SONNETS EN FRANÇAIS SONNETS Nicolas de Herberay

Transcription

SONNETS EN FRANÇAIS SONNETS Nicolas de Herberay
SONNETS EN FRANÇAIS
SONNETS
Nicolas de Herberay, (- ? – 1557 ?)
AU LECTEUR,
Bening lecteur, de jugement pourveu,
Quand tu verras l’invention gentille
De cest autheur : contente toy du stille,
Sans t’enquerir s’il est vray ce, qu’as leu.
Qui est celhuy, qui peult dire : j’ay veu
Blasmer Homere, ou accuser Virgile,
Pour n’estre vrays ainsi que l’Evangile,
En escripvant tout ce qu’il leur a pleu ?
Quand Appelles * nous a painct Jupiter
En Cigne blanc, Thoreau, ou aultre beste :
Des anciens il n’a esté repris.
Doncq si tu veois en ce Livre, imiter
L’antiquité, loue l’effort honneste :
Car tout bon œuvre est digne de bon prix
(Le second livre d’Amadis de Gaule... par le
Seigneur des Essars, Nicolas de Herberay,
1541.)
*
Apelles : « Le premier lieu où Venus aborda fut
Cythère, & de là en Chypre, d’où elle est
nommée Cytherée & Cyprienne. A ceste cause
les anciens avaient souvent coûtume de la
peindre, comme fraîchement née de la mer &
nageant à bord dans une coquille. On dit
qu’Alexandre le Grand en fit faire un tableau
par Apelle, prince de tous les peintres qui
jamais furent : & que pour l’inciter à mieux
faire, il lui en fit prendre le portrait sur une
sienne garce belle à merveille, laquelle il lui fit
voir toute nue : & depuis s’apercevant que le
peintre contemplant cette garce à son plaisir, en
était devenu amoureux, lui en fit present. »
Clément Marot (1496-1544)
..A MADAME DE FERRARE
Me souvenant de tes bontez divines
Suis en douleur, princesse, à ton absence ;
Et si languy quant suis en ta presence,
Voyant ce lys au milieu des espines.
O la doulceur des doulceurs femenines,
O cueur sans fiel, o race d’excellence,
O traictement remply de violance,
Qui s’endurçist pres des choses benignes.
Si seras tu de la main soustenue
De l’eternel, comme sa cher tenue ;
Et tes nuysans auront honte et reproche.
Courage, dame, en l’air je voy la nue
Qui ça et là s’escarte et diminue,
Pour faire place au beau temps qui s’approche.
(1536 ?)
Mellin de Saint Gelais (1487-1558)
Au SEIGNEUR DES ESSARS N De
HERBERAY
Traducteur du present livre d’Amadis de
Gaule
Au grand desir, à l’instante requeste
De tant d’amys dont tu peux disposer,
Vouldrois tu bien (ô amy) t’opposer
Par un reffus de chose tres honeste ?
Chacun te prie et je t’en admoneste,
Que l’Amadis qu’il t’a pleu exposer
Vueilles permettre au monde et exposer,
Car par tes faitz gloire et honneur acqueste.
Estimes tu que Cesar ou Camille
Doibvent le cours de leur claire memoire
Au marbre, ou fer, à cyseau ou enclume ?
Toute statue ou medaille est fragile
Au fil des ans, mais la durable gloire
Vient de main docte et bien disante plume.
1541
Jacques Peletier du Mans (1517-1582)
A TRES ILLUSTRE PRINCESSE
MADAME MARGUERITE SŒUR DU
ROY
Ce que ma Muse en vers a peu chanter
Ce qu’en François des autheurs a traduit
Et ce qu’ell’a d’elle mesme produit,
Elle vous vient maintenant presenter,
Et s’elle peut vostre esprit contenter,
Ainsi qu’espoir et desir la conduit,
De son grand heur, de sa gloire et bon bruit
A tout jamais se pourra bien venter
Car ceux qui sont coustumiers de medire
Vostre grandeur n’oseront pas dedire :
Quant au futur, elle ne craint rien tel.
Pour ce qu’elle’est certaine et assuree
Que vostre nom demeurant immortel,
Le sien sera de pareille duree.
1547
PACE NON TROVO, ET NON HO DO
FAR GUERRA
Paix je ne trouve, et n’ay dont faire guerre :
J’espere et crain, je brulle, et si suis glace
Je vole au Ciel, et gis en basse place :
J’embrasse tout, et rien je ne tien serre.
Tel me tient clos, qui ne m’ouvre n’enserre,
De moy n’a cure, et me tourne la face :
Vif ne me veut, et l’ennuy ne m’efface
Et ne m’occit Amour ny ne desserre.
Je voy sans yeux, sans langue vais criant :
Perir desire, et d’ayde j’ay envie :
Je hay moymesme, autruy j’aime et caresse:
De deuil me pais, je lamente en riant :
Egalement me plaisent mort et vie :
En cest estat suis pour vous ma maistresse.
1
SONNETS EN FRANÇAIS
Joachim du Bellay (1522-1560)
L’Olive (1549-1550)
Ces cheveux d’or sont les liens Madame,
Dont fut premier ma liberté surprise,
Amour la flamme autour du cœur eprise,
Ces yeux le traict, qui me transperse l’ame.
Fors sont les neudz, apre, et vive la flamme
Le coup, de main à tyrer bien apprise,
Et toutesfois j’ayme, j’adore, et prise
Ce qui m’etraint, qui me brusle, et entame.
Pour briser donq’, pour eteindre, et guerir
Ce dur lien, ceste ardeur, ceste playe,
Je ne quier fer, liqueur’ny medecine,
L’heur, et plaisir, que ce m’est de perir
De telle main, ne permect que j’essaye
Glayve trenchant, ny froydeur, ny racine.
Les Antiquitez de Rome
XXV
Que n’ay-je encor la harpe Thracienne,
Pour réveiller de l’enfer paresseux
Ces vieux Cesars, & les Umbres de ceux
Qui ont basty ceste ville ancienne ?
Ou que je n’ay celle Amphionienne,
Pour animer d’un accord plus heureux
De ces vieux murs les ossemens pierreux,
Et restaurer la gloire Ausonienne ?
Peusse-je aumoins d’un pinceau plus agile,
Sur le patron de quelque grand Virgile
De ces palais les portraits façonner,
J’entreprendrois, veu l’ardeur qui m’allume,
De rebastir au compas de la plume
Ce que les mains ne peuvent maçonner.
Pierre de Ronsard (1524-1585)
Amours, 1552
XXXIX
Quand au matin ma Deesse s’abille
D’un riche or crespe ombrageant ses talons,
Et que les retz de ses beaulx cheveux blondz
En cent façons ennonde et entortille :
Je l’accompare à l’escumiere fille,
Qui or peignant les siens jaunement longz,
Or les ridant en mille crespillons
Nageoit abord dedans une coquille.
De femme humaine encore ne sont pas
Son ris, son front, ses gestes, ny ses pas,
Ny ses yeulx l’une & l’autre chandelle :
Rocz, eaux, ny boys, ne celent point en eulx
Nymphe, qui ait si follastres cheveux,
Ny l’œil si beau, ny la bouche si belle.
CX
Ce ris plus doulx que l’œuvre d’une abeille,
Ces doubles liz doublement argentez,
Ces diamantz à double rang plantez
Dans le coral de sa bouche vermeille,
Ce doulx parler qui les mourantz éveille,
Ce chant qui tient mes soucis enchantez,
En ces deux cieulx sur deux astres antez,
De ma Deesse annonce la merveille.
Du beau jardin de son printemps riant
Naist un parfum qui mesme l’orient
Embasmeroit de ces doulces aleines
Et de là sort le charme d’une voix,
Qui touts ravis, fait sauteler les boys,
Planer les montz & montagner les plaines.
Derniers vers, 1586
II
Ah longues nuicts d’hyver de ma vie bourrelles,
Donnez moy patience, et me laissez dormir,
Vostre nom seulement, et suer et fremir
Me fait par tout le corps, tant vous m’estes cruelles.
Le sommeil tant soit peu n’esvente de ses ailes
Mes yeux tousjours ouvers, et ne puis affermir
Paupiere sur paupiere, et ne fais que gemir,
Souffrant comme Ixion des peines eternelles.
Vieille umbre de la terre, ainçois l’umbre d’enfer,
Tu m’as ouvert les yeux d’une chaisne de fer,
Me consumant au lict, navré de mille pointes :
Pour chasser mes douleurs ameine moy la mort,
Ha mort, le port commun, des hommes le confort,
Viens enterrer mes maux je t’en prie à mains jointes.
Louise Labé (1524 ?- 1566 ?)
Lut, compagnon de ma calamité,
De mes soupirs témoin irreprochable,
De mes ennuis controlleur veritable,
Tu as souvent avec moy lamenté :
Et tant le pleur piteus t’a molesté,
Que, commençant quelque son delectable,
Tu le rendois tout soudein lamentable,
Feingnant le ton que plein avois chanté.
Et si te veus efforcer au contraire,
Tu te destens & si me contreins taire :
Mais me voyant tendrement soupirer,
Donnant faveur à ma tant triste pleinte :
En mes ennuis me plaire suis contreinte,
Et d’un dous mal douce fin esperer.
2
SONNETS EN FRANÇAIS
Jean Antoine de Baïf (1532-1589)
Les Amours, 1552
Ô doux plaisir plein de doux pensement,
Quand la douceur de la douce meslée,
Etreint et joint, l’ame en l’ame mellée,
Le corps au corps accouplé doucement.
Ô douce mort ! ô doux trepassement !
Mon ame alors de grand’joye troublée,
De moy dans toy s’ecoulant a l’emblée,
Puis haut, puis bas, quiert son ravissement.
Quand nous ardentz, Meline, d’amour forte,
Moy d’estre en toy, toy d’en toy tout me prendre,
Par celle part, qui dans toy entre plus,
Tu la reçoys, moy restant masse morte :
Puis vient ta bouche en ma bouche la rendre,
Me ranimant tous mes membres perclus.
Agrippa d’Aubigné (1552-1630)
Le Printemps – L’hécatombe à Diane (1568-1575)
IV
Combattu des vents et des flots,
Voyant tous les jours ma mort preste,
Et abayé d’une tempeste
D’ennemis, d’aguetz, de complotz,
Me resveillant à tous propos,
Mes pistolles dessoubz ma teste,
L’amour me fait faire le poète,
Et les vers cerchent le repos.
Pardonne moy, chere maistresse,
Si mes vers sentent la destresse,
Le soldat, la peine, et l’esmoy :
Car depuis qu’en aimant je souffre,
Il faut qu’ils sentent comme moy
La poudre, la mesche, et le souffre.
XCVI
Je brusle avecq’ mon ame et mon sang rougissant
Cent amoureux sonnetz donnéz pour mon martire,
Si peu de mes langueurs qu’il m’est permis d’escrire
Soupirant un Hecate, et mon mal gemissant.
Pour ces justes raisons, j’ay observé les cent :
A moins de cent taureaux on ne fait cesser l’ire
De Diane en courroux, et Diane retire
Cent ans hors de l’enfer les corps sans monument.
Mais quoy ? puis-je connaître au creux de mes hosties,
A leurs boyaux fumans, à leurs rouges parties
Ou l’ire, ou la pitié de ma divinité ?
Ma vie est à sa vie, et mon ame à la siene,
Mon cœur souffre en son coeur. La Tauroscytienne
Eust son desir de sang de mon sang contenté.
C
Au tribunal d’amour, après mon dernier jour,
Mon cœur sera porté, diffamé de bruslures,
Il sera exposé, on verra ses blesseures,
Pour cognoistre qui fit un si estrange tour,
A la face et aux yeux de la celeste cour
Où se prennent les mains innocentes ou pures ;
Il seignera sur toi, et compleignant d’injures
Il demandera justice au juge aveugle Amour :
Tu diras : C’est Venus qui l’a fait par ses ruses,
Ou bien Amour, son filz. En vain telles excuses !
N’accuse point Venus de ses mortels brandons,
Car tu les as fournis de mesches et flammesches,
Et pour les coups de traict qu’on donne aux Cupidons
Tes yeux en sont les arcs, et tes regards les flesches.
Chanson anonyme (1578)
Las ! ô Pauvre Didon, contre Amour qui s’obstine
Furieux dans ton cœur, ne saurait-on trouver
Quelque piteux secours qui te puisse sauver
Des assauts de la mort jà prête à ta ruine ?
Laisse, laisse forcer les flots de la marine
À ce traitre cruel. Ah! te veux-tu priver
Encor de tout espoir, et toi-même grever,
D’un fort glaive enfonçant ton indigne poitrine ?
S’il te laisse, pourtant il n’échappera pas
La vengeance des dieux qui talonnent ses pas
Eh ! vois avec ta sœur la tombante Carthage ;
Ne crois, hélas, ne crois cet amour déréglé
Qui te force le sens, car il est aveuglé ;
Et ne trompe ton mal par un plus grand hommage.
Héliette de Vivonne (1558-1625)
ÉNIGME
Pour le plus doux ébat que je puisse choisir,
Souvent, après dîner, craignant qu’il ne m’ennuie,
Je prends le manche en main, je le tâte et manie,
Tant qu’il soit en état de me donner plaisir.
Sur mon lit je me jette, et, sans m’en dessaisir,
Je l’étreins de mes bras et sur moi je l’appuie,
Et, remuant bien fort, d’aise toute ravie,
Entre mille douceurs j’accomplis mon désir.
S’il advient, par malheur quelquefois qu’il se lâche,
De la main je le dresse, et, derechef, je tâche
Au jouir du plaisir d’un si doux maniement :
Ainsi, mon bien aimé, tant que le nerf lui tire,
Me contemple et me plaît, puis de lui, doucement,
Lasse et non assouvie enfin je me retire.
(Le luth)
(Vers 1590)
3
SONNETS EN FRANÇAIS
Gabrielle de Coignard (1550-1586),
Œuvres chrestiennes, posthume1595
Invocation
Obscure nuit laisse ton noir manteau.
Va réveiller la gracieuse aurore ;
Chasse bien loin le soin qui me dévore,
Et le discours qui trouble mon cerveau :
Philippe Desportes (1546-1606)
Les Amours de Cléonice, 1583
Cléonice
Le temps léger s’enfuit sans m’en apercevoir,
Quand celle à qui je suis mes angoisses console :
Il n’est vieil, ni boiteux, c’est un enfant qui vole,
Au moins quand quelque bien vient mon mal décevoir.
Voici le jour gracieux, clair et beau,
Et le Soleil qui la terre décore,
Et je n’ay point fermé les yeux encore,
Qui font nager ma couche toute en eau.
A peine ai-je loisir seulement de la voir,
Et de ravir mon âme en sa douce parole,
Que la nuit à grand pas, se hâte et me la vole,
M’ôtant toute clarté, toute âme et tout pouvoir.
Ombreuse nuit, paisible, et sommeillante,
Qui sais les pleurs de l’âme travaillante,
J’ay ma douleur cachée dans ton sein :
Bienheureux quatre jours, mais quatre heures soudaines !
Que n’avez-vous duré pour le bien de mes peines ?
Et pourquoi vôtre cours s’est-il tant avancé ?
Ne voulant point que le monde le sache
Mais toutefois je te pri’ sans relâche,
De l’apporter aux pieds du Souverain.
Plus la joie est extrême et plus elle est fuitive ;
Mais j’en garde pourtant la mémoire si vive,
Que mon plaisir perdu n’est pas du tout passé.
Marc Papillon de Lasphrise (vers 1555 - 1599)
Les Premières Œuvres poétiques du Capitaine
Lasphrise (1597-1599)
François Malherbe (1555-1628)
Il n’est rien de si beau comme Caliste est belle :
C’est une œuvre où Nature a fait tous ses efforts
Et notre âge est ingrat qui voit tant de trésors,
S’il n’élève à sa gloire une marque éternelle.
Quand je sens l’ardent flot (non point extrêmement)
Car toute extrémité n’est saine tant soit bonne,
Ma duisable chaleur atteint plus la personne,
Si mon intérieur sort du trou mollement.
Vénus mère d’Amour me désire ardemment,
La même chasteté ainsi m’affectionne,
Toutefois sans Vénus, qui de son surgeon donne,
Nul ne voudrait jouir de mon bien nullement.
En m’aidant je lui aide avec naïve flamme,
Et de plusieurs façons on use de mon âme,
Rois, Bergers sont remplis de sa fécondité.
Qui sans coût est utile, à la longue on s’en fâche,
Trop de mol fait vomir, trop de dur serre et lâche,
Mais son Ovale engendre œuvre plus souhaité.
explication
C’est un œuf mollet, que l’on a mis en un pot bouillir
qui par sa chaleur é hauffe la personne à luxure, et
qui est fort sain, dont les plus sages en mangent
ainsi : mais sans estre salé on n’en pourroit manger,
l’un s’accommode avec l’autre, le sel seul, ni l’œuf
sans sel ne seroit trouvé bon : on en mange
diversement, de pochez, fricassez, etc. C’est une
viande dont les Princes usent et tous les pauvres gens
comme d’une manne feconde, qui est bonne sans
despense. Mangeant ordinairement des œufs molets
on s’en degouste, ils font mal au cœur et sont
vomitifs, et estans durs ils restreignent le ventre, et
en prenant trop ils le dévoyent et gastent l’estomach.
L’œuf, d’où vient ce mot d’ovale, estant faicte
comme un œuf, engendre un poulet, qui vaut mieux,
et que l’on desire plus que luy.
La clarté de son teint n’est pas chose mortelle,
Le baume est dans sa bouche, et les roses dehors :
Sa parole et sa voix ressuscitent les morts,
Et l’art n’égale point sa douceur naturelle.
La blancheur de sa gorge éblouit les regards :
Amour est en ses yeux, il y trempe ses dards,
Et la fait reconnaître un miracle visible.
En ce nombre infini de grâces, et d’appas,
Qu’en dis-tu ma raison ? crois-tu qu’il soit possible
D’avoir du jugement, et ne l’adorer pas ?
*
Beaux et grands bâtiments d’éternelle structure,
Superbes de matière, et d’ouvrages divers,
Où le plus digne roi qui soit en l’univers
Aux miracles de l’art fait céder la nature.
Beau parc, et beaux jardins, qui dans votre clôture,
Avez toujours des fleurs, et des ombrages verts,
Non sans quelque démon qui défend aux hivers
D’en effacer jamais l’agréable peinture.
Lieux qui donnez aux cœurs tant d’aimables désirs,
Bois, fontaines, canaux, si parmi vos plaisirs
Mon humeur est chagrine, et mon visage triste:
Ce n’est point qu’en effet vous n’ayez des appas,
Mais quoi que vous ayez, vous n’avez point Caliste :
Et moi je ne vois rien quand je ne la vois pas.
4
SONNETS EN FRANÇAIS
Caliste, en cet exil j’ai l’âme si gênée
Qu’au tourment que je souffre il n’est rien de pareil :
Et ne saurais ouïr ni raison, ni conseil,
Tant je suis dépité contre ma destinée.
J’ai beau voir commencer et finir la journée,
En quelque part des cieux que luise le soleil,
Si le plaisir me fuit, aussi fait le sommeil :
Et la douleur que j’ai n’est jamais terminée.
Toute la cour fait cas du séjour où je suis :
Et pour y prendre goût je fais ce que je puis :
Mais j’y deviens plus sec, plus j’y vois de verdure.
En ce piteux état si j’ai du réconfort,
C’est, ô rare beauté, que vous êtes si dure,
Qu’autant près comme loin je n’attends que la mort.
André Mage de Fiefmelin (1560-1603)
Ce monde comme on dit est une cage à fous,
Où la guerre, la paix, l’amour, la haine, l’ire,
La liesse, l’ennui, le plaisir, le martyre
Se suivent tour à tour et se jouent de nous.
Ce monde est un théâtre où nous nous jouons tous
Sous habits déguisés, à malfaire et médire.
L’un commande en tyran, l’autre humble au joug soupire:
L’un est bas, l’autre haut, l’un jugé, l’autre absous.
Qui s’éplore, qui vit, qui joue, qui se peine,
Qui surveille, qui dort, qui danse, qui se gêne,
Voyant le riche saoul et le pauvre jeûnant ?
Bref ce n’est qu’une farce ou simple comédie
Dont la fin des joueurs la Parque couronnant,
Change la catastrophe en triste tragédie.
Jean de la Ceppède (1548 ou 1550 - 1623)
Théorèmes sur le Sacré Mystère de notre
Rédemption (1613-1621, + de 500 sonnets)
Le Sieur Vital d’Audiguier (1565 ? -1624)
Faire l’amour, alors qu’il me défait,
Et tout défait l’amour même défaire,
Le défaisant, le rendre plus parfait,
Le parfaisant, l’éprouver plus contraire.
Se délecter aux plaies qu’il me fait,
Chanter l’honneur de mon fier adversaire ;
Et de cent maux endurés en effet
Ne rapporter qu’un bien imaginaire.
Cacher son mal de crainte de le voir,
Crier merci de faire son devoir,
En même temps se louer et se plaindre.
Se détester et se faire la cour
Se mépriser et soi-même se craindre
C’est en deux mots la défaite d’amour.
François Maynard (1542-1646)
Les Œuvres (1646)
Contre le Cardinal Richelieu
Par vos humeurs le monde est gouverné,
Vos volontés font le calme et l’orage ;
Et vous riez de me voir confiné
Loin de la cour dans mon petit village.
Cléomédon, mes désirs sont contents ;
Je trouve beau le désert où j’habite,
Et connais bien qu’il faut céder au temps,
Fuir l’éclat et devenir ermite ;
Je suis heureux de vieillir sans emploi,
De me cacher, de vivre tout à moi,
D’avoir dompté la crainte et l’espérance ;
Et si le ciel, qui me traite si bien,
Avait pitié de vous et de la France,
Votre bonheur serait égal au mien.
*
Cette rouge sueur goutte à goutte roulante
Du corps de cet athlète en ce rude combat,
Peut être comparée à cette eau douce et lente
Qui la sainte montagne en silence rebat.
L’aveugle-né, qui mit tous les siens en débat
Pour ses yeux, fut lavé de cette eau doux-coulante,
Et dans le chaud lavoir de cette onde sanglante
Toute l’aveugle race en liberté s’ébat.
Et l’un et l’autre bain ont redonné la vue,
Siloë du pouvoir dont le Christ l’a pourvue,
Et celui-ci du sang de son propre pouvoir.
Aussi ce rare sang est la substance même
De son cœur, qui pour faire à nuit ce cher lavoir
Fond comme cire au feu de son amour extrême.
Cloris vit sous les dures lois
D’un mari, dont la rêverie
Le fait même jaloux des rois
Qui sont peints dans sa galerie.
Il lui prêche que le devoir
L’oblige à fuir la rencontre ;
Je serai privé de la voir
Sans le songe qui me la montre.
Ce doux sorcier de mes ennuis
Me l’amène toutes les nuits
Tant il est soigneux de me plaire.
Que mon sort est capricieux !
Pour voir le soleil qui m’éclaire,
Il faut que je ferme les yeux.
5
SONNETS EN FRANÇAIS
Théophile de Viau (1590-1626)
Ministre du repos, sommeil père des songes,
Pourquoi t’a-t-on nommé l’Image de la Mort?
Que ces faiseurs de vers t’ont jadis fait de tort,
De le persuader avecque leurs mensonges!
Faut-il pas confesser qu’en l’aise où tu nous plonges,
Nos esprits sont ravis par un si doux transport,
Qu’au lieu de raccourcir, à la faveur du sort,
Les plaisirs de nos jours, sommeil, tu les allonges.
Dans ce petit moment, ô songes ravissants!
Qu’Amour vous a permis d’entretenir mes sens,
J’ai tenu dans mon lit Élise toute nue.
Sommeil, ceux qui t’ont fait l’Image du trépas,
Quand ils ont peint la mort ils ne l’ont point connue:
Car vraiment son portrait ne lui ressemble pas.
Phylis, tout est …tu, je meurs de la vérole,
Elle exerce sur moi sa dernière rigueur :
Mon v.. baisse la tête et n’a point de vigueur,
Un ulcère puant a gâté ma parole.
J’ai sué trente jours, j’ai vomi de la colle ;
Jamais de si grands maux n’eurent tant de longueur,
L’esprit le plus constant fût mort à ma langueur,
Et mon affliction n’a rien qui la console.
Mes amis plus secrets ne m’osent approcher,
Moi-même, en cet état, je ne m’ose toucher :
Phylis le mal me vient de vous avoir …tue.
Mon Dieu, je me repends d’avoir si mal vécu :
Et si votre courroux à ce coup ne me tue,
Je fais vœu désormais de ne …tre qu’en cul.
Pierre de Marbeuf (1596-1645)
Recueil de vers, 1628
*
Au moins ai-je songé que je vous ai baisée,
Et bien que tout l’amour ne s’en soit pas allé,
Ce feu qui dans mes sens a doucement coulé,
Rend en quelque façon ma flamme rapaisée.
Après ce doux effort mon âme reposée
Peut rire du plaisir qu’elle vous a volé,
Et de tant de refus à demi consolé,
Je trouve désormais ma guérison aisée.
Mes sens déjà remis commencent à dormir,
Le sommeil qui deux nuits m’avait laissé gémir
Enfin dedans mes yeux vous fait quitter la place.
Et quoiqu’il soit si froid au jugement de tous,
Il a rompu pour moi son naturel de glace,
Et s’est montré plus chaud et plus humain que vous.
*
D’un sommeil plus tranquille à mes amours rêvant,
J’éveille avant le jour mes yeux et ma pensée,
Et cette longue nuit si durement passée,
Je me trouve étonné de quoi je suis vivant.
Demi désespéré je jure en me levant
D’arracher cet objet à mon âme insensée,
Et soudain de ses vœux ma raison offensée
Se dédit et me laisse aussi fol que devant.
Je sais bien que la mort suit de près ma folie,
Mais je vois tant d’appas en ma mélancolie
Que mon esprit ne peut souffrir sa guérison.
Chacun à son plaisir doit gouverner son âme,
Mithridate autrefois a vécu de poison,
Les Lestrygons de sang, et moi je vis de flamme.
Et la mer et l’amour ont l’amer pour partage,
Et la mer est amère, et l’amour est amer,
L’on s’abîme en l’amour aussi bien qu’en la mer,
Car la mer et l’amour ne sont point sans orage.
Celui qui craint les eaux, qu’il demeure au rivage,
Celui qui craint les maux qu’on souffre pour aimer,
Qu’il ne se laisse pas à l’amour enflammer,
Et tous deux ils seront sans hasard de naufrage ?
La mère de l’amour eut la mer pour berceau,
Le feu sort de l’amour, sa mère sort de l’eau
Mais l’eau contre ce feu ne peut fournir des armes.
Si l’eau pouvait éteindre un brasier amoureux,
Ton amour qui me brûle est si fort douloureux,
Que j’eusse éteint son feu de la mer de mes larmes
Antoine Girard, sieur de Saint-Amant (15941661) Les Œuvres, « Railleries à part », 1649
Sonnet sur des mots qui n’ont point de rime
Phylis, je ne suis plus des rimeurs de ce siècle
Qui font pour un sonnet dix jour de cul de plomb
Et qui sont obligés d’en venir aux noms propres
Quand il leur faut rimer ou sur coiffe ou sur poil.
Je n’affecte jamais rime riche ni pauvre
De peur d’être contraint de suer comme un porc,
Et hais plus que la mort ceux dont l’âme est si faible
Que d’exercer un art qui fait qu’on meurt de froid.
Si je fais jamais vers, qu’on m’arrache les ongles,
Qu’on me traîne au gibet, que j’épouse une vieille,
Qu’au plus fort de l’été je languisse de soif,
Que tous les mardi-gras me soient autant de jeûnes,
Que je ne goûte vin non plus que fait le Turc,
Et qu’au fond de la mer on fasse mon sépulcre.
6
SONNETS EN FRANÇAIS
Tristan l’Ermite (1601-1655)
Assis sur un fagot, une pipe à la main,
Tristement accoudé contre une cheminée,
Les yeux fixés vers terre, et l’âme mutinée,
Je songe aux cruautés de mon sort inhumain.
L’espoir qui me remet du jour au lendemain,
Essaie à gagner temps sur ma peine obstinée,
Et me venant promettre une autre destinée,
Me fait monter plus haut qu’un empereur romain.
Mais à peine cette herbe est-elle mise en cendre,
Qu’en mon premier état, il me convient descendre,
Et passer mes ennuis à redire souvent :
Non je ne trouve point beaucoup de différence
De prendre du tabac à vivre d’espérance,
Car l’un n’est que fumée, et l’autre n’est que vent.
Sonnet inachevé
Fagoté plaisamment comme un vrai Simonnet,
Pied chaussé, l’autre nu, main au nez, l’autre en poche,
J’arpente un vieux grenier, portant sur ma caboche
Un coffin de Hollande en guise de bonnet.
Là, faisant quelquefois le saut du sansonnet,
Et dandinant du cul comme un sonneur de cloche,
Je m’égueule de rire, écrivant d’une broche
En mots de patelin, ce grotesque sonnet.
Mes esprits à cheval sur des coquecigrues,
Ainsi que papillons s’envolent dans les nues,
Y cherchant quelque fin qu’on ne puisse trouver.
Nargue : c’est trop rêver, c’est trop ronger ses ongles ;
Si quelqu’un sait la rime, il peut bien l’achever.
Vincent Voiture (1597-1648)
La belle matineuse
Des portes du matin l’Amante de Céphale,
Ses roses épandait dans le milieu des airs,
Et jetait sur les cieux nouvellement ouverts
Ces traits d’or et d’azur qu’en naissant elle étale,
Quand la Nymphe divine, à mon repos fatale,
Apparut, et brilla de tant d’attraits divers,
Qu’il semblait qu’elle seule éclairait l’Univers
Et remplissait de feux la rive Orientale.
La belle esclave maure
Beau Monstre de Nature, il est vrai ton visage
Est noir au dernier point, mais beau parfaitement :
Et l’Ebène poli qui te sert d’ornement
Sur le plus blanc ivoire emporte l’avantage.
Ô merveille divine, inconnue à notre âge !
Qu’un objet ténébreux luise si clairement ;
Et qu’un charbon éteint, brûle plus vivement
Que ceux qui de la flamme entretiennent l’usage !
Entre ces noires mains je mets ma liberté ;
Moi qui fus invincible à toute autre Beauté,
Une Maure m’embrasse, une Esclave me dompte.
Mais cache-toi, Soleil, toi qui viens de ces lieux
D’où cet Astre est venu, qui porte pour ta honte
La nuit sur son visage, et le jour dans ses yeux.
Paul Scarron (1610-1660)
Vous faites voir des os quand vous riez, Hélène,
Dont les uns sont entiers et ne sont guère blancs ;
Les autres, des fragments noirs comme de l’ébène,
Et tous, entiers ou non, cariés et tremblants.
Comme dans la gencive ils ne tiennent qu’à peine
Et que vous éclatez à vous rompre les flancs,
Non seulement la toux mais votre seule haleine
Peut les mettre à vos pieds, déchaussés et sanglants.
Ne vous mêlez donc plus du métier de rieuse ;
Fréquentez les convois et devenez pleureuse :
D’un si fidèle avis faites votre profit.
Mais vous riez encore et vous branlez la tête !
Riez tout votre soûl, riez vilaine bête :
Pourvu que vous creviez de rire, il me suffit.
Isaac de Benserade (1613-1691)
Madame, je vous donne un oiseau pour étrenne
Duquel on ne saurait estimer la valeur ;
S’il vous vient quelque ennui, maladie ou douleur,
Il vous rendra soudain à votre aise et bien saine.
Le Soleil se hâtant pour la gloire des Cieux
Vint opposer sa flamme à l’éclat de ses yeux,
Et prit tous les rayons dont l’Olympe se dore.
Il n’est mal d’estomac, colique ni migraine
Qu’il ne puisse guérir, mais surtout il a l’heur
Que contre l’accident de la pâle couleur
Il porte avecque soi la drogue souveraine.
L’Onde, la terre et l’air s’allumaient alentour
Mais auprès de Phylis on le prit pour l’Aurore,
Et l’on crut que Phylis était l’astre du jour.
Une dame le vit dans ma main, l’autre jour
Qui me dit que c’était un perroquet d’amour,
Et dès lors m’en offrit bon nombre de monnoie ;
(l’amante de Céphale = Eos, l’aurore)
Des autres perroquets il diffère pourtant :
Car eux fuient la cage, et lui, il l’aime tant
Qu’il n’y est jamais mis qu’il n’en pleure de joie.
7
SONNETS EN FRANÇAIS
Zacharie de Vitré, (XVIIe siècle, dates inconnues)
Essais de méditations poétiques sur la Passion, mort
et résurrection de notre Seigneur Jésus-Christ. 1659
L’âme de cette mère, avec son fils en croix,
Y sent tout ce qu’il sent, et d’un cruel mystère,
Le fils dans ses tourments sert de croix à sa mère,
Puisqu’elle souffre en lui ce qu’il fait sur ce bois.
Elle que les ennuis ont réduite aux abois,
Sert de croix à ce fils lorsqu’il la considère ;
Les tendresses qu’elle a la lui font plus amère,
Et le font remourir une seconde fois.
Enfin l’âme du fils de son corps arrachée,
Celle-là de la mère y demeure attachée ;
Et si quand on perça le cœur du Crucifix,
Ce sanguinaire épieu n’y trouva plus son âme,
Lors celle de la mère étant celle du fils
Pour glaive de douleur eut vraiment cette lame.
Claude Le Petit (1638-1662)
Le Bordel des muses, 1662
Aux Précieuses
Courtisanes d’honneur, putains spirituelles,
De qui tous les péchés sont des péchés d’esprit,
Qui n’avez du plaisir qu’en couchant par écrit,
Et qui n’aimez les lits qu’à cause des ruelles ;
Vous chez qui la nature a des fleurs éternelles,
Précieuses du temps, mes chères sœurs en Christ,
Puisque si justement l’occasion vous rit,
Venez dans ce bordel vous divertir, mes belles.
Si l’esprit a son vit aussi bien que le corps,
Votre âme y sentira des traits et des transports,
A faire décharger la femme la plus froide.
Et si le corps enfin est par l’amour fléchi,
Ce livre en long roulé, bien égal et bien roide
Vaudra bien un godemichi.
Sonnet foutatif
Foutre du cul, foutre du con,
Foutre du Ciel et de la Terre,
Foutre du diable et du tonnerre,
Et du Louvre et de Montfaucon.
Foutre du temple et du balcon,
Foutre de la paix, de la guerre,
Foutre du feu, foutre du verre,
Et de l’eau et de l’Hélicon.
François Colletet a rapporté en 1662 :
« Ce jourd’hui premier jour de septembre fust
bruslé en place de Grève, à Paris, après avoir eu le
poing coupé, fait amende honorable devant NostreDame de Paris, esté étranglé, Claude Petit, advocat
en Parlement, auteur de L’Heure du Berger, et de
L’Escole de l’Interest pour avoir fait un livre
intitulé : Le Bordel des Muses, escrit l’Apologie de
Chausson, le Moyne renié et autres compositions de
vers et de prose pleine d’impiétés et de blasphèmes,
contre l’honneur de Dieu, de la Vierge et de l’Estat.
Il estoit âgé de vingt et trois ans et fut fort regretté
des honnestes gens à cause de son bel esprit qu’il
eust peu employer à des choses plus dignes de
lecture.
Nicolas Boileau, (1636-1711)
Art Poétique, Chant II, vers 82-96, 1674
On dit, à ce propos, qu’un jour ce dieu bizarre,
Voulant pousser à bout tous les rimeurs françois,
Inventa du Sonnet les rigoureuses lois ;
Voulut qu’en deux quatrains, de mesure pareille,
La rime, avec deux sons, frappât huit fois l’oreille ;
Et qu’ensuite six vers, artistement rangés,
Fussent en deux tercets par le sens partagés.
Surtout, de ce Poème il bannit la licence ;
Lui-même en mesura le nombre et la cadence ;
Défendit qu’un vers faible y pût jamais entrer,
Ni qu’un mot déjà mis osât s’y remontrer.
Du reste, il l’enrichit d’une beauté suprême :
Un sonnet sans défauts vaut seul un long Poème.
Mais en vain mille auteurs y pensent arriver,
Et cet heureux phénix est encore à trouver.
Antoine Houdar de la Motte (1672-1731)
Dans les pleurs et les cris recevoir la naissance,
Pour être des besoins l’esclave malheureux ;
Sous les bizarres lois de maîtres rigoureux,
Traîner dans la contrainte une imbécile enfance
Avide de savoir, languir dans l’ignorance ;
De plaisirs fugitifs follement amoureux,
N’en recueillir jamais qu’un ennui douloureux ;
Payer d’un long regret une courte espérance.
Voir avec la vieillesse arriver à grand pas,
Les maux avant-coureurs d’un funeste trépas ;
Longtemps avant la mort en soutenir l’image.
Enfin, en gémissant, mourir comme on est né.
N’est-ce que pour subir ce sort infortuné,
Que le ciel aurait fait son plus parfait ouvrage ?
Foutre des valets et des maistres,
Foutre des moines et des prestres,
Foutre du foutre et du fouteur.
Foutre de tout le monde ensemble,
Foutre du livre et du lecteur,
Foutre du sonnet, que t’en semble ?
8
SONNETS EN FRANÇAIS
Évariste Parny (1753-1814)
Vers sur la mort d’une jeune fille
Son âge échappait à l’enfance.
Riante comme l’innocence,
Elle avait les traits de l’Amour ;
Quelques mois, quelques jours encore,
Dans ce cœur pur et sans détour
Le sentiment allait éclore.
Mais le Ciel avait au trépas
Condamné ses jeunes appas.
Au Ciel elle a rendu sa vie,
Et doucement s’est endormie
Sans murmurer contre ses lois :
Ainsi le sourire, s’efface ;
Ainsi meurt, sans laisser de trace,
Le chant d’un oiseau dans les bois.
Charles-Augustin Sainte-Beuve (1804-1869)
Pensées d’août (1837)
Sonnet de Sainte Thérèse à Jésus crucifié
Ce qui m’excite à t’aimer, ô mon Dieu,
Ce n’est pas l’heureux ciel que mon espoir devance,
Ce qui m’excite à t’épargner l’offense,
Ce n’est pas l’enfer sombre et l’horreur de son feu !
C’est toi, mon Dieu, toi par ton libre vœu
Cloué sur cette croix où t’atteint l’insolence ;
C’est ton saint corps sous l’épine et la lance,
Où tous les aiguillons de la mort sont en jeu.
Voilà ce qui m’éprend, et d’amour si suprême,
Ô mon Dieu, que, sans ciel même, je t’aimerais ;
Que, même sans enfer, encor je te craindrais !
Tu n’as rien à donner, mon Dieu, pour que je t’aime ;
Car, si profond que soit mon espoir, en l’ôtant,
Mon amour irait seul, et t’aimerait autant !
Felix Arvers (1806-1850)
Mes heures perdues, 1833
Sonnet imité de l’italien
Mon âme a son secret, ma vie a son mystère :
Un amour éternel en un moment conçu.
Le mal est sans espoir, aussi j’ai dû le taire,
Et celle qui l’a fait n’en a jamais rien su.
Hélas ! j’aurai passé près d’elle inaperçu,
Toujours à ses côtés, et pourtant solitaire,
Et j’aurai jusqu’au bout fait mon temps sur la terre,
N’osant rien demander et n’ayant rien reçu.
Pour elle, quoique Dieu l’ait faite douce et tendre,
Elle ira son chemin, distraite, et sans entendre
Ce murmure d’amour élevé sur ses pas ;
À l’austère devoir pieusement fidèle,
Elle dira, lisant ces vers tout remplis d’elle :
« Quelle est donc cette femme ? » et ne comprendra pas.
Gérard de Nerval (1808-1855) Les Chimères (1854)
El Desdichado
Je suis le ténébreux, - le veuf, - l’inconsolé,
Le prince d’Aquitaine à la tour abolie :
Ma seule étoile est morte, - et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.
Dans la nuit du tombeau, toi qui m’as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé,
Et la treille où la pampre à la rose s’allie.
Suis-je Amour ou Phébus ?… Lusignan ou Biron ?
Mon front est rouge encore du baiser de la reine ;
J’ai rêvé dans la grotte où nage la syrène…
Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron :
Modulant tour à tout sur la lyre d’Orphée
Les soupirs de la sainte et les cris de la fée.
Alfred de Musset (1810-1857)
Premières poésies (1852)
Sonnet
Que j’aime le premier frisson d’hiver ! le chaume,
Sous le pied du chasseur, refusant de ployer !
Quand vient la pie aux champs que le foin vert embaume,
Au fond du vieux château s’éveille le foyer ;
C’est le temps de la ville. - Oh ! lorsque l’an dernier,
J’y revins, que je vis ce bon Louvre et son dôme,
Paris et sa fumée, et tout ce beau royaume
(J’entends encore au vent les postillons crier),
Que j’aimais ce temps gris, ces passants, et la Seine
Sous ses mille falots assise en souveraine !
J’allais revoir l’hiver. - Et toi, ma vie, et toi !
Oh ! dans tes longs regards j’allais tremper mon âme
Je saluais tes murs. - Car, qui m’eût dit, madame,
Que votre coeur sitôt avait changé pour moi ?
Poésies nouvelles (1854)
Tristesse
J’ai perdu ma force et ma vie,
Et mes amis et ma gaieté ;
J’ai perdu jusqu’à la fierté
Qui faisait croire à mon génie.
Quand j’ai connu la Vérité,
J’ai cru que c’était une amie ;
Quand je l’ai comprise et sentie,
J’en étais déjà dégoûté.
Et pourtant elle est éternelle,
Et ceux qui se sont passés d’elle
Ici-bas ont tout ignoré.
Dieu parle, il faut qu’on lui réponde.
Le seul bien qui me reste au monde
Est d’avoir quelquefois pleuré.
9
SONNETS EN FRANÇAIS
Théophile Gautier (1811-1872)
La Comédie de la mort (1838)
La Caravane
La caravane humaine au Sahara du monde,
Par ce chemin des ans qui n’a pas de retour,
S’en va traînant le pied, brûlée aux feux du jour,
Et buvant sur ses bras la sueur qui l’inonde.
Le grand lion rugit et la tempête gronde ;
A l’horizon fuyard, ni minaret, ni tour ;
La seule ombre qu’on ait, c’est l’ombre du vautour,
Qui traverse le ciel, cherchant sa proie immonde.
Fait couler le rocher et fleurir le désert
Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert
L’empire familier des ténèbres futures.
Tristan Corbière (1845-1875)
Les Amours jaunes, (1873)
Féminin singulier
Eternel Féminin de l’éternel Jocrisse
Fais-nous sauter, pantins nous pavons les décors
Nous éclairons la rampe... Et toi, dans la coulisse,
Tu peux faire au pompier le pur don de ton corps.
L’on avance toujours, et voici que l’on voit
Quelque chose de vert que l’on se montre au doigt :
C’est un bois de cyprès, semé de blanches pierres.
Fais claquer sur nos dos le fouet de ton caprice,
Couronne tes genoux ! ... et nos têtes dix-corps ;
Ris ! montre tes dents ! ... mais ... nous avons la police,
Et quelque chose en nous d’eunuque et de recors.
Dieu, pour vous reposer, dans le désert du temps,
Comme des oasis, a mis les cimetières :
Couchez-vous et dormez, voyageurs haletants.
...Ah tu ne comprends pas ?... - Moi non plus - Fais la belle,
Tourne : nous sommes soûls ! Et plats ; Fais la cruelle !
Cravache ton pacha, ton humble serviteur!...
Charles Leconte, dit Leconte de Lisle (18181894) Poèmes barbares, 1862
L’ecclésiaste
L’Ecclésiaste a dit : Un chien vivant vaut mieux
Qu’un lion mort. Hormis, certes, manger et boire,
Tout n’est qu’ombre et fumée. Et le monde est très vieux,
Et le néant de vivre emplit la tombe noire.
Par les antiques nuits, à la face des cieux,
Du sommet de sa tour comme d’un promontoire,
Dans le silence, au loin laissant planer ses yeux,
Sombre, tel il songeait sur son siège d’ivoire.
Vieil amant du soleil, qui gémissais ainsi,
L’irrévocable mort est un mensonge aussi.
Heureux qui d’un seul bond s’engloutirait en elle !
Moi, toujours, à jamais, j’écoute, épouvanté,
Dans l’ivresse et l’horreur de l’immortalité,
Le long rugissement de la Vie éternelle.
Charles Baudelaire (1821-1867)
Les Fleurs du mal (1857-1861)
Bohémiens en voyage
La tribu prophétique aux prunelles ardentes
Hier s’est mise en route, emportant ses petits
Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits
Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes.
Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes
Le long des chariots où les leurs sont blottis,
Promenant sur le ciel des yeux appesantis
Par le morne regret des chimères absentes.
Après, sache tomber ! - mais tomber avec grâce Sur notre sable fin ne laisse pas de trace ! ...
- C’est le métier de femme et de gladiateur.
I Sonnet
Avec la manière de s’en servir
Réglons notre papier et formons bien nos lettres
Vers filés à la main et d’un pied uniforme,
Emboîtant bien le pas, par quatre en peloton ;
Qu’en marquant la césure, un des quatre s’endorme...
Ça peut dormir debout comme soldats de plomb.
Sur le railway du Pinde1 est la ligne, la forme ;
Aux fils du télégraphe ; - on en suit quatre, en long;
A chaque pieu, la rime – exemple : chloroforme.
- Chaque vers est un fil, et la rime un jalon.
- Télégramme sacré – 20 mots. – Vite à mon aide...
(Sonnet - c’est un sonnet -) ô Muse d’Archimède2 !
- La preuve d’un sonnet est par l’addition :
- Je pose 4 et 4 = 8 ! Alors je procède,
En posant 3 et 3 ! - Tenons Pégase3 raide :
"O lyre ! O délire : O..." - Sonnet - Attention !
Pic de la Madaletta – Août
1. Pinde : montagne grecque ; dans l’antiquité, dédiée à Apollon
(dieu de la musique et de la poésie) et aux Muses.
2. Archimède : savant grec (mathématicien et physicien) du IIIe
s. av. J-C.
3. Pégase : cheval ailé d’origine divine dans la mythologie
grecque, souvent associé à l’activité poétique.
Du fond de son réduit sablonneux le grillon,
Les regardant passer, redouble sa chanson ;
Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures,
10
SONNETS EN FRANÇAIS
Paul Verlaine (1844-1896)
Fêtes galantes, 1869
L’Allée
Fardée et peinte comme au temps des bergeries
Frêle parmi les nœuds énormes de rubans,
Elle passe sous les ramures assombries,
Dans l’allée où verdit la mousse des vieux bancs,
Avec mille façons et mille afféteries
Qu’on garde d’ordinaire aux perruches chéries.
Sa longue robe à queue est bleue, et l’éventail
Qu’elle froisse en ses doigts fluets aux larges bagues
S’égaie un des sujets érotiques, si vagues
Qu’elle sourit, tout en rêvant, à maint détail.
- Blonde, en somme. Le nez mignon avec la bouche
Incarnadine, grasse, et divine d’orgueil
Inconscient. - D’ailleurs plus fine que la mouche
Qui ravive l’éclat un peu niais de l’œil.
Sagesse, 1880
III, VIII
Parfums, couleurs, systèmes, lois !
Les mots ont peur comme des poules.
La chair sanglote sur la croix.
Pied, c’est du rêve que tu foules,
Et partout ricane la voix,
La voix tentatrice des foules.
Cieux bruns où nagent nos desseins,
Fleurs qui n’êtes pas le Calice,
Vin et ton geste qui se glisse,
Femme et l’œillade de tes seins,
Nuit câline aux frais traversins,
Qu’est-ce que c’est que ce délice,
Qu’est-ce que c’est que ce supplice,
Nous les damnés et vous les Saints ?
Jadis et Naguère, 1884
À la louange
de Laure et de Pétrarque
Chose italienne où Shakspeare a passé
Mais que Ronsard fit superbement française,
Fine basilique au large diocèse,
Saint-Pierre-des-Vers, immense et condensé,
Elle, ta marraine, et Lui qui t’a pensé,
Dogme entier toujours debout sous l’exégèse
Même edmondschéresque ou francisquesarceyse,
Sonnet, force acquise et trésor amassé,
Ceux-là sont très bons et toujours vénérables,
Ayant procuré leur luxe aux misérables
Et l’or fou qui sied aux pauvres glorieux,
Aux poètes fiers comme les gueux d’Espagne,
Aux vierges qu’exalte un rhythme exact, aux yeux
Epris d’ordre, aux cœurs qu’un vœu chaste accompagne
Parallèlement, 1889
Sappho
Furieuse, les yeux caves et les seins roides,
Sappho, que la langueur de son désir irrite,
Comme une louve court le long des grèves froides,
Elle songe à Phaon, oublieuse du Rite,
Et, voyant à ce point ses larmes dédaignées,
Arrache ses cheveux immenses par poignées ;
Puis elle évoque, en des remords sans accalmies,
Ces temps où rayonnait, pure, la jeune gloire
De ses amours chantés en vers que la mémoire
De l’âme va redire aux vierges endormies :
Et voilà qu’elle abat ses paupières blêmies
Et saute dans la mer où l’appelle la Moire, Tandis qu’au ciel éclate, incendiant l’eau noire,
La pâle Séléné qui venge les Amies.
Épigrammes, 1894
Nascita di Venere - Botticelli
Vénus, debout sur le plus beau des coquillages
Aborde nue, au moins sauvage des rivages,
Ne cachant de son corps avec ses longs cheveux
Que juste ce qu’il faut pour qu’y dardent nos vœux
Une nymphe, éployant un clair manteau, s’empresse
À vêtir en impératrice la déesse ;
Et deux vents accourus, beaux éphèbes ailés,
Des cuisses et des bras l’un à l’autre mêlés,
De qui l’un est Zéphire et dont l’autre est Borée,
Soufflent l'amour divin et la haine sacrée
Le visage est suavement indifférent
Comme attendant le culte à venir que lui rend
Toute herbe et toute chair depuis cette naissance,
Et se pare d’une inquiétante innocence.
Arthur Rimbaud (1854-1891)
Ma Bohème
Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal ;
J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ;
Oh ! là là ! que d’amours splendides j’ai rêvées !
Mon unique culotte avait un large trou.
— Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
— Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou.
Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;
Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur !
11
SONNETS EN FRANÇAIS
Vénus anadyomène
Comme d’un cercueil vert en fer blanc, une tête
De femme à cheveux bruns fortement pommadés
D’une vieille baignoire émerge, lente et bête,
Avec des déficits assez mal ravaudés ;
Puis le col gras et gris, les larges omoplates
Qui saillent ; le dos court qui rentre et qui ressort ;
Puis les rondeurs des reins semblent prendre l’essor ;
La graisse sous la peau paraît en feuilles plates;
L’échine est un peu rouge, et le tout sent un goût
Horrible étrangement ; on remarque surtout
Des singularités qu’il faut voir à la loupe...
Les reins portent deux mots gravés : Clara Venus ;
− Et tout ce corps remue et tend sa large croupe
Belle hideusement d’un ulcère à l’anus.
27 juillet 1870
Charles Cros (1842-1888)
Le Coffret de santal (1873-1879)
Tsigane
Dans la course effarée et sans but de ma vie
Dédaigneux des chemins déjà frayés, trop longs,
J’ai franchi d’âpres monts, d’insidieux vallons.
Ma trace avant longtemps n’y sera pas suivie.
Sur le haut des sommets que nul prudent n’envie,
Les fins clochers, les lacs, frais miroirs, les champs blonds
Me parlent des pays trop tôt quittés. Allons,
Vite ! vite ! en avant. L’inconnu m’y convie.
Devant moi, le brouillard recouvre les bois noirs.
La musique entendue en de limpides soirs
Résonne dans ma tête au rhythme de l’allure.
Le matin, je m’éveille aux grelots du départ,
En route ! Un vent nouveau baigne ma chevelure,
Et je vais, fier de n’être attendu nulle part.
Stéphane Mallarmé (1842-1898)
Poésie (posth.1899)
Angoisse
Je ne viens pas ce soir vaincre ton corps, ô bête
En qui vont les péchés d’un peuple, ni creuser
Dans tes cheveux impurs une triste tempête
Sous l’incurable ennui que verse mon baiser:
Je demande à ton lit le lourd sommeil sans songes
Planant sous les rideaux inconnus du remords,
Et que tu peux goûter après tes noirs mensonges,
Toi qui sur le néant en sais plus que les morts:
Car le Vice, rongeant ma native noblesse,
M’a comme toi marqué de sa stérilité,
Mais tandis que ton sein de pierre est habité
Par un cœur que la dent d’aucun crime ne blesse,
Je fuis, pâle, défait, hanté par mon linceul,
Ayant peur de mourir lorsque je couche seul.
Ses purs ongles très-haut dédiant leur onyx,
L’Angoisse, ce minuit, soutient, lampadophore,
Maint rêve vespéral brûlé par le Phénix
Que ne recueille pas de cinéraire amphore
Sur les crédences, au salon vide : nul ptyx,
Aboli bibelot d’inanité sonore,
(Car le Maître est allé puiser des pleurs au Styx
Avec ce seul objet dont le Néant s’honore.)
Mais proche la croisée au nord vacante, un or
Agonise selon peut-être le décor
Des licornes ruant du feu contre une nixe,
Elle, défunte nue en le miroir, encor
Que, dans l’oubli fermé par le cadre, se fixe
De scintillations sitôt le septuor.
José Maria de Heredia (1842-1905)
Les Trophées, 1893
Le Collier de griffes (posth.1908)
À Ulysse Rocq, peintre
Vent d’été, tu fais les femmes plus belles
En corsage clair, que les seins rebelles
Gonflent. Vent d’été, vent des fleurs, doux rêve,
Caresse un tissu qu’un beau sein soulève.
LA MAGICIENNE
En tous lieux, même au pied des autels que j’embrasse,
Je la vois qui m’appelle et m’ouvre ses bras blancs.
Ô père vénérable, ô mère dont les flancs
M’ont porté, suis-je né d’une exécrable race ?
Dans les bois, dans les champs, corolles, ombelles
Entourent la femme ; en haut les querelles
Des oiseaux, dont la romance est trop brève,
Tombent dans l’air chaud. Un moment de trêve.
L’Eumolpide vengeur n’a point dans Samothrace
Secoué vers le seuil les longs manteaux sanglants,
Et, malgré moi, je fuis, le cœur las, les pieds lents ;
J’entends les chiens sacrés qui hurlent sur ma trace.
Et l’épine rose a des odeurs vagues,
La rose de mai tombe de sa tige,
Tout frémit dans l’air, chant d’un doux vertige.
Partout je sens, j’aspire, à moi-même odieux,
Les noirs enchantements et les sinistres charmes
Dont m’enveloppe encor la colère des Dieux ;
Quittez votre robe et mettez vos bagues ;
Et montrez vos seins, éternel prodige,
Baisons-nous, avant que mon sang se fige.
Car les grands Dieux ont fait d’irrésistibles armes
De sa bouche enivrante et de ses sombres yeux,
Pour armer contre moi ses baisers et ses larmes.
12
SONNETS EN FRANÇAIS
Laurent Tailhade (1854-1919)
Au pays du mufle, ballades et quatorzains, 1891
Musée du Louvre
Cinq heures. Les gardiens en manteaux verts, joyeux
De s’évader enfin d’au milieu des chefs-d’œuvre,
Expulse les bourgeois qu’ahurit la manœuvre,
Et les rouges Yankees écarquillant leurs yeux.
Ces voyageurs ont des waterproofs d’un gris jaune
Avec des brodequins en allées en bâteau ;
Devant Rubens, devant Rembrandt, devant Watteau,
Ils s’arrêtent pour consulter le guide Joanne.
Mais l’antique pucelle au turban de vizir,
Impassible, subit l’attouchement du groupe.
Ses anglaises où des lichens viennent moisir
Ondulent vers le sol ; car sur une soucoupe
Elle se penche pour fignoler à loisir
Les Noces de Cana qu’elle peint à la loupe.
Georges Fourest (1864 ou 1867 – 1945)
La négresse blonde (1909)
Ô lèvres, versez-moi les divines salives
La volupté du sang, la vapeur des gencives
Et les frémissements enflammés du baiser.
Ô fleurs troublantes, fleurs mystiques, fleurs divines
Balancez vers mon cœur sans jamais l’apaiser
L’encens mystérieux des senteurs féminines.
Paul Valéry (1871-1945)
Album de vers anciens 1890-1900, 1920
ORPHÉE
… Je compose en esprit, sous les myrtes, Orphée
L’Admirable !… Le feu, des cirques purs descend ;
Il change le mont chauve en auguste trophée
D’où s’exhale d’un dieu l’acte retentissant.
Si le dieu chante, il rompt le site tout-puissant ;
Le soleil voit l’horreur du mouvement des pierres ;
Une plainte inouïe appelle éblouissants
Les hauts murs d’or harmonieux d’un sanctuaire.
Il chante, assis au bord du ciel splendide, Orphée !
Le roc marche, et trébuche ; et chaque pierre fée
Se sent un poids nouveau qui vers l’azur délire !
Le Cid
« Va, je ne te hais point. »
P. Corneille
Le palais de Gormaz, comte et gobernador,
est en deuil : pour jamais dort couché sous la pierre
l’hidalgo dont le sang a rougi la rapière
de Rodrigue appelé le Cid Campeador.
Le soir tombe. Invoquant les deux saints Paul et Pierre
Chimène, en voiles noirs, s’accoude au mirador
et ses yeux dont les pleurs ont brûlé la paupière
regardent, sans rien voir, mourir le soleil d’or...
Mais un éclair, soudain, fulgure en sa prunelle :
sur la plaza Rodrigue est debout devant elle !
Impassible et hautain, drapé dans sa capa,
le héros meurtrier à pas lents se promène :
« Dieu ! » soupire à part soi la plaintive Chimène,
« qu’il est joli garçon l’assassin de Papa ! »
Pierre Louys (1870-1925)
Les Chansons de Bilitis (1894)
D’un Temple à demi nu le soir baigne l’essor
Et soi-même il s’assemble et s’ordonne dans l’or
À l’âme immense d’un grand hymne sur la lyre !
Alfred Jarry (1873-1907)
Le Bain du Roi
Rampant d’argent sur champ de sinople, dragon
Fluide, au soleil de la Vistule se boursoufle.
Or le roi de Pologne, ancien roi d’Aragon,
Se hâte vers son bain, très nu, puissant maroufle.
Les pairs étaient douzaine : il est sans parangon.
Son lard tremble à sa marche et la terre à son souffle ;
Pour chacun de ses pas son orteil patagon
Lui taille au creux du sable une neuve pantoufle.
Et couvert de son ventre ainsi que d’un écu
Il va. La redondance illustre de son cul
Affirme insuffisant le caleçon vulgaire
Où sont portraicturés en or, au naturel,
Par derrière, un Peau-Rouge au sentier de la guerre
Sur un cheval, et par devant, la Tour Eiffel.
Les Nymphes
Oui, des lèvres aussi, des lèvres savoureuses
Mais d’une chair plus tendre et plus fragile encor
Des rêves de chair rose à l’ombre des poils d’or
Qui palpitent légers sous les mains amoureuses.
Des fleurs aussi, des fleurs molles, des fleurs de nuit,
Pétales délicats alourdis de rosée
Qui fléchissent pliés sous la fleur épuisée
Et pleurent le désir, goutte à goutte, sans bruit.
13
SONNETS EN FRANÇAIS
Guillaume Apollinaire (1880-1918)
Il y a (posth.1925)
Per te praesentit aruspex
O mon très cher amour, toi mon œuvre et que j’aime,
A jamais j’allumai le feu de ton regard,
Je t’aime comme j’aime une belle œuvre d’art,
Une noble statue, un magique poème.
Blaise Cendrars (1887-1961)
Sonnets dénaturés, 1923
Tu seras, mon aimée, un témoin de moi-même.
Je te crée à jamais pour qu’après mon départ,
Tu transmettes mon nom aux hommes en retard
Toi, la vie et l’amour, ma gloire et mon emblème ;
Et je suis soucieux de ta grande beauté
Bien plus que tu ne peux toi-même en être fière.
C’est moi qui l’aie conçue et faite tout entière.
Ainsi, belle œuvre d’art, nos amours ont été
Et seront l’ornement du ciel et de la terre,
O toi, ma créature et ma divinité !
Jean Pellerin (1885-1921)
Le Bouquet inutile, 1923
La grosse dame chante…
Manger le pianiste ? Entrer dans le Pleyel ?
Que va faire la dame énorme ? L’on murmure…
Elle racle sa gorge et bombe son armure :
La dame va chanter. Un œil fixant le ciel
- L’autre suit le papier, secours artificiel –
Elle chante. Mais quoi ? Le printemps ? La ramure ?
Ses rancœurs d’incomprise et de femme trop mûre ?
Qu’importe ! C’est très beau, très long, substantiel.
La note de la fin, monte, s’assied, s’impose.
Le buffet se prépare aux assauts de la pause.
« Après, le concerto ?… - Mais oui, deux clavecins. »
Des applaudissements à la dame bien sage…
Et l’on n’entendra pas le bruit que font les seins
Clapotant dans la vasque immense du corsage.
1. Cirque Médrano, au coin du Boulevard Rochechouart et de la
rue des Martyrs à Paris
2. Astrologue d’origine suisse que Cendrars a rencontré à
Montparnasse
Paul Eluard (1895-1952)
Facile, 1935
Tu te lèves l’eau se déplie
Tu te couches l’eau s’épanouit
Tu es l’eau détournée de ses abîmes
Tu es la terre qui prend racine
Et sur laquelle tout s’établit
Tu fais des bulles de silence dans le désert des bruits
Tu chantes des hymnes nocturnes sur les cordes de l’arc-en-ciel
Tu es partout tu abolis toutes les routes
Tu sacrifies le temps
À l’éternelle jeunesse de la flamme exacte
Qui voile la nature en la reproduisant
Femme tu mets au monde un corps toujours pareil
Le tien
Tu es la ressemblance
14
SONNETS EN FRANÇAIS
Les Yeux fertiles, 1936
On ne peut me connaître
Mieux que tu me connais
Tes yeux dans lesquels nous dormons
Tous les deux
Ont fait à mes lumières d’homme
Un sort meilleur qu’aux nuits du monde
Tes yeux dans lesquels je voyage
Ont donné aux gestes des routes
Un sens détaché de la terre
Dans tes yeux ceux qui nous révèlent
Notre solitude infinie
Ne sont plus ce qu’ils croyaient être
On ne peut te connaître
Mieux que je te connais
Louis Aragon (1897-1982)
Le Crève-cœur (1941)
Petite Suite sans fil
I
Hilversum Kalundborg Brno L’univers crache
Des parasites dans Mozart du lundi au
Dimanche l’idiot speaker te dédie Ô
Silence l’insultant pot-pourri qu’il rabâche
Mais Jupiter tonnant amoureux d’une vache
Princesse avait laissé pourtant en rade Io
Qui tous les soirs écoutera la radio
Pleine des poux bruyants de l’époux qui se cache
Comme elle – c’est la guerre – écoutant cette voix
Les hommes restent là stupides et caressent
Toulouse PTT Daventry Bucarest
Et leur espoir le bon vieil espoir d’autrefois
Interroge l’éther qui lui donne pour reste
Les petites pilules Carter pour le foie
Pierre Jean Jouve (1887-1976)
Matière céleste, 1937
La Femme et la Terre
Quand elle était, ce cœur était plus fort que la lumière
Son sang sous l’influence de la lune était plus ouvert
Que le sang répandu, et sa nuit plus obscure et velue
Que la nuit mais aussi scintillante et dure
Un sexe plus qu’une âme un astre plus qu’un sexe
Une église la chevelure la surmontait
Et vous qui dormez ! autre granit et vieilles roses
Qui passez et disparaissez dans un bain pur
Sans faiblesse comme sans distance
Hautes hautes terres étranger azur
Pesez sur elle qui n’est plus
Dans le temps ni sein ni spasmes ni larmes
Qui s’est retournée sur la terre
Vers l’autre plus cendreux soleil.
Moires, 1962
Inferno II
Il fallait à travers le temps et le sang
Même,
Il fallait la chaîne de maillons brisants
Et brisés la volonté plus que forte,
Il fallait en brouille et crime ce pays
Sans humanité, désert du soir qui pleure,
Il fallait l’offense des palmiers brûlants
De la trahison et de l’indifférence,
Il fallait que ces visages familiers
Se changent en monstruosité lointaine,
Que ces figures s’embrouillent à mentir
Et fuient entre les mirages de mes larmes.
Il fallait… Une dame à la face de chien
S’avance là-bas ou belle ou nonchalante.
Inferno III
Deux femmes emmêlées forment une langouste
Travaillant en miroirs derrière le balcon
Rideaux tirés pour la sentinelle salace,
L’une rousse paraît un homme avec des seins
L’autre maigreur châtain est ivre et taciturne ;
Alors des ventres bruns en triangle et des seins,
Des dures jarretelles étendant les cuisses,
Des chairs qui survolant se trouvent au plafond,
Et de l’or en paiement, des draps et portefeuille,
Et du ballet muet des bouches dans les yeux,
Des soutiens-gorge et souliers hauts sur les dentelles,
Elles dressent l’autel sacrilège honteux
Au Démon qui regarde et surpris de la rage
Éprouve malgré lui le plaisir furieux.
15
SONNETS EN FRANÇAIS
Sur le théâtre
Le monstre dans lequel j’ai glissé : minotaure
De la querelle morne et des bas longs et noirs
Brandis par la danseuse obscène vers le centre
Labyrinthe ou trésor ou meurtre ou nonchaloir ;
Monstre confus formé des étreintes bestiales
Enfermé au dédale des cœurs journaliers
Partout tuant baisant comme de saturnales
Le spectacle banal aux riches chandeliers ;
Le monstre dont riront les fauteuils stupides
Ces messieurs-dames qui ne veulent rien savoir
Des cris des coups des mondes souterrains avides,
Mais s’esclaffent car il s’agit de désespoir ;
Tel est ce labyrinthe où des buissons vivants
Ont écorché l’esprit en ruisselets de sang.
Benjamin Fondane (1898-1944)
Au temps du poème (1944)
Est-ce ?...
Est-ce un univers de cordages,
poulies, mâts et cheminées,
de vieilles sirènes minées,
dentelles d’anciens naufrages ?
Que d’ombres lasses, patinées,
du temps avariés otages
tournent d’un œil absent les pages
du livre d’or, des matinées.
Grimperons-nous la passerelle ?
Son lourd reflet qui mord à l’eau
tremble dans l’œil, où elle gèle.
Tout est si calme dans ce tableau
que ronge, ô carie du Même,
la nostalgie de l’Extrême !
Quand de moi-même…
Quand de moi-même, en moi, les voix se taisent
et que le monde en mon cerveau s’est tu
comme un vieux conte ouï et rebattu ;
quand, aux étoiles, les paupières pèsent,
Jean Cassou, (1897 – 1986)
33 sonnets composés au secret (publication : 1944)
XI
Compagne, tu n’auras connu de mon étoile
que la face nocturne et les yeux aveuglés
et cette bouche dure et tant d’aridité,
rien que l’abrupt aspect d’une ombre capitale.
Pour qui donc mes regards et les eaux musicales
que contenaient mes mains au temps de la clarté ?
Mes promesses d’Asie se sont tôt écoulées
vers l’autre extrémité de la sphère fatale.
Retourne à ta lumière et penche-toi sur toi,
- car toi, ton ange ne cessait de croître, - et sois
une Narcisse sans orgueil, désir ni larmes,
confuse et rougissant de se savoir trop belle.
Toi seule auras permis que j’offre à mes autels
une félicité faite à force d’alarmes.
Robert Desnos (1900-1945)
À la caille, 1944
Maréchal Ducono
Maréchal Ducono se page avec méfiance,
Il rêve à la rebiffe et il crie au charron
Car il se sent déjà loquedu et marron
Pour avoir arnaqué le populo de France.
S’il peut en écraser, s’étant rempli la panse,
En tant que maréchal à maousse ration,
Peut-il être à la bonne, ayant dans le croupion
Le pronostic des fumerons perdant patience ?
A la péter les vieux et les mignards calenchent,
Les durs bossent à cran et se brossent le manche :
Maréchal Ducono continue à pioncer.
C’est tarte, je t’écoute, à quatre-vingt-six berges,
De se savoir vomi comme fiotte et faux derge
Mais tant pis pour son fade, il aurait dû clamser.
que ces musiques du rien apaisent
le cœur sauvage, ténébreux, têtu,
du poids de tant de neige courbatu
et qui n’a plus de songes qui lui plaisent !
Il voit ses jours – danseuses en tutu –
vieillir avant le soir de l’impromptu.
La houle ! Et tout à coup, la nappe d’aise.
Assis au coin du feu, sur une chaise,
il dit au Temps qui passe : « Où passes-tu ?
Où vont les fées ardentes de la braise ? »
16
SONNETS EN FRANÇAIS
Ce Cœur qui haïssait la guerre (1944)
Printemps
Tu, Rrose Sélavy, hors de ces bornes erres
Dans un printemps en proie aux sueurs de l’amour,
Aux parfums de la rose éclose aux murs des tours,
à la fermentation des eaux et de la terre.
Sanglant, la rose au flanc, le danseur, corps de pierre
Paraît sur le théâtre au milieu des labours.
Un peuple de muets d’aveugles et de sourds
applaudira sa danse et sa mort printanière.
C’est dit. Mais la parole inscrite dans la suie
S’efface au gré des vents sous les doigts de la pluie
Pourtant nous l’entendons et lui obéissons.
Au lavoir où l’eau coule un nuage simule
À la fois le savon, la tempête et recule
L’instant où le soleil fleurira les buissons.
Armen Lubin (1903-1974)
Sainte patience, 1951
Nougats et fumées
L’attente aux pieds plats, aux orteils vastes,
L’attente au bout de la route bêtement chaste,
L’attente aux oreilles diaphanes devant ces terres pelées
Que le temps ne débite pas, n’ayant pas su les morceler.
Nul signe de vie, aucune visite, rien de rien !
Ma cigarette qui fume dans la direction bleutée
Prouve que le ciel cède toujours d’un seul côté
Il cède du côté des rêves anciens
Ah que l’affaire des chevau-légers vienne sur le tapis
Que l’affaire des chevaux de rechange vienne sur le tapis
Et celle des barreaux de prison devenus nougats
Sous l’action chaleureuse d’un feu de joie
Qui n’est que le désir incandescent du prisonnier
Le surplus du temps se déverse dans mon cendrier
Raymond Queneau (1903-1976)
Cent mille milliards de poèmes, 1961
Le roi de la pampa retourne sa chemise
pour la mettre à sécher aux cornes des taureaux
le cornédbîf en boîte empeste la remise
et fermentent de même et les cuirs et les peaux
Je me souviens encor de cette heure exeuquise
les gauchos dans la plaine agitaient leurs drapeaux
nous avions aussi froid que nus sur la banquise
lorsque pour nous distraire y plantions nos tréteaux
Du pôle à Rosario fait une belle trotte
aventures on eut qui si pique s’y frotte
lorsqu’on boit du maté l’on devient argentin
L’Amérique du Sud réduit les équivoques
exaltent l’espagnol les oreilles baroques
si la cloche se tait et son terlintintin
*
Le cheval Parthénon s’énerve sur sa frise
depuis que Lord Elgin négligea ses naseaux
le Turc de ce temps-là pataugeait dans la crise
il chantait tout de même oui mais il chantait faux
Le cheval Parthénon frissonnait sous la bise
du climat londonien où s’ébattent les beaux
il grelottait le pauvre au bord de la Tamise
quand les grêlons fin mars mitraillaient les bateaux
La Grèce de Platon à tout coup n’est point sotte
on comptait mes esprits acérés à la hotte
lorsque Socrate mort passait pour un lutin
Sa sculpture est illustre et dans les fond des coques
on transporte et le marbre et débris des défroques
si l’Europe le veut l’Europe ou son destin
Les hautes terrasses, 1957
L’ombre à deux couleurs
Du haut en bas une ligne axiale me divise,
Me divise sans disjoindre les deux volets
De l’échelle double et de la double identité
L’homme qui se divise s’enténèbre cependant.
*
Et la nuit qui me porte atteinte en montant,
Côté ombre qui se ramifie et côté sang,
C’est l’ombre à deux couleurs, la pâle et la sombre,
L’hésitante d’une part, et celle qui me surprend.
Souvenez-vous amis de ces îles de Frise
où venaient par milliers s’échouer les harenceaux
nous regrettions un peu ce tas de marchandise
lorsqu’on voyait au loin flamber les arbrisseaux
L’hésitante fièvre ira bien rattraper l’autre
Quelque part vers le sommet, lieu de rencontre,
Quelque part où se dissipent erreurs et méprises.
On sèche le poisson dorade ou molve lotte
on sale le requin on fume l’échalotte
lorsqu’on revient au port en essuyant un grain
Ô les graves ouvrières nuitamment requises
Pour la démolition lente de notre double
Devant l’entrée haute !
Enfin on vent le tout homards et salicoques
on s’excuse il n’y a ni baleines ni phoques
le mammifère est roi nous sommes son cousin
Le vieux marin breton de tabac pris sa prise
pour du fin fond du nez exciter les arceaux
sur l’antique bahut il choisit sa cerise
il n’avait droit qu’à une et le jour des Rameaux
17
SONNETS EN FRANÇAIS
Yves Bonnefoy (1923 - )
Raturer outre, 2009
Aucun dieu
Aucun dieu ne l’aura voulu, ni même su,
Aucun ne l’a accompagné dans sa fatigue,
Un rêve, cet enfant sur le boulevard
Qui marche près de lui, ceint de lumière.
Aucun n’est mort à l’heure où il est mort,
N’a pris sa main dans les draps en désordre,
Aucun n’aura jamais travaillé près de lui
Dans l’atelier qui remplaça la vie.
Remonte, dans les mots qui disent le monde,
Son silence, qui les dénie, qui me demande
D’en imaginer d’autres, mais je ne puis.
Personne n’a posé son regard sur lui.
Ce qui aurait pu être ne sera pas.
La parole ne sauve pas, parfois elle rêve.
Zurabaràn
Cette étoile de pain des bergers fut l’hostie
Ce lait de chaux rigide où blanchissent les saintes
Et le linge trempé de calcaire m’habille
D’un même feu cuisant la coquille et le pain
J’aime en ce désert la dure résidence
Dans la pierre le feu dont les feuilles sont blanches
Cette aube ce printemps cette argile et ce gel
Et la pelle et le four dont use le mitron
Que le même astre blanc s’imprime dans la houille
Ou que l’eau dans la nuit le prenne et le renvoie
On voit que ces miroirs dans l’âme pétrifient
Ce que cherche le temps à corrompre à détruire
Les Apôtres le Christ sur l’aire méditant
En robe d’amiante habillent leur église
Donner des noms
Elle se penche sur lui, murmure :
Veux-tu que nous donnions des noms encore,
Car sais-tu si jamais nous nous reverrons ?
Oui, dit-il, je te nomme, hésitation.
Claude Michel Cluny (1930-2015)
Neuf sonnets écrits à Gomera, 1991
(7) Sonnet de l’absence
La nouvelle m’est venue : je suis ailleurs
cette autre encore que le jour n’aura pas de fin
ni la mer ni la nuit – mots plus doux que les fleurs –
et que mon corps de toi n’aura plus jamais faim.
Qu’a eue ce martinet prenant son vol,
Qu’a-t-il vu qui le tint comme suspendu
Un instant dans le cri de tous ces autres ?
Je veux te dénommer pour me souvenir.
Inexplicable et beau, pur portrait du bonheur
le messager m’offrait transparent et divin
son impeccable amour avec le prix du leurre
reflet devenu moi jusqu’à l’oubli du mien.
Puis il tourne la page. Ce qu’il voit,
C’est cette même jeune femme, souriante,
Elle semble rentrer d’un long voyage.
Enfers ou Élysées ? La lumière ni l’heure
ne font plus d’ombre. Je ne connais pas ces parages
et n’ai plus rien. L’ange m’a pris jusqu’à mon âge.
Comment me nommes-tu ? demande-t-elle,
Inquiète, tristement. Et la nuit tombe,
Ces martinets, l’énigme dans leur ciel.
Il me pose à l’épaule, pour quel froid, quelle peur
le voile de sang d’Isis. Et pour quel courage
là où tout est absence et moi dans mon ouvrage ?
Robert Marteau (1925-2011)
Travaux sur la terre, 1966
Hommage à Gustave Moreau
Lunaire, nocturne, en quel attelage
Vous liez au vin le sang du taureau,
Aux vignes le cheval, l’ange au poteau ?
De quelle erreur tirez-vous avantage ?
Jacques Roubaud (1932 - )
Churchill 40 et autres sonnets de voyage, 2004
Sonnet-Walking, San Francisco
Je m’obstine à composer, marchant,
Dans cette forme variable. Où,
Où ai-je pris la manie, le goût
Du sonnet-walking : le travers-champs,
Sombre secret sous la tombe de l’eau
Le vôtre est quel jeu ? De quelle image
Du monde tenez-vous cet assemblage
De bêtes, de bijoux, et l’oripeau
La rue, les cent pas dans une cham-Bre d’hôtel, une gare, partout ;
Tout le temps ; heures du chien, du loup,
Têtu, sur les nombres trébuchant,
Qui couvre science et vérité ? Fastes
Anciens en faisceaux assemblés vers
La cime où le Christ règne, armes et mers,
Pourquoi ? Ce voyage que j’achève
Ici, je le marque chaque jour
D’une sorte de sonnet, ne lève
Brillent d’un même éclat, et sur de vastes
Vignobles de vin bleu votre main tend
Aux chimères le rets qui les surprend.
Qu’à peine mon nez depuis la page
Mentale où je vais l’éQrire pour
Absorber, très là-haut, le nuage.
12 mars 2000, San Francisco
18
SONNETS EN FRANÇAIS
Un sonnet
Un sonnet, c’est un objet d’art ? — De plus en plus
Penses-tu le sonnet comme une installation
De lettres et de blancs ? — Sans doute. L’émotion
Est dans la présentation sur la page lue
En mémoire. — un sonnet serait émotionnel ?
Oui. Ses divisions l’imposent. Mais aucun vers
N’a d’émotion.
J’en ai assez dit sur le verre
Mi-vide mi-plein de réel et d’irréel
Du sonnet. Any questions ? — Et si je te dis
GEL ? — Je tais — Lumière ? — Je réponds :
mercredi
Quand j’ai mis lumière en sonnet je me sens bien,
Paisible, enveloppé d’oiseaux et d’un rectangle
Compact. — Proportions ? — Quatorze sur douze.
Bien
Plus à l’aise que dans la compagnie des anges.
14 mars 2000, San Francisco-Paris (Delta Airlines)
William Cliff (1940 - )
Autobiographie, 1993
1.
enfant je restais longtemps à jeter de longs regards
à travers les fenêtres de notre ennuyeuse école
et recevais pour prix de m’être encor mis en retard
des coups des punitions « il n’est pas de mauvaise volonté » disaient devant la grand-colère de mon père
mes maîtres mais ni coups ni punitions ne pouvaient m’empêcher de rester le regard tourné vers les fenêtres
austères de notre ennuyeuse école en ce moment
alors que ma vie décline et s’en va je continue
à jeter des regards traînards à travers les fenêtres
sans craindre coups ou punitions car mon père et mes maîtres
ne sont plus là pour m’en donner et aux nues inconnues
je donne en liberté mon âme assoiffée du sommeil
brumeux qu’elle aime voir errer dans les fumées du ciel
6.
mon père travaillait beaucoup car il ne faisait pas
seulement la dentisterie courant tout le pays
exercer à moto la médecine il rentrait tard
le soir et même on l’appelait souvent en pleine nuit
pour aller guérir l’homme et ses nombreuses maladies
il mettait un manteau de cuir et glissait un journal
sur sa poitrine afin de couper la glace hivernale
et partait le phare occulté c’est qu’on était puni
si l’on faisait de la lumière oui pendant la guerre
il fallait boucher ses fenêtres pour que l’« ennemi »
ne puisse pas repérer par leurs lumières les villes
ainsi à travers l’épaisse ténèbre allait mon père
vers le lit des malades mais avec plus de joie quand
il aidait une mère à mettre au monde son enfant
Bernard Vargaftig (1934-2012) Un Récit, 1991
35
La chute se détache je t’aime
Les pierres recommencent
L’aube laisse aller le mur
La terrasse un fragment d’énigme
Le sable déchiré par l’été
L’osier un fagot quand
Les bruants se précipitent
Comme une syllabe oublie de dire
Et tu me regardais
Vent et soif l’escalier tout
S’était renversé dans l’explosion
Où le silence traverse
Furtif le consentement
Et la cour que la lumière enlève
Annelyse Simao (1964 - )
Pas tes mains mais ma bouche
compagnon de mon corps, tu voudrais que
je n’écrive la densité de mon désir tenace.
ce serait nous trahir, révéler alentour
un masque si le dit déborde vers un autre.
tu ne souffres pas plus que je transcrive
cette caresse intime qui nous lie.
pour personne elle n’est ton absence :
au doigt une alliance à l’épaule un enfant.
si je couche au même lit je t’écris
sans rien te donner à lire : tes interdits
me repoussent étrangère car je ne puis
par amour sincère, me renier moi-même
pour renoncer au plaisir verbal de ma chair
où se cherchent senteurs à offrir par mes lèvres.
Valérie Rouzeau (1967 -)
VROUZ, 2012
Bonne qu’à ça ou rien
Je ne sais pas nager pas danser pas conduire
De voiture même petite
Pas coudre pas compter pas me battre pas baiser
Je ne sais pas non plus manger ni cuisiner
(Vais me faire cuire un œuf)
Quant à boire c’est déboires
Mourir impossible présentement
Incapable de jouer ni flûte ni violon dingue
De me coiffer pétard de revendre la mèche
De converser longtemps
De poireauter beaucoup d’attendre un seul enfant
Pas fichue d’interrompre la rumeur qui se prend
Dans mes feuilles de saison.
19
SONNETS EN FRANÇAIS
*
Et d’aventure ma main
Saurait faire autre chose
Ma tête ne suivrait pas
Elle est remplie de trous
À la cuisine passoire
Couture chas de l’aiguille
Puis mon humeur chameau
Qui trouve tout difficile
Surtout le paradis
Surtout les spaghettis
À la sauce tomate
Mais danser comme un pied
Je peux y arriver
Talon pointe anapeste
20

Documents pareils