Le verger d`amour

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Le verger d`amour
Le verger d’amour
Groupement de textes
Texte 1 : Tristan et Iseult
Certains nobles de l’entourage du roi Marc, jaloux du statut que Tristan tient à la cour,
dénoncent la liaison amoureuse qui unit Tristan et Iseut. Après plusieurs tentatives
infructueuses, ils décident d’attirer le roi Marc sur le lieu du rendez-vous, le verger du
château de Tintagel.
Rendez-vous à la fontaine du verger
Audret et les barons félons voyaient bien qu’Iseut avait retrouvé sa joie et ils
devinaient sans peine qu’elle avait trouvé le moyen de revoir Tristan. Mais c’est en vain qu’ils
épiaient les allées et venues de la reine pour découvrir son secret : Brangien faisait si bonne
garde qu’ils se fatiguaient en pure perte. Le duc Audret proposa à ses complices d’employer
une autre tactique.
« Vous connaissez, seigneurs, suggéra-t-il, Frocin, le nain bossu : il sait l’art de la magie, il lit
l’avenir dans les sept planètes et le cours des étoiles. Lui qui sait découvrir les choses les plus
secrètes pourra sans doute nous révéler les ruses d’Iseut la blonde. »
Le nabot, qui était méchant et jalousait le bonheur des amants, ne se fit pas prier. Et
considérant le cours d’Orion et de Lucifer, il connut le lieu et l’heure des rendez-vous
nocturnes de Tristan et de son amie à la fontaine du verger. Le duc Audret mena le nain
devant Marc et lui ménagea une entrevue avec le roi :
« Sire, dit le sorcier, faites savoir que vous partirez dès ce soir dans la forêt pour y chasser
durant sept jours. Avant l’heure de minuit, vous reviendrez brusquement à Tintagel et je vous
conduirai dans le verger en tel lieu d’où vous pourrez voir le rendez-vous de Tristan et de la
reine et entendre les paroles qu’ils se diront. Je veux être pendu si vous êtes déçu dans votre
attente ! »
Le nain avait dit vrai : le roi n’attendit guère. Du haut d’un arbre, Marc vit Tristan
franchir la palissade et sauter dans le verger : il vint droit à la fontaine et y jeta des copeaux,
gravés de lettres, qui ne tardèrent pas à courir, légers, dans le canal à travers le jardin et vers
la chambre des femmes. Mais Tristan, en se penchant sur le bassin de marbre pour en jeter
d’autres, vit soudain, à la clarté de la lune, le visage de son oncle qui se reflétait, encadré par
le feuillage, dans le miroir d’eau tranquille. En y regardant de plus près, il distingua aussi,
parmi les branches, l’arc, déjà garni d’une flèche, que le roi tenait dans sa main. Ah ! s’il avait
pu arrêter les copeaux dans leur fuite ! Mais non ! Dans la chambre des femmes, Iseut épie
leur venue et va bientôt les voir glisser au fil de l’eau. Voilà qu’elle franchit la porte de sa
chambre et vient dans le verger, agile et cependant prudente, observant de côté et d’autre pour
voir si elle n’était pas épiée.
Or, Tristan, ce soir-là, ne vient pas à sa rencontre comme les autres nuits. Il ne la
regarde même pas. Mais il reste immobile, les yeux tournés vers l’eau du bassin, comme pour
lui faire comprendre qu’il y a là quelque chose d’insolite. Cette attitude étrange ne laisse pas
de surprendre Iseut. Elle tourne elle aussi ses regards vers la surface de l’eau et n’a pas de
peine à y découvrir à son tour le reflet du visage inquiet et tourmenté de son époux. Elle
s’avise alors d’une ruse bien féminine, car elle se garde de lever les yeux vers les branches de
l’arbre et, afin de tirer Tristan d’embarras, s’arrange pour parler le première […].
Ed. et trad., R. Louis, d’après les textes
des XIIe et XIIIe siècles, Paris, 1972.
Texte 2 : Chrétien de Troyes, Erec et Enide (vers 5689-5714).
Dans la dernière partie du roman, au terme de sa quête, Erec tente la terrible aventure dont
nul n’est jamais revenu. Il doit vaincre le géant Mabonagrain pour lui permettre de sortir de
ce verger d’amour où il est prisonnier.
Autour du verger il n’y avait ni mur ni haie, mais seulement de l’air. Par un effet
magique l’air sur chaque côté assurait la clôture du jardin, si étroitement qu’il était impossible
d’y pénétrer, à moins de voler par-dessus, exactement comme s’il avait été entouré d’une
barrière de fer. Eté comme hiver, on y trouvait des fleurs et des fruits à maturité. Ces fruits
étaient ensorcelés : on pouvait les manger dans le verger mais il était impossible de les
emporter à l’extérieur. Celui qui aurait voulu en emporter un n’aurait jamais pu trouver la
porte et ne serait jamais sorti du verger avant de l’avoir remis en place. De tous les oiseaux
qui peuplent le ciel et qui font le plaisir de l’homme en chantant pour le distraire et le réjouir,
il n’en est pas un que l’on ne puisse y entendre, et même plusieurs de chaques espèce. Il n’est
pas sur toute l’étendue de la terre d’épice ou de racine douées de vertus médicinales qui n’y
soient cultivée, et en abondance.
C’est là que par une entrée fort étroite pénétra la foule des gens avec le roi Evrain et
tous les autres. Erec chevauchait dans le verger, la lance en arrêt, tout en goûtant le chant des
oiseaux qui s’y faisaient entendre. Ils étaient pour lui le symbole de sa Joie, la chose qu’il
désirait le plus. […]
Erec suivit alors un sentier, seul, sans aucun compagnon, et finit par trouver un lit
d’argent recouvert d’un drap brodé d’or, à l’ombre d’un sycomore ; sur le lit il vit une jeune
fille, à la taille bien prise, au visage fin, d’une beauté de rêve.
Traduction d’après l’édition de M. Rousse,
GF, vers 5739-5773 ; 5878-5885..
Texte 3 : Boccace, Décaméron (entre 1348 et 1352), troisième journée.
Après le déjeuner, les dames, suivies des messieurs, entrèrent dans une espèce de parc
muré de tous côtés, où l’art et la nature semblaient avoir travaillé ensemble pour en faire le
lieu du monde le plus charmant. Ils furent tous émerveillés de sa beauté ; ce qui les porta à en
parcourir et examiner les diverses parties. Ici c’étaient des treilles chargées d’une quantité
prodigieuse de raisons en fleur ; là, les espaliers rangés artistement, où pendaient des fruits de
toutes les espèces ; plus loin, un parterre bien dessiné, planté de rosiers blancs et rouges, de
myrtes et de lauriers ; partout des allées d’arbres touffus, dont les cimes formaient le berceau.
Les fleurs, les plantes odoriférantes y étaient en si grand nombre et flattaient tellement
l’odorat et la vue, qu’on se croyait au milieu de tous les parfums d’Arabie. Il n’y avait presque
pas d’endroit où l’on ne pût respirer le frais à toute heure du jour, tant on y avait ménagé les
ombrages. On rencontrait à certaine distance des cabinets de myrte et de jasmin, que
l’épaisseur des feuillages rendaient impénétrables au soleil. C’était partout une ombre
charmante, une odeur délicieuse, un spectacle ravissant. En un mot, il n’y a point de fruit, de
fleur, de plante, d’arbrisseau rare que notre sol puisse produire, qui ne contribuât à l’ornement
de ce lieu enchanteur.
L’endroit le plus agréable de ce parc était un grand tapis de verdure émaillé de mille
sortes de fleurs, ombragé d’orangers et de cédrats, dont les uns encore en fleurs et les autres
chargés de fruits déjà mûrs, répandaient dans les environs les plus doux des parfums. Au
milieu de cette espèce de prairie, on voyait une fontaine de beau marbre blanc, décorée de
figures et de bas-reliefs d’un travail merveilleux. De la bouche d’une des principales figures
sortait une eau abondante, qui, avant de se jeter dans un grand bassin, formait des nappes,
dont les chutes faisait un bruit flatteur. Quand le bassin était rempli, l’eau surabondante
s’écoulait par des canaux cachés, pour aller porter la fraîcheur et récréer la vue dans d’autres
endroits du parc.
La situation de ce beau verger, son ordonnance, la multiplicité des eaux, des fruits, des
fleurs, la beauté des arbres, la distribution des allés, la variété des ornements, causèrent un si
grand plaisir aux dames et aux messieurs, qu’on s’accorda pour dire que, s’il y avait un
paradis sur la terre, il serait difficile de lui donner une forme plus agréable que celle de ce
parc, et presque impossible d’y ajouter de nouvelles beautés.