Une journée avec les frères Mazouz - Sahara

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Une journée avec les frères Mazouz - Sahara
Une jou rné e ave c le s fr ère s M azo uz
Par Alissa Descotes-Toyosaki
Créateurs de lieux gastronomiques les plus en vue de Londres et Paris, Mourad et Hakim
Mazouz sont très loin de l’image “roi du couscous” de la cuisine maghrébine. Du bled à
Dubaï, ils racontent leur vision résolument moderne du monde oriental, et du monde tout
court où s’entrechoquent dans un joyeux melting-pot vieille France, moucharabieh et
cuisine moléculaire.
Carte de visite du 404, le restaurant-couscous des Mazouz du nom de la « pigeot 404 » des
retours au bled
J’ai rendez vous avec Hakim Mazouz derrière le 69 rue des Gravilliers. En ce samedi
après-midi, il finit sa partie de ping-pong au milieu d’un appartement cossu du XVI siècle
qui se transforme le soir en restaurant et dont le nom évoque à la fois sa situation cachée et
le fondement de notre anatomie : « Derrière : appartement de cuisine familiale caché
derrière le 404 et l’Andy Walhoo » dit la carte de visite. "Tu es a l’heure algérienne toi ! » me
lance Hakim. Cet algérien installé à Paris depuis les années 80 gère les trois restaurants de
la rue des Gravilliers sur les sept qu’a crée Mourad, qui lui vaque entre Londres, Dubai et
Beyrouth. « Au bled, on est les Zidane de la restauration ! » s’exclame t-il. Le bled c’est
Sidi Aïch en grande Kabylie, et pour être précis Iguir Amar, un village de montagne du nom
de son chef, l’arrière grand-père Amar Mazouz. « On n’est pas frères de sang avec Mourad,
mais on a grandi dans la même maison, la même famille» dit Hakim. Sur la table traîne
la carte postale du 404, le restaurant couscous qui a fait leur réussite. Un portrait
d’ancêtres où se cotoient pères, grand-pères et arrière-grand-pères. « Cette photo date de
1952, je l’ai piquée à ma mère quand on a ouvert le 404 » . Elle m’a dit « Mais ça va pas ! » ,
mais j’ai bien vu que ça lui faisait plaisir qu’on emmène la famille à la Capitale ! ». Pour
Hakim, la famille c’est d ‘abord le grand-père Belaïd, le chef de village. Accompagné de son
fidèle mulet, il partait à la chasse à la perdrix et à chaque fois qu’il revenait, il distribuait
presque tout son gibier aux enfants. « C’était un homme généreux et juste. Il s’est éteint à
62 ans, c’était la première fois qu’il tombait malade. Son mulet est mort quelques jours
après..Une légende le grand-père Belaïd ! » . Père de trois enfants, Hakim ne retourne pas
au bled aussi souvent qu’avant mais en retrouve les saveurs et la chaleur dans l’ambiance
calfreutée du 404 où le mot familial est pris très au sérieux. « Mon plat préferé restera
toujours le couscous. » sourit-il. « C’est plus qu’un plat, c’est une histoire qui a bercé notre
enfance, un rituel que nos mères et nos soeurs perpetuaient en chantant. » Depuis que le
404 transmet aussi cette histoire, il affiche complet tous les soirs et séduit toujours
célébrités, voyageurs et hommes d’affaire. « On fête cette année nos 20 ans ! » dit Hakim.
Maintenant il doit aussi assurer le succès foudroyant de Derrière dont la cuisine française
famiale et raffinée et le cadre hors-norme, ont rapidement fait la réputation. « On doit
refuser 500 à 600 réservations le week-end » s’exclame t-il en s’agitant. Le personnel du
Derrière devrait être là depuis 16h et à part à la cuisine il n’y a personne ! Il disparaît :
« J’ai à faire ! de toute façon pour les histoires c’est Mourad qui aime les raconter ! »
Mourad bien sur fait partie des retardataires Pratique et organisé, Hakim l’est autant que
son frère est créatif et bordélique..
Carte de visite de Derrière
Derrière ; un nom et un jeu graphique de menu imaginé par Ich&Kar: “Désormais l’attente des
mets devient ludique et drôlement pédagogique!”
Je m’asseois sur une balançoire à pompons pour observer le va-et-vient incessant du staff
qui arrive par une des trois entrées de la cour. On se croirait au théâtre. Plongeurs du 404,
chef cuisinier de Derrière, serveurs du Andy Walhoo, tout le monde se croise, se fait la bise,
comme une grande famille. Hakim les accueille au pas de la porte de Derrière en les
houspillant « T’as vu l’heure ? » avant de demander les détails de la soirée. « On n’est
jamais en retard, on a l’impression de vivre-là ! » s’exclame un jeune serveur. A l’intérieur
je discute avec Titou, ami de famille et décorateur qui a participé entre autre au design
futuriste du Sketch de Londres, véritable temple de la hype londonnienne de 2500 m2. « On
se connait depuis 30 ans avec Momo », me confie Titou « Tu vois ce mur, j’ai dû le repeindre
trois fois ! La première couche était blanche, Momo a dit « ça fait hôpital ! » Ensuite je l’ai
peint en beige mais Mourad trouvait ça trop propre. Finalement, je l’ai peint en gris.
« Pourquoi en gris ? » « Ca fait entrepot » j’ai répondu et là il a dit ok ! Avec Mourad, on
est tous exécutant mais sans idée précise au départ. Les chantiers sont de l’ordre de
l’expérimentation mais le résultat est garanti à la fin, Mourad, où qu’il ouvre, ça réussit ! »
Attablé à son bureau coincé entre la cuisine et une moto, Dris, manager toujours
souriant malgré ses nuits blanches, empoigne son téléphone, tombe sur un faux numéro et
soupire, rappelle et apprend que la table de 8 s’est réduite sans préavis à 3 personnes.
Damned ! Entre les coups de fil à Londres ou Paris, il passe chaque jour une heure à
rappeler sa liste de réservation, soit environ 170 personnes. Sur la table de ping-pong, les
serveurs plient les serviettes tandis que d’autres essuient les couverts sur le canapé en
écoutant du reggae. Dans quelques heures, les convives viendront manger une joue de
boeuf sur le bureau de Dris au milieu des factures ou un potage potimarron à la crème
d’oursin sur le lit de Mourad. Mais pour l’instant, Derrière ressemble juste à un
appartement où cohabitent des jeunes en train de préparer une soirée entre amis.
Salle à manger de Derrière, l’appartement-restaurant du Marais composé à 80% d’objets et
meubles de Mourad
Une heure plus tard, Mourad déboule au volant de la Mercedes noire de Hakim. « La 404
est en réparation ! » s’excuse-t-il presque. Habillé de son blouson de baseball japonais et ses
baskets, Mourad ne change pas pour un sou et est connu pour ne s’attacher à aucune affaire.
« Je deteste posséder les choses » dit-il en enrageant. Il cherche partout ses lunettes de
soleil. « Des raybans ? » « Les raybans je m’en fous, on peut en avoir n’importe où ! Mais ces
lunettes ont me les a offertes pour mon anniversaire…celles de Peter Sellers! ». Ca c’est un
peu Mourad. Tout en sentiment et en contradictions. On arrive à la brocante du Boulevard
Richard Lenoir. Hakim est là qui a déjà négocié deux fauteuils Napoleon III pour le parloir.
On tourne à 200 à l’heure et on finit par revenir Derrière avec un renard empaillé qui ouvre
ses yeux exorbités à travers la fenêtre du coffre où s’entassent valise, fauteuils et
lampes. « On est jamais très loin du bled avec les frères Mazouz ! » dit Hakim avant de filer
Dieu sait où. Dans la cour, on s’asseoit avec Mourad sous deux grands bambous au milieu
de jeunes tablées qui sont venues prendre l’apéro côté Andy Walhoo. Le serveur nous
amène une grand carte plastifiée qui propose entre cocktails et kémias, une « caravane de
Halouf » dont Mourad n’est pas peu fier . Le Andy Wahloo, bar voisin du 404, est
entièrement décoré de matériel de récupération et a empreinté au célèbre Warhol un pur
style de pop art à l’oriental où les bouteilles de coca sont calligraphiés en arabe et
juxtaposent des packs de lait Nido, œuvre de l’artiste marocain Hassan Hajjaj. « Ici on n’est
pas sectaire, on n’a pas honte de dire que le Maroc est un pays génial! » Mourad a atterri en
France à 15 ans puis sillonné le monde dans un seul but : apprendre. « En France ou aux
Etats-unis, je me disais que j’étais chez eux, il fallait que je prouve que j’étais capable ». De
saisonnier sur des voiliers à convoyeur de voiture en Afrique noire, il retourne à Paris puis
achète en 1988 le « Bascou » avec son ami le comique Smain, et trouve dans la restauration
un terrain idéal pour exprimer sa créativité. Depuis, tous les lieux qu’il crée ont l‘art
d’étonner et comme toujours la presse et les people comme Madonna ou Spike Lee ont fait le
reste. “Un arabe qui réussit c’est intrigant!” dit-il sans malice. « Chez nous, il n’y a pas de
salamecs, pas d’indigènes ni de colons » appuie t-il. « Les beurs qui travaillent avec nous
sont bourrés de talent. Ils sont à l’image de la jeunesse qu’on a cotoyé en Algérie et ailleurs.
Des jeunes dynamiques, qui aiment la musique, parlent trois ou quatre langues et portent
des tshirts écrits en arabe ». Entouré d’une équipe cosmopolite, il est connu pour
embaucher plus de 400 personnes dont 140 rien qu’au Sketch. “Le nouveau chef cuisiner du
Momo de Londres est un anglais qui n’avait jamais fait de cuisine maghrébine de sa vie. »
se souvient-il en riant « J’ai été fier de lui apprendre! Maintenant il fait le couscous berbère
comme à la maison. »
Sapeurs et London kids se mixent au Double club, lieu ephémère au cœur de Londres conçu par
l’artiste Carsten Höller
Les toilettes futuristes du Sketch à Londres, restaurant étoilé au Michelin, salon de thé et
galerie d’art
Un gars tout en noir et à la carrure de boxer vient nous déposer délicatement un éclair au
chocolat géant. C’est Lionel Delage, le chef cuisinier de Derrière. « Délicieux ! Il faudra le
faire plus grand, tant qu’à faire ! » dit Momo. Comme tous les personnages qui entourent
les Mazouz, Lionel a une touche indéfinissable qui en fait un chef pas tout à fait comme les
autres. « Tu vois ce gars-là, il a été casque bleu au Liban ! » confirme Momo. Quant au chef
du Sketch, c’est Pierre Gagnaire, maître de la gastronomie moléculaire à la simplicité
désarmante. « Avant le chef du Momo était Mohamed Ourad, un type génial d’une famille
kabyle d’Alger, ceinture noire de Karaté, qui a la force du poignet est maintenant Chef
exécutif. Son frère Rabah est le leader de MBS. » dit Momo. « Micro brise-silence », un
groupe de rap algérien décapant que Mourad produit sur scène avec d’autres groupes
émergeant de la scène alternative orientale. Depuis sa première compilation Arabesque en
1999, il continue à promouvoir sur son label des artistes world de tout bord qu’il invite sur
la scène du Kemia bar, club privé au sous-sol du Momo qui a accueilli Cheikha Rimiti ou
Tinariwen. « La musique fait partie de la vie, du quotidien. Elle fait découvrir des cultures
autrement que par l’information». Mourad affectionne le mélange des genres, le choc des
cultures. L’année dernière, il a ouvert à Londres un lieu ephémère, le Double Club, où se
confrontaient ragoût de chèvre et tarte tatin, Andy Warhol et Chéri Samba dans un
entrepôt victorien transformé en maquis du pur style de Kinshasa. Concept unique appuyé
par la fondation Prada où on a pu découvrir pendant 6 mois le Congo autrement que par la
guerre. “Almaz”, premier restaurant de cuisine nord-africaine ouvert à Dubai en 2006,
“Momo at the souk” bientôt à Beyrouth, un projet à Istanbul… Partout où il va, Mourad se
fait ambassadeur d’une culture maghrébine pluriculturelle et decomplexée. « Je trouve
l’Occident un peu triste, un peu blasé. Je préfère l’espoir et l’énergie des jeunes capitales
arabes aux côtés un peu guindés d’un New-York ou Tokyo. Ce sont des villes très riches et
pluri-ethniques qui cherchent à se reconstruire. Moi quand je construis là-bas, j’ai
l’impression d’apporter quelquechose, je sais qu’on va me dire merci ».
Pochette du label de disque Momo dessinée par Hassan Hajjaj, décorateur du bar Andy Walhoo
Almaz, premier restaurant de cuisine nord-africaine ouvert à Dubai en 2006
Courtisé par les plus grands hommes d’affaires, ce fils d’une famille de huit enfants qui a
grandi dans une maison kabyle avec les chèvres à l’étage et sans eau ni éléctricité garde les
pieds sur terre. “Maintenant que j’ai réussi, je n’ai pas envie de construire une maison à
étages en Kabylie ! Mais j’adorerais rénover la maison familiale qui tombe en ruine. Une
maison magnifique qui est coincée entre les nouvelles constructions en parpaing avec des
bouts de fer qui sortent » dit-il avec agacement. Momo rêve d’une Algérie unie, l’espace d’un
instant. « Le passé sert de stelle, mais maintenant on vit au présent, il faut aller de
l’avant » dit-il. « Mes racines sont en Algérie mais je n’ai pas honte de dire que pour
l’instant je préfère aller au Costa Rica ! ». Algérien mais pas chauvin, le Momo. “Tu vois
cette baraque, en me montrant Derrière. C’est un hôtel particulier où logeait la maîtresse
du roi Henry I V, Gabrielle d’Estrées. On a gardé toutes les arcades, les vieux murs, quand
on entre ça fait appartement frenchy, mais quand tu regardes bien tu t’aperçois que tous les
tableaux sont des artistes contemporains arabes. Car ce que j’ai voulu recréer c’est le cadre
de vie d’un arabe qui vit dans son temps.” Jamais à court d’idées, Mourad rêve encore
d’agrandir son domaine parisien en achetant les appartements… derrière. Il a déjà acheté
la loge du concierge. Même s’il habite à Londres, l’histoire de son succès a commencé ici à
Paris, au 69 rue des Gravilliers. Dans la cour, Hakim réapparait et appelle Mourad pour
une autre virée mystérieuse dans Paris. Les deux frères restent un moment près de la
voiture à observer en souriant le va-et-vient decontracté de la clientèle, bigarrée. Puis avec
l’air coquin de deux gosses qui ont joué une bonne farce, ils tirent la révérence : « On a
quand même envahi la cour d’Henry IV ! »
Mourad dans le Sahara algérien de Djanet.

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