Gilles Goujon, le chef à l`appétit d`ogre
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Gilles Goujon, le chef à l`appétit d`ogre
société Gilles Goujon, le chef à l’appétit d’ogre Ascension. Il a arraché sa troisième étoile avec les dents et va ouvrir une école de cuisine. Portrait. par Thibaut Danancher C ’est une route sortie de nulle part. Un serpentin rocheux perché au fond des Corbières. La D123, fine langue de goudron où passer à deux voitures relève du miracle. Six kilomètres où les virages en épingle à cheveux s’enchaînent pour grimper encore et encore. Improbable périple en pays cathare. Car on ne vient jamais là par hasard… C’est dans l’Aude, à Fontjoncouse et ses 137 âmes, que Gilles Goujon a posé ses casseroles un 12 juin 1992, rachetant L’Auberge du vieux puits, qui venait pourtant de connaître sa troisième faillite. Ce serait là qu’il relèverait son pari insensé de décrocher la lune, comprenez 3 étoiles au Michelin. « On m’a répété que j’étais tombé sur la tête », se souvient le chef. Presque vingt ans plus tard, l’enfant de Bourges a fait une arrivée fracassante, en mars 2010, dans le cercle très fermé des vingt-cinq 3-macarons de l’Hexagone. Et il va ouvrir d’ici fin 2011 sa propre école de cuisine. Oubliée « la désillusion » de l’édition 2009 du petit guide rouge. Intronisé maître cuisinier à Paris, Goujon s’était absenté pour deux services et son second, alors à l’essai, l’avait « planté », juste au moment où quatre inspecteurs européens se rendaient à Font joncouse pour une ultime visite censée entériner la distinction absolue. « Plusieurs cuissons à côté, notamment sur le suprême de palombe cuit rosé à l’os », anéantissent alors sa quête du Graal. « Au fond du 74 | 28 avril 2011 | Le Point 2015 Une vie par le menu 1961 Naissance à Bourges (Cher). 1983 Commis puis chef de partie au Moulin de Mougins, chez Roger Vergé. 1986 Chef de partie puis second au Petit Nice, chez Jean-Paul Passédat, à Marseille. 1987 Second puis chef de L’Escale, chez Gérard Clor, à Carry-le-Rouet. 1992 Achat de L’Au berge du vieux puits, à Fontjoncouse. 1996 Meilleur Ouvrier de France. 1997 1re étoile au Michelin. 2001 2e étoile au Michelin. 2010 3e étoile au Michelin. 2011 Elu chef de l’année par ses pairs. L’œuf de poule Carrus. Le jaune est aspiré et remplacé par un jus de truffe noire. Perfectionniste. Gilles Goujon aux commandes de son Auberge du vieux puits, à Fontjoncouse (Aude). Le cuisinier est aussi à l’aise avec le sucré qu’avec le salé. trou », Goujon ne parle « presque plus », s’isole dans le noir. « Quand il n’est pas content, ça rejaillit sur toute l’équipe. C’est un éternel insatisfait. », confie sa femme, Marie-Christine. « La première fois que je l’ai vu, j’ai eu peur. Mais il cache un cœur plus gros que lui », poursuit un de ses intimes, Franck Putelat, chef du Parc, 1 étoile à Carcassonne. « Je suis Sagittaire. Un Sagittaire se couche meurtri et se réveille prêt au combat », assure Goujon, 49 ans, un physique de Gaulois. « Si le Michelin inventait une quatrième étoile, il la voudrait », croit savoir MarieChristine. Sa vocation, Goujon l’a vécue comme une « révélation » à 16 ans. L’époque où, après la dis- parition de son père, il fait des extras comme serveur avec sa mère, au Palais des congrès de Béziers. « Dès que le vieux chef donnait ses ordres, j’entendais chaque fois “oui, chef” ! Cette autorité, je trouvais ça fascinant. Je me suis dit que je ferais pareil. » L’école abandonnée en seconde, Gilles Goujon débute comme apprenti à La Compagnie du Midi, à Béziers, avant de partir faire son service militaire. Il repasse ensuite au Ragueneau, à Béziers, comme commis. C’est l’heure de forcer le destin. Après « un appel en PCV », le voilà à 21 ans au Moulin de Mougins (3 étoiles), chez Roger Vergé. « C’est lui qui a fait ce que je suis. » Les débuts e. garault pour « le point » (portrait) / a. gelebart/réa pour « le point » (x 2) chez Vergé, « capable de péter un plomb parce qu’on était passé de 19,5 à 19 au Gault & Millau », sont impitoyables. Goujon ramasse une « calotte ». « Je m’étais pris pour ce que je n’étais pas. » Déclic. Il « tape des heures », est intronisé chef de partie et affine son « style avec une touche provençale, une influence du soleil ». Il vogue alors vers Marseille et Le Petit Nice de Jean-Paul Passédat, le père de Gérald. Goujon veille pour les commandes à ne pas commettre « la moindre erreur de 10 francs sous peine de se faire découper par le patron ». Impatient. Avant de se lancer à son compte, il lui reste à « mesurer le pouvoir des produits ». Ce sera chose faite à L’Escale, chez Gérard Clor, à Carry-le-Rouet (2 étoiles), « avec les turbots et les oursins saignés presque vivants sur la planche et les rougets dont on aurait cru qu’ils avaient été ramassés à la pince à épiler ». L’été 1992 approche. Goujon est impatient d’ouvrir son restaurant avec Marie-Christine. C’est donc à Fontjoncouse que L’Auberge du vieux puits, une ancienne bergerie retapée et repeinte « en catastrophe et avec peu de moyens », voit le jour. La salle est déserte, midi et soir. Les clients se font attendre désespérément « malgré un menu à 96 francs et un autre à 125 francs ». « Il fallait être dingue pour s’installer là-bas, lâche, admiratif, Putelat. Les services se terminent régulièrement par zéro couvert. Cochons, pigeons, homards, saintpierre… finissent à la poubelle. « En agissant de la sorte, je me disais que je n’étais pas un amateur. Je l’ai fait une fois, deux fois, trois fois… et puis après je n’étais plus très fier. Je saccageais mon boulot. Si Marie-Christine n’avait pas été là, j’aurais jeté l’éponge. » Pour conjurer le mauvais sort, les époux Goujon iront même jusqu’à répandre du gros sel partout, brûler du thym dans chaque pièce et allumer des bougies dans la cour ! Cinq années « à bosser avec trois freins et un parachute » et le bout du tunnel en 1996 avec le titre de Meilleur Ouvrier de France. Le Michelin consacre Goujon en 1997, année de la naissance de son pre- mier fils, Enzo, avec une première étoile. « Sans elle, on serait mort. » Résultat : une hausse de fréquentation de 34 %. La seconde étoile, récoltée en 2001, à la naissance d’Axel, la fera bondir de 60 %. Les chefs Pierre Troisgros, Michel Guérard et le pape du boudin noir André Parra racontent avoir été bouleversés par sa cuisine du terroir. Le fruit d’années à tisser une toile d’araignée avec les meilleurs fournisseurs. Goujon, c’est l’instinctif qui bannit « les additifs et les vaporisateurs qui font pschitt pschitt ». Lui, il n’écrit « pas la moindre fiche de recette », ne possède « pas de balance » et impose que les membres de sa brigade fassent fonctionner leur « mémoire olfactive ». « Chez moi, ça donne en permanence de la voix. Je ne fais pas de cadeaux. » « Il a horreur des tricheurs », confirme Putelat. L’obsession de Goujon ? Transmettre. A tel point qu’en octobre 1994 il a « invité » un inspecteur du Touche. Pas de pesée des ingrédients, mais un mélange de savoir et d’instinct. Michelin, qui s’était pointé incognito, à revenir parce qu’il était en cours avec des élèves de CM1. Il méprise l’industrie agroalimentaire et déteste le moléculaire – « du grand n’importe quoi fabriqué à l’ordinateur ». L’adjoint au maire du village, qui se couche toujours à 3 heures pour se lever à 8 heures, ne s’imagine pas quitter Fontjoncouse. Goujon n’a maintenant qu’un souhait. Que la relève soit « au rendez-vous ». Ses deux fils sont plus que jamais décidés à marcher sur les traces de leur père. Enzo, 14 ans, veut devenir chef et Axel, 10 ans, a envie d’être en salle. Marie-Christine n’a pas fini de se faire du souci §