Le partenariat Nord/Sud à l`épreuve des idées reçues

Transcription

Le partenariat Nord/Sud à l`épreuve des idées reçues
Le partenariat Nord/Sud à l’épreuve des idées reçues
Réflexions à partir du cas libanais
Julie Chapuis
Doctorante-Chercheure à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS-Paris)
Doctorante associée à l'Institut de Recherches Stratégiques de l'Ecole Militaire (IRSEM-Paris)
Membre fondatrice, membre du Conseil d'Administration et Membre du Bureau du Cercle des Chercheurs
sur le Moyen-Orient (CCMO-Paris)
Avec l'émergence du concept de partenariat, une nouvelle relation s'engage entre le Nord et
le Sud, : l'égalité des deux entités désormais “partenaires” est posée comme postulat. Enracinée
dans l'Histoire, cette relation Nord/Sud reste pourtant, tout à la fois prisonnière et vecteur d'un bon
nombre d'idées reçues qui entourent les acteurs engagés dans un processus partenarial. Soumis aux
déséquilibres régionaux dont il est souvent le réceptacle privilégié, le Liban illustre bien la
permanence du recours aux préjugés pour schématiser une situation complexe. Comment ces
représentations jouent-elles sur les acteurs, leurs stratégies, leurs relations partenariales?
Partenariat Nord/Sud ; Liban; coopération internationale; ONG; Etats
The North/South partnership to the test of prejudice : the lebanese case
With the emergence of the concept of partnership, a new relationship begins between North
and South: equality of the two entities become "partners" is posed as a postulate. Rooted in history,
the North / South relations remains, however, at once trapped and vector of a number of
misconceptions surrounding the actors involved in a partnership process. Subject to regional
imbalances which it is often the preferred receptacle, Lebanon illustrates the permanence of the use
of bias to map a complex situation. How these representations do they play on the players, their
strategies, their partnerships?
North/South Partnership; Lebanon; International Cooperation; NGOs, State
Introduction:
Dans les années 1990, alors que le concept de « partenariat » s’introduit dans le secteur de la
coopération internationale au Nord, les organisations du Sud - dont le rôle était jusqu’alors souvent
limité par la pénétration des ONG du Nord - deviennent subitement des « partenaires ». Une
nouvelle forme de relation doit alors s’installer entre un Sud jusqu’ici « dominé » et un Nord
« dominant » : une relation basée sur l’égalité des deux entités.
Si la notion de partenariat recouvre une grande diversité d’approches et de pratiques, elle se
définit en général, par une relation entre deux ou plusieurs organismes pour la mise en oeuvre d’un
projet, qui repose sur la coopération, respectant l’égalité de pouvoir des parties et se basant sur
l’échange, la confiance, le respect des engagements, la transparence et la réciprocité. C’est un
processus dynamique qui doit s’inscrire dans la durée, sur des compétences données et une vision
partagée d’un objectif de solidarité internationale. Neuf critères sont à observer dans le cadre d’un
partenariat : la convergence de vue sur les finalités du projet, la co-élaboration d’une stratégie de
mise en oeuvre, la définition des degrés et du mode d’implication des partenaires dans le projet,
l’entente préalable sur une répartition des rôles, activités et moyens, la complémentarité des
compétences et des moyens, la réciprocité, l’inscription de cette relation dans le temps, une qualité
de la relation humaine dans le partenariat, et enfin la transparence.
Dès le départ, ce concept de partenariat Nord/Sud a fait l’objet d’un bon nombre de
critiques, émanant du Nord comme du Sud, lassé d’être insuffisamment considéré comme un réel
partenaire par ses homologues. Les critiques les plus virulents ne voient dans cette nouvelle
terminologie qu’un élément discursif de plus dans la stratégie d’intégration des pays du Sud à un
marché global favorable aux économies du Nord. Pour d’autres, il s’agit de débarrasser la
coopération internationale d’un monopole qui serait exercé par le Nord. Quoiqu'il en soit, le
partenariat Nord/Sud qui supposerait un investissement commun des ressources et un partage de
l’autorité, des responsabilités et de l’obligation de rendre compte, semble s'inscrire dans un rapport
de force favorable au Nord. Et, si la réflexion autour du partenariat est lancée, une autre, plus
profonde, doit l’accompagner : celle des rapports Nord/Sud.
L’héritage colonial qui pèse sur les sociétés des pays du Sud, mais aussi, bien que sous
d’autres formes, sur les sociétés des pays du Nord, continue d’exercer une pression sur la relation
Nord/Sud. Cette pression se traduit dans la façon qu’ont les uns et les autres de s’appréhender,
chacun entourant l’autre de ses préjugés. Ainsi, le Nord aurait une propension à la domination et un
désir de puissance, tandis que le Sud serait instable voire immature. Si ces caricatures sont loin
d’être partagées par la majorité des acteurs de la coopération internationale, elles ont quelque peu
marquées leur mode opératoire sur des terrains dont la complexité échappe parfois jusqu’à
l’entendement humain.
Comment le partenariat peut-il s'affranchir de ces idées reçues produites et productrices de rapports
de force inégaux?
Pour appréhender cette problématique, il faut d’abord acter que les acteurs sont au centre de
la dynamique partenariale Nord-Sud. Mais de quel Nord et de quel Sud parle t-on dans un monde en
mutation permanente, où la coopération internationale est aussi appelée à changer ?
La coopération internationale se développant, les acteurs – et donc leurs pratiques – se sont
diversifiés. D’une forme classique de coopération - d'État à État – le secteur a asssité à l’émergence
d’une approche multi-acteurs (multi-stakeholder approach), où les États, les Organisations
internationales, les Organisations de la société civile (OSC) dont les ONG, et le secteur privé créent
des partenariats multi-acteurs (multi-stakeholder partnerships). Comment ces acteurs de plus en
plus nombreux peuvent-ils échapper, sinon s'accomoder, des représentations réciproques?
A partir de l'exemple libanais qui offre un large spectre d'idées reçues, nous allons voir
jusqu'où ces représentations pèse sur les acteurs, leurs stratégies et leurs relations partenariales.
Choisir les partenaires : les ONG, des acteurs (trop) privilégiés des politiques de coopération
internationale?
L'ambiguité des rapports entre l'Etat et les ONGs...
Parmi la multitude d’intervenants qui se sont introduits dans le secteur de la coopération
internationale, l’un des acteurs les plus complexes est sans doute l’acteur ONG dont les activités et
le statut juridique ne sont, pour l’heure, pas régies par le droit international, ceux-ci restant
déterminés par les lois et la juridiction de l'État où l’ONG a été constituée ou où elle a son siège
social. D’ailleurs, le terme d’ONG apparaît en tant que tel dans très peu de systèmes nationaux où,
la plupart du temps, on parle d'"association". Cette appellation est confortable car si la légitimité
d’un gouvernement démocratiquement élu peut difficilement être remise en question – le
gouvernement étant tenu de rendre des comptes au parlement – on ne peut en dire de même d’une
association dont on ne sait pas trop qui elle représente et au nom de qui elle parle.
Au Nord comme au Sud, le nombre d’ONG a crû de manière exponentielle depuis les années
1990, encouragé par le contexte social (avec la circulation des informations qui n’a cessé de
s’étendre, mobilisant une nouvelle génération de plus en plus formée dans les universités autour de
problématiques telles que les Droits de l’Homme, la protection de l’environnement etc…),
politiques ensuite (l’associatif socioculturel proposant une alternative démocratique, prenant
souvent le pas sur des politiques publiques inexistantes et, dans les régimes autoritaires, étant
davantage toléré que l’activisme politique), financier enfin (les organisations internationales
intégrant les ONG comme des acteurs à part entière des politiques de développement).
Depuis les années 1990, les ONG sont des acteurs privilégiés des partenariats multi-acteurs,
et sont au cœur des politiques de développement menées par l’ONU.
Avec la fin de la guerre froide, l’ONU inaugure un nouveau type de relations avec les ONG non
seulement internationales, mais surtout nationales et régionales, provenant aussi bien de pays de
l’Ouest que du Sud et, dans une moindre mesure, du bloc de l’Est. Cette période se caractérise par
l’augmentation de relations opérationnelles entre les agences onusiennes, le secrétariat lui-même et
ces ONG de la « deuxième génération ». Des agences telles que le PNUD, l’UNICEF, la FAO,
l’UNFPA, financent des projets et programmes dans les pays en développement directement par les
ONG, les fonds n’étant plus destinés exclusivement aux gouvernements (ce qui est encore plus vrai
pour les programmes d’aide humanitaire et d’urgence). Ces programmes englobent un certain
nombre d'activités, allant de la diffusion de l'information, en passant par le développement de
l'éducation, le lobbying, jusqu’aux projets opérationnels communs. Des agences telles que le PNUD
essaient aussi de promouvoir la participation de la société civile directement sur le terrain, même si
cette coopération se concentre surtout sur les délibérations intergouvernementales et sur leurs
conséquences opérationnelles au niveau national.
Cette institutionnalisation des relations entre les agences onusiennes et les ONG offre alors
une multitude de relations possibles entre elles. Pour autant, toutes ont un caractère ascendant :
l’initiative d’une relation Nations-Unies/ONG revient à ces dernières. C’est aux ONG de "postuler"
pour engager une relation partenariale et elles ont tout intérêt à le faire puisque les agences
onusiennes privilégient souvent le partenariat avec les ONG locales qui, par exemple, ont le statut
consultatif auprès de l’ECOSOC. Si le partenariat existe bel et bien, il reste que c’est aux ONG d’en
accepter les conditions préalables d’initiative. Circonscrire le partenariat à la volonté des ONG
locales répond à une logique opérationnelle (toutes les ONG locales n’ayant pas intérêt à établir un
partenariat avec le système Nations Unies parfois mal perçu par les groupes cibles de l’ONG), mais
un certain déséquilibre en terme de pouvoir se met en place. Les ONG ont le "pouvoir de vouloir"
engager une relation, mais ce sont les Nations-Unies qui font autorité en validant ou non cette
demande. Déjà, le rapport de force s'engage.
Malgré tout, les ONG sont, globalement, intégrées au système de coopération, tant et si bien
qu'elles empiètent parfois sur les champs d'action d'autres acteurs, au premier rang desquels figure
l'Etat.
L’expérience de terrain des ONG, leur professionnalisation croissante, de même que leur réactivité
aux situations d’urgence ou aux mutations des conditions locales, en ont fait des opérateurs du
développement complémentaires des instances bilatérales et multilatérales qui mettent en œuvre
l’aide publique au développement. La baisse de cette dernière a renforcé le poids financier des ONG
considérés par les bailleurs de fonds comme étant les agents de développement les plus aptes. Par
ailleurs, leur capacité de proposition et d’innovation sociale les amène à exercer une fonction de
plaidoyer, qui permet de faire émerger des débats nouveaux, voire de peser sur la définition même
des politiques de développement. Dans cette perspective, les ONG libanaises ont été davantage
intégrées aux programmes des bailleurs de fonds, en l’occurrence les agences des Nations-Unies
comme le PNUD. Les ONG sont placées et se placent ici comme des relais à l’action publique que
l’Etat libanais doit mettre en œuvre.
Cette posture de médiateur représente l’une des difficultés majeures à laquelle sont
confrontées les ONG sur le terrain libanais (comme dans d’autres pays, d’Afrique notamment). Les
modalités de ce rôle de médiation s’avèrent pour le moins complexes tandis que le discours des
bailleurs de fonds internationaux joue sur l’ambiguïté qui réside entre l’autorité politique et le
secteur non-gouvernemental, oscillant entre complémentarité et subsidiarité. En effet, il demeure
une ambivalence entre cette professionnalisation accrue des ONG, sensée correspondre à une
meilleure efficacité attendue au regard de leurs financements accrus, et la place qu’elles ont à laisser
à l’Etat libanais. Des études relatives au travail des ONG norvégiennes au Soudan ont, par exemple,
mis en exergue la contribution des ONG à saper l’autorité d’un Etat déjà faible non en organisant la
société civile contre l’Etat, mais en se substituant efficacement à l’administration (TVEDT, 1994).
Aussi, la question de l'équilibre des pouvoirs entre l'Etat et les ONG ne peut etre négligée dans le
processus partenarial, d'autant plus s'il s'inscrit dans un contexte communautaire qui n'échappe ni à
l'un , ni à l'autre.
...en contexte confessionnel
Au Liban, le "boom ONG" des années 1990 s'est produit en pleine période de reconstruction
étatique interrogeant ainsi d'emblée l'articulation possible entre des associations déjà structurées et
un Etat démembré dans un contexte confessionnalisé. A l'époque, les études menées sur la société
civile dans le monde arabe l’investissaient d’une mission de démocratisation (NEFISSA S.B., ABD
AL FATTAT N., HANAFI S., MILANI C., 2004), tandis que l'Etat libanais s'embourbait, lui, dans
un système confessionnel à outrance.
La société civile - justement parce qu’elle est dite civile - jouit alors d’une certaine
présomption d’innocence et peut même, dans le cas libanais, être envisagée comme un modérateur
des tensions inter-communautaires, voire comme une force d’extraction des contraintes
communautaires qui pèsent tant sur la société libanaise que sur le fonctionnement de l’Etat libanais.
Dans cette optique, elle est soutenue. Une ONG est encouragée non pas seulement pour son
efficacité dans un domaine de compétence, mais pour sa capacité à dépasser le confessionnalisme.
Pour autant, elle reste toujours suspecte de ne pas y parvenir…
Pourtant, cette supposée vertu de démocratisation a rapidement montré ses limites et ce
discours - qui postule que la société civile est une entité distincte de l’Etat et supposée "meilleure"
que lui - néglige les relations de pouvoir qui existe au sein de la société. Les ONG peuvent en
réalité tout aussi bien reproduire les déséquilibres politiques et sociaux préexistants plutôt que de
proposer des alternatives aux systèmes de pouvoirs en place (clientéliste, patrimonial, clanique
etc…). D'ailleurs, au départ, la mobilisation civile s'est structurée sur un modèle communautaire et
familial - institutionnalisé en 1909 avec la loi ottomane 1, inspirée par la loi française de 1901. Ce
premier mouvement, caractérisé par l’essor de structures de type caritatif fondées pour servir un
réseau familial ou communautaire, s'est consolidé à la fois par l’absence de politique sociale laissant
le champ libre à la concurrence privée (familiale principalement) et s’appuyant sur les solidarités
claniques, et par la consécration du communautarisme au travers des systèmes administratifs
successifs (Emirat, Qa’imaqamiyya, Mutassarrifiyya, Mandat français avec l’installation des
missions chrétiennes, Etat libanais).
A côté de cette "première génération d’associations" oeuvrant dans le caritatif et s’adressant
aux communautés religieuses et aux clientèles régionales, émergent d’autres associations à caractère
politique : souvent laïques et portées par les élites intellectuelles, elles proposent des thèmes de
mobilisation contraires aux structures traditionnelles (KARAM K., 2006). A la fin des années 50,
émerge la deuxième génération de mobilisation à caractère associatif : de nouvelles associations 2 se
créent profitant du vaste plan de développement mis en place par la mission IRFED 3 et l’Office du
développement social4 qui devait aboutir à un développement équilibré des régions en offrant au
1
2
3
4
Toujours en vigueur, cette loi régit également les partis politiques, certains hôpitaux et écoles privés, inscrits au
registre des associations et dans la mesure où ils sont « sans but lucratif ».
On peut citer par exemple, le Mouvement social libanais (MSL).
Dans le cadre de l’Institut de recherche de formation et de développement (IRFED) qu’il a fondé en 1958,
l’économiste dominicain, Louis Joseph Lebret avait développé la théorie d’un « développement harmonisé » dans le
but de promouvoir dans les pays du Sud, un « développement plus humain ». Au Liban, il avait été consultant auprès
du gouvernement libanais pendant le mandat du général Chéhab entre 1958 et 1964. Un schéma de polarisation
proposé par l’IRFED définissait, à travers une hiérarchie urbaine, une grille d’équipements publics adaptés à chaque
échelon et conçus comme autant de vecteurs de la diffusion de la modernité, en même temps qu’il incarnait l’action
de l’Etat au service de la cohésion nationale. L’effort de désenclavement routier, d’équipements des villages en eau
potable ou en électricité, de même que les programmes d’irrigation emblématiques de cette période confirmait
l’action de l’Etat sous le mandat de Chéhab, qui fait, aujourd’hui encore, figure de référence.
Créé en 1959, l’Office du développement social fait partie de ce mouvement « développementaliste » lancé dès le
premier mandat de Fouad Chéhab et qui s’appuyait sur une structure politique coordonnant offices publics et
ministères créés à cette époque : Conseil du service public, l’Institut d’administration publique, ministère du Plan,
les ministères de l’Electricité et du Transport, l’Administration centrale de la statistique, l’Agence nationale de
reconstruction, l’Office du fleuve Litani, le Conseil national de la recherche scientifique etc….
secteur privé des champs d’action dans lesquels ils pouvait se déployer (CURMI B.,1994). Cette
nouvelle dynamique, créée autour de la thématique du développement, rassemble donc les secteurs
public et privé (politique et associatif) et cette nouvelle coopération entraîne des bouleversements
dans le travail associatif. Ainsi intégrées dans le processus de l’action publique, les associations
s’inscrivent dans des logiques d’action collectives trans-communautaires et coopératives et adoptent
le thème du développement et de la justice sociale plutôt que celui de la bienfaisance ou de la
charité.
La période de la guerre civile va de nouveau modifier les modes d’actions des associations :
d’une part, au découpage communautaire s’ajoute un découpage géographique entravant toute
action trans-communautaire et trans-régionale, d’autre part, la situation d’urgence sociale, médicale
et économique créée par le contexte conflictuel engendre à la fois un élargissement "forcé" du
champ d’action et des compétences des associations existantes et une multiplication des acteurs
associatifs nationaux et internationaux. L’urgence et l’incapacité de réaction de l’Etat libanais
conduit alors les associations à axer leurs activités sur l’administration, la gestion et les opérations
productives et à adopter, inconsciemment ou non, une posture de substitut à l’Etat. Devant les
risques d’éparpillement de l’action associative et de repli communautaire que font peser la
multiplication des structures et leurs cantonnement géographique, une nouvelle forme d’articulation
entre ces associations, basée sur la coordination, prend forme. Lancé au départ par le Mouvement
social libanais, dans les années 80, cette coordination se développe pour devenir le Collectif des
ONG au Liban, aujourd’hui dirigé par Kamel Mohanna, président-fondateur de l’association 'Amel
qui servira de cas pratique dans cet article5. L’objectif de ce collectif, soutenu par des organisations
internationales, était de propulser les associations de développement en acteurs principaux dans la
période de l’après guerre à partir d’une coordination trans-communautaire. Au sortir de la guerre, se
pose alors la question de leur rôle à jouer et de leur place à prendre tandis que l’Etat libanais tente
de se réapproprier ses fonctions et ses territoires.
S'il existe bel et bien, le carcan confessionnel libanais est tantôt rejeté par les multiples
initiatives issues de la société civile, qui lui résiste en encourageant un mouvement sinon laïc, du
moins civil, dont les aspects communautaires (structuration, allégeance, localisation, force de
mobilisation) ne sont pas toujours perceptibles ; tantôt intégré par le système politique. Pour sortir
de cette dichotomie entre une société civile "porteuse de démocratie" et un Etat strictoconfessionnel, il faut nuancer à la fois le mouvement civil des ONG libanaise qui reste encore
timide, et le caractère stricto-communautaire d'un Etat en construction permanente.
Certes, le Liban est constitué d’une mosaïque pluricommunautaire dont la singularité (et les
5
Les références à cette association qui se poursuivront tout au long de l'article, s'appuient sur une étude de terrain
réalisée entre 2008 et 2011, au Sud du Liban.
calculs politiques qu’elle permet) n’a échappé ni à l’Empire ottoman ni au Mandat français, mais la
communauté confessionnelle, bien qu’elle reste une réalité vécue, est avant tout une construction
sociale inscrite dans un processus historique et amenée à évoluer. Aussi, circonscrire le Liban au
seul schéma confessionnel ne permet ni de comprendre le système politique libanais dans sa
complexité, ni d'envisager son évolution, ni d'appréhender justement l'imbrication de la "société
civile" dans la sphère politique à partir de réseaux non pas seulement confessionnels, mais aussi
familiaux, claniques, économiques, politiques et sociaux. En réalité, la relation entre l’Etat libanais
et la société est ambivalente et contradictoire : elle s’apparente à un équilibre précaire, basé sur une
forme dialectique d’attraction et de répulsion réciproque (BRATTON M., 1994), dans laquelle
l’Etat cherche à étendre son territoire d’autorité tandis que les acteurs sociaux l’accepte ou non
selon les profits qu’ils estiment pouvoir en tirer (MARCUSSEN H.S. , 1998), empiétant parfois sur
le rôle de l'Etat.
Orienter les fonds : des stratégies à contre-courant?
Critiqué pour son incapacité à mener une action publique efficace (KOCHUYT T., 2004),
l’Etat libanais a été sommé par les bailleurs de fonds internationaux de reprendre en main la gestion
de l’action publique et d’accorder, dans ce processus, davantage de place à la société civile dont
font partie les ONG. Comme ailleurs, sa marge de manœuvre, comme celle des ONG libanaises, est
étroitement liée aux bailleurs de fonds qui financent les projets qu’ils peuvent mettre en œuvre. De
ce fait, les stratégies qu’elles adoptent sont suggérées, voire dictées, par les objectifs fixés par les
financeurs, sans que ces stratégies ne correspondent toujours aux réalités du terrain.
Celui qui donne ordonne
Dans les années 1990, la Banque mondiale lance ses programmes d’ajustements structurels
pour soutenir son credo d’un moindre Etat dans le développement économique des pays en voie de
développement. Au Liban, cette politique trouve un écho dans la difficulté de l’Etat à se construire
en acteur fort au sortir de la guerre civile et permet implicitement aux pouvoirs périphériques
(pouvoirs locaux, structures privées, ONG…) d’achever leur structuration. Ce n’est que récemment
que la Banque mondiale a nuancé sa politique en s’interrogeant davantage sur la forme de l’Etat
pour finalement revenir sur ses positions et considérer que la construction d’un Etat plus efficace est
prioritaire ( MARCUSSEN H.S., 1998). Entre temps, la faiblesse structurelle de l’Etat libanais a
permis aux bailleurs de fonds internationaux d’accroître leur rôle et d’imposer leurs vues.
Dominant la pyramide des acteurs de la coopération internationale dont font partie les
organisations de coopération internationale (OCI) et les Organisations de la société civile (OSC), les
bailleurs de fonds exercent un pouvoir coercitif sur tous ces acteurs : ils leurs imposent à la fois les
politiques de développement et le paradigme de développement. Ce sont les bailleurs qui décident
des thématiques qu’ils encouragent financièrement : gouvernance, développement durable, droits de
l’Homme sont autant de thèmes "porteurs", tandis que la décentralisation et la privatisation sont des
instruments politiques privilégiés.
Aussi, lorsque les OCI - qui ont elles-mêmes adopter ces orientations thématiques pour être
financées - rencontrent leurs partenaires dans les pays du Sud, elles transmettent ces politiques et ce
paradigme de développement. Les OCI constituent un relais entre les bailleurs de fonds et les ONG
du Sud, mais plutôt que d’établir un équilibre dans la relation qui lie bailleurs de fonds et ONG du
Sud, elles reproduisent souvent le schéma dominant/dominé, selon l’adage "celui qui donne
ordonne". Pourtant, si elles n’établissent pas de véritables relations de partenariat, les OCI ne
peuvent atteindre ni les résultats attendus à moyen terme, ni les objectifs d’autonomisation et de
prise en charge des populations du Sud à long terme. En somme, ces relations de partenariat sont
l’instrument de travail privilégié, sinon la raison d’être, des OCI.
Les OSC du Nord, et en premier lieu les ONG, ont pris l’habitude de concevoir et/ou de
mettre en oeuvre des projets à l’intention des bénéficiaires mais elles ont dû changer leur pratique
pour tenir compte du partenariat nécessaire avec des organisations locales de plus en plus présentes
et dotées de compétences propres. Au départ, bien souvent, ce partenariat se caractérise par une
relation entre une maîtrise d’ouvrage (au Nord) et une maîtrise d’oeuvre (au Sud). Par la suite, dans
le meilleur des cas, il peut se muer progressivement en un appui financier, technique et
méthodologique (du Nord) à une maîtrise d’ouvrage (au Sud).
La conduite de projet dans le cadre d’une relation bilatérale ne constituant plus la base de la
pratique de coopération, ces OSC ont élargi leur champ d’expertise. A l’expertise opérationnelle
s’ajoute alors une expertise théorique qui suit autant qu’elle cherche à équilibrer les paradigmes de
développement imposés par les bailleurs de fonds. Cet élargissement suit plusieurs cercles
concentriques : du bilatéral au local, du local au national, du national à l’international. Le passage
du bilatéral au local prend en compte la réalité de la décentralisation, avec le transfert de
compétences aux collectivités locales et la nécessité de la participation et de la démocratie
participative dans la construction du développement local. Le passage du local au national
correspond à une volonté de participer à l’élaboration de politiques publiques qui s’attaquent aux
causes et aux conséquences de la pauvreté et des inégalités. Le passage du national à l’international
résulte du constat de l’impact des politiques et des régulations internationales sur le développement
économique et social et du risque qu’elles comportent de maintenir ou d’aggraver la situation
d’inégalité au détriment des plus faibles.
Dans cette optique, la décentralisation et la privatisation se sont rapidement imposées
comme des outils privilégiés. Pourtant, leur recours dans le cadre libanais, pose problème.
Privatisation et décentralisation : des outils mal adaptés au Liban?
Dans l'après guerre civile, l'Etat libanais a largement recouru à la privatisation, ou plus
généralement aux “partenariats public-privé”, sans pour autant l'encadrer. La privatisation telle
qu'elle est pratiquée au Liban, c'est-à-dire sans régulation et dans la seule perspective d'amoindrir
les finances publiques, pose plusieurs problemes économiques, sociaux, politiques voire même
sécuritaires dont le point de convergence est la dé-responsabilisation de l'Etat libanais. Ce
problème, qui soulève plus largement l'enjeu de la souveraineté nationale, se retrouve aussi bien
dans l'organisation territoriale du Liban pour laquelle l'outil-décentralisation semble peu adapté, du
moins dans sa pratique effective.
Alors que les frontières de l’Etat libanais restent encore mal définies, des micro-territoires
résultant des entités administratives ottomanes se sont pérennisés. Tenus par des clans ou des
familles autour desquels gravite l’organisation sociale et politique, ces territoires locaux ont été
traversés par des années de guerre civile qui en ont souligné les clivages régionaux, politiques et
confessionnels. La définition et l’ajustement progressif de différents échelons de gestion (frontières,
cadastres, entités administratives de gestion déconcentrée, collectivités locales avec les
municipalités) qui découpaient - et découpent encore - le territoire en fonction des politiques plus
ou moins centralisatrices suivies par l’Etat, ont entériné ces constructions territoriales anarchiques
autour d’un maillage territorial progressivement plus serré faisant la part belle aux groupes sociaux
locaux, grandes familles et communautés confessionnelles. Le difficile retour de l’objet municipal
en 1998, donne l’occasion à ces pouvoirs politiques locaux de légitimer, par les urnes, une autorité
qui jusqu’ici reposait essentiellement sur des relations clientélistes. Toutefois le champ d’action de
ces collectivités locales reste étroitement surveillé par l’Etat libanais, conduit par l’instabilité
politique récurrente à réaffirmer son autorité.
Si l’institution municipale remonte à 1864, avec la création du conseil municipal de Deir-el
Qamar, dans le Chouf, bientôt suivie par la création de la municipalité de Beyrouth, les
municipalités n’ont connu leur véritable essor administratif que sous le Mandat français et n'ont été
pleinement intégrées à la vie politique que sous le mandat du général Chehab, période durant
laquelle ont eu lieu les premières élections municipales à l’échelle nationale. En 1967, alors que les
mandats municipaux, expirant, doivent être soumis au vote, le Parlement libanais vote une loi visant
à proroger ces mandats : s’ensuit une série de lois de prorogation, reportant à chaque fois l’élection
municipale et amplifiant l’intervention des services déconcentrés de l’Etat, articulés autour de deux
échelons : la muhafazah et le caza6. Même si depuis 1989, l’Accord de Taëf insiste sur la nécessaire
redynamisation de l’échelon local et renforce le processus de décentralisation, celui-ci reste
inachevé. Ces trente-cinq années de gel de la démocratie locale ont débouché sur une déficience
évidente du système municipal au profit d’une prolifération des prérogatives des agents
déconcentrés de l’Administration centrale, dont l’élargissement des prérogatives se voit confirmé
dans l’Accord de Taëf. Soumis au contrôle rigide des autorités de tutelle, les élus dont le défaut de
représentativité s’est accru à mesure des lois de prorogation, n’ont pu développer de « culture
municipale » qu’au moment où une campagne de sensibilisation menée par la société civile a
réintroduit l’élection municipale, en 1998.
S’il y a bien des structures décentralisées réélues, l’Etat libanais semble encore passer outre
le cadre juridique qui définit leur autonomie. Dans les faits, les pouvoirs centraux interviennent
directement ou indirectement dans les actes, les décisions et la gestion des affaires municipales, et
s’octroient parfois la prise de décision en lieu et place des municipalités. Au lieu d’une mise en
application de la décentralisation élargie par l’intermédiaire d’organes locaux élus au suffrage
universel prévue par l’Accord de Taëf, s’installe une centralisation de fait de l’action municipale,
diluée voire confondue avec l’action des autorités déconcentrés. Aussi, si les municipalités jouissent
d’une indépendance financière et administrative dans le cadre de leurs compétences définies en
1977, leurs prérogatives sont étroitement surveillées, quand elles ne sont pas directement exercées,
par l’Etat central dont le champ d’action reste toutefois circonscrit aux espaces les plus attractifs
économiquement et ne concerne que ponctuellement le développement économique et social des
régions les plus pauvres. Malgré l’inscription, dans l’Accord de Taëf, du concept de
« développement équilibré » comme « fondement essentiel de l’unité de l’Etat et de la stabilité du
régime »7, cette initiative politique n’a pas eu les effets socio-économiques escomptés. Issu du
concept de « développement harmonisé » qu’avait développé le Père Lebret dans les années 1960,
celui-ci était censé encourager « le développement équilibré des régions, culturellement,
socialement et économiquement ». Mais la marginalisation des régions périphériques au profit
d’une métropolisation se poursuivant, les inégalités socio-économiques se sont creusées pour
aboutir à un renforcement des initiatives locales, privées et/ou communautaires proposant l’accès
aux services de base dans une logique politicienne, de marché ou de solidarité communautaire.
Plutôt que d’intégrer cette régionalisation des forces politiques dans un projet social à
l’échelle nationale, l’Etat libanais y a répondu par un contrôle accru de leur action locale. S’il tente
6
L'équivalent des préfectures et sous-préfectures.
7
Voir le septième point des Principes généraux des Accords de Taëf, signés en octobre 1989.
d’exercer ses fonctions régaliennes sur l’intégralité du territoire, l’Etat semble bien moins soucieux
d’assumer ses responsabilités sociales, laissant aux forces politiques locales l’occasion de prendre
en charge le développement de leurs territoires et d’en récolter les fruits politiques. Les partis
politiques ont ainsi, aisément, pu intégrer le volet social dans leur action localisée, dévalorisant de
fait une action inefficace voire inexistante de l’Etat et l’utilisant, le cas échéant, à des fins
électorales : déconnectée du centre, l’identité électorale se replie d’autant plus sur le référent
communautaire. Aussi, l'outil-décentralisation, s'il est nécessaire, doit être manié avec prudence
dans le cadre libanais (CHAPUIS J., 2009).
En imposant à la fois les paradigmes de développement et les instruments de leurs
réalisations, les bailleurs de fonds prennent le risque d'un décalage entre les besoins qu'ils supposent
et auxquels ils entendent répondre et les besoins réels auxquels il s'agirait de répondre.
Le décalage entre besoins réels et besoins supposés
Les ONG ont conscience de ces limites inhérentes au pouvoir des bailleurs et cherchent à les
adapter sur le terrain, temporisant, en quelque sorte leur pouvoir coercitif. Pour les bailleurs,
l'orientation stratégique des fonds répond à des conditions d’ordre politique et non pas forcément
aux réalités du terrain, tandis que pour les ONG, les finalités d’un projet répondent, la plupart du
temps, à un impératif économique et social – même si, dans le contexte du confessionnalisme
politique, la motivation politique des ONG locales confessionnelles ne doit pas être occultée. Aussi,
les acteurs ONG sont conduits à négocier l'orientation des fonds pour éviter le décalage entre
besoins supposés et besoins réels.
Par exemple, après le retrait israélien du Sud-Liban en 2000, l’Union européenne prévoyait
de financer un projet de santé mentale dans la région de Khiam 8. Certes, cette localité avait été
particulièrement affectée sur le plan psychologique par l’occupation et les massacres qui
l’accompagnaient, mais ayant été dépendante en matière de service sociaux et d’emploi de
l’administration civile israélienne, et délaissée par un Etat libanais incapable de prendre en charge
les services publics de base, la région avait surtout besoin de programmes de relance économique.
Cet écart entre la réalité du terrain et le choix d’un programme qu’opère le bailleur, suggère que les
finalités du projet ne concernent pas exclusivement la population locale, mais aussi le bailleur de
fonds. Quel est donc son intérêt ici, à financer un programme de santé mentale ?
Dans ce cas précis, l’intérêt n’est pas tant dans le seul domaine d’intervention prévu par le
projet que dans le cadre spatio-temporel dans lequel il intervient. Ici, comme souvent, le choix du
programme, de sa localisation et de sa temporalité répond à une volonté du bailleur du fond
8
Ce projet associait l'ONG Médecins du Monde et l'ONG libanaise 'Amel.
d’exposer sa visibilité. Bien souvent, les bailleurs
lancent des politiques d’urgence ou de
développement dans les régions qui font la une de l’actualité. De la sorte, il est certes plus aisé de
soulever des fonds et de mobiliser du personnel bénévole à partir de l’impact immédiat d’un
évènement, mais aussi, il est plus certain pour les bailleurs que leur intervention financière sera
mentionnée. Cette question de la distribution sélective des fonds soulève la dimension politique du
rôle des bailleurs de fonds dans la coopération internationale : les fonds sont injectés dans tel ou tel
endroit selon leur potentiel stratégique9. Dans cette logique, le Moyen-Orient dont la dimension
stratégique est largement admise, constitue un récepteur privilégié des programmes de
développement financés par les bailleurs de fonds internationaux.
Le Sud du Liban est particulièrement révélateur de cette corrélation entre le potentiel
stratégique d’un moment et d’un lieu donné, et l’afflux de programmes financés par les bailleurs.
Comme ailleurs, beaucoup de programmes y ont été lancés dans les phases d’immédiat après-guerre
- sans qu’ils ne soient toujours maintenus par la suite – afin de répondre à la situation d’urgence.
Aussi, dès le retrait israélien en mai 2000 et, de nouveau, dès la fin de la guerre de l’été 2006, de
nombreux programmes d’aide ont été initié dans la région et beaucoup d’ONG du Nord se sont
empressées d’y affluer. Certes, cette mobilisation répondait à l’urgence humanitaire mais elle ne
s'est pas inscrite dans la durée et de nombreuses ONG ont déserté au moindre événement surgissant
ailleurs. Cette mobilité vers l’urgence a été observée notamment lors des événements du camp
palestinien de Nahr el-Bared, autour de Tripoli : ceux-ci ont monopolisé l’action des ONG qui
étaient présentes au Sud et beaucoup se sont, depuis, repliées sur le Nord.
Lorsque une ONG œuvre exclusivement dans l’urgence humanitaire, il est logique qu’elle
aille là où on l’attend, par contre pour les ONG qui combinent urgence humanitaire et
développement, cette mobilité est plus problématique. Elles ne disposent pas toujours des
ressources (humaines, matérielles, financières) pour répondre aux deux en même temps : le choix
s’oriente bien souvent vers l’urgence humanitaire et le volet développement en pâtit.
Paradoxalement, être présent dans la phase d’urgence donne une visibilité internationale bien
supérieure à une présence durable, qui n’est souvent visible qu’à l’échelle locale, au mieux
nationale.
De même que la temporalité est importante en terme de visibilité, la localisation d’un
programme financé par un bailleur et mis en œuvre par une ONG peut constituer un atout pour eux,
une fois encore en terme de visibilité. Aussi, certains lieux, de par leur charge symbolique,
bénéficient de programmes dont d’autres régions auraient également besoin. En terme de
9
Précisons ici que nous parlons de l’injection des fonds par les bailleurs et non de la mobilisation des fonds qui, elle, n’est pas
forcément liée à la dimension stratégique de la région concernée par une urgence humanitaire. L’exemple des inondations au
Pakistan, à l’été 2010, souligne par exemple cette absence de mobilisation dans une région pourtant fortement touchée et qui
renferme des enjeux stratégiques particulièrement lourds.
communication, implanter un programme dans un lieu symbolique assure une valeur ajoutée.
Encore, l’exemple de la localité de Khiam est significatif : tristement célèbre pour sa prison,
elle a concentré bon nombre de projets après le retrait israélien et gagné un statut prioritaire
notamment auprès du bailleur européen. Outre sa charge symbolique, Khiam est une localité multicommunautaire ce qui permet au bailleur d’assurer à la fois sa visibilité auprès de toutes les
communautés confessionnelles, mais aussi d’arborer une certaine neutralité en ne favorisant pas
telle ou telle communauté.
Si cette stratégie de visibilité n’est pas toujours admise par ceux qui la pratiquent, elle peut
être intégrée au projet si elle apparaît lui servir directement. Certes, c’est la visibilité du projet qui
est mise en avant, pour autant la visibilité des bailleurs de fonds et des ONG en profite de facto.
Ainsi, quand Médecins du Monde (MDM) exige que le projet de santé, financé par l’Union
européenne, soit situé en plein centre-ville de Khiam, il s’agit sans aucun doute d’assurer le succès
du projet (les soins devant être accessibles à tous), mais cela lui permet aussi de valoriser sa
présence. La présence de personnels MDM (coordinateur de la mission, infirmière,
psychothérapeute) pendant la phase de réhabilitation du local devant accueillir le projet, annonçait
le projet à venir, mais donnait aussi à MDM une visibilité en continue sur le terrain…tout en
empiétant sur les financements du projet! De même, lorsque des cérémonies d’inauguration sont
organisées pour valoriser l’existence d’un projet, c’est aussi une occasion pour le bailleur de fonds
de promouvoir sa réalisation, sans qu’elle soit, par ailleurs, toujours achevée. L’organisation même
de ces cérémonies révèle souvent la primauté de l’intérêt du bailleur sur celui du projet en luimême. Les dates des cérémonies d’inauguration sont ainsi, la plupart du temps, fixées à partir de
l’agenda professionnel - voire personnel - du ou des représentant(s) du bailleur. Ainsi, un projet
peut être inauguré avant même qu’il soit opérationnel, s’il le devient un jour.
Cette visibilité que recherchent les bailleurs de fonds et les ONG du Nord est essentielle à
leur légitimité morale. Mais, aussi essentielle soit elle, cette motivation est surtout cachée, en ce
sens qu’elle correspond à des objectifs non stipulés dans un contrat partenarial. A partir de là, la
convergence de vue sur les finalités d’un projet semble difficile à atteindre et, souvent, c’est à
l’ONG du Sud de composer avec, ou plutôt sans. Elle doit alors expliquer à la population locale
pourquoi tel programme est lancé plutôt qu’un autre ou pourquoi un centre a été inauguré tandis
qu’il n’est pas encore opérationnel…autant de contraintes qui peuvent nuire à sa crédibilité auprès
des groupes cibles.
Pour clarifier les finalités d’un projet, son objet et son cadre spatio-temporel sont donc à
négocier entre les parties dans la phase d’élaboration d’une stratégie de mise en œuvre, cette
discussion ouvrant la voie au principe de « co-élaboration » préalable au partenariat. Dans cette
même phase d’élaboration, des conflits sur les activités à mener et la manière de les mener se
manifestent. Pour qu’un partenariat existe, ces conflits doivent être réglés par la négociation, c’està-dire qu’ils doivent impliquer chacune des parties pour aboutir à un compromis.
Pour poursuivre sur l’exemple du projet de santé mentale financé par l’Union européenne à
Khiam, les deux ONG partenaires, MDM et ‘Amel, ont dû en discuter les termes exactes. Pour
‘Amel, non seulement la priorité n’était pas à un projet de santé mentale aux vues des impératifs
socio-économiques, mais surtout, la mise en place d’un projet de soutien psychologique semblait
difficile à réaliser compte tenu de la réticence des populations à consulter dans ce secteur. Pour
MDM dont le secteur médical est le domaine d’intervention exclusif, il s’agissait de convaincre de
la nécessité d’un projet de santé et de faire la médiation entre l’ONG locale et le bailleur décidé à
financer ce seul projet. Le conflit opposait besoins supposés, besoins réels, et besoins exprimés. Au
terme des discussions, une solution médiane a finalement été adoptée : le centre de santé devait
proposer plusieurs activités médicales parmi lesquelles des consultations psychologiques. Si, dans
ce cas, le conflit a été réglé par la négociation et a aboutit à un consensus, respectant ainsi le cadre
du partenariat, cela n’est pas toujours le cas.
Cet exemple montre bien comment le fossé culturel pose problème dans l’élaboration d’un
projet : les différentes approches d’un secteur (en l’occurrence ici le secteur psychologique)
semblent parfois incompatibles. De même, cet exemple montre bien la différence entre des besoins
exprimés et des besoins réels, ces derniers ne pouvant pas être imposés de l’extérieur si la demande
ne suit pas, la logique économique de l’offre et la demande échappant parfois à la complexité
humaine.
Dans ce contexte, comment garantir une certaine qualité de la relation humaine qui lie
chacun de ces partenaires alors qu'elle s'inscrit dans un rapport de force permanent?
Dépasser les rapports de force pour créer une reciprocité ?
Professionalisation et diversification des humanitaires : une réciprocité des acteurs mise à mal
La professionnalisation accrue de l’humanitaire et l’évolution des profils des humanitaires
qui l’accompagne, a modifié la qualité de ces relations. Pendant la guerre du Liban, de nombreux
militants engagés se sont mobilisés pour apporter un soutien moral et matériel aux populations
libanaises. Cet engagement s’est confirmé au lendemain de la guerre, et de nombreuses ONG ont
pérennisé leur présence. Mais avec la professionnalisation de l’humanitaire, les profils des
humanitaires ont changé, leurs motivations parfois, mais surtout leurs conditions de vie. Ces
« experts » de l’humanitaire qui oeuvrent sur le terrain en exerçant leur profession de médecins,
gestionnaires etc.., ou en amont (chercheurs, administrations etc…), jouissent souvent de salaires
calculés sur une grille respectant le niveau de qualification et la législation relative au travail en
vigueur dans les pays du Nord. Or, cette grille de salaire ne correspond en rien aux réalités des pays
du Sud dans lesquels ils interviennent et un fossé se creuse non seulement entre eux et les
humanitaires du Sud mais aussi entre eux et les populations bénéficiaires de leurs actions. Comment
justifier de telles sommes ponctionnées sur le budget d’un partenariat ? Comment justifier les
différences de salaires entre un médecin rattaché à l’ONG du Nord, et celui rattaché à l’ONG du
Sud, tous deux travaillant sur le même projet ?
Par ailleurs, la professionnalisation des humanitaires pose un problème de comportement.
Des motivations « carriéristes » peuvent modifier un projet en l’orientant de manière avantageuse
(responsabilités, portée du projet, etc) pour celui qui vise une évolution de sa carrière humanitaire.
D’un engagement motivé par des convictions humanistes, souvent politiques, dans les années 60, on
est passé à un engagement professionnel dans lequel les convictions politiques n’ont pas leur place
au nom de la neutralité. Cette professionnalisation des profils humanitaires, joue sur la qualité de la
relation, souvent moins forte, car moins personnalisée, qu’auparavant. Lorsque le partenariat
‘Amel/MDM a été initié, il était particulièrement solide du fait de relations humaines singulières.
Plusieurs personnalités ont ainsi marqué ce partenariat, parmi lesquels Bernard Kouchner ou
France Aresta. Mais aussi, ces relations trouvaient une force dans le contexte conflictuel dans
lequel elles s’inscrivaient : tous vivaient la guerre et ensemble ils ont vécu la libération du SudLiban. Ce lien étroit entretenu entre ‘Amel et MDM existe toujours, mais il n’a plus la même
dimension humaine10.
Cette évolution des profils humanitaires est d’autant plus importante que l’on observe aussi
une diversification des acteurs oeuvrant dans l’humanitaire : aujourd’hui les ONG n’ont plus le
monopole de l’humanitaire et d’autres acteurs (privés, militaires) développent des stratégies,
montent des projets, engagent des partenariats relevant du secteur humanitaire. Certes, cette
diversification des approches enrichie le monde humanitaire, mais aussi elle complexifie les
rapports humains entre des acteurs dont les stratégies, les modes opératoires, les approches voire les
objectifs divergent. L’exemple de l’immixtion des militaires dans le secteur humanitaire est assez
probant de cette difficile compatibilité des approches (LARZILLIERE P., 2008). Les militaires
abordent le secteur humanitaire d’un point de vue sécuritaire qui s’inscrit dans la stratégie politique
de l’Etat duquel ils dépendent. Face à la neutralité recherchée par les humanitaires, cette approche
rend difficile les rapports entre militaires et humanitaires.
La « galaxie » humanitaire de ses débuts réunissait des profils vierges de toute expérience
10
Entretien avec le Président de 'Amel, Kamel Mohanna, 16 mars 2011, siège social de 'Amel, Moussaïtbeh, Beyrouth.
professionnelle dans le domaine : rien n’était établi, tout était à construire. Peu de contraintes
externes (en dehors des contraintes logistiques qui ne sont pas négligeables) n’exerçaient de
pression sur les acteurs. Aujourd’hui, la professionnalisation et la diversification des acteurs
structurent un secteur humanitaire qui évolue au fil des expériences de terrain. Plusieurs générations
d’humanitaires coexistent et l’expérience que se sont forgés les uns ne correspond pas toujours aux
réalités vécues sur le terrain par les autres. Aussi, nombreux sont les acteurs qui ont forgé leur
expérience en intervenant sur des théâtres de guerres civiles (guerre du Liban, Yougoslavie,
Rwanda...), et qui ont tendance à analyser, comme par réflexe, les situations actuelles à partir de
leur propre expérience sans toujours prendre en considération l'évolution des situations ou la
spécificité d'une situation dans un pays donné. Non seulement l’approche d’une même zone
géographique souffre de ce carcan historique dans lequel on l’inscrit, mais parce que certaines
situations dépassent l’entendement humain, il est parfois plus aisé de transposer telles situations
déjà vécues, ailleurs, sans que cela corresponde à quelque réalité que ce soit. Ainsi, le Liban est,
souvent, toujours perçu à travers le prisme de son histoire conflictuelle, ou comparé à d’autres
théâtres (Balkans, Rwanda…) qui ont connu des massacres de populations civiles, dans des
contextes et pour des raisons que l’on ne peut transposer à la guerre libanaise. Cette transposition
des expériences humanitaires est d’autant plus forte qu’elle s’accompagne d’une transposition des
approches politiques, les professionnels de la politique n’échappant pas à la tentation d’expliquer
une situation donnée à partir d’une situation connue.
L'interdépendance, garante des mécanismes d'arbitrage?
Le pouvoir n’est pas seulement un facteur exogène aux organisations et à leurs relations,
mais aussi un élément endogène aux relations Nord/Sud, au même titre que les valeurs et les
comportements des acteurs. Dans cette logique, le partenariat souffre d’une relation inégalitaire
entre les acteurs de la coopération, mais il peut également produire de nouvelles formes de relation
entre eux. Car si le rapport de force est inégal, la dépendance est partagée.
Dans un partenariat Nord/Sud, l’ONG locale est a priori la mieux à même d’identifier les
besoins des populations et de les adapter au contexte sociopolitique, économique et culturel local :
dans la répartition des tâches, il importe donc d’intégrer cette compétence spécifique de l’ONG
locale. Aussi, la co-élaboration d’une stratégie de mise en œuvre n’est pas dissociable de la question
du degré et du mode d’implication des partenaires dans le projet, et doit s’appuyer sur la
complémentarité des compétences et des moyens. Trouver un équilibre dans le degré d’intervention
de chaque partenaire du projet n’est pas évident, chacun pouvant s’accuser d’interventionnisme ou
de laxisme si les domaines d’intervention de chacun n’ont pas été clairement définis. Chacun des
partenaires dispose de compétences qui lui sont propres et c’est précisément leur mutualisation qui
constitue la valeur ajoutée du partenariat. Les bailleurs de fonds disposent des moyens financiers
pour soutenir un projet, les ONG du Nord et du Sud disposent quant à elles, des moyens
opérationnels pour mettre en œuvre le projet. Elles doivent donc les mettre en partage pour valoriser
le projet et garantir le principe de réciprocité dans le partenariat.
Dans la perception qu’ont les ONG du Sud des ONG du Nord, essentiellement considérées
comme des bailleurs et des experts, l’aspect opérationnel prédomine. En engageant un partenariat
avec des ONG du Nord, les ONG du Sud attendent de pouvoir bénéficier de cet apport
méthodologique, d’un renforcement de leur capacités institutionnelles et d’une visibilité non plus
seulement nationale mais internationale. Les ONG du Sud sont quant à elles souvent perçues
comme des opérateurs plus efficaces et des interlocuteurs plus crédibles, leurs principaux atouts
étant leur connaissance de l’environnement local, des échanges de savoir-faire et d’expérience, leur
proximité avec les groupes de base et leur capacité d’identification des problèmes et besoins
prioritaires des populations. Cette interdépendance conduit les acteurs du Sud comme du Nord à
adopter des mécanismes d’arbitrage de pouvoir : les acteurs du Nord cherchant à diluer leur
pouvoir, ceux du Sud à renforcer le leur. En cherchant un équilibre des pouvoirs, l’un et l’autre
reconnaissent qu’il y a une inégalité inhérente à leurs relations. Mais plutôt que d’être contournée,
cette inégalité est intégrée dans le processus de construction du partenariat.
On ne peut donc penser les relations de partenariat en coopération internationale sans
prendre en considération la dynamique d’arbitrage et de partage de pouvoir entre les acteurs, et sans
comprendre que le partenariat représente un compromis qui, loin de nier ou d’ignorer les rapports
Nord-Sud, les intègre et les équilibre. La relation de partenariat n’est donc pas seulement un espace
d’exercice de pouvoir et de négociation des règles institutionnelles, mais aussi, et surtout, elle peut
être un véritable espace de partage et d’échange de pouvoir. Pourtant, il arrive que ces mécanismes
d’arbitrage ne soient pas, ou insuffisamment, pris en considération. Cette lacune est d’autant plus
prononcée que les acteurs du Nord appréhendent la situation des pays du Sud à partir de schéma
préétabli : qu’il s’agisse de la pratique des acteurs supposée reproduire un contexte sociopolitique et
historique particulier, ou des schémas d’explications et de résolutions sensés répondre aux
problèmes qui se posent dans le pays d'intervention. L’exemple des partenariats engagés avec le
Liban est ainsi particulièrement révélateur de cette altération du partenariat dès lors que s’imposent
les idées reçues sur le pays d’intervention.
Conclusion
L’inscription d’une relation dans le temps, qui constitue l’un des critères du partenariat,
dépend non seulement de la qualité du retour d’expérience après la mise en œuvre d’un projet, mais
aussi et beaucoup de la qualité de la relation humaine dans le partenariat mis en œuvre…en somme
elle dépend du bon fonctionnement de chacun des critères qui permettent un partenariat. Elle n’est
possible que si, dans le cadre du partenariat établi, le partage de l’autorité, l’investissement commun
des ressources, le partage des responsabilité et de l’obligation de rendre des comptes ont été
respecté. Dans cette perspective, la transparence est l’une des priorités pour pérenniser une relation
car elle permet la confiance mutuelle : la reddition de comptes Nord – Sud est particulièrement
essentielle.
La pérennité d’un partenariat suppose donc qu’il soit efficace. Pourtant, ce succès est à
double tranchant car la multiplication des projets qui vont s’inscrire dans ce partenariat soulève la
problématique du risque de l’affaiblissement d’un Etat qui ne prend pas en charge les services
publics de base : plus un projet est efficace et pérenne, plus l’Etat a toutes les raisons de se
défausser de ses responsabilités. Cet éternel débat qui interroge l’existence même des ONG, offre
une occasion dans le cadre du partenariat, d’engager une réflexion sur le rôle de l'Etat dans les pays
du Sud en général, et au Liban en particulier.
On ne peut conclure ces quelques éléments de réflexion sur le partenariat Nord-Sud sans
évoquer la nécessité d’un changement de nature des échanges entre le Nord et le Sud. L’évolution
des rapports et des centres de décision qui se déplacent peu à peu vers le Sud et l’implication
croissante des pays du Sud dans les décisions concernant leur propre développement sont autant
d’éléments que le Nord doit intégrer dans sa perception du Sud, sans quoi le centre de gravité des
échanges pourrait bien se déplacer exclusivement au Sud. Le partenariat Sud-Sud est d’ailleurs bien
engagé et le Liban dispose, en la matière, d’atouts majeurs de par les liens étroits qu’il entretient
avec l’Amérique du Sud ou l’Afrique, grâce au dynamisme de sa diaspora.
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