Écrire à plusieurs mains 03.00

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Écrire à plusieurs mains 03.00
Alain ANDRÉ
Directeur pédagogique d’Aleph-Écriture
Article paru dans Lecture Jeune, “Les Écritures collectives”, avril 2000.
Écrire à plusieurs mains
Résumé
L'importance croissante des formes collectives d'écriture semble
témoigner d'une tendance à la liquidation de la conception romantique de
l'auteur. Elle s'affirme au profit d'un style de vie symbolique dans lequel
autrui cesse d'être une abstraction.
Renga
Le renga, forme de poésie collective très réglée, connut une faveur
extrême au Japon entre le 8ème et le 15ème siècle. Plusieurs personnes
écrivaient à la suite. Chacune s'astreignait à lier son apport à celui de son
prédécesseur, qui lui passait en somme la main et la voix.
Ressuscitant le renga à la fin des années soixante, moins comme
genre que comme système de production de textes, quatre poètes
s'enfermèrent dans un hôtel de la Rive Gauche parisienne pour produire des
poèmes à quatre mains et à quatre langues. Octavio Paz participait à
l'expérience. Dans un commentaire qui précède le livre qui en résulta,
intitulé Renga 1 , il fait observer que leur culture commune de la poésie
européenne, plus importante que les différences de langues maternelles,
infléchissait la pratique du renga vers les jeux surréalistes.
J'ai participé pour ma part à l'écriture de mon premier renga, en
prose, vers la fin des années soixante-dix. Elisabeth Bing, pionnière des
ateliers d'écriture français, animait la séance. Elle tenait entre ses mains
Renga, dont elle nous lut quelques passages. Quelques mois plus tard, avec
quelques jeunes auteurs rochelais, nous mettions le principe du renga au
service de l'écriture de textes accompagnant une exposition de collages…
Japon du 12ème siècle, surréalisme, Europe soixante-huitarde,
ateliers d'écriture… L'écriture collective a une histoire, qui se trouve au
cœur de questions vivantes. De quoi cette histoire nous parle-t-elle ? À
partir de quand, et sur quels critères, peut-on parler d'écriture collective ?
Quel est le sens, enfin, de ce goût croissant pour les écritures à plusieurs
mains ?
Le surréalisme, encore
Parler d'écriture collective, c'est se référer à la collecte. Il s'agirait de
colliger — l'étymologie est la même — les textes qui vont constituer un
recueil. Mais à se contenter d'évoquer le mouvement centripète qui
rassemble des textes d'origine diverses — contributions, articles, nouvelles,
critiques, etc. — au sein du même livre, on perd de vue l'essentiel : ce qui
se joue de neuf en Europe autour de cette pratique.
1 Octavio Paz, Jacques Roubaud, Edoardo Sanguineti et Charles Tomlinson, Éditions Gallimard,
1971. Introduction de Claude Roy, poème collectif et réflexions des auteurs.
2
Paz a raison. Il faut remonter jusqu'au surréalisme et aux pratiques
neuves qui résument son esprit : cadavres exquis, écriture automatique, etc.
On écrit une phrase à plusieurs en pliant des papiers pour ignorer ce qu'ont
écrit les mains précédentes. Puis on lit, on s'esclaffe, on s'émeut. Le hasard
écrit, soutenu par une combinatoire syntaxique, et c'est le paradigme des
jeux d'écriture poétique qui prolifèrent aujourd'hui dans les cours de
français comme dans les ateliers d'écriture. Ou bien on y pratique cette
“écriture automatique” qui constitue l'une des définitions données par
André Breton du surréalisme.
Les ateliers prolongent ainsi, à leur façon, le rêve démocratique, des
surréalistes. Les surréalistes tenaient aux pratiques collectives. Dès 1919,
Breton et Soupault avaient écrit Les Champs magnétiques 2 . En 1930,
Breton et Éluard publient L'immaculée conception 3 . Ils affirment : “Être
deux à détruire, à construire, à vivre, c'est déjà être tous, être l'autre à
l'infini et non plus soi”. On reconnaît l'influence de Lautréamont : “La
poésie doit être faite par tous, non par un” (ou du moins : à plusieurs). Il
s'agit de “changer la vie” : de réconcilier vie et poésie après la boucherie de
14.18. Il s'agit d'une expérimentation capitale.
Elle excède concrètement la simple compilation de textes. Les
auteurs débattent d'une structure, se lisent leurs productions, suggèrent des
réécritures, valident les résultats. Breton s'inquiétait de savoir si l'on
reconnaîtrait la main de Soupault et la sienne. À la lecture publique, il
respire : “Une certaine unité s'était établie”. L'anecdote le souligne :
l'intervention est dirigée contre une certaine idée de la littérature, réduite à
une activité solitaire, à la seule singularité d'un style et d'une personne.
2 Éditions Gallimard, «Poésie», 1968.
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Paz considère, plus largement, que la pratique du renga rencontre les
préoccupations européennes sur deux plans : du jeu collectif certes, mais
aussi de la combinatoire (qui gouverne nécessairement la composition du
poème par un groupe).
Il faut ici évoquer l'influence de l'Ouvroir de Littérature Potentielle
(OULIPO).
L'expérimentation des contraintes
L'OULIPO naît d'une réaction à la geste surréaliste. Foin du
prophétisme et de l'inconscient, vive la combinatoire et les mathématiques !
Subsiste du surréalisme la dimension collective. La bande a son chef, non
plus Breton mais Queneau, qui confesse en 1958 : “Ce n'est pas du point de
vue littéraire que le surréalisme m'intéressait, mais comme mode de vie.
C'était la révolte complète. À ce moment-là, je ne voulais pas devenir
écrivain.” 4 La bande a ses rituels, ses réunions dont Jacques Bens a publié
les instructifs comptes rendus 5 . Le mode de coopération privilégié par
l'OULIPO est spécifique : les membres expérimentent les contraintes
langagières, ludiques ou mathématiques, susceptibles de générer des textes.
Ils revisitent à cette fin l'héritage littéraire, désignent des “Oulipiens par
anticipation”, consignent leurs trouvailles.
L'écriture se clive alors en deux pôles : renvoyant soit à la nécessité
singulière de l'auteur — et alors elle est plutôt individuelle –, soit à
3 Éditions Seghers, 1961.
4 Ces propos sont cités par Emmanuël Souchier dans son Raymond Queneau, Éditions du Seuil,
«Les Contemporains», 1991, p.62.
5 Cf. OULIPO (1960.1963), Éditions Christian Bourgois, 1980.
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l'expérimentation, et alors elle se fait volontiers collective. C'est le
laboratoire au fond, la recherche et le jeu qu'elle implique, le mode de vie
qu'ils engagent, qui sont mis en commun. On a affaire non à des génies
solitaires, mais à une tribu : à l'affirmation d'une nouvelle culture de l'acte
littéraire.
La marque oulipienne se retrouve à peu près partout dès qu'il est
question de mutualiser la pratique de l'écriture. Jacques Roubaud, Oulipien
notoire, est l'un des co-auteurs de Renga. Pour un feuilleton estival publié
dans Libération, une douzaine d'auteurs francophones suivent tour à tour
les consignes imaginées par Umberto Eco et Italo Calvino, Oulipiens
associés. Certains Oulipiens proposent eux-mêmes d'expérimenter en stage
les contraintes inventées ou remises au goût du jour par l'OULIPO :
lipogrammes, tautogrammes, etc.
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Les “Décraqués” s'imposent à France-
Culture. Et aujourd'hui, tous les ateliers d'écriture recourent, au moins de
façon occasionnelle, aux exercices oulipiens.
La fécondité de la démarche est loin d'être épuisée. J'en donne un
seul exemple, éclairant. En 1991 est paru aux Éditions de Minuit un
ouvrage intituléSemaines de Suzanne, signé par le collectif “New Smyrna
Beach”, du nom de la station balnéaire de Floride où s'étaient retirés
Florence Delay, Patrick Deville, Jean Échenoz, Sonja Greenlee, Harry
Mathews — autre Oulipien notoire —, Mark Polizzotti et Olivier Rolin. Ils
étaient sept, comme les lettres composant le prénom de Suzanne, comme
les sept jours de la semaine de Suzanne dont chacun d'entre eux devait
rendre compte, sur le mode polyphonique initié par le Faulkner de Tandis
que j'agonise.
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L'expérience accomplit, de façon explicite et en prose, ce que Renga
avait initié : le remplacement de l'ordre linéaire de la poésie japonaise par le
contrepoint polyphonique.
À plusieurs reprises, des animateurs d'Aleph, la “boutique d'écriture”
que je dirige, ont proposé à des groupes de produire un récit inspiré de
l'expérience de “New Smyrna Beach”. La réalisation de ce projet ponctue la
fin de deux années d'atelier. Elle signe le passage d'un groupe centré sur
lui-même à un groupe centré sur la production d'objets littéraires
(individuels
ou
collectifs).
Elle
fait
découvrir
sept
écritures
contemporaines, initie aux ressources de la polyphonie dans le roman
contemporain. Elle met en place une coopération dont les vertus
“pédagogiques” sont incontestables : obligeant chacun à objectiver et
intégrer, au détriment parfois du narcissisme d'auteur, les nombreux
procédés impliqués par l'écriture du livre. Elle fait passer à une coopération
centrée sur l'œuvre.
Une nouvelle culture de l'acte d'écrire
Précisons. Les constats que font les débutants, dans un atelier
d'écriture, recoupent ceux de Paz observant les effets de ce “jeu sans
adversaire” qu'a constitué l'écriture de Renga,. Au désarroi des premiers
instants succède le sentiment d'un retour festif à l'aventure partagée, à la
chasse au trésor, au complot commun. L'atelier crée les conditions qui sont
favorables à l'écriture collective — une culture commune de l'acte d'écriture
—, et ceci même en l'absence d'une projet explicite de production
6 Le n° 3 de la revue Formules - La revue des littératures à contraintes propose un dossier
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collective. Tout ce qui précède ou suit l'acte d'écriture y est socialisé. La
co-présence des auteurs, la richesse des interactions existant entre eux, la
façon dont le médiateur-animateur est le garant de la parole de chacun dans
le groupe, sont motrices, sur le plan du désir comme des apprentissages. À
preuve la bien moindre efficacité, en termes d'évolution des écritures, des
ateliers d'écriture par correspondance — même lorsque l'e-mail remplace le
courrier papier.
L'écriture collective stricto sensu peut ainsi constituer le terme d'une
évolution. Mais il arrive qu'elle soit au principe même de l'atelier : dans le
cas de la commande d'un ouvrage par une municipalité par exemple, ou
d'un projet collectif. Elle constitue dans les deux cas une occasion de
formation personnelle et d'échanges d'une grande richesse. Elle permet
d'expérimenter étapes et procédures de l'écriture d'un livre. Du sujet initial
aux corrections finales s'organise la dimension collective du travail :
négociation collective du projet (contrat de communication, charpente,
cahier des charges), partage des rôles et des écritures, lecture par étapes,
réécritures et relectures, validation collective des travaux individuels.
L'écriture ne se réduit plus à l'expression d'une subjectivité, riche ou
malheureuse. Elle s'inscrit dans une double chaîne qui met l'auteur en
relation avec d'autres auteurs — lecteurs privilégiés —, ainsi qu'avec des
éditeurs, maquettistes et illustrateurs, imprimeurs et lecteurs.
J'en ai fait l'expérience en aidant une équipe de formateurs à produire
un ouvrage collectif, en aidant des groupes d'élèves ou de professionnels à
concevoir des numéros thématiques de revue, etc. Pour les élèves
notamment, la réalisation d'un projet d'écriture collective répond à des
consacré aux «proses à contraintes», 1er semestre 1999, diffusion L'Âge d'homme.
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besoins forts, de communication et de relation, d'expérimentation ludique,
d'apprentissages fondés sur un faire. À rebours des exclusifs exercices
d'admiration qu'impose encore trop souvent l'école, elle initie une culture
commune et démocratique de l'écrit littéraire.
La part d'autrui dans l'écriture
Paz insiste sur les déplacements que ses compagnons et lui-même ont
fait subir à la tradition japonaise. L'expérience partagée de l'écriture leur
semblait plus importante que l'effacement japonais de l'auteur au service de
l'œuvre commune. La page cessait d'être solitude honteuse, pour devenir un
lieu propice à la à la confluence de voix et de traditions distinctes, à la
manifestation d'une parole plurielle et à la réflexion sur les processus en
œuvre. Il souligne la fonction d'antidote du renga : “Antidote contre les
notions d'auteur et de propriété intellectuelle, critique du moi, de l'écrivain
et de ses masques”. Et Jacques Roubaud d'enfoncer le clou en citant tout de
même le poète japonais Shinkei : “Suivre sa propre pente, ce n'est pas ainsi
que l'on pourra éprouver le sens indéchiffrable d'autrui”.
J'avais conservé en moi, depuis 1978, le souvenir de ces
observations. Écrire avec les autres, en atelier, ou en écrivant des ouvrages
en collaboration, reste pour moi, si longtemps après ma découverte de
Renga, l'une des expériences les plus passionnantes que permette le goût
d'écrire. L'indispensable complément de l'écriture solitaire.
C'est dire que l'actualité comme la pertinence des observations de
Paz ne sont pas prêtes d'être démenties. Toutes ces pratiques procèdent sous
nos yeux à la liquidation, non de la subjectivité — bien au contraire —
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mais de l'auteur romantique. Elles sont en phase avec les lignes de force
d'une époque qui tend à donner son congé à l'individualisme moderne, au
profit d'un tribalisme modeste, favorable au jeu, à la réinvention de rapports
au monde, de mythes, de rituels, d'un imaginaire et d'une recherche de sens
que le positivisme n'a guère réussi qu'à refouler.
Nous frayons, en somme, les voies d'un style de vie dans lequel
autrui cesse d'être une abstraction. “L'autre est celui que je touche et avec
lequel je fais quelque chose qui me touche”7. Les ateliers capillarisent cette
mutation, qui se trouve comme eux “dans l'air du temps”. Ils la diffusent
vers les adultes, vers les jeunes aussi, qu'il est temps d'éduquer au partage,
au plaisir et à la possibilité d'instants de communion, plutôt qu'à
l'individualisme et au sens précoce de la compétition. La somme des parties
est plus, non seulement que la partie, mais que leur total : elle forme un
tout.
Et s'il s'agissait d'une bonne nouvelle ?
Alain ANDRÉ
[email protected]
7 Cf. Michel Maffesoli, La Contemplation du monde - Figures du style communautaire, Éditions
Grasset & Fasquelle, 1993, poche biblio p. 43.
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