Le nouvel espace du grand reportage dans la presse écrite
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Le nouvel espace du grand reportage dans la presse écrite
INSTITUT D’ETUDES POLITIQUES DE TOULOUSE MEMOIRE DE RECHERCHE PRESENTE PAR MANON QUINTI LE NOUVEL ESPACE DU GRAND REPORTAGE DANS LA PRESSE ECRITE CONTEMPORAINE : L’EXEMPLE DE LA REVUE XXI DIRECTEUR DE MEMOIRE : DOMINIQUE MARCHETTI ANNEE 2012 INSTITUT D’ETUDES POLITIQUES DE TOULOUSE MEMOIRE DE RECHERCHE PRESENTE PAR MANON QUINTI LE NOUVEL ESPACE DU GRAND REPORTAGE DANS LA PRESSE ECRITE CONTEMPORAINE : L’EXEMPLE DE LA REVUE XXI DIRECTEUR DE MEMOIRE : DOMINIQUE MARCHETTI ANNEE 2012 Avertissement : L’IEP de Toulouse n’entend donner aucune approbation, ni improbation dans les mémoires de recherche. Ces opinions doivent être considérées comme propres à leur auteure. Sommaire INTRODUCTION .......................................................................................................................... 1 Chapitre 1/ Situation du sujet : choix et définition ................................................................. 1 Chapitre 2/ La méthode, travaux précédents, difficultés ...................................................... 13 Chapitre 3/ Principal résultat, annonce du plan .................................................................... 14 PARTIE 1/ DE LA GENESE DU « GRAND REPORTAGE » A LA CREATION DE XXI ..................... 15 Chapitre 1/ L’évolution du grand reportage ......................................................................... 15 Chapitre 2/ Les caractéristiques du grand reportage ............................................................ 36 Chapitre 3/ Le grand reportage défini comme l’essence du journalisme ............................. 39 PARTIE 2/ UNE VOLONTE DE CHOIX EDITORIAUX COHERENTS AVEC LA PHILOSOPHIE DE LA REVUE ....................................................................................................................................... 41 Chapitre 1/ Permanence et mutations des caractéristiques du grand reportage .................... 41 Chapitre 2/ Le projet éditorial, conçu en réaction aux logiques de la presse traditionnelle . 45 Chapitre 3/ L’affirmation d’un retour à la dimension littéraire du journalisme français .... 71 Chapitre 4/ La forme : une dimension esthétique centrale, mise au service du réel............. 78 PARTIE 3/ PROFIL SOCIOLOGIQUE DE LA REDACTION ET DES AUTEURS DE XXI : TRAJECTOIRES PROFESSIONNELLES, VALEURS ET RESSOURCES ............................................ 81 Chapitre 1/ L’équipe, une famille intellectuelle construite autour de valeurs communes : engagement, liberté et conviction ......................................................................................... 81 Chapitre 2/ Des auteurs aux ressources culturelles élevées et aux valeurs communes ........ 88 PARTIE 4/ UN MODELE ECONOMIQUE ENTRE INNOVATION ET TRADITION, INSCRIT DANS LE CONTEXTE ECONOMIQUE ACTUEL DE LA PRESSE.................................................................... 96 Chapitre 1/ Que reste-t-il du grand reportage dans la presse dite traditionnelle ? L’exemple du Monde, du Figaro et de L’Express .................................................................................. 96 Chapitre 2/ Un modèle économique hybride, entre la presse et l’édition, qui se veut cohérent avec la philosophie de XXI : retrouver le lien avec le lecteur ............................. 109 Chapitre 3/ Une revue de niche mais qui a su trouver un équilibre rapidement ................. 119 CONCLUSION .......................................................................................................................... 123 ANNEXE .................................................................................................................................. 127 BIBLIOGRAPHIE ..................................................................................................................... 141 TABLE DES MATIERES ............................................................................................................ 146 Introduction CHAPITRE 1 - Situation du sujet : choix et définition Section 1/ Le développement des « mooks » : le journalisme au long cours A. Le choix du sujet Les contextes de crise sont facteurs de pessimisme, de repli sur soi, mais aussi, souvent, d’innovation et d’audace. La presse écrite, touchée de plein fouet par les difficultés économiques, ne fait pas exception. Pour certains, sa fin est inéluctable. Bernard Poulet, rédacteur du journal L’Expansion, la condamne dans son ouvrage La fin des journaux1. D’autres journalistes, plus nuancés, n’en sont pas moins pessimistes. C’est dans ce contexte pourtant défavorable à toute prise de risque que des individus ont choisi d’aller à contrecourant de la presse traditionnelle, et d’opérer un retour radical au papier. Depuis quatre ans, on voit ainsi se développer les « mooks », aussi appelés « book-mag » (livre-magazine). Ce néologisme désigne des revues hybrides entre la presse et l’édition. Elles ont certaines caractéristiques du livre : le grand format, le nombre élevé de pages (200 en moyenne), la typographie, les illustrations (des dessins), la taille des articles (proche de celle d’un récit), l’absence de publicité, la vente en librairie, et le prix (15 € en moyenne). D’autre part, elles se rapprochent du magazine par leur périodicité (le plus souvent trimestrielle) et la nature des articles (des articles de presse). J’ai choisi de réaliser une étude de cas de la revue XXI car, d’une part, elle fait figure de pionnière en France. Créée en janvier 2008 par le journaliste Patrick de Saint-Exupéry et l’éditeur Laurent Beccaria, cette revue trimestrielle apparaît comme le modèle, plus ou moins avoué, des fondateurs des autres mooks, qui se sont inspirés de ses caractéristiques (voire qui les ont copiées). La revue XXI est entre la presse et l’édition ; elle n’a pas de publicité. Sa couverture est à l'italienne (c’est-à-dire horizontale). Elle a un format de livre par ses dimensions (29,5 cm par 20 cm) et son épaisseur (210 pages). Concernant l’éditorial, sa spécialité est le grand reportage. Sous-titrée « L’information grand format », elle se veut « tournée vers le XXIème siècle ». Elle héberge écrivains, journalistes, photoreporters, ou encore dessinateurs de bande-dessinée, dont les articles font en moyenne 35 feuillets (c’est-àdire 52 500 signes). Côté économique, la revue est diffusée à 52 000 exemplaires, et est 1 POULET Bernard, La fin des journaux et l’avenir de l’information, Gallimard, 2009. 1 vendue en librairie et dans les surfaces culturelles (Maisons de la presse, Fnac, Virgin, Cultura, Relay), et non en kiosque. Elle est disponible en France métropolitaine, dans les DOM-TOM, et à l'étranger dans la zone Euro et la Suisse. Elle est vendue au prix de 15 € 2. D’autre part, le thème de la revue - le grand reportage – m’a intéressée car dans le contexte de crise de la presse, il me semble pertinent d’analyser la situation du type de journalisme qui coûte le plus cher et demande le plus de temps et de place. J’ai voulu me demander ce qui restait d’un genre qui a largement contribué à inscrire dans la mémoire collective la figure prestigieuse du grand reporter, réputation toutefois aujourd’hui moins ténue. Ainsi, je me suis penchée sur la place et la forme du grand reportage dans la presse contemporaine, genre qui s’est raréfié dans la presse écrite. B. Le phénomène des « mook », objets hybrides entre le livre et le magazine 1. Chronologie du phénomène : XXI fait des émules Avant XXI, seuls trois mooks avaient déjà fait le pari de l’originalité, du design et de la diffusion en librairie : Mouvement (1995), un mook dédié à la création contemporaine et qui propose par exemple des portfolios, Transfuge (2004), un magazine culturel, et la collection « Le mook » lancé par Les Editions Autrement en janvier 2008, soit le même mois que XXI. 27 trimestriels de 128 pages ont déjà été publiés dans cette collection. Ces revues portent sur différents thèmes (développement durable, villes, pays…) et sont articulées autour de sept rubriques : « vivre, créer, voir, penser, décrypter, raconter, rêver… le monde autrement ». La revue regroupe portraits, reportages, récits, portfolio, carnet de bord, cartes, nouvelles… Au-delà de ces précédents, les mooks se multiplient depuis le lancement de XXI en 2008 : en quatre ans et demi (de janvier 2008 à août 2012), 19 mooks ont été lancés. Le premier à suivre le modèle de XXI est Ouzbek & Rica, créé en juin 2010. Son fondateur, Jérôme Ruskin, affirme qu’il a eu l’idée de cette revue alors qu’il était étudiant de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS). Le succès de XXI a « confirmé » son intuition et l’a encouragé dans sa volonté de « démocratiser les savoirs ». Sa revue comporte les principales caractéristiques de son mentor : absence de publicité, périodicité trimestrielle, tirage à 40 000 exemplaires, prix de 15 €, graphisme largement inspiré de XXI, quelques rubriques semblables comme le récit graphique et le portfolio, une vente en librairie et dans les surfaces culturelles, mais, contrairement à XXI, aussi en kiosque. Ouzbek & Rica pratique aussi le mélange des genres en faisant appel à des écrivains comme Salman Rushdie, des philosophes comme Michel Serres, des experts, des journalistes, des illustrateurs, des artistes (un rappeur 2 Depuis la hausse de la TVA, 15,50 €. 2 par exemple), etc. Sa différence réside dans le fond : une partie du magazine est consacrée au présent, l'autre au futur. La revue fait le pari de l’anticipation et de l’innovation en traitant des « révolutions du monde contemporain ». Les personnages d’Uzbek et Rica, tout droit sortis des Lettres persanes (1721) de Montesquieu, accompagnent le lecteur au fil de la revue, dont 12 numéros sont prévus. La ligne éditoriale est engagée. Les actionnaires sont les amis de Jérôme Ruskin, lui-même actionnaire majoritaire. Mais la formule récolte moins de succès que son modèle, et au bout de quatre numéros, une nouvelle version au format magazine remplace le mook. Le prix est désormais de 5 €. En juin 2010, le magazine Muze se transforme en mook. Vendu en librairie, trimestriel, il fait 174 pages et est éditée par Bayard Presse. Il est plutôt axé sur la philosophie, la psychologie et la littérature. En mars 2011, l’équipe de XXI créé la revue semestrielle de photographie 6Mois. Selon ses fondateurs, elle « renoue le lien entre le journalisme et la photo », sur 350 pages. Sans publicité, elle est vendue en librairie et dans les surfaces culturelles au prix de 25 €. Un cinquième livre-magazine est lancé en septembre 2011. Feuilleton reprend quelques-unes des caractéristiques de XXI. Trimestriel d’environ 250 pages, vendu en librairie 15 €, il n’y a pas de rubriques. Le graphisme est soigné, avec des illustrations, des photos et des infographies. Les formats sont longs : le reportage de D. Samuels, du New Yorker court ainsi sur 40 pages. La citation de Ben Hetch notée sur la couverture donne le ton : « Essayer de déterminer ce qui se passe dans le monde par la lecture des journaux revient à essayer de donner l’heure en ne regardant que la grande aiguille d’une pendule ». Le premier numéro a été tiré à 20 000 exemplaires. Il se différencie de XXI par son double angle sur la fiction et la réalité : il s’agit de reportages étrangers traduits, surtout issus de titres de la presse anglosaxonne comme Vanity Fair, New Yorker, Harper’s, et de nouvelles littéraires commandées par la revue à des écrivains du nouveau journalisme comme J. Franzen, D. Mendelshon, M. Hastings, ainsi que des reportages comme celui d’Anne Nivat. L’équipe est formée par le fondateur Adrien Bosc, 25 ans, qui détient 51% du titre. C’est un ancien stagiaire des éditions Allia, dont le fondateur, Gérard Berréby, est le rédacteur en chef du journal. Parmi les actionnaires, on trouve Pierre Bergé (28%) et le journaliste Victor Robert. En janvier 2012 est publiée la revue Crimes et châtiments, un trimestriel d’environ 180 pages, vendu 15 € en librairie. Elle regroupe des auteurs, journalistes, écrivains, policiers, magistrats, et même criminels. Les articles sont longs et le ton subjectif : il s’agit ici de « voir, comprendre, partager, ressentir, informer ». La radio France Culture a même créé un bookmag, France culture papiers. Né en février 2012, il coûte 14,90 €, est publié aux éditions Bayard et vendu en librairie, mais aussi en 3 kiosque. Il s’agit de près de 200 pages de texte et de photos, une sorte de « podcasts papier ». Les articles sont cependant plus courts que ceux des autres mooks. En 2012, sort Le Believer (éditions Inculte), qui propose une sélection des archives ainsi que le meilleur des trois éditions du moment de The Believer, la revue américaine originale, publiée aux Etats-Unis et en Angleterre. On peut y lire par exemple une conversation avec l’écrivain Don DeLillo. La revue invite des écrivains, mais aussi des dessinateurs, cinéastes et musiciens. Le dernier-né (le premier numéro est sorti le 16 août 2012) est édité par le groupe L’Express Roularta. Long cours, c’est son nom, est un trimestriel qui a pour thème les écrivains voyageurs. Il fait la part belle au récit, au grand reportage, aux illustrations, à la photo et à la BD. Dans le premier numéro, tiré à 35 000 exemplaires, on trouve par exemple des nouvelles inédites de Douglas Kennedy et de Jean-Christophe Rufin. Il est vendu 15 € en kiosques et en librairies, fait 200 pages et n’a pas de publicité. Ici aussi, l’idée est de revenir à l’essence du journalisme : « Long Cours est né de ce constat et compte renouer avec un journalisme hors des sentiers battus. Pour mettre en avant des sujets rarement traités, négligés par des médias en prise avec une actualité stressante, en boucle et dormante. Donner à voir – et comprendre – un monde infiniment riche, sans idées préconçues, en évitant les clichés. »3 D’autres mooks reprennent les caractéristiques de XXI (format livre, iconographie soignée, périodicité trimestrielle ou bimestrielle, longs articles et vente en librairie) : Zmâla (2008, photographie), Ravages (2008, « la revue mauvais esprit »), Bonbek (2010, pour les enfants), L’imparfaite (2010, revue érotique créées par des étudiants de Sciences Po), Alibi (2011, spécialisée dans le polar et le noir), Schnock (2011, « la revue des Vieux de 27 à 87 ans »), The Good Life (2011, magazine masculin), Le Majeur/Badabing ! (2012), Charles (2012, revue politique), We demain (2012, « une revue pour changer d'époque »), et Hobo by l’Equipe (2012, par l’Equipe magazine). Il existe aussi des mooks offerts dans les avions, dont le graphisme et le format épais évoquent le livre : Hémisphères et Yonokobu (« Take a walk on the slow side »). A l’étranger aussi il existe quelques mooks. C’est le Japon qui en édite le premier, mais la vague s’est essoufflée. On peut citer The Believer (2003, revue américaine) et Orsai (2011, revue hispano-argentine). Si les mooks se multiplient, leurs spécialités sont très diverses. Un seul (le bookmag Long cours) s’est placé sur le même créneau que XXI, les grands reportages inédits. 2. Succès public, médiatique et professionnel d’un nouveau modèle de presse Ces mooks ont tout d’abord eu un succès public, au regard de leur place dans les classements de vente de livres. Par exemple, France culture papier se place à la 3ème position dans la 3 Edito publié sur le site du magazine : http://revue-longcours.fr/blog/ 4 semaine de sa sortie4. Le premier numéro de la revue XXI, lancé le 17 janvier 2008, a été 13ème des ventes de livres en France, toutes catégories confondues, pour la semaine du 21 au 27 janvier5. L’équipe, surprise par ce succès, a dû procéder à un retirage. Lors de la semaine de sortie des numéros, la revue figure dans les premiers rangs du classement « Essais ». A titre d’exemple, le numéro 15 et 16 se sont placés au 3ème rang, le numéro 17 au 5ème rang6. La revue apparaît ainsi au classement annuel des meilleures ventes « Essais »7. Ainsi, le numéro d’hiver 2008 s’est placé à la 53ème position, celui d’hiver 2009 à la 66ème place, celui d’hiver 2010 à la 59ème place et le numéro d’hiver 2011 à la 54ème place. Son meilleur classement est la 45ème position (obtenue par le numéro d’automne 2011). De plus, l’arrivée de chaque mook provoque une assez forte médiatisation. Ainsi, la revue Schnock recueille aussi bien les louanges d’RTL que du Monde diplomatique. Le lancement de XXI, qualifiée d’« ovni » par certains journaux, a été salué par l’ensemble de la profession journalistique : son succès médiatique s’est traduit par des dizaines d’articles, notamment dans Rue89, Le Figaro, Télérama et Challenges. Cette unanimité se traduit aussi dans le nombre de prix que ses auteurs ont reçus. En effet, la revue semble répondre aux critères définissant le « bon journalisme ». En un an et demi, XXI s'est vu décerner trois récompenses, pour des reportages parus dans le numéro 4. Sophie Bouillon, une jeune pigiste de 25 ans, a reçu le prix Albert-Londres8, pour son article « Bienvenue chez Mugabe ». Le profil de Sophie Bouillon, sa manière de travailler et d’écrire ne correspondent pourtant pas au modèle journalistique qui prédomine. Il s’agit d’une journaliste indépendante, qui n’appartient pas à une rédaction, et qui a dû autofinancer son voyage. Son reportage court sur 30 feuillets, soit plus de 10 fois la norme des magazines. Elle écrit d’une manière littéraire - voire poétique - et subjective, puisque dans son article, elle s’adresse au personnage principal en utilisant le « tu ». Les autres journalistes récompensées sont la journaliste Anna Miquel, prix Louis Hachette du meilleur reportage pour « Les Crocodiles du Zaïre », et la photographe Stéphanie Lacombe, prix Niépce pour son travail sur « Les Français à table ». Cette reconnaissance de la profession montre le développement d’un nouveau modèle de presse. La revue XXI a même créé son propre prix en partenariat avec France Info, le Prix France Info – XXI, récompensant de jeunes journalistes de moins de 30 ans, par la somme de 3 000 € chacun et la publication de leur enquête. XXI le présente comme « un coup de pouce aux jeunes reporters », la revue mettant en valeur le reportage 4 Classement Ipsos/Livres Hebdo, semaine du 20 au 26 février. Classement Ipsos/Livres Hebdo 6 Idem. 7 Voir annexe 1, p.128. 8 Le prix Albert Londres, créé en 1933 par Florise Martinet-Londres, récompense chaque année un jeune journaliste de moins de 40 ans. 5 5 comme l’essence du journalisme : « Ce prix marque notre volonté de voir le reportage irriguer le journalisme. Aller voir, au coin de la rue comme au coin de la rue du bout du monde, apprendre à regarder ; savoir le raconter à des lecteurs et à des auditeurs, telles sont les missions essentielles de ce métier »9. C. Le renouveau de la subjectivité et du format long : une tendance actuelle en France et à l’étranger Cette volonté de renouer avec le journalisme au « long cours » s’inscrit dans un contexte de résurgence de certains mouvements, qui prônent subjectivité et format long. 1. Théories et manifestes : les influences anglo-saxonnes et allemandes sur la France a. Le Gonzo journalism Parmi eux, le Gonzo journalism, qu’on ne trouve non plus dans la presse, mais dans l’édition. Inventé par l’Américain Hunter S. Thompson (1937-2005) dans les années 1960, il s’agit d’un journalisme au ton subjectif et au style littéraire. Hunter S. Thompson se met en scène dans des reportages hallucinés et drôles. « Hells angels », qui raconte sa vie avec un gang de motards, ou « Las Vegas Parano », qui retrace une virée à Las Vegas tournant au cauchemar, sont deux de ses reportages les plus connus. Il reste un mythe pour toute une génération de journalistes et d’écrivains. Depuis quelques années, des adaptations de ses récits sont même tournées : Las Vegas Parano, de Terry Gilliam (1998), et The Rum Diary, de Bruce Robinson (2011). En 2005, un recueil de correspondance10a été édité, et en 2010 William McKeen lui a consacré une autobiographie11. En France, plusieurs de ses livres sont disponibles en format de poche. b. Le « new new journalism » Une autre théorie, énoncée dès 2005 par l’écrivain Robert S. Boyton 12, est celle du « new new journalism », c’est-à-dire le renouveau du « New journalism » aux Etats-Unis. Le « New journalism »13 est un mouvement né aux Etats-Unis dans les années 1960 avec la publication du manifeste de Tom Wolfe. Il est défini comme « un journalisme qui se lit comme de la 9 Présentation du prix publiée dans la revue XXI Gonzo Highway : Correspondance de Hunter S. Thompson, Robert Laffont, 2005. 11 Hunter S. Thompson : Journaliste & hors-la-loi, Tristram, 2010. 12 S. BOYNTON Robert, The New New Journalism: Conversations with America's Best Nonfiction Writers on Their Craft, Vintage Books, 2005. 13 Le new journalism est appelé ainsi car il parle d’autre chose que les sujets des dépêches. 10 6 fiction et entre en résonance avec la vérité du fait rapporté »14, à travers l’association de l’écriture littéraire - avec une mise en scène et la retranscription de dialogues entiers - et de la minutie dans la réalisation des enquêtes. Le ton est subjectif, notamment par l’utilisation du « je ». Erik Neveu définit ce mouvement comme une volonté de « transcender le clivage journalisme/littérature »15, en utilisant la méthode de « l'immersion »16 et un style qui prête notamment une grande attention aux détails. De plus, les objets ne sont pas choisis selon l'actualité, l’enquête peut durer des mois voire des années et les questions sociales sont privilégiées. Ces récits sont publiés principalement dans The New Yorker, le New York Times Magazine, The Atlantic Monthly, Rolling Stone et Esquire. Ce journalisme littéraire peut être assimilé aux récits de grands reporters français du XIXème siècle, comme Albert Londres, avec ses enquêtes Au bagne ou Terre d'ébène. D’ailleurs, Robert S. Boynton définit les écrivains américains des années 1890 (comme Lincoln Steffens) comme d’une « ancienne génération des ‘nouveaux journalistes’ »17, qui avaient des préoccupations sociales et politiques. Selon lui, il existe aujourd’hui une nouvelle génération d’auteurs américains, les « new new journalists », qui renoue avec ces héritages en faisant la synthèse entre la tradition du XIXème siècle de sujets politiques et de société, et celle des années 1960 de reportages littéraires. Il recense une vingtaine de journalistes-auteurs, comme Jon Krakaeur, qui a accompagné une expédition sur l’Everest, et Ted Conover, qui a travaillé durant presque un an comme gardien de prison. Aux Etats-Unis, ces livres-enquêtes sont de véritables succès en librairie. En France aussi on trouve une génération d’auteurs qui réinventent le « new journalism », qui a traversé l’Atlantique dès les années 1970 : « Ce sont Libération ou Actuel [années 1970 et 1980] qui portèrent le flambeau de ce nouveau journalisme en France, excessif souvent, mais vif et généreux. », écrit Jean-Noël Jeanneney, historien des médias18 . Des journalistes comme Yves Adrien, de Rock & Flolk, Philippe Garnier, aussi journaliste à Rock & Folk puis Libération, et Alain Pacadis, de Libération, l’incarnent. Ainsi, selon Erik Neveu19, le new journalism connait, aux Etats-Unis comme en France, une « superbe postérité dans un ‘new new journalism’ d'enquêtes », citant la revue XXI. 14 “Journalism that reads like fiction and rings with the truth of reported facts”. WEINGARTEN Marc, The Gang That Wouldn’t Write Straight: Wolfe, Thompson, Didion, and the New Journalism Revolution, Three Rivers Press, New York, 2005. (Traduit par nos soins) 15 NEVEU Erik, Sociologie du journalisme, La Découverte, 2009, p.78. 16 Idem, p.78. 17 S. BOYNTON Robert, The New New Journalism: Conversations with America's Best Nonfiction Writers on Their Craft, Vintage Books, 2005. 18 KRAUZE Jan et RIOUX Didier, Le Monde. Les grands reportages (1944-2009), Les Arènes, 2009, p.10. 19 NEVEU Erik, Sociologie du journalisme, La Découverte, 2009, p.107. 7 c. Le slow journalism XXI est aussi souvent présentée comme une revue de « Slow journalism ». Cette tendance a été mise à l’honneur lors des 4ème Assises du Journalisme, en 2010. Le mouvement « Slow Media » a été initié par des journalistes allemands. En janvier 2010, ils ont rédigé un manifeste20, dans lequel ils prônent une utilisation raisonnée des médias, pointant notre consommation permanente de l’information. Leurs principes correspondent parfaitement aux caractéristiques de la revue XXI. Ainsi, l’article 2 promeut le « monotasking » : « Les slow media ne peuvent être consommés de manière distraite, ils provoquent au contraire la concentration de l’usager ». L’article 3 met l’accent sur l’importance du respect des usagers et l’article 4 prône le bouche à oreilles plutôt que la publicité : « Le succès des slow media n’est pas fondé sur une pression publicitaire envahissante sur tous les canaux mais sur la recommandation par des amis, des collègues ou membres de la famille. » Enfin, l’article 10 met l’accent sur l’intemporalité des slow média : « Les slow media ont une longue durée de vie et paraissent encore frais après des années voire des décennies. » 2. L’influence anglo-saxonne dans la presse traditionnelle La presse anglo-saxonne est réputée pour publier de longs reportages, souvent écrits par des écrivains. Depuis quelques années, des journaux comme le Monde et le Figaro s’en inspirent. Le Figaro magazine fait appel à des auteurs américains : en 2011, le titre publie « L’Amérique de Douglas Kennedy », un « carnet de voyage littéraire » en quatre étapes écrit par l’auteur américain. Le Monde Magazine (l’ancienne formule du magazine du Monde) faisait aussi une place aux écrivains. Ainsi, en 2011, sont publiés des reportages-récits : un article de dix pages sur le Congo, écrit par Jonathan Littell, des reportages sur Mexico écrits par Alberto Ruy Sanchez, une nouvelle de Jérôme Charyn et un feuilleton sous la forme d’un carnet de voyage aux USA, écrit par Jean Rolin. Section 2/ La crise de la presse : le reportage au cœur du problème… et de la solution A. Permanence du débat sur les mutations du journalisme et du grand reportage Les réflexions qui entourent les évolutions du journalisme en général et de la presse écrite en particulier ne sont pas nouvelles. D’une part, selon l’historien des médias Christian Delporte, 20 http://www.slow-media.net/manifest. Traduit par le site Owni : http://owni.fr/2010/08/04/le-manifeste-desslow-media-traduction-fr/ 8 on a toujours pointé les dérives du journalisme21. On peut citer Camus qui, dans la revue Combats publiée en 1944, dénonce la vitesse de l’information : « on veut informer vite au lieu d’informer bien. La vérité n’y gagne pas. ». Marguerite Duras critique aussi cette course à l’immédiateté en 1982. Selon Christian Delporte, « à chaque révolution technologique, il y a un grand débat dans la presse. (…) C’est ça le journalisme, il n’aura jamais de modèle définitif »22. D’ailleurs, en 1913, le journaliste allemand Wolfgang Riepl affirmait déjà : « un nouveau média ne supplante jamais entièrement l’ancien, mais le transforme ». Cette phrase est d’ailleurs reprise par Adrien Bosc, fondateur du mook Feuilleton. Le grand reportage – coûteux en moyens, en temps et en espace – est bien au cœur de la réflexion, et ce depuis l’émergence du grand reportage. Jean-Claude Guillebaud parlait déjà de « crise du grand reportage » en 198423, l’expliquant notamment par le soupçon dont font l’objet les reporters : « nous n’avons pas la vraie religion anglo-saxonne- du fait ou du récit. Les faits nous ennuient, ils ont l’inconvénient d’exister. (…) On croit les problèmes plus importants que les hommes »24. Les reporters les plus prestigieux publiaient d’ailleurs leurs écrits dans des livres, pour contourner les contraintes relatives au format et à l’éditorial. B. Un double constat Le journalisme est donc en perpétuelle réinvention, plus particulièrement lorsqu’il est en crise. Aujourd’hui, cette crise est double. 1. La crise économique D’une part, les médias souffrent d’une crise économique. La concurrence des radios, des télévisions d’information en continu et surtout d’Internet font que les journalistes ont moins de temps pour effectuer leurs reportages. Les informations sont moins vérifiées et le choix des mots est parfois bâclé. Gérard Mordillat, écrivain et président du jury Autrement VU du Figra 2010, parle de « religion de l’urgence »25. Ces contraintes économiques ont donc des conséquences sur la qualité des articles. « Ce vertige de l’immédiateté ruine notre profession », prévient Jérôme Bouvier 26, fondateur des Assises du Journalisme. Quant à Philippe Lefait, animateur des Mots de Minuit sur France 2, il affirme que « Le tout-info tue 21 DELPORTE Christian, Les journalistes en France 1880-1950, Seuil, 1999. « Le slow journalisme au secours du format long », Marie Tarteret, « Le slow journalisme au secours du format long », Marie Tarteret, blog de l’université de Tours, 12/09/11. http://journalisme.univ-tours.fr/blog/ 23 KRAUZE Jan et RIOUX Didier, Le Monde. Les grands reportages (1944-2009), Les Arènes, 2009, p.535. 24 Idem, p.536. 25 Emission « Comme on nous parle », France Inter, 26 mars 2010. 26 Propos tenus lors des Assises du Journalisme, du 16 au 18 novembre 2010, à Strasbourg. 22 9 l'info ! On ne peut cautionner cette véritable hystérie à faire consommer de l'information en permanence et en continu. »27 2. La crise de confiance Cause ou conséquence des difficultés économiques : le journalisme souffre aussi d’une crise de légitimité. Environ la moitié des Français ne croit pas tout ce que disent les journalistes, selon le baromètre TNS Sofres pour La Croix.28 La majorité pense qu’ils ne sont pas indépendants : 63% des personnes interrogées estiment que les journalistes ne résistent pas aux pressions politiques et 58% d’entre eux affirment qu’ils ne résistent pas aux pressions de l’argent. 40% des Français estiment même que la qualité des médias s'est détériorée depuis 10 ans. C. Les solutions préconisées : une prise de conscience de la nécessité d’un recul sur l’information, mais une divergence sur sa possibilité C’est dans ce contexte que des réflexions sont engagées depuis quelques années. On peut distinguer trois types d’approches. 1. L’approche technologique D’une part, la majorité des acteurs médiatiques cherchent à s’adapter aux nouvelles technologies. Ainsi, les groupes de presse ont opéré une fusion entre les rédactions print et web. Les sites d’information cherchent à développer les interactions avec les lecteurs, à travers les commentaires et les témoignages. Mais, si les professionnels s’accordent à dire qu’il faut davantage de recul et de qualité, ils jugent souvent utopique ce retour au long format et aux enquêtes de plusieurs semaines, synonymes, pour certains, de faillite assurée. 2. L’approche traditionnaliste D’autre part, certains prônent le retour aux fondamentaux du journalisme, c’est-à-dire à l’enquête de plusieurs jours sur le terrain, le recul et l’analyse. C’est dans ce sens qu’a été imaginé le rendez-vous annuel de la profession, les Assises du Journalisme. Jérôme Bouvier29 les a créées sur le thème de l’urgence : il avait le « sentiment que nous étions esclaves de l’immédiateté »30. Ainsi, lors de la 4ème édition, en 2010, la « slow information » a été opposée à l’info « low cost », lors d’un atelier intitulé « Contre l'info low-cost, vive la slow 27 Propos tenus lors des Assises du Journalisme, du 16 au 18 novembre 2010, à Strasbourg. Baromètre TNS Sofres pour le journal La Croix, sur l’état d’esprit des français à l’égard de leurs médias, publié le 8 février 2011. http://mediateur.blogs.rfi.fr/article/2011/02/08/journalistes-la-crise-de-confianceperdure 29 Jérôme Bouvier est médiateur de Radio France. 30 Entretien réalisé le 9 novembre 2011 lors des Assises du Journalisme à Poitiers. 28 10 info ! Immersion, investigation, enquête au long cours : face aux réalités de l'info low cost, réaffirmer que le journalisme de qualité prend du temps ». Jérôme Bouvier plaide pour la lenteur qui est selon lui une des clés pour résorber la crise de la presse : « Prendre du recul, confronter les informations, aller les chercher sur le terrain... C'est là que le journaliste représente une plus-value. Et qu'il a une chance de survivre »31. Philippe Lefait va aussi dans ce sens : « il est grand temps, sinon de réinventer le journalisme, du moins de retrouver ses fondamentaux »32. Pour Hervé Brusini, directeur de la rédaction nationale Web à France Télévisions, c’est le reportage qui est à la fois au cœur de la crise de la presse, et qui constitue la solution : « Le reportage, c’est la question politique fondamentale adressée au journalisme dans sa crise aujourd’hui. (…) Je pense que nous sommes davantage dans l’ordre du questionnement, de la problématisation des évènements mais pas trop dans l’ordre du “aller voir sur place et faire son boulot. Raconter les faits, ce qui s’est passé, quand, quoi, comment ?”, au lieu de toujours sauter la case et de partir dans les débats, les experts, les sociologues et tout ça. Il faut que nous refassions notre travail parce que c’est ça l’urgence démocratique. Et c’est aussi pour ça que les gens ont commencé à nous quitter et à se manifester par eux-mêmes en se publiant eux-mêmes, en étant leurs propres journalistes sur le net. »33 Pour lui, le journalisme doit se remettre en question et retrouver la notion de récit : « Nous sommes obligés de nous reposer le problème des fondamentaux du métier en ce moment et de retrouver en quelque sorte notre justification. Nous sommes effectivement dans une époque de recherche, dans une époque où le journalisme est convié, contraint, convoqué, à se distinguer en retrouvant son art de faire fondamental, c'est-à-dire témoigner. C’est pour ça que je pense que l’objectif, c’est la description. »34 C’est notamment le retour au papier qui est envisagé, avec le développement de revues au long cours. Mais c’est aussi un retour aux fondamentaux de la part des quotidiens qui est souhaité. Ainsi, la slow info y est possible et nécessaire pour Patrick de Saint-Exupéry, le co-fondateur de XXI : « même dans des rédactions d’information quotidienne, la slow info c’est aussi une manière de se positionner, une attitude, un choix d’angle. C’est proposer, contre-proposer. »35 Jérôme Bouvier aimerait voir appliquer ce « slow journalism » au sein des grands quotidiens nationaux : « c’est un des premiers endroits où il est possible. Le rôle du quotidien n’est plus de m’informer sur ce qui se passe, mais de m’informer des infos sur ce qui s’est passé. Cela implique du long. »36 Selon 31 « Jérôme Bouvier : “Le meilleur moyen de tuer le métier de journaliste, c’est de faire vite” », Emmanuelle Anizon, Télérama, 06/10/09. 32 Propos tenus lors des Assises du Journalisme, du 16 au 18 novembre 2010, à Strasbourg. 33 Idem. 34 Emission « Comme on nous parle », France Inter, 26 mars 2010. 35 Propos tenus lors des Assises du Journalisme, du 16 au 18 novembre 2010, à Strasbourg. 36 Entretien réalisé le 9 novembre 2011 lors des Assises du Journalisme à Poitiers. 11 lui, des expériences nouvelles se multiplient, signe d’« une forme de maturation »37, notamment du côté des quotidiens : « Ils ont évolué, il y a plus une conception de magazine, ils vont plus vers du long. »38 De même, Amaury de Rochegonde, chef du service Médias de Stratégies, voit l’innovation non pas dans le « tout numérique », mais dans la « slow info ». Selon lui, ce mouvement permet de se démarquer, alors que « tout le monde est sur Twitter »39. 3. Une troisième voie : le mélange des deux approches Enfin, face à l’érosion des ventes de quotidiens et l’uniformisation de l’information, certains ont voulu se démarquer en développant des formats atypiques. Une troisième voie, plus innovante, s’est ainsi dessinée. Des titres « hybrides » renouent avec le recul et la transparence économique, tout en utilisant les nouvelles technologies. La souplesse d’internet est mise à profit : les formats longs, le style design et le participatif sont permis. C’est la logique des « pure player ». Le plus connu est Mediapart, qui renoue avec le journalisme d’investigation, mais sur internet. Ce site, qui a 60 000 abonnés, propose des enquêtes fouillées, très longues, et un modèle payant. Les articles restent plusieurs jours et sont moins nombreux que ceux d’un site d’information classique. Mediapart entend allier participatif et qualité de l’information : « Media participatif de qualité, notre journal ambitionne de construire un public de lecteurs contributeurs, dessinant les contours d’une communauté intellectuelle qui, avec ses interventions et ses échanges, proposera « le meilleur du débat »40. L’optique est en effet de retisser un lien avec le lecteur, et de combler le fossé parfois énorme entre journaliste et public. Le fondateur du site Rue89, Pierre Haski, a aussi cette volonté d’innover, comme la déclaration d’intention du site l’explique : « notre ambition : inventer un média qui marie journalisme professionnel et culture de l’internet (…). Nous rêvons que Rue89 devienne peu à peu le point de référence obligé pour tous ceux qui ne veulent pas se contenter de ‘consommer’ l’information et se passionnent pour la confrontation d’idées »41. Quant au site Owni, créé en 2009, il s’est spécialisé dans le « datajournalisme » (le journalisme de données), c’est-à-dire une analyse de statistiques et de chiffres. Il suit en revanche la même démarche participative avec une contribution d’auteurs, de journalistes, de pigistes, présentés par une petite biographie. Cependant, ces nouveaux sites, bien que proposant de longs formats, ne renouent pas avec le style littéraire, comme le fait l’approche traditionnaliste. 37 Entretien réalisé le 9 novembre 2011 lors des Assises du Journalisme à Poitiers. Idem. 39 http://blog.pressebook.fr/assises-journalisme-2010/author/simon/ 40 Déclaration d’intention de Mediapart. http://presite.mediapart.fr/contenu/le-projet.html#Q1 41 Déclaration d’intention de Rue89. http://www.rue89.com/qui-sommes-nous 38 12 Ces trois approches ont des caractéristiques différentes, qui s’inscrivent dans un contexte de crise. L’approche traditionnaliste, celle de la revue XXI, est basée sur la volonté de prendre à contre-pied les caractéristiques de la presse contemporaine et de renouer avec la tradition littéraire du grand reportage, genre qui s’est raréfié dans la presse écrite. On peut alors se demander, dans le contexte économique actuel, comment se crée une position pour cette approche. Nous étudierons donc le nouvel espace du grand reportage dans la presse écrite contemporaine, à travers l’exemple de la revue XXI. Il s’agira de déterminer comment se construit un nouvel espace pour le reportage, à travers l’analyse sociologique des acteurs de ce renouveau, et des choix éditoriaux, économiques et artistiques. Cette analyse sera sous-tendue par une étude des évolutions du grand reportage, qui nous permettra de déterminer si la revue XXI réinvente ce genre, le modernise ou effectue un retour au journalisme à l’ancienne. Notre dessein sera d’expliquer ces transformations par rapport aux mutations sociales, économiques et techniques. Diverses hypothèses peuvent être avancées pour expliquer cette raréfaction du grand reportage. La crise de la presse est la plus évidente compte tenu du coût d’une enquête. Mais notre réflexion portera aussi sur les raisons éditoriales de cette diminution des formats. CHAPITRE 2 - La méthode, les travaux précédents, les difficultés J’ai réalisé ce mémoire en trois grandes étapes. Tout d’abord, à partir du mois de novembre 2010, j’ai lu l’ensemble des articles de presse publiés dans les journaux, magazines et sites web sur le sujet choisi. J’ai aussi écouté les émissions de radio consacrées à la revue XXI et au grand reportage. Cette recherche préalable m’a permis de définir plus précisément mon sujet, ainsi que ses délimitations. Elle m’a ainsi permis de rédiger les grilles d’entretien. En février 2011, j’ai effectué un premier voyage à Paris afin de m’entretenir avec une partie de l’équipe rédactionnelle : Patrick de Saint-Exupéry, Pierre Bottura et Léna Mauger. J’ai poursuivi mes recherches en lisant des livres sur l’histoire du grand reportage. Après ces lectures et une prise de notes détaillée, je me suis intéressée au contexte actuel de la presse. J’ai lu des livres sur la crise de la presse et sur les mutations du journalisme. J’ai aussi pu lire des travaux précédents portant sur le grand reportage et le prix Albert Londres. J’ai alors commencé à construire mon plan avec davantage de précisions. 13 J’ai poursuivi les entretiens au début de septembre 2011. Afin d’analyser la place du grand reportage et la vision des quotidiens et hebdomadaires sur le genre, j’ai rencontré le Directeur adjoint du Monde et l’un des grands reporters du titre, ainsi que le rédacteur en chef du service International du Figaro. J’ai eu un entretien avec Delphine Saubaber, grand reporter à l’Express. Puis j’ai effectué une deuxième série d’entretien avec l’équipe de XXI : Laurent Beccaria, Quintin Leeds et Dominique Lorentz. Aux Assises du Journalisme de novembre, je me suis entretenue avec leur fondateur Jérôme Bouvier, l’économiste des médias Nadine Toussaint-Desmoulins et le sociologue Jean-Marie Charon. En mars 2012, au cours de mon stage à l’Express, j’ai pu rencontrer le grand reporter Vincent Hugeux. Enfin, en avril, j’ai rencontré deux libraires qui vendent XXI et consulté les archives de Livres Hebdo sur les classements Ipsos de ventes de livres. Tout au long de ce processus, j’ai analysé chaque numéro de XXI, du premier publié en janvier 2008, au 18ème, sorti en mars 2012. J’ai étudié à la fois le fond et la forme, et en ai tiré des statistiques. Les sources utilisées sont diverses : outre les 18 numéros de la revue, j’ai utilisé des articles de presse écrite et web, des émissions de radio, des livres, des travaux universitaires, des entretiens, des données statistiques et des documents d’archives. Au total, j’ai réalisé 17 entretiens, qui ont duré entre 10 minutes et 1h45, et en moyenne 45 minutes. La principale difficulté que j’ai pu rencontrer a été de gérer la masse d’information recueillie au fil du temps. Cette difficulté est inhérente à l’objet choisi : XXI est une revue de 210 pages, au contenu très dense et déclinée à ce jour en 18 numéros. CHAPITRE 3 - Principal résultat, annonce du plan L’équipe se réclame d’un retour aux fondamentaux du journalisme, à la fois au niveau de l’éthique, du recul, mais aussi au niveau du genre, le grand reportage, défini par Patrick de Saint-Exupéry comme l’essence du journalisme. Cependant, le côté « ovni » est aussi mis en avant par la rédaction. Ses caractéristiques principales, tant économiques (vente en librairie, absence de publicité, politique de transparence), qu’éditoriales (mélange des genres et importance du lien avec le lecteur), en font un objet hybride, entre tradition et innovation. Du fait du contexte de crise économique de la presse et de la croyance selon laquelle la lecture de papiers longs n’intéresserait plus les lecteurs, il se créé une position spécifique pour les revues au long cours. En premier lieu, nous étudierons les évolutions du grand reportage depuis la création de ce genre journalistique à l’émergence de la revue XXI. Ensuite, nous verrons que les choix 14 éditoriaux se veulent en adéquation avec la réflexion qui a conduit à ce projet. Puis nous analyserons les profils sociologiques de l’équipe et des auteurs, afin de comprendre qui sont les promoteurs de ce retour au grand reportage. Enfin, nous verrons que le modèle économique de la revue se veut à la fois innovant et inscrit dans la tradition littéraire du grand reportage. 15 PARTIE 1/ De la genese du « grand reportage » a la creation de XXI CHAPITRE 1 - L’évolution du grand reportage Pour Michael Schudson, le reportage évolue selon les différentes cultures, pays, et époques dans lesquels il s’inscrit : « Le reportage n’est pas un art ancien. C’est une activité liée et créée par l’histoire. Elle ne se transfère pas nécessairement bien ou facilement aux autres cultures. Elle ne reste pas inchangée alors que le monde change autour d’elle. Ce sur quoi les reporters enquêtent, leur manière d’enquêter, leur but et la façon dont ils conçoivent leur travail varient d’un endroit à l’autre. »42 En effet, les modalités d’exercice du métier de grand reporter évoluent au fil du temps, au gré des évolutions sociales, politiques, technologiques et économiques. Section 1/ Les origines du grand reportage (années 1830-années 1890) A. Le reportage aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, dès le début des années 1830 : la naissance du grand reportage moderne Le grand reportage comme activité journalistique spécialisée date des années 183043. Ses débuts ont lieu aux Etats-Unis44 : les premiers reportages sont publiés dans Le New York Sun et le New York Herald. Le grand reportage est alors un moyen pour ces titres d’augmenter leur diffusion en attirant les lecteurs populaires. Depuis les années 1820, et surtout à partir des années 1830 (avec la naissance de la « penny press »), les reporters couvrent l’information locale, qui provient surtout de la police et des tribunaux. Mais les journalistes publient surtout des documents et des discours officiels. C’est dans la deuxième moitié des années 1830 que la technique de l’interview, qui se détache des conversations formelles, émerge aux États-Unis. Le Boston Herald note alors en 1847 que « le reportage est maintenant une des spécialités de 42 “Reporting is not an ancient art. It is historically specific, historically created activity. It does not necessarily transfer well or easily to other cultures. It does not maintain itself untouched as the world around it changes. What reporters report on, how they report, what they aim for, and how they go about their work vary from one area to another.” SCHUDSON Michael, The Power of News, Harvard University Press, Cambridge-London, 1995, p. 95. (Traduit par nos soins). 43 SCHUDSON Michael, The Power of News, Harvard University Press, Cambridge-London, 1995, p.95. 44 MARTIN Marc, Les grands reporters. Les débuts du journalisme moderne, Éditions Audibert, 2005. 16 la presse »45. Un autre genre du grand reportage va aussi faire ses débuts : le reportage de guerre. A partir des années 1850, des reporters sont envoyés au front. En 1855, le premier reporter de guerre photographe, l’Anglais Roger Fenton, est chargé de couvrir la guerre de Crimée (1853-1856), et des journalistes américains sont envoyés sur la Guerre de Sécession (1861-1865)46. Le fondateur du Herald, James Gordon Bennett, fait une place de choix au grand reportage ; il met de gros moyens dans ses envoyés spéciaux notamment grâce aux ressources publicitaires. Le journal finance notamment l’expédition d’Henry Morton Stanley en Afrique, dans sa recherche de David Livingstone en 1871. Ce reporter devient alors connu du public français. B. En France, le « petit reportage » à l’origine du grand : dès les années 1880 1. Les premiers envoyés spéciaux et correspondants de guerre : les reportages de guerre La presse française suit l’exemple britannique47 : la presse populaire se met au grand reportage, dans un contexte de concurrence des journaux. Les titres veulent donner à lire aux lecteurs une information vivante et accessible au plus grand nombre, et qu’à travers la figure du reporter-témoin, chacun puisse s’identifier. Le genre devient « un appât quotidien offert au public »48. Les grands quotidiens français envoient leurs premiers envoyés spéciaux pour couvrir les guerres à partir des années 1870, par exemple durant la guerre russo-turque (1877-1878). En 1877, la victoire des républicains met fin au monopole de l’agence de presse Havas : les reporters sont désormais libres d’avoir leur propre information. C’est à cette époque que les pionniers du grand reportage français que sont les « correspondants de guerre » émergent. Ils sont à peine une quinzaine. Pas encore reconnus ni spécialisés, ils couvrent les expéditions coloniales. Cependant, il existe plusieurs freins au développement du reportage en France. Selon Marc Martin, la première raison est culturelle : les Français sont moins curieux49. De plus, avant 1877, le monopole de l’agence Havas, créée en 1835 et dévouée au pouvoir, ne permet pas aux journalistes d’avoir d’autres sources que celles officielles. Enfin, contrairement aux EtatsUnis, la mauvaise réputation de la publicité en France empêche le financement des enquêtes. 45 « reporting is now one of the specialties of the press ». SCHUDSON Michael, The Power of News, Harvard University Press, Cambridge-London, 1995, p.72. (Traduit par nos soins). 46 MARTIN Marc, Les grands reporters. Les débuts du journalisme moderne, Éditions Audibert, 2005. 47 Idem. 48 Idem. 49 Idem. 17 2. Les faits-diversiers à l’origine du grand reportage En France, les premiers grands reportages sont publiés à partir des années 1880, au début de la IIIème République50. L’introduction du grand reportage se fait plutôt par le biais du « petit reportage », c’est-à-dire les faits divers, publiés notamment par Le Petit Journal dès la chute du Second Empire, en 187051. Reposant sur un travail de terrain, les faits divers sont considérés comme une catégorie du reportage, bon marché. Deux journalistes, Fernand Xau et Pierre Giffard, issus de la rubrique Faits divers, vont alors créer une nouvelle catégorie, le grand reportage. Tous deux veulent donner une place à ce « nouveau journalisme », en créant un genre nouveau, à côté des rubriques Politique, Critique et Chroniques, habituellement considérées comme nobles. Ils prônent un reportage de type littéraire, confié à des écrivains, afin de faire de cette catégorie un genre noble. Fernand Xau veut « relever le reportage, en le confiant à des écrivains de talent »52. Pierre Giffard, quant à lui, veut donner une qualité littéraire aux reportages. Il est le premier à affirmer l’importance du reporter. En 1880, il publie un livre, Le Sieur va-partout, sorte de manifeste sur une nouvelle manière de faire du journalisme. Le modèle américain d’un reportage factuel n’est pas adopté en France pour autant. Les précurseurs du grand reportage en France rejettent le grand reportage à l’américaine : Fernand Xau explique que les Français sont « trop raffinés » pour se « contenter d’un reportage tout sec »53. Dès ses débuts dans l’Hexagone, le grand reportage reste attaché à la tradition littéraire du journalisme français, qui ne « rompt ni avec l’esprit critique ni avec la tradition littéraire »54. D’ailleurs, durant le XIXème siècle, le journalisme est plutôt utilisé comme une passerelle vers la littérature. 3. Les transformations sociales, politiques, économiques et technologiques Au-delà de la stratégie de Xau et Giffard, l’émergence du grand reportage intervient dans un contexte de transformations sociales, politiques, économiques et technologiques. Ainsi, Schudson écrit que « le reporter et le reportage sont des inventions de la classe moyenne du XIXème siècle et de ses institutions ».55 50 MARTIN Marc, Les grands reporters. Les débuts du journalisme moderne, Éditions Audibert, 2005. 51 Idem. Idem. 53 Idem. 54 DELPORTE Christian, Les journalistes en France 1880-1950, Seuil, 1999, p.72. 55 “The reporter, and reporting, were inventions of the nineteenth-century middle-class public and its institutions.” SCHUDSON Michael, The Power of News, Harvard University Press, Cambridge-London, 1995, p. 95. (Traduit par nos soins) 52 18 a. Les transformations politiques La mise en place de la République et de la démocratie parlementaire en 1880 permet une libéralisation et une démocratisation de l’accès à l’information. La proclamation de la liberté de la presse en 1881 provoque la multiplication des journaux. De plus, les couches moyennes ont une facilité d’accès à l’information politique. b. Les évolutions économiques Les coûts de production diminuent. Le développement de la pub permet de financer davantage d’enquêtes. Ainsi, la prospérité du journal Le Figaro, grâce à la publicité qui représente un tiers de ses recettes, lui permet de dépenser beaucoup pour ses reportages. Il fait figure de précurseur. c. Les innovations technologiques Le développement des transports et des communications permettent aux reporters de partir davantage sur le terrain. Des innovations importées d’Angleterre, comme le steamer, le chemin de fer, le télégraphe, ou encore le téléphone, rendent les voyages plus rapides et faciles. d. Les mutations sociales : un public plus large Face aux évolutions de l’actualité internationale, un nouveau lectorat, plus large, émerge. Le journal doit s’adresser à de nouvelles classes sociales. Le public est de plus en plus concerné par les évènements de l’actualité qui touchent les intérêts français. Ainsi, la politique d’expansion coloniale des républicains, à la fin du XIXème siècle, est selon Marc Martin le « premier catalyseur du grand reportage »56. Dans l’entre-deux guerres, les reportages à l’étranger se multiplient, notamment dès 1917, lors de la révolution bolchévique. Dans un contexte d’extension de l’idée révolutionnaire en France et en Europe, les attentes du public évoluent. Le public veut une information davantage incarnée, descriptive, qui permet de connaître des pays57. Les enquêtes séduisent notamment les femmes par leur pittoresque. e. Une stratégie des patrons de presse Face à ce nouvel intérêt des lecteurs, les patrons de presse vont innover. Ils voient dans le grand reportage une valeur ajoutée face à la concurrence. Créés à la fin des années 1890, des quotidiens populaires comme Le Journal et Le Matin vont se lancer dans le grand reportage. 56 57 MARTIN Marc, Les grands reporters. Les débuts du journalisme moderne, Éditions Audibert, 2005. Idem. 19 Ce nouveau journalisme est aussi adopté par les journaux au public davantage bourgeois, comme L’Echo de Paris. Section 2/ Du début du XXème siècle au début de la première guerre mondiale : l’essor d’un reportage-témoignage A. L’essor du grand reportage A la fin du XIXème siècle, la profession de journaliste se fragmente donc en deux : d’un côté, les grands reporters - dont la vie est faite de voyages et d’aventures - et de l’autre, les journalistes sédentaires, qui écrivent leurs articles depuis leur bureau. De nombreux correspondants de guerre, les « reporters de guerre », sont envoyés couvrir le front durant la guerre russo-japonaise en 1904. C’est un tournant : ce sont les premiers longs voyages pour des journalistes, et la première fois qu’ils sont aussi nombreux à partir en même temps (une douzaine de reporters français). Cette guerre, qui dure deux ans, voit l’essor du grand reportage. Les reporters deviennent des professionnels connus et reconnus. Au début du XXème siècle, le grand reportage est définitivement ancré dans la presse quotidienne, surtout dans les grands titres populaires qui y mettent de gros moyens. Les questions internationales et européennes, ainsi que les affaires intérieures, sont surtout privilégiées. Le Figaro, créé en 1826, laisse une grande place au reportage : c’est le second journal français à mettre en place un service qui lui est exclusivement dédié. Le Petit Journal diffuse les reportages d’Albert Londres, et les « Grandes enquêtes » de Jules Huret sont publiées dans l’Echo de Paris. Le genre de l’interview, qui a émergé dans les années 1830 aux Etats-Unis, s’installe en France58. B. Le reportage de découverte : écrire au rythme du voyage Beaucoup de reportages de la Belle Epoque portent sur le voyage : les lecteurs sont curieux de connaître à la fois les pays du monde, et des hommes qui les peuplent. C’est la Société de géographie qui est à l’origine de cette appétence pour l’ailleurs. Basée à Paris, elle regroupe des voyageurs, des explorateurs, des professeurs, et agit comme un groupe de pression. Les reporters n’écrivent plus des reportages chocs, mais proposent un regard sur le monde et sur les comportements surprenants des hommes. Il s’agit plutôt de chroniques, le lecteur suit les explorateurs tout au long de leurs aventures. Ce « reportage de découverte »59 a beaucoup de succès. Pour fidéliser les lecteurs, Le Figaro diminue la place de la politique au profit d’un « Feuilleton du Figaro », qu’il confie au reporter Jules Huret. Ce dernier va imposer, avec 58 59 MARTIN Marc, Les grands reporters. Les débuts du journalisme moderne, Éditions Audibert, 2005. Idem. 20 Gaston Stiegler, une nouvelle manière de concevoir la « découverte ». Il devient fondamental d’apporter une connaissance au public, de le faire voyager, tout en prenant du recul. Le Figaro permet à Jules Huret de prendre son temps, notamment pour se familiariser avec la langue du pays. Dans ses écrits sur l’Allemagne se dessine en arrière-plan une critique du régime. Quant à Gaston Stiegler, il fait en 1901 un tour du monde en 63 jours, dont il rapporte ses mésaventures quotidiennes, mais aussi une description des pays visités. Le reportage est conçu comme un témoignage, notamment sous-tendu par une compassion pour les malheureux ou les prisonniers60. Ce sentiment se retrouvera dans les écrits de Kessel et Londres, dans les années 1920. Bien que le grand reportage ne nourrisse pas encore des best-sellers, et qu’il n’y ait pas de relations entretenues entre éditeurs et grands reporters, les journalistes écrivent des livres. Jules Huret en a écrit 18 : il est le « premier journaliste français à prolonger systématiquement ses reportages par une publication en librairie »61. Ses enquêtes apparaissent comme en dehors de l’actualité puisqu’il cherche à saisir les spécificités d’une culture. C. Gaston Leroux : style littéraire, engagement et indépendance Un personnage, Gaston Leroux (1868-1927), « incarne »62 le grand reportage d’avant la première guerre mondiale. A travers ses articles, il va imposer un « nouveau style »63, proche de celui d’un romancier, métier qu’il exercera d’ailleurs dans un second temps. Il est notamment envoyé spécial sur les grands procès. Dans ses récits, il s’efforce de rechercher « la vérité intime des personnages »64 : il détaille leurs parcours, le physique, l’atmosphère... Il écrit aussi une série d’articles sur la révolution russe de 1905-1906, intitulée « L’agonie de la Russie blanche ». Pour Marc Martin, il « fait vivre le désordre et l’anarchie qui s’installent dans le pays »65 : « tout cela, il le vit »66. De plus, il initie une nouvelle relation avec le public, celle d’une « connivence »67 : il laisse au lecteur la liberté de se faire son opinion. D. Mais un investissement encore limité en termes d’effectif et de place Si le grand reportage est considéré comme un journalisme d’exception, le nombre de grands reporters reste faible avant la guerre : au début du XXème siècle ils sont au plus quatre ou 60 MARTIN Marc, Les grands reporters. Les débuts du journalisme moderne, Éditions Audibert, 2005. Idem. 62 Idem. 63 Idem.. 64 Idem. 65 Idem. 66 Idem. 67 Idem. 61 21 cinq dans les journaux comme Le Figaro, Le Matin et Le Journal. Les reporters « assidus » sont entre 20 et 30, presque tous à Paris. Les journaux publiant régulièrement des grands reportages n’excèdent pas la dizaine. En province, la plupart des journaux n’ont pas les moyens : la Dépêche du Midi n’en publie aucun par exemple. Seuls les quotidiens des grands ports, comme La Petite Gironde, en diffusent. Peu de rédactions ont un service dédié au grand reportage. Le premier service grand reportage est créé à Gil Blas en 1889, puis au Figaro 10 ans après, mais en 1904 et 1905 les mentions ont disparu. Le service grand reportage est moins noble que la politique, la vie littéraire, ou le théâtre. Il fait habituellement parti d’un service aux compétences plus globales, comme le service « grande actualité » au Journal. Dès la crise des années 1920, les journalistes deviennent salariés et leur emploi est de plus en plus précaire68. Leurs salaires sont moins élevés que dans d’autres rubriques, telles que la chronique, la critique ou la politique. Le grand reporter l’est seulement à temps partiel, le grand reportage ne représente souvent qu’une petite partie de leurs activités. Ainsi, Gaston Leroux ne peut refuser aucun article. C’est « un métier éprouvant »69 selon Marc Martin. Section 3/ L’« âge d’or du grand reportage »70 dans l’entre-deux guerres A. Publier des grands reportages pour faire face à la concurrence Pendant la Grande guerre, beaucoup de titres collaborent. La censure fait rage et l’accès au front est refusé aux agences. Au sortir de la guerre, les journaux doivent faire face à des difficultés financières. Les coûts d’exploitation augmentent71, du fait de la hausse du prix du papier et de la part salariale. Le prix de vente augmente donc. Les ventes progressent peu, tout comme le tirage : il est de 9 500 000 avant 1914, il plafonne à 11 000 000 avant 193972. Cela entraîne la disparition de certains titres, et la stagnation voire la réduction de la place et des effectifs du grand reportage dans certains journaux. Ainsi, en 1918, Le Petit Journal n’a plus qu’un seul reporter. Les années 1920 et 1930 sont caractérisées par une compétition accrue entre les journaux. Face à cette concurrence, c’est le grand reportage qui va devenir, pour les grands journaux parisiens, un « instrument de promotion »73 face aux quotidiens régionaux. En effet, seules les 68 DELPORTE Christian, Les journalistes en France 1880-1950, Seuil, 1999. MARTIN Marc, Les grands reporters. Les débuts du journalisme moderne, Éditions Audibert, 2005. 70 Idem. 71 « Les bénéfices d'exploitation chutent de 27 millions de francs en 1930 à 5,4 millions en 1937 ». MARTIN Marc, Les grands reporters. Les débuts du journalisme moderne, Éditions Audibert, 2005. 72 MARTIN Marc, Les grands reporters. Les débuts du journalisme moderne, Éditions Audibert, 2005. 73 Idem. 69 22 grandes rédactions des journaux prospères ont les moyens d’avoir une équipe de grands reporters74. B. Des évolutions liées aux transformations sociales 1. L’indépendance et le travail sur le terrain valorisés Le journalisme évolue en réponse aux changements de la société. En effet, la curiosité d’un lectorat de plus en plus large75, de Paris comme de province, comprenant même des classes moyennes populaires, incite les rédactions à développer le grand reportage, notamment sur des sujets comme la souffrance, la pitié pour la condition humaine, et les déclassés. Ces thèmes relatifs au malheur des individus sont particulièrement privilégiés dans le contexte de l’après-guerre. On peut aussi rapprocher cette demande du développement, dès les années 1930 aux Etats-Unis, de l’« interpretative reporting »76, en réponse à la demande d’un public qui souhaite davantage de contextualisation, au vu de la complexité du monde. En effet, l’exposition des faits sans interprétation a induit une incompréhension de la première guerre mondiale. Enfin, l’idéal d’indépendance du reporter, « passeur de confiance »77, est apprécié à la sortie d’une guerre durant laquelle le « bourrage de crâne »78 des chroniqueurs et des journalistes politiques a décrédibilisé la profession aux yeux du public. La subjectivité des reportages laisse au lecteur une marge d’appréciation et rend leurs erreurs plus tolérables. Les reporters, stars des rédactions, deviennent un « enjeu commercial »79 pour les journaux : leurs articles font augmenter leurs ventes et leur notoriété. La réputation des plumes est un facteur de fidélisation des lecteurs. 2. Un fleuron de la presse populaire La période de 1918 à 1939 est donc selon Marc Martin l’« âge d’or du grand reportage dans la presse française »80. Il se développe dans la presse populaire. La pagination augmente pour atteindre une moyenne quotidienne de 8 à 16 pages dans les années 193081, contre seulement un recto-verso durant la première guerre mondiale. Cette place permet un approfondissement des sujets. Vers 1935, les grands titres parisiens qui laissent une large place au reportage 74 MARTIN Marc, Les grands reporters. Les débuts du journalisme moderne, Éditions Audibert, 2005. GATIEN Emmanuelle, thèse : “Prétendre à l’excellence. Prix journalistiques et transformations du journalisme », 2010, p.113. 76 SCHUDSON Michael, Discovering the News. A Social History of American Newspapers, Basic Books, 1978, p. 145. 77 MARTIN Marc, Les grands reporters. Les débuts du journalisme moderne, Éditions Audibert, 2005. 78 Expression inventée par les combattants au Front, reprise par Albert Londres pour qualifier la soumission de la presse aux communiqués officiels. 79 MARTIN Marc, Les grands reporters. Les débuts du journalisme moderne, Éditions Audibert, 2005. 80 Idem. 81 GATIEN Emmanuelle, thèse : “Prétendre à l’excellence. Prix journalistiques et transformations du journalisme », 2010, p.116. 75 23 assurent près de la moitié des tirages : Le Matin, le Journal, le Petit Parisien, l'Intransigeant, Paris-Soir. Mais les journaux à public bourgeois réduisent, voire abandonnent le reportage pour des raisons économiques. Ainsi, il devient rare au Figaro, qui voit son prix fortement diminuer (en 1900 il était trois fois plus cher qu’en 1939). Au début des années 1930, les grands reporters sont une cinquantaine : ils n’ont jamais été si nombreux. La plupart sont de nouveaux journalistes, jeunes. D’autres reporters, moins jeunes, sont aussi embauchés pour combler le besoin de reporters. « Tout journal qui tient à son image compte désormais en permanence cinq ou six reporters, sans compter les rédacteurs qui peuvent les rejoindre si nécessaire »82, écrit Marc Martin. Le Petit Journal et Le Matin ont les meilleurs éléments. Paris-Soir va devenir un des journaux qui développe le plus le reportage. Il embauche des jeunes et recrute dans des rédactions parisiennes. Le directeur du journal, Jean Prouvost, met en place une politique publicitaire qui permet au titre de recruter « la plus brillante collection de signatures »83 et de mettre en place d’excellentes conditions de travail. Le journal Le Matin finance l’enquête de Joseph Kessel, la plus coûteuse de toutes celles de la presse française (1 million de francs de l’époque). Le tirage du Matin aurait alors augmenté de 150 000 exemplaires. Durant cette période, le quotidien est le premier support de lecture. L’appétence des lecteurs pour le reportage se traduit par une mise en page soignée : l’enquête apparaît à la Une, est annoncée quelques jours à l’avance, le nom de son auteur mis en valeur84, les caractères sont plus gros et la présentation davantage aérée, tout est fait pour permettre une lecture plus facile, celle-ci se déroulant souvent dans les transports ou les cafés. 3. Une diversification des thèmes Dans l’entre-deux-guerres, la guerre d’Espagne (1936-1939) est un des terrains les plus importants pour le reportage. Jamais les correspondants de guerre et les envoyés spéciaux n’ont été si nombreux. Une des exceptions est le Figaro, plus vieux titre de la presse française, qui envoie seulement un correspondant. Mais la majorité des titres parisiens couvrent les conflits et les crises. De 1919 à 1922, ils sont plus de dix reporters à se rendre en Russie communiste. Ils parcourent l’Europe, sont témoins de la montée du fascisme. Les thèmes sont divers : la politique (avec l’interview de grands leaders), les voyages dans les pays en crise (Palestine, Varsovie…), le reportage colonial (qui devient néanmoins occasionnel), les grandes affaires criminelles, les enquêtes sur l’aviation, etc. Les journaux donnent une 82 MARTIN Marc, Les grands reporters. Les débuts du journalisme moderne, Éditions Audibert, 2005. Idem. 84 GATIEN Emmanuelle, thèse : “Prétendre à l’excellence. Prix journalistiques et transformations du journalisme », 2010, p.116. 83 24 importance grandissante aux problèmes internationaux. Ainsi, en 1929, Albert Londres écrit sur le sort des Juifs en Europe. Les reporters ont une autre manière d’aborder la politique. Leurs articles ressemblent à des feuilletons. Ainsi, Henri Béraud écrit des reportages pour ramener les lecteurs, après l’été. S’exprimant à la première personne, il met davantage l’accent sur ses impressions que sur l’analyse : il est témoin (« voir, écouter, comprendre »85). A Paris-Soir, le reportage de Joseph Kessel est détachable, comme un feuilleton, genre déjà préconisé par Jules Huret avec ses enquêtes. Les grands reporters réputés ont donc une grande liberté. 4. Albert Londres et Joseph Kessel, les figures mythiques : le reportage devient un genre humaniste et littéraire C’est durant cette époque que ceux qui sont considérés comme les deux plus grands reporters vont révolutionner le reportage, et le journalisme dans sa globalité. Albert Londres (18841932) et Joseph Kessel (1898-1979) vont lui donner « une nouvelle direction »86. D’une part, même quand c’est un événement qui est traité, le sujet devient l’homme et ses comportements. Albert Londres invente l’enquête sur les problèmes de société. L’inconnu désormais, ce sont les hommes, et non pas les pays. Ses articles ne sont pas forcément reliés à l’actualité : alors que l’antisémitisme est très présent en France, il se rend en Palestine. Il invente le reportage « unanimiste »87, sous-tendu par un souci de justice et de pitié. L’esprit du grand reportage change : Albert Londres commence à poser des problèmes de société, voire à s’engager politiquement. Ses enquêtes sur « la misère des hommes » dénoncent les inhumanités : « le grand reporter n’est plus seulement un informateur, il est un avocat du devoir d’humanité »88. En 1923, son article sur les bagnes89, qui dénonce le système pénitentiaire, est constitué de portraits de bagnards. Ce récit marque le début de la dimension morale de ses récits. En 1929, il dénonce dans Terre d’ébène90 l’exploitation des travailleurs africains et la colonisation. Selon Marc Martin, son éducation chrétienne lui a donné un respect des droits des plus faibles, et même des mauvais : « il veut faire disparaître des comportements indignes des valeurs d’une société civilisée : ‘notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie’ »91. Le grand reporter Mermoz use aussi parfois d’une empathie envers les hors-la-loi dans lesquels il lui arrive de 85 MARTIN Marc, Les grands reporters. Les débuts du journalisme moderne, Éditions Audibert, 2005. Idem. 87 Idem. 88 Idem. 89 LONDRES Albert, Au bagne, Albin Michel, 1923. (réédition aux éditions Serpent à plumes) 90 LONDRES Albert, Terre d’ébène, Albin Michel, 1929. (réédition aux éditions Serpent à plumes) 91 MARTIN Marc, Les grands reporters. Les débuts du journalisme moderne, Éditions Audibert, 2005. 86 25 se reconnaître. Le reporter est de nouveau un « éclaireur de l’opinion »92 - fonction qu’il détenait déjà au XIXème siècle mais qu’il avait perdue après la IIIème République - ayant, en plus, un souci de compassion. Joseph Kessel, plus aventurier, cherche quant à lui les « ressorts des gens ». Il invente le « reportage rétrospectif », c’est-à-dire une information expliquée par la mémoire. Ses reportages de la fin des années 1930 inaugurent un nouveau rapport à l’actualité et au temps : il « transfigure le réel »93. Dans un article de L’Express94, ses reportages sont décrits ainsi : « Ce qui frappe, avant tout, c'est le sens du détail. Kessel cherche à faire rêver autant qu'à informer. Chez lui, les descriptions ne sont pas les chromos dont se débarrassent les journalistes au début d'un papier, mais le corps même de l'article. Elles permettent de poser ce qui était, pour lui, la raison d'être de ses voyages : la psychologie des personnages. Ce grand reporter avide d'aventures cherchait la vérité dans les moments suspendus du quotidien, la profondeur des silences, l'intensité des regards. On le comprend en lisant ses textes sur l'Irlande du Nord ou la guerre d'Espagne, sur le déclassement provoqué par la crise de 1929 ou sur les ouvriers de Berlin en 1932. Plus que des articles, des romans vrais. L'œuvre d'un authentique écrivain »95. Pour Les Nouvelles littéraires, il est « journaliste et romancier »96. Ainsi, contrairement à Albert Londres, il réécrit les extraits de ses reportages lorsqu’il les publie en livre. La deuxième dimension révolutionnaire du journalisme d’Albert Londres et de Joseph Kessel, est donc celle d’un changement relatif à la forme et à la manière d’écrire. Ils vont faire du reportage un « genre littéraire »97. Cette période voit ainsi le lien entre grand reportage et littérature devenir plus ténu, comme le souhaitait Pierre Giffard, et tant de journalistes qui se voulaient à la fois journalistes et écrivains. Ainsi, « le reportage mise sur l’art du récit, sur les ressorts d’une construction dramatique, sur l’élégance de l’écriture, sur toutes les ressources qui sont celles du roman »98. L’emploi du « je » se généralise, le journaliste se met en scène et livre un témoignage dont la subjectivité est assumée. L’enquête d’Albert Londres, Les forçats de la route99, dans laquelle il parle des coureurs du Tour de France de 1924, a ainsi ces caractéristiques. L’article est en fait un long récit : Albert Londres décrit environ tous les deux jours le déroulement de la « grande boucle » : douze articles sont publiés dans Le Petit Parisien, du 22 juin au 20 juillet 1924. Le style est littéraire et imagé : « Quand ils 92 MARTIN Marc, Les grands reporters. Les débuts du journalisme moderne, Éditions Audibert, 2005. Idem. 94 « Les romans vrais de Kessel », François Busnel, L’Express, 23/06/2010. http://www.lexpress.fr/culture/livre/francois-busnel-a-lu-reportages-romans-par-joseph-kessel_900980.html 95 Idem. 96 MARTIN Marc, Les grands reporters. Les débuts du journalisme moderne, Éditions Audibert, 2005. 97 Idem. 98 Idem. 99 LONDRES Albert, Les forçats de la route, édition Arléa, 2008. 93 26 gravissaient l’Isoard et le Galibier, ils ne semblaient plus appuyer sur les pédales, mais déraciner de gros arbres. Ils tiraient de toutes leurs forces quelque chose d’invisible, caché au fond du sol, mais la chose de venait jamais. Ils faisaient "Hein ! Hein !", comme les boulangers la nuit devant leur pétrin. »100. L’auteur utilise la première personne tout au long de son récit : « Pour mon compte, je pris, à une heure du matin, le chemin d’Argenteuil »101. Il se met en scène : « Pour me venger du coup du buffet, je les ai dépassés et je les attends, non sans quelque petit sourire, au sommet de la rampe »102. Albert Londres est subjectif lorsqu’il caractérise le commandant en chef des cyclistes : « C’est le seul homme que, de nos jours, je crois capable d’accomplir un miracle. Il ferait monter un garçon sur une bicyclette qui n’aurait ni selle, ni guidon ! Alphonse Baugé finira canonisé ! »103 De même, son reportage à Reims durant la guerre offre une mise en scène, de l’émotion et une écriture littéraire : « Des sifflements qui ressemblaient tantôt à ceux d’un merle géant, tantôt à ceux d’une sirène, dont le son serait aiguisé, coupant et rapide, virevoltèrent au-dessus de nous. -Sac au dos, dit le caporal, et baïonnette au canon, cette fois, ça y est. L’obus venait de tomber sur le parvis. Le caporal se souvint de nous. -Tâchez de filer, bon Dieu ! cria-t-il. »104. Cette subjectivité confine parfois à la fiction, comme les récits du reporter Blaise Cendrars, qui demande : « Que vous importe si j’ai pris le Transsibérien ou non, puisque je vous l’ai fait prendre à tous ? »105. Béraud, quant à lui, est aussi romancier. Cette réputation d’écrivain supplante même celle de grand reporter. 5. Le livre comme prolongement des enquêtes L’édition apparaît comme une manière de prolonger le reportage publié dans le journal. Ce qui était une exception, et se faisait longtemps après la sortie de l’enquête, devient un « nouveau genre éditorial »106, l’ouvrage paraissant seulement quelques mois après. Albert Londres publie dès 1923 ses reportages en livres, comme La Chine en folie, en 1942. Joseph Kessel publie ses reportages, comme La steppe rouge et L’équipage ; il écrit des nouvelles et des romans et obtient même le Grand prix du roman de l’Académie française. Les livres de ces deux auteurs ont beaucoup de succès, notamment par le style : ils ressemblent à des romans d’aventure ou des enquêtes policières, tenant en haleine le lecteur. Ainsi, Marc Martin 100 LONDRES Albert, Les forçats de la route, édition Arléa, 2008, p.47. Idem, p.9. 102 Idem, p.12. 103 Idem, p.39. 104 Extraits du reportage « Ils bombardent Reims », Albert Londres, Le Matin, 21 septembre 1914. 105 KRAUZE Jan et RIOUX Didier, Le Monde. Les grands reportages (1944-2009), Les Arènes, 2009, p.9. 106 MARTIN Marc, Les grands reporters. Les débuts du journalisme moderne, Éditions Audibert, 2005. 101 27 décrit Albert Londres comme un « scénariste »107, qui change de ton et a l’art des dialogues : « ses reportages sont des suites de tableaux »108. Il utilise un langage simple, accessible au large public de son journal. Les journalistes deviennent donc des auteurs, mais les écrivains aussi publient des reportages. Jean Cocteau, Claude Farrère et Colette signent des reportages dans des journaux, notamment dans Paris-Soir après 1930. C’est un signe de la promotion du grand reportage au premier rang des genres du journalisme109. L’édition est un « nouveau filon » pendant les années 1920 et les années 1930. En 1923, une collection spécifique au reportage, Albin Michel110, voit le jour, bientôt concurrencée par les Editions de France, qui accordent aux auteurs 20% du prix de vente111. Ce succès du reportage en librairie est dû à l’élargissement du lectorat : les milieux populaires et les couches moyennes lisent davantage. 6. Des reporters peu diplômés mais bien payés Durant cette époque, la majorité des reporters a quitté l’école avant d’arriver au collège. Moins d’un sur deux dont on connaît le parcours est diplômé, souvent de droit ou de lettres. Les plus connus sont nés en province, un tiers à peine sont d’origine parisienne. Cette génération est plus jeune, ils dépassent rarement la trentaine. On compte désormais quelques femmes grands reporters. Du fait de la liberté des reporters et de leur faculté d’attirer le public, les grands quotidiens leur offre de hauts salaires. Ils sont juste en dessous des rédacteurs en chef, des rédacteurs en chefs adjoints et des chefs de service de fabrication. Ainsi, un reporter du Petit Parisien, Claude Blanchard, gagne autant que les chefs de service les mieux payés. Leurs salaires sont souvent indicatifs : certains négocient directement leur salaire avec leur rédacteur en chef. Les reporters les plus réputés peuvent gagner davantage qu’eux. Ainsi, Albert Londres gagne trois fois plus que son patron, soit 54 272 € par an en 1931112. En 1922, Kessel touche 6480 € annuels113. Les notes de frais aussi peuvent être très importantes, allant parfois jusqu’à doubler les salaires. 107 MARTIN Marc, Les grands reporters. Les débuts du journalisme moderne, Éditions Audibert, 2005. Idem. 109 Idem. 110 Les éditions Albin Michel publient des reportages d’Albert Londres (Au bagne (1923), Dante n'avait rien vu (1924), Chez les fous (1925)), d’Henri Béraux (L'affaire Landru) et d’Edouard Helsey (Au pays de la monnaie de singe (1924)). 111 MARTIN Marc, Les grands reporters. Les débuts du journalisme moderne, Éditions Audibert, 2005. 112 GATIEN Emmanuelle, thèse : “Prétendre à l’excellence. Prix journalistiques et transformations du journalisme », 2010, p.234. Cela représente en constant 300 000 francs. MARTIN Marc, Les grands reporters. Les débuts du journalisme moderne, Éditions Audibert, 2005. 113 Kessel touche 3000 francs annuels. MARTIN Marc, Les grands reporters. Les débuts du journalisme moderne, Éditions Audibert, 2005. 108 28 7. La liberté, un privilège des plus grands Seuls ceux qui sont connus, c’est-à-dire moins d’une dizaine, peuvent jouir d’une grande liberté et réaliser uniquement des reportages. Ils choisissent leur journal et leurs sujets. Le symbole de cette indépendance est le départ d’Albert Londres du Quotidien, qui a lancé : « un reporter ne connaît qu’une seule ligne, celle du chemin de fer ». Joseph Kessel a aussi souvent changé de journaux. Ils peuvent prendre le temps, comme Albert Londres qui à partir de 1923 ne fait pas plus d’un reportage par an : « Un correspondant de guerre n’est pas un pisseur de copie. Pour mon compte personnel, je préfère envoyer un ou deux articles par mois, mais que ces articles soient réellement intéressants, plutôt que dix papiers secondaires. Je fais souvent des voyages qui n’offrent pas assez d’intérêt pour faire l’objet d’un article. Ainsi je reviens de Monastir et de Prilipo. J’ai dépensé cinq jours. Je ne ferai cependant pas d’article. Notre rôle consiste à être là pour le grand jour. Ce grand jour se fait parfois attendre un mois »114, écritil. Ainsi, il part six mois en Guyane, huit mois en Afrique noire. Albert Londres écrit en plusieurs semaines, voire deux ou trois mois. Les rédacteurs en chef d’un grand reporter peut le laisser des mois pour rédiger son reportage, compte tenu de la facture littéraire de leurs enquêtes. Cette liberté le rapproche de l’homme de lettres et de l’intellectuel. 8. Un raccourcissement des formats et un marketing déjà critiqué Cependant, la tendance est déjà au raccourcissement du reportage, les enquêtes durant rarement plus de deux ou trois mois. Les grands quotidiens varient les sujets et les reporters, afin de s’adapter à la demande d’un lectorat large et varié. De plus, certains reporters critiquent les nouvelles contraintes des rédactions : « ce sont des heures de présence qui sont imposées aux rédacteurs »115, raconte Joseph Kessel. Il rejette l'atmosphère des rédactions, par le biais de son personnage Le Droz : « J'étouffe au milieu des intérêts les plus médiocres, des gens indignes de la machine miraculeuse qu'ils ont en mains, des fonctionnaires de presse, des patrons de presse à la petite semaine. Dans toutes les boites importantes il en va de même »116. Section 4/ De l’inflation du grand reportage après la Libération à sa banalisation (1945-années 1960) A. Une profusion de grands reportages 114 Lettre d’Albert Londres à ses parents, 13 novembre 1915. MARTIN Marc, Les grands reporters. Les débuts du journalisme moderne, Éditions Audibert, 2005. 115 MARTIN Marc, Les grands reporters. Les débuts du journalisme moderne, Éditions Audibert, 2005. 116 Idem. 29 Pendant la Seconde Guerre mondiale, presque tous les titres disparaissent. Entre attentisme, collaboration et censure, la presse décline. Des reporters comme Jean Clair-Guyot écrivent des grands reportages bucoliques sur la campagne, et ne se préoccupent pas du conflit. Après la Libération, le grand reportage « reprend sa place et sa forme traditionnelles »117. Il retrouve sa variété thématique : problèmes relatifs à la modernisation du pays, décolonisation, guerre d’Indochine. Dès la fin de l’année 1944, les correspondants de guerre reviennent et « ressuscitent» le grand reportage. James de Coquet va ainsi faire un reportage sur le jour de l’an dans un régiment en France. L’écriture sur le mode du récit de voyage, en vogue dans la seconde moitié du XIXe siècle, revient. Il s’agit d’un « un mélange de témoignages, d’impressions, de rencontres, à l’opposé du compte-rendu factuel et précis énumérant les faits. »118 La nouveauté réside dans la place des reportages dans la presse écrite : le renouvellement de la presse fait du grand reportage « un genre foisonnant » : il « n’a jamais été aussi abondant »119. Malgré une pagination réduite, une réduction des tirages et un coût élevé (le grand reportage est absent de certains titres, comme l’Humanité), les grands journaux - notamment parisiens - lui font une grande place. Le reportage social et politique s’affirme dès les années 1960, en réponse à la libéralisation des mœurs, aux évènements politiques et aux luttes sociales. France-Soir va publier une profusion de reportages : dans les années 1960, six à huit pages sont dédiées aux questions internationales120. Ils portent sur des thèmes et des formes divers : les crises de l'étranger, des portraits de personnalités politiques, une série sur les problèmes intérieurs. Le grand reporter n’a plus le monopole du grand reportage : une rubrique commune est créée dès 1953 pour les envoyés spéciaux et les correspondants. A Paris-Soir, le grand reportage « prolifère »121. Le Figaro, qui a donné ses lettres de noblesse au grand reportage à la fin du XIXème siècle mais qui l'a négligé dans l'entre-deux guerres, lui accorde de nouveau une place de choix. Attaché à la vision traditionnelle du reportage, le titre garde un service spécialisé, avec une dizaine de journalistes, privilégiant les sujets pittoresques. Il s’intéresse notamment aux problèmes intérieurs de la France et publie une série « Une enquête du Figaro ». Le Monde, créé en 1944, commence à publier des reportages en 1945. Il impose tout de suite sa propre manière de concevoir le reportage : l’analyse politique est privilégiée, au détriment des thèmes économiques et sociétaux et des sujets pittoresques. Les journalistes spécialisés y sont les maîtres du grand reportage. Le titre choisit un journalisme 117 MARTIN Marc, Les grands reporters. Les débuts du journalisme moderne, Éditions Audibert, 2005. GATIEN Emmanuelle, thèse : “Prétendre à l’excellence. Prix journalistiques et transformations du journalisme », 2010, p.241. 119 MARTIN Marc, Les grands reporters. Les débuts du journalisme moderne, Éditions Audibert, 2005. 120 KRAUZE Jan et RIOUX Didier, Le Monde. Les grands reportages (1944-2009), Les Arènes, 2009. 121 MARTIN Marc, Les grands reporters. Les débuts du journalisme moderne, Éditions Audibert, 2005. 118 30 « prospectif », qui suggère plutôt que de dire vrai. Les premières « Les grandes enquêtes du Monde » portent sur la Tchécoslovaquie. D’autres titres comme Paris-Presse, Combat, L’Aurore diffusent aussi des reportages. De plus, depuis la Libération jusqu’à la fin des années 1950, le grand reportage se diffuse aussi dans les nouveaux hebdomadaires comme l’Observateur et l’Express. De même, le grand reportage s’implante dans les grands quotidiens régionaux, comme Sud-Ouest et La Dépêche du Midi. Henri Amouroux et René Mauriès font respectivement les beaux jours du genre dans ces titres. Cette grande place s’explique peut-être car une grande partie de leurs lecteurs n’achètent plus de quotidien parisien. Cette prolifération est aussi due à l’essor des agences qui proposent des enquêtes aux journaux. En 1938, elles sont une demi-douzaine122, mais à partir de 1948, elles se développent fortement. Ainsi, les grands reporters ne sont plus toujours attachés à une rédaction. On retrouve ces enquêtes dans plusieurs titres, c’est une sorte de bonus pour les journalistes des rédactions parisiennes. Hubert Beuve-Méry, fondateur du quotidien Le Monde, qui fait lui-même appel à beaucoup de reporters extérieurs pour des raisons économiques, autorise ses journalistes à travailler pour des agences car cela augmente le prestige du journal123. Ainsi, le genre reprend sa place, mais se diversifie. Grands reporters et grands reportages se transforment. Selon Marc Martin, ils « ne sont plus ce qu’ils étaient »124. Tout d’abord, dans les années 1950, les reporters sont plus nombreux que jamais. De nouveaux reporters font leur apparition, dont la majorité est parisienne, et a fait des études de lettres et de droit. Certains sont diplômés de l’Ecole de sciences politiques de Paris. Dès les années 1960, se développe ainsi l’enseignement avec les écoles de journalisme. Ils connaissent presque tous l’anglais. Dès 1945, la presse va se structurer : les grands groupes de presse se forment. Les contraintes économiques font que les employeurs demandent une polyvalence et une technicisation croissantes125. B. La banalisation du reportage Selon Marc Martin126, cette multiplication des enquêtes et cette diversification et profusion des auteurs est à l’origine de la perte de prestige des grands reporters. S’ils restent des figures de légende, ils n’en perdent pas moins leur aura. Ils n’ont plus le monopole du reportage : dès 122 MARTIN Marc, Les grands reporters. Les débuts du journalisme moderne, Éditions Audibert, 2005. Idem. 124 Idem. 125 GATIEN Emmanuelle, thèse : “Prétendre à l’excellence. Prix journalistiques et transformations du journalisme », 2010, p.123. 126 MARTIN Marc, Les grands reporters. Les débuts du journalisme moderne, Éditions Audibert, 2005. 123 31 la fin des années 1940, le grand reportage se banalise. Il perd progressivement l’originalité qui le caractérisait durant l’entre-deux-guerres. Selon un chef de service du Figaro de l’époque, c’est dû au changement de la société : le rejet par les jeunes journalistes d’un secteur élitiste127. Ainsi, le reportage n’a plus toutes les tâches qu’il avait. Le journaliste spécialisé est la « nouvelle vedette »128, notamment au Monde où les rubriques ont chacune leur grand reporter. De plus, des concurrents au grand reporter font leur apparition, Le reporter-photographe prend une place croissante avec l’arrivée du magazine Paris-Match en 1949, qui compte 25 pages de photos sur 40. Ensuite, l’invention du Nagra (magnétophone), en 1952, marque les débuts de la concurrence de la radio - qui affirme sa capacité à surpasser la presse écrite dans la diffusion des reportages de crise – suivi de celle de la télévision, notamment à partir de 1959 avec l’émission « Cinq colonnes à la une ». Section 5/ Des années 1970 à aujourd’hui : la raréfaction du grand reportage A. Les transformations économiques, technologiques et sociales Pour Erik Neveu129, les années 1970 sont synonymes de désenchantement pour la presse. Depuis 1968, les tirages et la diffusion des quotidiens nationaux n’ont cessé de décroître130. Dès cette période, et plus encore à partir des années 1980, la crise frappe la profession. Pour Nadine Toussaint-Desmoulins131, il existe cinq principales raisons à ces difficultés économiques. Les premières sont la stagnation des ventes du fait de la concurrence de la radio et la télévision, la cherté des coûts de production malgré la baisse des effectifs et l’investissement dans de nouveaux matériels132 et le prix de vente dissuasif des journaux. Ainsi, les lecteurs réguliers passent de 34% à 16% entre 1973 et 1993133. Pour inverser cette tendance, les titres ont développé les abonnements à prix cassés. Or, selon l’économiste, les avantages sur le long terme sont limités : « A trop baisser les prix on pousse le lecteur à s'interroger sur la ‘valeur’ réelle du journal, à rechercher la quasi-gratuité, ou à ne s'abonner 127 MARTIN Marc, Les grands reporters. Les débuts du journalisme moderne, Éditions Audibert, 2005. Idem. 129 NEVEU Erik, Sociologie du journalisme, La Découverte, 2009, p.93. 130 TOUSSAINT-DESMOULINS Nadine, « Les causes économiques de la crise de la presse française », dans Quaderni. N. 24, Automne 1994. p.47. 131 TOUSSAINT-DESMOULINS Nadine, « Les causes économiques de la crise de la presse française », dans Quaderni. N. 24, Automne 1994. pp. 47-58. 132 Idem, p.51. 133 Idem, p.52. 128 32 que pour le cadeau et lui seul »134. Ainsi, les frais finissent par ne plus être couverts car la rentabilité baisse. Ensuite, le système de distribution de la presse est particulièrement onéreux, notamment du fait du nombre important d’invendus. Enfin, les recettes publicitaires chutent : « depuis l'introduction de la publicité à la télévision en 1968, la part relative des investissements consacrée à la presse n'a cessé de diminuer, passant de 74,5 % des investissements totaux (publicité et petites annonces) accordés aux grands médias, à seulement 48,5% en 1993 ».135 En effet, dès les années 1980, la concurrence s’est accrue : la télé devient le premier média de masse pour le grand reportage, avec l’apparition de nouvelles chaînes télévisuelles et d’info en continue136. Internet vient ensuite bouleverser le journalisme papier, et la concurrence des gratuits, arrivés en France en 2002137, achèvent de nourrir le pessimisme. De plus, les conditions de travail changent radicalement après 1968, et surtout à partir des années 1990138. Les salaires des reporters, peu nombreux, restent élevés (en 2008, le salaire moyen d’un grand reporter est de 2894 €), mais inférieurs à ceux des rédacteurs en chef et des chefs de service. De plus, les notes de frais baissent et les conditions de voyages ne sont plus les mêmes. Cette crise a des conséquences directes sur le secteur de la presse écrite. Les plans sociaux se multiplient dans les rédactions. Au-delà de la réduction des effectifs des reporters, les formats et le temps de l’enquête diminuent, conduisant à une uniformisation de l’information. Avec Internet, l’immédiateté devient la norme. En réaction à l’essor de la presse en ligne et les habitudes de lecture sur écran, les articles sont plus courts. Les magazines calquent leur format éditorial sur le modèle des pages web. La plupart des journalistes sont amenés à travailler pour l’édition papier mais aussi pour l’édition électronique. L’investigation a été « démystifiée »139 selon Daniel Schneidermann. De plus, les aides d’Etat de plus en plus importantes dans la presse quotidienne nationale remettent en cause, pour certains, l’indépendance de la ligne éditoriale de ces titres. Le grand reportage diminue pour des raisons économiques, mais aussi, par des spéculations sur les attentes des lecteurs. Ce qui reste une aspiration de tous rédacteurs en chef devient quantifiable avec les études de lectorat et les panels de lecteur. Le lecteur a désormais un 134 TOUSSAINT-DESMOULINS Nadine, « Les causes économiques de la crise de la presse française », dans Quaderni. N. 24, Automne 1994, p.53. 135 Idem, p.55. 136 GATIEN Emmanuelle, thèse : “Prétendre à l’excellence. Prix journalistiques et transformations du journalisme », 2010, p. 412. 137 Le premier numéro de Métro date de février 2002, celui de 20minutes, du 15 mars 2002. 138 GATIEN Emmanuelle, thèse : “Prétendre à l’excellence. Prix journalistiques et transformations du journalisme », 2010, p.235. 139 « Résurrection du grand reportage », Daniel Schneidermann, Libération, 11/05/09. http://www.liberation.fr/medias/0101566544-resurrection-du-grand-reportage 33 visage. Le modèle d’un individu voulant lire du court, et dont la lecture moyenne d’un journal est de 20 minutes, s’impose dans les esprits. Si le reportage se banalise140, on observe une « raréfaction »141 du genre dans la presse contemporaine. Désormais, le récit est cantonné à des articles à plusieurs volets dans la presse, ou en livre. Les longues enquêtes viennent ponctuellement, lors d’évènements historiques. Selon Marc Martin142, les reporters comme Londres, Béraud, Hesley, Sauerwein et Kessel ont ainsi des héritiers plutôt que des successeurs. On trouve désormais le grand reportage dans la presse alternative, comme XXI. Ce développement du reportage en dehors de la presse populaire est possible du fait des transformations de l’espace social. Schudson explique ainsi qu’une entreprise économique rencontre le succès car elle rencontre un besoin 143. Le niveau socio-éducatif, et donc la réflexivité augmente de plus en plus. Il y a donc une demande de nouveauté de la part de publics plus scolarisés144. De même, les journalistes forment une population plus jeune et diplômée145. Des espaces de renouvellement sont ainsi possibles : face à l’information en continu, il se créé une position avant-gardiste. B. Le grand reportage dans la presse contemporaine : peu de place et des formats courts 1. Les quotidiens nationaux Journaux du 13 avril 2012 : Principaux quotidiens Le Figaro146 Nombre de pages « international » 3 ou 4 Le Monde Libération La Croix 3 3 3 ou 5 Détail : rubrique et type d’articles Prix (€) 2 pages Monde : 1 grand reportage + 2 articles + des brèves 1 page Europe : 3 articles + des brèves 1 page Recto-Verso 1 grand reportage + 5 articles + des brèves 1 grand reportage + 3 articles + des brèves Monde : 5 articles + des brèves Evènement 1,50 1,50 1,50 1,40 140 MARTIN Marc, Les grands reporters. Les débuts du journalisme moderne, Éditions Audibert, 2005. KRAUZE Jan et RIOUX Didier, Le Monde. Les grands reportages (1944-2009), Les Arènes, 2009, p.10. 142 MARTIN Marc, Les grands reporters. Les débuts du journalisme moderne, Éditions Audibert, 2005. 143 SCHUDSON Michael, Discovering the News. A Social History of American Newspapers, Basic Books, 1978. 144 NEVEU Erik, Sociologie du journalisme, La Découverte, 2009, p.105. 145 Idem, p.23. 146 Au Figaro, chaque jour, de trois à cinq pages sont consacrées à l’étranger (cela comprend les pages International et la page 2, qui est consacrée quatre ou cinq fois par semaine à l’étranger, mais qui propose tous les jours du grand reportage ou une enquête). Chaque jour une douzaine de sujets sont traités, ce qui représente environ 50 feuillets. 141 34 Dans les quatre principaux quotidiens nationaux, les rubriques grand reportage font en moyenne trois pages. La majorité des papiers sont des articles courts. A titre d’exemple, dans la page Europe du Figaro, il y a trois articles ainsi que des brèves. On note d’ailleurs la présence récurrente de brèves dans les quatre quotidiens. 2. Les suppléments-magazines des quotidiens Le Monde Magazine147 du 30 juillet 2011 : Nature de l’article Reportage Portfolio Feuilleton Sujet Auteur Nombre de pages Les Juifs de la Havane retrouvent leurs racines Autoportraits XXL Un piéton à Los Angeles envoyé spécial à Cuba 6 pages de textes et photos l’Américaine Jen Davis Le journaliste et écrivain Jean Rolin 6 pages dont 5 photos 6 pages de texte et photos Sujet Auteur Nombre de pages Congo, la guerre des signes Un printemps mexicain Jonathan Littell 9 pages L’écrivain Alberto Ruy Sanchez Correspondant en Chine 4 pages Le Monde Magazine du 6 août 2011 : Nature de l’article Reportage Reportage Portfolio Feuilleton Les dépossédés de Kashgar Proprio la flèche du temps L’écrivain Vincent Ravalec 4 pages : 4 photos et une page de texte 6 pages Le Figaro Magazine148 de juillet 2011 : Nature de l’article Reportage Sujet Auteur Nombre de pages Maîtres du kung-fu Envoyés spéciaux Feuilleton L’Amérique de Douglas Kennedy L’écrivain Douglas Kennedy 8 pages de textes et photos 6 pages dont 3 pages de photos Les reportages sont donc plus longs (quatre à neuf pages) dans les magazines du Monde et du Figaro. Certains courent parfois sur 15 feuillets. Ils sont écrits avec un style littéraire et une certaine subjectivité pour certains, au sens où l’auteur se met en scène et utilise le « je ». Ces magazines font d’ailleurs parfois appel à des écrivains, dont les récits parlent le plus souvent 147 Le Monde a lancé son supplément, Le Monde 2, en 2004. Il devient Le Monde Magazine en 2009. Cet hebdomadaire proposait entre autres du photoreportage et de longs articles. En 2011, il s’oriente vers des sujets d’art de vivre (mode, design, beauté, culture) avec sa nouvelle formule appelée M, le magazine du Monde, inspirée du T, le supplément du New York Times. 148 Le titre est lancé en 1978. 35 d’histoires d’individus. Ainsi, Vincent Ravalec écrit à la première personne, se met en scène. De plus, les reportages sont illustrés avec de nombreuses photos, ce qui n’est pas le cas dans le journal quotidien. Cependant, la nouvelle formule magazine du Monde laisse moins de place au reportage. A titre d’exemple, celui du 12 mai 2012 149propose seulement une enquête de 6 pages, dont trois pages entières de photos et dessins. 3. Les quotidiens régionaux Principaux quotidiens régionaux Ouest-France (18/08/12) Nombre de pages « international » 1 Sud-Ouest (28/08/12) ¾ Le Parisien (20/08/12) ½ Détail Prix (€) 2 articles 1 interview Des brèves 1 reportage Des brèves 1 article Des brèves 0,80 0,90 1,05 Dans les quotidiens régionaux, il y a peu de place pour le reportage et les sujets internationaux. 4. Les hebdomadaires Principaux hebdomadaires Le Point (26/0412) Nombre de pages « international » 5 L’Express (11/04/12) 7 Détail Prix (€) 1 reportage 2 articles Des brèves 1 reportage (texte et photos) 2 articles 3,50 3,50 Les hebdomadaires laissent davantage de place au grand reportage que les quotidiens, mais le genre représente seulement une petite partie du contenu. CHAPITRE 2 - Les caractéristiques du grand reportage Si les pratiques du reportage ont évolué au cours des décennies dans le sens d’une spécialisation et d’une technicisation croissante, les pratiques professionnelles des reporters du XIXème siècle restent un « modèle » qui « imprègne encore les représentations du métier et pèse sur la définition du grand reportage »150. Ainsi, Schudson définit ce genre à travers des fondamentaux : « certaines caractéristiques du grand reportage, léguées aux journalistes 149 « Goldman Sachs, enquête sur une société secrète », Marc Roche, 12/05/12. GATIEN Emmanuelle, thèse : “Prétendre à l’excellence. Prix journalistiques et transformations du journalisme », 2010, p.236. 150 36 contemporains par le XIXème siècle, marquent l’autorité et la qualité de la collecte des informations, qui façonnent toujours le monde des reporters et le nôtre, qui lisons et écoutons les informations »151. Section 1/ « Aller voir »152 : la distinction entre le journalisme assis/journalisme debout Cette différence fonde la différence entre le « bon » et le mauvais journalisme. Ainsi, le journaliste debout ne se contente pas des sources officielles : il a ses propres sources. L’image du reporter de terrain qui prend des risques est valorisée, par rapport au travail de « desk ». Section 2/ Une subjectivité assumée Les trois quarts des lauréats du prix Albert Londres qu’a analysés Emmanuelle Gatien « font état d’une certaine subjectivité. Ils sont le plus souvent écrits à la première personne ou sont émaillés d’indices d’énonciation qui signalent la présence et la responsabilité du journaliste dans le discours (pronoms de la première et deuxième personne, adverbes de localisation spatiale, entre autres) »153. Ainsi, les lauréats se décrivent comme « auteurs »154. Section 3/ Longueur des articles et recul sur l’actualité Les jurys du Prix Albert Londres ont ainsi privilégié « des papiers longs, à plusieurs volets »155. De plus, ils n’ont pas forcément un lien direct avec une actualité « chaude » : les articles « thématiques » sont davantage primés. De même, le scoop est peu valorisé. Section 4/ « Un état d’esprit » : l’importance du regard Selon Schudson, une des caractéristiques fondamentales du reportage est « un regard et un sens différents »156. De même, Jean Lacouture, note qu’un bon reportage consiste en 151 “But some features of reporting, bequeathed to contemporary journalists by the nineteenth century, mark the authority and character of news-gathering in ways that still shape the world of reporters and the world of the rest of us who read and listen to the news.” SCHUDSON Michael, The Power of News, Harvard University Press, Cambridge-London, 1995, p. 95. (Traduit par nos soins). 152 Propos d’Albert Londres, repris par Patrick de Saint-Exupéry. 153 GATIEN Emmanuelle, thèse : “Prétendre à l’excellence. Prix journalistiques et transformations du journalisme », 2010, p.240. 154 Idem, p.241. 155 Idem, p.236. 156 “distinctive outlook and a distinctive meaning”. SCHUDSON Michael, The Power of News, Harvard University Press, Cambridge-London, 1995, p. 94. (Traduit par nos soins). 37 « l’alliage constant de la générosité du cœur, de l’acuité du regard, du chant de la phrase ou de l’éclat (parfois clinquant) de la formule »157. Section 5/ Un récit : le style littéraire La notion de récit est fondamentale. Pour Schudson, « Aucun reporter ne se contente des faits. Les reporters racontent des histoires. Raconter n’est pas tromper, n’est pas mentir, mais ce n’est pas non plus un enregistrement mécanique et passif. Cela ne peut être fait sans jeu/interprétation et imagination »158. La « tradition littéraire » et la « valorisation de la signature »159 sont ainsi ancrées. Section 6/ Du particulier au général pour écrire le réel Schudson montre qu’il existe différentes manières d’être témoin lorsqu’on est grand reporter en comparant les approches du métier de deux reporters. Le premier tente d’énoncer une loi générale à travers ses reportages : “Pour Steffens (…), les évènements dont il est témoin doivent être compris non pas comme étant importants en eux-mêmes, mais comme permettant de révéler des significations profondes, soulignant les lois du comportement humain. (…) Les gens qu’il voit sont des exemples et il recherche la loi générale, et la vérité de cette loi générale libérera les hommes »160. En revanche, l’autre reporter a une approche tout autre : « Pour Salisbury, au contraire, la loi générale n’existe pas à part dans ces exemples. (…). Il est sceptique en ce qui concerne les grandes théories du comportement humain. Il essaie d’« extraire ce qui est, de le présenter et de laisser les faits (…) bouger dans l’esprit des gens »161. Mais au-delà de leurs différences, les deux journalistes ont en commun d’« aller au-delà des apparences, de trouver les faits qui font sens »162 : c’est le réel qui est recherché à travers le récit. 157 KRAUZE Jan et RIOUX Didier, Le Monde. Les grands reportages (1944-2009), Les Arènes, 2009, p.9. “no reporters just ‘gets the facts’. Reporters make stories. Making is no faking, not lying, but neither is it a passive mechanical recording. It cannot be done without play and imagination”, SCHUDSON Michael, The Power of News, Harvard University Press, Cambridge-London, 1995, p.96. (traduit par nos soins). 159 GATIEN Emmanuelle, thèse : “Prétendre à l’excellence. Prix journalistiques et transformations du journalisme », 2010, p.241. 160 “But what is to be an onlooker ? For Steffens (…) the events he witnesses are to be understood not as important in themselves but as a revelatory of deeper significances, underlying laws of human behavior. (…) The people he witnesses are instances and he is in search of the general law, and the truth of the general will set people free” SCHUDSON Michael, The Power of News, Harvard University Press, 1995, p.99. 161 “For Salisbury, in contrast, general laws do not exist except in the instances. (…) He is skeptical about grand theories of human behavior”. He tries “to dig out what is what and present it and let the facts (…) move into people’s minds”. SCHUDSON Michael, The Power of News, Harvard University Press, 1995, p.99. 162 “Reporting, for Steffens and for Salisbury, is a challenge to manhood. The job is to penetrate, to get beyond appearances, to find the facts that make the meanings. But Steffens is confronting politics; Salisbury is confronting a career in journalism and a name for himself.” SCHUDSON Michael, The Power of News, Harvard University Press, Cambridge-London, 1995, p.103. 158 38 CHAPITRE 3 - Le grand reportage défini comme l’essence du journalisme L’ancien directeur du Monde, Eric Fottorino, définit ainsi la profession : « l’essence même du journalisme : aller voir »163. Alain Louyot, ancien grand reporter au Point et à l’Express, et prix Albert Londres 1985, qualifie aussi le grand reportage d’« essence du journalisme »164. De même, pour Patrick de Saint-Exupéry, le reportage est le « pilier du journalisme » : « c’est la base de la légitimité de l’exercice journalistique qui est donner la parole (…). Ce rôle de passeur est l'essence du journalisme »165. Section 1/ Un âge d’or : les figures prestigieuses comme références Ainsi, les fondateurs de la revue XXI, Patrick de Saint-Exupéry et Laurent Beccaria, se réclament de ce double héritage. L’édito du premier numéro commence par une citation d’Albert Londres : « Messieurs, vous apprendrez qu’un reporter ne connaît qu’une seule ligne, celle du chemin de fer »166. L’édito se poursuit avec l’évocation des reportages à la fois originaux et populaires, qui avaient du succès : « il [Albert Londres] allait là où les autres passaient leur chemin et aimait ceux dont il racontait le destin, qu’ils soient forçats de la route ou bagnards de Cayenne, fous à l’asile ou pêcheurs de perles. Et il était lu. Les courbes de ventes épousaient le rythme de ses reportages »167. Si ses inspirations sont aussi celles de la presse anglo-saxonne, Patrick de Saint Exupéry insiste ainsi sur sa filiation avec les grands noms du reportage français : « La presse française a produit dans l'histoire des choses absolument étonnantes. Kessel, Albert Londres, Camus ont écrit des textes journalistiques superbes. Ce qui est amusant avec les Américains c'est qu'ils ont récupéré une bonne part de la tradition française en la renommant narrative writing. C'est ce que faisait Kessel, Camus, Albert Londres... »168, affirme-t-il. Par ces références, la revue XXI se place dans le sillon des reporters mythiques du XIXème siècle. L’équipe affirme vouloir renouveler ce journalisme : « ce journalisme est éternel, seules ses formes changent. Il est toujours aussi nécessaire ». Ce renouveau passe par l’affirmation d’un ensemble de pratiques : « prendre le temps, se décaler, redonner des 163 KRAUZE Jan et RIOUX Didier, Le Monde. Les grands reportages (1944-2009), Les Arènes, 2009. PIVOT Laurence, Le reportage en presse écrite, éditions CFPJ, 2012, p.9. 165 Entretien réalisé le 1er mars 2011. 166 XXI n°1, édito. 167 XXI n°1, édito. 168 Entretien réalisé le 1er mars 2011. 164 39 couleurs au monde, de l’épaisseur aux choses, de la présence aux gens, aller voir, rendre compte : telle est la volonté de XXI »169. Section 2/ Le déclin du reportage avec l’apparition d’une « nouvelle génération de journalistes »170 Ce premier édito est sous-tendu par une critique acerbe de la place et de la qualité des reportages dans la presse contemporaine : « En France, ce journalisme s’est tari, faute d’espace : formats réduits, écriture blanche, enquêtes trop rares. Aussi, l’énergie du journalisme de terrain s’est déplacée, irriguant les livres, les écrans ou le Web »171. C’est ce même constat que Patrick de Saint-Exupéry faisait déjà en 2001 dans un texte intitulé « La nouvelle génération de journalistes »172 : « leurs regards ne scrutent pas les gens et les lieux qui les entourent, ils restent la plupart du temps rivés à un écran ». Plus loin, il écrit : « quand Albert Londres explorait le monde n’hésitant pas à sortir des sentiers battus (…) ses postulants successeurs (…) préfèrent aujourd’hui s’engouffrer en masse sur les autoroutes de l’information du XXIème siècle ». Ces journalistes enquêtent selon lui « non pas par curiosité (…) mais plutôt par une sorte de réaction grégaire » : « de leurs hauteurs, ils ne voient plus le monde, ne foulent plus la terre, ne sentent plus d’odeurs ». Face à ces évolutions, les fondateurs de XXI entendent faire de XXI le nouveau support écrit du reportage. Le projet de XXI est né de la critique des milieux de la presse et de l’édition. Les fondateurs ont alors voulu rassembler le meilleur de ces deux univers. Ils ont donc construit leur projet en réaction à leur constat et à leurs expériences. 169 XXI n°1, édito. Grands reportages. Les héritiers d’Albert Londres, éd. Florent Massot, 2001. 171 XXI n°1, édito. 172 Grands reportages. Les héritiers d’Albert Londres, éd. Florent Massot, 2001. 170 40 Partie 2/ Une volonte de choix editoriaux coherents avec la philosophie de la revue CHAPITRE 1 - Permanence et mutations des caractéristiques du grand reportage Si l’esprit du grand reportage reste intact, les modalités d’exercice du métier ont évolué. Certaines caractéristiques qui définissaient le reportage au XXème siècle sont devenues secondaires dans la presse contemporaine. Section 1/ Le regard prime (sur) le style et le format A. Un regard subjectif mais plus de mise en scène du reporter… Le grand reportage est toujours défini par les grands reporters comme une manière de voir spécifique. Pour Delphine Saubaber, grand reporter au magazine L’Express, c’est le regard qui caractérise ce type de journalisme : « Ce que définit le terme de grand reportage avant tout, ce n’est pas une grille de salaire, ce n’est pas un temps d’enquête supérieur à celui des autres, c’est un état d’esprit qui consiste à essayer de fouiller certains traits de la société, pas forcément en prenant un avion et en allant à 10 000 km, ça peut être sur tout et n’importe quoi, et puis d’essayer de dévoiler certains aspects qu’on n’aurait pas tendance à voir ou qu’on nous cachait. »173 Pour Benoît Hopquin, grand reporter au journal Le Monde, « Le grand reportage n’est pas forcément loin, c’est un regard qu’on pose sur les choses qui est différente. (…) Souvent on a une vision différente des gens à la rédaction à Paris. On décide encore de ce qu’on veut faire. La notion de regard différent fait le grand reportage »174. Ce regard donne notamment une importance aux détails et aux sensations. « L’information vient à vous par des rencontres de hasard. Il faut toujours mettre de côté du temps pour les rencontres de hasard, qui vous mènent hors des sentiers battus. C’est par là que rentre aussi la sensualité, qui est une dimension importante dans le grand reportage »175. Cette subjectivité 173 Entretien réalisé le 7 septembre 2011. Entretien réalisé le 8 septembre 2011. 175 Entretien réalisé en mars 2012. 174 41 est encore admise par les reporters : « L’objectivité est une chimère à laquelle il faut tordre le cou. Les passions humaines, c’est tout sauf objectif. Je dois tendre vers l’honnêteté intellectuelle. Je suis partisan de l’écriture de type ironique sur des tas de sujets »176, explique Vincent Hugeux, grand reporter à l’Express. De même, pour Philippe Gelie, rédacteur en chef du service Monde du Figaro, « le reportage c’est toujours subjectif, c’est toujours une réalité qu’on donne à voir à travers le regard de quelqu’un. Mais il faut qu’il y ait des éléments tangibles. Il faut être honnête dans la description et dans l’appréciation des faits. »177 Cependant, le « je » est rarement utilisé. Vincent Hugeux écrit à la première personne seulement sur son blog et quand il devient acteur d’un reportage, tout comme Benoît Hopquin, qui trouve que l’utilisation de la première personne du singulier a « un côté ronflant »178. B. … et un style secondaire De plus, la tradition littéraire du Figaro n’apparaît plus comme primordiale : « C’est toujours très apprécié, mais je ne pense pas que ce soit un critère décisif. Le style il faut s’en méfier. La meilleure qualité stylistique, c’est la clarté. Un papier bien écrit et construit c’est mieux, mais il ne faut pas tomber dans l’excès inverse où le journaliste s’abrite derrière sa plume pour se dispenser du travail des jambes »179, explique Philippe Gelie. De même, au Monde, c’est surtout le regard qui prime. Selon le directeur adjoint du titre, Serge Michel : « Il y a un soin à l’écriture. L’écriture accompagne nécessairement la profondeur du sujet »180, mais selon Benoît Hopquin : « Ce n’est pas seulement Kessel le grand reportage. Par exemple on va envoyer Jonathan Littell pour le magazine. C’est une notion de regard différent. »181 Marc Epstein, rédacteur en chef du service Monde de l’Express, regrette cette perte d’importance du style : « La réécriture est une tradition qui s’est beaucoup perdue dans la presse, c’est dommage. »182. C. Une écriture parfois littéraire mais pas de format long La longueur des articles n’a plus l’importance qu’elle avait. Pour Serge Michel, « Un grand reporter peut travailler sur forme de blog, dans des billets courts. » 183, citant l’exemple du 176 Entretien réalisé le 20 mars 2012. Entretien réalisé le 6 septembre 2011. 178 Entretien réalisé le 8 septembre 2011. 179 Entretien réalisé le 6 septembre 2011. 180 Entretien réalisé le 8 septembre 2011. 181 Idem. 182 Entretien réalisé en mars 2012. 177 42 blog Une année en France184. Si les détails et la subjectivité sont encore importants, la longueur de l’article n’est plus de mise. Ainsi, Florence Aubenas, embauchée au Monde depuis avril 2012, couvre le conflit syrien aux côtés de l'armée Syrienne libre. Ses reportages, publiés sur le site du Monde, sont écrits avec un style littéraire : « Il y a des rues à Alep, ce mardi 24 juillet, où Abdallah, commandant de l'Armée syrienne libre (ASL), boit et mange tout ce que les voisins lui offrent. Ce n'est pas grand-chose, du pain trempé de concentré de tomates ou de l'eau glacée, mais on sort des chaises en plastique sur le pas de la porte, on trouve le temps de plaisanter entre deux alertes. Soudain, un grand type – jusqu'alors connu comme un honorable garagiste du quartier – décide de rejoindre les insurgés, à l'instant même. Il file chez lui à toute allure, revient aussitôt, toujours avec les mêmes mocassins beiges pointus mais aussi avec deux ceintures de munitions sanglées par-dessus son débardeur et, à la main, un fusil à tirer les lapins auquel il a fixé un couteau de cuisine autour du canon. »185 Mais les reportages de Florence Aubenas sur la Syrie sont relativement courts (environ 5500 signes) pour s’adapter au format web. De plus, les reportages de ce type, réalisés par une grande signature, sont ponctuels. Au Figaro, la politique est la même : selon Philippe Gelie, l’époque des récits au long cours est révolue au sein du titre : « Si je me replie sur le Figaro d’autrefois, où un reporter, la plume au vent, pouvait écrire douze feuillets, là on meurt ! C’est comme si on était la sidérurgie et qu’on devait se reconvertir dans la fabrication de puces électroniques. »186 De même, les enquêtes « hors actu » sont rares. L’Express a publié un des rares reportages de ce type en novembre 2011, « Justice pour les innocents »187, l’histoire d’un procureur noir qui se bat pour rendre leur liberté aux innocents. D. De la difficulté de trouver un auteur talentueux Ces évolutions s’expliquent aussi du fait que la capacité d’écrire un récit n’est plus un préalable au métier de grand reporter. Ainsi, pour Serge Michel, « On est beaucoup de journalistes à écrire des articles de 3000 signes. (…) Il y a des gens qui ont du mal à écrire des pages d’enquête car c’est un autre exercice. Cela oblige à changer le regard, certains y 183 Entretien réalisé le 8 septembre 2011. http://www.lemonde.fr/une-annee-en-france/ A l’occasion de l’élection présidentielle, des reporters du Monde a publié sur ce blog des portraits d’habitants de huit communes et quartiers de France. 185 « Alep se prépare à la riposte du régime de Damas », Florence Aubenas, lemonde.fr, 25/07/12, http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2012/07/25/alep-se-prepare-a-la-riposte-du-regime-dedamas_1737986_3218.html 186 Entretien réalisé le 6 septembre 2011. 187 « Justice pour les innocents », Philippe Coste, correspondant aux Etats-Unis, L’Express, 02/11/11. 184 43 arrivent, d’autres pas. »188 De même, pour Marc Epstein, « La grande difficulté, c’est qu’une formidable enquête nécessite un auteur formidable »189. Section 2/ Une liberté relative A. Un prestige du terrain… Le métier de grand reporter jouit toujours d’un certain prestige. Ainsi, selon Vincent Hugeux, « L’étranger demeure un pilier en termes de crédibilité du journal »190. Pour Patrick Gelie, « Il y a une tradition de valorisation du grand reportage. Aujourd’hui on parle beaucoup de marque, de label qui est décliné en presse écrite et web. Au niveau de l’international, c’est de pouvoir dire que si on vous parle d’un pays, on y est. Etre présent physiquement, témoigner… On valorise cela. On privilégie toujours ce qui vient du terrain. »191 Ainsi, les reporters envoient des idées de sujet avant la conférence de rédaction : « On fait plus des arbitrages que des commandes. Les bonnes idées ne doivent pas venir de Paris. Les bonnes idées viennent des correspondants et des reporters sur le terrain. »192 Dans cette logique, les salaires des grands reporters se situent plutôt au-dessus de la moyenne qu’au-dessous. A titre d’exemple, la moyenne des salaires au service étranger du Figaro tourne autour de 4000 € brut. B. … mais une liberté limitée Cependant, au Monde, le service des grands reporters est organisé avec une permanence qui fait qu’il y a toujours quelqu’un prêt à partir. Selon Serge Michel, « C’est cette logique plutôt que d’avoir de grandes signatures, qui ont tendance à vouloir choisir leur sujet. » Section 3/ L’importance accrue du capital scolaire Le diplôme prend de plus en plus d’importance : rares sont les reporters qui ne sortent pas d’une école de journalisme. Pour Delphine Saubaber, elle-même diplômée de deux grandes écoles (IEP de Paris et CFJ), il y a deux générations de journalistes : « Il y a quelques années, les reporters d’une quarantaine d’année, d’une cinquantaine d’année, entraient plutôt sur le tas, ils faisaient un stage, puis un autre stage, ils étaient intégrés dans la boîte sans être 188 Entretien réalisé le 8 septembre 2011. Entretien réalisé en mars 2012. 190 Entretien réalisé le 20 mars 2012. 191 Entretien réalisé le 6 septembre 2011. 192 Idem. 189 44 nécessairement passés par une école. Aujourd’hui je dirais que les jeunes sont plus formatés».193 Face à ces évolutions, il se créé une position au sein de la presse écrite. La revue XXI s’est ainsi construite par réaction et par opposition à ces mutations. CHAPITRE 2 - Le projet éditorial, conçu en réaction aux logiques de la presse traditionnelle Section 1/ L’émergence de XXI, réponse à un ensemble de frustrations professionnelles L’idée d’un projet éditorial de ce type est née d’une rencontre entre un journaliste, Patrick de Saint-Exupéry, et un éditeur, Laurent Beccaria. En 2004, le grand reporter publie un livre194 sur le Rwanda aux éditions des Arènes, dirigées par Laurent Beccaria. Ils deviennent amis et se rendent compte, au fil de leur conversation, de leur « double-frustration » ou de leur « double désir »195. D’une part, ils sont tous deux révoltés par l’évolution de leur métier respectif. D’autre part, ils ressentent autour d’eux la même appétence de la part d’individus d’une presse écrite et d’une édition différente, et aimeraient fédérer cette communauté d’esprit. A. Constat d’un manque d’épanouissement professionnel 1. Face aux logiques commerciales A l’origine de ce livre-magazine, il y a la véritable dénonciation d’un système marketing, aussi bien dans la presse que dans l’édition. C’est précisément face aux évolutions de la presse que Patrick de Saint-Exupéry a quitté le journal le Figaro en 2007, où il a été grand reporter pendant 18 ans. Dès les années 2000, l’avènement d’internet induit un nouveau vocabulaire au sein des titres : on parle de « multi-support ». « Avant on disait un titre, aujourd'hui on dit une marque. Avant on parlait d'un journal, aujourd'hui on parle d'un produit. Auparavant on parlait de lecteur, aujourd'hui d'un consommateur d'information. Voyant ces évolutions, je me suis dit qu'il y a quelque chose qui n'allait plus. Je préfère qu'on 193 Entretien réalisé le 7 septembre 2011. SAINT-EXUPERY Patrick, L'inavouable : La France au Rwanda, Les Arènes, 2004. 195 Entretien avec Laurent Beccaria réalisé le 7 septembre 2011. 194 45 parle d'un titre, un titre est bien plus fort qu'une marque. Un titre n'est pas multi-support, il s'inscrit dans un univers. Comme toute histoire il y a des pages glorieuses et aussi des échecs. Un titre incarne tout ça et incarne le côté humain. Une marque ne me dit rien, ça peut disparaître demain, ça n'a aucune importance. C'est de la pure communication et marketing. On est dans l'univers de l'image, de l'éphémère »196, explique le journaliste de 50 ans. Pour lui, cette évolution sémantique est la marque d’une industrialisation de la presse écrite : « Je sentais, en tout cas à mon sens, que nous arrivions aux limites du journalisme, pas spécifiquement au Figaro mais d'une manière générale dans la presse »197. Les mêmes recettes « marketing » sont attribuées à l’édition. Laurent Beccaria, 49 ans, raconte : « J’avais la frustration de voir qu’entre le début où j’ai commencé dans l’édition – 10 ans auparavant – et le moment où on s’est rencontré, tout le secteur des essais documents s’était plutôt abâtardi dans la production. (…) J’ai vu exploser le roman policier, la littérature étrangère, la BD, et puis la jeunesse. (…) Quand j’ai commencé il y avait une collection au Seuil très importante qui s’appelait l’Histoire immédiate, avec des grands journalistes qui faisaient des grands livres, avec des enquêtes, des biographies. C’était un secteur assez vivant, et puis de plus en plus on allait vers des espèces de livre de circonstance, vite-fait, pour Ardisson, le Grand Journal, ce qu’on appelle des quick-books, des livres vite-faits, des livres de pseudo-révélation. »198 De plus, après la publication par Les Arènes de plusieurs livres d’enquêtes, l’éditeur souhaitait diversifier son offre. 2. Face au manque de liberté et d’espace Patrick de Saint-Exupéry constate que le grand reportage n’a plus la place qu’il avait avant au sein du Figaro, mais aussi dans l’ensemble de la presse quotidienne et hebdomadaire. Les membres de l’équipe interrogés s’accordent à dire que leur poste précédent ne leur permettait pas de s’épanouir professionnellement. Léna Mauger, nommée rédactrice en chef adjointe, a trouvé dans la revue XXI ce pour quoi elle est devenue journaliste, à savoir le reportage et la liberté dans l’écriture : « Je pense que quand on a envie d'être journaliste, on a envie de travailler pour XXI. J'ai fait le tour de pas mal de rédaction, j'ai fait du news, du mag, je me suis rendu compte que ce qui me plaisait le plus c'était de passer du temps sur le terrain et de faire du reportage. C'est pour ça que j'ai envie d'être journaliste. Et que malheureusement aujourd'hui en presse on trouve ça pratiquement nulle part, en télé il y a encore des budgets pour partir une semaine, deux semaines, trois semaines sur le terrain, en presse écrite ce n’est pas possible. XXI c'est aussi 196 Entretien réalisé le 1er mars 2011. Idem. 198 Entretien réalisé le 7 septembre 2011. 197 46 laisser une liberté assez grande aux journalistes. Dans la plupart des journaux il y a une forme de formatage dans l'editing et la manière d'écrire un reportage. Quand on aime écrire, raconter des histoires, on trouve dans XXI une espèce de rêve de petite fille »199. Quant à Dominique Lorentz, responsable des pages actualité de XXI, elle voulait changer après avoir travaillé pendant 10 ans sur des sujets nucléaires : « Je me suis régalée à le faire, ça ne veut pas dire que je veux retourner m’enfermer à la bibliothèque pendant 10 ans sur d’autres sujets. »200 Elle a été séduite par la revue surtout du fait de l’éclectisme de la rubrique, qui tranchait avec ses investigations sur la diplomatie et le terrorisme : « Ce qui me séduisait beaucoup c’est le fait de pouvoir écrire sur des sujets et des registres extrêmement variés ». Le mot « plaisir » revient d’ailleurs de nombreuses fois dans ses réponses : le plaisir de la veille (surfer sur internet), de la recherche (apprendre) et de l’écriture (raconter). Selon elle, ce travail est « enrichissant »201. Ayant eu la possibilité de s’« approprier » ses rubriques, voire de s’« affranchir »202 de certaines contraintes (elle a des contraintes d’angle et de format, mais aucune contrainte thématique, sauf pour la rubrique « Ils font avancer le monde »), elle décrit XXI comme « un espace de liberté tout à fait exceptionnel », permis par l’édition : « le livre apporte une liberté que la presse traditionnelle n’offre pas dans ses colonnes, et nous on l’a à XXI »203. L’actuel directeur artistique de XXI, Quintin Leeds, se sentait « frustré »204, alors qu’il travaillait au Monde, « un quotidien assez austère visuellement (…). Une des raisons pour lesquelles je suis parti c’est que j’en avais un peu assez du Monde. »205 Lui aussi a apprécié le temps et la liberté offerts par XXI « On a plus de temps pour faire un numéro, graphiquement on va faire quelque chose qui sera plus élaboré. Dans un quotidien on s’éloigne assez peu de la charte graphique. Même si XXI a une charte graphique qu’on respecte de façon assez stricte, (…) on va jouer beaucoup plus graphiquement avec le placement des titres, les couleurs. »206 Ainsi, Laurent Beccaria raconte qu’avec Patrick de Saint-Exupéry ils avaient cette « envie »207 de « rassembler toute une famille d’auteurs qui étaient un peu isolés », et qui ont « une sensibilité, le goût pour les autres, le récit, l’enquête. »208 199 Entretien réalisé le 1er mars 2012. Entretien réalisé le 2 septembre 2011. 201 Idem. 202 Idem. 203 Idem. 204 Entretien réalisé le 8 septembre 2011. 205 Idem. 206 Idem. 207 Entretien réalisé le 7 septembre 2011. 208 Entretien réalisé le 1er mars 2011. 200 47 B. Une appétence des journalistes pour un journalisme différent Derrière ces choix, il y a la volonté d’un travail plus gratifiant. Les journalistes sont de plus en plus nombreux à vouloir sortir des logiques des quotidiens ou magazines d’actualité. Ils se tournent alors vers les documentaires et l’édition. Le capital scolaire est de plus en plus élevé, et donc le décalage entre leur perception du métier avant de l’exercer, et la réalité, tend à s’accroître. Ainsi, selon Laurent Beccaria : « la machine actuelle n’absorbe pas cette passionlà, les gens ne s’épanouissent pas donc il y a une partie qui met son drapeau dans sa poche et continue à bosser, et une partie qui fait autre chose. (…) Il y a un potentiel journalistique très fort, vous avez beaucoup de journalistes qui sont beaucoup plus doués que leurs journaux, beaucoup plus forts que leurs médias. (…) Il y a vraiment des gens de qualité mais qui ne peuvent pas s’exprimer dans l’état d’esprit ou la forme qui leur est offerte ». Selon lui, « la vocation est énorme ».209 Section 2 : l’affirmation d’une singularité éditoriale Le côté pionnier de XXI est aussi mis en avant. Les fondateurs qualifient XXI de « revue à bas bruit »210, écrivant que la revue « pratique l’école buissonnière de la presse »211. Le statut d’« ovni »212 est revendiqué par l’équipe : il s’agit d’un objet inédit et impossible à définir. Ce positionnement permet de se constituer une position avant-gardiste dans l’univers journalistique. A. Une maquette quasi-inédite Le chemin de fer se présente ainsi : 1. Les premiers éléments La Une La page 2 (avec des motifs) L’éditorial : 1 page Le courrier : 2 ou 4 pages Le sommaire : 2 pages 2. Les pages Actualité : 20 pages (7 rubriques) DANS L’ŒUF : 4 pages (avec photos) 209 Entretien réalisé le 1er mars 2011. XXI n°16, édito. 211 Idem. 212 XXI n°2, édito. 210 48 DETONNANT 2 pages (avec images) FLASHBACK : 2 ou 4 pages CONTRECHAMPS : 2 pages ILS FONT AVANCER LE MONDE : 4 pages IL/ELLE A DIT : 2 pages DE L’INTERIEUR : 2 pages 3. Le dossier : 40 pages Une synthèse de deux pages introduit le dossier, composé de trois ou quatre reportages. A chaque fin de reportage, deux pages intitulées « Pour aller plus loin » sont consacrées à la biographie des acteurs du reportage, à la définition des termes clés, aux chiffres divers, aux localisations et aux conseils de lecture. 4. Portfolio, reportages, enquêtes, entretiens : 98 pages PORTFOLIO : 24 pages REPORTAGES (3 reportages et à la fin chaque fin de reportage : « Pour aller plus loin ») DOCUMENTAIRE ENQUETE (avec « Pour aller plus loin ») ENTRETIEN (avec « Pour aller plus loin ») 5. BD et histoires vécues : 38 pages RECIT-GRAPHIQUE : 34 pages (avec 2 pages d’introduction et « Pour aller plus loin ») VECU : 4 pages 6. Les derniers éléments Les auteurs de XXI : 2 pages Des informations sur France Info, les librairies, le 27 rue Jacob, le site www.revue21.fr et la revue 6mois Le prochain numéro et l’ours La page 211 (avec des motifs) La dernière page On ne trouve donc pas les rubriques traditionnelles, comme la politique, la société, l’économie, le sport… Dans XXI, les titres des reportages constituent des sortes d’entrée de lecture. Seules les pages « Actualité » sont divisées en rubriques, et on retrouve uniquement les rubriques traditionnelles de l’édito et du courrier des lecteurs. De plus, il y a une 49 alternance des formats : au début de la revue figurent des textes courts (les pages Actualité), puis les reportages peuvent être très longs. B. Une singularité dans la construction de la revue 1. Des pratiques qui s’opposent à celles de la presse classique Les différences se traduisent tout d’abord dans les pratiques : il n’y a pas de réunion ni de conférence de rédaction comme dans tout journal ou magazine classique. 2. Une absence de règles proclamées dans le choix des articles Patrick de Saint-Exupéry insiste sur le caractère irrationnel et arbitraire de la sélection des articles : « Il n'y a pas de règles. On vous a rendu curieux, on vous a donné envie d'entendre cette histoire. C'est un peu mystérieux, il n'y a pas moyen de le rationaliser. (…) Lorsque vous entendez quelqu’un parler d'une envie, d'une histoire, d'une curiosité, parfois vous avez l'impression que vous êtes déjà dans son histoire. On est parti sur des propositions qui tenaient en dix lignes, par un mail. Il y avait une musique, quelque chose qui vous donne envie de. Vous répondez : discutons. Puis la personne vient, vous discutez, puis vous entendez cette musique encore plus fort. Vous vous dites : allons-y, on verra bien. Puis vous ne savez pas, lui non plus d'ailleurs. »213 3. Le choix du dossier Les fondateurs revendiquent l’absence de ligne éditoriale. Ainsi, le choix de dossier ne se fait pas lors d’une conférence de rédaction, ou en fonction des évènements d’actualité. Selon Laurent Beccaria, ce choix dépend des thèmes des reportages qui ont été réalisés : « on ne dit pas ‘on va faire quelque chose sur la France’, ce sont les auteurs qui décident à travers leur choix de reportage »214. C. Une volonté de sortir de l’actualité immédiate 1. Retrouver le réel Dans leurs éditos, les fondateurs de XXI dénoncent l’uniformisation de l’information. Ce reproche est régulièrement fait à la presse. Hervé Brusini affirme dans son livre Copie conforme215 que les médias « disent tous la même chose ». Pour les fondateurs de XXI, cette 213 Entretien réalisé le 1er mars 2011. « Le trimestriel XXI démontre qu’un journalisme de qualité est rentable », Alain Joannes, 30/01/09. http://www.journalistiques.fr/?q=xxi 215 BRUSINI Hervé, Copie conforme, Pourquoi les médias disent-ils tous la même chose ?, Seuil, 2011. 214 50 uniformisation a pour conséquence une perte du réel : « cette ‘circulation circulaire de l’information’216 finit par créer une représentation du monde virtuelle, chaotique et inintelligible, qui n’a plus de lien avec ce que chacun d’entre nous peut vivre, ressentir et voir »217. De même, la critique récurrente de journalistes et politiques appartenant au même milieu, excluant le public, est reprise : les médias « parlent aux politiques, dans un entre-soi dont les lecteurs sont des spectateurs désabusés. »218 Ainsi, Patrick de Saint-Exupéry insiste sur le fait que la revue privilégie les sujets qui ont un intérêt indépendant de tout évènement : « Régulièrement on propose des sujets à l'occasion de. C'est qu'on pense que l'histoire n'a pas d'intérêt, qu'on n'est pas convaincu de la validité de l'histoire puisqu'elle a un intérêt qu'à l'occasion de. Or ce qui nous intéresse, c'est le fond. L'histoire a une pertinence parce qu'elle dit des choses. Dans ce cas elle n'a pas besoin d'être justifiée par une actualité ou un anniversaire ou ce genre d'éléments. On ne célèbre pas, on ne s'attarde pas à l'actualité. On se rend compte que lorsqu'on s'éloigne de l'actualité, ça oblige à faire des vrais choix et à une pertinence de fond »219. Les pages « Pour aller plus loin » qui suivent chaque reportage permettent ainsi de mieux comprendre les enjeux qui apparaissent en filigrane du reportage. De plus, des documents accompagnent parfois le reportage, afin d’apporter une meilleure compréhension de l’enquête.220 Les fondateurs expliquent ainsi l’absence d’articles sur la présidentielle par leur souci d’une juste représentation du monde : « XXI est une revue francophone, ouverte sur le monde et le coin de la rue »221. Les fondateurs opposent la sur-représentation de la « politique politicienne »222 par rapport à l’international à « une autre manière d’appréhender la politique, par le centre et non la périphérie »223. L’accent est ici encore mis sur le recul nécessaire à l’appréhension du monde : « à l’écume du jour, nous préférons la vague profonde de l’actualité, c’est-à-dire tout ce qui est sorti du radar de ‘l’actualité’ ou ce qui n’y est pas encore entré »224. De même, les pages Actualité sont construites avec la volonté d’être représentatif du monde dans sa globalité. Dominique Lorentz explique ainsi : « Je parle très 216 XXI n°6, édito. La « circulation circulaire de l’information » est une notion de Bourdieu notamment analysée dans son ouvrage Sur la télévision, Raisons d’agir, p.22. Elle était observée dans les médias écrits et audiovisuels, mais on peut aujourd’hui élargir cette analyse à l’Internet, la rationalisation des dépenses d’investigation sur le web étant particulièrement forte. 217 XXI n°6, édito. 218 XXI n°18, édito. 219 Entretien réalisé le 1er mars 2011. 220 Voir annexe 2, p.128. 221 XXI n°18, édito. 222 Idem. 223 Idem. 224 XXI n°6, édito. 51 peu de la France, non pas parce que je ne voudrais pas parler de la France, mais parce que je parle de la France à hauteur de sa place dans l’actualité. »225 2. Les pages Reportages : la variété des pays et des sujets abordés a. Les continents et pays représentés Les articles de la revue traitent des cinq continents et représente assez bien la diversité du monde. Cependant, l’Europe et ses pays sont sur-représentés dans les reportages. Ainsi, 41%226 des reportages, récits graphiques, documentaires et portfolio se déroulent en Europe. 13% des articles ont lieu en Afrique subsaharienne et 12% au Proche-Orient, 17% en Amérique et 17% en Asie et Océanie. Ce dernier continent est sous-représenté dans les reportages. Au niveau des régions du monde, l’Europe de l’ouest rassemble 35% des reportages. L’Afrique subsaharienne, habituellement peu médiatisée, représente 13% des reportages. L’Afrique est bien représentée puisque la zone du Proche-Orient est le lieu de 12% des articles. Les zones les moins bien représentées sont l’Amérique du nord (9%), l’Amérique latine (8%) et l’Europe de l’est (6%). En revanche, à l’échelle des pays, on observe de plus grandes disparités. La France est surreprésentée : elle est le théâtre du plus grand nombre de reportages (46)227. En deuxième place on trouve les Etats-Unis (11 articles), en troisième place l’Inde et la Chine (7 articles chacun), puis le Congo (5 articles). Enfin, l’Algérie, l’Espagne, le Mexique et la Russie (4 articles chacun) occupent la cinquième place. En revanche, les autres pays comptent un ou deux articles chacun. Seuls le Japon, la Sibérie et le Rwanda sont le théâtre de 3 articles chacun. Ainsi, des pays comme l’Allemagne (1 article), la Grande Bretagne (1 article), l’Italie (1 article), le Canada (1 article), le Brésil (1 article) et l’Indonésie (1 article) semblent ne pas inspirer les candidats. Les pays d’Europe du nord sont délaissés (1 article), tout comme l’Australie (aucune article) et l’ensemble des pays émergents. b. Des sujets divers mais des thèmes non abordés Les sujets de dossier sont très différents : la Russie, l’économie, les religions, l’Afrique, la France, l'islam, le pouvoir, le Rwanda, Israël, les villes, l’Asie, les « vieux », l’Algérie, l’utopie, les Justes, etc. A travers cette diversité, les fondateurs entendent mettre en avant le « respect de l’homme quel qu’il soit »228, comme ils l’écrivent dans l’édito n°4. 225 Entretien réalisé le 2 septembre 2011. Voir annexe 3.a., p.129. 227 Voir annexe 2.b., p.129. 228 XXI n°4, édito. 226 52 Cependant, il existe des disparités. La majorité des thèmes portés par les candidats à la publication sont relatifs au social, c’est à dire l’exclusion, les marges, les minorités. En revanche, peu de reportages proposés portent sur les sujets les plus traités dans la presse traditionnelle, à savoir la politique, la finance, les grandes entreprises et le sport229. c. Des sujets non médiatisés ou tombés dans l’oubli médiatique L’exemple le plus flagrant de cette volonté de se démarquer de la presse « classique » est la place accordée au continent africain, habituellement délaissé : il représente 13%230 des reportages, récits graphiques, documentaires et portfolio. De même, XXI revient sur des sujets qui ont fait l’actualité et ont été largement médiatisés, puis oubliés : « Natalie Levisalles a rencontré les békés de Martinique, un an après les émeutes des Antilles - dont plus personne ne parle. Sylvie Caster s’est rendue dans le pavillon de Cadillac où sont soignés les ‘malades difficiles’, qui ont disparu des radars médiatiques après la mort à Toulouse d’une infirmière poignardée par un psychopathe »231. 3. Les pages « Actualité » présentées comme un « décryptage » Les premières pages de XXI sont consacrées à des sujets d’actualité. Cependant, l’équipe récuse tout rapprochement avec le traitement médiatique traditionnel. Pour Patrick de Saint Exupéry, cet ensemble de rubriques permet un recul sur des sujets soit très médiatisés – et donc illisibles car traités seulement « à chaud » - soit passés inaperçus : « C'est un regard sur l'actualité. Dans l'œuf, ce sont des choses qui n'ont pas été vues dans l'actualité la plupart du temps, ou énoncées en quelques lignes, qui ont échappé, et qui sont en fait symptomatiques des évolutions en cours, car elles sont appelées à devenir conséquentes. Donc c’est une manière un peu différente de faire de l'actualité »232. Chaque rubrique a été pensée dans la logique qui prévaut pour les reportages, à savoir la recherche du réel et de l’humain, derrière tout sujet. Pour Dominique Lorentz, la rédactrice de ces pages, ce sont les enjeux non abordés dans la presse qui sont traités, sans pour autant rechercher de scoops : « Je retiens des sujets qui me semblent être des bons marqueurs, qui nous parlent du monde dans lequel on vit. Je ne suis jamais à la recherche d’inédits. »233 Sa méthode se différencie de celles des autres journalistes, même ceux d’investigation : « Je travaille exclusivement sur des documents ouverts. Si je travaille sur un sujet de diplomatie, contrairement à des journalistes 229 XXI n°12, édito. Voir annexe 3.a., p.129. 231 XXI n°6, édito. 232 Entretien réalisé le 1er mars 2011. 233 Entretien réalisé le 2 septembre 2011. 230 53 traditionnels, jamais je décroche le téléphone pour aller demander à quelqu’un qu’il me dise ce qu’il faut en penser. Je travaille sur le sujet, je reconstitue l’évènement et puis je le raconte en essayant de bien mettre en évidence ce qui est important dans un dossier c’est-à-dire des enjeux. (…) Quand on a trouvé l’enjeu on comprend comment les lignes de force s’organisent, quels sont les leviers, qui les actionnent, comment, pourquoi (…) je pars du principe que je ne sais rien a priori, même quand je travaille sur des sujets sur lesquels j’ai quand même un background assez sérieux, je repars presque de zéro. »234 L’écrivain-journaliste insiste sur sa neutralité : « Jamais je ne dis à nos lecteurs ce qu’ils doivent penser »235. Son métier consiste à « poser les dossiers à plat »236, ce qui n’est pas le cas dans la presse selon elle : « J’essaie de leur donner les clés pour comprendre, que ce soit le parcours, le destin d’un homme ou d’une femme. (…) Mon job c’est ça, de rendre les dossiers clairs et compréhensibles (…) Je ne comprendrais rien si je me contentais de lire la presse »237. Chaque rubrique se veut être en décalage avec le traitement médiatique traditionnel. Dans la rubrique Dans l’œuf, qui traite de sujets émergents qui ont un avenir, elle a rédigé un article sur la victoire d’éleveurs samis en Suède238. La Cour suprême a reconnu leur droit à faire paître leurs rennes sur des terres qui ne leur appartiennent pas : elles leur ont été volées au cours des siècles par la Suède. Cette information, qui n’a pas ou très peu été relayée en France, a été choisie non « pas pour le plaisir de faire un inédit »239, mais pour sa profondeur historique : « il me semble intéressant de se souvenir que ces gens-là existent, se souvenir comment ce pays est né, l’antériorité de ses gens, la reconnaissance qu’ils ont aujourd’hui. C’est assez proche de ce qui se produit avec des Indiens en Amérique du nord (…) »240. Dans cette rubrique, les évènements ayant une grande portée vont aussi être traités, mais « avec le recul ». Ainsi, Dominique Lorentz a montré241 dès le mois de juin que la décision allemande après la catastrophe de Fukushima de programmer un « tournant énergétique » était liée à la politique intérieure : « Ce que je mets en perspective et qui n’a pas été du tout un angle travaillé par la presse traditionnelle ce sont les leviers de Merkel, c’est le fait que la décision qu’elle prend n’est pas conditionnée par le nombre de victimes qu’il y a à Fukushima et le nombre de victimes potentielles qu’il pourrait y avoir en Allemagne en cas d’accident, c’est pour des raisons de pure politique intérieure, c’est parce que les Verts ont remporté une 234 Entretien réalisé le 2 septembre 2011. Idem. 236 Idem. 237 Idem. 238 XXI n°15, p.8. 239 Entretien réalisé le 2 septembre 2011. 240 Idem. 241 XXI n°15, p.9. 235 54 élection régionale et que pour la première fois de l’histoire de l’Allemagne ils sont reconnus par un sondage comme étant capables de conquérir la chancellerie. »242 Le principe de la rubrique Contrechamps est de partir d’un sujet d’actualité (indépendance du Kosovo, polémique sur le défilé militaire du 14 juillet…) et de présenter six points de vue ou approches différentes du sujet. Les titres sont tous écrits sous forme de question (sauf dans le numéro 18), le but est ici de donner la parole à tous les acteurs du débat, le plus souvent en opposant deux thèses (par exemple : Légalisation du mariage homosexuel243par la Californie : lame de fond ou décision isolée ?244). Par exemple, l’article « Le climat : science, arme ou business ? »245, a été écrit en pleine polémique sur l’effectivité du réchauffement climatique, la question de la responsabilité de l’homme, dans le contexte du scandale des mails du GIEC. Or, Dominique Lorentz explique son approche : « ce sujet ne peut pas se résumer à cette polémique : la Terre se réchauffe ou pas, c’est la faute de l’homme ou pas, des observations concernant le réchauffement climatique il y en a, elles sont évidentes (…). Donc je me suis penchée sur le climat et je me suis aperçue que les vrais enjeux du sujet sont ailleurs. (…) J’ai découvert que le climat était régi par le droit de la guerre depuis plusieurs décennies, donc des enjeux militaires, financiers, extrêmement importants et dont on ne parle vraiment jamais. »246 Ainsi, elle décline les approches des scientifiques, fait un focus sur le sujet du climat, « arme reconnue par l’ONU »247, sur les programmes militaires des Etats-Unis et la Russie, sur l’inquiétude des parlementaires européens à propos de ces programmes qui reproduisent les phénomènes de réchauffement à des fins civiles et militaires. Elle évoque l’absence de travaux du GIEC sur ces programmes, et l’existence d’opérations fictives d’économies de gaz à effet de serre, utilisant le « permis de polluer » de l’ONU. Dans la première colonne, elle écrit par exemple qu’il existe des recherches pour modifier la météo, lancées dès la fin de la Seconde guerre mondiale, qui aboutissent, en 1992, à une nouvelle discipline : la géoingénierie. Etudiée dans le monde entier, mais inconnue du grand public, elle est notamment pressentie en 2006 comme un moyen de lutter contre la pollution. De même, dans le Contrechamps « Printemps arabe et Israël : quels projets pour l’Amérique ? »248, elle explique les réactions de chaque acteur à l’allocution d’Obama : Benjamin Netanyahou, les républicains, les Palestiniens, l’Union Européenne, Alain Juppé, Mahmoud Abbas. Dans 242 Entretien réalisé le 2 septembre 2011. Législation adoptée en mai 2008. 244 XXI n°3, p.10 et 11. 245 XXI n°12, p.8 et 9. 246 Entretien réalisé le 2 septembre 2011. 247 XXI n°12, p.8 et 9. 248 XXI n°15, p.8 et 9. 243 55 « Particules fines : la santé dans le brouillard ? »249, elle note l’évolution de la situation, la législation, la comparaison avec autres pays… La rubrique De l’intérieur propose un entretien sur un sujet précis, à travers une vingtaine de questions. L’objectif de Dominique Lorentz est ici de rassembler, autour d’un sujet de fond, érudition, clarté, et liberté de parole : « il ne s’agit pas faire polémique, mais de parler du sujet très librement. Le but, c’est toujours prendre de la distance et donner à comprendre. »250 Le point de vue se veut toujours décalé. Par exemple, sur un sujet comme les OGM251, Dominique Lorentz affirme qu’« il y a une espèce de polémique imbécile qui veut qu’on soit pour les OGM parce qu’on est pour le progrès et contre les OGM parce qu’on veut défendre la planète, et puis le vrai sujet il est encore une fois ailleurs. La compréhension de ce sujet ne passe pas par l’entretien de cette polémique. »252. Les titres eux-mêmes attirent l’attention sur le fait que les enjeux présentés dans les médias traditionnels sont ailleurs. On peut ainsi lire un article sur l’intégration titré « Justice et psychiatrie : "il faut arrêter de dire qu'on peut atteindre le risque zéro" »253. Le sociologue Laurent Mucchielli prône le droit à une seconde chance, et affirme qu’il y a peu de récidive, tranchant avec les discours ambiants. Dans le sujet « Musulmans de France : "l'intégration est chose faite, mais la société ne le sait pas encore" »254 le chercheur Franck Frégosi affirme qu’une partie de la société française « est en retard sur la réalité ». Dans l’article « Somalie : "la famine est instrumentalisée" »255, Bernard Juan explique qu’« il n’y a pas de famine » : l’état de famine est décrété seulement dans des zones tenues par les chebab, un mouvement armé islamique. C’est avec cette même volonté de se différencier des médias classiques qu’a été pensée la rubrique Flashback, qui propose des histoires avec point d’ancrage dans le passé. C’est « une mise en perspective »256 selon Dominique Lorentz, qui dit « faire rentrer les gens directement dans le fond. »257 Au-delà de l’analyse, ici, la dimension narrative est présente : « généralement je raconte des histoires »258. Pour le sujet sur Mayotte259, devenu le 101ème département français, elle remonte à l’islamisation de l’île entre le Xème et XVème siècle. Puis la cession de Mayotte à la France en 1841, l’indépendance des colonies africaines dans les années 60, puis la situation dans les années 1972, 1976, 1994, 1998, 2000, 2006 et 2009. Ce 249 XXI n°14, p.8 et 9. Entretien réalisé le 2 septembre 2011. 251 OGM : « La pharmacie en plein champ me pose un gros problème », entretien avec Gilles-Eric Séralini, XXI n°1, p.12 et 13. 252 Entretien réalisé le 2 septembre 2011. 253 XXI n°14, p.26 et 27. 254 XXI n°15, p.26 et 27. 255 XXI n°16, p.26 et 27. 256 Entretien réalisé le 2 septembre 2011. 257 Idem. 258 Idem. 259 XXI n°15, p.17. 250 56 n’est qu’au dernier paragraphe que la situation actuelle est évoquée. Dans un Flashback consacré à l’assassinat de l’ex-Premier ministre pakistanaise Benazir Bhutto260, elle retrace l’histoire sur les cinq derniers mois, de 2007 - quand Benazir Bhutto dit soupçonner Pervez Musharraf de vouloir l’éliminer - à 2008, quand Scotland Yard affirme qu’elle est morte d’un traumatisme crânien. La rubrique Détonnant est sans doute celle qui se rapproche le plus, dans le ton et la forme, des articles courts publiés au début des magazines d’actualité. Le ton employé dans les titres est souvent ironique : « Attention, gag ! L’Amérique va limiter ses émissions de CO2 »261. Mais si le ton est plus dynamique, les articles plus courts que le reste des rubriques et accompagnés de dessins souvent humoristiques, les sujets sont étonnants mais pas anecdotiques, comme « Les Islandais refusent de payer pour les banques », « L’Italie enfreint l’interdiction de torture », « L’appel à l’aide de cancérologues japonais », ou encore « La révolution iranienne sur un canapé ». Dans la rubrique Ils font avancer le monde, chaque article doit raconter une histoire. C’est ici encore l’humain qui est recherché : « il faut que je trouve des gens qui ont fait suffisamment de choses pour que je trouve de la matière pour incarner un personnage en chair : il ne faut pas uniquement parler de ce qu’il a fait, mais de ce qu’il est, en tant que personne »262. Les personnalités sont ici aussi très diverses : on croise Shon Hopwood263, un braqueur de banque devenu avocat, Helene Hegemann264, écrivain de 19 ans qui revendique le droit de plagier, Nasrin Sotoudeh265, avocate et militante iranienne condamnée à la prison, ou encore Ronit Elkabetz, actrice et réalisatrice israélienne. L’auteur livre de nombreux détails : ainsi, la jeunesse des personnages est souvent décrite avec précision. La rubrique Il/Elle a dit est le portrait d’une personnalité en une dizaine de citations. Ici, c’est encore le réel qui est recherché à travers leurs paroles : « Ils existent vraiment au travers de ce portrait en citation. (…) Ce n’est pas un portrait qui est fait pour attaquer les gens ni pour les faire aimer, mais pour les montrer sous l’angle le plus réaliste possible, c’est vraiment de la peinture réaliste. »266 Ainsi, malgré le format court propre aux citations, Dominique Lorentz entend raconter une histoire : « Pour le prochain numéro je prépare Angela Merkel, c’est intéressant, c’est un personnage dont on entend parler régulièrement, et puis c’est une femme qui a vraiment une histoire, qui vient d’Europe de l’est, qui a grandi en Allemagne de l’est, qui a un père pasteur, une éducation très prégnante. C’est intéressant de 260 XXI n°2, p.19. XXI n°9, p.18. 262 Entretien réalisé le 2 septembre 2011. 263 XXI n°15. 264 Idem. 265 XXI n°14. 266 Entretien réalisé le 2 septembre 2011. 261 57 mettre en perspective, de remonter le plus loin possible, dans ses premières prises de parole, ou dans les moments où elle a parlé de ce qu’a été son enfance, sa jeunesse etc. »267 Pour « reconstituer ce personnage avec toutes ses facettes, ses contradictions »268, l’auteur décline des citations qui vont des années 1978 à 2011. Le choix des personnalités est aussi très varié : on trouve des dirigeants ou ex-dirigeants (Mahmoud Ahmadinejad, Silvio Berlusconi, Vladimir Poutine, Mouammar Kadhafi, Fidel Castro, Angela Merkel, Arnold Schwarzenegger, Robert Gates, Shimon Peres, Nelson Mandela, le dalaï-lama), des patrons (Anne Lauvergeon, Warren Buffett), un économiste (Jacques Attali), un écrivain (Salman Rushdie), un cinéaste (Roman Polanski) et un sportif (Eric Cantona). La périodicité trimestrielle permet aux sujets d’être pris à « contre-pied » : « parler d’actualité avec le recul du trimestre ça permet d’avoir un point de vue au sens littéral de la presse quotidienne, hebdo et même mensuelle parce que le recul modifie le regard, si on s’en sert évidemment (…) Vous vous baladez dans les pages Actualité de XXI, vous n’avez pas l’impression de voir quelque chose de réchauffé, ouvrez un magazine, un hebdo qui a deux ou trois ans, vous allez avoir une impression de réchauffé terrible. »269, explique Dominique Lorentz. Elle préfère d’ailleurs laisser passer un numéro avant de traiter un sujet d’actualité « chaude », afin de le traiter plus tard, avec de la distance critique. D. Des frontières abolies entre roman, BD, photo, documentaire, journalisme : l’émergence d’une sorte de méta-média sur papier 1. Différents genres pour transcrire le réel La revue mélange les formats, les supports et les disciplines. Il y a des reportages de 30 feuillets et des articles plus courts relatifs à l’actualité. Le contenu est un mélange d’histoire, de littérature, de politique, de voyages. Les auteurs sont des écrivains, des journalistes, des dessinateurs de BD, des photographes, des documentaristes, et même des gens « ordinaires ». Cette diversité est mise au service du réel. Chaque univers, comme la BD, la photo, le documentaire, le reportage, a été adapté dans une logique de récit : « nous voulons porter chaque genre du récit à son maximum. Et donc lorsque c'est du texte, c'est du texte. Lorsque c'est de la photo, c'est de la photo. Lorsque c'est de la BD, c'est de la BD. Lorsqu'il y a de l'illustration, c'est de l'illustration. (…) L'univers documentaire, audiovisuel ou télévisuel fait partie de celui du récit donc nous voulions intégrer cette dimension-là dans nos pages donc 267 Entretien réalisé le 2 septembre 2011. Idem. 269 Idem. 268 58 nous avons imaginé un traitement spécifique pour intégrer le documentaire. Nous rassemblons différents univers qui tous tournent autour du récit. »270, explique Patrick de Saint Exupéry. 2. Le traitement des genres On retrouve dans ces rubriques les caractéristiques du grand reportage traditionnel : la valorisation du « journaliste debout » à travers la mise en scène du journaliste, la subjectivité assumée, le genre abordé avec un regard spécifique, et le récit d’aventures humaines. a. Le récit graphique Dans chaque numéro, un récit graphique de 30 planches, conçu pour XXI, est publié. Si aujourd’hui la revue est la seule à publier des récits de ce type, le genre hybride a émergé depuis longtemps. Ses origines remontent à la guerre de Crimée (1953-1956), pendant laquelle des dessinateurs sont pour la première fois envoyés sur le terrain. L’Américain Shel Silverstein est le premier à réaliser des séquences de reportages dessinés, pour le magazine Playboy dans les années 1950. En France, dans les années 1960 et 1970, le genre est popularisé par Hara-Kiri ou Charlie Hebdo. C’est l’Américain Joe Sacco qui réalise en 1992 le premier récit graphique au long cours, avec son album Palestine, pour lequel il gagne le American Book Award en 1996. Diplômé en journalisme, puis dessinateur de bande-dessinée, il se décrit comme « un dessinateur qui fait du journalisme »271. Il décide, après avoir voyagé au Moyen-Orient, de mélanger les deux disciplines. Entre journalisme et dessin, le récit graphique est un moyen de montrer la réalité, selon Joe Sacco. Une nouvelle génération d’auteurs émerge à partir des années 1990 : « souvent issus de milieux intellectuels », ils ont « ont pris goût aux voyages »272. Selon Julien Orselli et Philippe Sohet273, un « mouvement de retour au réel »274 se produit en effet depuis quelques années, les auteurs de récit graphiques pouvant être comparés aux grands reporters des années 1930 : « Des auteurs comme Joe Sacco, Renaud de Heyn ou Jacques Faton renouent avec une tradition qui fit les beaux jours du journalisme de l'entre-deux guerres et où se côtoyaient des personnalités telles que Joseph Kessel, Georges Simenon et Albert Londres. »275. Certains de ces auteurs sont aujourd’hui publiés dans XXI, comme Jean-Philippe Stassen, qui a publié Pawa en 2002 (un récit sur le génocide rwandais) ou Emmanuel Guibert, auteur de bandes dessinées, qui a travaillé pendant des années avec le photographe et reporter 270 Entretien réalisé le 1er mars 2011. Entretien de Joe Sacco, L’Indispensable, Bruno Canard, juin 1998, http://www.du9.org/Joe-Sacco. 272 Idem. 273 Reportage d'images / Images du reportage, Julien Orselli et Philippe Sohet, mai 2005, http://www.imageandnarrative.be/ 274 Idem. 275 Idem. 271 59 indépendant Didier Lefèvre. En 1986, ce dernier, de retour de mission en Afghanistan avec Médecins sans frontières, voit seulement six sur 4000 de ses photos publiées par Libération. Cette collaboration débouche sur une trilogie, Le Photographe276. L’album est un récit du parcours de Didier Lefèvre, mélangeant dessins et photos. Pour XXI, Emmanuel Guibert a travaillé avec le photographe Alain Keler, qui est un ami du défunt Didier Lefèvre. « Des nouvelles d’Alain »277 forme un feuilleton d’un an, sur les Roms dans l’ex-URSS. Ces reportages graphiques renouent en effet avec les fondamentaux du grand reportage. Tout d’abord, ils sont longs (30 pages). D’autre part, les auteurs utilisent pour la plupart les techniques journalistiques. Ainsi, Jacques Ferrandez se documente avant le reportage, recherche un interprète, etc. Ensuite, pour les auteurs, ils permettent de restituer la réalité qu’ils ont vue, comme l’explique Joe Sacco : « Je suis sûr que ce récit montre la réalité. Pour moi, c’était la seule façon de raconter cette histoire. Me dessiner moi-même soulignait le fait que l’on voyait clairement la réalité à travers mes propres yeux et que ce récit n’était pas du tout objectif. (…) J’ai restitué ce que j’ai vu avec authenticité. »278 Ce type de récit apporte en effet une force au récit selon Emmanuel Guibert : « Je sers de courroie de transmission. Devenues massivement diffusées, les photos touchent moins les gens que par le passé. Par le biais du récit, j’essaie de les rendre moins banales. »279 Pour Didier Lefèvre, le caractère hybride du récit graphique permet de mettre en valeur l’humain : « Quand la BD rencontre la réalité, la guerre, la vraie, elle devient une nouvelle forme de journalisme qui propose, elle aussi, une fine compréhension des dimensions humaines des conflits, des génocides, des révolutions. »280 De plus, l’auteur se met en scène pour raconter les conditions de travail des journalistes. Ce n’est pas une fiction. Les reporters sont des auteurs, la subjectivité est donc assumée. Ainsi, Joe Sacco se met en scène pour raconter les conditions de production de l’information. Son récit graphique « Les fermiers aux pieds nus »281 raconte sa rencontre avec des habitants de la région de Kushinagar, en Inde. On le voit assis dans une cabane, discuter avec des Dalits. Dans des cases, il raconte les interactions avec les sources : « Cette fois, chemise verte semble bien décidé à empêcher notre rencontre avec les Musahars. Quitte à faire irruption parmi nous ». Plus loin, il écrit : « Aujourd’hui, il nous a pris en filature dès qu’on a tourné le coin de la rue pour rejoindre le hameau de Musahar de Gurumiha Mafitola ». 276 Emmanuel Guibert, Didier Lefèvre et Frédéric Lemercier, Le Photographe, Dupuis, 2003.2004 et 2006. XXI n°8, 9, 10 et 11. 278 Entretien de Joe Sacco, L’Indispensable, Bruno Canard, juin 1998, http://www.du9.org/Joe-Sacco. 279 Il était un reporter…, Laurence Le Saux, Télérama, 04/01/10. 280 Alliance Sud documentation, 21/10 /09. http://www.alliancesud.ch/fr/documentation/projets/histoirevivante/la-bd-sen-va-t-en-guerre 281 XXI n°13, p.166-199. 277 60 Pour Joe Sacco, les émotions et sensations doivent se transmettre aux lecteurs : « La mise en scène de l’auteur fait partie de cette tradition [américaine] de la bande dessinée indépendante. (…) Il me paraissait indispensable que les lecteurs apprennent également au même rythme, avec la même lenteur. »282 Selon lui, la BD permet cette mise en scène, car elle offre différentes techniques « pour raconter différentes situations ou différentes émotions... »283 Ensuite, la subjectivité du récit est assumée, comme l’explique Joe Sacco : « je crois sincèrement au point de vue subjectif (…). Je défends l’honnêteté, pas la subjectivité. ». Le reportage de Joe Sacco est à la première personne. Dans ses reportages, il se met en scène, à travers la voix off qui narre le récit, et à travers le dessin : « Dans mes propres bandes dessinées, je suis un personnage parmi les gens que je rencontre et interviewe. Cela rappelle au lecteur qu’il voit les choses à travers mes yeux. »284 Ainsi, les lunettes avec lesquelles se représente Joe Sacco montrent le recul qu’il prend sur ce qu’il voit, mais aussi la « cécité du regard journalistique »285 lors d’un conflit. La dimension littéraire est fondamentale, comme l’explique Jean-Philippe Stassen : « Le reportage BD se rapproche plus du reportage littéraire que de celui qui utilise des images réelles (photos, cinéma, télévision) (…). Cela parce que le contrat entre les lecteurs et le ‘journaliste’ est clair : les images que le dessinateur propose pour illustrer - ou développer un fait sont le produit de sa subjectivité. Comme les faits qui passent par la sensibilité d’un écrivain et son style littéraire offrent un point de vue. »286 Enfin, c’est l’humain qui est ici au cœur de la BD. Les histoires de « gens » sont privilégiées : celles de Roms287, ou encore celle d’un ancien enfant-soldat288 rencontré au Congo. C’est cet enfant qui raconte son histoire à la première personne. Les images représentent ce qu’il a vécu quand il était soldat, et sa vie actuelle. b. Le portfolio Appelé « récit photo », le portfolio est un ensemble de photos, accompagné de textes descriptifs. Le « je » est souvent utilisé, montrant ici encore la subjectivité assumée du récit. L’importance donnée aux détails permet de faire de ce reportage photo un « récit ». Ainsi, dans le portfolio intitulé « A table ! »289, l’auteure va jusqu’à préciser dans un des textes qui 282 Entretien de Joe Sacco, L’Indispensable, Bruno Canard, juin 1998, http://www.du9.org/Joe-Sacco. Idem. 284 « Le journalisme est-il dans la bulle ? », Léna Mauger, revue21.fr, 15/02/09. http://www.revue21.fr/Lejournalisme-est-il-dans-la 285 Reportage d'images / Images du reportage, Julien Orselli et Philippe Sohet, mai 2005, http://www.imageandnarrative.be/ 286 « Le journalisme est-il dans la bulle ? », Léna Mauger, revue21.fr, 15/02/09. http://www.revue21.fr/Lejournalisme-est-il-dans-la 287 XXI n°9, Des nouvelles d’Alain. 288 XXI n°11, L’étoile d’Arnold, Jean-Philippe Stassen. 289 XXI n°4, p.82-103. 283 61 accompagne les photos le nom des lapins de la personne photographiée. Pas moins de sept chiffres sont cités dans le paragraphe : « Jocelyne est gardienne à la Grande-Borne, une cité de 90 hectares, dans la banlieue parisienne. Il y a 3500 appartements, tous identiques. Elle est arrivée en 1999 au moment des émeutes et a pleuré pendant vingt jours. Elle est divorcée et vit seule. Elle a quatre enfants, neuf petits-enfants et ses repas sont réglés comme du papier à musique : elle dîne, tous les jours dans son salon, à 19h30 devant la télévision. Fan de Johnny, elle aime les dauphins et a, chez elle, un chien Loulou et un lapin Panpan qui courent sur le tapis du salon. Quand nous nous sommes vues, elle revenait de la campagne avec des jonquilles et des genêts. » Le texte est narratif, très descriptif, écrit avec des mots simples, sans fioriture. C’est la vie de personnes « lambda » qui est décrite : l’accent est mis sur l’humain. En témoigne les titres choisis, qui font référence à des individus : « Les sappeurs de Brazza », « Les pélerins d’Haïti », Les baladins de la Chine », Les enfants de l’unité 33 », « Les bergers du Caucase », « Anthony & Victoria », etc. Dans « La mer est leur métier »290, le reporter suit un groupe de pêcheurs des mers australes. Leur travail est décrit avec précision : « C’est la nuit. Les hommes travaillent le chalut. Tout est calme. C’est le patron du bateau qui choisit le chalut en fonction des fonds, du poisson… Cela s’appelle « le choix du capitaine ». La responsabilité est lourde. Un ou deux maillons en plus ou en moins peuvent parfois décider du sort d’une pêche. Construire un chalut, c’est un art qui se transmet de pêcheur en pêcheur. Ils ont tous leurs secrets… » Cette importance donnée aux détails est aussi un moyen de décrire les conditions de production du reporter photographe. Ainsi, dans le portfolio « Home sweet Roms »291, l’auteur Carlo Gianferro apporte des précisions sur les « coulisses » du reportage : « nous sommes au nord de la Roumanie, à Iasi, une ville de 300 000 habitants. Le traducteur moldave n’a pas été autorisé à passer la frontière, je suis seul. Quand j’entre, cette mère s’assied naturellement dos au mur. La pose est parfaite, je sors vite mon trépied. » Cette mise en scène rappelle que l’auteur est un journaliste « debout ». c. Le documentaire Cette rubrique présente une dizaine de plans tirés de films documentaires diffusés ou en attente de diffuseur. Chaque plan est commenté par le ou la réalisateur(trice), et reproduit sous la forme d’un dessin par un(e) illustrateur(trice). A titre d’exemple, le plan 1 est un plan 290 291 XXI n°2, p.82-107. XXI n°16. 62 original du documentaire La Mise à mort du travail292. Le plan 2 est celui publié sous forme de dessin dans le numéro 12 de XXI. Plan 1 Plan 2 Les enquêtes présentées ici sont des reportages au long cours. Ils ont été réalisés sur plusieurs années : « La juge et les dioxines » a été produit en sept ans, « Femmes de prisonniers leçon d’amour » en quatre ans… De plus, certains reportages ont un format très long, comme le documentaire La mort au travail, qui dure trois heures. Dans cette rubrique aussi l’auteur se met en scène. A travers le « je », il montre les conditions de production de l’information. La distinction entre « journalisme assis » et « journalisme debout » est encore marquée. Ainsi, dans l’article intitulé « La juge et les dioxines »293, la réalisatrice explique les précautions qu’elle a dû prendre pour faire ce reportage : « L’équipe savait que nous devions tourner, mais ne savait jamais quoi à l’avance. Je leur en disais le moins possible. Avec la juge d’instruction, nous fonctionnions par code. Le gendarme, directeur de l’enquête, me surnommait « bip », le signal sonore qui sert à masquer le nom des personnes dans le reportage. »294 292 XXI n°12. XXI n°11, p.130. 294 Idem, p.134. 293 63 Le « je » est utilisé : c’est une vision subjective qui est porté sur chaque sujet. Ainsi, dans l’article « Carglass répare »295, le réalisateur Jean-Robert Viallet pose un regard amer sur le monde de l’entreprise : « Dans d’autres entreprises, j’assiste sidéré à d’étranges exercices : des groupes de cadres supérieurs construisant leur chef en Lego avant de les détruire à coups de poing (…). La première fois, j’ai dû trouver ça drôle. Au fil du temps, c’est devenu glaçant. ». De plus, les documentaires sélectionnés ont une particularité : ils racontent des histoires humaines, comme le montrent les titres donnés aux articles de cette rubrique : « Femmes de prisonniers leçon d’amour », « Les enfants du Mahatma », « Mon voisin le tueur », « L’enfant moine de l’Himalaya », « Les arrivants », « Mariages d’enfants », etc. Ce sont les histoires de gens en détresse, d’individus ordinaires ou au destin hors du commun, qui sont racontées. Il s’agit, à partir de ces cas particuliers, de décrire une société. Ainsi, le documentaire » Carglass répare »296, qui traite du thème de la souffrance au travail, a été réalisé dans l’idée de « s’immerger dans le monde de l’entreprise, partager au quotidien la vie de salariés pour explorer les fractures de la société contemporaine. »297 Le réalisateur a obtenu le prix Albert Londres pour ce reportage, signe que les critères du « bon » journalisme sont remplis. C’est cette même volonté d’apporter une vision « d’en bas » qui sous-tend le documentaire « Femmes de prisonniers leçon d’amour »298. L’idée est d’aller à contre-courant du traitement médiatique dominant. Voici comment est présenté l’article : « ce documentaire sur la prison qui ne montre pas de cellules, pas de gardiens, encore moins de détenus. Juste des femmes qui attendent (…). » Mais en filigrane, c’est le thème du suicide dans les prisons qui est abordé : « La peur de Mélinda Je passe des heures avec Mélinda et son bébé âgé de quelques semaines. Elle arrive à l'aube, toujours bien avant son "parloir". Café après café, bribe après bribe, elle finit par se confier. Elle a peur d'arriver en retard parce qu'elle craint que son mari ne se pende... Son père s'est suicidé dans cette même prison quelques années plus tôt. Je filme régulièrement Mélinda. Devant l'objectif, elle reste souvent évasive et confuse. Pas ce matin. Son "parloir" vient de se terminer. Mélinda est sortie fumer une cigarette avec Claire, une autre jeune femme de "parloir". L'atmosphère est paisible. Les deux femmes discutent. Ma caméra caresse presque le visage de Mélinda. D'une extrême douceur, le plan-séquence contraste avec la brutalité des propos échangés. Adolescente aux joues enflammées, Mélinda parle de son homme, donne de ses nouvelles : 295 XXI n°12, p.132-143. Idem. 297 Idem, p.133. 298 XXI n°1, p.122-133. 296 64 "Ses bras étaient rouges. Il s'était coupé de partout, partout, ses bras, sa poitrine, partout !" Ses mains miment des lames qui entaillent la peau. Je retiens mon souffle. Le suicide plane comme une ombre au-dessus de la prison. Les femmes en parlent peu, mais le redoutent sans cesse : "Même quand ils ont l'air bien, on sait qu'ils nous cachent la vérité », disent-elles. Ce matin-là, la brutalité de la prison venait de rendre la parole à Mélinda, dix-huit ans et déjà mère de famille. » Le traitement se fait ici sans chiffres, sans interviews de gardiens ou de prisonniers, nous ramenant à l’essence du sujet, au « réel » : la peur de perdre l’être aimé. d. Le reportage Les illustrateurs travaillent sur la base des récits et de photos Kodak. L’objectif est toujours de parvenir au réel : « Nous voulons qu'ils travaillent sur la base de réel. Après ils rajoutent leur part artistique. On ne voulait pas de choses totalement oniriques. »299, explique Patrick de Saint-Exupéry. Section 3 : Le public : rassembler une communauté autour de valeurs A. Un positionnement : des représentations d’un lectorat hétéroclite 1. Positionnement : une diversité du lectorat Le discours des fondateurs sur l’intuition des attentes d’un public curieux peut apparaître contradictoire avec le refus affiché de cibler une catégorie de population. Ainsi aucune étude de lectorat n’a été faite, du fait de l’absence de publicité : la vision de leurs lecteurs se fait à travers les abonnés. Ce paradoxe peut se résoudre par les représentations de la revue et donc de ses lecteurs. XXI est présentée comme une revue transgénérationnelle et transclassiste. Ainsi, l’attente d’une information de qualité qui n’est pas liée à l’âge, au lieu de résidence, ni à la condition sociale. Le positionnement se fait sur les valeurs. Ainsi, Patrick de SaintExupéry explique que le choix s’est porté sur la librairie car ils voulaient s’adresser avant tout à des lecteurs, alors que la presse s’adresse à des « consommateurs d’information ». Ainsi, « il n’y a pas de profil-type » selon Patrick de Saint-Exupéry. Pour Pierre Bottura, responsable libraires, le lectorat est hétérogène : « C'est un lectorat qui n'est pas ‘résumable’. Ça va de l'étudiant en passant par le retraité, ça va du diplomate qui habite dans le VIIème arrondissement de Paris en passant par un couple d'anciens infirmiers dans un lieu-dit de Corrèze. On ne peut pas dire que c'est le secteur tertiaire qui forme le haut du panier de notre 299 Entretien du 1er mars 2011. 65 lectorat. On a des gens des bibliothèques, des médiathèques, de plus en plus d'institutions. On reçoit parfois même des lettres de détenus, qui veulent recevoir un abonnement gratuit. »300 De plus, la diffusion de XXI est en hausse non pas dans les grandes librairies, mais dans les petits points de vente, comme les maisons de la presse et les relais : le pourcentage de diffusion y est passé de 5,5% à presque 20%. Pierre Bottura y voit un signe d’un lectorat élargi, et non pas seulement « trentenaire et bobo »301. Ainsi, si XXI fait de bons scores dans les librairies et dans les régions où les éditeurs vendent habituellement le plus302, Pierre Bottura affirme que le lectorat de la revue est « très éclaté, même géographiquement » : «C'est un lectorat qui est un peu plus large sociologiquement qu'un lectorat traditionnel qui va en librairie. »303 Les libraires interrogés confirment que le lectorat regroupe à la fois des habitués de la librairie, mais aussi des gens qui viennent exclusivement pour la revue. Eric Raimond, responsable du rayon revue et littérature de la librairie l’Arbre à Lettres Bastille, observe que ce sont surtout des habitués qui viennent, mais qu’« aux dates de parution des gens viennent pour ça »304. Pour Antoine Fron, directeur de l’Arbre à Lettres de Mouffetard : « Ils ont capté une clientèle qui ne vient pas chez nous. Au début des gens venaient acheter seulement XXI. Aujourd’hui on a une clientèle fidélisée qui vient l’acheter presque systématiquement, elle s’étend un peu. »305 Selon Pierre Bottura, ce sont surtout les abonnés qui sont particulièrement divers : on ne peut pas dire que le lecteur-type de XXI a 30 ans et bosse dans le graphisme à Paris. »306 Ce profil-type des abonnés est en effet peu pertinent. Ainsi, 65%307 d’entre eux vivent à la campagne ou sont rurbains. Seuls 20% des lecteurs qui s’abonnent habitent dans des grandes villes en France. Enfin, 15% des abonnés vivent à l’étranger. Cependant, les hommes s’abonnement davantage que les femmes : ils représentent 56% des abonnements, contre 35% pour les femmes308. 2. Cependant, un lectorat limité par son capital culturel Pour Jean-Marie Charon, le lecteur-type de XXI est « consommateurs de livres et médias », et a un « niveau socio-éducatif élevé ». Jérôme Bouvier a le même avis : « cela restera des publics hauts de gamme. Ça ne correspond pas à des médias de masse. (…) Je crains que XXI soit le journal que j’aime à mettre sur ma table, et que je ne lise pas ». Il soulève la question 300 Entretien réalisé le 1er mars 2011. Idem. 302 Selon Pierre Bottura, Ile de France, Bretagne, Rhône Alpes, et Aquitaine. 303 Idem. 304 Entretien réalisé le 11 avril 2012. 305 Idem. 306 Idem. 307 Voir annexe 4.b., p.130. 308 Voir annexe 4.a., p.130. 301 66 de l’avenir de ce type de revue : « On va voir se développer du long mais pour un public rapiécé à ceux qui veulent et qui ont les moyens. La daube journalistique sera pour le quotidien. Je crains la fracture culturelle, sociologique, et que toute la profession dise ‘regardez XXI’, mais à côté ? Il y a un appauvrissement sur le reste du système. » B. Correspondre à ses attentes d’exigence La revue XXI incarne aujourd’hui la demande par une partie du public d’une information de qualité. Dans le courrier des lecteurs, l’exigence de la revue est souvent encensée. Un des lecteurs loue ainsi « le souci incorruptible de la qualité »309. Cette demande de compétence est visible dans les nombreuses lettres qui ont pour objet la correction des erreurs qui peuvent apparaître dans la revue. Une partie du public fait preuve d’une connaissance très pointue de certains sujets. On peut rapprocher ce phénomène de celui qui a été étudié par Louis Pinto en 1984. Dans son ouvrage L’intelligence en action, le Nouvel Observateur310, il défend la thèse de l’apparition dans les années 1960 d’une « culture intellectuelle moyenne », incarnée par le journal Le Nouvel Observateur. Cette mutation est selon lui la conséquence de la scolarisation croissante du public, qui favorise l’émergence de nouvelles attentes, et donc de nouveaux produits pour les satisfaire. Aujourd’hui, le taux de scolarisation en forte hausse crée la possibilité de l’émergence et de la pérennisation d’une revue comme XXI. En 2001, 70 % des jeunes générations vont jusqu’en classe terminale contre 35 % en 1985, et 38 % d’entre elles sortent de formation initiale avec un diplôme de l’enseignement supérieur contre 15 % en 1980311. Comme Le Nouvel Observateur, XXI a le souci d’attirer les intellectuels prestigieux pour se légitimer. Mais cette volonté se double d’une volonté apparemment paradoxale : le refus de l’élitisme par un traitement « par le bas ». Ainsi, les lecteurs apprécient les grandes signatures, mais aiment aussi le côté « terre à terre » de la revue : « j’ai aimé le fait que le papier ne soit pas spectaculaire. Les personnes que Mme Mauger a rencontrées pourraient être nos voisins, nos parents, nos amis… »312, écrit une lectrice. Dans les éditos, l’accent est mis sur le « respect »313 du lecteur. Les fondateurs ont façonné le projet « en faisant le pari de votre curiosité et de votre appétit pour les récits du monde »314. La revue s’oppose ainsi selon eux aux logiques de la presse traditionnelle par son 309 XXI n°13, p.5. PINTO Louis, L’intelligence en action, le Nouvel Observateur, A.-M. Métailié, 1984. 311 Données INSEE. http://www.insee.fr/fr/ffc/docs_ffc/donsoc02b.pdf 312 XXI n°15, p. 5. 313 XXI n°8, édito. 314 Idem. 310 67 « indépendance »315 ou le fait que la revue « redonne [aux journalistes] leur fonction de messager en dehors de toutes contraintes structurelles et mercantiles »316. Certains y voient même un « acte militant »317, Le côté « suprenant »318 de l’investissement dans la création319 tranche selon eux avec l’uniformisation des médias. C. Créer un lien avec le lecteur : le sentiment d’appartenance à une « communauté » Le lien avec le lecteur est fondamental selon Laurent Beccaria : « on s’adresse à des gens, c’est eux qui nous font vivre. C’est la différence entre des lecteurs et un lectorat. Moi les lecteurs je ne sais pas qui c’est, en revanche je sais que ce sont des personnes »320. Pour lui, leurs conseils, avis, remarques, sont autant d’indicateurs à prendre en compte : « Les lecteurs ont créé le journal, ont modifié le journal, l’ont accéléré, l’ont augmenté… ». L’adage « la première richesse d’un titre, ce sont ces lecteurs »321 est repris. « A votre contact, nous avons beaucoup appris. Vous constituez une sorte de rédaction invisible. Vous nous avez encouragés à oser, à aller plus loin dans la différence »322, écrivent les fondateurs à leurs lecteurs. Dans les éditos, les fondateurs mettent en valeur ce qui apparaît comme une co-production : « un journal est une histoire qui s’écrit ensemble »323, « c’est une création commune », « c’est aussi votre histoire »324. Plus qu’un élément anecdotique, cette relation se veut avant-gardiste : « Le temps des médias de masse est révolu. Celui du lien est en train de naître »325. La revue entretient une complicité avec son lecteur à travers différentes moyens, dans une logique de fidélisation. 1. Les choix de XXI expliqués avec pédagogie : partager des valeurs Les éditos sont l’occasion pour les fondateurs d’expliquer aux lecteurs les choix économiques et éditoriaux de la rédaction. Les principes posés sont mis en opposition avec ceux qui prévalent dans la presse traditionnelle. XXI propose l’indépendance face aux conflits d’intérêt, l’originalité face à l’uniformisation de l’information, la lenteur face à l’actualité zapping, l’absence de publicité face aux diktats des annonceurs… 315 XXI n°3, p. 4. XXI n°2, p.5. 317 XXI n°15, p.5. 318 XXI n°14, p.4 319 XXI n°8, édito. 320 Entretien réalisé le 7 septembre 2011. 321 XXI n°8, édito. 322 XXI n°13, édito. 323 XXI n°5, édito. 324 XXI n°8, édito. 325 XXI n°16, édito. 316 68 La rubrique « L’atelier de XXI », des entretiens avec des membres de la rédaction, est aussi publié dans un souci de pédagogie : à travers la description de son travail, le membre de l’équipe exprime ses choix et valeurs. 2. La « maison » XXI et les rencontres en librairie : favoriser un contact direct Le siège de la rédaction, situé au 27 rue Jacob, est un lieu très ouvert. Au rez-de-chaussée, une librairie a été aménagée. A l’étage se trouvent les bureaux. La « maison »326, dont « l’entrée est libre »327, est le lieu de conférences, d’échange, et de projections régulières. Ainsi, le 22 septembre, une rencontre avec la rédaction, annoncée dans l’édito 328, est organisée. Suite à l’évènement, il est écrit dans la revue : « Le 22 septembre, c’était le jour des premières portes ouvertes de XXI. Vous êtes entre huit cent et mille lecteurs à être passés nous voir »329. De même, un site internet a été créé pour annoncer ces évènements : le www.27rue jacob.fr. La revue le présente ainsi : « vous êtes chez vous »330. Ce souci du contact direct est aussi prégnant dans l’administratif. Pierre Bottura l’explique : « On ne confie pas nos abonnements à une agence externe qui traite ça comme Le Monde ou l'Express. Nous ils ont un numéro de tel, une adresse mail et on s'engage à leur répondre en maximum 24 heures. C'est très important. »331 3. Les anecdotes personnelles : créer une complicité Des détails personnels sont fournis. Un carnet rose figure par exemple dans la revue : « Léna Mauger a donné naissance à une petite fille, prénommée Alma. Déjà professionnelle, Alma a pointé le bout du nez la veille du bouclage de ce numéro de XXI. Elle est déjà immortalisée par son père photographe. (…) Alma rejoint Andrea, venu au monde cet été, le fils de Pierre Bottura (…). »332 4. Le ton humoristique des petites biographies Certains auteurs et illustrateurs préfèrent dresser un portrait d’eux décalé plutôt que de mentionner leurs diplômes et leur parcours professionnel. Par exemple, l’illustratrice Chloé Poizat file la métaphore culinaire : « Pour une personne, env. 20 min : hachez finement le ciboulot et mélangez délicatement à la purée de poils et de plumes ; égouttez le confit d’yeux, recouvrez-le du précédent appareil ; faites bouillir et réduire la bile avec une pointe 326 XXI n°14, p.207. Idem. 328 XXI n°15, édito. 329 XXI n°16, édito. 330 XXI n°14, p.207. 331 Entretien réalisé le 1er mars 2011. 332 XXI n°17, p.209. 327 69 d’amertume (…). »333 L’auteur Isabelle Lambret a choisi une anecdote humoristique : « Quand j’avais 5 ans, à la fête de l’école, ma mère m’avait déguisée en lampadaire. Au bout d’une heure, je me suis délestée de l’abat-jour du salon qui me faisait mal au crâne et personne n’a plus compris en quoi j’étais déguisée »334. 5. Le courrier des lecteurs : fédérer La rubrique, qui suit l’édito, est un indicateur de la fidélisation des lecteurs de XXI. Ces derniers ont le sentiment d’avoir des valeurs communes, non seulement avec l’équipe, mais aussi avec les autres lecteurs (par exemple, le terme « communauté » apparaît). L’équipe de XXI répond aux critiques et remarques, ce qui resserre le lien avec leur public. 6. Un « contrat de lecture » Pour décrire cette volonté de fidélisation, Eliseo Véron utilise la notion de « contrat de lecture »335, qu’il définit ainsi : « La notion de contrat de lecture met l’accent sur les conditions de construction d’un lien qui unit dans le temps un média à ses « consommateurs ». Comme dans le cas d’une marque commerciale, un média doit gérer ce lien dans le temps, l’entretenir et le faire évoluer au sein d’un marché de discours de plus en plus encombré. L’objectif du contrat de lecture… est de construire et de préserver l’habitus de consommation »336. La dimension « marketing » du contrat de lecture avancée par Eliseo Véron est moindre dans le cas de XXI. Si la revue a des concurrents, son contenu est unique et cet outil n’est pas non plus utilisé pour vendre des encarts publicitaires. Cependant, la volonté de fidéliser les lecteurs est bien présente. Selon Eliseo Véron, le journal passe un contrat avec son lectorat. C’est le sens donné par les fondateurs de XXI, qui s’adressent directement au lecteur : « « un pacte de liberté nous lie »337, écrivent-ils. Ce projet éditorial est donc construit en réaction aux logiques de la presse traditionnelle, tant au niveau des sentiments et des constats des fondateurs qui en sont à l’origine, que de la singularité de la revue et de l’émergence d’un lien fidélisant entre lecteurs et auteurs, et entre lecteurs eux-mêmes. Ce projet à « contre-courant » s’affirme dans le choix d’un journalisme littéraire et humaniste. 333 XXI n°14, p.205. Idem. 335 VERON Eliseo, « Les médias en réception : les enjeux de la complexité », Médias pouvoirs, n°21, Bayard Presse, janvier-février-mars 1991. 336 Idem, p.168. 337 XXI n°5, édito. 334 70 CHAPITRE 3 - L’affirmation d’un retour à la dimension littéraire du journalisme français Aussi bien au niveau de la forme (celle d’un livre), du calibrage (sur les 210 pages de la revue, environ 150 pages ne sont que du texte), que du mode de parution (en librairie), la dimension littéraire est omniprésente dans XXI. Un hors-série intitulé « Histoires de livres »338, a même vu le jour, à l’occasion de la journée « Un livre, une rose »339 qui célèbre le livre et la librairie indépendante. Section 1/ Un « journalisme ethnographique » : l’importance du récit pour retranscrire le réel Au niveau éditorial, l’accent a été mis sur le regard de l’auteur. Ce dernier doit être capable de « rentrer dans une histoire »340 pour mieux la retranscrire. Selon Laurent Beccaria341, cette approche compte même davantage que le style. A. La tradition du récit : raconter l’histoire de gens ordinaires XXI est présentée comme un véritable renouement avec le grand reportage tel qu’il était pratiqué à ses débuts. Dans leur premier édito, les fondateurs annoncent : « ce journalisme est éternel, seules ses formes changent »342. Ainsi, selon eux, la revue ne fait que perpétuer une tradition millénaire, qui est de raconter des histoires, seul le contexte a changé : « XXI n'a pas inventé le fil à couper le beurre. Le récit est quelque chose d'éternel. On a tous besoin d'histoires, les histoires nous structurent, nous enrichissent, nous donnent des repères dans un monde qui bouge parfois très vite »343. En effet, en journalisme, le récit est une tradition qui remonte aux débuts du grand reportage. Les livres et articles d’Albert Londres mettent en scène des histoires de personnages « nonofficiels » : des bagnards, des Françaises conduites en Argentine pour être prostituées, des coureurs cyclistes… A travers ses récits, il montre que ce sont avant tout des hommes. Mettre en avant des personnages qui sont généralement occultés, c’est aussi la démarche du new journalisme, qui s’est développé dans les années 1960 aux Etats-Unis. Il a pour crédo de 338 Hors-série revue XXI, Histoires de livres, 07/05/09. Le 25 avril. 340 Entretien réalisé le 1er mars 2011. 341 « Le trimestriel XXI démontre qu’un journalisme de qualité est rentable », Alain Joannes, 30/01/09. http://www.journalistiques.fr/?q=xxi 342 XXI n°1, édito. 343 Entretien avec Patrick de Saint-Exupéry, réalisé le 1er mars 2011. 339 71 rendre compréhensibles certaines tendances sociales, à partir du récit du vécu d’un personnage. Schudson décrit alors cette tendance comme une manière de « briser la glace entre le lecteur et le monde dans lequel il vit »344, mettant en relief la force du récit. Erik Neveu voit dans la revue XXI la postérité de ce journalisme 345. Selon lui, elle fait partie de la seconde génération du new journalism (le new new journalism d’enquêtes), car elle consacre ses pages à l’expérience de ceux qui ne sont pas médiatisés, ni considérés comme lecteurs. En France, seuls XXI, le portrait de la dernière page de Libération et les pages Horizons du Monde correspondent selon le sociologue à ce registre. Héritier du new journalism, le « journalisme ethnographique », aussi appelé « journalisme d’immersion » ou « journalisme d’empathie » aux Etats-Unis, met l’accent sur le vécu des personnes ordinaires346. Cette volonté de s’immerger dans ces histoires correspond à l’objectif de XXI d’« apprivoiser les émotions humaines » et de « les restituer avec vérité »347. B. Une démarche empirique : retranscrire une réalité par le vécu Pour parvenir à « faire passer des éclats de réalité »348, le reporter privilégie une démarche empirique : il s’agit de regarder la société « par le bas ». Ainsi, l’accent est mis sur les exclus plutôt que sur les privilégiés, les « vrais gens » plutôt que sur les hommes de pouvoir : « les rapporteurs d’histoires ne regardent pas vers le haut, les cercles de pouvoir, ceux qui ‘font l’actualité’, mais plutôt vers ‘le métro à six heures du soir’, la bête réalité au ras du sol. »349. Les pages illustrant le mieux ce choix sont celles de la rubrique « Vécu », qui propose le récit d’inconnus. Ainsi, Salima Senini350, travailleuse sociale à Paris, arrivée d’Algérie en 1977, raconte qu’elle ne s’est pas fait naturaliser car elle veut vivre son « double héritage »351. A travers le récit du renouvellement de sa carte de séjour, c’est le thème de la double nationalité et de la complexité des codes administratifs qui est abordé. Même les pages Actualité, notamment la rubrique « Il ou elle a dit », sont traitées avec le souci de fournir une information concrète et appréhendable : Dominique Lorentz qualifie son travail de « peinture réaliste »352. 344 « can help break the glass between the reader and the world he lives in », SCHUDSON Michael, Discovering the News. A Social History of American Newspapers, Basic Books, 1978, p.187. (traduit par nos soins). 345 NEVEU Erik, Sociologie du journalisme, La Découverte, 2009, p.107. 346 Idem, p.106. 347 XXI n°5, édito. 348 Propos de Patrick de Saint-Exupéry tenus lors des Assises du Journalisme, du 16 au 18 novembre 2010, à Strasbourg. 349 XXI n°8, édito. 350 XXI n°15, « Ce petit luxe infime que je savoure tous les 10 ans », p.202-205. 351 Idem, p.202. 352 Entretien réalisé le 2 septembre 2011. 72 La dimension « ethnographique » des reportages est visible dans les titres des articles. 63% 353 des reportages principaux (au nombre de sept par numéros) ont dans leur titre le nom ou l’évocation d’un ou plusieurs personnages de l’article. Ce choix éditorial se veut encore à rebours des tendances actuelles. Tout d’abord, les fondateurs insistent sur l’objectivité354. Il n’est pas question de porter un jugement à travers les histoires qui sont racontées : « le reportage part d’en bas et du réel. Il n’a pas de point de vue. Il regarde, c’est tout. »355 Les fondateurs expliquent qu’il ne s’agit pas de faire une démonstration avec une conclusion à la fin : « On dresse souvent le portrait (…) d'une France qui peut être indolente, ou de gens qui toucheraient uniquement les allocations chômage pour bien vivre etc. Lorsqu'on regarde la réalité, on en est à mille lieux. Donc on est obligé de s'interroger sur un certain nombre de représentations que d'aucuns pourraient tenir pour acquis ou que d'autres énoncent avec une facilité déconcertante »356. Selon lui, la « force »357 des reportages de XXI vient notamment de l’absence de « discours » : « on est simplement dans la retranscription de la réalité »358. Ainsi, dans le reportage sur la couveuse de Mantes-la-Jolie, « Sylvie Caster nous raconte ces gens (…) qui font preuve d'une énergie absolument étonnante pour essayer de construire une entreprise. Il n'y a aucune démonstration dans ce qu'elle raconte, elle ne fait que raconter l'histoire de gens. Et pourtant lorsqu’on lit l'ensemble du récit, on en arrive forcément à se poser des questions évidentes »359, affirme Patrick de Saint-Exupéry. De même, certains sujets type « société », de plus en plus valorisés dans les médias, sont écartés. Ainsi, « il y a beaucoup de choses ‘envoyé spécial’, très social… ça c’est lassant », affirme Laurent Beccaria. De même, Patrick de Saint-Exupéry explique : « On me propose souvent des sujets de type : portrait de la jeunesse allemande. Dix jeunes, chacun un portrait. C'est un empilement, ça n'est pas une histoire, ça ne me dit rien (…) Notre démarche est inverse, c’est-à-dire que nous partons par en bas et nous voulons tout le temps rester en bas. Nous sommes persuadés qu'une histoire pertinente, racontée par en bas, avec tous les détails, la richesse humaine (…) nous amène au final en haut ». Car l’aboutissement est là : rendre la complexité de la situation afin de restituer le réel. « Un reportage, c'est une histoire qui est racontée. Parvenir à être dans la complexité de l'histoire parce que toutes les histoires humaines sont complexes - avec un énoncé extrêmement simple. 353 Voir annexe 5, p.131. Les fondateurs font référence à un édito de Camus : « redonner la voix profonde des lecteurs, respecter leur souci d’énergie, d’objectivité et d’humanité ». XXI n° 14, édito. 355 XXI n°6, édito. 356 Entretien réalisé le 1er mars 2011. 357 Idem. 358 Idem. 359 Idem. 354 73 C'est ce qui demande le travail maximum. C'est facile d'être compliqué, c'est très compliqué d'être simple », explique Patrick de Saint-Exupéry. Le récit doit permettre au lecteur d’avoir une représentation du monde. Les fondateurs écrivent ainsi dans un édito : « Maria Malagardis a choisi de nous faire entrer dans la vie de ceux qui pistent les tueurs rwandais et aussitôt le génocide tutsi prend chair. En évoquant Cuba à travers l’affrontement d’un père et d’un fils, Jacques et Pierre Ferrandez restituent la vérité d’une île, par le dessin, les choses vues et les dialogues. La force du réel est impressionnante »360. Cette logique est reprise à travers une citation du grand reporter polonais Ryszard Kapuscinski, qui affirmait que le journalisme devait « construire une image globale à partir de détails »361. De même, le journaliste polonais Adam Michenik est cité : le reportage est selon le journaliste « cet art de voir la mer dans une goutte d’eau »362. Le mode du récit ethnographique est aussi employé quand il s’agit de traiter d’économie. Ainsi, dans le dossier « Les nouveaux visages de l’économie »363, on peut lire l’histoire d’un entrepreneur belge qui a fait fortune au Congo grâce aux gisements miniers. A travers son histoire, c’est la montée en puissance de l’Est qui est racontée. Dans la synthèse qui introduit le dossier, Patrick de Saint-Exupéry écrit ainsi : « jamais une suite de chiffres, une équation mathématique ou une statistique n’ont raconté la marche du monde »364. Selon lui, la recherche du réel implique de raconter des choses concrètes : « il n’est pas nécessaire de parler en milliards, en courbes, en statistiques. Il suffit d’aller voir »365. La revue XXI affirme sa différence en voulant donner à lire une information appréhendable et ancrée au plus près de la réalité. Patrick de Saint-Exupéry regrette l’abstraction des informations délivrés par les médias : « on est assommés de chiffres et de figures de style supposés tout dire, mais les sujets ne sont plus incarnés (…) On finit par ne plus avoir de représentation du monde »366. Ce point de vue rejoint celui de Michel Butel, fondateur de l’Autre Journal. Dans une interview pour le magazine Le Tigre 367, il dénonce la dimension virtuelle du traitement de l’information : « Les journaux prétendent informer, est-ce qu’on peut prétendre qu’on informe ? Et de quoi informe-t-on ? Et comment informe-t-on ? Sans émotion ? Est-ce que, lorsqu’on dit il s’est 360 XXI n°2, édito. Idem. 362 XXI n°13, p.167 (citation figurant dans l’ouverture d’un des récits graphiques) 363 XXI n°2, p.32-81. 364 Idem, p.32. 365 Idem, p.30. 366 « Les « Mooks », des revues de papier post-internet », www.lesoir.be, 08/10/11. http://archives.lesoir.be/lesmooks-des-revues-de-papier-post-internet_t-20111028-01MZ1G.html 367 « Michel Butel, la presse à l’égal d’une œuvre », Le Tigre, n°7, décembre 2007-février 2008. http://www.letigre.net/Michel-Butel-la-presse-a-l-egal-d.html 361 74 passé telle chose à telle heure à tel endroit, on informe ? (…) Parce que si vous prenez le titre du Monde - le truc neutre total – ‘Attentat sanglant sur un marché à Bagdad : 175 morts.’ Vous remplacez par ‘3 morts’. Vous remplacez par ‘700 morts’, ‘4 000 morts’. Ça ne veut littéralement rien, mais rien, rien dire. Les chiffres se succèdent, vous n’en avez aucune intelligence. Ça n’est pas lisible. Ça n’est pas que ça ne veut rien dire, c’est que vous ne lisez pas les chiffres. C’est 3 ou c’est 175 ou c’est 700 ou c’est 2 000. (…) Dans nos pensées, consciences, moyens de réflexion, moyens d’appréhender le monde dans lequel on vit, décisions à prendre, dans tous les domaines, qui concernent nos vies privées ou même dans nos soi-disant vies citoyennes ou publiques : rien. Absolument aucun écho. C’est totalement irréel. Virtuel même, beaucoup plus que tout ce qu’on peut attribuer à la civilisation de l’internet. Les mots, les phrases, les considérations, et même les jugements, maintenant, ceux qui font la presse, ceux qui font des journaux, c’est : rien. »368 Le journaliste énonce alors ce qui apparaît comme la démarche de XXI : « un journal, cela doit être fait comme une œuvre d’art. Comme une sculpture, comme un roman. Ce n’est pas fait pour écrire ‘il y a eu 10 000 morts dans un tremblement de terre au Pérou’ mais pour en faire ressentir les secousses. »369 C. Le ton : tendresse, humanité et compassion envers les sujets Raconter d’en bas pour comprendre une situation générale passe selon l’équipe de XXI par l’humanité du reporter. Ainsi, pour Patrick de Saint Exupéry, « on ne peut pas rentrer dans une histoire si on n'est pas à l'écoute des gens et si on n'est pas dans une logique de compréhension des choses. »370 De même, Dominique Lorentz écrit ce que les personnages décrits sont en tant que personnes : « Je serais incapable d’écrire le portrait de quelqu’un en compagnie de qui je ne me sens pas bien. Je me mets en empathie avec les gens dont je fais le portrait. Ça doit se sentir et si c’est le cas c’est formidable. »371 Le nom même de la rubrique « Ils font avancer le monde » a une connotation positive. A travers les témoignages de personnes dynamiques qui mettent en œuvre des projets constructifs, l’accent est mis sur la possibilité de l’action, plutôt que sur le sentiment d’impuissance. 368 « Michel Butel, la presse à l’égal d’une œuvre », Le Tigre, n°7, décembre 2007-février 2008. http://www.letigre.net/Michel-Butel-la-presse-a-l-egal-d.html. 369 Idem. 370 Entretien réalisé le 1er mars 2011. 371 Entretien réalisé le 2 septembre 2011. 75 Dans les articles de Léna Mauger, on retrouve cette dimension sociale, une certaine tendresse pour les sujets qui transparaît. Cette subjectivité est assumée : « Quand on passe du temps avec les gens il y a une forme d'empathie qui se crée. (…) Parfois ça peut être une empathie avec quelqu’un très désagréable. Ce n’est pas forcément quelque chose de nié ou de naïf mais je pense que c'est une manière assez humaine de raconter une histoire »372. Section 2/ Le style littéraire : une qualité de plume requise Ecrire des récits d’immersion nécessite un regard spécifique, mais aussi une capacité à écrire de longs articles. Car pour les fondateurs, écrire court, c’est écrire « au-dessus » de l’évènement. Le style littéraire une qualité indispensable du reporter. Ce travail, entre littérature et journalisme, est comparable à celui de certains écrivains. A travers les romans de Balzac373 par exemple, c’est une représentation sociale de l’époque qui transparaît. A. Une notion d’auteurs attachée au prestige Ce ne sont pas des journalistes, mais des auteurs qui forment l’équipe de XXI. La notion même d’auteur est attachée à l’aristocratie de la profession. Socialement, écrire dans XXI est prestigieux. Ainsi, Sophie Bouillon a gagné le prix Albert Londres grâce à sa collaboration avec la revue. La revue XXI a gagné le prestige d’une marque. Ceux qui participent au numéro ont les mêmes rémunérations. Mais si la valorisation de la signature est refusée, les auteurs prestigieux sont mis en avant, notamment par l’annonce de leurs récits à la Une. Cette représentation est comparable à la situation des débuts du grand reportage374 avec la tradition littéraire et la mise en avant des grandes plumes. B. Les codes de l’écriture littéraire : l’importance donnée aux détails Figures de style, subjectivité, poésie, détails : les reportages ont les caractéristiques d’un récit. Dans le grand reportage de Sophie Bouillon, Bienvenue chez Mugabe !375, la subjectivité est présente. Eléments de prospective, phrases à rallonge, phrases nominales : la journaliste s’est émancipée de tous les codes du journalisme tel qu’il est aujourd’hui. La journaliste s’adresse ainsi directement au jeune exilé zimbabwéen de son récit : elle l’interpelle en lui disant « tu ». Certains passages sont purement poétiques : « Et la lune 372 Entretien réalisé le 1er mars 2011. DUBOIS Jacques, Les Romanciers du réel. De Balzac à Simenon, Le Seuil, 2000. 374 GATIEN Emmanuelle, thèse : “Prétendre à l’excellence. Prix journalistiques et transformations du journalisme », 2010, p.241. 375 XXI n°4, pp.46-57. 373 76 regarde la scène, stupéfaite. Elle est là, ronde, parfaite, posée sur ce ciel obscur. Ses cratères dessinent une bouche grande ouverte et des yeux exorbités. A moins que ce ne soit les tiens ». Des phrases sont courtes (« Partout. »376) et d’autres très longues, comme cette énumération : « Des bidons d’essence à l’odeur irritante, des matelas emballés sous plastique, des sacs de pommes, de chips, des litres d’eau, de la farine, des monticules de sachets de pain de mie, des canapés usagers, des caisses d’œufs, du papier toilette, de l’huile de cuisson, des barres de savon colorées, des paquets de sucre éventrés, des bougies, des boîtes d’allumettes, de conserve…»377 De nombreuses descriptions émaillent le récit. La campagne est ainsi décrite : « elles sont parsemées de montagnes et d’acacias balayés par la brise. Les routes goudronnées transpercent la savane jaunie. Au bord de la chaussée, des vendeurs de tomates sont assis, immobiles, comme des mirages au soleil. Ils attendent des clients fantômes ; personne ne viendra acheter ces bassines dégoulinantes de rouge sang. La route brûlante est déserte. »378 La profusion de détails renforce la dimension littéraire de l’article : « le pas engourdi de sommeil, un vieil homme, casquette « Happy Days » enfoncée sur son crâne chauve, enjambe les paquets de pain de mie étalés dans l’allée »379. Enfin, l’auteure utilise de nombreuses figures de style, comparant par exemple la tranquillité du paysage à la douceur de la musique : « le paysage est paisible, aussi doux que la musique qui s’échappe par soubresauts de la radio. »380 Dans le récit d’Ariane Chemin intitulé Monsieur Picchetti le croque-mort de la Corse381, de nombreux détails décrivant Bernard Picchetti en font un véritable personnage de roman : « cette manière bien à lui de baisser le front et de saluer d’un coup de casquette contrit, quand il vous croise dans la rue, comme par déformation professionnelle. Sa gamme d’onomatopées, quand un endeuillé cherche sa main ou son avis, ses subtils dodelinements de tête, ses longs soupirs sous son costume noir qui lui donne des airs de manchot empereur »382. En s’attachant aux détails (détails physiques, voix, émotions), les auteurs plongent le lecteur dans une histoire. Mais à travers le portrait notamment, se dessine la complexité d’un problème social. 376 XXI n°4, p.48. Idem. 378 XXI n°4, p.54. 379 Idem, p.48. 380 XXI n°4, p.50. 381 XXI n°2, pp.122-133. 382 Idem, p.123. 377 77 C. Une méthode journalistique rigoureuse : la volonté d’un récit construit Ce travail demande un talent d’écriture certain et une attention particulière à la construction des récits. Selon Erik Neveu383, on peut ainsi distinguer le « vraisemblable »384 (les stéréotypes, les raccourcis) et l’« écriture réaliste »385, « qui dévoile la causalité complexe des rapports sociaux »386. C’est cette logique qui prévaut à XXI, en opposition aux règles d’objectivité et à l’imposition d’« elocutio »387 (les expressions toutes faites). Les caractéristiques de l’écriture « vraisemblable » sont dénoncées par XXI. Ici aussi, l’équipe de XXI met en avant le temps consacré à la correction des reportages : l’article fait des va-et-vient entre l’auteur et les fondateurs, et est réécrit jusqu’à neuf fois. Ce temps de relecture est beaucoup plus important que celle dont font notamment l’objet les articles d’actualité sur le web. Dominique Lorentz affirme d’ailleurs avoir été notamment choisie pour la rigueur de ses enquêtes. Elle continue d’utiliser sa méthode, seul le support des ressources (Internet) a changé. Elle s’appuie sur des faits et non pas des analyses, et dit faire un gros travail de recherche avant d’écrire une seule ligne. La dimension littéraire est donc au cœur du projet à l’exigence éditoriale. C’est un même souci de cohérence entre la philosophie à l’origine de XXI et le projet qui a déterminé les caractéristiques visuelles de la revue. CHAPITRE 4 - La forme : une dimension esthétique centrale, mise au service du réel Format, papier, typographie, illustrations, couleurs : les différents éléments visuels de XXI ont façonné l’identité de la revue. Mais ces choix esthétiques ont été faits a posteriori : ils sont mis au service de l’éditorial. 383 Erik Neveu, Sociologie du journalisme, La Découverte, 2009. Idem, p.65. Notion de Gérard Genette. 385 Idem, p.66. Notion de Bertolt Brecht. 386 Idem, p.65. 387 Idem, p.66. Théorie de Barthes, 1985. 384 78 Section 1/ Un bel objet qui se distingue du format presse On retrouve ici la filiation avec Michel Butel qui met « la presse (…) à l’égal d’une œuvre »388. La couverture horizontale de XXI, dite à l’italienne, le rapproche davantage du livre que du journal. Contrairement aux journaux et magazines, XXI est destiné à être gardé dans une bibliothèque. La couverture est composée de deux matières différentes : un pelliculage mat et un vernis UV brillant. Les motifs du verso de la couverture et du recto de la page de garde sont davantage utilisés dans l’édition que dans la presse. La typographie – les lettres sont rapprochées et les mots sont tour à tour en gras et normal - a été pensée pour donner une singularité à la revue. Le papier est plus épais que celui d’un magazine. Son format et son esthétique le distingue donc ici encore de la presse traditionnelle. Les deux graphistes de XXI, qui sont passés de quotidiens nationaux à cette revue trimestrielle, ont d’ailleurs changé d’habitudes. « Ce choix nous a paru particulièrement intéressant et même audacieux à une époque où toute actualité se doit d’avoir sa vidéo ou sa photo. »389, explique Quintin Leeds. L’autre graphiste, Sara Deux, affirme qu’elle avait envie de « prendre le contre-pied de ce qui se fait dans la presse » : « Ce journal transgresse des codes bien ancrés dans notre profession. »390 Quintin Leeds s’est d’ailleurs inspiré de la revue anglaise Granta391, fondée en 1889, dont l’iconographie colorée et la mise en page très graphique la rendent singulière et identifiable. Section 2 / Une iconographie qui a du sens : une volonté de mettre en exergue l’humain L’illustration est notamment la marque de fabrique de XXI. Chaque récit est accompagné de dessins, et non pas par des photos comme c’est souvent le cas dans la presse. Patrick de Saint Exupéry souhaitait la primauté du texte sur l’image. La photo contenant de l’information, il a choisi le mode de l’illustration, qui dira « la même chose que le titre »392 et n’apportera pas d’« information complémentaire au lecteur »393. Comme dans un livre, c’est « la photo qui se dessine à travers les mots »394. Selon Quintin Leeds, un des directeurs artistiques de XXI, cette volonté de servir le texte diffère de celle du journal le Monde, où la photo était parfois contradictoire avec l’angle ou le titre. 388 « Michel Butel, la presse à l’égal d’une œuvre », Le Tigre, n°7, décembre 2007-février 2008. http://www.letigre.net/Michel-Butel-la-presse-a-l-egal-d.html 389 Interview dans www.revue21.fr 390 Idem. 391 Voir annexe 6, p.131. 392 Entretien avec Quintin Leeds réalisé le 8 septembre 2011. 393 Idem. 394 Entretien avec Léna Mauger réalisé le 1er mars 2011. 79 Cette volonté de privilégier le mode du récit s’affiche à la Une. Il y a toujours le dessin d’un ou plusieurs visages en couverture : « Il faut toujours donner l’impression que ça raconte les histoires des gens. Même quand on a fait le numéro sur les villes on n’a pas mis une illustration de ville. C’est quelqu’un. »395 Le logo typographique de XXI, une des originalités de la revue, a aussi une signification bien précise : « L’idée c’était d’être tourné vers le XXIème siècle. »396 Malgré la volonté de privilégier le récit sur l’illustration, la revue laisse place à la créativité, et donc à la subjectivité. « L’espace et le temps étaient donnés aux illustrateurs pour dépasser les sujets et donner leurs visions personnelles »397, explique Sara Deux. En effet, pour le documentaire par exemple, où il s’agit pour l’illustrateur de dessiner des images filmées, c’est l’illustrateur qui choisit les plans qu’il préfère. Ainsi, Violaine Leroy, qui a illustré le documentaire398 sur les femmes indonésiennes qui partent à l’étranger pour devenir domestiques, affirme que malgré son obligation de rester proche du reportage, elle a pu avoir une part de liberté et apporter une information supplémentaire : il s’agissait de « rester proche du documentaire » mais aussi de l’« adapter »399 avec son style. Selon elle, son travail a consisté en une « réunion entre une image réaliste »400 et son dessin, « qui l’est un peu moins ».401 L’analyse des caractéristiques éditoriales montre donc la recherche de la part de l’équipe de XXI d’une grande cohérence entre le concept de cette revue défini à l’origine et les choix éditoriaux. Ces choix se veulent à la fois originaux et inspirés du passé, c’est-à-dire « à contre-courant » de ceux qui sont faits dans la presse traditionnelle, mais aussi renouant avec les caractéristiques du grand reportage littéraire et humaniste. A cette inspiration, les fondateurs ont ajouté une dimension fidélisante avec la fédération d’une communauté de lecteurs, fondée sur des valeurs communes. 395 Entretien avec Quintin Leeds réalisé le 8 septembre 2011. Entretien avec Quintin Leeds réalisé le 8 septembre 2011. 397 Interview dans www.revue21.fr 398 XXI n°17, « Vous êtes servis » de Jorge Leòn. 399 Emission « France Info - Revue XXI », France Info, 01/04/12. http://www.franceinfo.fr/medias/france-inforevue-xxi/violaine-leroy-illustratrice-pour-xxi-573765-2012-04-01 400 Idem. 401 Idem. 396 80 Partie 3/ Profil sociologique de la redaction et des auteurs de XXI : trajectoires professionnelles, valeurs et ressources CHAPITRE 1 - L’équipe, une famille intellectuelle construite autour de valeurs communes : engagement, liberté et conviction L’EQUIPE DE XXI Directeur de la publication : Laurent Beccaria Rédacteur en chef : Patrick de Saint-Exupéry Directeurs artistiques : Quintin Leeds, Sara Deux Directrice de la communication et des partenariats : Laurence Corona Responsable pages actualité : Dominique Lorentz Adjointe à la rédaction en chef larevue21.fr : Léna Mauger Mise en page : Placid Secrétariat de rédaction : Mirabelle Carré Relations libraires : Pierre Bottura Relations abonnées : Christine Blaise Assistance communication : Sidonie Mangin Comptabilité : Christelle Lemonnier Droits étrangers et secrétariat général : Jean-Baptiste Bourrat Section 1/ L’équipe A. Le parcours engagé des fondateurs XXI est née de la rencontre entre Patrick de Saint Exupéry et Laurent Beccaria, qui publie le livre du journaliste sur la France au Rwanda. 81 1. Patrick de Saint-Exupéry Né en 1962, Patrick de Saint-Exupéry a fait peu d’études. Le bac en poche, il travaille en presse régionale. Il gagne à 19 ans un concours de jeunes reporters. C’est le début d’une grande carrière de journaliste de presse écrite. A 21 ans, il entre à France Soir Magazine en tant que reporter, puis rejoint la rédaction de France Soir au service étranger. Journaliste indépendant pour l’hebdomadaire L’Express et le magazine Grands reportages, il devient reporter pour le Figaro en 1989. Il couvre le Libéria, l’Afrique du Sud, la guerre du Golfe, l’Iran, la Libye et l’Arabie Saoudite. En 1991, il reçoit le Prix Albert Londres pour ses reportages sur la guerre au Libéria. Il obtiendra aussi le Prix Mumm et le Prix Bayeux des correspondants de guerre. Correspondant du Figaro à Moscou de 2000 à 2004, il quitte le journal en 2007 pour créer la revue XXI avec Laurent Beccaria. Il est aujourd’hui rédacteur en chef de XXI et membre du jury du prix Albert Londres. Reporter au Rwanda pendant le génocide des Tutsis en 1994, il est l’auteur de deux ouvrages sur le sujet, L’inavouable : la France au Rwanda paru en 2004 et la nouvelle édition 2009 : Complices de l’inavouable, dans lesquels il pointe la responsabilité de l’Etat français dans le génocide. Il y dénonce notamment le soutien et le négationnisme dont a fait preuve selon lui Dominique de Villepin. Poursuivi en diffamation par des militaires français dont les noms sont cités en première page de l’ouvrage, Patrick de Saint Exupéry et son éditeur ont été relaxés en juin 2011 par la Cour d’appel de Paris. Mais en mars 2012, la Cour de cassation casse l’arrêt de relaxe. Patrick de Saint-Exupéry sera rejugé par la Cour d’appel de Paris. 2. Laurent Beccaria Né en 1963, Laurent Beccaria rêvait d’être journaliste. Il réussit le concours du Centre de Formation des Journalistes, mais ne supporte pas le formatage et l’« arrogance » de ses condisciples. Il quitte le CFJ au bout de 3 mois. Il devient alors éditeur chez Plon en 1993, puis chez Stock en 1995. Après le refus des éditions Stock et Fayard de publier le livre de Dominique Lorentz intitulé Une guerre, qui traite des liaisons nucléaires entre la France et l’Iran - selon lui pour des raisons politiques-, il démissionne et fonde sa propre maison d’édition, Les Arènes, en 1997. Il est aujourd’hui le directeur des éditions Les Arènes, le président de la SAS Rollins Publications, et le co-fondateur et directeur de la publication de la revue XXI. 82 B. Les éditions des Arènes : une histoire de famille intellectuelle 1. Une « histoire humaine »402 et engagée Laurent Beccaria est le fondateur des Arènes. Les conditions de la naissance de cette maison d’édition ressemblent à celles de la revue XXI : Laurent Beccaria avait la volonté d’aller à contre-courant de ce qui prévalait dans l’édition, en prônant des valeurs d’indépendance, d’humanité et d’engagement : « Nous n’existons que par la confiance des auteurs, notre seul capital. »403 Les auteurs « sont venus sans percevoir d’avance ou presque, là où les autres éditeurs leur proposaient des chèques en blanc par dizaines ou centaines de milliers d’euros. »404 Ce sont les valeurs humaines qui sont mises en avant : « aucun livre n’a été publié pour des raisons financières »405. L’accent est mis sur la qualité plutôt que la quantité : seuls 25 livres par an sont publiés. Laurent Beccaria explique la philosophie de la maison : « Quand on a un projet qui arrive, on se pose plusieurs questions. La première c’est est-ce qu’on voit qu’on peut lui apporter une valeur ajoutée (…). Si on voit que ce n’est pas possible on ne le fait pas. Nous sommes des parasites, on prend 10 ou 15% sur le prix d’un livre, donc si ça n’a pas de sens, ce travail-là il ne faut pas le faire. Deuxième chose, (…) même si le livre est intéressant, si on voit une maison d’édition qui serait plus à même de l’éditer, on l’aiguillonne vers l’autre maison. A un moment donné ça se passera mal chez nous et l’auteur sera frustré. Il faut vraiment être au service de l’auteur. »406 Cet engagement se retrouve aussi dans les thèmes des livres publiés : il fait des choix risqués. Ainsi les livres de Dominique Lorentz407, Laurence Lacour408, Patrick de Saint-Exupéry409, Denis Robert410, Eva Joly411. Noam Chomsky412, François-Xavier Verschave413 et François Ruffin414 sont des ouvrages engagés, portant un vrai regard. Ce sont des ouvrages de non fiction : c’est le réel qui est mis en avant. Le siège des Arènes est situé au 27 rue Jacob. Ce lieu est présenté comme une véritable « maison », lieu d’une « aventure collective ». Y cohabitent, outre les éditions des Arènes, l’Iconoclaste (la maison-mère des Arènes créée en 1997) et les revues XXI et 6Mois. 402 www.arenes.fr Idem. 404 Idem. 405 Entretien réalisé le 7 septembre 2011. 406 Idem. 407 LORENTZ Dominique, Une guerre, Les Arènes, 1997. 408 LACOUR Laurence, Le bûcher des innocents, 2006. 409 DE SAINT-EXUPERY Patrick, L’inavouable : la France au Rwanda, 2004. 410 ROBERT Denis, Clearstream, l’enquête, Les Arènes, 2006. 411 JOLY Eva, Notre affaire à tous, Les Arènes, 2000. 412 Noam Chomsky, avec Denis Robert et Weronika Zarachowicz, Les Arènes, 2001. 413 VERSCHAVE François-Xavier, Noir silence, Les Arènes, 2000. 414 RUFFIN François, Les petits soldats du journalisme, Les Arènes, 2003. 403 83 L’adresse 27 rue Jacob est même devenue le nom d’un site internet415 qui présente les lieux et les événements qu’il accueille. Une librairie a été créée au rez-de-chaussée ; elle propose les livres publiés par ces quatre entités. Toutes ont en commun de ne publier que quelques titres par an. Avant, le lieu était le siège des éditions du Seuil. Les nouveaux occupants se veulent en filiation avec cette histoire : « Les murs ont une mémoire, un esprit demeure (...). Dans l’expression ‘maison d’édition’, il y a le mot ‘maison’ »416. L’équipe revendique son originalité et son indépendance : « Parce que nous sommes entrés dans un univers marqué par l’omniprésence du numérique, où la pression des prix cassés est de plus en plus forte, où le marketing est agressif, les lecteurs ont besoin qu’on s’adresse à eux directement, sans filtre et sans calcul. Il faut leur proposer des ‘échanges monétisés’ qui aient de la valeur, des nourritures affectives et intellectuelles, des lieux de rencontres physiques et non virtuels ».417 2. La porosité entre l’équipe de XXI et celle des Arènes De nombreux auteurs de XXI ont publié des livres aux éditions des Arènes. Pour Laurent Beccaria, c’est « une question de famille »418. En premier lieu, certains futurs membres de XXI : Patrick de Saint-Exupéry419 et Dominique Lorentz, qui publie ses quatre essais420 aux Arènes. Nombreux aussi sont les auteurs de récits qui ont choisi les Arènes pour publier leurs ouvrages, avant ou après leur collaboration à XXI. C’est le cas de Maria Malagardis421, Weronika Aarachowicz422, Judith Perrignon423, Phil Casoar424, Sylvie Caster425, Emmanuel Guibert et Alain Keler426. De plus, Jean-Claude Guillebaud, un des auteurs de récits, a été directeur littéraire au Seuil (qui était situé au 27 rue Jacob), et est maintenant directeur littéraire aux Arènes et à l’Iconoclaste. Enfin, Michel Butel, fondateur de L’Autre Journal, source d’inspiration de XXI, a publié aux Arènes le livre L'Autre Journal 1984-1992 une anthologie. 415 www.27ruejacob.fr Idem. 417 Idem. 418 Entretien réalisé le 7 septembre 2011. 419 DE SAINT-EXUPERY Patrick, L’inavouable : la France au Rwanda, 2004. 420 Une guerre, Affaires atomiques, Secret atomique, Des sujets interdits. 421 Des héros ordinaires, écrit avec Eva Joly 422 Deux heures de lucidité, avec Denis Robert. 423 C’était mon frère et L’intranquille, éd. L’Iconoclaste. (la maison-mère de XXI). 424 Albums le Fabuleux destin d’Amélie Poulain et Un long dimanche de fiançailles, L’Album Goscinny (avec Jean-Pierre Mercier) et celui des Héros de Budapest (avec Eszter Balazs). 425 Ici-bas, en coédition les Arènes/XXI. 426 Des nouvelles d'Alain, en coédition les Arènes/XXI. 416 84 Section 2/ Les influences anglo-saxonnes, américaines et françaises : l’appartenance de XXI à une « famille » XXI s’inscrit dans la tradition d’un certain type de journalisme. Les fondateurs se réclament tout deux d’un héritage journalistique particulier. « On ne crée rien, on recrée toujours quelque chose »427, affirme ainsi Patrick de Saint Exupéry. En effet, s’il ne revendique pas de parenté avec ces titres, il affirme être dans la filiation de références journalistiques françaises, américaines et anglo-saxonnes : « On ne s'est pas inspiré. Nous appartenons à une famille, nous sommes dans cet univers de Granta, Vanity Fair, The New Yorker ». Dans un édito428, les fondateurs font référence à ce dernier titre, ainsi qu’à The Atlantic Monthly. La revue XXI s’inscrit donc dans la lignée de titres de presse très différents, mais dont elle se reconnaît dans « la volonté de raconter le monde, d'être sur un travail journalistique et d'auteur, sur les principes de narration, de restitution, sur aussi des fondamentaux tout simples : la curiosité du lecteur. »429. Quant au directeur artistique, Quintin Leeds, qui est franco-britannique, il lit régulièrement le New York Times, Time magazine et Vanity Fair. A. Un journalisme de récit et de réel XXI se réclame du « narrative writing » de différents magazines américains et anglo-saxons. Dans ce « journalisme de récit », l’auteur utilise le « je ». Ce type de journalisme se rattache au « new journalism » des années 1960, de par son style littéraire et ses méthodes d’enquêtes qui attachent une grande attention aux détails (gestuelle, mobilier, vêtements, déco, regards…). Voici les influences auxquelles font référence les fondateurs. 1. Granta Ce magazine anglais, fondé en 1889 par des élèves de l’université de Cambridge, est surnommé « The magazine of new writing » : dans ses pages on trouve de longs récits, dont certains sont les premiers écrits d’écrivains qui vont devenir célèbres : Milan Kundera, Gabriel Garcia Marquez, Salman Rushdie, Arundhati Roy… Granta devient « un lieu dans lequel des écrivains et des journalistes, tous deux envoyés à travers le monde pour faire des reportages, se rejoignent »430. Dans la présentation du magazine Granta publiée sur son site internet, la capacité des histoires à capter le réel est mise en valeur : « Granta n’a pas de 427 « Patrick de Saint-Exupéry, un pionnier à rebours », Simon Carraud, blog Pour quelques lecteurs de plus, 17/11/10. 428 XXI n°14, édito. 429 Entretien réalisé le 1er mars 2011. 430 « XXI : la qualité peut payer », Yves Tradoff (magazine Discordance) et Aqit (Association pour la Qualité de l’Information), 09/03/09. http://yvestradoff.over-blog.com/article-xxi-la-qualite-peut-payer-64427121.html 85 manifeste politique ou littéraire, mais a une croyance dans la puissance et l’urgence du récit, à la fois de fiction et de non-fiction, et dans la capacité suprême du récit de décrire, éclairer et rendre réel »431. Granta432 a d’ailleurs publié un extrait du roman d’un auteur de XXI, Emmanuel Carrère, ce qui montre la dimension familiale des magazines. 2. The New Yorker Des auteurs prestigieux sont publiés dans ce magazine américain fondé en 1925, comme les écrivains américains J.D. Salinger et Philip Roth et l’écrivaine canadienne Alice Munro. Une nouvelle est publiée dans chaque numéro. La dimension littéraire de ce magazine est parfois extrême : en août 1946, l’essai de John Hersey “Hiroshima” est le seul article du numéro, qui ne compte aucun dessin. 3. Atlantic Monthly A ses débuts, le magazine mensuel culturel américain fondé en 1857 a publié de nombreux écrivains et poètes. Les fondateurs étaient eux-mêmes des écrivains et poètes réputés, souvent engagés, parmi lesquels les auteurs et poètes abolitionniste Harriet Beecher Stowe, John Greenleaf Whittier et James Russell Lowell. 4. The New York Times Magazine, Vanity Fair Ces magazines ont notamment la spécificité de proposer de longs articles. De plus, la tradition du New York Times est de publier de grands écrivains. 5. La presse populaire française du XXème siècle Laurent Beccaria dit aussi avoir été influencé par le journalisme français des années 1950 aux années 1980, qui diffusait en feuilletons les reportages d’Albert Londres : « J’ai été nourri d’un journalisme qui s’est développé entre les années 1950 et les années 1980, dans lequel il y avait un journalisme qui alliait une qualité de plume, un engagement personnel, des combats, pour la décolonisation tout ça, qui étaient importants, un souci de la vérité… J’ai été très marqué par des lectures et des rencontres et ça c’est vraiment ça mon moteur. Un moteur à explosion, il se passe quelque chose, c’est quelque chose que vous recevez, vous avez envie de la recommencer et de la perpétuer. »433 Patrick de Saint Exupéry cite lui aussi les grands noms du reportage français de cette époque, Kessel et Londres, comme ancêtres de la « famille » XXI. 431 “Granta does not have a political or literary manifesto, but it does have a belief in the power and urgency of the story, both in fiction and non-fiction, and the story's supreme ability to describe, illuminate and make real.” www.granta.com (traduit par nos soins). 432 Granta n°110. Le texte « This is for You » est tiré de son livre My Life as a Russian Novel, publié en 2010. 433 Entretien réalisé le 7 septembre 2011. 86 B. Une exigence d’objectivité Selon Laurent Beccaria434, l’objectivité au sens d’exactitude est fondamentale : il y a beaucoup de travail sur les textes, de vérification factuelle et de questionnaire d’auteurs. The New Yorker répond à cette exigence : malgré la volonté de créer un journal humoristique, le magazine devient une référence dans la presse, reconnu pour sa rigueur et son sérieux journalistique. C. La diversité de sujets et d’auteurs Tout comme dans les pages de XXI, certains titres pratiquent le mélange des genres. 1. Granta Le titre mélange fiction, histoire personnelle, reportage, journalisme d’investigation et photo documentaire. De plus, les articles traitent de sujets très divers. 2. The New Yorker Dans The New Yorker, on trouve aussi bien des reportages, des BD, des nouvelles, des critiques, des essais, de la poésie, de la fiction. Les thèmes des articles sont aussi éclectiques. 3. Actuel Le magazine Actuel a publié de la BD et des classiques d'auteurs américains. Ce magazine mensuel français, qui n’existe plus, fait aussi partie des références de Patrick de SaintExupéry. 4. L’Autre Journal Les contributeurs et auteurs étaient aussi très divers dans L’Autre Journal. Son fondateur, Michel Butel, veut « un journal sans journalistes »435 : « Je l’ai fait avec mes très proches, les gens qui étaient vraiment les plus liés à moi, une jeune femme qui était philosophe, un ami qui ne faisait rien du tout, un troisième qui était écrivain, et puis en demandant pour l’essentiel à des artistes et écrivains d’y participer, en tout cas pas à des journalistes »436. Si les fondateurs ne font pas référence directement à ce journal, les éditions Les Arènes, dirigée par Laurent Beccaria, ont publié l’anthologie de l’Autre Journal, et une rencontre avec les lecteurs a été organisée au rue Jacob. 434 Entretien réalisé le 7 septembre 2011. « Michel Butel, la presse à l’égal d’une œuvre », Le Tigre, n°7, décembre 2007-février 2008. http://www.letigre.net/Michel-Butel-la-presse-a-l-egal-d.html 436 Idem. 435 87 D. Le lien avec le lecteur Le New Yorker publie des mini-biographies des auteurs, comme le fait XXI. E. La définition du lecteur Pour Michel Butel, fondateur de l’Autre Journal, le lecteur, « c’est n’importe qui »437. Le lectorat n’est pas défini par ses caractéristiques socio-professionnelles. F. L’esthétisme Un des directeurs artistiques de XXI, Quintin Leeds, s’est inspiré de Granta pour la maquette. Ce franco-britannique lisait cette revue il y a quelques années. The New Yorker laisse aussi une grande place à l’esthétisme, notamment avec sa couverture qui est un dessin. CHAPITRE 2 - Des auteurs aux ressources culturelles élevées et aux valeurs communes Section 1/ Le positionnement : fédérer des auteurs aux envies communes A. Une « communauté » à la recherche d’un mode et d’un espace d’expression différent La volonté affichée de XXI est de regrouper des auteurs curieux, voulant jouir d’une liberté dans le traitement des sujets. Pour Laurent Beccaria, beaucoup de journalistes sont talentueux mais ne peuvent pas s’exprimer.438 Selon Patrick de Saint-Exupéry, une « communauté d’esprit »439 s’est ainsi constituée au fil des mois : « Lors du premier numéro, les auteurs étaient des gens que l’équipe de XXI connaissait soit directement soit indirectement. Aujourd'hui, le journal est réalisé à 90% par des auteurs que nous ne connaissions pas il y a un an et qui ont proposé des sujets »440. 437 « Michel Butel, la presse à l’égal d’une œuvre », Le Tigre, n°7, décembre 2007-février 2008. http://www.letigre.net/Michel-Butel-la-presse-a-l-egal-d.html. 438 Entretien réalisé le 7 septembre 2011. 439 Entretien réalisé le 1er mars 2011. 440 « XXI : la qualité peut payer », Yves Tradoff (magazine Discordance) et Aqit (Association pour la Qualité de l’Information), 09/03/09. http://yvestradoff.over-blog.com/article-xxi-la-qualite-peut-payer-64427121.html 88 Cet esprit de communauté se matérialise notamment par le nombre d’auteurs qui ont écrit plusieurs fois dans la revue. 18 auteurs y ont écrit entre deux et neuf fois, en moyenne trois fois441. Sylvie Caster est celle qui a écrit le plus de fois dans la revue (neuf fois). Mais Patrick de Saint-Exupéry ne parle pas de réseau, invoquant le partage des mêmes valeurs. Selon lui, ce sont « des affinités électives, des histoires qui se construisent. Des gens se retrouvent car ils s'entendent bien, ils partagent une communauté d'esprit, des envies »442. Dominique Lorentz parle ainsi d’« aventure intellectuelle ». Les auteurs partagent des valeurs, au-delà de la diversité de parcours. Ainsi, la journaliste Noémie Bisserbe a choisi XXI pour l’espace et la liberté qu’elle offre : « La bourse du carbone (…), ce n’est pas un sujet très vendeur. (…) Ce qui est formidable avec la revue XXI c’est qu’elle donne l’espace aux journalistes de rendre le sujet vivant et de rendre la bourse du carbone passionnant, et d’en expliquer les enjeux. Ce marché du carbone est quelque chose de très théorique pour nous, mais pour des milliers de personnes (…), c’est un problème qui est bien réel »443. XXI est donc vu par les auteurs comme un espace où ils ont la place et la liberté de s’exprimer. B. Une diversité de profils et de parcours Dans leurs éditos, les fondateurs insistent sur l’hétérogénéité des parcours et des profils des auteurs publiés : « ils sont arrivés sans recommandation, ni CV, parfois sans carte de presse, mais avec des idées justes »444 ; « Un journal, c’est une porte ouverte. XXI a été créé pour ça : dire « oui », offrir sa chance à ceux qui ont de l’énergie, des idées et du talent, sans regarder leur curriculum vitae ni leur date de naissance. »445. La volonté de XXI est de revenir à un journalisme plus ouvert, où l’école n’était pas un passage obligé pour devenir reporter. D’ailleurs, l’explication des conditions pour participer au Prix France Info-XXI est l’occasion d’affirmer que le passage par une école de journalisme ne garantit pas une place dans la profession : « il n’est pas nécessaire d’être titulaire d’une carte de presse ni d’être élève d’une école ad-hoc. On ne devient pas reporter par le diplôme mais par le talent. »446 Patrick de Saint Exupéry explique qu’il n’y a pas de trajectoires spécifiques des auteurs, qui sont « des gens qu'on ne peut pas réduire à une étiquette quelconque » : « On n'a pas envie de travailler qu'avec des journalistes ou des auteurs. Le monde est riche ». 441 Chiffrage portant sur les 18 premiers numéros de XXI. Entretien réalisé le 7 septembre 2011. 443 Emission « Culture Monde », France culture, 23/05/12. 444 XXI n°3, édito. 445 XXI n°7, édito. 446 XXI n°14. 442 89 De même, concernant la présentation de soi lors de la rencontre de l’auteur avec l’équipe de XXI, Patrick de Saint-Exupéry insiste sur le fait que rien n’est défini à l’avance : « Il n'y a pas de règles. (…) Le critère c'est : quelle histoire j'ai envie de raconter, est-ce qu'elle a une pertinence, est-ce qu'elle rend curieux, ouvre sur le monde, permet de comprendre quelque chose »447, mais des critères plus subjectifs sont définis, comme « la manière dont l'histoire va être racontée, la personnalité de l'auteur. »448 C’est pour apprécier l’individu en lui-même qu’il tient toujours à avoir un contact direct avec la personne : « Nous ne sommes pas des machines »449. Cette rencontre est importante pour Patrick de Saint-Exupéry : il insiste sur le fait que ce sont les auteurs qui sont au contact du terrain ; le rédacteur en chef, qui reste à son bureau, ne ressent pas les vrais enjeux : « Il y a deux journalismes : le journalisme debout, qui est le beau journalisme, c'est le reporter, celui qui va à la rencontre des gens, qui est le nez en l'air, dans la rue, qui est au contact en permanence, qui écoute, qui discute tout le temps. Puis il y a le journaliste assis, c'est ce que je suis devenu. Il a un problème, c'est qu'il n'a plus de contact. Donc s'il s'écoute, il a tort. Il va se faire plaisir à lui-même mais ça n'a aucun intérêt. D'où l'importance des propositions, d'être inondé, c'est un enrichissement. La porte et la fenêtre grande ouverte, c'est essentiel. »450 Section 2/ Sociologie des auteurs de XXI : entre profil atypique et parcours prestigieux En 17 numéros, 179 auteurs différents ont été publiés dans la revue. Si l’on compte séparément chaque auteur de chaque article, ils sont 219. Les statistiques présentées ici ont été réalisées sur les 219 auteurs (et non pas les illustrateurs) des 17 premiers numéros. A. La valorisation d’un profil et d’un parcours différent : un recrutement « ouvert »… 1. Une place pour les jeunes auteurs Le plus jeune auteur a 20 ans, le plus âgé a 71 ans. La proportion de jeunes auteurs est plus élevée que dans l’ensemble de la presse. Ainsi, dans XXI, 16,3% 451 des auteurs ont moins de 447 Entretien réalisé le 1er mars 2011. Idem. 449 Entretien réalisé le 1er mars 2011. 450 Idem. 451 Voir annexe 7.a.., p.132. 448 90 29 ans. C’est davantage que dans les médias où les moins de 26 ans représentent 4,1% 452 des journalistes. 2. Une majorité de pigistes Beaucoup d’auteurs insistent sur leur indépendance, par le fait qu’ils ne soient pas affiliés à une rédaction. La majorité d’entre eux ne sont pas salariés d’une entreprise : ils sont pigistes, c’est-à-dire qu’ils bénéficient d’un mode de rémunération « à la tâche » et qu’ils ont plusieurs employeurs453. Dans XXI, 78%454 des auteurs ont un statut de free-lance. C’est beaucoup plus que dans l’ensemble des journalistes : en 2011, les journalistes pigistes représentent 16,5% de l’ensemble des journalistes encartés455. En 2010, 75% des journalistes encartés avaient un contrat de type « permanent »456. 3. La valorisation des profils non-formatés Les stratégies de présentation de soi montrent une volonté de la part des auteurs de se distinguer. Dans certaines petites biographies, c’est la personnalité de l’auteur lui-même qui est mise en valeur, et pas forcément son parcours professionnel. Des auteurs racontent des anecdotes personnelles, font un trait d’humour, parlent de leurs passions. Ainsi, Gilles Casoar et Ariel Camacho partagent une passion pour l’histoire de l’Espagne franquiste, Julie Pecheur pour l’histoire, Antoine Albertini est passionné de littérature américaine, Jean-Robert Viallet est fan de Chris Marker et a travaillé avec Lars Von Trier. Certains racontent un parcours professionnel ou personnel original. Patrick Herman, Jeroen Janssen, Patrick Raynal et Anne Sénéquier expliquent qu’ils ont exercé plusieurs métiers. Patrick Raynal précise même qu’il a été condamné à de la prison avec sursis. Certains choisissent de valoriser leur anonymat, comme Olivier Courtois qui écrit qu’il n’a jamais reçu de prix. L’équipe de XXI valorise les profils atypiques. Dans la brochure informative fournie avec un des numéros, ce sont les « inclassables », « une catégorie que nous aimons bien » explique la revue, qui sont mis en avant. Les « confidences » faites par les auteurs dans leurs biographies sont retranscrites : « Jean-Paul Mari a d’abord été kinésithérapeute ; Jean Harambat philosophe et logisticien ; Pierre Jourde pratique la boxe française ; Alain Lewkowicz a fait un passage à la Banque de France ». Parmi les passions qui sont décrites dans les biographies, une revient souvent : le goût du voyage. Ils ont passé l’enfance à l’étranger, y ont fait leurs études ou y vivent. Certains ont 452 Voir annexe 7.b., p.132. CAZARD Xavier et NOBECOURT Pascale, Le guide de la pige, édition Entrecom, 2010, p.19. 454 Voir annexe 8, p.133. 455 Les journalistes encartés en 2011, Observatoire des métiers de la presse, juin 2012, p.24. 456 Photographie de la population des journalistes pigistes et en CDD, Observatoire des métiers de la presse, novembre 2011, p.3. 453 91 juste voyagé pour leur plaisir. Ainsi, Célia Mercier raconte qu’elle a passé son enfance en Egypte, en Turquie et en Indonésie, puis, plus tard, a voyagé en Amérique du Sud, au Pakistan et en Afghanistan. Guillemette Faure précise qu’elle a vécu 12 ans à New York. Coralie Schaub a vécu à l’étranger, Jean-Baptiste Mouttet a découvert une autre culture en voyageant à Tahiti, enfant. Gilles Sabrié se définit comme un « voyageur-photographe » et Laurent Maréchaux comme un « écrivain-voyageur ». On peut en effet penser que cette expérience de l’étranger compte dans l’acceptation des propositions d’article. Ainsi, Léna Mauger est diplômée de Sciences Po Paris, a un DEA d’histoire, mais aussi une enfance de globe-trotteuse. B. … complété par des profils et parcours prestigieux : la valorisation du capital culturel 1. Des auteurs aux ressources culturelles élevées La proportion d’auteurs diplômés d’une école de journalisme reconnue est de 14% 457. Au niveau national, en 2011, 16% des journalistes encartés sont issus d’un cursus reconnu 458. Ces taux presque équivalents montrent que le capital scolaire de ces auteurs reste élevé. De même, 24 %459 des auteurs ont reçu au moins un prix. Ils sont 60% 460 à avoir publié au moins un livre. Certains auteurs valorisent d’ailleurs un parcours prestigieux. Ils précisent les études qu’ils ont suivies, citent la grande rédaction dans lesquelles ils travaillent ou les titres auxquels ils collaborent, énumèrent les livres qu’ils ont écrits, précisent les prix qu’ils ont gagnés. 2. Moins de signataires femmes que de signataires hommes Il y a davantage d’hommes que de femmes qui publient des articles dans XXI. Ce constat suit la tendance générale de la profession. En 2011, on compte 45,3% de femmes journalistes pour 54,7% d’hommes (46,5% de femmes et 53,5% d’hommes en presse écrite)461. A XXI, 61%462 des auteurs sont des hommes. Le reportage BD est exclusivement masculin, et le portfolio compte seulement cinq femmes. 457 Voir annexe 9, p.133. Photographie de la population des journalistes pigistes et en CDD, Observatoire des métiers de la presse, novembre 2011, p.31. 459 Voir annexe 10, p.134. 460 Voir annexe 11, p.134. 461 Photographie de la population des journalistes pigistes et en CDD, Observatoire des métiers de la presse, novembre 2011, p.40. 462 Voir annexe 12, p.135. 458 92 C. Formation et parcours professionnel : entre profil original et profil standard Dans un des éditos, les fondateurs de XXI mettent en avant la diversité des profils des auteurs: « il y a des plumes connues et des apprentis, des romanciers, des free-lance, des touche-à-tout, des rêveurs, des universitaires, des baroudeurs, des photographes, des dessinateurs… »463. Cette affirmation doit être nuancée. 1. La formation La formation des signataires apparaît comme hétérogène. Une quinzaine de formations différentes sont représentées. La majorité (64%)464 des auteurs ont suivi une formation en journalisme, en sciences politiques, en lettres, en histoire, ou en information/communication. Ainsi, la moitié d’entre eux est diplômée d’une grande école ou d’une faculté de Sciences politiques, ce qui montre l’importance du capital scolaire. Du fait des rubriques portfolio et récit graphique, 9% ont suivi des études d’art. Les formations inattendues concernent seulement un quart (25%) des auteurs. Parmi les formations atypiques, les études de commerce (9%), de philosophie (6%), de théâtre (2%), de cinéma (1%), de droit (2%), de sciences sociales (2%), de sciences (2%), de géographie (1%). 2. Le parcours professionnel Les auteurs viennent d’horizons différents465 : il y a des écrivains-romanciers, des journalistes, des photographes, des réalisateurs/scénaristes/documentaristes, des dessinateurs BD, des éditeurs, mais aussi des universitaires, des psychiatres, un avocat, un géographe et une travailleuse sociale. Cependant, la majorité d’entre eux (53%466) est journaliste, et 22% des auteurs ont un métier proche de cette profession : il y a 14% de réalisateurs/scénaristes/documentaristes et 8% de photographes. 5% sont dessinateurs BD. La dimension littéraire de XXI permet d’attirer 10% d’écrivains-romanciers, comme Judith Perrignon et Sylvie Caster. On compte aussi cinq éditeurs (soit 3% des auteurs), comme Jean-Claude Guillebaud, qui est aussi journaliste. Les auteurs au métier très éloigné du journalisme restent rares : on compte neuf universitaires, deux psychiatres, un avocat, un géographe et une travailleuse sociale. 463 XXI n°3, édito. Voir annexe 13, p.135-136. 465 Voir annexe 14, p.137. 466 Voir annexe 14, p.137. 464 93 Du côté de l’équipe aussi, on trouve cette ambivalence. D’une part, les graphistes choisis viennent de grandes rédactions. Quintin Leeds a été graphiste et directeur artistique de Libération puis du Monde pendant 10 ans, et dans plusieurs magazines et site Internet. Sara Deux est graphiste et directrice artistique adjointe du Monde. Elle a travaillé à Libération et a été directrice artistique à Sciences et Vie Découvertes. Léna Mauger était journaliste au Nouvel Observateur. D’autre part, Dominique Lorentz, chargée des pages Actualité, n’est pas issue de la presse. Selon elle, elle a été choisie pour son parcours atypique : « je ne suis pas une journaliste traditionnelle ». L’« écrivain-journaliste » connaissait par ailleurs Laurent Beccaria : c’est sa méthode et son regard qui ont plu aux fondateurs : « je fais un travail d’auteur dans une revue ». Quant à Placid, il a collaboré à la revue Actuel, qui fait partie de la « famille » XXI. Section 3/ Des confirmés aux débutants A. Les auteurs : des consacrés et des inconnus XXI mélange les signatures prestigieuses et les auteurs inconnus. Parmi les auteurs prestigieux, on compte les écrivains Emmanuel Carrère et Jonathan Littell, les grands reporters Sorj Chalandon, Philippe Lançon, Ariane Chemin et Laure Mandeville, le journaliste Denis Robert, le prix Nobel de Littérature Orhan Pamuk, l’auteur de bande dessinée Joe Sacco, etc. A côté de ces célèbres plumes, on trouve des auteurs moins connus, comme deux frères étudiants, Gwenael et Erwan Manac’h ou Olivier Courtois, « journaliste de peu » comme il se décrit. B. Ce que recherchent les auteurs Ces auteurs cherchent un support dans lequel ils ont la liberté, l’espace et le temps de raconter un récit. 60%467 des auteurs ont déjà écrit un livre : ils sont donc en quête d’un support de presse qui leur permet de réaliser leur idéal du journalisme au long cours. Mais XXI est aussi un espace de prestige, du fait de la grande sélectivité : seules environ 15% des propositions sont validées à chaque numéro. 1. Ceux qui veulent se faire un nom XXI est un espace rare, loué par la profession. Y publier un récit est donc prestigieux. Pour les jeunes journalistes, c’est aussi un moyen de faire partie d’un univers regroupant des 467 Voir annexe 11, p.134. 94 auteurs renommés, tout en gardant leur indépendance. Parmi les jeunes auteurs, beaucoup sont diplômés d’une formation prestigieuse, mais n’appartiennent pas à une rédaction. Les pigistes sont nombreux, comme Jordan Pouille, diplômé d’un master de journalisme à la Sorbonne, qui travaille pour Le Monde 2, Le Soir, The Guardian, Var Matin, Mediapart ; Zoé Lamazou, diplômée de Sciences Po, qui écrit pour The Guardian, Le Monde Diplomatique ; et Sophie Bouillon, passée par l’ESJ, correspondante en Afrique du Sud pour Jeune Afrique et pour Radio Suisse Romande. 2. Les auteurs en rupture de journaux 102 auteurs, c’est-à-dire la majorité (parmi les écrivains, les journalistes, les réalisateurs / scénaristes / documentaristes et les dessinateurs), ont travaillé ou travaillent encore pour des médias « classiques », comme Libération, Le Monde, Géo… Cela montre la volonté de rupture avec ce type de médias. Beaucoup ont quitté leur journal, et se sont mis en free-lance. C’est par exemple le cas de Judith Perrignon, et de Philippe Levasseur, Sébastien Daguerressar et Stéphanie Lebrun, qui après avoir travaillé dans des rédactions parisiennes, sont partis en Inde pour créer une agence de presse. Des grands-reporters encartés comme Ariane Chemin, Philippe Lançon cherchent un espace où ils peuvent bénéficier d’un format plus long et de plus de liberté stylistique. La génération des 50 ans a connu le journalisme long et cherche à y retourner. Les reportages, les récits graphiques et les portfolios sont réalisés par des auteurs aux parcours divers. Beaucoup valorisent leur profil atypique, et une place est faite pour les jeunes journalistes. Cependant, l’analyse globale des parcours scolaires et professionnels montre l’importance du capital culturel. Si le recrutement se veut ouvert, la majorité des auteurs sont des journalistes et des écrivains consacrés. L’équipe de XXI et les auteurs sélectionnés ont en commun des valeurs et des envies. Au-delà du prestige attaché à la publication de la revue, les auteurs entrevoient dans la revue la possibilité de bénéficier d’un mode et d’un espace d’expression différent, devenu rare dans le contexte économique actuel de la presse. 95 Partie 4/ Un modele economique entre innovation et tradition, inscrit dans le contexte economique actuel de la presse CHAPITRE 1 - Que reste-t-il du grand reportage dans la presse dite traditionnelle ? L’exemple du Monde, du Figaro et de L’Express Il ne s’agit pas ici de comparer les quotidiens et les hebdomadaires à la revue XXI. En effet, la différence de contraintes, de statut des journalistes, de réseau de distribution, de périodicité, rendent les titres incomparables. Il s’agit de comprendre dans quel contexte économique s’inscrit l’émergence de cette revue, afin d’éclairer les choix qui ont été faits. Section 1/ Des mutations économiques… A. Le Figaro, Le Monde, L’Express : l’investissement dans le grand reportage littéraire 1. Le Figaro Créé en 1826, c’est le plus vieux titre de la presse quotidienne française. Selon Marc Martin468, le titre se distingue du grand reportage américain, créant ainsi le grand reportage à la française. En 1899, le titre met en place le deuxième service Grand reportage, dont certains membres sont des vedettes, comme Pierre Giffard, journaliste qui symbolise la dimension littéraire du Figaro. Chaque article est pour lui une « petite œuvre littéraire »469; il publie beaucoup de romans et a les moyens de partir loin, en Europe et en Méditerranée. Emile Zola y écrit pendant un an ; Jules Huret réalise une « enquête sur la question sociale en Europe », il 468 MARTIN Marc, «Le Figaro, pionnier du grand reportage », dans BLANDIN Claire dir., Le Figaro, histoire d’un journal, Nouveau monde éditions, 2010, p.194. 469 MARTIN Marc, Les grands reporters. Les débuts du journalisme moderne, Éditions Audibert, 2005. 96 publie 80 articles sur trois mois470. Il réalise des enquêtes sur les pays étrangers, dépeint différentes cultures. Ses reportages conjuguent analyse et écriture littéraire. Joseph Calmette, le directeur du Figaro, le soutient : il finance ses longs séjours, qui s’étendent parfois sur plus d’un an471. Le titre peut se permettre ces financements car Le Figaro est le journal le plus riche de la presse française, grâce à la publicité qui est à cette époque une exception dans la presse française, et grâce à son public fortuné qui attire les annonceurs. De plus, face à des difficultés économiques, le directeur du titre choisira de diminuer la place prise par les sujets politiques, au profit du grand reportage qui fidélise le public, notamment les feuilletons. La place du grand reportage diminue très fortement pendant l’entre-deux guerres et après la Libération. Cependant, il garde sa « marque »472 de fabrique : sa vision traditionnelle du grand reportage. Ainsi, l’écrivain Jean Schlumberger est choisi par le Figaro car il est une personnalité du monde littéraire. 2. Le Monde Fondé en 1944, le quotidien se veut être tourné dès son lancement vers l’actualité internationale avec la publication des Grandes enquêtes du Monde. Les grands services ont chacun leur grand reporter, qui est spécialisé. Après la Libération, Le Monde fait notamment une grande place au grand reportage473. Des correspondants locaux, liés par un contrat ou pigistes, écrivent des nouvelles et des séries d’articles. Le « je » est banni, mais l’écriture est littéraire. Ainsi, dans un grand reportage publié à la fin de l’été 1989, avant la chute du mur de Berlin, on trouve des descriptions précises et des figures de style : « Ce sont les Trabant, ces minuscules voitures pour bandes dessinées rétro, qui beaucoup plus que leurs occupants ont l’air misérable de rescapés d’un autre monde. L’une d’elles vient s’évanouir devant le guichet de la douane, et les gardes-frontières, empressés, se mettent en devoir de la pousser pour lui arracher encore quelques kilomètres, jusqu’au camp d’accueil des réfugiés le plus proche. Une autre a rendu l’âme trop tôt, en Autriche, et est arrivée remorquée au bout d’une corde pendant 200 kilomètres par la voiture d’un énergique Allemand de l’Ouest. »474 470 MARTIN Marc, « Le Figaro, pionnier du grand reportage », dans BLANDIN Claire dir., Le Figaro, histoire d’un journal, Nouveau monde éditions, 2010, p.201. 471 Idem, p.203-204. 472 Idem, p.205. 473 MARTIN Marc, Les grands reporters. Les débuts du journalisme moderne, Éditions Audibert, 2005. 474 « Un trou dans le rideau de fer », Claire Tréan, 13/09/89, dans KRAUZE Jan et RIOUX Didier, Le Monde. Les grands reportages (1944-2009), Les Arènes, 2009, p.303-304. 97 3. L’Express Le titre est fondé en 1953 par Françoise Giroud et Jean-Jacques Servan-Schreiber. Des écrivains tels qu’Albert Camus, Jean-Paul Sartre, André Malraux, François Mauriac et Françoise Sagan écrivent dans ses pages. B. La situation économique actuelle à l’Express, le Monde et le Figaro Les ventes de ces trois titres diminuent. Au Figaro, le 1er quotidien national le plus diffusé en 2011, la diffusion était de 338 269 exemplaires en 2006, elle est de 334 406 en 2011475. Le deuxième quotidien en 2011, Le Monde, était diffusé en 2006 à 355 017 exemplaires, il l’a été en 2011 à 325 295 exemplaires476. L’Express était diffusé à 547 311 exemplaires en 2006, il l’est à 230 384 exemplaires en 2011477. Cette situation s’accompagne de plans sociaux. Au Figaro, en 2008, est annoncé un plan d’économie de 12 millions d’euros, ce qui entraîne la suppression d’entre 60 et 80 postes, c’est-à-dire d’entre 10 et 13%478 des effectifs du journal. Avec la hausse des matières premières, le titre doit augmenter le prix de son journal, qui passe d’1€20 en 2008 à 1€40 en 2010. Le groupe Le Monde, en 2008, annonce un plan de départs de 130 personnes au quotidien, dont les deux tiers au sein de la rédaction479. Le groupe l’Express-Roularta a mis en place trois plans sociaux en trois ans. Le premier a eu lieu au printemps 2009. Officiellement, 52 personnes ont été licenciées économiques, dont 20 journalistes, 20 cadres et 12 employés480. « Mais en fait, il y a eu d'autres départs négociés à ce moment-là, et le nombre réel de licenciements est sans doute autour de 60 personnes », explique Laurent Vrbica, délégué syndical CFDT. Au sein de L’Express, on compte 12 départs. Ce plan a été suivi d'un autre, à l’été 2009, qui a seulement touché le magazine Atmosphère. Enfin, en 2012, à l'occasion de la restructuration de L'Expansion et de son rapprochement avec L'Express, 9 personnes ont été licenciées, toujours sous la forme de départs volontaires. A L'Express, ce plan a touché un seul journaliste481. 1. La réduction du budget alloué au reportage : un temps d’enquête réduit Au sein des trois titres, on constate une rationalisation du budget de l’ensemble des services. Si en théorie celui du grand reportage n’est pas spécifiquement ciblé, la réduction du budget 475 OJD OJD. 477 OJD. 478 « Le Figaro va supprimer au moins 10% de ses effectifs », L’Expansion, 05/02/08. http://lexpansion.lexpress.fr/entreprise/le-figaro-va-supprimer-au-moins-10-de-ses-effectifs_142587.html 479 « Plan social pour le groupe Le Monde », Métro, 04/04/08. http://www.20minutes.fr/medias/223092-MediaPlan-social-pour-le-groupe-Le-Monde.php 480 Entretien avec Laurent Vrbica, délégué syndical CFDT, 21/08/12. 481 Entretien réalisé le 21/08/12. 476 98 le touche particulièrement du fait de ses dépenses, parmi les plus élevées. A titre d’exemple, les frais de fonctionnement du service Monde du journal Le Figaro représente la moitié du budget de fonctionnement de l’ensemble de la rédaction (350 personnes). Le service de contrôle de gestion du Figaro est d’ailleurs « extrêmement vigilant »482 selon Philippe Gelie. Ce dernier note une évolution depuis que le journal est passé dans le groupe Dassault : « la direction informe tous les ans des objectifs, de la stratégie, des comptes »483. A L’Express, la rationalisation n’est pas ordonnée explicitement, mais est une des conséquences : « Ça va se traduire par des gens qu’on ne remplace pas, des embauches qu’on ne fait pas. De fait, c’est quelque chose qui est attaqué dans son esprit, par la réduction des formats et du temps d’enquête »484, explique Delphine Saubaber. L’un des angles d’attaques concerne d’abord le transport et le logement. Les billets d’avion sont passés de la classe business à la classe éco et les trajets en avion se font quasiment tous avec escale ; les hôtels bon marché sont sélectionnés. Au Figaro, un logiciel spécial propose des hôtels validés par le service comptabilité. Les économies portent ensuite sur le temps d’enquête, réduit au fil des années. La moyenne se situe aujourd’hui à quatre jours, alors qu’il y a quelques années elle était à environ deux ou trois semaines. Au Monde, les voyages de ce type sont rares : le temps moyen est d’une semaine. Mais pour une série d’été, le temps d’enquête peut durer trois mois. Au Figaro, la moyenne se situe à deux ou trois jours pour un papier, voire dix jours pour un « grand papier » publié en page 2. A L’Express, où « l’actionnaire dit qu’il faut serrer les boulons »485 selon Vincent Hugeux, la moyenne est de cinq ou six jours. Selon le grand reporter, il est rare de prendre deux semaines aujourd’hui, alors que c’était la moyenne il y a 20 ans. Pour partir trois semaines, « Il faut vraiment que la situation le requiert, que ce soit un état de guerre… »486. Ainsi, partir trois semaines avec un photographe en Afghanistan, comme Marc Epstein l’avait fait en 2000, « ça n’existe plus »487 selon lui. La logique est désormais celle du « one shot ». Delphine Saubaber raconte ainsi que quand elle partait entre sept et neuf jours, on lui demandait plutôt deux sujets qu’un. L’évolution n’est pas explicite : « ça s’inscrit dans la pratique »488. Or, « avant les reporters partaient avec un billet aller, ils ne savaient pas trop quand ils rentraient. »489 En revanche, Marc Epstein explique que le traitement de sujets d’actualité se fait sans restriction : « Charles Haquet est en Birmanie, il y reste pendant deux 482 Entretien réalisé le 6 septembre 2011. Idem. 484 Entretien réalisé le 7 septembre 2011. 485 Entretien réalisé le 20 mars 2012. 486 Entretien avec Delphine Saubaber réalisé le 7 septembre 2011. 487 Entretien réalisé en mars 2012. 488 Entretien réalisé le 7 septembre 2011 489 Idem. 483 99 semaines pour couvrir les élections. Cela ne pose aucun problème. »490 Un autre reporter est en Chine pour dix jours, et il n’a « pas de pression »491. Mais dans un quotidien, lorsque le sujet n’est pas de l’actualité chaude, c’est parfois plus compliqué. Au Figaro, Philippe Gelie492 explique qu’il a dû refuser deux reportages de type magazine, du fait d’un mauvais rapport coût-urgence. 2. La réduction des formats Dans les trois titres la pagination générale s’est réduite, au profit de l’aération, de la photo et de l’infographie. A titre d’exemple, le journal Le Monde avait 40 pages il y a 15 ans, le journal a aujourd’hui entre 24 à 28 pages. Le calibrage a évolué au Monde. Un grand reportage fait toujours10 000 signes (page Enquête par exemple), mais la taille des « papiers chauds » a diminué : un article fait 4500 ou 5000 signes, alors qu’il en faisait 6000 voire plus il y a 10 ans. De même, au Figaro, le calibrage a presque été divisé par deux en 20 ans : en 1985 il y avait 12 ou 12,5 feuillets dans une page, aujourd’hui il y en a 7,5. Dans les pages International, un papier fait entre 2,5 et 4 feuillets, et dans la page 2, entre 6 et 6,5 feuillets. A L’Express, on est passé de 12 pages ou plus par semaine consacrées à l’étranger, à six à neuf pages. Cette évolution progressive a été entamée à partir de la deuxième moitié des années 1990, période à laquelle le papier long faisait 15 000 signes. En 2001, un papier de 15 pages a même été publié. Depuis les nouvelles maquettes de 2005, le calibrage est de 10 500 signes. « En 2002 (…) j’avais passé trois semaines dans une unité psychiatrique pour malades difficiles à Villejuif et j’avais 18 000 signes à faire, ce qui est aujourd’hui impensable », raconte Delphine Saubaber. 3. La baisse des effectifs des reporters Des postes de journalistes du service Etranger et de correspondants à l’étranger sont supprimés. Selon le rédacteur en chef du service Monde de l’Express, Marc Epstein, cette évolution est « liée avant tout aux difficultés économiques »493. 490 Entretien réalisé en mars 2012. Idem. 492 Entretien du 6 septembre 2011. 493 Entretien réalisé en mars 2012. 491 100 Les reporters à Paris (salaire fixe) Le Monde Entre 5 et 10 Le Figaro 13 reporters. (19 personnes dont 3 au desk) L’Express 6 dont 5 grands reporters Les correspondants staff (envoyés spéciaux permanents, salaire fixe) Les correspondants pigistes (pige forfaitaire : environ 60 €) Nombre de bureaux Réduction du nombre de reporters 14 30 14 2 ou 3 9 Environ 20 réguliers, et environ 10 occasionnels 8 2 (en 2012, un départ en pré-retraite et un CDD non reconduit) 1 5 ou 6. Des dizaines dans le monde, dont 3 ont une prime mensuelle 1 ou 4 Environ 3 (En 1990 : environ 10 reporters, basés à Paris) 4. La suppression des services étrangers Dans certains titres, le service enquête a été supprimé. Ainsi, celui de la Tribune a été supprimé, faute de rentabilité. 5. Une profession vieillissante Le fait qu’il n’y ait pas d’embauches, ou très peu, induit un vieillissement des reporters. Cela a des conséquences sur la vie de la rédaction. Serge Michel, rédacteur en chef adjoint du Monde, explique que certains reporters manquent de dynamisme : « c’est moins facile de se déplacer. Il arrive que les gens ne soient pas enthousiastes »494. Le phénomène est double selon Benoît Hopquin : « Il y a une paresse de gens qui préfèrent avoir des horaires fixes. Et il y a une forme d’arrachement. »495 Au Figaro, les reporters ont entre 40 et 50 ans. Cela pose aussi problème au rédacteur en chef du service Etranger : « à partir de 45 ans, beaucoup de reporters essaient de se ménager un peu de vie privée. (…) Je dis à la direction que j’ai besoin de jeunes de 28 ans, le balluchon sur l’épaule, sans attaches et prêts à partir tous les temps. »496 Le service Etranger de l’Express a les mêmes reporters depuis une quinzaine d’années. Selon Marc Epstein, « c’est un problème. On ne peut pas s’étonner du vieillissement des lecteurs de 494 Entretien réalisé le 8 septembre 2011. Idem. 496 Entretien réalisé le 6 septembre 2011. 495 101 la presse papier si on ne voit pas que les journalistes vieillissent. On a besoin de rafraîchir nos troupes. C’est malsain. »497 6. Le nombre croissant de pigistes Patrick Champagne498 fait le constat d’une précarisation de la profession. Selon lui, il se développe un système de « sous-traitance » : « La pige qui était à origine une collaboration occasionnelle est devenue un véritable système de sous-traitance »499. Avoir recours aux pigistes a un avantage économique : « Les pigistes ne disposent pas en effet de bureaux dans les locaux des journaux, sont payés à la tâche et peuvent être mobilisés ponctuellement. »500 Marc Epstein concède cette économie : « Piger les gens revient moins cher que de les envoyer en reportage »501. La spécialisation a fait place à la pluridisciplinarité et au « journaliste Shiva ». 7. Le développement d’une logique de marque Dans les trois journaux, la notion de titre a fait place à celle de marque. Selon les rédacteurs interrogés, cela s’explique par le fait que le journal est désormais multi-support. Ainsi, au Monde, on a changé de logique : « Avant le journal était un objet, maintenant il s’est démultiplié : site internet, magazine, mensuel, hors-série, publication de livre. »502, explique Benoît Hopquin. Le site web du Figaro est d’ailleurs le premier site d’information en France, « qui gagne de l’argent depuis plus d’un an ».503A L’Express aussi la sémantique a évolué dès les années 1990. Selon Vincent Hugeux, « ce qui a changé, ce n’est pas la façon de faire le boulot, mais les modalités d’exercice »504. Ainsi, il est passé de l’écriture d’un papier hebdomadaire il y a 20 ans, à du travail quotidien sur son blog 505 – créé à la demande du directeur de l’Express Christophe Barbier - et sur le site web, mais aussi sur ses passages à la radio et à la télévision. 497 Entretien réalisé en mars 2012. CHAMPAGNE Patrick. Introduction « Le journalisme à l'économie », dans : Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 131-132, mars 2000. pp. 3-7. 499 Idem, p.5. 500 Idem, p.5. 501 Entretien réalisé en mars 2012. 502 Entretien réalisé le 8 septembre 2011. 503 Entretien avec Philippe Gelie réalisé le 6 septembre 2011. 504 Entretien réalisé le 20 mars 2012. 505 http://blogs.lexpress.fr/afrique-en-face/ 498 102 Section 2/ … qui ont des conséquences sur l’éditorial A. Une intégration des contraintes 1. L’auto-censure des reporters Les journalistes ont intériorisé les contraintes financières et éditoriales. Les reporters de L’Express ne proposent pas de « sujets magazines, décalés »506 selon Marc Epstein : « Il y a moins d’histoires incarnées comme on le faisait autrefois. Nous nous auto-censurons. J’ai le sentiment que les grands reporters s’interdisent les projets les plus ambitieux. »507 Pour lui, si le temps de reportage est moins long, c’est aussi dû à un manque d’ambition éditoriale de la part des reporters eux-mêmes : « je pense qu’on pourrait partir trois semaines. Mais ce qui me frappe, c’est qu’on ne me propose pas de sujets qui entraîneraient un reportage de trois semaines. C’est comme si les journalistes avaient intégré l’idée que c’est impossible de réfléchir à des sujets autres que des sujets les plus attendus. »508 Marc Epstein explique qu’il est en effet impossible aujourd’hui de publier un reportage dans l’Express sans « accroche actu », alors que c’était le cas dans les années 1990. En revanche, il serait possible d’être présent sur l’actualité de la semaine, comme le veut la direction de la rédaction, mais d’« une manière originale » : « J’aimerais qu’il y ait plus d’histoires, ancrées autour d’un personnage par exemple. »509 2. La standardisation de l’information Il ne s’agit pas ici de comparer la valeur ajoutée d’un reportage actuel et d’un reportage des années 1990. Un reportage prend beaucoup moins de temps aujourd’hui qu’il y a 20 ans : « les outils technologiques rendent la logistique beaucoup plus simple (…) Il y a des raisons objectives »510, explique Marc Epstein. Ignacio Ramonet511 écrit ainsi que John Lloyd, codirecteur du Reuters Institute for the Study of Journalism à l’université d’Oxford, a même mis en cause la qualité supérieure des correspondants d’autrefois, parachutés dans des zones sensibles : « on peut s’interroger sur la valeur ajoutée de leurs reportages »512. Cependant, les contraintes économiques, qu’elles soient intériorisées ou non, ont pour conséquence une uniformisation du traitement de l’information. Du fait de la réduction des formats, ce sont les éléments factuels qui vont être mis en avant, au détriment des détails, 506 Entretien réalisé en mars 2012. Idem. 508 Idem. 509 Idem. 510 Idem. 511 RAMONET Ignacio, L’Explosion du journalisme. Des médias de masse à la masse des médias, Galilée, 2011. 512 Idem, p.31. 507 103 considérés comme secondaires. Vincent Hugeux affirme que le travail écriture est devenu « plus acrobatique »513 : « Des anecdotes ne vont plus trouver leur place, des personnages qui vont soit être zappés, soit être réduits à la portion congrue, des scènes vues, tout ce qui donne de la couleur, les odeurs, et qui permet l’incarnation des problématiques »514. De même, Delphine Saubaber explique qu’elle n’a pas assez de place pour décrire ce qu’elle voudrait : «Je me suis sentie frustrée par rapport au format. J’aimerais beaucoup, quand je viens de Caracas et que je rencontre des situations surréalistes pouvoir raconter ça en 20 000 signes, et je le raconte en 10 000 signes. »515 Selon elle, la réduction du temps d’enquête a aussi pour conséquence une moindre valeur ajoutée du travail journalistique : « Le temps c’est le cœur du métier, c’est ce qui définit l’enquête, c’est ce qui va définir la qualité d’écriture, donc plus on rétrécit le temps, et à mon sens moins les reportages sont bons (…). Trouver un bon angle qui va pouvoir appâter le lecteur au meilleur sens du terme, c’est pas simple, ça prend du temps de réfléchir avant de partir dans un pays » 516. Un des effets de ce « sprint permanent »517 que décrit Vincent Hugeux est la polyvalence du reporter, ce qui implique une perte de la spécialisation : « Il faut assurer un suivi et ne pas prétendre à un degré de spécialisation »518, affirme le reporter. 3. La multiplication des supports De cette réduction des formats et du temps de l’enquête découle parfois une multiplication des supports et des activités. Vincent Hugeux travaille ainsi sur différents médias : « Je ne suis pas anéanti par la frustration car il y a d’autres modes d’expression qui me permettent d’utiliser cette matière première : je fais des livres, j’ai un blog sur l’Afrique, des conférences, je donne des cours… »519. Or, cette polyvalence a des conséquences sur la qualité des reportages selon Benoît Hopquin : « On est obligé d’écrire un peu plus dense. C’est compliqué de mêler l’actualité et de faire des sujets de fond en se déplaçant (…). Quand j’étais en Martinique pour un reportage, il fallait nourrir le quotidien mais aussi le site. Il y a une exigence assez forte, mais en même temps on avait fait une enquête sur les békés, c’était compliqué de gérer les deux. Jusqu’à présent on faisait un ou deux papiers par jour, maintenant sur internet les papiers doivent tomber vers 9h et 18h. »520. Les formats se sont 513 Entretien réalisé le 20 mars 2012. Idem.. 515 Entretien réalise le 7 septembre 2011. 516 Idem. 517 Entretien réalisé le 20 mars 2012. 518 Idem. 519 Idem. 520 Entretien réalisé le 8 septembre 2011. 514 104 adaptés : « On ne va pas lire 12 feuillets sur un iPhone. Dans un site, c’est la rapidité qui compte, la valeur ajoutée passe au 2nd plan. »521 B. D’un métier de l’offre à un métier de demande : la généralisation des études d’audience 1. Le développement du marketing La réduction des formats ne s’explique pas seulement par les contraintes économiques : une représentation du lecteur est apparue avec le développement des études marketing. Ces études d’audience s’imposent dans les années 1980. Elles consistent à calculer le nombre de lecteurs du titre, mais aussi à déterminer le profil socio-démographique du lectorat, ses habitudes de lecture, ses probabilités de contact avec le titre, son mode de vie, ses centres d’intérêt 522, etc. D’abord destinées aux annonceurs dans les années 1930 et 1940, ces études vont progressivement s’imposer comme indicateur de choix rédactionnels de quelques titres à partir de la seconde moitié des années 1950. Ainsi, à cette époque, un étudiant d’une école de journalisme raconte qu’un des exercices consistait à écrire des articles à partir d’études sociologiques : « tout semblait avoir été mesuré, étalonné, codifié : le nombre des lecteurs, des auditeurs, des téléspectateurs ; le temps qu’ils passaient à dormir, à travailler, à se distraire ou à s’informer ; les rapports de leur niveau de vie avec leur degré de culture ; l’influence que tel ou tel moyen d’information pouvait avoir sur tel ou tel groupe social ; les ressorts psychologiques sur lesquels il fallait jouer pour influencer le public ; l’importance de la couleur, des images, de la longueur des mots et des phrases et de la présentation typographique »523. Souffrant d’abord d’un manque de légitimité en France, cette approche séduit progressivement un grand nombre de quotidiens et de magazines à partir des années 1960. Beaucoup de titres adhèrent au système du Centre d’étude des supports de publicité (CESP)524, organisme créé en 1957 et qui fait des études d’audience jusqu’en 1992. Le CESP s’adresse non seulement aux annonceurs, mais aussi aux responsables des rédactions euxmêmes, afin d’orienter leur stratégie éditoriale.525 Les contrats entre journaux politiques et sociétés d’études « se généralisent entre 1960 et 1964, au Point, à l’Express ou encore au 521 Entretien avec Philippe Gelie réalisé le 6 septembre 2011. DUPONT Françoise, « Les lecteurs de la presse : une audience difficile à mesurer », Le Temps des médias, 2004/2 n° 3, p.143. 523 PRADIE Christian, « L'irrésistible montée des études de marché dans la presse française (1920-1990) », Le Temps des médias, 2004/2 n° 3, p.134. 524 Idem, p.133. 525 Idem, p.134. 522 105 Figaro »526. Dans les années 1960, trois organismes font leur apparition : la SOFRES, Europinion et Plubimétrie527. Cette démarche se légitime vers les années 1970. En 1967, des services spécialisés dans le traitement des études intègrent les directions des rédactions528 d’au moins trois groupes de presse importants ; des sociétés d'études ouvrent des départements spécialisés. France-Soir en 1970 et Le Monde en 1972 créent un service consacré à ce travail. En 1975, la quasi-totalité des titres importants affirme utiliser des études, aussi bien pour les choix rédactionnels que pour les annonceurs, et près de la moitié a créé un service spécialisé529. Les études marketing s’imposent dans les années 1980. Le succès des magazines Prima et Femme actuelle, qui ont fait l’objet de nombreuses études, incite les éditeurs à suivre cette démarche, que ce soit pour anticiper l’adhérence à une formule, vérifier son accueil, ou faire des ajustements sur une publication existante530. Il y a une demande des titres d’études marketing de plus en plus complètes et précises, à laquelle les sociétés d’études répondent. Un nouvel indicateur est introduit en 1985 sur demande des quotidiens : la Lecture d’un numéro moyen (LNM) 531. En 1993, l’étude AEPM succède à l’étude CESP532, élargissant l’enquête aux étrangers notamment. Les titres étudiés sont de plus en plus nombreux : une soixantaine de magazines étaient étudiés en 1957, 162 magazines l’étaient en 2004533. Quant aux quotidiens, ils confient leur étude d’audience à IPSOS à partir de 1993534. Comme celle de l’AEPM, elle est réalisée sur l’ensemble de l’année. Le public spécifique des cadres et dirigeants d’entreprises est même ciblé avec la création par IPSOS en 1980 d’une étude d’audience appelée La France des Cadres Actifs535. 2. Les conséquences éditoriales Les panels qualitatifs ont permis de donner une représentation précise du lecteur de la presse écrite. Mais dans certains cas, il apparaît comme « le nouvel éditeur »536 qui supplante les rédactions en chef. Selon Christian Pradié, cette nouvelle place donnée au marketing finit par 526 PRADIE Christian, « L'irrésistible montée des études de marché dans la presse française (1920-1990) », Le Temps des médias, 2004/2 n° 3, p.133. 527 Idem, p.133. 528 Idem, p.135. 529 PRADIE Christian, « L'irrésistible montée des études de marché dans la presse française (1920-1990) », Le Temps des médias, 2004/2 n° 3, p.136. 530 Idem. 531 DUPONT Françoise, « Les lecteurs de la presse : une audience difficile à mesurer », Le Temps des médias, 2004/2 n° 3, p.145. 532 Idem, p.146. 533 Idem, p.147. 534 Idem, p.148 535 DUPONT Françoise, « Les lecteurs de la presse : une audience difficile à mesurer », Le Temps des médias, 2004/2 n° 3, p.149. 536 PRADIE Christian, « L'irrésistible montée des études de marché dans la presse française (1920-1990) », Le Temps des médias, 2004/2 n° 3. 106 « faire naître les conditions d’un conflit d'autorité entre journaliste et responsable d'études commerciales et par susciter un retournement de la démarche éditoriale, assise désormais sur une prospection des attentes et des goûts et une conception au risque maîtrisé des contenus de la communication de masse »537. En effet, le métier de journaliste est passé d’un métier de l’offre à un métier de la demande avec l’adaptation du format et des choix éditoriaux aux représentations du public. Selon Erik Neveu538, le message doit s’adapter à la représentation d’un personnage symbolique539, dont la capacité d’attention est faible. Or, il se produit une « dissonance cognitive »540 : on a d’un côté la vision d’un public peu intelligent, et de l’autre une surestimation de son niveau social. Il en résulte un monopole de la définition du public par les services marketing. Ces enquêtes qui servent à « formater les contenus rédactionnels »541, sont surtout connues dans le détail par les chefs de service. Par conséquent, les journalistes, en manque d’information, se retrouvent « désarmés face à la redéfinition managériale des contenus adaptés à leur public »542. Erik Neveu reprend la thèse de Tunstall [1971] d’une tension entre l’entreprise de presse et l’entreprise de production de l’information (indépendance, fiabilité…). Un « journalisme de marché »543 se développe : pour les titres, le but n’est pas simplement d’équilibrer le bilan financier, mais d’assurer une rentabilité maximale544. Les rubriques sont choisies selon les études de lectorat : c’est le contenu émotionnel qui prime. De plus, les journalistes se doivent d’être polyvalents, ce qui fait baisser la qualité des articles. Enfin, il se produit une perte d’autonomie des rédactions face aux services gestionnaires. L’arrivée des gratuits en 2002 en France a renforcé un modèle économique basé sur la publicité. S’ils répondent à des attentes, ils ont développé une « culture de la gratuité ». Selon Erik Neveu, on se dirige vers le journalisme de communication. Les luttes professionnelles opposent le bon journaliste - celui qui capte l’audimat - à celui qui restitue le réel. Cela a pour conséquence une valorisation des soft-news, et un déclin de la couverture de l’étranger 545. Les rédacteurs en chef ont désormais en tête l’image d’un lecteur moyen qui lit un journal 20 minutes en moyenne et lit rarement un article jusqu’au bout : les études montrent une diminution de la lecture de la presse. En 1967, 59,7% des Français lisent régulièrement un 537 PRADIE Christian, « L'irrésistible montée des études de marché dans la presse française (1920-1990) », Le Temps des médias, 2004/2 n° 3, p.136. 538 NEVEU Erik, Sociologie du journalisme, La Découverte, 2009. 539 Idem, p.60. 540 Idem, p.60. 541 Idem, p.61. 542 Idem, p.61. 543 Idem, p.94. 544 Idem, p.94. 545 Idem, p.99. 107 quotidien, en 1973 ils sont 55%, en 1981 ils sont 46% 546, en 1997 ils sont 36% et en 2008 ils sont 29%547. Cette représentation a une incidence directe sur les choix éditoriaux. Marc Epstein explique ainsi que les dossiers de L’Express correspondent à une stratégie marketing : « le marketing pur repose sur des succès qui ont fait leur preuve, avec la caricature des hebdomadaires. On fait des couvertures francs-maçons, l’immobilier, car c’est très facile, on est sur de faire des bonnes ventes. Là ce n’est pas notre faute, ce sont les lecteurs ! »548 Mais selon lui, cette démarche n’a rien à voir avec son travail de rédacteur en chef du service Monde : « C’est important d’incarner son lecteur, et d’anticiper ce qui peut l’intéresser. En revanche, notre travail est de chercher l’originalité (…) Mon travail n’est pas d’attirer de nouveaux lecteurs, mais à avoir envie de nous racheter. Ils sont venus parce qu’il y avait les franc maçons à la une. Et, alors qu’au départ rien ne les prédestinaient à s’intéresser à un procureur du fin fond du Texas, il va venir parce qu’il a trouvé quelque chose d’original, qu’il n’a pas lu ailleurs. On doit réussir, outre l’analyse et l’expertise, c’est bien raconter des histoires qui font que les lecteurs ont envie de revenir. »549 De plus, dans les hebdomadaires, l’image des lecteurs a pour conséquence un alignement du calibrage des articles sur ceux d’un quotidien : « on part du principe que le lecteur est moins à même, capable de digérer des versions plus longues. (…) On se soumet à la logique des journaux. », explique Delphine Saubaber. Ainsi, la réduction des formats est une réponse à une volonté des lecteurs, qui, selon Benoît Hopquin, demandent aujourd’hui à « respirer un peu plus. »550 De même, avec Internet, il est désormais possible de connaître les articles les plus consultés, et donc ce qui intéresse le plus les internautes. Philippe Gelie explique ainsi l’« emballement médiatique » sur l’affaire DSK : « les gens étaient très demandeurs d’info, et on l’a constaté dans les ventes, à partir du mois de mai. Ce n’est pas inutile : sinon sur quoi on se fonde ? »551 Il note cependant les risques que présentent une telle démarche : « Cela peut avoir des effets pervers. (…) il ne faut pas tomber dans la dictature du clic et ne pas aller dans des pays qui ne suscitent pas beaucoup de clics s’il y a une grosse actualité. Notre place est dans l’éclairage, le sens, le décryptage. On hiérarchise l’information en fonction de l’apport qu’on pense pouvoir livrer. Mais ce n’est pas une science exacte. »552 546 HERSENT Jean-François, Direction du livre et de la lecture, Sociologie de la lecture en France : état des lieux, juin 2000. 547 Enquête du ministère de la Culture sur les pratiques culturelles et de communication des Français, 2009. 548 Entretien réalisé en mars 2012. 549 Idem. 550 Entretien réalisé le 8 septembre 2011. 551 Entretien réalisé le 6 septembre 2011. 552 Idem. 108 En effet, malgré les études d’audience, il est souvent impossible de connaître l’accueil qui sera réservé à un article. Selon Jérôme Bouvier, les sondages ne reflètent pas la réalité : « Il y a une grande hypocrisie déclarative des deux côtés »553. Il explique que les gens ont critiqué le nombre élevé d’articles sur l’affaire DSK, alors que les cinq articles les plus lus sur le site du Figaro portaient sur cette affaire. De même, Vincent Hugeux explique que le numéro de l’Express, en 1992, où était publié son très long récit sur Sarajevo a réalisé la deuxième plus mauvaise vente de l’année : « Les gens prétendent réclamer un type d’article qu’ils ne lisent pas. Il ne faut pas être un intégriste du long. Les exclusifs de l’Express seront toujours les plus lus. »554 La revue XXI va prendre le contre-pied de ces mutations en construisant un modèle économique défini par opposition à celui de la presse traditionnelle basé sur la publicité. CHAPITRE 2 - Un modèle économique hybride, entre la presse et l’édition, qui se veut cohérent avec la philosophie de XXI : retrouver le lien avec le lecteur Le modèle économique de XXI est très particulier. Il emprunte des caractéristiques à la fois à l’édition et à la presse. Son hybridité fait de ce modèle l’opposé de celui de la presse traditionnelle et d’internet. Section 1/ Le rejet des logiques marketing comme positionnement La revue XXI n’a pas de publicité. L’équipe ne fait pas d’études de lectorat ni de statistiques. De même, il n’y a pas d’abonnements à tarifs réduits, pas d’objets promotionnels, ni de service de presse pour les journalistes. A. Une absence de discours marketing : le refus de cibler une catégorie de population Au travers de leurs éditos, les fondateurs expliquent aux lecteurs la philosophie qui sous-tend les caractéristiques du modèle économique de la revue. Les fondateurs insistent sur le fait qu’il s’agit d’un pari économique : faisant fi des règles du marketing, ils ont choisi d’ajuster 553 554 Entretien réalisé le 9 novembre 2011 lors des Assises du Journalisme à Poitiers. Entretien réalisé le 20 mars 2012. 109 les différents paramètres économiques aux ambitions éditoriales, dans un souci de cohérence du projet. Dans leurs éditos, ils énoncent ces règles du marketing qu’ils refusent d’appliquer : « les annonceurs demandent de ‘cibler le public’ et de développer le ‘rédactionnel contextuel’, ce qui en novlangue marketing veut dire de créer des rubriques consacrées aux voyages, aux montres, aux voitures, aux sorties culturelles et aux produits high-tech »555. Plus loin, ils écrivent : « un journal se construit de plus en plus à partir de ses représentations illusoires : d’une part le lecteur fantasmé (de préférence gros consommateur, cadre et diplômé du supérieur) et d’autres part ses attentes supposées (extrapolations de chiffres de ventes, de nombre de clics et d’études diverses) »556. Ils dénoncent ces « constructions imaginaires »557, « les rubriques et les dossiers spéciaux conçus pour les annonceurs pullulent »558. Les fondateurs, fidèles à leur philosophie, se définissent ainsi par la négative. Ainsi, leur conception des lecteurs n’est pas définie par des études. Patrick de Saint-Exupéry affirme même que « Les études de XXI, c'est le doigt mouillé »559 : « Nous n'avons pas de discours à tenir aux publicitaires. »560 Dans certains éditos, ils mettent en valeur la diversité de leur lectorat : « aucune règle ne se dégage : hommes et femmes, lycéens, étudiants comme retraités, sans études et surdiplômés, membres d’un vélo-club de l’Ain ou professeurs de l’université de Washington, expatriés, francophones… 561». Dans un autre édito, ils écrivent : « dans la rue, nous évitions les affichettes affriolantes des kiosques. Elles nous rappelaient les lois du marketing que nous avions bafouées »562. Selon eux, il faut valoriser l’offre et non pas la demande : « S’adapter, c’est avoir l’esprit moutonnier. Steve Jobs le disait lui-même. Le fondateur d’Apple refusait de suivre le vent et de procéder à des études de marché. Personne n’a demandé à recevoir un Macintosh ou un iPhone expliquait-il, il faut juste l’imaginer pour les gens. »563. B. Le lien avec le lecteur Ce refus des logiques commerciales permet de rendre le lien avec le public plus direct : selon Laurent Beccaria, il s’agit de « retrouver une espèce de rapport originel entre les journalistes et les lecteurs, c’est à dire que les lecteurs achètent le travail des journalistes »564. Le développement du journalisme de marché a créé une position pour un titre s’affranchissant de 555 XXI n°16, édito. Idem. 557 Idem. 558 Idem. 559 Entretien réalisé le 1er mars 2011. 560 Idem. 561 XXI n°5, édito. 562 XXI n°13, édito. 563 XXI n°17, édito. 564 Entretien réalisé le 7 septembre 2011. 556 110 tous ces codes marketing : « Je crois que XXI est arrivée à un moment, pour une partie du public, avec une adhésion qui nous a dépassés, où il fallait couper ce lien entre la publicité et la presse »565, explique-t-il. Dans un des éditos il est ainsi écrit que XXI est une « revue entièrement financée par ses lecteurs »566. Ce refus d’adopter des stratégies marketing se reflète aussi dans l’éditorial. Ainsi, les sujets économiques et sportifs sont sous-traités. Pour Patrick de Saint Exupéry, cela s’explique par la porosité entre ces sujets et la communication : « Cela correspond aux univers les plus pollués par la communication. L'ennemi du journalisme, c'est la communication. Le monde de l'économie est un des mondes les plus pénétrés par la communication. On ne dit pas des choses vraies mais on tient des discours qui s'inscrivent dans des stratégies. Il est extrêmement compliqué d'en rendre compte de manière honnête, sincère et juste car les mots sont souvent tordus »567. Section 2/ Une volonté de transparence : l’indépendance économique et éditoriale A. Les fondateurs sont actionnaires majoritaires La revue XXI n’a pas d’actionnaires majoritaires ni d’appartenance à un groupe de presse. Laurent Beccaria et Patrick de Saint Exupéry détiennent chacun 33% des parts. Les éditions Gallimard détiennent 20% et les 14% restants sont répartis entre des actionnaires individuels : Charles-Henri Flammarion, ancien PDG des éditions Flammarion, Patrick Bréaud, ancien directeur général du CIC, Dominique Villeroy de Galhau, directeur général de La Financière Tiépolo et Laurent Hebenstreit, directeur des éditions Démopolis. De plus, la revue ne reçoit pas de subventions. B. Pas de publicité dans la revue mais une présence sur France Info XXI n’a pas d’annonceurs. En revanche, la revue a un partenariat avec France Info depuis 2009 : tous les dimanches matin568, l’animatrice interroge pendant trois minutes l’auteur d’un reportage paru dans la revue. Le logo de France Info apparaît sur le site. Pour Patrick de Saint-Exupéry, cela permet à la radio de donner une place au grand reportage et à la revue d'être davantage présente qu’au rythme trimestriel569. De plus, elle a organisé six débats en 565 Entretien réalisé le 7 septembre 2011. XXI n°16, édito. 567 Entretien réalisé le 1er mars 2011. 568 Emission France Info-Revue XXI, 8h50. 569 Entretien réalisé le 1er mars 2011. 566 111 2008 en partenariat avec la Fnac (« le débat du mois »), autour des thématiques des dossiers de XXI. C. L’importance de l’éditorial Un numéro coûte entre 200 000 et 250 000 euros. Le budget pour l’éditorial représente une part importante : plus de 30%570 des recettes rétribuent l’éditorial. Sur ce point, Laurent Beccaria est admiratif du modèle économique de certaines revues anglo-saxonnes : « Je vois The New Yorker, je vois The Economist, je suis extrêmement impressionné par les moyens qu’ils mettent dans l’éditorial, c’est la clé, le nerf de la guerre. La première chose qu’il faudrait faire, c’est supprimer tous les commerciaux, tous les marketing, toutes les études, et que tout l’argent soit mis dans l’éditorial. »571 Section 3/ Le système des piges : redonner du sens au travail journalistique La rétribution est largement supérieure à celle qui prévaut dans la presse : 4000 euros pour un récit (de 20 à 30 feuillets) plus les frais pour un reportage, 600 euros pour un dessin original, 7500 euros pour la prépublication d’une bande dessinée et 3000 euros pour un portfolio. Ainsi, un récit dans XXI est payé deux fois plus que dans un quotidien parisien (65,08€ le feuillet572 contre 160€ à XXI), et 2,5 fois plus que dans un hebdomadaire (52,41€ le feuillet). Selon Laurent Beccaria, il ne s’agit pas de piges de luxe, mais d’attirer les reporters en herbe, sa volonté étant de « faire de XXI un vrai lieu d’accueil, d’aspiration, pour des jeunes journalistes »573. Patrick de Saint Exupéry parle ainsi d’« une sorte de bourse permanente pour les jeunes »574. Mais ce système de rémunération est aussi un moyen d’assurer une égalité : tous les auteurs ont la même rémunération : les prix sont fixés pour une illustration, la couverture, une BD, un portfolio, une interview… Selon Laurent Beccaria, personne ne va venir pour de l’argent : « On est contre cette politique de signature »575. Section 4/ La librairie : des histoires humaines à la place du marketing XXI est édité par la maison d’édition Les Arènes et par la société d’édition Rollins Publications, créée par Laurent Beccaria et Patrick de Saint-Exupéry. La revue est diffusée par le CDE et distribuée par la SODIS, la filiale de distribution du groupe Gallimard. 570 Voir annexe 16, p.138. Entretien réalisé le 7 septembre 2011. 572 Source : Syndicat national des journalistes. 573 Entretien réalisé le 7 septembre 2011. 574 Entretien réalisé le 1er mars 2011. 575 Entretien réalisé le 7 septembre 2011. 571 112 A. Le livre : une tradition pour les reporters en quête d’un espace de liberté Les fondateurs renouent avec la tradition de l’édition. De nombreux reporters ont publié leurs récits dans des livres, tels Albert Londres ou Joseph Kessel. Aujourd’hui, on retrouve souvent dans les quotidiens des extraits des livres de leurs journalistes. Pour assurer l’intégralité de leur reportage, s’offrir une place pour la subjectivité et le récit de leur expérience personnelle, des reporters trouvent encore aujourd’hui dans l’édition une alternative au reportage publié dans la presse, qui n’offre qu’une liberté limitée. C’est par exemple le cas de la journaliste Florence Aubenas, avec son enquête Le Quai de Ouistreham576, qui s’est placée à la troisième place dans le classement 2010 Ipsos/Livres Hebdo. Delphine Saubaber, grand reporter à l’Express, a elle aussi publié un livre, avec son collègue Henri Haget. Ils ont étendu des reportages parus dans le journal et en ont écrit de nouveaux. « Ils trouvent dans le monde de l’édition à la fois pour l’écriture et pour le temps d’enquête quelque chose qu’ils ne trouvent plus dans la presse. (…) Malheureusement je dirais que l’édition devient un débouché naturel. A côté de ça on vous dit à la fois qu’on peut faire très long sur internet, et d’écrire très court parce que le lecteur n’est pas capable de digérer plus de 2 000 signes… »577 Selon elle, certains récits demandent une grande place, offerte exclusivement par le livre : « Je pense à un repenti qui a ouvert notre livre et qu’on a cherché pendant des mois, un ancien tueur de Casa Nostra [la mafia sicilienne], un très gros tueur. On n’avait même pas proposé le reportage à l’Express, parce qu’on voulait restituer la parole d’un mafieux à l’état brut, et je crois qu’on a fait 40 000 signes dans le livre, indispensable pour raconter le cursus de A à Z. Le repenti, qui est né dans une famille mafieuse, qui grandit, qui apprend à tuer une fois, deux fois, trois fois, qui après ensuite décrit par le menu son escalade de crime, la façon dont il étrangle, pourquoi il le fait en tant que soldat d’une organisation, qui raconte ensuite son repentir, après son arrestation, qui décrit aujourd’hui la vie infernale qu’il vit aujourd’hui dans la solitude absolue, sous un faux nom, une fausse identité. Ce n’est pas forcément que ça aurait pas pu être raconté en 10 000 signes, mais ça aurait été gâcher une matière extraordinaire du point de vue du témoignage. » La diffusion en librairie de XXI et la participation d’écrivains perpétuent la tradition de récits au long cours publiés en livres. La revue a même publié à trois reprises des « prolongements » ou des recueils de ses enquêtes, présentés sous l’appellation « les livres de XXI », publiés aux Editions les Arènes-XXI. Le premier était Ici-bas, de Sylvie Caster (2010). Ce recueil de reportages déjà publiés dans XXI regroupe « Cinq histoires de Français que l’on entend 576 577 AUBENAS Florence, Le Quai de Ouistreham, éditions de l’Olivier, 2010. Entretien réalisé le 7 septembre 2011. 113 guère ». Le second est intitulé Des nouvelles d’Alain, et réalisé par Emmanuel Guibert, Alain Keler et Frédéric Lemercier (2011). Le feuilleton de quatre récits graphiques publiés dans XXI est ici « complété et enrichi » par des témoignages, des photographies et deux reportages inédits, en Italie et en Slovaquie. Enfin, Olivier Balez, l’auteur du récit-graphique publié dans XXI qui « raconte l’histoire de son frère Eric et de ses compagnons, atteints de la maladie de Crohn, qui décident de s’attaquer à l’ascension des sommets », a publié La Cordée du Mont Rose (2011). B. Le libraire, « premier soutien » 1. Des libraires séduits par les valeurs de la revue Le premier contact avec la revue s’est fait différemment selon les librairies. Antoine Fron, directeur de l’Arbre à Lettres de Mouffetard, connaissait déjà Patrick de Saint-Exupéry, qui lui avait parlé en amont de son projet. De plus, la librairie était située près des anciens locaux des Arènes : « Ils allaient voir les libraires autour d’eux pour voir comment ils ressentaient les choses. On a été associés au lancement. »578 Pour l’Arbre à Lettres Bastille, une des librairies qui vend le plus XXI, c’est aussi une partie de l’équipe qui leur a montré le projet plusieurs fois, raconte Eric Raimond579, responsable du rayon revue et littérature. Puis les représentants du Centre de diffusion de l’édition leur ont présenté la revue, quelques semaines avant la publication. Eric Raimond et Antoine Fron ont commandé une soixantaine de revues, ce qui représente une grande quantité pour eux. Selon Pierre Bottura et les libraires interrogés, c'est un pari, à la fois pour l'éditeur et le libraire, ce dernier ayant deux ou trois mois pour les vendre. Les libraires expliquent qu’ils ont été séduits par le côté innovant et actuel : « Cela nous semblait novateur, correspondre aussi à l’esprit du temps, sans publicité, plus long, le fait que ce soit trimestriel. »580, explique Antoine Fron. 2. L’hommage à la librairie indépendante, qui privilégie l’humain au marketing 90% des achats se font dans les librairies indépendantes et dans les grands magasins culturels (Fnac, Cultura, Virgin…)581. Les libraires ont toujours cru en cette revue : au fil des numéros, « ils ont continué de jouer le jeu »582, selon Pierre Bottura. Patrick de Saint Exupéry et Laurent Beccaria insistent sur le fait que le soutien et la visibilité des libraires ont été 578 Entretien réalisé le 11 avril 2012. Idem. 580 Idem. 581 Les 10% restants sont les ventes dans les Relay des gares et les aéroports. 582 Entretien réalisé le 1er mars 2011. 579 114 déterminants dans le succès de XXI. Dans l’édito du hors-série « Histoires de livres »583, ils écrivent : « Sans la librairie indépendante, l'aventure de XXI serait restée lettre morte ». Dans ce même édito, ils rendent hommage au réseau de libraires indépendants qui ont rendu possible le succès de leur revue. Selon eux, leur démarche est dénuée de stratégie marketing : « Qu’est-ce qu’une librairie indépendante ? C’est une librairie qui n’appartient ni à un groupe industriel ou commercial, ni à une chaîne. C’est un lieu où des libraires ont à cœur de diffuser les livres qu’ils aiment, en dehors des impératifs du marketing. Les libraires indépendants mènent une politique de fonds (en présentant des ouvrages qui se vendent sur la durée). Ils font ‘du commerce avec des œuvres de l’esprit’, selon l’expression de Gaston Gallimard. Dans chaque magasin, une personne ou une équipe invente son style de librairie. À l’instar des cinémas indépendants – et autrefois des disquaires indépendants – ces libraires mettent en avant leur goût et leur compétence. L’existence de ce réseau représente une chance pour les lecteurs, qui y trouvent une écoute et un conseil. C’est aussi un formidable bouillon de culture pour les éditeurs, qui peuvent prendre des risques et imposer des auteurs ou des projets à contre-courant. (…) Car c’est l’évidence : sans libraires indépendants, il n’y a pas d’éditeurs indépendants, ni de lecteurs libres. »584 3. Un statut privilégié pour les libraires L’équipe de XXI a tout prévu pour ne pas perdre ses premiers soutiens. Un présentoir pour les revues leur est fourni et plusieurs affiches sont offertes à chaque numéro. Le service de presse auprès des libraires est assuré par Pierre Bottura, qui selon Antoine Fron 585 vient chaque trimestre leur apporter la revue à l’avance. Au niveau économique, le modèle est avantageux pour les libraires : il n’y a pas de réduction sur le prix de l’abonnement, pour ne pas leur faire concurrence. « Si on commence à offrir des abonnements à prix cassés on se prive de notre premier soutien »586, explique Pierre Bottura. Concernant les valeurs, les libraires se reconnaissent dans la philosophie de la revue selon Pierre Bottura : « Les libraires aiment aussi XXI car c'est une revue indépendante, sans publicité, et qui ne vit que par ses lecteurs. Sans que ça soit quelque chose de revendiqué politiquement, c'est un signe qui est apprécié par la profession, ils s'y reconnaissent. On n'appartient pas à Hachette et il n’y a pas des pubs pour Guerlain. Outre la liberté éditoriale que ça permet, dans un contexte comme le nôtre où la librairie française est très fragilisée, 583 Hors-série revue XXI, Histoires de livres, 07/05/09. Idem. 585 Entretien réalisé le 11 avril 2012. 586 Entretien réalisé le 1er mars 2011. 584 115 menacée, c'est une façon de dire ‘on fonctionne comme vous et on ne veut être vendu que par vous’»587. C. Les avantages et les inconvénients économiques : la librairie, entre choix raisonné et prise de risque par rapport au contexte économique 1. Les risques et les contraintes Les fondateurs ont choisi la TVA édition, à 5,5%, et depuis le 1 er janvier 2011 à 7%588, et non pas la TVA presse, à 2,2 %, alors qu’ils auraient pu le faire (ils sont commission paritaire). Selon Patrick de Saint-Exupéry, ces choix sont conformes à leur projet : « D'un point de vue économique nous avons fait des choix aberrants à peu près de A à Z. Nous n'avons pas de publicité et nous n'avons pas de subventions. La seule chose que nous avons acceptée c'est l'aide au portage, les tarifs presse pour les envois postaux. On est libre, c'est notre histoire »589. De plus, les recettes des libraires sont encaissées à 135 jours fin de mois. Ainsi le CA du numéro n’est qu’encaissé qu’environ 4 mois après sa mise en vente. C'est une contrainte importante par rapport au réseau NMPP. Mais si ce mode de diffusion est plus cher, à moyen terme il a des avantages. 2. Des avantages non négligeables Diffuser la revue via le réseau des librairies a plusieurs avantages, à la fois pour la revue, et pour les libraires. D’une part, cela limite le nombre d’invendus590. En effet, la présence des codes-barres sur les revues permet de localiser en temps réel les librairies où elles se vendent bien ou pas. Ainsi, Laurent Beccaria explique que les libraires ont ajusté les quantités commandées à leur chiffre de ventes de la revue. Il s’agit d’une économie non négligeable. Selon l’économiste Nadine Toussaint-Desmoulins, « Pour les entreprises, ces invendus sont la source de coûts multiples : fabrication excédentaire d'exemplaires dont la valeur marchande est très vite réduite au seul prix du vieux papier, flux aller, puis flux retour des invendus pour lesquels il faut parfois procéder à la destruction. »591 De plus, les librairies conservent une partie des numéros de XXI, au contraire d’un kiosque où l’ancien numéro est automatiquement remplacé par le nouveau. Ainsi, la part des invendus est passée de 25% en 587 Entretien réalisé le 1er mars 2011. XXI : « XXI est soumise au régime du livre. A partir du 1er janvier 2011, la TVA sur les livres passe à 7%. L’augmentation de 50 centimes du prix > réduire le déficit de l’Etat, ne bénéficie ni aux libraires, ni à la rédaction » 589 Entretien réalisé le 1er mars 2011. 590 Le taux de retour de livres est de 24,4% en 2011, selon le Syndicat national des Editeurs. 591 TOUSSAINT-DESMOULINS Nadine, « Les causes économiques de la crise de la presse française ». In: Quaderni. N. 24, Automne 1994. p. 53. 588 116 2008, à 18% en 2009, puis à environ 15% à partir de 2010, contre une moyenne de 40 % dans les kiosques592pour les journaux. Ensuite, la librairie offre une visibilité plus grande qu’en kiosque, de par la présentation d’une part, et du fait de la présence de libraires qui conseillent les clients. Des rencontres avec les auteurs ont aussi été organisées en librairie. De plus, les libraires insistent sur le fait que cela leur permet de capter un lectorat plus large que le lectorat traditionnel d’une librairie. Selon Antoine Fron, « c’est de la clientèle presse. Cela s’adresse à un public qui cherche de l’info et de la réflexion mais différente de celle qu’on trouve des hebdomadaires. »593 La périodicité leur permet de fidéliser la clientèle : « cela nous a fait venir des clients qui rentraient dans la librairie uniquement pour ça. », témoigne Antoine Fron. Les clients demandent d’ailleurs souvent le numéro avant sa sortie. Enfin, le prix élevé permet aux libraires de faire de « bonnes semaines » à la sortie de XXI : « 100 exemplaires à 15 €, c’est mieux que le Magazine littéraire qui vaut 5 € et où vous en vendez 15. »594, explique Antoine Fron. Section 5/ Le rapport à l’Internet : se différencier d’un site d’info A. Une critique de la logique d’Internet L’idée de créer une revue telle que XXI a émergé en réaction à la logique d’immédiateté qui règne sur internet. Selon Patrick de Saint-Exupéry, « Le point déclencheur a été la nécessité de s'adapter à Internet : le fait de dire que la marque est ‘multi-support’. Or, lorsque l'on parle de titre, on est dans un univers spécifique. Un titre n'est pas multi-support, il s'inscrit dans un univers »595. La logique économique du web, qui repose notamment sur la publicité, n’est pas non plus appréciée. Laurent Beccaria a d’ailleurs déclaré que XXI était « l’un des premiers journaux post-internet »596. Les réseaux sociaux sont égratignés notamment dans un édito : « La vie et l’information ne peuvent se résumer à un fil d’articles courts, à une collection de billets d’humeur, de tweets de 140 signes ou au bouton ‘like’ de Facebook. »597 592 Le taux moyen d’invendus est annoncé à 40 % pour les 3 500 journaux commercialisés par les NMPP en 2009. « Une deuxième vie après le kiosque », terraeco.net, 27/04/09. http://www.terraeco.net/Une-deuxieme-vie-apres-le-kiosque.html 593 Entretien réalisé le 11 avril 2012. 594 Idem. 595 Entretien réalisé le 1er mars 2011. 596 « XXI : la qualité peut payer », Yves Tradoff (magazine Discordance) et Aqit (Association pour la Qualité de l’Information), 09/03/09. http://yvestradoff.over-blog.com/article-xxi-la-qualite-peut-payer-64427121.html 597 XXI n°17, édito. 117 B. D’un simple blog à la création du site www.larevue21.fr : l’empreinte spécifique de XXI C’est pourquoi l’équipe a, dans un premier temps, lancé un simple blog, avec les rubriques classiques, comme la présentation du projet, de l’équipe, mais aussi, plus rare, des actionnaires. Une boutique en ligne et une revue de presse sont disponibles. Puis, à l’hiver 2011, le blog est devenu un site web à part entière 598. Les droits pour le nom de domaine du site ont été achetés. Mais pour Patrick de Saint-Exupéry, le contenu ne changera pas : « le site fonctionne toujours selon la même logique. Nous n'allons pas en faire un site d'information. C'est beaucoup plus confortable d'un point de vue technique, plus agréable aussi. Ce n'est pas pour changer le contenu : la tonalité entre ce qu'était le blog et ce qu'est le site reste la même. C'est une adaptation, pas une révolution »599. Ainsi, le site n’a pas de pub, les reportages publiés dans XXI ne sont pas mis en ligne, et le graphisme du site est calqué sur celui de la revue. Pour Léna Mauger, qui a opéré la transformation, le site garde l’empreinte de XXI : « A la différence des sites de journaux qui sont des sites de flux d'information, ça reste un site au temps long, on ne met pas d’articles tous les jours. Il y a des sujets qui ne sont pas du tout liés à l'actualité. Ça reste une revue papier : on ne met pas en ligne les articles de XXI. D’ailleurs, lire 35 000 signes sur Internet, c'est pas du tout adapté. L'idée c'est d'être une vitrine de XXI, et de proposer des articles qui soient dans le prolongement et dans l'esprit de XXI. On peut vraiment se balader dans l'univers de la revue. On fait des liens entre les papiers, on les classe de différentes manières. »600 Patrick de Saint-Exupéry affirme que le blog ne rapporte pas d’argent : le site est conçu selon lui comme permettant de faire davantage connaître la revue, et de donner des nouvelles au long du trimestre. C. La nécessité de garder le lien avec les lecteurs Léna Mauger explique la création tardive d’un site complet par l’importance du lien avec le lecteur : « Au départ on n'était pas réticent, mais il fallait trouver la bonne manière d'exister sur internet. Il faut qu'il existe un lien avec le lecteur sur internet, mais trouver la forme de ce 598 Voir annexe 15, p.138. Entretien réalisé le 1er mars 2011. 600 Idem. 599 118 lien a pris un peu de temps »601. Ainsi, les « reportages complémentaires », sont présentés comme un moyen permettant aux lecteurs de « garder un lien avec la revue »602. Pour cela, au fil des mois, le site se développe de plus en plus, acquérant davantage de caractéristiques d’un site d’information « classique ». Des prolongements des récits sont publiés dans la rubrique « Autour des récits ». Les mini-biographies des auteurs et illustrateurs qu’on trouve dans la revue sont disponibles sur le site. Les archives sonores des interviews des auteurs par France Info sont disponibles. XXI a sa newsletter, sa « boîte à mots » pour laisser un message. Des vidéos et photos des rencontres avec les lecteurs et des informations sur les coulisses de XXI sont diffusées. Des reportages inédits de jeunes reporters sont publiés. Ils sont nettement moins longs que ceux publiés dans le magazine (entre 4000 et 10 000 signes), publiés régulièrement. Le choix des auteurs est donc moins sélectif. Il y a la possibilité d’écrire des commentaires et de partager l’article sur Facebook. La revue a d’ailleurs une page officielle sur le célèbre réseau social. L’édito de chaque numéro est dorénavant publié, ainsi que le sommaire et un résumé succinct de chaque reportage. Une rubrique « coups de cœur » a aussi fait son apparition dans les « bonus ». Par exemple, on peut lire un article sur les journaux muraux accrochés au Japon au lendemain du tremblement de terre et du tsunami en 2011, à l’occasion d’une exposition à Paris qui expose ces papiers. La rubrique « Vous lirez bien quelque chose » est un rendez-vous hebdomadaire proposé par Pierre Bottura. Le responsable libraire va à la rencontre d’un autre libraire, qui présente sa librairie, son parcours et un livre qui l’a marqué. Les coordonnées de la librairie sont précisées, ainsi que les sites qui permettent de commander l’ouvrage. Ainsi, le site a développé et diversifié ses contenus au fil des mois. CHAPITRE 3 - Une revue de niche mais qui a su trouver un équilibre rapidement Section 1/ Des économies sur l’infrastructure Laurent Beccaria explique qu’ils ont cherché à faire des économies sur le côté commercial. Ils ont voulu les frais de fonctionnement les plus faibles possible ». Les frais de structure 601 602 Entretien réalisé le 1er mars 2011. Fascicule publié avec XXI. 119 représentent 21%603 des charges, ce qui, rapporté à l’utilisation de 15 euros pour la vente au numéro, représente 8% (gestion et frais de structure). A. Les locaux de XXI au siège des Arènes Ce sont les bureaux des Arènes et de l’Iconoclaste. Le loyer est peu cher : Laurent Beccaria a rencontré l’un des fils du fondateur du Seuil, Pascal Flamand, qui a pris en charge les travaux et loue les locaux dans des « conditions amicales »604, à un loyer de 30 à 40 % inférieur au prix du marché. B. La création de Rollins publications Pour démarrer leur projet, Laurent Beccaria et Patrick de Saint-Exupéry ont créé une société, Rollins Publications, pour éviter de mettre en péril la maison d’édition des Arènes. Laurent Beccaria est le président de cette SAS au capital de 55 728 €. Cette société a pour actionnaires Laurent Beccaria, Patrick de Saint-Exupéry et d’autres actionnaires minoritaires.605 La mise de fond a été de 450 000 €. C’est un budget de lancement limité : à titre d’exemple, celui du magazine GQ lancé la même année que XXI a atteint 10 millions d’euros606. 250 000 € ont été utilisés pour l'investissement (pré-maquette, numéro zéro, colonnes en bois pour les libraires, etc.). C. L’équipe : une mise en commun de salariés L’équipe compte à peine six salariés : Laurent Beccaria, Patrick de Saint-Exupéry, Léna Mauger, une responsable des abonnements, et deux personnes de l'administratif. En effet, sur 14 membres de l’équipe de XXI, neuf sont soit salariés ou collaborateurs des Arènes607, ou auteur d’un livre édité par les Arènes. Ainsi, XXI loue les services d’une autre société, réduisant les frais administratifs. 603 Voir annexe 16, p.138. Entretien avec Laurent Beccaria réalisé le 7 septembre 2011. 605 Entretien avec Laurent Beccaria réalisé le 7 septembre 2011. 606 « Bataille d'éditeurs sur le marché des magazines masculins généralistes », Pascale Santi, Le Monde, 19/02/08. http://www.lemonde.fr/actualite-medias/article/2008/02/19/bataille-d-editeurs-sur-le-marche-desmagazines-masculins-generalistes_1013171_3236.html 607 Les salariés sont communs aux Arènes et à Rollin Publications sont : Laurent Beccaria (Directeur), JeanBaptiste Bourrat (Secrétaire général), Laurence Corona (Direction de la Communication et du 27 Rue Jacob), Aleth Stroebel (Fabrication et coordination éditoriale), Sidonie Mangin (Assistance communication), Christelle Lemonnier (Comptabilité et administration), Pierre Bottura (Relations libraires et relations diffusion), Quintin Leeds (Direction artistique) et un collaborateur extérieur, Placid (Direction artistique). 604 120 Section 2/ Un équilibre des finances et une augmentation du nombre de ventes et d’abonnés A. Des ventes qui augmentent En 2008, le premier numéro a été vendu à 41 500 exemplaires608. Le titre a bénéficié de l’effet de nouveauté : le deuxième numéro s’est beaucoup moins vendu (26 600 exemplaires). Les ventes ont continué à baisser pour le numéro 3, qui s’est vendu à 23 100 exemplaires. Puis, les ventes ont augmenté pour le numéro 4 (28 500 exemplaires). A partir de ce numéro, les revues se vendent en moyenne à 30 000 exemplaires. Cependant, des numéros marchent plus que d’autres. Ainsi, le numéro 7 s’est vendu à 22 584 exemplaires, et le numéro 16 à 35 800 exemplaires. Le taux de diffusion609 suit les mêmes évolutions. Le taux de diffusion dans les Relay et les Maisons de la presse est passé de 5,5% à presque 20%610. Les magasins Relay ont multiplié leurs ventes par deux. Les ventes en Belgique et en Suisse ont doublé en quatre ans, elles représentent 2,5 % du total en 2012611. En revanche, les ventes dans les grandes surfaces culturelles (Fnac,Virgin...) sont en diminution. Elles atteignent en 2011 la moitié des ventes de 2008. B. Un nombre d’abonnés en augmentation Le nombre d’abonnés a été multiplié par plus de 120 en quatre ans612, passant de 74 à l’hiver 2008 à 8944 à l’automne 2011. Les abonnements représentent désormais 10% des ventes613. C. Un équilibre des finances Pour la vente au numéro, le bénéfice est de 0,9 € sur les 15 € 614. Pour la vente par abonnement, il est de 4,1 € sur les 15 € (la commission libraire étant remplacée par les frais postaux (1,5 €) et la diffusion et la distribution sont remplacées par le traitement des abonnements (2,5 €)). 608 Voir annexe 17.a.., p.139. Ventes nettes en librairie (hors-abonnement). Voir annexe 17.b., p. 139. Mise en place et réassort. 610 Entretien avec Pierre Bottura réalisé le 1er mars 2012. 611 XXI n°17, édito. 612 Voir annexe 18, p.140. 613 Voir annexe 19, p.140. 614 Voir annexe 16, p.138. Fascicule publié avec XXI. 609 121 Tous les numéros ont été bénéficiaires dans l’exploitation. La revue a atteint l’équilibre à partir du numéro 4, c’est-à-dire qu’en moins de trois ans le bénéfice sur la société a été atteint : les frais de lancement ont été absorbés. D. Un chiffre d’affaires en hausse La chiffre d’affaire615 a augmenté de près de 37% en quatre ans : il est passé de 1 768 928 € en 2008, à 1 963 420 € en 2009, à 2 226 078 € en 2010 et à 2 418 386 € en 2011. Malgré la fragilité de son modèle économique (n’ayant pas d’annonceurs, ses revenus sont basés exclusivement sur les ventes), la revue apparaît donc comme un modèle viable puisqu’il perdure depuis des années. Section 2/ Une revue de niche Le public est restreint par le prix de la revue, plus proche de celui d’un livre que d’un magazine616. Ensuite, la revue a peu de concurrence : XXI se démarque de toutes les autres revues, non pas par sa forme, mais par son contenu. Enfin, le niveau de diffusion est modeste si on le compare à celui de magazines. A titre d’exemple, le titre Femme Actuelle a été diffusé à 426 345 millions d’exemplaires en décembre 2011617. Cela représente presque dix fois la diffusion de la revue XXI. Cependant, la diffusion de XXI est supérieure à la moyenne de diffusion d’un livre. Le tirage moyen d’un livre est en effet de 7937 exemplaires en 2010618, alors que le tirage de XXI atteint désormais 60 000 exemplaires. La revue XXI apparaît donc comme une revue de niche économique, mais réalise de bons scores au vu de son mode de diffusion. 615 C.A. brut ventes en librairies et abonnements. Le prix moyen d’un livre est de 10 €, selon le Syndicat national des Editeurs. 617 Diffusion totale (OJD). 618 Rapport Economie du livre, Les chiffres clés du secteur du livre, Observatoire de l’économie du livre du Service du livre et de la lecture, édition 2010-2011, mars 2012, p.1. 616 122 Conclusion L’équipe de la revue XXI a fait des choix éditoriaux, artistiques et économiques atypiques dans le contexte actuel de la presse. Face à l’exigence d’immédiateté propre au web, elle a choisi une périodicité trimestrielle. Face à la standardisation de l’information, notamment due au développement des sites d’information, elle a mis l’accent sur la qualité et l’originalité de l’éditorial avec des articles indépendants de l’actualité. Face à la réduction des formats et à la raréfaction du grand reportage et de l’investigation, l’équipe a opté pour des reportages et enquêtes au grand format. Face à l’uniformisation de la mise en page des journaux, elle a choisi une maquette identifiable. Face aux soupçons de manque d’indépendance dont font l’objet les médias, elle s’affirme comme indépendante et voulant retisser un lien direct avec le lecteur. En affirmant ce décalage avec la presse traditionnelle, l’équipe a transformé les handicaps du papier en atouts. En effet, face aux mutations dont la presse fait l’objet, il s’est constitué un créneau pour un « OJNI » (Objet Journalistique Non Identifié) comme XXI. Certains lecteurs font même dans l’achat de cette revue un geste militant, pour une presse de qualité. A travers leurs éditos, les fondateurs expliquent leurs choix en mettant en opposition ceux qui sont effectués par les patrons de presse. Ce positionnement rappelle celui de certains professionnels de la presse pendant l’entre-deux guerres : ils étaient nombreux à faire le choix prestigieux du grand reportage, véritable moyen de se démarquer de la concurrence. Or, aujourd’hui, au sein de la presse traditionnelle, si le genre apporte toujours un gage de crédibilité au titre, le reporter n’a plus l’aura qu’il pouvait avoir au début du XXème siècle et le style des reportages apparaît comme secondaire. Le grand reportage s’adapte aujourd’hui aux formats courts d’internet, au budget limité des rédactions et à la réticence supposée des lecteurs pour la lecture d’articles de plus de 5000 signes. En revanche, les grands reporters ont toujours cette volonté d’apporter un « regard » à travers leur expérience du terrain. La définition du grand reportage a peu évolué : ce sont les modalités d’exercice du métier qui ont changé. L’émergence de XXI correspond à la fois à un retour aux fondamentaux du grand reportage tel qu’il est défini au cours du XXème siècle, et à une modernisation du genre. En effet, on retrouve dans les différents articles le ton de compassion qu’on peut trouver dans les reportages d’Albert Londres ou de Joseph Kessel. Face à la complexité du monde, c’est l’homme qui est au centre du reportage. La revue renoue aussi avec la dimension littéraire du 123 reportage, en faisant de chaque article un véritable récit. D’autre part, la revue XXI modernise le reportage, à la fois par l’hybridité de la maquette, du contenu et de l’esthétisme de la revue. Ainsi, elle reprend les caractéristiques du grand reportage pour les transposer à des genres contemporains comme le portfolio ou le récit graphique. Même les pages Actualité sont conçues afin de transcrire le « réel », c’est-à-dire la dimension subjective propre au reportage. Le dessin de couverture, qui représente toujours un visage, et les diverses illustrations qui accompagnent les reportages ont aussi comme fonction de mettre l’humain au cœur de la philosophie de la revue. XXI a fait le pari de la demande de lecteurs qui ne trouvaient pas, dans l’offre actuelle, de journaux allant à rebours de la tendance. Malgré le niveau de diffusion modeste, l’équilibre économique de la revue et les témoignages de lecteurs montrent qu’il existe en effet une véritable appétence pour ce type de revue. On observe une demande de nouveauté de la part de publics plus scolarisés. Ce constat peut aussi être fait à la lumière d’études montrant que c’est le mauvais rapport qualité/prix qui freine l’achat des magazines, plutôt que le prix. D’ailleurs, de nombreuses personnes interrogées se disent prêtes à payer davantage pour des titres qui le valent vraiment. La revue XXI s’est donc positionnée sur un secteur du marché encore vacant. Cependant, la multiplication des mooks pose le problème des limites de ce marché. Le risque est celui d’un effet de saturation, surtout si des revues cherchent à se placer sur le même créneau thématique que les autres. Se pose donc la question du seuil de rentabilité d’un tel modèle économique, particulièrement fragile. Cependant, face aux difficultés dont font l’objet les réseaux de distribution presse, le mode de distribution choisi offre des avantages : la diffusion en librairie permet de réduire le nombre d’invendus, et de bénéficier d’une meilleure visibilité que dans les kiosques. Une autre évolution concerne les auteurs eux-mêmes : on observe un déplacement du grand reportage au long cours vers les pigistes. Les grands reporters des années 1920 étaient mensualisés ; aujourd’hui, le long reportage au style littéraire est plutôt le fait de pigistes et d’indépendants, les reporters en poste étant limités au sein de leur journal à des articles courts. Les auteurs qui collaborent à XXI trouvent alors dans cet espace une possibilité d’écrire avec davantage de subjectivité et de liberté, que ce soit au niveau du format plus long, ou au niveau du style littéraire. Ces journalistes peuvent être en rupture de journaux, ou bien être des titulaires faisant des piges occasionnelles afin de combler leur frustration professionnelle. 124 Deux dimensions se superposent donc. D’une part, il s’agit d’un espace de liberté, d’ouverture et d’humanité, où le lien avec le lecteur est fondamental. Ce lien est notamment permis par la liberté offerte par l’édition et par leur présence sur Internet. Ainsi, la revue livre des détails sur la vie de l’équipe, précise les conditions de réalisation de XXI. C’est l’humain qui est le fil conducteur. Au niveau éditorial, ce sont les histoires de gens – ordinaires ou pasqui sont privilégiées. Au niveau biographique, ce sont les valeurs qui permettent de définir une « famille intellectuelle ». Enfin, il y a une volonté de transparence économique et un respect affirmé de l’auteur, celui-ci percevant une haute rémunération, qui est la même pour toutes les signatures. Enfin, la transparence et l’indépendance sont présentées comme le gage du respect du lecteur. D’autre part, XXI est comparable à un marché du grand reportage. Il s’agit d’un espace prestigieux. En effet, si le recrutement se veut ouvert aux profils atypiques, la nature de la revue impose des normes comme la qualité d’écriture qui limite, de fait, l’ouverture annoncée. Les auteurs de XXI ont pour la majorité d’entre eux un capital scolaire et culturel très important. Ainsi, les références aux grands noms du grand reportage montrent que l’équipe se place dans cet héritage et tentent de perpétuer cette vision traditionnelle, à travers une logique de valeurs communes. Ainsi, le grand reportage, devenant rare dans la presse populaire, se déplace dans la presse intellectuelle et dans l’édition. Cette mutation et l’émergence d’un nouveau modèle de presse posent la question de l’avenir du journalisme. Tout comme les fondateurs de XXI, le philosophe Marcel Gauchet fait le pari du développement d’un nouveau modèle, qui se différencierait de celui des mass media. Ainsi, selon lui, il se profile un « journalisme à deux vitesses »619 : « En démocratie, ce qui est d’abord élitiste a tendance à se répandre parce que les masses ne sont pas stupides. Il faut avoir le courage de faire des choses compliquées et difficiles. C’est un excellent pari entrepreneurial. Je ne crois pas que le “tous journalistes” et le commentaire permanent vont durer. Je crois que nous allons vers des médias de second degré. Il y aura des médias de premier degré qui couvrent, accompagnent. Mais il y aura aussi des médias fiables avec des experts pour mettre en rapport les informations vérifiées et triées. Le métier semble se banaliser avec la massification de sa pratique. Je pense qu’au contraire nous allons retourner vers un vrai professionnalisme journalistique exigeant. »620 619 Extrait d’une interview au journal québécois Le Devoir. In : « Les mooks jouent les meneuses de revue », Régis Soubrouillard, Marianne, 21/04/12. http://www.marianne2.fr/Les-mooks-jouent-les-meneuses-derevue_a217037.html 620 Idem. 125 On peut donc faire l’hypothèse que les professionnels de l’information seront amenés à réfléchir autour d’une complémentarité entre le grand reportage et l’enquête au long cours qui renouent avec le journalisme à l’ancienne tout en proposant des innovations - et les nouvelles pratiques d’Internet, comme l’immédiateté de l’actualité et le participatif. Avec l’arrivée des mooks, c’est peut-être une réinvention des usages journalistiques qui est en train de se mettre en marche. 126 Annexes Annexe 1. Classement annuel de XXI dans la catégorie « Essais » Annexe 2. Documents : XXI n°17, reportage « Chine, le grand mensonge ». Annexe 3.a. Les reportages de XXI par continents. Annexe 3.b. Les reportages de XXI par zones géographiques. Annexe 4.a. Les caractéristiques des abonnés à XXI Annexe 4.b. Le lieu de résidence des abonnés à XXI Annexe 5. Les titres des reportages de XXI. Annexe 6. La maquette de Granta. Annexe 7.a. Le nombre et le pourcentage d’auteurs de XXI par classe d’âge Annexe 7.b. Le nombre de journalistes par classe d’âge en 2011 Annexe 8. Le statut des auteurs de XXI. Annexe 9. Les auteurs de XXI diplômés d’une école de journalisme. Annexe 10. Les prix obtenus par les auteurs de XXI. Annexe 11. Les auteurs de XXI ayant publié un ou plusieurs livres. Annexe 12. Le sexe des auteurs de XXI. Annexe 13. La formation universitaire des auteurs de XXI Annexe 14. La ou les profession(s) exercée(s) par les auteurs de XXI Annexe 15. Capture d’écran du site www.revue21.fr Annexe 16. Utilisation du prix de vente de XXI (15 €) pour la vente au numéro. Annexe 17.a. Ventes nettes en librairie (hors-abonnement). Annexe 17.b. Diffusion en librairie (hors abonnements). Annexe 18. Le nombre d’abonnés à XXI. Annexe 19. Type de ventes. 127 Annexe 1. Classement annuel de XXI dans la catégorie « Essais »621 Année 2008 2009 2010 2011 Hiver 53 66 59 54 Place dans les meilleures ventes « Essais » Printemps Eté Automne 98 Hors classement Hors classement 64 74 71 68 49 57 70 48 45 Annexe 2. Documents : XXI n°17, reportage « Chine, le grand mensonge ». 621 Classement IPSOS/Livres Hebdo. 128 Annexe 3.a. Les reportages622 de XXI par continents. Nombre de grands reportages 65 40 25 27 Continent Europe Afrique Amérique Asie et Océanie Pourcentage 41 % 25 % 17 % 17 % Annexe 3.b. Les reportages623 de XXI par zones géographiques. Zone Europe de l'ouest Proche-Orient Afrique subsaharienne Amérique du nord Amérique latine Asie et Océanie Europe de l’est Nombre de grands reportages 55 20 20 14 13 27 10 Pourcentage 35 % 12 % 13 % 9% 8% 17 % 6% Europe de l'est 6% Asie (sauf ProcheOrient) et Océanie 17% Europe de l'ouest 35% Amérique latine 8% Amérique du Nord 9% Afrique subsaharienne 13% Proche-Orient 12% 622 Statistiques effectuées sur les grands reportages, récits graphique, documentaires et portfolios (sauf enquête et entretien). 623 Idem. 129 Annexe 4.a. Les caractéristiques des abonnés à XXI 624 6% 3% Hommes Femmes 35% Bibliothèques 56% Couples Annexe 4.b. Le lieu de résidence des abonnés à XXI 625 2% 6% 7% Campagne ou rurbains Grandes villes françaises Reste du monde 20% Europe 65% 624 625 Québec Source : fascicule revue XXI. Idem. 130 Annexe 5. Les titres des reportages de XXI. 37% Personnages Autre 63% Annexe 6. La maquette de Granta. 131 Annexe 7.a. Le nombre et le pourcentage d’auteurs de XXI par classe d’âge 626. 60 50 40 30 51 52 45 20 30 10 6 0 De 20 à 29 ans De 30 à 39 ans De 40 à 49 ans De 50 à 59 ans De 60 à 71 ans Annexe 7.b. Le nombre de journalistes par classe d’âge en 2011627. 626 627 L’âge de 36 auteurs est inconnu. Source : Les journalistes encartés en 2011, Observatoire des métiers de la presse, juin 2012, p.9. 132 Annexe 8. Le statut des auteurs de XXI. 22% Pigiste Permanent 78% Annexe 9. Les auteurs de XXI diplômés d’une école de journalisme. 14% Auteurs diplômés d'une école de journalisme Auteurs non diplômés d'une école de journalisme 86% 133 Annexe 10. Les prix obtenus par les auteurs de XXI. 42% Auteurs ayant gagné au moins un prix Auteurs n'ayant pas gagné de prix 58% Annexe 11. Les auteurs de XXI ayant publié un ou plusieurs livres. 40% Auteurs ayant publié un ou plusieurs livres Auteurs n'ayant jamais publié de livre 60% 134 Annexe 12. Le sexe des auteurs de XXI. 39% Hommes Femmes 61% Annexe 13. La formation universitaire des auteurs de XXI628. Formation Ecole de journalisme Science Po Paris/IEP de Province/fac science politique Gestion/commerce Arts Philosophie Droit Théâtre Lettres EHESS Sciences HEC ESSEC Information/communication/journalisme Histoire ENS Géographie Cinéma Total/données 628 Effectifs 25 18 6 6 5 2 2 3 2 2 1 1 3 3 1 1 2 83 % 29 21 2 9 6 2 2 4 2 2 1 6 6 4 1 1 2 100 Statistiques effectuées sur les données disponibles (83 données). 135 Ecole de journalisme Sciences Po Paris/IEP de province/fac science politique Lettres Histoire 2% 1% Information/communication/jour nalisme 1% 2% Droit 9% 29% Commerce EHESS 6% 1% 1% Sciences 2% 2% HEC 7% 2% ESSEC 21% 4% 4% 4% Philosophie Arts ENS Géographie Cinéma Théâtre 136 Annexe 14. La ou les profession(s) exercée(s) par les auteurs de XXI 629. Profession(s) exercée(s) Journaliste Réalisateur/scénariste/documentariste Ecrivain-romancier Photographe Dessinateur BD Universitaire Editeur Psychiatre Avocat Géographe Travailleur social Total/données Effectifs 100 26 18 16 9 9 5 2 1 1 1 188 Ecrivain-romancier 1% 0% 1% Journaliste 0% 5% 3% % 53 14 10 8 5 5 3 1 0 0 1 100 10% Photographe 5% Réalisateur/scénariste/document ariste Dessinateur BD 14% Editeur Universitaire 8% Avocat 53% Géographe Médecin/psychiatre Travailleur social 629 Statistiques effectuées sur les données disponibles (188 données). 137 Annexe 15. Capture d’écran du site www.revue21.fr Annexe 16. Utilisation du prix de vente de XXI (15 €) pour la vente au numéro. 1,7 0,8 1,8 TVA 0,4 Impression Chaîne graphique 1,2 Gestion et frais de structure Droits d'auteur 5,5 Rédaction Commission libraire 2,4 Diffusion / distribution 1,8 138 Annexe 17.a. Ventes nettes de XXI en librairie (hors-abonnement). 45000 40000 35000 30000 25000 20000 15000 10000 5000 0 N°1 N°2 N°3 N°4 N°5 N°6 N°7 N°8 N°9 N°10 N°11 N°12 N°13 N°14 N°15 N°16 N°17 N°18 Annexe 17.b. Diffusion de XXI (mise en place et réassort). 60000 50000 40000 30000 20000 10000 0 N°1 N°2 N°3 N°4 N°5 N°6 N°7 N°8 N°9 N°10 N°11 N°12 N°13 N°14 N°15 N°16 N°17 N°18 139 Annexe 18. Le nombre d’abonnés à XXI. 10000 9000 8000 7000 6000 5000 4000 3000 2000 1000 0 N°1 N°2 N°3 N°4 N°5 N°6 N°7 N°8 N°9 N°10 N°11 N°12 N°13 N°14 N°15 N°16 N°17 Annexe 19. Type de ventes. 10% 10% Achat à l'unité Abonnement Coffret de Noël 80% 140 Bibliographie OUVRAGES BLANDIN Claire dir., Le Figaro, histoire d’un journal, Nouveau monde éditions, 2010. BRUSINI Hervé, Copie conforme, Pourquoi les médias disent-ils tous la même chose?, Seuil, 2011. CAZARD Xavier et NOBECOURT Pascale, Le guide de la pige, édition Entrecom, 2010. DELPORTE Christian, Les journalistes en France 1880-1950, Seuil, 1999. 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Alliance Sud documentation, 21/10 /09. http://www.alliancesud.ch/fr/documentation/projets/histoire-vivante/la-bd-sen-va-t-en-guerre 144 INSEE http://www.insee.fr/fr/ffc/docs_ffc/donsoc02b.pdf Enquête du ministère de la Culture sur les pratiques culturelles et de communication des Français, 2009. http://www.pratiquesculturelles.culture.gouv.fr/doc/08synthese.pdf Rapport Economie du livre, Les chiffres clés du secteur du livre, Observatoire de l’économie du livre du Service du livre et de la lecture, édition 2010-2011, mars 2012. ENTRETIENS Patrick de Saint-Exupéry. Entretien réalisé le 1er mars 2011. Pierre Bottura. Entretien réalisé le 1er mars 2011. Léna Mauger. Entretien réalisé le 1er mars 2011. Dominique Lorentz. Entretien réalisé le 2 septembre 2011. Philippe Gelie. Entretien réalisé le 6 septembre 2011. Delphine Saubaber. Entretien réalisé le 7 septembre 2011. Laurent Beccaria. Entretien réalisé le 7 septembre 2011. Benoît Hopquin. Entretien réalisé le 8 septembre 2011. Serge Michel. Entretien réalisé le 8 septembre 2011. Quintin Leeds. Entretien réalisé le 8 septembre 2011. Jérôme Boutier. Entretien réalisé le 9 novembre 2011. Nadine Toussaint-Desmoulins. Entretien réalisé le 9 novembre 2011 Jean-Marie Charon. Entretien réalisé en novembre 2011. Vincent Hugeux. Entretien réalisé le 20 mars 2012. Marc Epstein. Entretien réalisé en mars 2012. Antoine Fron. Entretien réalisé le 11 avril 2012. Eric Raimond. Entretien réalisé le 11 avril 2012. 145 Table des matieres INTRODUCTION .......................................................................................................................... 1 Chapitre 1/ Situation du sujet : choix et définition ............................................................ 1 Section 1/ Le développement des « books-mags » : le journalisme au long cours ............. 1 A. Le choix du sujet ...................................................................................................... 1 B. Le phénomène des « mook », objets hybrides entre le livre et le magazine ............ 2 1. Chronologie du phénomène : XXI fait des émules .............................................. 2 2. Succès public, médiatique et professionnel d’un nouveau modèle de presse ...... 4 C. Le renouveau de la subjectivité et du format long : une tendance actuelle en France et à l’étranger ................................................................................................................... 6 1. Théories et manifestes : les influences anglo-saxonnes et allemandes sur la France .......................................................................................................................... 6 2. a. Le Gonzo journalism ........................................................................................ 6 b. Le « new new journalism »............................................................................... 6 c. Le slow journalism ........................................................................................... 8 L’influence anglo-saxonne dans la presse traditionnelle ..................................... 8 Section 2/ La crise de la presse : le reportage au cœur du problème… et de la solution .... 8 A. Permanence du débat sur les mutations du journalisme et du grand reportage ....... 8 B. Un double constat .................................................................................................... 9 1. La crise économique............................................................................................. 9 2. La crise de confiance .......................................................................................... 10 C. Les solutions préconisées : une prise de conscience de la nécessité d’un recul sur l’information, mais une divergence sur sa possibilité ................................................... 10 1. L’approche technologique .................................................................................. 10 2. L’approche traditionnaliste................................................................................. 10 3. Une troisième voie : le mélange des deux approches ......................................... 12 Chapitre 2/ La méthode, travaux précédents, difficultés ................................................ 13 Chapitre 3/ Principal résultat, annonce du plan .............................................................. 14 Partie 1/ DE LA GENESE DU « GRAND REPORTAGE » A LA CREATION DE XXI ...................... 16 Chapitre 1/ L’évolution du grand reportage .................................................................... 16 Section 1/ Les origines du grand reportage (des années 1830 aux années 1890) ............. 16 A. Le reportage aux Etats-Unis et en GB, dès le début des années 1830 : la naissance du grand reportage moderne .......................................................................................... 16 146 B. En France, le « petit reportage » à l’origine du grand : dès les années 1880 ......... 17 1. Les premiers envoyés spéciaux et correspondants de guerre : les reportages de guerre ......................................................................................................................... 17 2. Les faits-diversiers à l’origine du grand reportage ............................................. 18 3. Les transformations sociales, politiques, économiques et technologiques ........ 18 a. Les transformations politiques........................................................................ 19 b. Les évolutions économiques ........................................................................... 19 c. Les innovations technologiques...................................................................... 19 d. Les mutations sociales : un public plus large ................................................. 19 e. Une stratégie des patrons de presse ................................................................ 19 Section 2/ Du début du XXème siècle au début de la première guerre mondiale : l’essor d’un reportage-témoignage ............................................................................................... 20 A. L’essor du grand reportage .................................................................................... 20 B. Le reportage de découverte : écrire au rythme du voyage ..................................... 20 C. Gaston Leroux : style littéraire, engagement et indépendance .............................. 21 D. Mais un investissement encore limité en termes d’effectif et de place .................. 21 Section 3/ L’« âge d’or du grand reportage » dans l’entre-deux guerres .......................... 22 A. Publier des grands reportages pour faire face à la concurrence ............................. 22 B. Des évolutions liées aux transformations sociales ................................................. 23 1. L’indépendance et le travail sur le terrain valorisés ........................................... 23 2. Un fleuron de la presse populaire ....................................................................... 23 3. Une diversification des thèmes........................................................................... 24 4. Albert Londres et Joseph Kessel, les figures mythiques : le reportage devient un genre humaniste et littéraire....................................................................................... 25 5. Le livre comme prolongement des enquêtes ...................................................... 27 6. Des reporters peu diplômés mais bien payés...................................................... 28 7. La liberté, un privilège des plus grands .............................................................. 29 8. Un raccourcissement des formats et un marketing déjà critiqué ........................ 29 Section 4/ De l’inflation du grand reportage après la Libération à sa banalisation (1945années 1960) ..................................................................................................................... 29 A. Une profusion de grands reportages....................................................................... 29 B. La banalisation du reportage .................................................................................. 31 Section 5/ Des années 1970 à aujourd’hui : la raréfaction du grand reportage ................ 32 A. Les transformations économiques, technologiques et sociales .............................. 32 B. Le grand reportage dans la presse contemporaine : peu de place et des formats courts ............................................................................................................................. 34 147 1. Les quotidiens nationaux .................................................................................... 34 2. Les suppléments-magazines des quotidiens ....................................................... 35 3. Les quotidiens régionaux ................................................................................... 36 4. Les hebdomadaires ............................................................................................. 36 Chapitre 2/ Les caractéristiques du grand reportage ..................................................... 36 Section 1/ « Aller voir » : la distinction entre le journalisme assis/journalisme debout ... 37 Section 2/ Une subjectivité assumée ................................................................................. 37 Section 3/ Longueur des articles et recul sur l’actualité ................................................... 37 Section 4/ « Un état d’esprit » : l’importance du regard ................................................... 37 Section 5/ Un récit : le style littéraire ............................................................................... 38 Section 6/ Du particulier au général pour écrire le réel .................................................... 38 Chapitre 3/ Le grand reportage défini comme l’essence du journalisme ...................... 39 Section 1/ Un âge d’or : les figures prestigieuses comme références ............................... 39 Section 2/ Le déclin du reportage avec l’apparition d’une « nouvelle génération de journalistes » ..................................................................................................................... 40 PARTIE 2/ UNE VOLONTE DE CHOIX EDITORIAUX COHERENTS AVEC LA PHILOSOPHIE DE LA REVUE ....................................................................................................................................... 41 Chapitre 1/ Permanence et mutations des caractéristiques du grand reportage.......... 41 Section 1/ Le regard prime (sur) le style et le format ....................................................... 41 A. Un regard subjectif mais plus de mise en scène du reporter .................................. 41 B. … et un style secondaire ........................................................................................ 42 C. Une écriture parfois littéraire mais pas de format long .......................................... 42 D. De la difficulté de trouver un auteur talentueux .................................................... 43 Section 2/ Une liberté relative........................................................................................... 44 A. Un prestige du terrain…......................................................................................... 44 B. … mais une liberté limitée ..................................................................................... 44 Section 3/ L’importance accrue du capital scolaire .......................................................... 44 Chapitre 2/ Le projet éditorial, conçu en réaction aux logiques de la presse traditionnelle ....................................................................................................................... 45 Section 1/ L’émergence de XXI, réponse à un ensemble de frustrations professionnelles ........................................................................................................................................... 45 A. Constat d’un manque d’épanouissement professionnel ......................................... 45 1. Face aux logiques commerciales ........................................................................ 45 2. Face au manque de liberté et d’espace ............................................................... 46 B. Une appétence des journalistes pour un journalisme différent .............................. 48 148 Section 2 : l’affirmation d’une singularité éditoriale ........................................................ 48 A. Une maquette quasi-inédite.................................................................................... 48 1. Les premiers éléments ........................................................................................ 48 2. Les pages Actualité : 20 pages ........................................................................... 48 3. Le dossier : 40 pages .......................................................................................... 49 4. Portfolio, reportages, enquêtes, entretiens : 98 pages ........................................ 49 5. BD et histoires vécues : 38 pages ....................................................................... 49 6. Les derniers éléments ......................................................................................... 49 B. Une singularité dans la construction de la revue.................................................... 50 1. Des pratiques qui s’opposent à celles de la presse classique ............................. 50 2. Une absence de règles proclamées dans le choix des articles ............................ 50 3. Le choix du dossier ............................................................................................ 50 C. Une volonté de sortir de l’actualité immédiate ...................................................... 50 1. Retrouver le réel ................................................................................................. 50 2. Les pages Reportages : la variété des pays et des sujets abordés ....................... 52 a. Les continents et pays représentés .................................................................. 52 b. Des sujets divers mais des thèmes non abordés.............................................. 52 c. Des sujets non médiatisés ou tombés dans l’oubli médiatique ....................... 52 3. Les pages Actualité présentées comme un « décryptage » ................................ 53 D. Des frontières abolies entre roman, BD, photo, documentaire, journalisme : l’émergence d’une sorte de méta-média sur papier ....................................................... 58 1. Différents genres pour transcrire le réel ............................................................. 58 2. Le traitement des genres ..................................................................................... 59 a. Le récit graphique ........................................................................................... 59 b. Le portfolio ..................................................................................................... 61 c. Le documentaire ............................................................................................. 62 d. Le reportage .................................................................................................... 65 Section 3 : Le public : rassembler une communauté autour de valeurs ............................ 65 A. Un positionnement : des représentations d’un lectorat hétéroclite ........................ 65 1. Positionnement : une diversité du lectorat ......................................................... 65 2. Cependant, un lectorat limité par son capital culturel ........................................ 66 B. Correspondre à ses attentes d’exigence ................................................................. 67 C. Créer un lien avec le lecteur : le sentiment d’appartenance à une « communauté » 68 1. Les choix de XXI expliqués avec pédagogie : partager des valeurs .................. 68 2. La « maison » XXI et les rencontres en librairie : favoriser un contact direct ... 69 149 3. Les anecdotes personnelles : créer une complicité............................................. 69 4. Le ton humoristique des petites biographies ...................................................... 69 5. Le courrier des lecteurs : fédérer ........................................................................ 70 6. Un « contrat de lecture » .................................................................................... 70 Chapitre 3/ L’affirmation d’un retour à la dimension littéraire du journalisme français ................................................................................................................................ 71 Section 1/ Un « journalisme ethnographique » : l’importance du récit pour retranscrire le réel..................................................................................................................................... 71 A. La tradition du récit : raconter l’histoire de gens ordinaires .................................. 71 B. Une démarche empirique : retranscrire une réalité par le vécu.............................. 72 C. Le ton : tendresse, humanité et compassion envers les sujets ................................ 75 Section 2/ Le style littéraire : une qualité de plume requise ............................................. 76 A. Une notion d’auteurs attachée au prestige ............................................................. 76 B. Les codes de l’écriture littéraire : l’importance donnée aux détails ...................... 76 C. Une méthode journalistique rigoureuse : la volonté d’un récit construit ............... 77 Chapitre 4/ La forme : une dimension esthétique centrale, mise au service du réel .... 77 Section 1/ Un bel objet qui se distingue du format presse .................................. 79 Section 2 / Une iconographie qui a du sens : une volonté de mettre en exergue l’humain........................................................................................................... 79 PARTIE 3/ PROFIL SOCIOLOGIQUE DE LA REDACTION ET DES AUTEURS DE XXI : TRAJECTOIRES PROFESSIONNELLES, VALEURS ET RESSOURCES ............................................ 81 Chapitre 1/ L’équipe, une famille intellectuelle construite autour de valeurs communes : engagement, liberté et conviction................................................................. 81 Section 1/ L’équipe ........................................................................................................... 81 A. Le parcours engagé des fondateurs ........................................................................ 81 B. Les éditions Les Arènes : une histoire de famille intellectuelle ............................ 83 1. Une « histoire humaine » et engagée................................................................. 83 2. La porosité entre l’équipe de XXI et celle des Arènes ....................................... 84 Section 2/ Les influences anglo-saxonnes, américaines et françaises : l’appartenance de XXI à une « famille »........................................................................................................ 85 A. Un journalisme de récit et de réel .......................................................................... 85 1. Granta ................................................................................................................. 85 2. The New Yorker ................................................................................................. 86 3. Atlantic Monthly ................................................................................................ 86 4. The New York Times Magazine, Vanity Fair .................................................... 86 5. La presse populaire française du XXème siècle ................................................... 86 150 B. Une exigence d’objectivité..................................................................................... 87 C. La diversité de sujets et d’auteurs .......................................................................... 87 1. Granta ................................................................................................................. 87 2. The New Yorker ................................................................................................. 87 3. Actuel ................................................................................................................. 87 4. L’Autre Journal .................................................................................................. 87 D. Le lien avec le lecteur ............................................................................................ 88 E. La définition du lecteur .......................................................................................... 88 L’esthétisme ........................................................................................................... 88 F. Chapitre 2/ Des auteurs aux ressources culturelles élevées et aux valeurs communes 88 Section 1/ Le positionnement : fédérer des auteurs aux envies communes ...................... 88 A. Une « communauté » à la recherche d’un mode et d’un espace d’expression différent ......................................................................................................................... 88 B. Une diversité de profils et de parcours................................................................... 89 Section 2/ Sociologie des auteurs de XXI : entre profil atypique et parcours prestigieux 90 A. La valorisation d’un profil et d’un parcours différent : un recrutement « ouvert » 90 1. Une place pour les jeunes auteurs ...................................................................... 90 2. Une majorité de pigistes ..................................................................................... 91 3. La valorisation des profils non-formatés ............................................................ 91 B. … complété par des profils et parcours prestigieux : la valorisation du capital culturel ........................................................................................................................... 92 1. Des auteurs aux ressources culturelles élevées .................................................. 92 2. Moins de signataires femmes que de signataires hommes ................................. 92 C. Formation et parcours professionnel : entre profil original et profil standard ....... 93 1. La formation ....................................................................................................... 93 2. Le parcours professionnel .................................................................................. 93 Section 3/ Des confirmés aux débutants ........................................................................... 94 A. Les auteurs : des consacrés et des inconnus ........................................................... 94 B. Ce que recherchent les auteurs ............................................................................... 94 1. Ceux qui veulent se faire un nom ....................................................................... 94 2. Les auteurs en rupture de journaux .................................................................... 95 PARTIE 4/ UN MODELE ECONOMIQUE ENTRE INNOVATION ET TRADITION, INSCRIT DANS LE CONTEXTE ECONOMIQUE ACTUEL DE LA PRESSE.................................................................... 96 Chapitre 1/ Que reste-t-il du grand reportage dans la presse dite traditionnelle ? L’exemple du Monde, du Figaro et de L’Express ........................................................... 96 151 Section 1/ Des mutations économiques… ........................................................................ 96 A. Le Figaro, Le Monde, L’Express : l’investissement dans le grand reportage littéraire ......................................................................................................................... 96 1. Le Figaro ............................................................................................................ 97 2. Le Monde ........................................................................................................... 97 3. L’Express ........................................................................................................... 98 B. La situation économique actuelle à l’Express, le Monde et le Figaro ................... 98 1. La réduction du budget alloué au reportage : un temps d’enquête réduit .......... 98 2. La réduction des formats .................................................................................. 100 3. La baisse des effectifs des reporters ................................................................. 100 4. La suppression des services étrangers .............................................................. 101 5. Une profession vieillissante ............................................................................. 101 6. Le nombre croissant de pigistes ....................................................................... 102 7. Le développement d’une logique de marque ................................................... 102 Section 2/ … qui ont des conséquences sur l’éditorial ................................................... 103 A. Une intégration des contraintes ............................................................................ 103 1. L’auto-censure des reporters ............................................................................ 103 2. La standardisation de l’information ................................................................. 103 3. La multiplication des supports ......................................................................... 104 B. D’un métier de l’offre à un métier de demande : la généralisation des études d’audience ................................................................................................................... 105 1. Le développement du marketing ...................................................................... 105 2. Les conséquences éditoriales............................................................................ 106 Chapitre 2/ Un modèle économique hybride, entre la presse et l’édition, qui se veut cohérent avec la philosophie de XXI : retrouver le lien avec le lecteur ....................... 109 Section 1/ Le rejet des logiques marketing comme positionnement ............................... 109 A. Une absence de discours marketing : le refus de cibler une catégorie de population 109 B. Le lien avec le lecteur .......................................................................................... 110 Section 2/ Une volonté de transparence : l’indépendance économique et éditoriale ...... 111 A. Les fondateurs sont actionnaires majoritaires ...................................................... 111 B. Pas de publicité dans la revue mais une présence sur France Info ...................... 111 C. L’importance de l’éditorial .................................................................................. 112 Section 3/ Le système des piges : redonner du sens au travail journalistique ................ 112 Section 4/ La librairie : des histoires humaines à la place du marketing ........................ 112 A. Le livre : une tradition pour les reporters en quête d’un espace de liberté .......... 113 152 B. Le libraire, « premier soutien » ............................................................................ 114 1. Des libraires séduits par les valeurs de la revue ............................................... 114 2. L’hommage à la librairie indépendante, qui privilégie l’humain au marketing114 3. Un statut privilégié pour les libraires ............................................................... 115 C. Les avantages et les inconvénients économiques : la librairie, entre choix raisonné et prise de risque par rapport au contexte économique ............................................... 116 1. Les risques et les contraintes ............................................................................ 116 2. Des avantages non négligeables ....................................................................... 116 Section 5/ Le rapport à l’Internet : se différencier d’un site d’info ................................ 117 A. Une critique de la logique d’Internet ................................................................... 117 B. D’un simple blog à la création du site www.larevue21.fr : l’empreinte spécifique de XXI ......................................................................................................................... 118 C. La nécessité de garder le lien avec les lecteurs .................................................... 118 Chapitre 3/ Une revue de niche mais qui a su trouver un équilibre rapidement ....... 119 Section 1/ Des économies sur l’infrastructure ................................................................ 119 A. Les locaux de XXI au siège des Arènes ............................................................... 120 B. La création de Rollins publications ...................................................................... 120 C. L’équipe : une mise en commun de salariés ........................................................ 120 Section 2/ Un équilibre des finances et une augmentation du nombre de ventes et d’abonnés ........................................................................................................................ 121 A. Des ventes qui augmentent .................................................................................. 121 B. Un nombre d’abonnés en augmentation............................................................... 121 C. Un équilibre des finances ..................................................................................... 121 D. Un chiffre d’affaires en hausse ............................................................................ 122 Section 3/ Une revue de niche......................................................................................... 122 CONCLUSION .......................................................................................................................... 123 ANNEXE .................................................................................................................................. 127 BIBLIOGRAPHIE ..................................................................................................................... 141 TABLE DES MATIERES ............................................................................................................ 146 153 RESUME DU MEMOIRE Dans le contexte de crise économique de la presse, le genre du grand reportage, coûteux et exigeant, apparaît fragilisé. Or, des acteurs de la presse et de l’édition tentent de renouer avec ce type de journalisme. La revue XXI, objet entre le livre et le magazine, s’affirme ainsi comme le nouvel espace pour le grand reportage littéraire. Elle renoue avec les fondamentaux du journalisme définis à partir de la fin du XIXème siècle, mais modernise le reportage par l’hybridité de son contenu et de sa maquette. Elle abolit les frontières entres roman, BD, photo, documentaire et journalisme. Dans ces différents genres contemporains, on retrouve les caractéristiques du grand reportage, comme la subjectivité, l’importance du regard et la longueur des formats. Il s’agit à la fois d’un espace de signatures prestigieuses, mais aussi de profils atypiques. Il s’agira ainsi d’étudier le nouvel espace du grand reportage dans la presse contemporaine, à travers l’exemple de la revue XXI. MOTS-CLES Revue XXI, mook, grand reportage, récit. 154