d’une image émanant du monde des mortels. Mortels qui
peuvent tout voir sauf le divin invisible, mais qui, une fois franchi ce qui les sépare de l’autre monde pourront enfin voir
les immortels. Pour se faire recommander, Georges van der Paele a fait appel à son saint Patron, saint Georges, que l’on
reconnaît aux signes visibles que sont l’armure et la bannière blanche croisée de rouge. Le saint semble ne pas avoir
oublié son humanité passée : il soulève son casque pour saluer la Vierge et l’Enfant. Geste ostensible : tout ici, ou plutôt
tout ici bas, est affaire de vision. Le passage de la vie à la mort est passage du visible à l’invisible : les lunettes que le
chanoine tient en main et dont la présence concrète, prosaïque est frappante, sont là pour le « montrer » !
Saint Georges à Bruges
51 Terme forgé par Schelling pour qualifier le mythe, et signifiant « qui dit par lui-même ce qu’il a à dire ».
52 Cf. Les Primitifs flamands et leur temps, Tournai, 1998, pp.230-231, et Dirk De Vos, Musée Groeninge Bruges, Crédit Communal, 1996.
42 Arts
plastiques et représentation religieuse
En attendant rien n’est trop beau pour Dieu et ses Saints ; ce sont les matériaux les plus purs, les plus somptueux,
façonnés avec le plus de talent et de dextérité qui lui sont offerts. Le but était d’obtenir en contrepartie soit les faveurs de
Dieu, soit son indulgence. Retenons au passage que ces objets d’art assuraient de la sorte le rôle d’intercesseurs auprès de
Dieu, rôle qui est aussi celui de saint Georges, que Cranach a peint parmi les quatorze intercesseurs. Identité de fonction
qui n’est pas sans confirmer la dimension « iconique » ou « plastique » de saint Georges.
Enfin, autant la beauté est par définition liée au visible, autant la perfection n’est pas de ce monde. Les objets d’art
avaient donc également pour fonction d’être, ici sur terre, le reflet visible des perfections célestes. Il fallait rendre présente
la personne du Christ, des anges et des saints, montrer les délices du paradis et les supplices de l’enfer…Ces objets
servaient de medium, de lieu de passage, de « porte » entre les deux mondes et ce, par la beauté et la perfection. Beauté et
perfection s’imposeront dès lors pour les siècles à venir comme étant les valeurs essentielles de la création artistique,
quand bien même la finalité des objets en question va évoluer et ne sera plus le service de Dieu.
Autre fonction, liée aux précédentes : beauté, perfection, matériaux prestigieux…, ont fait que par lui-même l’objet d’art
était une affirmation de richesse et de puissance. Il célébrait le pouvoir de Dieu et celui de ses représentants sur terre : les
rois, les seigneurs, les chefs de guerre, les riches…Ceux-ci consacraient à la manifestation de leur propre gloire ce qu’ils
ne consacraient pas directement à celle de Dieu. Ce n’était pas en vain, car montrer leur puissance c’était affirmer celle-ci,
c’était
la
justifier
en
s’inscrivant
soi-même
et
sa
lignée
dans
l’entourage
de
Dieu.
43
La représentation de Dieu
Voilà pour l’aspect fonctionnel. Quant à ce qui est représenté, ce sera l’objet de tensions très grandes, tant le
monothéisme chrétien s’est méfié de la représentation divine, craignant de voir les Fidèles céder à la tentation idolâtre.
Mais le désir de montrer, de représenter les grandes scènes du christianisme était trop fort. Désir avivé par le prosélytisme
de l’Eglise : les images suggestives pouvaient éduquer les Fidèles et les guider dans la foi. Ce qu’avait confirmé le pape
Grégoire le Grand dès la fin du IVème siècle : la peinture peut être pour des illettrés ce que l’écriture est pour ceux qui
savent lire.
Cela nous semble aller de soi. Pourtant l’Eglise fut partagée, divisée, entre le fait de recourir aux arts plastiques pour
éduquer les Fidèles et le risque de favoriser à nouveau des comportements idolâtres. Ces hésitations et ces querelles
suscitèrent des hérésies qui furent matées par d’épouvantables répressions. Des hommes, des femmes furent torturés et
mis à mort pour avoir défendu telle ou telle « vision » de l’image religieuse à travers les arts plastiques.
Si l’Occident se limita à une représentation respectueuse des scènes bibliques et des figures de la foi chrétienne,
conformément à l’enseignement de Grégoire le Grand, l’Orient accomplit un pas supplémentaire lequel fut autorisé en
787 par le Concile de Nicée, sur le territoire de l’actuelle Turquie. A savoir que les images présentaient un caractère saint
et pouvaient à ce titre faire partie de la liturgie. Sur cette base, il ne pouvait plus être question de laisser aux artistes, aux
peintres d’icônes, une liberté de travail et d’expression à l’instar de celle dont, irrésistiblement, allaient peu à peu
bénéficier les grands noms de la peinture européenne évoqués ci-dessus. Ceci explique que les icônes donnent à ce point
l’impression d’être codifiées. Ce sont des objets de culte, qui ne peuvent pas être « adorés », mais « vénérés », pour
lesquels on ne peut pas accepter n’importe quelle invention ou audace.
Que ce soit sous la forme d’icônes, ou sous la forme de peintures, la vision chrétienne de la création artistique en fait un
instrument au service de la foi, et donc une arme contre le Malin ou contre le mal. Peut-être est-ce dans cette voie qu’il
faut chercher le sens de la multiplication à travers tous les territoires de l’Europe chrétienne, d’oeuvres peintes et
sculptées représentant saint Georges combattant celui-ci. A la condition de ne pas oublier qu’à la différence de saint
Michel qui est un archange, saint Georges est un être humain et que la création artistique est, d’abord et avant tout,
expression de l’humanité. Montrer que saint Georges lutte contre le mal, c’est montrer deux choses. Premièrement, le mal
n’est pas une créature infernale mais une création humaine. Il suffit, pour s’en convaincre, après avoir regardé la princesse
tenant en laisse le dragon, d’observer la récente photographie d’une militaire américaine tenant un prisonnier irakien en
laisse : il
La représentation de Dieu
44 Arts
plastiques et représentation religieuse
est évident que le monstre n’est pas toujours du même côté. Et, deuxième enseignement : c’est à l’être humain qu’il
revient de s’opposer au mal.
Mais précisément Dieu s’est fait humain. Nous sommes à la croix, à la croix théologique des chemins. Tout ici
s’interpénètre. C’est le lieu du plus insoluble des paradoxes propres au monothéisme chrétien. Ce qui rendit possible la
prolifération des oeuvres religieuses, en particulier de la représentation divine, ou humano-divine, est le fait que Dieu est
homme, qu’Il s’est fait homme, a revêtu une enveloppe charnelle. Il est donc possible de le voir, il est visible et partant,
montrable.
C’est dans ce cadre que Constantinople va refuser l’autorité du pape. En 745 les Iconoclastes, opposés à toute
représentation, entendent détruire les images religieuses. A la même époque certains de leurs adversaires, les Iconodules
veulent au contraire les adorer. Finalement le Concile de Nicée, cela a été rappelé, adoptera une attitude plus équilibrée :
les images (icônes) ne doivent pas être adorées mais vénérées. Elles expriment une vérité révélée et, à ce titre, participent
à la liturgie. Pour respecter celle-ci il ne pourra être question de déroger à la tradition. La tradition sera celle dite des
portraits du Fayoum, portraits peints du vivant de leur modèle mais utilisés, portés durant les cérémonies funéraires. De
là, la caractéristique principale de l’icône, être transportable. Le terme « icône » désigne donc des oeuvres amovibles,
portatives, généralement en bois, représentant des personnages et scènes hagiographiques ou testamentaires.
L’origine du Fayoum, portrait peint du vivant du modèle est confirmée par deux traditions. Le Christ, en vie, aurait fait
parvenir à un roi nommé Abgar une empreinte de son visage que l’on appelle la Sainte Face ou le Christ acheiropoïetos, «
non fait de la main humaine ». L’autre tradition, davantage répandue, rapporte que Luc aurait peint le portrait de la Vierge
du vivant de celle-ci. Ces éléments démontrent le caractère sacré des icônes. Devant être conformes à l’écriture sainte,
celles-ci sont, comme nous l’a superbement rappelé Tarkovski avec Andrei Roublev, l’oeuvre de moines versés en
théologie. Ce qui est représenté est sacralisé, toujours peint sous une forme glorieuse ; les détails prosaïques sont interdits
et les personnages répondent davantage à des préoccupations d’ordre symbolique plutôt qu’anatomique. Les ombres elles
aussi sont interdites, la lumière baigne les protagonistes et ne provient jamais d’un astre. C’est une lumière métaphysique
symbolisée par un fond d’or. La perspective qui suggère une troisième dimension et qui représente de manière saisissante
le réel est bannie elle aussi.
Ce dernier interdit souligne davantage encore la radicale opposition avec la perspective « occidentale » introduite par
Donatello dans le bas-relief représentant saint Georges. La perspective est ce qui nous fait sortir de l’espace de la
représentation chrétienne pour introduire la peinture dans le réel. Peindre ou sculpter n’est plus dès lors un acte accompli
au regard de Dieu, mais au regard de l’être humain.
45
Bref, s’il ne fallait retenir qu’une date pour marquer le début de l’humanisme, ce serait 1417 à Florence, l’invention de la
perspective par l’architecte Brunelleschi. Celui-ci a réalisé deux petits tableaux qui ont rationalisé l’espace, introduit l’idée
que les choses nous apparaissent selon des lois objectives, toujours semblables et qui s’effectuent en fonction de la place
où se situe celui qui les regarde. C’est, on vient de le rappeler, Donatello qui a appliqué cette théorie à la sculpture et ce,
en prenant pour sujet saint Georges terrassant le dragon. La perspective, fenêtre ouverte sur la réalité, « produit » une
oeuvre absolument vivante. Cela permet à Donatello de créer un saint Georges qui ne relève plus de la statuaire gothique
conventionnelle et glorieuse. Ici se dresse désormais un guerrier à la vitalité fière et terrible. Celui qui terrasse le dragon
n’a plus rien de transcendant, il est un être humain et c’est à un être humain qu’il revient de terrasser toutes les formes
possibles du mal. C’est la fin d’un monde à deux étages où l’invisible surplombe le visible.
Revenons un instant sur une pratique artistique longtemps considérée comme une simple variante de l’art byzantin mais
qui est bien plus. Il s’agit du travail des émaux sur or, lequel marque le sommet des arts décoratifs de l’ancienne Géorgie.
Ce qui caractérise ces émaux est leur composition chimique. Les Géorgiens utilisaient les matières premières locales,
riches en manganèse. Cette particularité permettait aux artistes de « rendre » la chair humaine plus naturelle, plus
carminée et, partant, de créer des émaux de loin supérieurs à l’art byzantin classique. Il y avait plusieurs techniques. La
plus répandue était celle des émaux cloisonnés, qui exigeait pourtant une grande dextérité en raison de la soudure des
cloisons. Raison pour laquelle ces oeuvres sont à ce point uniques : elles ne pouvaient être réalisées que par des artistes
doués d’une exceptionnelle finesse d’exécution.
Un Saint Georges terrassant le dragon et un Saint Georges délivrant la fille de l’Empereur datent de la première moitié du XVème
siècle et figurent parmi les dernières manifestations de l’art géorgien de l’émail cloisonné, art qui existait depuis le
deuxième millénaire avant notre ère. Le cheval du Saint est blanc tandis que les émaux ont permis à l’artiste de créer un
des dragons les plus colorés que l’on puisse admirer. La princesse porte de somptueux vêtements et, dans le coin
supérieur de l’oeuvre apparaît la « dextre bénissante » de Dieu 53.
Au coeur de la création plastique
Il a été mentionné que John Ruskin avait créé une Guilde de Saint-Georges dont les objectifs étaient de régénérer la
création artistique. Il l’a fait en ayant à l’esprit un cycle de peintures peint entre 1502 et 1507 par Carpaccio pour la Scuola
di San Giorgio degli Schiavoni (Ecole de saint Georges des Esclavons, ou Ecole des Dalmates) 54 dont trois toiles sont
inspirées de la « vie » de saint Georges
Au coeur de la création plastique
53 Cf. Chalva Amiranachvili, Les émaux de Géorgie, Paris, Cercle d’art, 1962 ; en particulier pages 82-85.
54 Cf. Relire Ruskin, Paris, Ecole nationale supérieure des beaux-arts, 2003, p. 213.
46 Arts
plastiques et représentation religieuse
établie par Jacques de Voragine dans La Légende dorée. De ce livre, nous savons qu’il existait à Venise une traduction du
latin due à Nicolao Manerbi et imprimée en 1475.
Les Ecoles, sorte de confréries, constituèrent durant des siècles un des aspects civiques, religieux et sociaux parmi les plus
originaux de la République de Venise. Celle-ci voyait d’un bon oeil le développement de ces lieux regroupant des communautés diverses, ici en l’occurrence les Dalmates, ou des corporations artisanales. A travers ces « écoles » en effet le
pouvoir vénitien exerçait une surveillance et un contrôle direct. Les Dalmates venus des rives orientales de l’Adriatique
étaient très nombreux à Venise. Soit parce qu’ils s’y installaient soit parce qu’ils commerçaient avec elle. Ce fut tout
naturellement qu’ils se regroupèrent en une Ecole, laquelle fut officiellement reconnue en mai 1451 par un décret du
Conseil précisant les obligations de l’Ecole mais aussi ses saints protecteurs, saint Georges, saint Triphon et saint Jérôme,
tous trois particulièrement vénérés en Dalmatie, c’est-à-dire dans les Balkans. Le développement de l’école fut rapide et
vers 1502 un nouvel autel accueillit de précieuses reliques de Saint Georges. C’est l’époque où Carpaccio entreprit son
travail qui culmina cinq ans plus tard avec Saint-Georges tue le dragon et délivre la princesse, Le triomphe de saint Georges et Saint
Georges baptise les Gentils ou les Sélénites55.
Ce qui frappe au premier regard est l’armure du saint guerrier. Sa couleur noire est en rupture avec l’image héroïque
véhiculée par notre tradition culturelle. Le cheval n’est pas blanc. Il est harnaché de rouge. La lance est rouge de la
couleur du sang qui se répand de la blessure. La princesse se tient debout, à l’arrière, vêtue de vêtements sombres et d’une
toge rouge. Michel Serres a souligné combien l’interprétation du récit proposée par Carpaccio est exceptionnelle. Le
combat contre le dragon n’est pas celui du bien contre le mal : « Le combat dialectique n’oppose pas un oui et un non, le
héros et la bête, l’hydre et la belle, raison et déraison, bien et mal, erreur et vérité, le diable et le bon dieu, ces couples de
théâtre »56. Non, ce sont deux forces qui s’opposent ; le match est quasi nul, la lance se brise à l’instant décisif. La bête est
épargnée, domestiquée, non morte. A la vérité Georges ne peut tuer le dragon sans disparaître avec lui. Ils sont liés par
l’Histoire « comme le fort et le contrefort ». Ils sont un seul et même récit.
Georges n’est pas « seulement » un saint homme, il est un saint guerrier. Michel Serres rappelle qu’il est, comme chez
Stendhal, le rouge et le noir, l’armée et la religion, l’amour et la mort confondues.
Ce que, sans détours, révèle la toile de Carpaccio est l’origine humaine du récit. La mise en scène du combat, sa
disposition spatiale, est une construction à l’instar d’un cauchemar que nous pourrions faire. Le monstre, le dragon dont
nous rêvons, celui qui, sous toute forme possible, hante nos nuits, prend forme en nous.
55
56
Guido Perocco, Guide de l’Ecole Saint-Georges des Esclavons, Venise, publié par l’Ecole Dalmate Saint-Georges et Saint-Triphon pour le cinquième centenaire de la fondation de l’Ecole (1951).
Michel Serres, Esthétiques sur Carpaccio, Paris, Hermann, 1975, p.39.
47
C’est notre esprit qui le crée, comme il crée saint Georges : tous les personnages de notre vie rêvée sont nous-mêmes. Le
combat est celui de toute personne. Est toute personne.
Très différent, mais non moins complexe, est le Saint Georges et le dragon peint trois ans plus tard par Altdorfer, grand nom
de la peinture allemande dont j’aime souligner qu’il devint membre du conseil communal de sa ville d’adoption en 1519.
Le Saint et le dragon se tiennent dans le bas du tableau. Le guerrier a le heaume de son casque soulevé. Il tient à la main
une épée mais rien dans son attitude ou dans celle du dragon ne semble les opposer. On a plutôt le sentiment d’une
complicité entre eux. Lecture que le cinéma reprendra, par exemple dans Coeur de dragon.
Altdorfer situe la scène dans un contexte tout autre que celui décrit par Voragine. Il n’y a pas de princesse, pas de ville,
pas d’espace à cultiver sinon dans le lointain que l’on devine visible à la condition de sortir du bois. Seule domine une
forêt touffue, luxuriante. Comme si Altdorfer anticipait le quatrième chant du Roland Furieux de l’Arioste où le chevalier
Renaud monté sur son cheval Bayard « sans écuyer et sans escorte s’en va par cette forêt immense, suivant tantôt une
voie, tantôt une autre, du côté où il pense trouver les aventures les plus étranges ». Arrivant à une abbaye où les moines
l’accueillent, ceux-ci le mettent en garde : « …dans ces bois il pourra trouver des aventures extraordinaires et nombreuses
; mais, comme les lieux mêmes, les faits qui s’y passent restent dans l’obscurité ». Et les moines de conseiller au chevalier
de se rendre plutôt en un lieu habité où ses actes seront vus et connus de tous, d’aller vers la ville où précisément, la fille
du roi, la princesse Ginevra, ne pourra célébrer ses noces car un baron haineux l’a accusée de recevoir de nuit la visite
d’un amant : « La dure loi d’Ecosse, inhumaine et sévère, veut que toute dame, de quelque condition qu’elle soit, qui a des
relations avec un homme sans être sa femme, et qui en est accusée, reçoive la mort. Elle ne peut échapper au supplice que
s’il se présente pour elle un guerrier courageux qui prenne sa défense, et soutienne qu’elle est innocente et ne mérite pas
de mourir »57. L’Arioste a opéré un glissement : remplaçons le dragon horrible par le baron haineux et nous avons
soudain les raisons de la venue de Georges sous les murs de la ville et du combat qu’il va mener.
Quoi qu’il en soit ce n’est pas le sujet du récit que peint Altdorfer mais la forêt. Il faut le souligner car saint Georges, en
tant que sujet rendu manifeste par les arts plastiques, accompagne ici encore un tournant de la peinture. Altdorfer, en
effet, sera le premier à avoir osé peindre une oeuvre où le paysage importe davantage que les personnages pour,
finalement, supprimer tout personnage et ainsi inventer la peinture paysagère. Avant lui, la nature ne pouvait servir que
de décor à un sujet sacré ou profane ; une peinture sans sujet déterminé était inconcevable : « C’est seulement lorsqu’on
s’intéressa, écrit Gombrich, à la manière d’un artiste pour
Au coeur de la création plastique
57 L’Arioste, Roland furieux, trad. F.Reynard, Paris, Gallimard, Folio, 2003, tome 1, p.119-121. Cf. également infra.
4 Arts
plastiques et représentation religieuse
elle-même qu’il devint possible de vendre un tableau ne visant à rien d’autre qu’à rappeler l’impression reçue d’un beau
paysage »58.
Autre champ d’investigation dont l’importance nous est apparue progressivement et qui, sauf erreur, n’a jamais été
suffisamment mis en avant, les liens que la figure de saint Georges entretient avec la mer. La Tempête, oeuvre de Jacopo
Palma le Vieux peinte vers 1528 et achevée, après sa mort, par Paris Bordone en 1534, en est l’illustration la plus directe59.
Saint Georges debout dans une barque, « chevauche » les flots et lutte contre la mer déchaînée pour secourir un pécheur
en difficulté. Entre les mains il tient solidement non plus une lance mais une gaffe 60.
Chez Carpaccio des voiliers sont en mer tandis que saint Georges et dragon s’affrontent. De même, les spécialistes de
l’oeuvre de Pisanello n’ont pas manqué de s’intéresser à la voile gonflée par le vent, au centre de la fresque Saint Georges et
la princesse réalisée vers 1438 pour l’église Sant’Anastasia de Vérone. Un bras de mer sépare la rive de la lagune où se tient
le monstre de celle où le chevalier se prépare à aller l’affronter. La princesse vient de le supplier de n’en rien faire et de
poursuivre son chemin : le moment choisi par Pisanello est celui d’un suspens. Le temps s’est arrêté. Au loin un gibet
dressé supporte deux pendus. Le chevalier n’a pas encore formulé sa décision mais elle est prise. Il sait qu’il va y aller ;
pourrait-il d’ailleurs faire autre chose. D’autres hommes en armes l’entourent, mais peut-on appeler « chevaliers » ceux
qui ne combattent pas ? Seul Georges va bientôt enfourcher sa monture, son cheval blanc. Pisanello le peint avec un pied
à peine à l’étrier, légèrement incliné, il a un dernier regard « de coin » pour le dragon qui l’attend sur l’autre rive. Il y a là
une impression de « ralenti » extrêmement rare en peinture mais que le cinéma portera à sa pleine puissance. « Le paysage
lui-même, écrit Renzo Chiarelli, et les animaux qui le peuplent, semblent participer silencieusement au climat hallucinant
de suspense », et de souligner « l’avance impétueuse de la nacelle sur les eaux vertes de la lagune »61. La voile que gonfle le
vent est le seul élément qui soit en mouvement alors que tout, sur les deux rives, est en suspens. Le silence qui émane de
l’ensemble n’est troublé que par celle-ci.
Durant les grandes révolutions picturales que seront au XXème siècle l’art abstrait et le surréalisme, des pionniers aussi
créateurs que Kandinsky et Dali ressentiront la nécessité d’en passer par le combat de saint Georges contre le dragon.
Comme si, répétons-le, ce combat entretenait une proximité plus essentielle avec la pratique de l’art du visible qu’est la
peinture. Une pratique qui est agonistique, qui est un combat avec le visible, un combat où l’informe (le dragon a-t-il une
forme ?) devient forme, et où selon la formule de Paul Klee, l’invisible (qui a jamais vu le dragon ?) devient visible.
Ernst Gombrich, Histoire de l’art, trad. J.Combe et C.Lauriol, Paris, Flammarion, 1982, p. 274.
Cette oeuvre appartient aux Galeries de l’Academia de Venise.
60 Le mot gaffe est apparu sur les bords de la Méditerranée vers 1390, dérivé du latin médiéval gaffare, saisir ; il désigne une perche servant à manoeuvrer une embarcation (Alain Rey, Dictionnaire
historique de la langue française, Paris, 1992).
61 Tout l’oeuvre peint de Pisanello, intr. Michel Pastoureau, texte de Renzo Chiarelli, Paris, Flammarion, 1996, p. 94 ; l’oeuvre est reproduite planches XVIII-XXIX.
58
59
4
Kandinsky, fondateur du mouvement « Le Cavalier Bleu », qui a accompli un travail théorique et pictural de première
importance sur les couleurs et « inventé » la peinture abstraite, a pu peindre de merveilleux combats avec le dragon. Il l’a
fait en modifiant la couleur que l’on accole culturellement au monstre puisque, écrivait-il : « Le vert absolu (…) est un
élément immobile, sans désirs, satisfait, épanoui. Ce vert est comme la vache grasse, saine, couchée et ruminante, capable
seulement de regarder le monde de ses yeux vagues et indolents » 62. Le dragon, on le comprend, ne peut donc être vert
ruminant.
Enfin, évoquons deux oeuvres particulières. La première émane de la famille Breughel dont on a conservé plusieurs
peintures de fêtes populaires, kermesses et ducasses. Il s’agit d’une Fête de la Saint-Georges, signée Pierre Breughel le
Jeune. On peut y voir qu’il n’y avait pas de distinction entre les composantes religieuses et populaires de la fête : la
procession entre dans l’église après avoir fait le tour du village, tandis que des scènes de beuverie se déroulent un peu
partout. L’intérêt n’est pas de rappeler qu’il y avait des fêtes de la Saint-Georges dans nos villages au printemps, mais de
comparer cette toile à une gravure réalisée cette fois d’après Pierre Breughel l’Ancien. Le sujet est le même mais nous ne
pouvons que nous réjouir de distinguer au centre de la gravure la représentation folklorique d’un combat semblable à
celui du dimanche de la Trinité à Mons.
L’indécence de la princesse
Deuxième oeuvre, le combat contre le dragon a inspiré une des toiles les plus célèbres du Tintoret à laquelle Jean-Paul
Sartre a consacré de nombreuses recherches et analyses. Nous y reviendrons, mais il en est une autre, moins connue
(mais le fait qu’elle ait été retenue cette année 2007 par le Prado pour la première exposition internationale consacrée au
Tintoret depuis 1937, prouve son importance) qui date de 1552. Elle fut conçue pour les galeries de l’Académie de
Venise. On y voit saint Georges, le dragon, la princesse et Louis de Toulouse. Trois siècles plus tard, préparant Les pierres
de Venise, John Ruskin s’est arrêté devant cette toile. Il remarque que « le sujet est traité d’une nouvelle et curieuse façon.
Le personnage principal est la princesse, à califourchon sur le cou du dragon qu’elle tient par une bride de ruban (…) Il
n’y a aucune expression, aucune vie dans ce dragon (…) la princesse semble avoir été placée par saint Georges sur le
dragon, son principal ennemi, dans une attitude victorieuse. Elle porte une riche robe rouge, mais elle manque de grâce…
»63. L’attitude est « nouvelle et curieuse » ; en clair, pour une princesse, elle est franchement inconvenante. Le dragon
entre ses jambes est dit « sans vie ». Expression très, voire trop, signifiante de la part de Ruskin qui, s’il est
L’indécence de la princesse
62 Wassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art, trad. P.Volboudt, Paris, Denoël Gonthier, 1969
63 John Ruskin, Les pierres de Venise, trad. M.Crémieux, Paris, Hermann, 1983, p.216.
50 Arts
plastiques et représentation religieuse
face à ce tableau est surtout face à une femme dont la position montre qu’elle a un entrejambes où, si le dragon doit y
être, il s’agirait qu’il le fût en faisant preuve d’un peu de vie. Pourquoi insister ? John Ruskin, depuis 1848, a pour épouse
Euphemia Gray, laquelle obtiendra six ans plus tard du tribunal ecclésiastique l’annulation du mariage, au motif que son
mari était « incapable de consommer ledit mariage de par son incurable impuissance » 64. La virilité défaillante de Ruskin
n’est ici soulignée que parce qu’elle met en évidence de façon plus sensible encore la sexualité de ce tableau. Plus
exactement est mis en évidence le fait que dans le récit fabulo-mythique de saint Georges, Eros est de la partie. En plus
des interrogations liées à la composition des images saintes, sont présentes celles relatives à ce sur quoi la société féodale
est fondée, la virginité et, plus largement, la non-sexualité de la femme.
J’ai longuement cherché un élément justifiant la présence à priori insolite –mais il vrai que tout le tableau l’est– de Louis
de Toulouse. Né à Brignolles en 1274 et mort au même endroit vingt-trois ans plus tard, sa vie aurait pu être
inintéressante. Cependant il fut retenu en otage durant sept ans près de Taragone. Là, il eut la révélation. On dit de lui
que « remarquable pour sa pureté angélique, il ne ressentit aucune des séductions du monde ». Bref, il est permis d’inférer
que sa présence sous le pinceau du Tintoret symbolise la pureté charnelle. Le regard baissé et son attitude ambiguë
laissent deviner la réprobation qu’il éprouve à l’égard de cette princesse qui se conduit de façon si outrancière. La figure
de saint Louis et celle du saint guerrier sont deux regards consternés portés sur celle par qui tout devient imaginable. Si le
dragon a été maté par saint Georges, quelle puissance pourra, semblent-ils penser, contenir tout ce que couve de sexualité
possible la jeune femme ? C’est la princesse et non plus le dragon qui devient, pour reprendre la formulation de Freud, le
lieu de l’inquiétante étrangeté.
Mater le désir de la femme, l’ignorer, l’occulter, le circonscrire est un impératif de la société féodale dont les chevaliers
délaissaient le lit conjugal durant de longues périodes –ce dont les sept années d’absence de saint Louis pouvaient être
perçues comme le rappel. Impératif qui ne se borne pas aux seuls moments d’abstinence imposée par des séparations
momentanées : c’est la vie sexuelle de la femme dans sa totalité qui doit être sous contrôle : se maîtriser par intermittence
eût été rendu encore plus improbable, une fois les sens éveillés.
Ibid., repères biographiques, p. xxvi. Cf. également Desmond Morris : « John Ruskin, le premier en Grande-Bretagne à être nommé professeur d’art, avait 28 ans lorsqu’il commença à courtiser sa
future femme. Il était très peu averti dans le domaine sexuel, et lorsqu’ils se marièrent l’année suivante, elle fut consternée de découvrir qu’il était incapable de faire l’amour avec elle (…) il admit finalement
qu’il trouvait ses poils pubiens repoussants. Ayant étudié avec passion la statuaire traditionnelle en marbre, il connaissait intimement la forme féminine, et l’appréciait esthétiquement, mais il n’avait jamais
posé les yeux sur les poils pubiens d’une femme et vraisemblablement ne soupçonnait pas leur existence (les statues d’hommes comportaient des poils pubiens bouclés mais pas les statues de femmes). Il fut
tellement horrifié de découvrir que sa bien-aimée possédait une touffe de poils entre les jambes qu’il fut incapable de consommer le mariage. Sa femme dut le faire annuler, malgré l’humiliation de devoir
prouver, par un examen médical, qu’elle était toujours vierge », La femme nue, trad. B.Loveluck, Paris, Calmann-Lévy, 2005, p. 230-231.
64
51
En conséquence, l’union charnelle ne pouvait s’accompagner de plaisir et devait être soumise à la seule loi de la
procréation, ce que Grégoire le Grand traduira : « S’ils éprouvent du plaisir, homme et femme transgressent la loi du
mariage ». Et, afin que celle-ci ne fût pas atteinte par la souillure, Grégoire de Tours recommandait, lui, aux chrétiens de
s’abstenir durant les jours sacrés, prétextant par exemple que les monstres, les estropiés, les malingres sont conçus dans la
nuit du dimanche65.
Pourquoi une telle peur de la sexualité féminine, au point de la vouloir exiler même des liens sacrés du mariage ? Parce
que la peur fondamentale dans une société fondée sur le sang de la lignée est que la descendance ne soit pas assurée,
c’est-à-dire qu’elle ne soit pas sûre : « …chez la fille ce qui est exalté et ce que cherche précautionneusement à garantir
toute une intrication d’interdits, c’est la virginité, et chez l’épouse, c’est la constance. Car le dérèglement naturel à ces
êtres pervers que sont les femmes risquerait, si l’on n’y veillait, d’introduire au sein de la parenté, parmi les héritiers de la
fortune ancestrale, des intrus, né d’un autre sang, clandestinement semés… »66. Remarquons que la bâtardise du fait du
père est liée au « bon » sang. Ainsi Charles Martel, exemple parmi tant d’autres, était le fils illégitime de Pépin de Herstal
et de la belle Alpaïde, ce qui ne l’a pas empêché de succéder à son père. L’inverse par contre n’était pas vrai.
Cependant, tout problème de fond se déployant avec une grande amplitude, multiples sont les points d’intensité et
d’affrontements. Ainsi, durant le XIIème siècle le culte marial va connaître un extraordinaire développement. Marie est à la
fois mère de Dieu et vierge. Aux yeux des femmes de ce temps elle va incarner un exemple, une figure. Des saintes vont
apparaître, de plus en plus nombreuses. Des saintes mères. Des saintes, vierges renonçantes. Des saintes pécheresses
repentantes. Des saintes préférant la mort aux derniers outrages –comme la Femme Blanche dans l’univers mythique du
western. Mais aussi, comme le souligne Georges Duby : « des saintes qui défendirent farouchement leur virginité contre
le pouvoir familial qui voulait les livrer à des hommes »67.
N’est-ce pas précisément au moment où le roi, le père, avait décidé des noces de sa fille –et pas forcément avec un
chevalier comme celui qu’elle appelle « beau jeune-homme », ce saint guerrier, nommé Georges qui va la sauver de tous
les maux et de toutes les peurs possibles (on peut lire d’ailleurs chez Rainer Maria Rilke combien la princesse souffrira
d’être délaissée par lui, après qu’il ait vaincu le dragon)–, que s’enclenche toute l’histoire de Saint Georges. Ce héros,
terrasse-t-il un dragon ou n’est-il que le rêve d’une jeune-fille dont le père va livrer le corps à la descendance d’un mâle ?
L’indécence de la princesse
65 Georges Duby, Mâle Moyen Âge, in Qu’est-ce que la société féodale ?, Paris, Flammarion, 2002, p.1423
66 Ibid., p.1422.
67 Ibid., p.1454.
IV. Sartre, le Tintoret
et saint Georges
Il ne s’agit rien moins que de relire ce que l’un des plus grands philosophes du XX ème siècle, Jean-Paul Sartre, a pensé et
écrit à propos de saint Georges dans un livre longuement mûri, documenté, réfléchi, écrit durant plusieurs années mais
qui, au bout du compte, n’a pas abouti. L’auteur de La Nausée, écrivain parmi les plus importants, qui suscita
l’engouement de plusieurs générations et s’offrit le luxe de refuser le prix Nobel de littérature, a focalisé son travail, à un
certain moment de développement de sa pensée, sur « notre » combat.
Il faut être de bon compte, si Sartre s’est préoccupé des aventures de Georges de Cappadoce c’est à travers l’oeuvre du
plus grand peintre de Venise, Jacopo Robusti, mieux connu sous le nom du Tintoret. Voilà pourquoi nous allons avancer
à reculons et de biais : Sartre, Tintoret, saint Georges…mais également la France, Rouen et l’Italie, Venise.
Ce n’est pas la première fois que Venise la Sérénissime, Venise la Reine des Mers, est ici évoquée. Ce fut l’occasion d’un
étonnement : saint Georges dont le nom signifie « travailleur de la terre », saint Georges figure centrale d’une féodalité
terrienne, nous était apparu dans une peinture de Jacopo Palma datant plus ou moins de 1530, à bord d’une barquette,
d’une embarcation défiant les vagues de la tempête pour sauver un bateau de pêcheurs. Dans cette barquette, il n’est pas
Sartre, le Tintoret et saint Georges
54
seul. Il est accompagné de saint Marc – patron de la ville de Venise – et de saint Nicolas (lui aussi originaire de Turquie).
De son mégalomartyre, nous savions que le Saint ne connaissait pas la peur. Il n’est donc pas surprenant de le voir
affronter, debout dans une barque, l’élément qui, pour le Moyen Âge chrétien incarnait la nature impitoyable et
monstrueuse, à savoir l’élément marin, l’univers de la mer. Il n’empêche ! Pour qu’un chevalier accomplît le saut et
montât dans la barque il fallait un lieu, une ville, une puissance axée sur la mer, où s’embarquer était possible : saint
Georges apprit à connaître la mer le long des côtes italiennes, et non pas dans le pays qui bientôt allait être la première
vraie puissance maritime du monde, pays dont il était aussi le saint Patron, à savoir l’Angleterre.
Ouvrons une parenthèse pour rappeler que c’est depuis Richard Coeur de Lion, qui en 1191 s’arrêta à Diaspolis où se
trouvent des traces du culte rendu à saint Georges que celui-ci devint saint Patron de l’Angleterre, donc depuis que les
Anglais participèrent à la troisième Croisade68 afin de conquérir la Terre Sainte. De cette croisade, nous savons depuis
Walter Scott69 que Richard revint en Angleterre pour lutter contre celui dont le nom ne pouvait que résonner
douloureusement aux oreilles des chevaliers anglais, Jean-sans-Terre. Richard décéda le 6 avril 1199 des suites d’une
blessure reçue lors d’un combat près de Limoges. Son corps fut enterré à Fontevrault, mais son coeur fut conservé dans
la ville de Rouen70. Durant les siècles qui séparèrent la Croisade de Richard du règne d’Elisabeth il faut noter que
l’ambition politique et militaire de l’Angleterre est demeurée de nature terrienne. Ses forces et son énergie étaient tendues
vers le continent, vers la France, y compris durant le XIII ème siècle qui vit se répandre le saint patronat de Georges. Celle
qui va « cantonner » l’Angleterre à son destin insulaire et donc maritime, sera Jeanne d’Arc. A Rouen, dans cette même
ville où reposa le coeur de Richard, on peut voir la nouvelle église « Jeanne d’Arc » construite il y a une trentaine d’années
et consacrée en 1979. Elle est superbe, très claire, très spacieuse : l’architecte Louis Arretche lui a donné la forme d’un
vaisseau, d’une carène de navire renversée71.
Sur le rôle de saint Georges durant les Croisades, cf. Steven Runciman, Histoire des Croisades : à Antioche en 1098 « …les lignes musulmanes commencèrent à fléchir. Les chrétiens les pressèrent,
encouragés par la vision d’une compagnie de chevaliers montés sur des chevaux blancs et brandissant des bannières blanches, sur les collines, à la tête desquels ils eurent tôt fait de reconnaître saint
Georges… », trad. D.-A. Canal et G.Villeneuve, Paris Dagorno, 1998, p.217. Jacques de Voragine, se référant à l’Histoire d’Antioche, rapporte ainsi les faits : « …quand les chrétiens se préparaient
à assièger Jérusalem, un jeune homme d’une très grande beauté apparut à un prêtre. Il dit qu’il était saint Georges, général des chrétiens, et il leur recommanda d’apporter avec eux de ses reliques à
Jérusalem : ainsi il serait en personne avec eux. Et quand ils assiégèrent Jérusalem et que, face à la résistance des Sarrasins, ils n’osèrent grimper aux échelles, saint Georges, revêtu d’une armure blanche et
croisé d’une croix rouge, leur apparut en leur indiquant qu’ils pouvaient grimper à sa suite en toute sécurité et qu’ils s’empareraient de la cité. Animé par cette apparition, ils prirent la cité et tuèrent les
Sarrasins. », La légende dorée, Paris, Gallimard, La Pléiade, 2004, p.318.
69 Walter Scott, Ivanhoé, trad. Defauconpret, Paris, Gallimard, 1998 ; cf. en particulier tome 1, p.247 : « Dragon blanc ! Dragon blanc ! saint Georges et l’Angleterre ! ».
70 André Maurois, Histoire d’Angleterre, Paris, Fayard, 1978, p. 116.
71 Cf. Olivier Chaline, La place du Vieux-Marché et le martyre de Jeanne d’Arc, Condé-sur-Noireau, éd. Charles Corlet, 1999, p.22.
68
55
J’insiste sur ces éléments parce qu’ils sont fondamentaux. En premier lieu pour le récit lui-même car ils montrent que
celui-ci n’est pas quelque chose de figé mais évolue et s’adapte : il n’y a pas de nature intemporelle mais une historicité du
récit fabulo-mythique. Ensuite, mais ceci est lié précisément à cette « historicité », le devenir-maritime du personnage
fabulo-mythique de Georges est ce qui, en plus de l’expansion médiévale « naturelle » par voie de terre, va démultiplier le
culte du Saint et essaimer sous toutes les latitudes sa présence et sa renommée.Ainsi, à titre d’exemple emprunté au
Dictionnaire des Mythologies, lorsque les malheureux indigènes des régions du Nigeria et du Dahomey furent emmenés
comme esclaves au-delà des océans vers les Amériques, ils emportèrent leurs dieux avec eux 72. Parmi ceux-ci Ogun, dieu
de ceux qui utilisent le fer : forgerons, guerriers, chasseurs, cultivateurs, pécheurs, barbiers, tanneurs…Or, les divinités
d’origine africaine transplantées en terres chrétiennes furent « syncrétisées » avec les saints catholiques. Ce fut le cas au
Brésil où Ogun devint saint Georges, en raison de son armure et de ses armes. A Rio de Janeiro, en particulier, le 23 avril
est un jour férié. Fermons la parenthèse.
La sainteté chez Sartre
Sartre a abordé saint Georges à partir de la peinture du Tintoret. Or, on en conviendra, cette histoire de sainteté, de
mythes, de récits collectifs connus par tout le monde, cela ne correspond pas tout à fait avec l’image que l’on a à priori de
Sartre. Image qui est davantage celle d’un militant, intellectuel de gauche, athée, refusant toute transcendance, héraut de la
Cause du Peuple... Ceci montre que l’on ne doit pas se fier aux apparences ni prendre pour argent comptant les clichés
que la rumeur colporte. Car, à y regarder de plus près, on se rend compte que la sainteté recouvre une problématique
majeure chez Sartre. Elle se laisse pressentir immédiatement par le titre d’un de ses plus beaux livres Saint Genet, comédien et
martyr. Jean Genet, voleur, prostitué, et homme de théâtre extraordinaire, pour qui le mot « sainteté » était le plus beau de
la langue française73. Quant à la dimension fabulo-mythique, Sartre déclarait : « Je suis toujours à la recherche de mythes,
c’est-à-dire de sujets assez sublimés pour qu’ils soient reconnaissables par chacun » 74. Reconnaissables par chacun : c’est la
qualité première que nous avons pointée pour les récits comme la Vie de saint Georges ! Sartre disait également : « Je
compris ce que le théâtre devrait être : un grand phénomène collectif et religieux » 75. Bien entendu ces mots « religieux », «
sainteté », « mythe »…, sont utilisés avec un sens particulier, sartrien, mais de tels mots ne se laissent pas facilement
dépouiller de leurs origines et significations premières.
La sainteté chez Sartre
72 Dictionnaire des mythologies, sous la direction d’Yves Bonnefoy, Paris, Flammarion, 1999, t.2, p. 2187.
73 Jean-Paul Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, Paris, Gallimard, 1952
74 Jean-Paul Sartre, Entretien avec Kenneth Tynan (1961), in Un théâtre de situations, textes choisis et présentés par M. Contat et M. Rybalka, Paris, Gallimard, 1973, p.164.
75 Jean-Paul Sartre, Forger des mythes, in Un théâtre de situations, op. cit., p.62.
56 Sartre,
le Tintoret et saint Georges
Sartre, faut-il le rappeler, a signé des biographies passionnantes, consacrées à Baudelaire, à Genet, à Mallarmé et surtout
celle, monumentale, intitulée L’idiot de la famille, vouée à Gustave Flaubert76. A côté de ces biographies d’écrivains, il s’est
également penché sur le travail de peintres ou sculpteurs comme Giacometti, Wols, Calder... Un seul peintre cependant
lui a paru appeler une étude de grande envergure. Celui-ci est né à Venise en 1518, a vécu à Venise et est mort à Venise
en 1594. De son vrai nom Jacopo Robusti, il fut surnommé il Tintoretto, Le Tintoret, en raison de la profession de son
père, teinturier.
Lire une seule biographie écrite par Sartre suffit pour le savoir, c’est le rapport de l’homme à son époque, à la société de
son temps qui l’intéresse : comment une société – dans le cas de Flaubert, la société française, rouennaise, libérale et
positiviste du XIXème siècle – façonne-t-elle un être humain, un individu particulier et comment, en retour, cet individu «
singulier » retotalise la société en lui, en étant à même d’inventer librement « sa » réponse singulière, personnelle,
originale, une réponse qui finalement constitue sa vie ? Cette question peut être posée à propos de chacune et de chacun.
Tous, nous naissons au sein d’une société, avec ses traditions, ses conduites, ses règles, sa culture, sa langue…qui nous «
universalisent » ; pourtant chacune et chacun, face à cela, est en situation de décider de ses choix et donc de sa vie. Telle
est la liberté fondamentale de chacun. Aussi, si nous lisons l’autobiographie de Sartre, c’est-à-dire la biographie qu’il a
consacrée à l’écrivain Jean-Paul Sartre, elle se termine par cette phrase en laquelle tout se concentre : « …que reste-t-il ?
Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui » 77. Sartre reconduit l’artiste au
sein de la communauté humaine. Il n’en fait pas un être à part.
Reprenons le fil : tout être humain est dans une situation qui l’universalise ; face à celle-ci, chacun est libre d’inventer sa
réponse singulière qui, au bout du compte, constitue sa vie. L’artiste, l’écrivain, « grave » la réponse singulière qui est la
sienne sur un support matériel. Comment s’opère l’échange de l’homme à l’oeuvre et de l’oeuvre à l’homme ? Pour le
savoir il va replacer Flaubert ou Genet, ou Tintoret dans son contexte social-historique, sans perdre la teneur artistique
inventive de son travail. Méthode qui rend les analyses biographiques de Sartre passionnantes, parvenant à susciter chez
le lecteur le sentiment d’une grande familiarité avec l’artiste, dans la confrontation avec son quotidien, ainsi que dans la
manière dont il va y répondre, littérairement ou artistiquement. Cette familiarité est facilitée, par l’usage des prénoms. Le
lecteur n’est plus confronté à la figure massive et apprêtée du grand romancier du XIX ème siècle, Gustave Flaubert, ni à
celle du grand peintre de la Renaissance vénitienne. Il évolue en compagnie de Gustave ou de Jacopo. Le nom de famille,
Flaubert, n’est plus utilisé que comme étant déjà le signe d’un enrôlement social : le père de Gustave n’est pas n’importe
qui, il est le chirurgien en chef de l’hôpital de Rouen.
76
77
Jean-Paul Sartre, L’Idiot de la famille Gustave Flaubert de 1821 à 1857, trois tomes, Paris, Gallimard, 1971 et 1972.
Jean-Paul Sartre, Les mots, Paris, Gallimard Folio, 1972, p. 214.
57
C’est un travail de même ampleur que Sartre préparait à propos de Jacopo Robusti qu’il commence par nous présenter
sur son lieu de travail. Un lieu de travail non limité à son atelier, mais à la superficie de toute la ville, à Venise toute
entière.
Un mot à propos de l’utilisation des prénoms. Le fait qu’un saint homme soit connu par son seul prénom est déterminant
dans le rapport que les êtres humains entretiennent avec lui, élément qui n’a pas échappé à l’Eglise. Georges, –dont je
rappelle que dans le serment de chevalerie fondant la société féodale, il est le seul humain des trois êtres cités (Dieu, saint
Michel et saint Georges) – est un homme, c’est-à-dire, pour reprendre la formule sartrienne « un homme fait de tous les
hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui ». Autrement dit, que les saints soient prénommés n’est pas gratuit
et ce n’est pas par hasard que l’on retrouve cette façon d’identifier chez Sartre. Pourquoi ? Parce que l’on a affaire à un
philosophe authentique qui ne cesse de reconduire toute chose, aussi bien toute question, à une dimension originelle.
Utiliser le prénom Gustave au lieu du nom Flaubert, signifie quelque chose pour Sartre, comme parler de saint Georges
signifie quelque chose, peut-être autre, pour le chrétien.
Quoi qu’il en soit Sartre a, durant de nombreuses années, travaillé à cette monographie consacrée au Tintoret. Il s’est
rendu plusieurs fois à Venise pour y étudier ses oeuvres présentes dans toute la cité, à l’Eglise de la Madonna dell’Orto,
ou à la Scuola di San Rocco où se trouve le plus vaste ensemble qu’il a peint, avec plus de cinquante toiles, ou encore au
Palais des Doges où en 1588 il peignit Le Paradis, considéré comme le plus grand tableau du monde.
C’est durant l’été 1933 que la rencontre a commencé. Mussolini avait organisé à Rome une exposition à caractère fasciste.
Pour y attirer les touristes étrangers, le Duce imposa une réduction de 70 % sur les lignes de chemin de fer italiens. « Sans
scrupules », rapporte Simone de Beauvoir, Sartre et elle en ont profité pour visiter l’Italie, Venise en particulier. Il a 28
ans, elle en a 25. Elle écrit : « Pendant des heures nous avons marché ; nous avons vu Venise avec ce regard qu’on ne
retrouve plus jamais : le premier. Pour la première fois nous avons contemplé la Crucifixion du Tintoret »78. Quelques mois
auparavant, ils s’étaient rendus à Londres où ils ont vu le Saint Georges et le Dragon du Tintoret.
Durant les années qui vont suivre, il accumulera lectures et notes de travail, et retournera plusieurs fois à Venise fin des
années cinquante. En 1957, il publie dans Les Temps Modernes, un premier extrait 79 où sont présentées avec une maestria
extraordinaire, les relations de Jacopo avec sa ville, Le séquestré de Venise.
La sainteté chez Sartre
78 Simone de Beauvoir, La force de l’âge, Paris, Gallimard Folio, 1986, p.178-179.
79 Quatre extraits, sauf erreur, ont été publiés. Le premier est Le séquestré de Venise. Il fut publié par Sartre lui-même en novembre 1957 dans Les Temps Modernes, avec la mention « Fragment d’un
ouvrage à paraître », et repris dans Situations IV, Paris Gallimard, 1964, p.291-346. Le deuxième, intitulé Saint Georges et le dragon a été publié dans la revue L’Arc, en octobre 1966, et repris dans
Situations IX, Paris, Gallimard, 1972, p.202-226. Le troisième extrait, Saint Marc et son double, a été publié en 1981, peu après la mort de Sartre dans le numéro spécial de la revue Obliques, n°2425, Sartre et les arts, p.171-203. Cet extrait est précédé d’articles de Bénédict O’Donohoe, Sartre tuant Saint-Georges, ibid., p.163-166, de Michel Thévoz, La psychose prophétique du Tintoret, ibid.,
p.163-168 et de Michel Sicard, Le séquestré de Venise, p.169. Enfin, un quatrième extrait fut publié par le Magazine littéraire, n°176, sept.1981, p.28-30, sous le titre Les produits finis du Tintoret.
5 Sartre,
le Tintoret et saint Georges
L’imaginaire fourvoyé en marxisme
Cependant la philosophie sartrienne elle-même est en train de basculer. Sartre va laisser en plan le Tintoret pour un autre
travail qui va requérir son énergie, la Critique de la raison dialectique. D’emblée il y affirme : « je considère le marxisme
comme l’indépassable philosophie de notre temps »80. Ce tournant est décisif. L’existence et la liberté, sous la forme, pour
parler rapidement, qu’il leur avait donnée dans L’Etre et le Néant, ont vécu. Désormais, la question pour lui est d’intégrer
l’existence – et la liberté – à la philosophie marxiste.
Si le livre sur le Tintoret est délaissé, c’est aussi le cas d’un autre domaine de l’oeuvre de Sartre qui va souffrir de la
rencontre englobante avec le « réalisme socialiste » propre à l’esthétique marxiste : le théâtre. A Venise, en 1957, au
moment où il étudie le Tintoret, Sartre achève ce qui sera sa dernière oeuvre théâtrale Les séquestrés d’Altona, montée en
1959 par Serge Reggiani.
Ceci est capital. Pourquoi ? Tout d’abord pour la conjonction de deux situations, par le canal du mot « séquestration », de
Venise à Altona. De manière plus essentielle, si l’on reprend ce que Sartre affirmait du théâtre, à savoir qu’il devait créer
des mythes reconnaissables par chacun, être un phénomène collectif et religieux…,force est de reconnaître que la
tentative sartrienne d’inscrire l’existence et la liberté dans la gangue du matérialisme dialectique a étranglé dans l’oeuf la
création fabulo-mythique, et partant la possibilité de mettre, au regard de tout un chacun, la liberté en situation.
Voici quelques extraits rappelant que la mission assignée par Sartre au théâtre était bien de parler aux gens « de leurs
préoccupations les plus générales et exprimer leurs inquiétudes sous la forme de mythes que chacun puisse comprendre
et ressentir profondément (…) Si nous rejetons le théâtre de symboles, nous voulons cependant que le nôtre soit un
théâtre de mythes ; nous voulons tenter de montrer au public les grands mythes de la mort, de l’exil, de l’amour (…) Les
personnages ne sont pas des symboles ils sont de chair et de sang (…) Ces personnages sont mythiques (…) Créer des
mythes, projeter au public une image agrandie et enrichie de ses propres souffrances » 81. En ce sens ce sont bien les
Séquestrés d’Altona qui parviennent à cette dimension : « Dans les Séquestrés, j’ai gonflé ce sujet jusqu’au mythe »82.
Pourquoi cette oeuvre est-elle déterminante ? Pourquoi l’insistance du mot « séquestré » ? Parce qu’il désigne une
situation précise à un moment de l’Histoire. Les personnages ne sont plus des abstractions, comme dans Huis Clos où ils
tournaient en rond dans une chambre d’hôtel anonyme symbolisant l’enfer. Non, la séquestration est une situation très
concrète, celle de tout un chacun, au sein d’un contexte historique et social précis. Ce sont des contraintes réelles qui
Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1960, p.9.
Jean-Paul Sartre, Forger des mythes, in Un théâtre de situations, op. cit., p.61.
82 Jean-Paul Sartre, entretien avec Bernard Dort in Un théâtre de situations, op. cit., p.307.
80
81
5
pèsent sur les gens et les attendent dès le premier jour de la vie. « Séquestré » dans ces contraintes, il n’est pas possible de
faire n’importe quoi. Ainsi pour Tintoret, séquestré dans la Venise de son époque, il n’est pas possible de peindre n’importe quoi, n’importe comment. Cela n’empêche, Tintoret parviendra à peindre de façon singulière : chacun est libre de
ses choix et de sa vie.
Alors que l’on aurait pu croire que le caractère mythique serait davantage présent dans l’enfer de Huis Clos, pièce où
résonne le célèbre « l’enfer, c’est les autres », c’est paradoxalement dans Les séquestrés d’Altona, où le caractère historique,
celui de l’après-nazisme, est clairement affirmé, que Sartre estime avoir rendu le fabulo-mythique le plus présent et le plus
perceptible.
Ceci conforte notre approche : ces récits mythiques ne sont pas intemporels, fixés une fois pour toutes. Ils ne cessent
d’évoluer. Je n’ai rien fait d’autre que de tenter de pister cette évolution de saint Georges, en repérer les ancrages
historiques, au niveau des interrogations de fond, mais également au niveau de détails concrets, afin de saisir comment,
en devenant lui-même historique, le mythe prend l’Histoire en charge et en quelque sorte la dépasse. On ne peut en
conséquence, appréhender pleinement un récit comme celui-ci qu’en découvrant ses couches successives, en élaborant sa
géologie.
Une question néanmoins demeure : pourquoi faut-il attirer l’attention sur le fait que cela se passe comme cela ? Pourquoi
faut-il lire et relire le récit pour en saisir la dimension historique ? Parce que celle-ci, alors qu’elle nous crève les yeux, si
j’ose dire, nous ne la voyons jamais. Nous accordons d’emblée à ce type de récit un statut de vérité intemporelle. On voit
bien que saint Georges est un chevalier qui n’a pu terrasser le dragon qu’avec l’équipement guerrier de son époque. Cela
ne nous arrête pas : pour nous, saint Georges a, de toute éternité, tué le dragon. A tel point d’ailleurs que lors de la
Ducasse rituelle de Mons, la bête est terrassée avec un pistolet ! C’est très curieux, très remarquable ce qui se joue dans ce
rapport histoire-éternité qui fonde le récit fabulo-mythique.
Le récit se nourrit des situations historiques vécues par les hommes et traversées par les sociétés humaines au fil des
générations. Mais il s’en nourrit en les « sortant », en les « dégageant » de la gangue historique. Il en projette une vérité
intemporelle qui nous fait accéder à un « lieu » où passé, présent et avenir se rejoignent, se confondent, s’assimilent. Ce
qui, à cet égard, intéresse dans la tentative sartrienne c’est le danger mis en évidence : l’idéologie marxiste entend tout
régenter et dominer, y compris et surtout l’Histoire des hommes, dont elle donne la clé, à savoir, la lutte des classes. Les
hommes n’ont plus la liberté de choisir, ils sont une fois pour toutes inscrits dans une situation historique qui a décidé
pour eux. Sartre du moins aura tenté, mais en vain, de concilier la liberté avec cette vision.
L’imaginaire fourvoyé en marxisme
60 Sartre,
le Tintoret et saint Georges
Or, et pour ma part c’est ce qui motive entre autres l’intérêt d’un récit fabulo-mythique comme celui de saint Georges, la
propension humaine à suivre ce récit en un lieu non historique, fait échapper l’homme à l’enfermement sociétal, à la «
séquestration » au sens sartrien, y compris sous la forme extrême que le marxisme a donnée à cet enfermement. Les
dirigeants communistes le savaient pertinemment bien, eux qui n’ont eu de cesse de détruire et de massacrer, partout où
ils ont gouverné, tout ce qui touchait à l’imagination, au fabuleux, au mythe.
Le fabulo-mythique va sans cesse d’une version à l’autre, évoluant et se transformant d’une représentation à l’autre, d’un
support à l’autre. Il passe à travers les générations, à travers les populations diverses et à travers l’imaginaire de chacune et
chacun. Il va et vient sans cesse de l’Histoire à l’intemporel et de l’intemporel à l’Histoire. Il va et vient sans cesse de la
condition qui est nôtre, où le passé, le présent et le futur se succèdent nécessairement, à ce lieu que nous ne faisons que
pressentir et toucher du bout des doigts où passé, présent et futur se rejoignent. Dimension extraordinairement humaine
du récit fabulo-mythique qui se dérobe à la fixité du dogme religieux pour lequel rien ne change et rien n’a changé. Dieu
est de toute éternité. Saint Georges, lui, demeure du côté des hommes et les accompagne sur les chemins de l’Histoire.
Qu’est-ce qui différencie littérature et peinture ? Sartre a posé la question et y a répondu : le support utilisé. L’écrivain
travaille avec des mots, lesquels ne sont pas des objets mais des désignations d’objets. Tout écrivain (prosateur) désigne
des objets, ce faisant, il en énonce quelque chose dont tout un chacun peut juger, apprécier la véracité ou non. C’est
pourquoi, l’écrivain dès qu’il écrit est engagé : « l’écrivain a choisi de dévoiler le monde (…) la fonction de l’écrivain est
de faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde et que nul ne s’en puisse dire innocent » 83.
Terrible et lourde responsabilité dont Sartre ne charge pas le peintre. Cette distinction qui fonde pour une part
importante sa philosophie, c’est précisément à partir du Tintoret qu’il l’établit, et ce, dans un très beau texte inspiré de la
Crucifixion peinte par celui-ci : « Cette déchirure jaune du ciel au dessus du Golgotha, le Tintoret ne l’a pas choisie pour
signifier l’angoisse, ni non plus pour la provoquer ; elle est angoisse, et ciel jaune en même temps. Non pas ciel
d’angoisse, ni ciel angoissé ; c’est une angoisse faite chose, une angoisse qui a tourné en déchirure jaune du ciel et qui, du
coup est submergée, empâtée par les qualités propres des choses (…) L’écrivain peut vous guider et s’il vous décrit un
taudis, y faire voir le symbole des injustices sociales, provoquer votre indignation. Le peintre est muet : il vous présente
un taudis, c’est tout ; libre à vous d’y voir ce que vous voulez » 84. Comment Sartre va-t-il aborder le saint Georges peint
par le Tintoret ? Que va-t-il être libre d’y voir ?
83
84
Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, in Situations II, Paris, Gallimard, 1948, p.74.
Ibid., p.61-62.
61
Le Tintoret à Venise
Il va commencer par le resituer dans sa ville et son époque. Dans la Venise du XVI ème siècle, les peintres sont des petits
entrepreneurs qui doivent emporter des contrats ! Il y faut du talent, de l’estime, de l’entregent et de la chance. Cela
semble être le cas pour le jeune Tintoret. A 20 ans, il est déjà son propre employeur ; les commandes se multiplient,
commandes privées, commandes publiques. Il a tout l’avenir devant lui, pour autant que Venise ait encore de l’avenir.
Mais la chance tourne. Le jeune peintre a contre lui un vieux maître, le Titien, qui se refuse à mourir et voit d’un mauvais
oeil cette gloire naissante.
Aussi longtemps que Tintoret « fait » comme Titien, les choses ne s’enveniment pas. Mais en 1548, Tintoret a trente ans,
il est en pleine maîtrise de son talent, de son style. Il s’affirme et peint la première oeuvre qui soit « authentiquement » de
lui, Saint Marc sauvant l’esclave. C’est le scandale. Les commanditaires auraient même refusé l’oeuvre. Le Tintoret est
fortement critiqué par ses ennemis et ses amis ne le défendent pas. La rumeur de la ville le proclame, Jacopo n’a pas
concrétisé les élans prometteurs de sa jeunesse. Inversement, Jacopo ne peut accepter que lorsqu’il peint enfin librement,
avec son style et sa vision personnels, le résultat ne plaise pas. C’est la rupture entre Jacopo et Venise. Désormais, écrit
Sartre, tout va se jouer sur le ton du malentendu. Tintoret va utiliser tous les trucs et ficelles pour placer ses toiles et pour
quand même peindre comme il le souhaite tout en plaisant. Bref, il va déguiser, ne plus jouer franc jeu et prendre ses
concitoyens, ses riches commanditaires de biais.
Que lui a-t-on reproché en 1548, quelle est l’audace qui transforma sa peinture en scandale ? Une audace qui aujourd’hui
encore peut étonner. En effet, dans aucune oeuvre d’inspiration chrétienne on n’avait vu quelque chose de semblable :
chaque fois qu’un émissaire de Dieu, un ange, un saint, un archange ou le fils de Dieu lui-même, a été figuré sur la toile, il
l’était en défiant les lois de la pesanteur et de la matière : le divin descendait sur terre auréolé de la grâce, sorte d’aérolite
en apesanteur, les pieds vers la terre et la tête vers le ciel.
Tintoret lui, commet l’inacceptable. Que saint Marc soit un personnage céleste et une créature éternelle, d’accord ; mais
s’il descend sur terre, fût-ce pour la bonne cause qui consiste à sauver un infidèle à qui des chrétiens s’apprêtaient à faire
passer un mauvais quart d’heure, il ne peut le faire qu’en étant soumis aux lois de la matière et de la pesanteur. Il peindra
donc saint Marc la tête en bas et les pieds plus hauts que la tête, allongé dans un mouvement qui le dirige droit vers la
terre, au risque même, s’il ne se redresse pas, de s’y écraser. Ce n’est plus l’imagerie convenue. Le saint a conservé des
moyens, des pouvoirs divins, surnaturels, mais la loi de la matière, la loi de la gravitation vaut pour
Le Tintoret à Venise
62 Sartre,
le Tintoret et saint Georges
tout le monde y compris pour lui ! Ce n’est plus saint Marc, écrit Sartre, c’est Superman fendant les airs. Le saint chrétien
est redevenu le héros antique. En supprimant la représentation de la sainteté, Tintoret supprime aussi tout ce par quoi la
sainteté devient à elle-même, c’est-à-dire tout le dogme chrétien.
Venise n’a pu accepter la gifle que représente un saint privé de sa céleste divinité et soumis aux lois vulgaires de
l’humanité pesante. A partir de 1548, pour obtenir des contrats, Tintoret devra dissimuler et soudoyer. Ainsi, lorsqu’il est
informé que l’on veut un Saint Georges tuant le dragon, il promet de s’inspirer de l’oeuvre de Carpaccio : « Je ferai du
Carpaccio, n’ayez crainte, je ne referai pas du Tintoret, pour un sujet aussi prestigieux que notre saint Georges ».
Effectivement, comme dans le tableau de Carpaccio, il peint le saint guerrier attaquant, pour qui regarde l’action, de
droite à gauche le dragon. Mais le combat est relégué à l’arrière et composé de telle façon qu’il s’agit davantage d’une
poussée de lance donnée par un guerrier aguerri et mettant à profit la puissance que lui communique son cheval lancé au
galop contre le monstre. Technique militaire affirmant la suprématie de la cavalerie sur la piétaille et répétition d’une
vérité occidentale depuis la bataille de Poitiers où la cavalerie « chrétienne » a défait les sarrasins, même si ceux-ci étaient
bigarrés et extrêmement mobiles, ce que le dragon, d’une certaine façon, symbolisera.
Pourtant, la lecture de l’ouvrage passionnant de Claude Gaier, Armes et combats dans l’univers médiéval, nous apprend que
cette vision du chevalier, à cette époque, appartenait déjà au passé. Depuis que les archers anglais (saint Georges, comme
on le sait à Visé, est le saint protecteur des archers ; on voit d’ailleurs une confrérie d’archers sur la toile de Breughel
évoquée ci-dessus) ont massacré la chevalerie française notamment à Azincourt en 1415, une autre façon de combattre
prédomine : « véritable révolution de la pensée militaire et des conceptions sociales (…) approche pragmatique de la
tactique qui n’est plus considérée comme la démonstration formaliste d’une activité aristocratique mais comme une
démarche tendant à adapter les moyens aux fins »85. Cependant l’arc lui-même, le long bow anglais est déjà dépassé
puisque depuis le XIVème siècle, canons et autres armes à feu ont fait leur apparition (Mons joue d’ailleurs un rôle à cet
égard, comme en témoignent les « Mons Meg », deux pièces de 6.6 tonnes que l’on peut encore voir à Edinburgh).
Cela signifie qu’en 1502-1507, Carpaccio peint un Saint Georges dans le plus pur esprit de l’aristocratie vénitienne de son
temps. Dans une note écrite que le professeur Gaier m’a aimablement transmise, on peut lire : « l’armure de saint
Georges de Carpaccio est typiquement italienne de la fin du 15ème siècle (Carpaccio peint en 1502, juste au début du
16ème). L’épée et la lance reproduisent bien celles utilisées aussi à cette époque. Visiblement l’artiste s’inspire de l’arme
85
Claude Gaier, Armes et combats dans l’univers médiéval, 2 tomes, Bruxelles, De Boeck, 2004, I, 328
63
ment qui lui est contemporain (…) Il représente des personnages historiques ou supposés, dans une tenue contemporaine
de celles utilisées à son époque ». Carpaccio peint un saint Georges historiquement situé dans son temps avec armure et
armes italiennes de son temps et ce, dans une Venise qui est encore, mais plus pour très longtemps, la sérénissime reine
des mers. Ses bateaux, comme on peut le voir sur la toile, voguent encore au loin et ramènent vers Venise les richesses et
parures d’orient qui décorent la ville peinte par Carpaccio.
Le coup de lance par lequel saint Georges tue la bête est du grand art, de l’escrime de tournoi. C’est un seigneur de la
guerre qui se bat à la loyale. Au point même que Carpaccio ajoute un détail pour le souligner : la lance portée par la main
droite passe du côté gauche de l’encolure du cheval ! Sartre écrit : « Carpaccio est connu pour ses goûts aristocratiques, il
s’est plu à montrer un champion qui frappe sec, en style. Le style c’est l’acte (…) d’autres attaques eussent été plus
rapides ou plus sûres, mais elles avaient toutes le même inconvénient : il eût fallu se résoudre à faire passer la lance sur la
droite et la tête du cheval nous en eût dérobé quelques pouces, assez, en tout cas, pour briser l’unité durable de la
fulguration. Carpaccio l’aristocrate préfère truquer un peu, à peine, et que le public voie la Force au service de l’Ordre ».
Le saint Georges du Tintoret
Par contre, le Tintoret est un homme du peuple, s’il étage les péripéties de l’évènement, c’est en fonction de ce que les
gens du peuple peuvent voir de là où ils sont. Le plus important sera peint au plus loin. Inversement la princesse éperdue
qui ne sait où aller va se diriger vers l’avant du tableau, c’est-à-dire au plus bas. Le Tintoret renvoie la peur en première
ligne vers tout le monde et n’importe qui.
En deuxième ligne, vient le combat : c’est important, c’est un acte de courage et de chevalerie. Il s’effectue donc déjà plus
loin des petites gens. Non seulement plus loin, mais dérobé à leur vue. Carpaccio voulait impressionner en montrant ce
qu’il y avait de maîtrise superbe dans le coup de lance de saint Georges. Le Tintoret, lui, dissimule tout, la lance est portée
de l’autre côté, pratiquement invisible. Son armure est d’un gris indistinct. C’est, dit Claude Gaier, une « évocation »
d’armure, au contraire de l’armure noire brillante du saint Georges de Carpaccio ou de celle portée par la Jeanne d’Arc de
Rubens. Notons que ce détail révèle également l’historicité du récit puisque, couvrir les armures d’une couleur noire
destinée à les préserver de la rouille est une pratique utilisée dès le 15 ème siècle. Quant au dragon il est une masse informe
n’ayant plus rien en commun avec la superbe incarnation de la bête imaginée par Carpaccio.
Le saint Georges du Tintoret
64 Sartre,
le Tintoret et saint Georges
Troisième niveau, les remparts de la ville, le lieu du pouvoir, lequel sera entièrement établi lorsque le dragon sera tué.
Quant à l’attitude du roi, Sartre dresse le même constat que nous : «ce curieux souverain au lieu de faire battre tambour et
d’appeler aux armes, jugea plus honorable de subir le sort commun. Démocrate par trouille, le despote éclairé fit conduire
au bord de l’eau sa propre enfant et l’y abandonna »86. Enfin, surplombant l’ensemble, Dieu dans un ciel de nuages.
Inaccessible ? Oui et non. Car, conformément à la logique du paradoxe propre au monothéisme chrétien, les premiers
seront les derniers et les derniers seront les premiers. Plus le Tintoret met de la distance entre Dieu et nous, plus il nous
unit à lui.
La lecture sartrienne du combat peint par le Tintoret tend à banaliser celui-ci. Il multiplie des formules du genre : « le
dragon déçoit », « le combat est une bagarre miteuse ». Sartre pour qui désormais le marxisme est la philosophie
indépassable de tout temps, ne voit plus en Tintoret qu’un artisan, pis encore, un artisan de la bourgeoisie montante,
encore servile vis-à-vis de ses maîtres aristocrates vénitiens, mais ne faisant déjà plus rien comme eux. Telle est la thèse
qu’il s’ingénie à démontrer. A cette fin, il a besoin, pour que sa démonstration dialectico-matérialiste fonctionne
complètement, de vider le tableau de toute dimension fabulo-mythique.
Démythifier un tableau pris au hasard n’était pas chose compliquée, mais pour que son projet soit pleinement abouti, il
fallait s’attaquer à un thème mythique d’envergure ; Le Saint Georges et le Dragon convenait parfaitement. C’est pourquoi,
Bénédict O’Donohoe, spécialiste de Sartre, a intitulé un de ses textes sur la question : Sartre tuant Saint Georges. Elle
constate que le texte du matérialiste marxiste qu’est Sartre au début des années 60, tend à interpréter ce tableau comme
une chose inerte, et morte, sans vie. Pourtant, remarque-t-elle « quelques petites phrases trahissent le fait que, malgré lui
peut-être, Sartre s’est rendu compte de la vie de cette peinture » 87. Mais ces quelques phrases n’empêchent pas que Sartre
veut démythifier le tableau, affirmer qu’il ne s’y passe rien, que tout est déjà joué et nous est dissimulé.
Contre cela, contre la vision qui refuse de voir l’imaginaire, la fiction et le fabuleux comme l’extraordinaire force du
vivant, je prétends au contraire que ce que le Tintoret a peint, c’est la faculté de l’être humain de ne jamais être limité à ce
qu’il voit face à lui, mais de toujours voir plus, de toujours voir autre chose. Cet autre chose qui, envers et contre tout est
la magie du merveilleux et de la liberté de la vie. Magie que de nombreuses villes en Europe, au premier rang desquelles
Mons, ont maintenue vivace, grâce à un folklore populaire d’une ferveur exceptionnelle : saint Georges se dresse, depuis
quelque deux mille ans, au coeur de l’imaginaire européen, pour nous parler de cette vérité, à savoir que, pour nous
humains, aucun dragon jamais ne sera une fatalité.
86
87
Jean-Paul Sartre, op.cit., p.211
Benedict O’Donohoe, Sartre tuant saint Georges, in Obliques, op.cit., p.163 et sq.
Conclusion :
du Décaméron
à la Procession
C’est à partir de l’Italie par où transitaient, dans les deux sens, les Croisés que s’est affirmée la primauté du saint
sauroctone sur le mégalomartyr.
Entre 1225 et 1230 Jean de Mailly avait rédigé un Abrégé des actes et miracles des Saints dans lequel, à propos de saint
Georges, n’est évoqué que le martyre. En 1245, Barthélémy de Trente (ville d’Italie du Nord) mentionne rapidement le
combat contre le dragon dans son Livre d’épilogues sur les actes des Saints. En 1265-1270, nous y avons suffisamment insisté,
Jacques de Voragine « consacre » ce combat qui devient l’élément déterminant de la Vie de Georges. C’est en 1265 que
naît à Florence, Dante, l’auteur de la Divine Comédie oeuvre majeure de notre civilisation, publiée à partir de 1314, qui «
consacre », elle, la tripartition des cieux chrétiens entre le Paradis, l’Enfer et le Purgatoire. J’ai rappelé ci-dessus que le
Purgatoire n’est « apparu » qu’en 1274, comme réponse à une préoccupation fondamentale de la doctrine chrétienne.
Comment faire, en effet, pour concilier le libre arbitre et la responsabilité des humains, si les jeux sont faits dès le départ.
Paradis et Enfer n’étaient plus suffisants pour répondre à cette question ; il fallait une sorte d’antichambre où il serait
possible d’expier des fautes et de les « racheter ». Saint Georges n’est pas cité par Dante, alors que saint Michel l’est à
trois reprises. Par contre, il est cité deux fois dans l’autre monument littéraire qui voit le jour à Florence, le Decameron de
Boccace.
Conclusion : du Décaméron à la Procession
68
Le principe de ce recueil de nouvelles est connu. Durant dix jours, dix jeunes-gens (sept filles et trois garçons) se
racontent quotidiennement dix histoires. Boccace est né en 1313. En 1348, il était présent dans sa ville quand elle fut
dévastée par la peste (laquelle fit quelque vingt millions de morts en Europe). L’idée lui vint alors du Decameron : dix
jeunes-gens s’étant retrouvés par hasard dans l’église de Santa Maria Novella, où l’on peut voir la Trinité de Masaccio, décident d’échapper à la peste et à la mort en quittant sans tarder Florence pour se retirer à la campagne et laisser filer le
temps en récits. Ces récits, Boccace déclare ne pas les adresser aux lettrés mais aux femmes, à « celles qui aiment ». Son
livre connaîtra un grand succès et les marchands italiens qui sillonneront leur pays, l’Europe, et le monde en ont été des
lecteurs passionnés.
Le Decameron ne se préoccupe plus du monde invisible. C’est la vie réelle qui l’intéresse –ce que symbolise la décision de
fuir la mort. La vie et la liberté. A commencer par celle de la femme, et du droit –impensable jusqu’alors, nous l’avons vu, de celle-ci à sa sexualité. Liberté également de l’écrivain. C’est sur ce point que Boccace fait intervenir saint Georges, et
très précisément en se référant à celle du peintre : «…on ne doit pas accorder moins de liberté à ma plume qu’au pinceau
du peintre ; laissons de côté qu’il fasse blesser le serpent à saint Michel avec une épée ou une lance et, à saint Georges, le
dragon où il lui plaît »88.
Ceci mérite d’être souligné : en 1350, lorsque Boccace écrit le livre le plus libre de son temps, il peut allier sans difficulté,
en une même dignité, saint Michel et saint Georges, en tant que tueurs de monstres. Georges est devenu à cette époque
davantage connu pour l’épisode du dragon que pour le martyre enduré. Par ailleurs, la comparaison entre littérature et
peinture souligne la liberté qui est celle du peintre 89. Or, Boccace fait cette comparaison en donnant comme exemples de
l’art pictural, les combats contre la Bête. Ce qui est un argument, me semble-t-il en faveur de cette proximité que j’ai eu
l’occasion de souligner à plusieurs reprises, entre l’art plastique et le personnage de Georges.
J’ai tenu à conclure en évoquant le Decameron et la peste qui dévasta l’Europe parce que c’est à l’occasion de cette
effroyable épidémie qu’eut lieu en 1349, l’année même où Boccace pouvait confirmer saint Georges en tant que figure
d’humanité et de liberté, mais aussi en tant que figure de la victoire de la vie sur la mort, la première procession de sainte
Waudru en la Ville de Mons et entre Mons et Soignies. Procession destinée à conjurer la peste. Des « compagnons » de
saint Georges se seraient rapidement regroupés (leur présence est attestée dès 1352), et constitués en confrérie de « Dieu
et Monseigneur saint Georges », vers 1380. Les obligations des membres de celle-ci étaient d’assister à la messe le 23 avril,
d’escorter la châsse de leur Patron au cours de la Procession dite de la Trinité, et enfin de mettre en scène un combat
entre saint Georges et le dra
88
89
Boccace, Le Decameron, Paris, Le Livre de Poche, p.858
Dans son adaptation cinématographique du Decameron, Pasolini interprète lui-même le rôle d’un peintre.
69
gon. Même si ce combat n’est attesté pour la première fois qu’en 1441, on peut supposer que les Montois de ladite
confrérie n’ont certainement pas attendu quelque soixante ans pour respecter leurs obligations et ainsi permettre à saint
Georges de protéger la ville de ses peurs.
« Comment a-t-on inventé saint Georges qui n’a pas existé ? », demandait Charles de Gaulle. Tout simplement parce que,
compte tenu de tout ce que les êtres humains sont parfois appelés à souffrir, que ce soit la peste, la guerre, les génocides,
ou toutes les désillusions possibles de la vie, si saint Georges n’existait pas, il faudrait l’inventer.
Repères chronologiques
• Début du 4ème siècle : premières traces du culte rendu au martyr dans une Basilique, sur la route de Jaffa à Jérusalem, à
Lydda (Diaspolis ; aujourd’hui Lodd près de Tel-Aviv).
• 323 : Trace sous forme d’une inscription en grec à Chakka, en Batanie (Région de Judée au nord du lac de Tibériade).
Le culte s’étend en Syrie et en Egypte.
• Dans la deuxième moitié du 4ème siècle, se répand la croyance selon laquelle les martyrs accomplissent des miracles sur
les lieux qui leur sont dédiés ; c’est le cas de saint Georges à Lydda.
• Au 5ème siècle, apparaît une Passion de Georges, manuscrit grec d’origine cappadocienne (conservé de nos jours à Vienne),
faisant état d’un mégalomartyre long de sept ans en présence de septante-deux rois de Perse, avec trois morts et résurrections successives avant la décapitation finale. Cette Passion a été traduite en copte, arménien, éthiopien, arabe, syriaque.
Le récit du mégalomartyre et le culte qui en résulte se situent donc essentiellement au Moyen-Orient. Il se répand
rapidement
toutefois
dans
toutes
les
directions,
y
compris
vers
l’Occident.
Repères chronologiques
72
• Fin du 5ème siècle, vers 496, le pape Gélase 1er décrète que le récit du martyre est à ranger parmi les textes « non
recipiendis » par les Chrétiens en raison de ses excès. Malgré le décret gélasien et malgré les imprécisions relatives aux circonstances du martyre (a-t-il eu lieu en Perse ou en Palestine ? qui l’a ordonné, un Perse ou un Romain ?) le culte ne cesse
de s’implanter de plus en plus à travers la chrétienté. Une église Saint Georges est mentionnée à Edesse vers la fin du
5ème siècle. Une autre, fin 5ème-début 6ème à Zovara en Trachonitide. Un monastère Saint Georges est créé à Jérusalem,
des églises et monastères apparaissent en Palestine, Syrie, Egypte, Thessalonique et à Chypre. De même qu’à Ravenne,
Naples, ferrare et en Sicile.
• Vers 530, Théodose le Périgète pèlerin chrétien d’Occident décrit dans De situ terrae sanctae la Basilique de Lydda et le
lieu de culte.
• Fin du 6ème siècle Grégoire de Tours (538-594) et Venance Fortunat (530-600), notamment, tentent de rendre plus
plausible le martyre en réduisant le nombre de supplices et de morts, et en lui apportant une assise historique plus forte :
il aurait eu lieu en Palestine dans le cadre des grandes persécutions décidées, fin du 3 ème siècle, par les Empereurs romains
Dioclétien et Maximien.
• 683 Georges dans le Calendrier romain (?)90. L’évêque de Mayence élève une Basilique en son honneur. Le culte du
Saint entre à Rome durant le 7ème siècle.
• Vers 837, le martyre est repris dans le martyrologe de Florus de Lyon.
• Vers 1050, Pierre Damien reprend la version « historique » du martyre dans ses Sermones.
• 1096, à la bataille d’Alacaraz en Espagne, saint Georges combat avec les Francs contre les Infidèles.
• 1098, durant la première Croisade, les Chrétiens prennent Antioche (ville de Turquie, près de la frontière syrienne),
grâce à l’apparition de saint Georges.
• 1099, Jérusalem est prise grâce aux reliques de saint Georges et à son apparition (« un jeune homme d’une très grande
beauté »). Cet épisode de l’Historia Nicaena vel Antiochena a été repris par Jacques de Voragine, cf.infra.
• 1119-1120, à Jérusalem est fondé le premier ordre religieux-militaire médiéval, l’ordre du Temple. Ses premiers
membres sont les « pauvres compagnons de
Je n’ai pu vérifier cette date. Je profite de la présente note pour signaler que le lecteur ne trouvera ici qu’une partie des éléments que j’ai réunis pour les conférences présentées, mais aussi pour la thèse de
doctorat que je rédige sous la direction du professeur Lambros Couloubaritsis de l’Université Libre de Bruxelles. Je suis donc demandeur de toute information complémentaire à propos de saint Georges cf. le
site www. millerrichard.be
90
73
combat du Christ et du Temple de Salomon » (pauperes commilitones Christi Templique Salominici). Ils s’engagent à
défendre les pélerins sur les routes qui conduisent à Jérusalem. L’Eglise romaine reconnaît l’Ordre lors du concile de
Troyes en 1129. Saint Georges est leur saint Patron et leur donne son insigne : une croix grecque (simple ou pattée) rouge
sur un fond blanc.
• Les Croisades jouent un rôle considérable dans l’influence que saint Georges va acquérir en Europe occidentale,
principalement dans les villes portuaires d’Italie comme Gènes et Venise par où transitent les Croisés.
• 1177 lors de la bataille de Montgisard contre Saladin, le saint aurait aidé cinq cent chevaliers à vaincre soixante mille
Sarrazins.
• 1191, Richard Coeur de Lion, s’est arrêté à Lydda et décide que saint Georges sera désormais le saint Patron de
l’Angleterre.
• 1222, le concile d’Oxford confirme que le 23 avril, jour de la Saint-Georges est proclamé fête d‘obligation.
• Entre 1225 et 1230, Jean de Mailly rédige un Abrégé des actes et miracles des saints dans lequel n’est évoqué que l’épisode du
martyre et pas celui du combat contre le dragon.
• Vers 1245, Barthélémy de Trente achève le Livre d’épilogues sur les actes des saints qui lui, ajoute au martyre une brève
évocation du combat contre le dragon.
• En 1265, Jacques de Voragine publie la première version de La Légende dorée véritable monument de la culture
médiévale. Dans celle-ci, il évoque lui aussi, probablement à la suite de Barthélémy de Trente, le combat contre le dragon.
Mais c’est surtout dans la deuxième version, rédigée durant les années 1270, que Jacques de Voragine va
considérablement développer la partie consacrée à saint Georges, notamment ce qui concerne le combat.
• Vers 1325, en l’église Saint-Marc à Venise, reliquaire contenant le bras de saint Georges.
• 1348, le roi d’Angleterre Edouard III, ramassant la jarretière bleue de la jambe gauche de la comtesse de Salisbury, crée
l’Ordre de la Jarretière placé sous le Patronage de saint Georges. La même année la peste sévit sur l’Europe.
• 1349, première Procession de sainte Waudru, en la Ville de Mons.
74 Repères
chronologiques
• 1350, le Decameron, de Boccace.
• 1352, les « compagnons » de saint Georges sont attestés à Mons.
• 1380, la confrérie de « Dieu et Monseigneur saint Georges » est attestée à Mons.
• 1407, la Ville de Gênes crée la Banque Saint-Georges qui va l’amener à diriger l’Europe.
• 1441, le jeu entre saint Georges et le dragon est attesté à Mons pour la première fois.
• 1462, la tête du Saint passant devant le roi Pedro IV d’Aragon va seule se fixer dans l’église San Giorgio Maggiore.
• 1650, le Cardinal Laurent Ginetto octroie à la Ville de Mons des reliques présumées de saint Georges, en provenance
des catacombes de Priscille. Celles-ci sont conservées (et dorénavant exposées grâce aux Acteurs du Combat) dans l’église
Elisabeth.
• 1861, Émile Verhaeren publie dans Les Apparus dans mes chemins, le poème Saint Georges, qu’il présente comme un
tournant en son art.
• 1888, Émile Amélineau dans Contes et romans de l’Egypte ancienne publie la traduction de plusieurs récits coptes articulés
autour de saint Georges et de son mégalomartyre.
• 1966, Jean-Paul Sartre publie Saint Georges et le dragon, extrait de son ouvrage, demeuré inachevé, consacré au Tintoret.
• 1994, Saint Georges et le dragon Versions d’une légende, par Georges Didi-Huberman.
• 2001, Yvette Guilcher publie deux versions médiévales de la vie de saint Georges.
• 2005, le combat opposant saint Georges au dragon représenté chaque année à Mons dans le cadre de la Ducasse rituelle
du Doudou, est inscrit par l’Unesco au Patrimoine oral et immatériel de l’humanité.
Table des matières
EN GUISE D’INTRODUCTION.........................................................................................................7
I. Nature du mythico-fabuleux ............................................................13
II. Une logique de paradoxes ..............................................................33
III. Arts plastiques et représentation religieuse ..................................39
IV. Sartre, le Tintoret et saint Georges ................................................53
CONCLUSION : du
Décaméron à la Procession .......................................................67
REPÈRES CHRONOLOGIQUES .................................................................................................... 71