LETTRE À UNE AMIE HÉTÉRO
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LETTRE À UNE AMIE HÉTÉRO
LETTRE À UNE AMIE HÉTÉRO Paula Dumont LETTRE À UNE AMIE HÉTÉRO Propos sur l’homophobie ordinaire © L’Harmattan, 2011 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-54349-2 EAN : 9782296543492 Chère amie, Je te remercie de prêter une oreille attentive à mes réflexions. Certes tu penses que tu m’acceptes telle que je suis, avec ma différence. Mais il faut aujourd’hui que j’éclaire ta lanterne car tu crois tout savoir sur l’homosexualité alors que tu ne sais pas grand-chose. Et il y a pire que de ne rien savoir, c’est de croire que l’on sait alors que l’on ne sait rien. Ne t’excuse pas, la plupart des hétéros, femmes et hommes réunis, sont dans ton cas, et je pense faire œuvre utile en rédigeant cette lettre à ton intention. Comme je vais te parler avant tout d’homophobie et de lesbophobie, c’est-à-dire du rejet que mes semblables subissent quotidiennement, je mentionnerai aussi bien celle qui vise les homosexuels masculins, que j’appellerai les gays pour faire court, que celle qui vise les femmes homosexuelles que j’appellerai les lesbiennes pour la même raison. Ce qui ne m’empêchera pas de traiter des spécificités de ces deux catégories quand l’occasion s’en présentera. Cette lettre veut être le témoignage d’une lesbienne qui a survécu comme elle a pu dans un monde hostile aux gens comme elle. Après avoir passé mon enfance et ma jeunesse dans une bourgade de cinq mille habitants, j’ai fait mes études à la faculté des Lettres de Lyon de 1964 à 1969. Or pendant toutes ces années, et dans ces lieux variés, je n’ai distingué autour de moi aucune homosexuelle. Toutes celles que j’ai rencontrées se cachaient, donc elles étaient totalement invisibles et cet état de fait se perpétue. En effet, je vis à Montpellier depuis l’âge de trente-huit ans, mais la deuxième ville gay de France sourit peu aux femmes qui aiment les femmes. Car si 5 l’on compte de nombreux établissements spécifiquement gays dans cette ville, on n’y trouve, à ma connaissance, qu’un seul bar lesbien en tout et pour tout. Je ne vais donc ni avouer, ni afficher, ni proclamer, mais dire très simplement ce que je sais et que beaucoup ignorent. Je ne suis ni honteuse ni fière d’être ce que je suis puisque je n’ai rien choisi dans ce domaine. Je suis ainsi, c’est comme ça. Il y a eu jadis des lesbiennes et des gays dans toutes les civilisations, il y en a actuellement dans tous les pays, dans tous les corps de métier et tout porte à croire que ce n’est pas une espèce en voie de disparition. Je ne plaide pas, j’informe, et comme je connais cette réalité de l’intérieur, je m’exprime à la première personne du singulier, en faisant référence à ma propre expérience, à celle de mes proches et à mes nombreuses lectures. Les ouvrages dont je suis l’auteure ne sont pas euphoriques, mais pas pessimistes non plus. Je ne les écris pas pour faire rêver. Ils disent ce qui est, et ce qui pourrait être si l’on nous regardait comme des citoyennes et des citoyens à part entière et non comme des parias. Comme le colibri de la fable amérindienne qui allait chercher quelques gouttes d’eau dans son bec pour les jeter sur un immense incendie, alors que les autres animaux terrifiés assistaient impuissants au désastre, je fais ma part. A d’autres plus doués, plus savants, plus performants, de prendre le relais. 6 ITINÉRAIRE DES LESBIENNES ET DES GAYS Tu as déclaré hier que la condition des homos, comme celle des hétéros, devait comporter des avantages et des inconvénients. C’est bien féminin, ce besoin de faire la part des choses, de rechercher l’équilibre au lieu de foncer pour venir à bout des inégalités qui subsistent entre les différentes catégories de la population. Mais plutôt que de chinoiser sur ton éducation et sur ton caractère, je vais t’expliquer pourquoi et comment les homosexuels des deux sexes restent des parias ou tout au moins des citoyens de seconde zone dans le monde d’aujourd’hui. Famille Je vais prendre par la main un petit gay et une petite lesbienne pour te faire cheminer avec eux dans ce que tu crois être un parterre de roses. On sait aujourd’hui que 80% d’entre eux se sentent différents des autres, en moyenne, vers huit à neuf ans1. Toujours en moyenne, ils ressentent les premiers attraits sexuels pour une personne de leur sexe à onze ans, les premiers fantasmes érotiques à quatorze ans et le premier orgasme consenti à dix-sept ans. Ils admettent enfin qu’ils sont homosexuels à vingt ans. Or, ce parcours n’a pu se faire que dans la douleur, une douleur faite de déni, de silence, de honte et de dissimulation. Comparons cet itinéraire avec celui des hétérosexuels. S’il s’agit d’un garçon, ses parents vont, sans aucune arrièrepensée, se réjouir de le voir s’intéresser aux filles : pour eux c’est la preuve qu’il est en bonne santé et qu’il pourra leur 7 donner des petits-enfants dans un avenir proche ou lointain. Pour la fille, c’est la même réaction avec un bémol : sa mère va s’inquiéter au sujet d’une éventuelle grossesse prématurée, l’emmener chez le gynécologue et la pourvoir en contraceptifs. Dans les deux cas, les parents se feront également du souci au sujet du sida : plus question de coucher à tort et à travers sans préservatif, comme les jeunes gens de la génération du baby boom dans les années 70. S’ils ont pour deux sous de jugeotte, ils vont parler sérieusement à leur enfant des risques qu’il court et des précautions qu’il doit prendre. Bref, à travers le premier amour de leur fils et de leur fille, ils vont revivre leur propre adolescence, reconnaître, dans leurs enfants, leurs premiers émois, leur premier baiser et leur premier rapport sexuel. Je me souviens de ton sourire radieux quand tu m’as confié à mi-voix, au sujet de ton fils aîné qui venait d’avoir seize ans : “Je crois que Mathieu est amoureux !” En effet, Mathieu était constamment pendu à son téléphone portable, il devenait coquet et soucieux non seulement de ses vêtements, mais encore de ses sous-vêtements, indices qui, en te rappelant des souvenirs, t’avaient mis la puce à l’oreille et, avoue-le, rassurée sur sa virilité, donc sur sa normalité. Pendant ce temps-là, le petit gay et la petite lesbienne vivent leurs attirances dans l’inquiétude, voire l’angoisse, et la solitude. La famille, c’est pourtant de l’avis général le havre de paix, le lieu de réconfort où l’on vient chercher compréhension et chaleur humaine. Pour tout le monde, oui, sauf pour les homosexuels. Je me souviens d’un film autobiographique de Michel Drach, intitulé Les Violons du bal, qui racontait l’histoire d’une famille juive pendant l’Occupation. Le petit garçon, personnage principal du film, revenait de l’école où il s’était fait traiter, d’une manière insultante, de Juif par ses camarades dans la cour de récréation. Aussitôt sa mère, incarnée par Marie-José Nat, le prenait dans ses bras et le couvrait de baisers en lui disant : “Nous sommes tous juifs, mon chéri. Je suis juive, ta grand-mère est juive et tu es mon petit juif chéri”. Or l’homophobie, c’est pire que le racisme parce que le Juif et l’Arabe trouvent amour et réconfort dans leur famille, parmi leurs semblables, alors que l’homosexuel est, d’abord et avant tout “l’autre”, il est différent jusque dans sa 8 famille. J’attends avec impatience de lire le roman ou de voir le film où un jeune gay ou une jeune lesbienne sera accueilli par sa mère avec des baisers quand il ou elle sort du placard, et par des propos tels que : “tu es mon petit pédé chéri” ou “tu es ma petite goudou adorée”. J’ajoute que la plupart des parents homosexuels sont soulagés quand ils apprennent que leur gosse n’est pas comme eux ! Homophobie intériorisée ? Oui certainement, mais aussi soulagement de parents heureux que leur enfant ne vive pas le calvaire qu’ils ont eux-mêmes connu pendant leurs dures années d’apprentissage, au cours de leur jeunesse. La plupart des jeunes gays et des jeunes lesbiennes cachent leur homosexualité à leurs parents pour ne pas les décevoir dans leurs attentes. C’est assez dire dans quelle solitude vivent ces jeunes au sein d’une famille homophobe. L’enfant, quand il se décide à faire son coming out, c’est-àdire à affirmer qu’il est homosexuel, est persuadé qu’il ne sera pas accueilli avec des brassées de roses et hélas, il a raison. En effet, les parents, en grande majorité, subissent un véritable choc quand ils découvrent l’homosexualité de leur enfant car rien ne les a préparés à une telle éventualité. Les deux tiers d’entre eux ont une réaction négative, la moitié se sent coupable2 et pense avoir raté quelque chose dans l’éducation de son petit et près d’un quart le rejette brutalement3 quand il le sait coupable du crime d’homosexualité. Le plus souvent, l’enfant commence par aborder le sujet avec sa mère en espérant qu’elle se montrera compréhensive. C’est alors que cette dernière, qui a lu dans la presse féminine que les premières années de la vie sont primordiales pour le développement des enfants, se reproche d’avoir mal élevé le sien. Puisque virilement, le père lui a laissé 99% du boulot, c’est forcément sur elle que la faute retombe car chacun sait que tout ce qui branquignole ici bas est la faute des mères, donc des femmes. Mais si la mère, après un moment de désarroi plus ou moins long, finit par accepter tel qu’il est son enfant, il est beaucoup plus difficile, voire quelquefois impossible, d’en parler au père, prisonnier de sa conception de la virilité, surtout quand c’est son fils qui est homosexuel. Pour bien des pères, 9 un gay n’est pas vraiment un homme, il est forcément inférieur à un hétérosexuel comme lui puisqu’il accepte de servir d’objet sexuel à un autre homme. Ce qui nous en dit long sur l’hétérosexualité considérée comme le fin du fin en matière de mœurs. En effet, l’acte sexuel est affaire de domination sur un être inférieur. Eh oui, pas la peine de te voiler la face, le jour où il y aura égalité réelle entre les deux sexes, non seulement dans la législation, mais encore dans le cerveau de nos contemporains, il n’y aura plus de rejet de l’amour entre hommes. L’homophobie est affaire de machos persuadés de leur supériorité absolue sur les femmes et affirmant cette supériorité en niquant des gonzesses. Et parmi ces machos, on ne trouve pas seulement de grossiers analphabètes, ainsi qu’on voudrait nous le faire croire, puisque Jean-Paul Sartre déclarait à Simone de Beauvoir en 1974 que ce qu’il recherchait dans ses rapports avec ses maîtresses, ce n’était pas la sensualité, ni même la satisfaction sexuelle, mais le sentiment de pouvoir et de domination qu’il retirait de ces rapports4. Comme quoi ce philosophe, qui voulait se placer du côté des opprimés et des damnés de la terre, n’avait pas compris l’essentiel des rapports de domination qui, tous sans exception, reproduisent la domination fondamentale de l’homme sur la femme. D’ailleurs, il suffit de réfléchir au sens figuré du verbe “baiser” : baiser, c’est prendre par traîtrise, voler, bref dominer. Quant à se faire baiser, c’est se faire posséder, se faire avoir, être couillonné. La plupart des injures sont à connotation sexuelle et concernent la répartition des rôles au moment du coït. Laissons de côté les machos et revenons aux parents affligés et stupéfaits par la découverte de l’homosexualité de leur enfant. Devant un tel rejet, de nombreux jeunes refoulent leurs attirances et se forcent à avoir des rapports hétérosexuels : 50% des jeunes gays et 80% des jeunes lesbiennes ont eu au moins une expérience hétérosexuelle dans leur jeunesse5 ce qui, tu en conviendras, n’est jamais le cas des hétérosexuels qui ne se sentent pas obligés de coucher avec une personne de leur propre sexe pour vérifier s’ils ne seraient pas, par hasard, homosexuels. Un jour ou l’autre, toutes ces jeunes lesbiennes et tous ces jeunes gays tombent 10 amoureux d’une personne de leur sexe, mais comme ils craignent les réactions de leurs parents s’ils sont découverts, ils vivent un véritable enfer. Au cours de ma longue existence, j’ai reçu les confidences de nombreux jeunes gens et de beaucoup de jeunes femmes. Tous ceux qui sont sortis du placard m’ont déclaré qu’ils ont parlé à leur famille non seulement lorsqu’ils ont été certains de leurs attirances, mais encore quand ils ont eu une liaison stable avec une personne de leur sexe. Ce qui nous amène à plusieurs années après les premiers émois et les premières interrogations forcément douloureuses dans un monde qui rejette les homosexuels. Tu veux des exemples ? Je peux te citer le cas de Valérie, qui a aujourd’hui vingt-six ans. Elle a eu conscience de son orientation vers l’âge de douze ans, elle a lutté désespérément contre elle-même, seule et en silence, pendant plusieurs années, en pensant que ce n’était qu’une étape à franchir et que plus tard, elle serait comme tout le monde, elle a essayé sans succès de se normaliser en ébauchant une liaison avec un garçon et elle a fini par s’accepter quand elle a rencontré la fille avec qui elle vit actuellement. Ce n’est donc que le jour où elle a emménagé avec sa compagne qu’elle est allée se confier à sa mère. Elle avait vingt-deux ans, et fort heureusement, un travail qui lui procurait l’indépendance nécessaire à cette vie en commun. Pendant dix longues années, elle a vécu dans la solitude et les interrogations pendant que ton fils était l’objet de ta sollicitude émue et complice. C’est dire que les plus belles années de la vie de Valérie ont été gâchées par l’homophobie ambiante. Et tu as le toupet de venir me parler d’égalité et des avantages qu’il y aurait à être homosexuel ? Et encore cette fille, qui avait la chance de vivre dans une grande ville, a-t-elle fini par trouver un équilibre et par arriver à vivre ouvertement son homosexualité dans sa famille. Ce n’est donc pas le pire qui puisse arriver. J’ajoute que si Valérie a parlé à sa mère de son homosexualité, c’est qu’elle sentait qu’elle le pouvait sans se faire insulter ou chasser. Quand des enfants sont persuadés qu’ils seront rejetés par leur famille, la plupart du temps, ils s’en éloignent géographiquement pour pouvoir vivre ce qu’ils ont à vivre sans encourir la colère des 11 parents. C’est une des raisons pour laquelle les homos sont plus citadins que les hétéros : lorsqu’ils étouffent à cause de la proximité familiale, ils giclent à quelques centaines de kilomètres pour avoir la paix. Et comme on trouve plus facilement l’anonymat dans les grandes villes que dans les bleds perdus au fond de la cambrousse, ils vont vivre en ville. Ce n’est donc pas la ville, lieu de perdition, qui rend homosexuel, comme des esprits naïfs pourraient le croire, mais l’homophobie familiale qui incite les gays et les lesbiennes à s’exiler, pour vivre un peu moins mal leur homosexualité. Quant à ceux qui ne disent rien à leur entourage, mais dont la famille découvre un beau jour la différence, ils sont à plaindre. La découverte inopinée de l’homosexualité de l’enfant par ses parents est l’occasion de drames, pour ne pas écrire de tragédies, dont tu ferais bien de te souvenir avant de proclamer que les homosexuels sont heureux de l’être. Je pense à cette fille de dix-sept ans qui entretenait une relation épistolaire avec une de ses copines et dont la mère, après avoir surpris un message sans équivoque, a fait une tentative de suicide. Il a fallu trouver en catastrophe une famille pour accueillir la malheureuse petite lesbienne. Cet épisode s’est passé en 2008, et non il y a cent ans, j’oubliais de te le préciser. Je pense également à un garçon dont les parents ont découvert l’orientation quand il avait dix-sept ans. Ils n’ont pas pu accepter son homosexualité et comme ils n’ont pas vu plus loin que le bout de leur nez, ils ont mis leur fils à la porte ou plus exactement à la rue. A cet âge, le jeune homme a trouvé aussitôt une situation grassement rémunérée, la prostitution, et ce qui l’accompagne, à savoir la drogue. Il a fini par mourir d’overdose sur un trottoir de la deuxième ville gay de France, il y a quelques années. Et tant d’autres. Des filles et des garçons chassés de chez eux, des filles qu’on cherche à remettre dans le droit chemin par le chantage aux sentiments, la persuasion, la visite chez le psychologue ou le psychiatre dans l’espoir de les “guérir”, des filles et des garçons à qui on casse la gueule en les traitant de sale gouine ou de sale pédé. Si, si, ça existe toujours actuellement, et pas seulement dans les banlieues déshéritées et les bleds paumés, crois-en quelqu’une qui s’est 12 soigneusement documentée sur une question qui lui est chère. Je vais te prêter le dernier rapport que SOS Homophobie publie tous les ans6 et tu verras que je n’exagère pas, hélas... En réalité, beaucoup d’homosexuels sont sans famille. Ceux qui, n’ayant pas pu faire leur coming out, se sont contentés de s’éloigner, se bornent à donner à leur parentèle l’image qu’elle souhaite avoir quand ils reviennent dans leur famille pour la Toussaint et pour Noël. Ils sont officiellement célibataires et doivent répondre jusqu’à un âge avancé à la sempiternelle question : “Alors, tu n’as toujours pas trouvé à te marier ? Qu’est-ce que tu attends ?” Certains gays ont résolu le problème d’une façon inattendue : dans les départements de l’Est de la France qui sont toujours sous le régime du concordat, ils ont embrassé la carrière ecclésiastique. Ils ont ainsi fait d’une pierre deux coups puisqu’ils sont pourvus d’un métier assez bien rémunéré et qu’ils échappent au harcèlement des questions sur leur célibat. Sans doute ces curés-là ne militent-ils pas pour le mariage des prêtres ! Et puisque je t’entretiens des joies de la famille, je dois ajouter qu’il n’y a pas seulement le père et la mère, il y a aussi les frères, les sœurs et les enfants qui s’en mêlent. Les frères qui veulent casser la gueule à leur pédale de frère et remettre leur gouine de sœur dans le droit chemin en la brutalisant, les sœurs qui font un esclandre à l’enterrement de leur sœur parce que la compagne de cette dernière est venue aux obsèques de la femme qui partageait sa vie depuis des lustres et les enfants des lesbiennes à vocation tardive qui reprochent à leur mère d’avoir trouvé l’amour dans les bras d’une femme. Même quand on a affaire à des gens qu’on aurait cru plus évolués, on a souvent bien des surprises. Ainsi, après la publication de mon premier livre autobiographique Mauvais Genre, une amie m’a raconté que, quelques années plus tôt, elle était allée voir son frère qui était parti travailler comme ingénieur au Maroc. Arrivée là-bas, elle avait constaté qu’il vivait avec un homme. Complètement désorientée par cette découverte, elle s’était rendue dans un café où elle avait pleuré tout son saoul. Je lui ai suggéré de parler à son frère et de lui dire qu’elle l’aimait tel qu’il était, mais elle s’en sentait incapable et a préféré rester muette sur cette question. Pourtant je 13 n’avais jamais senti de mépris ni de malaise venant d’elle à moi. Mais il est beaucoup plus difficile d’accepter l’homosexualité d’un membre de sa famille que celle d’une copine qu’on voit seulement de temps en temps. Et non seulement les homosexuels restés dans le placard sont sans famille, mais ils doivent faire semblant de s’extasier sur la vie des neveux et nièces, des cousins et cousines ainsi que sur celle de leur progéniture, pendant qu’eux-mêmes planquent l’essentiel de leur existence pour avoir la paix et pour ne pas briser le cœur de leurs vieux parents et ne pas casser totalement des liens auxquels ils tiennent malgré tout, du fait qu’ils ne sont pas des monstres, tout comme les hétéros. Mais alors que ces derniers peuvent être entièrement euxmêmes quand ils vont voir leurs parents, les homos qui n’ont rien pu dire sont coupés en deux : un morceau avec leur famille et un morceau avec leurs amours, quand ils ont la chance d’avoir des amours. C’est ça l’égalité ? Enfin je vais te rapporter ce que m’a dit une goudou qui a actuellement trente-huit ans. Comme elle voulait vivre avec une autre femme, elle avait décidé de déclarer à tous les membres de sa famille qu’elle était lesbienne. Après s’être acquittée de cette tâche, consciente de la peine qu’elle faisait à ses proches, elle m’a confié : “C’est comme si j’étais allée leur annoncer que je souffrais d’une maladie grave”. Tu en connais beaucoup, des hétérosexuelles qui ont eu une impression identique quand elles ont annoncé à leurs parents qu’elles allaient se mettre en ménage avec un homme ? Allons, un peu de bon sens, il y a ceux qui sont acceptés sans justification parce qu’ils sont dans la norme, les nantis, les hétéros et il y a les autres, ceux qui sont des parias. “Fils sans mère” écrivait Proust, il y a près d’un siècle, dans Sodome et Gomorrhe. Il n’y a pas grand-chose de changé à ce sujet depuis ce temps-là. École Maintenant, chère amie hétéro, passons à l’institution suivante, celle d’où doit nous venir toute la lumière, toute la réflexion, la source de notre culture et de nos connaissances 14 quand la famille est défaillante, celle en qui nous mettons toute notre confiance pour nous faire progresser vers un avenir radieux, j’ai nommé l’école. J’ai la prétention de connaître le sujet sur le bout du doigt car, de cinq à vingt-trois ans, j’ai usé mes fonds de culotte sur les bancs de l’école primaire, du collège, du lycée et de la faculté. Et de vingt et un à soixante ans, j’ai passé le plus clair de mon temps à enseigner, en collège et en lycée pendant les premières années et ensuite, pendant trente-cinq ans, en Ecole Normale et à l’IUFM de Montpellier. D’ailleurs chaque fois que je vais à une conférence sur n’importe quel sujet, drogue, alcoolisme, prostitution, homophobie, il y a toujours quelqu’un pour proposer avec candeur qu’on sorte de l’impasse dans laquelle on s’est fourvoyé grâce à l’école. Luttons contre l’obésité, contre le racisme, contre l’antisémitisme, contre les morsures de chien, contre la prostitution, contre la drogue et contre l’homophobie grâce à l’école ! Devant un tel angélisme, je me sens obligée de sortir la grosse artillerie. Quand j’étais élève, puis étudiante, jamais un seul professeur n’a parlé d’homosexualité devant moi. Tu me réponds que ce sujet était tabou parce que tout cela se passait dans des temps très anciens. Je n’ai plus vingt ans, j’en conviens. Mais mes souvenirs d’enseignante étant nettement plus récents, je peux t’assurer que moi non plus, je n’ai jamais abordé cette question devant mes élèves. Et pour cause : j’étais professeur de français, donc mon boulot, c’était de traiter des méthodes de lecture, de l’apprentissage de la grammaire et de l’orthographe, et de l’enseignement de la poésie. Si bien que, quand un jeune faisait allusion devant moi aux rapports passionnels qu’ont entretenus Verlaine et Rimbaud, j’avais beau jeu de lui répondre que je m’intéressais à la poésie de ces auteurs et non à leurs amours et que, s’il suffisait d’être homosexuel pour être un génie, tout le monde le saurait. Ça faisait rire le groupe et on se remettait à faire... de la poésie ! Car c’était pour ça que j’étais payée et non pour autre chose. Tu me rétorques que j’ai manqué de courage et je te réponds que tu te trompes de mot, je n’ai pas manqué de courage, mais d’héroïsme. N’ayant aucune fortune personnelle, ce que je suis la première à regretter, j’avais besoin de 15 mon traitement pour vivre. Je me suis donc tue pendant les trente-huit années où j’ai enseigné et j’ai évité ainsi, soit d’être mise à la porte, soit d’être expédiée à l’autre bout de la France. Je suis lucide, ce qui me permet de te faire profiter aujourd’hui de cette lucidité et de ma vaste expérience. A l’école, ce qui relève de l’éducation sexuelle est traité par les professeurs de sciences. Et ce qui est traité, c’est la reproduction, la contraception et les risques de sida. C’est seulement depuis 2008 que l’homophobie est apparue dans les textes officiels dans le cadre de la lutte contre les discriminations. Or en 2008, je te rappelle que j’étais déjà une heureuse retraitée. Une de mes anciennes collègues, qui enseigne l’Histoire, m’a déclaré il y a peu de temps qu’elle n’hésitait pas à aborder ce sujet devant les professeurs stagiaires de l’IUFM. Je lui ai répondu qu’elle ne risquait rien puisqu’elle était mariée et mère de deux enfants. Hussein Bourgi, président du Collectif Contre l’Homophobie, qui était invité récemment par un principal de collège pour informer l’équipe des professeurs de son établissement, a été surpris de constater que, si la plupart des enseignants présents parlaient, questionnaient et se passionnaient pour le sujet, deux professeurs restaient silencieux dans leur coin en regardant leurs chaussures, deux hommes que ledit président connaissait bien pour les avoir souvent croisés dans le milieu gay, bref deux homosexuels. Les Juifs peuvent et doivent militer contre l’antisémitisme, les Arabes contre le racisme, mais les enseignants homosexuels la bouclent quand il s’agit d’homophobie parce qu’ils courent de trop gros risques s’ils sortent du placard dans leur école. Ne te scandalise pas, ne crie pas à la couardise, voire à la trahison, avant de m’avoir lue jusqu’au bout. Ces deux garçons étaient sans doute comme moi : n’ayant que leur traitement pour subsister jusqu’à la retraite, ils n’avaient pas envie de le perdre. Ils ne tenaient pas non plus à passer pour les gays de service, à essuyer les plaisanteries que certains machos et certaines garces n’auraient pas manqué de leur envoyer s’ils avaient été mis au courant de leurs mœurs. Le corps enseignant n’est ni meilleur ni pire que les autres corps de métier, je dirais qu’à vue de nez, d’après mon expérience, la 16 bonne moitié est assez tolérante avec l’homosexualité tant qu’elle ne touche pas l’un de ses proches. Quant à la petite moitié qui reste, elle a des lesbiennes et des gays une vision stéréotypée et caricaturale qui ne risque guère d’évoluer puisque, persuadée d’être suffisamment éclairée sur une question qui, croit-elle, ne la concerne pas, elle se garde bien de se documenter sur ce sujet. Et dans cette petite moitié, on trouvera les machos et les garces dont je te parlais quelques lignes plus haut, prêts à se défouler sur les gays et les goudous de service qui seraient assez inconscients pour évoquer leur vie privée devant eux. Réféchis trente secondes : pour la plupart des gens, un gay, c’est un pédé, terme injurieux que je m’efforce de proscrire de mon vocabulaire. Certes les gens instruits savent que pédé est l’abréviation de pédéraste et que la pédérastie, largement et honorablement pratiquée dans la Grèce antique, était l’amour d’un aîné pour un jeune homme. Mais comme la plupart de nos compatriotes ignorent tout de ces mœurs antiques, ils rapprochent abusivement pédé de pédophile, du fait de la ressemblance des deux termes, ce qui entraîne une confusion désastreuse dans les mentalités. Le Vatican, qui n’a pourtant pas l’excuse de l’ignorance, se complaît d’ailleurs toujours dans cette confusion7. Le sort des lesbiennes n’est pas plus enviable. Si tu tapes le mot lesbienne sur ton ordinateur, tu trouves aussitôt une écrasante majorité de liens avec des sites pornographiques. Pour la plupart des gens, une lesbienne, c’est une femme perverse, une détraquée qui déteste les hommes et qui n’hésitera pas à pervertir la jeunesse qu’on lui a confiée. Le seul autre cas où j’ai trouvé le mot lesbienne mis sous les yeux du grand public, ou tout au moins du public cultivé, c’est dans Le Grand Robert, dictionnaire de langue française haut de gamme en onze volumes, qui fait autorité en matière de langue. Or, à l’article pédophile, l’exemple qui est donné est : “lesbienne pédophile” ce qui, statistiquement, me semble rarissime. Soit dit en passant, cette accusation nous rapproche singulièrement des gays, que les lesbiennes radicales voudraient nous voir ignorer ! Gays et goudous se retrouvent une fois de plus classés dans le tiroir des individus infréquentables 17 et la plupart des gens refuseront de confier leurs chères têtes blondes, si pures et si naïves, à une ou un professeur homosexuel. Voilà pourquoi les gays et les lesbiennes cachent leur homosexualité quand ils sont enseignants. C’est ce que j’ai fait tout au long de ma carrière et, aujourd’hui encore, je reste persuadée que j’ai agi avec sagesse. Les professeurs qui inspirent confiance aux parents d’élèves sont des femmes et des hommes mariés et pourvus d’enfants. Un éducateur dit d’avant-garde comme Alexander Neill refusait d’avoir des collaborateurs homosexuels et exigeait que les enseignants à qui il confiait les enfants de son école, Summerhill, soient mariés. On devrait pourtant savoir depuis belle lurette que la plupart des pédophiles sont des ecclésiastiques et des pères de famille qui, d’après les statistiques, s’intéressent le plus souvent à des petites filles. En effet les études européennes portant sur ce type de violence font état de chiffres allant de 7% à 34% de filles victimes et de 5% à 11% de garçons8, ce qui ne met pas en cause l’hétérosexualité pratiquée par les adultes avec des adultes. Mais l’idée que nos contemporains se font de la respectabilité est toujours là : ils préfèreront mille fois confier leurs enfants à des gens dits “normaux” qu’à des marginaux. J’ai assez fréquenté les écoles pour savoir ce que l’Education Nationale demande aux enseignants comme aux élèves : tous doivent être de purs esprits. L’institution se borne à développer l’intellect des jeunes, tout en oubliant que les enseignants et leurs élèves sont des êtres de chair et de sang, qu’ils ont une sensibilité, une affectivité et une sexualité. Elle refuse de voir que les très beaux élèves sont mieux traités que ceux qui ont un physique ingrat, et cela sans que les enseignants eux-mêmes s’en rendent compte, elle feint de ne plus se rappeler que nous avons tous été plus ou moins, jadis, amoureux de notre institutrice ou de notre professeur d’anglais et elle oublie que le métier d’enseignant se fonde avant tout sur la séduction. Ne pousse pas les hauts cris : tout professeur, en début d’année scolaire, cherche à séduire ses élèves, en tout bien tout honneur, par son charisme. Et quand il n’y arrive pas et que ses élèves se moquent de lui derrière son dos ou sous son nez, le malheureux vit cet échec comme un désastre qui 18 peut le mener au bord de la dépression, quand il n’y plonge pas carrément. Nous avons tous en mémoire certains de ces enseignants exceptionnels qui ont su nous communiquer leur passion pour la matière qu’ils enseignaient parce qu’ils savaient créer un lien très fort entre eux et nous. Et tout cela n’a rien à voir avec le tripotage des enfants qu’on appelle couramment pédophilie. Il est sûr que, quand la famille est défaillante sur certains points, ces maîtres pourraient prendre le relais si on ne les suspectait pas aussitôt de louches arrière-pensées. Mais ils hésitent justement à tendre la main à certains jeunes en difficulté, comme ce professeur qui raconte qu’il y a quelques années, il avait dans sa classe de seconde un garçon “un peu différent des autres”, actif, intelligent, mais très souvent victime de quolibets homophobes de la part de ses condisciples. Tout au long de l’année scolaire, l’enseignant n’a pas osé intervenir de peur d’accentuer le rejet dont le garçon était victime. Le hasard a voulu que, deux ans plus tard, il retrouve, à l’entrée d’un cinéma, cet ancien élève. Ce dernier a alors avoué à son ancien professeur qu’il avait tenté de se suicider en se jetant sous un train. Il avait les deux jambes coupées et passera toute sa vie dans un fauteuil d’handicapé. Tout porte à croire qu’un enseignant compréhensif pourrait aider une ou un adolescent à accepter ses attirances. Je peux te parler d’abord de ma propre expérience. Quand j’avais seize ans, mes parents ont découvert que j’avais une amourette avec une camarade de lycée ce qui a entraîné une scène effroyable à la maison, mon père allant jusqu’à me menacer de me faire soigner par un psychiatre à coups d’électrochocs si je ne m’engageais pas à ne plus revoir mon amie. C’est alors que j’ai reçu le soutien de mon professeur d’Histoire, Bertrand Chartier et c’est cette main tendue qui m’a empêchée de sombrer dans la dépression. Ce sujet a été traité avec beaucoup de finesse par Caroline Huppert dans Charlotte dite Charlie, un téléfilm qui a été diffusé en 1995. L’héroïne est une adolescente de quinze ans, apparemment sans histoire, intelligente, jolie, très entourée par sa famille et ses amis, excellente élève, passionnée de théâtre, de musique et de dessin. Elle a pour amie une de ses cama19 rades de classe qui lui confie ses premiers émois hétérosexuels. Mais Charlotte ne peut confier à personne ce qu’elle ressent et qu’elle n’a pas encore le courage de nommer. Comme elle a peur de décevoir ses parents, elle fait une tentative de suicide, véritable appel au secours qui la rapproche d’eux. Malgré tout, ces derniers, croyant protéger leur fille, taisent cette tentative tout en racontant à leur entourage que Charlotte souffre d’une péritonite. Fort heureusement, l’adolescente s’en sort grâce à Serge, son professeur de guitare, gay dont l’homosexualité a été tournée en ridicule par la sœur de Charlotte au début du téléfilm. C’est à Serge qu’elle parle pour la première fois de ses attirances, trouvant ainsi à la fois un allié et un confident. Le rôle de Serge est essentiel, tout comme m’a été essentielle la main tendue par Bertrand Chartier. Ce téléfilm, une des rares œuvres de fiction qui traite de l’homosexualité féminine à l’adolescence, devrait être projeté dans les collèges et les lycées pour servir de point de départ à un débat sur l’homosexualité avec les adolescents qui fréquentent ces établissements. Je peux aussi te parler de Stéphane, un garçon qui est en BTS dans un lycée de province. Ce garçon a été attiré par un de ses camarades et ses regards ont dû être éloquents car celui-ci a saisi le message. Mais loin de lui répondre favorablement, il a aussitôt fait part à ses copains de la nouvelle qui s’est répandue comme une traînée de poudre si bien que le pauvre Stéphane, qui était jusque-là bien intégré à sa classe, a dû subir des réfexions injurieuses de la part des autres garçons de son lycée et, de la part des filles, des gloussements et des petits rires, tous plus méprisants les uns que les autres. Bref, pour un simple regard admiratif, le voilà devenu le gay de service qui entend quotidiennement, depuis cette mésaventure, des injures qu’il n’entendait jamais auparavant. S’il a bien compris la leçon, il saura, dès qu’il changera d’établissement, se censurer suffisamment pour ne plus montrer ses désirs que dans les rares lieux où ils ont droit de cité. S’il a la chance d’habiter dans la région parisienne, il revêtira sa cuirasse d’impassibilité toute la semaine et ne la laissera à la maison qu’à partir du vendredi soir, quand il ira s’éclater au Marais. Tu n’as jamais entendu parler de la “coupure par rap20