Introduction (Fichier pdf, 156 Ko)

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Introduction (Fichier pdf, 156 Ko)
J. Aumont, B. Benoliel
[« Le cinéma expressionniste », Jacques Aumont et Bernard Benoliel (dir.)]
[Presses universitaires de Rennes, 2009, www.pur-editions.fr]
Avant-propos
Le cinéma expressionniste. Pourquoi cet expressionnisme-là est-il resté si célèbre
(à égalité avec « néo-réalisme ») et pourquoi, en cinéma, ne va-t-il jamais de soi,
éternelle querelle ou interrogation teintée de suspicion, pièce presque rapportée
ou coda vaguement illégitime à un « pur » mouvement expressionniste en art
(peinture, gravure, théâtre, roman, poésie, architecture, sculpture, musique) ? Le
cinéma dit expressionniste a-t-il pâti de venir tard, après la défaite allemande de
1918, après les autres expressionnismes ? Et plus largement, a-t-il été victime, dès
les années 1920, d’une défiance tenace à l’encontre d’un « 7ème art » devant encore
faire ses preuves ?
Autre paradoxe, lié au précédent : la postérité d’une expression et d’un style
quand leur origine même est minimisée ou contestée ; quand certains considèrent
qu’il n’existe qu’un film expressionniste (fantasme de l’origine unique, mais estce alors Le Cabinet du docteur Caligari ou De l’aube à minuit ?) ; quand d’autres
affirment que tout finit en 1933 avec Hitler, en ce sens « le dernier des monstres » ;
d’autres encore – comme le suggère fortement le sous-titre de ce recueil ou la
programmation des films à la Cinémathèque française en novembre-décembre
2006, « L’expressionnisme cinématographique » – que l’expressionnisme, hydre
fécond, n’en finit pas d’exister au contraire, même sous des formes imprévisibles,
édulcorées ou travesties, du cinéma français d’avant et d’après-guerre à Welles,
Tim Burton ou Blade Runner, en passant par Mario Bava, Dario Argento ou Jess
Franco, les mélodrames du Mexicain Fernando Mendez, les rêveries de Maya
Deren et les expérimentations de Patrick Bokanowski, les extravagances d’un
Werner Herzog ou – l’influence en ce cas est directe et bien connue – le cinéma
fantastique hollywoodien des années 1930 et 1940.
[« Le cinéma expressionniste », Jacques Aumont et Bernard Benoliel (dir.)]
[Presses universitaires de Rennes, 2009, www.pur-editions.fr]
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Le
C i né ma
ex pressionniste
Cette difficulté ou cette impossibilité à dire avec certitude les limites de l’expressionnisme en revient à l’insoluble question de sa définition : qu’est-ce que
l’expressionnisme ? Une question sans réponse que la dispute en paternité autour
de Caligari cristallise et, à son tour, renvoie comme un miroir à facettes retourne
une image : Caligari, un film de son réalisateur, comme l’écrit Rudolph Kurtz
dans son livre fondateur Expressionismus und Film (1926) ? Un film signé par ses
décorateurs comme le suggère Lotte Eisner dans L’Écran démoniaque (1952) ? Un
film de son producteur (resterait à savoir lequel : Erich Pommer, directeur de la
Decla et producteur nominal de Caligari ou son directeur de production, Rudolf
Meinert) ? Un film de ses deux scénaristes comme l’affirme Siegfried Kracauer dans
From Caligari to Hitler : A Psychological History of the German Film (1947) ? Etc.
Voilà ce qui est passionnant, justement : voir des films dits expressionnistes
aujourd’hui, parler maintenant, écrire à présent sur l’expressionnisme ou les
expressionnismes, c’est dans un même élan tenter une histoire du cinéma et en
faire l’historiographie. C’est rappeler les divergences d’approche, les querelles
esthétiques, les incompréhensions entre celles et ceux qui ont, chacun à sa façon,
aidé à la connaissance du phénomène : Kurtz, Kracauer, Lotte Eisner qui écrit
son livre comme une réponse à Kracauer et un prolongement, parfois critique,
des intuitions de Kurtz.
Cette approche historiographique est celle qu’ont privilégié Marianne de Fleury
et Laurent Mannoni, les deux commissaires de l’exposition de la Cinémathèque
française, « Le cinéma expressionniste allemand – Splendeurs d’une collection »
(25 octobre 2006 - 22 janvier 2007), l’ouvrage et la figure de Lotte Eisner en particulier valant comme boussole et horizon d’exigence. Une exposition qui a enfin
accompli le vœu de l’historienne allemande et conservatrice à la Cinémathèque
française dès 1945 de révéler au plus grand nombre les magnifiques dessins, esquisses, plans et maquettes de décors des « Filmarchitekte ».
Ce fut aussi l’un des enjeux de ces conférences rassemblées ici en recueil : restituer autant que possible les lignes de force d’un « mouvement » cérébral régi par
des principes communs (perspectives dépravées, décors tourmentés comme des
âmes souffrantes, expressivité des corps d’acteurs, jeu d’ombres et de lumière…)
et qui produisit en même temps des œuvres et une conscience d’œuvre, des films
et une théorie du film.
L’autre ambition, qui ne saurait bien sûr venir à bout du manque qu’elle
désigne, consistait à désigner un paradoxe, encore un, éditorial celui-là et français.
Que depuis l’ouvrage de Lotte Eisner, paru en 1952 et réédité plusieurs fois,
rien n’ait été publié sur l’expressionnisme cinématographique stricto sensu, sauf le
livre de Francis Courtade (Cinéma expressionniste, 1984)… Un vide qui n’a pas
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[« Le cinéma expressionniste », Jacques Aumont et Bernard Benoliel (dir.)]
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d’équivalent, heureusement, dans la pensée et les travaux allemands ou anglosaxons. Un vide hexagonal que le catalogue de l’exposition comme l’édition
présente, à leur échelle, ne font qu’inviter à ne pas laisser béant.
L’un des premiers gestes d’Henri Langlois, cinéphile acharné dans les années
1920, dévoreur de cinéma muet, passionné d’avant-gardes et fondateur avec
Georges Franju de la Cinémathèque française en 1936, fut d’acheter pour sa
collection embryonnaire une copie de Caligari. Depuis l’après-guerre, le travail
pionnier de collecte en Allemagne d’archives et d’œuvres mené par Lotte Eisner,
aiguillonnée par un Langlois obsédé par son idée d’un musée du cinéma, témoigne
que la Cinémathèque n’a jamais cessé de se passionner pour l’expressionnisme
et, par delà, pour l’art muet allemand au temps de la République de Weimar, cet
entre-deux guerres terrible et palpitant d’avant la catastrophe et la ruine. Chemin
faisant, Langlois, Eisner et la Cinémathèque ont alors maintenu vivace en France
une voie esthétique – celle qui a consisté au temps de Caligari, du Montreur
d’ombres, du Cabinet des figures de cire et du Trésor, à recréer un monde plutôt que
de le copier –, une voie qui risquait autrement d’être condamnée par l’ambition
« réaliste » de la très puissante pensée bazinienne sur le cinéma. Et l’historien
Bernard Eisenschitz a rappelé récemment ce que les cinéastes de la future Nouvelle
Vague, de Rivette à Godard ou Rohmer, et après eux Philippe Garrel, doivent aux
projections de l’avenue de Messine, de la rue d’Ulm et du Palais de Chaillot1, il
a rapporté dans ce même texte les mots de Rivette décrivant les films expressionnistes allemands (et la Cinémathèque ?) comme « la plus parfaite école de mise en
scène que l’on puisse imaginer », et a écrit à son tour à propos de l’expressionnisme
qu’il fut « une des grandes virtualités du cinéma ». L’exposition et son catalogue,
la programmation et les conférences qui se sont tenues à la Cinémathèque s’inscrivent dans cette histoire-là2, une histoire sans fin probablement.
• 1 – B. Eisenschitz, « De l’autre côté de l’écran », programme de la Cinémathèque française,
novembre-décembre 2006.
• 2 – De même, l’exposition en ligne, conçue par Frank Kessler, Le Cinéma expressionniste allemand, consultable sur le site de la Cinémathèque française, rubrique « Exposition virtuelle ».
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