LES BIGORS AFRICAINS DE DIEN BIEN PHU

Transcription

LES BIGORS AFRICAINS DE DIEN BIEN PHU
D
urant la nuit du 30 au
31 mars (1954)... tout
avait failli craquer et,
s'il ne s'était pas
trouvé un commandant Bigeard, un capitaine Nicolas,
un lieutenant Brunbrouck et
quelques lieutenants parachutistes pour faire, à la minute
voulue, les gestes indispensables, le noyau central eût été
envahi…
LES BIGORS AFRICAINS
DE DIEN BIEN PHU
Pierre ROCOLLE.
"Pourquoi Diên Bien Phu ?"
Le ll/4e RAC
Le Ile groupe du 4e Régiment
d'Artillerie Coloniale est aérotransporté à Diên Bien Phu aux environs de Noël 1953. Comprenant 12
pièces de 105 HM2, composé d'une
BCS et de 3 batteries de tir, le II/4e
RAC est alors sous les ordres du
chef d'escadron Hourcabie, qui passera son commandement au chef
d'escadron Knecht le 7 mars 1954.
Aidés par les sapeurs marocains du 31e
Bataillon du Génie, les bigors africains installent leurs canons dans des alvéoles de
9 à 10 mètres de diamètre, afin de leur
permettre de tirer tous azimuts. Des abris
pour le personnel et des soutes à munitions, sont creusés à proximité. Le ll/4e
RAC s'intègre dans l'ensemble de l'artillerie du camp retranché, qui comprend
également le III/10e RAC (12 105 HM2),
une batterie du IV/4e RAC (4 155 HM1) et
trois compagnies de mortiers de 120 de
la Légion (dont une parachutiste).
Le 13 mars 1954, quand le général
Giap se lance à l'attaque de Diên
Bien Phu, le groupe compte 9 sousofficiers et 242 brigadiers-chefs, brigadiers et canonniers africains. Affecté au groupement B d'appui direct
commandé par le chef d'escadron
Knecht, avec pour directeur des feux le
capitaine Combes, il s'articule ainsi :
BCS, 4e batterie déployée sur Dominique 3, (lieutenant Brunbrouck), 5e
Batterie (capitaine Cabannes), 6e Batterie sur Dominique 4 (lieutenant Moreau).
La bataille commence par un violent
pilonnage de l'artillerie Viet-Minh.
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e
Le ll/4 RAC est pris à partie par des
mortiers de 120, des canons de 75 de
montagne, par les 105 HM2 du 45e Régiment de l'Armée Populaire. Nos pièces s'efforcent de les réduire au silence
mais la tâche s'avère très difficile car
l'adversaire a disposé ses tubes dans
de profondes casemates creusées dans
le flanc descendant des collines surplombant Diên Bien Phu. De là, il tire à
travers d'étroites embrasures. D'autre part, afin d'éviter les repérages,
l'ennemi simule des départs de coups à
l'aide d'explosifs et de fumigènes.
Nos braves Africains s'affairent sous
le feu avec le plus grand courage.
Tous les tirs demandés par les DLO
sont fournis avec célérité.
Dès que le service des pièces exige leur
présence, les bigors quittent les niches
aménagées dans les parois des alvéoles
et bondissent aux 105. A la 5e Batterie,
le lieutenant Lyot, officier de tir et virtuose
de la trompe de chasse, alerte ses subordonnés au moyen d'une corne de buffle dont le son, évoquant celui d'une sirène de brume, les rappelle à leur poste-
Les feux du ll/4e RAC s'exercent surtout
autour de Béatrice (II/13e DBLE), Gabrielle (V/7e RTA) et Anne-Marie (3e Bataillon Thaï). Le canonnier Wade Mamadou, tireur au 105, tué dès le 13 mars,
est l'un des premiers morts du groupe.
Les blessés sont nombreux ; certains, à la
6e Batterie, doivent être secourus dans
une soute à munitions incendiée par les
obus ennemis.
Plusieurs canons sont endommagés par
les éclats : ils sont rapidement réparés
par les spécialistes du service du matériel du lieutenant Jourdonneau. Une
pièce mise hors service par les tirs adverses sera remplacée par une autre,
rapidement parachutée. D'autres largages recomplètent les milliers d'obus
consommés. Le maréchal des logis-chef
Mérour avec un GMC et une équipe de
PIM(1), a la périlleuse mission de récupérer les munitions dans un terrain
chaotique, battu en permanence par le
feu ennemi. Les hommes tués ou blessés sont relayés par des artilleurs du
35e Groupe d'Artillerie Parachutiste ainsi
que par 30 tirailleurs du 3e Bataillon Thaï
et des parachutistes vietnamiens du 5e
Bataillon.
1
Le moral des bigors africains demeure
élevé, volonté de vaincre intacte. Nuit
et jour, ils doivent tirer pour arrêter les
offensives ennemies et soutenir nos
contre-attaques. Entre deux alertes, ils
s'efforcent de dormir quelques instants.
La nourriture, grâce au dévouement de
gradés d'ordinaire et de cuisiniers tels
que le brigadier-chef Raymond Gamiette, qui sera tué plus tard, et le
"cuistot" Traoré Mouktar, leur est régulièrement distribuée une fois la nuit
tombée car le jeûne du Ramadan vient
de commencer.
chef de la section de protection, a
rassemblé tous ceux qui ne servent
pas les canons, dont Lamina Soumah,
blessé. Les mitrailleuses, les fusilsmitrailleurs, les armes clouent sur
place les assaillants. Les hommes
combattent à la grenade, au corps à
corps. A un moment, Lepoitevin récupère un mortier de 60 mm et lui affecte
une équipe improvisée qui fait pleuvoir
une grêle d'obus sur les vagues d'assauts. Sur la droite une contreattaque menée par des parachutistes
échoue.
Le courrier, réconfort essentiel, arrive
par parachutage. L'existence continue. Le canonnier Panzani Sérémé, qui
a appris à lire et à écrire l'année précédente, continue, entre deux bombardements, à rédiger ses devoirs. Sortant de
sa musette son livre de lecture
"Mamadou et Binéta" et son cahier
d'écriture, il fait ses exercices imperturbablement, demandant parfois
conseil au lieutenant Junquet.
La nuit du lieutenant Brunbrouck
Son héroïsme, le ll/4e RAC va en donner une preuve éclatante dans la nuit
du 30 au 31 mars, lors de la deuxième
offensive vietminh. La 4e Batterie et
son jeune chef, Paul Brunbouck, accomplissent alors un fait d'armes exceptionnel.
L'attaque ennemie désagrège la compagnie d'infanterie retranchée en protection des pièces. Tout autour le razde-marée adverse submerge la position. Désormais seuls sur Dominique 3,
les bigors africains encaissent le choc
des vagues d'assaut qui se succèdent en
hurlant. Il y a là tout un bataillon. Brunbrouck ne dispose plus que de ses
hommes, d'une section de Marocains
du 31e Bataillon du Génie et de quelques tirailleurs algériens hâtivement
rameutés.
Magnifique de calme et de courage, omniprésent, le jeune officier fait déboucher à zéro.
Les obus des quatre pièces éclatent
à quelques dizaines de mètres, ouvrant des traînées sanglantes dans
les rangs serrés des "bo-dois"(2) qui ont
déjà franchi les trois réseaux de barbelés ceinturant le point d'appui. Un peu
en avant, l'adjudant-chef Lepoitevin,
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Canon de 155 du 10° Régiment d’artillerie coloniale dans la cuvette de Diên Bien Phu
Obstinément, la 4e Batterie tient,
appuyée par les feux des autres unités
du ll/4e RAC et d'une compagnie de
mortiers de 120 de la Légion.
Devant la gravité de la situation,
le colonel Langlais, chef des parachutistes de Diên Bien Phu, autorise, par radio, Brunbrouck à se
replier après avoir saboté ses
pièces. Comprenant que ce mouvement ouvrirait à l'ennemi le chemin du noyau central et entraînerait
la chute du PC du camp retranché, le lieutenant répond :
"Hors de question ! Faites-moi
plutôt appuyer au plus près".
En attendant l'aube et la contreattaque qui permettra de dégager les
bigors, Langlais peut seulement leur
fournir le soutien à distance de deux
affûts quadruples de mitrailleuses de
12,7.
La lutte, acharnée, dure plusieurs
heures. Les bigors s'accrochent et
tiennent. Puis l'ennemi finit par se replier, laissant les abords de la posi-
tion jonchés de cadavres.
Brunbrouck et sa 4e Batterie
viennent de sauver Diên Bien Phu
de l'engloutissement.
Au matin, les parachutistes, enfin arrivés en renfort, il profite de la brume
pour faire atteler les trois pièces encore
en état de tirer et repasser la rivière Nam
Youn.
Sa conduite exemplaire vaut au lieutenant Brunbrouck la Légion d'honneur et une citation à l'ordre de l'armée, citation qu'obtiendra également plus tard le maréchal des logis
Abdoulaye Traoré.
Parmi ceux qui se sont fait tuer sans esprit de recul, citons, parmi d'autres, piano
Doudou, Condé Missa et Diouf Kouma ; la liste des blessés serait trop longue.
Tout au long du mois d'avril et durant
les fatidiques sept premiers jours de
mai, sans défaillance, le groupe continue à assumer sa mission de soutien
en tirant 48 000 obus.
Mais les pertes sont lourdes. Le 11
avril, le maréchal des logis Ouandé
Tamboé est tué.
2
Puis c'est le tour des canonniers Ba
Farry, Cissoko Makan Baoule et Foula
Baldé (téléphoniste), du canonnier
Bancqura Morlaye, qui assumait le ravitaillement des pièces en munitions, de
Tomo Sama, célèbre pour son large
sourire en toutes circonstances.
Le 13 avril, un projectile traverse le toit
de l'abri où se trouve le lieutenant
Brunbrouck avec quelques-uns des
blessés du 30 mars. Mortellement touché, le vainqueur de Dominique 3 a encore la force d'exhorter ses canonniers à combattre de toute leur énergie, pour vaincre.
La fin
Au fur et à mesure que le périmètre du
camp retranché rétrécit, les bigors, déjà
soumis aux tirs de l'artillerie et des mortiers
de 120, reçoivent ceux des 75 sans recul,
des armes d'infanterie, et, à partir du 5
mai, celui, terrible, des orgues de Staline à
6 tubes. Le service des pièces devient de
plus en plus périlleux. Mais il se produit
parfois des miracles. A proximité du PC de
la 6e Batterie, un obus de 105 percute le
bord du boyau où se trouve le canonnier Diallo Mamadou. Emergeant d'un
nuage de fumée et de poussière, notre
bigor intact, quand même un peu ému,
est tout fier de montrer au lieutenant Moreau, un gros éclat logé entre son casque et son sous-casque.
La liste des blessés s'allonge. Réconfortés et soignés sur place par des
infirmiers dévoués comme le brigadier
Lazare Santos, ils sont transportés à
l'hôpital central. Souvent le trajet est
long, le paysage bouleversé, éclairé la
nuit par les lucioles lâchées par les Dakota. A l'Ambulance Chirurgicale Mobile
29, les blessés sont accueillis par le sergent N'Diaye et le caporal-chef Souaré
Yaya, volontaire pour sauter en parachute dans la fournaise et venir rejoindre ses camarades. Certains, comme le
caporal-chef Souaré Yaya, deux fois
blessé, retournent spontanément à leur
poste une fois pansés.
Le 7 mai 1954, le groupe ne possède
plus que 7 pièces en état de tirer.
Dans la journée, c'est le "feu d'artifice final" : le groupe tire sans
discontinuer pour épuiser ses derniers stocks de munitions.
Vue depuis le PA Dominique
Ensuite, une grenade incendiaire est
introduite dans chaque tube pour le
rendre définitivement inutilisable.
Les autres armes sont sabotées, en enfonçant le canon dans la terre et en
tirant.
Le lendemain matin, 7 sous-officiers
et 216 militaires du rang africains du
ll/4e RAC, s'ébranlent pour plusieurs
semaines d'une
marche
épuisante vers les
camps de prisonniers, vers la privation volontaire
de nourriture de
la part de leurs
geôliers, l'avitaminose et l'absence de soins,
les travaux forcés
inhumains,
les
séances
d'endoctrinement
des commissaires
politiques.
Deux
blessés
graves, Doualla
Baldé et Niang
Abdou,
seront
rapatriés
vers
Hanoï depuis l'hôpital du camp retranché. Les autres gisent dans cette terre
de Diên Bien Phu qu'ils ont tous défendue avec tant d'ardeur.
Les prisonniers sont libérés fin aoûtdébut septembre par le Vietminh au
terme d'une nouvelle marche épuisante. Ils sont alors regroupés au cap
Saint-Jacques sous la houlette du capitaine Christophe Soglo. Six d'entre
eux manque à l'appel : deux sont morts
du béribéri et quatre ont disparu, proba-
blement en tentant de s'évader. Les
survivants sont rapatriés sur leur territoire d'origine à la fin de 1954.
A Diên Bien Phu, les bigors africains
du ll/4e RAC ont perdu deux sousofficiers et 20 canonniers ; 78 ont été
blessés(3) dont certains plusieurs
fois, tels le brigadier-chef Balla Mansaré ou le canonnier Guissé Yèro.
Une piéce de 105M36S servie
par des bigors africains
Leur conduite héroïque leur a valu 24
médailles militaires, dont 22 à titre posthume, 25 citations à l'ordre de l'Armée,
dont 3 décernées à des survivants. La
majorité d'entre-eux fut récompensée à
des ordres divers, certains promus au
grade supérieur sur le champ de bataille.
D'après un texte du Colonel (ER) RIVES
Paru dans l’Ancre d’Or Bazeilles
n° 254 janv-fev 1990
---——————-----(1 ) Prisonniers et internés militaires.
(2) Soldats réguliers de l'armée populaire vietnamienne.
(3) Sur un total général de 49 tués ou disparus et de 179 blessés, ce qui représente 41% de pertes pour le I l/4e RAC. (Les décès d'européens en captivité furent nombreux : 2 sous-officiers et 13 militaires du rang pour la seule 6e batterie).
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