manta, lost in burqa, masculines: mues

Transcription

manta, lost in burqa, masculines: mues
MANTA, LOST IN BURQA, MASCULINES: MUES Manta (2009), Lost in burqa (2011), Masculines (2013) : ces trois créations des
chorégraphes Héla Fattoumi et Éric Lamoureux dessinent une ligne de fuite tendue vers
l’horizon de nos représentations par laquelle le corps redevient le lieu d’un questionnement
politique. Du solo d’Héla Fattoumi revêtue d’un niqab blanc (Manta) à Masculines, pièce
chorégraphique pour sept interprètes féminines, en passant par Lost in burqa, plus proche de
la performance, c’est bien de la même chose dont il est question : quelles images de la femme
dominent dans la société contemporaine ? Que révèlent-elles de son inscription dans l’espace
social ? Et comment déconstruire ces représentations par les moyens de l’art afin d’ouvrir un
nouvel « espace d’images » pour la pensée ? Bien sûr, à ces questions, les deux chorégraphes
du CCN de Caen ne prétendent pas apporter des réponses définitives ; leur démarche de
création se nourrit avant tout de leur expérience et de leurs inquiétudes personnelles. À cet
égard, il n’est pas inutile de rappeler la double culture française et tunisienne d’Héla Fattoumi
qui l’amène à interroger en même temps que les représentations du masculin et du féminin,
celles que la femme arabe, la femme voilée, l’Orientale, a pu nourrir dans l’imaginaire
occidental. Aussi ces trois créations se situent-elles de manière évidente à l’intersection de
différentes questions sociétales et politiques plus que jamais d’actualité : la place et l’image
des femmes, bien sûr, mais aussi celles de la minorité arabe dans la société occidentale et, de
façon plus générale, l’image fantasmatique que l’Occident nourrit de l’Orient1.
Soucieux d’échapper au piège des oppositions dualistes, Eric Lamoureux et Héla
Fattoumi déploient dans Manta, Lost in burqa et Masculines une esthétique de la Mue,
métaphore d’une possible émancipation de toute identité assignée. Selon les modalités d’une
dramaturgie clairement dessinée, les trois créations chorégraphiques évoquent donc, chacune
à leur manière, la reconquête de l’espace, du regard, du mouvement par un ou plusieurs sujets
donnés pour féminins, quand bien même des hommes, dans Lost in burqa, se dissimuleraient
sous le voile. Dans Manta et Lost in burqa, la trajectoire émancipatrice des interprètes passe
1
Voir à ce sujet L’Orientalisme, ouvrage d’Edward W. Said (1978) auquel se réfèrent Éric Lamoureux et Héla
Fattoumi à propos de leurs dernières créations.
par l’expérimentation physique du niqab ou de la burqa, dispositifs visibles d’invisibilité,
prisons de tissu dont ne s’échappent d’abord que les mains ou les yeux, puis le corps tout
entier… Corps glorieux dilaté dans l’espace d’Héla Fattoumi entièrement livrée à une danse
de reconquête à la fin de Manta… Corps échappés, à jamais mystérieux, des huit interprètes
de Lost in burqa, qui finissent par abandonner dans le noir leur voile-membrane comme des
papillons leur chrysalide… Corps en mue et finalement accomplis. Si dans ces deux créations,
il s’agit pour les interprètes de se libérer d’un vêtement symbolisant à lui seul un « ordre
physique et social entièrement organisé selon le principe de division androcentrique2 », dans
Masculines, l’enjeu n’est pas, malgré les apparences, fondamentalement différent. Là, les
interprètes se débarrassent des oripeaux encombrants d’une féminité normative, stéréotypée,
et, pourrait-on dire, fictive. Une mue qui passe par la mise à nu de corps de femmes rendus à
la verticalité et à leur absolue singularité. Véritable résurrection.
En l’absence de texte3, l’expressivité métamorphique de la corporéité dansante
constitue dans les trois créations le vecteur privilégié du sens et de l’émotion. A partir des
potentialités du corps medium, Eric Lamoureux et Héla Fattoumi élaborent une poétique de
l’altérité qui tire des lignes de fuite imaginaires vers des formes de corporéité inattendues et
sème le trouble dans nos représentations. D’abord, les trois spectacles mettent en scène le
corps féminin dans sa surdétermination au sein de l’espace social où les femmes sont trop
souvent réduites à leur identité sexuelle. Corps sans visage, sans bouche, sans voix des
interprètes de Lost in burqa, marqués comme au fer rouge du sceau ostentatoire de leur sexe
par le port de la burqa qui, en le dissimulant, le désigne, voire le dénonce. Corps souffrant de
Manta, entre tragique et grotesque, tantôt réduit, écrasé, humilié au point que la figure
féminine finit par ressembler à un étrange batracien, tantôt écartelé, irradié, agité de
tremblements compulsifs dans une interminable agonie. Ne nous y trompons pas : les corps
exhibés et alanguis des Odalisques de Masculines ou ceux des poupées sexuelles à la
gestualité mécanique et obscène de ce même spectacle procèdent de la même intention. Dans
Manta, Lost in burqa comme dans Masculines, il s’agit de mettre en lumière l’aliénation du
corps féminin à une économie du désir masculine, hier comme aujourd’hui, ici comme
ailleurs, n’en déplaise au spectateur ou à la spectatrice convaincus des vertus émancipatrices
de la modernité et/ou de la culture occidentale.
2
Pierre Bourdieu, La Domination masculine, collection « Points Essais », éditions du Seuil, 1998, p. 41.
Exception faite de Manta où Héla Fattoumi prend la parole pour interpréter à la fin de son solo la célèbre
chanson de James Brown et Betty Jean Newsome « It’s a Man’s world » en égrainant les noms de femmes ayant
marqué le cours de l’histoire.
3
Pour dénoncer cette aliénation et tenter de déconstruire les représentations par
lesquelles elle s’impose à nous, les chorégraphes puisent dans l’imaginaire du corps des
formes de corporéité tendant à l’indétermination ou à l’inassignable : déterritorialisation du
masculin vers le féminin, de l’humain vers l’animal, le végétal ou le minéral, du mort vers le
vivant, du familier vers l’étrange… et vice versa. Cette démarche poétique et politique où
pointent souvent l’humour et l’ironie fait surgir de nouvelles images qui se superposent ou se
substituent aux clichés les plus éculés. Image étrange que celle des huit figures hiératiques
entièrement voilées de Lost in burqa défilant comme des mannequins sur un podium… Image
troublante que celle des huit interprètes de Masculines se livrant sur une pulsation sourde à
une danse pyrrhique qui n’est pas sans rappeler le haka rendu célèbre par les All Blacks. Par
ailleurs, parce que l’art chorégraphique se nourrit d’une intention politique, les trois créations
ne sont pas dépourvues d’une certaine théâtralité qui vient renforcer le pouvoir expressif de la
corporéité dansante : pas de décors, mais des costumes, des musiques ou des situations à
caractère fortement référentiels, une gestualité mimétique qui joue sur le décalage parodique
ou le grotesque. Autant de manières de convoquer la réalité sur le plateau, avec son cortège
de mirages, de fantasmes et d’obscénités.
De la sorte, Manta, Lost in burqa et Masculines ambitionnent de mettre en crise notre
regard de spectateur : entre « effet-reconnaissance » et défamiliarisation, elles retournent
notre regard, ébranlent nos certitudes, interrogent nos représentations communes pour le
meilleur et pour le pire. Flirtant avec une esthétique queer qui politise la scène
chorégraphique, ces trois créations opposent à la fiction essentialiste d’une identité féminine
anhistorique d’autres fictions comme autant de contre-modèles qui transgressent avec
allégresse les normes de sexe et de genre et ouvrent sur une identité ambiguë, instable,
réticulaire. Une identité toujours en devenir.
Anne Pellus,
Doctorante en Arts du Spectacle et chargée de cours à l’Université de Toulouse II Le Mirail