Les groupes de pression - Les Classiques des sciences sociales

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Les groupes de pression - Les Classiques des sciences sociales
Jean Meynaud
Directeur d’études à l’École pratique des Hautes Études
(1960)
Les groupes de pression
« QUE SAIS-JE ? »
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Professeure à la retraite de l’École Dominique-Racine de Chicoutimi, Québec
et collaboratrice bénévole
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professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
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Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
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Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
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professeure à la retraite de l’École Dominique-Racine de Chicoutimi, Québec.
courriel : mailto:[email protected]
JEAN MEYNAUD
LES GROUPES DE PRESSION. PARIS :
UNIVERSITAIRES DE FRANCE « QUE SAIS-JE ?
CONNAISSANCES ACTUELLES N° 895, 127 p.
LES
»
PRESSES
LE POINT DES
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(épouse) et de Mme Hélène-Yvonne Meynaud (fille), le 19 octobre 2008 de
diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]
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Édition complétée le 28 avril 2009 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, Québec.
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
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Jean Meynaud
(1960)
PARIS : LES
PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE
CONNAISSANCES ACTUELLES N° 895, 127 p.
« QUE
SAIS-JE
?»
LE POINT DES
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
DU MÊME AUTEUR
________
DANS LA MÊME COLLECTION
(en collaboration avec Alain LANCELOT)
La participation des Français à la vie politique, n° 911, 2e éd.
Les attitudes politiques, n° 993, 2e éd.
ÉTUDES DE SCIENCE POLITIQUE
Mornes 6, Lausanne
1.
2.
3.
4.
5.
6.
7.
8.
9.
10.
11.
La science politique : fondements et perspectives, 226 p.,(épuisé). 1
Technocratie et politique, 116 p., 1960 (épuisé).
Les groupes de pression internationaux, 560 p., 1961.
Destin des idéologies, 164 p., 1961.
Les savants dans la vie internationale (en collaboration avec Brigitte
SCHRÖDER), 220 p., 1962.
Planification et politique ? 192 p., 1963.
Études politiques vaudoises (sous la direction de J. MEYNAUD 320 p., 1963.
Les consommateurs et le pouvoir, 624 p., 1964.
Rapport sur la classe dirigeante italienne, 368 p., 1964.
Les forces politiques en Grèce, 530 p., 1965.
Commerce et politique (en collaboration avec Adalbert KORFF (sous presse).
ARMAND COLIN
Cahiers de la Fondation nationale des Sciences politiques
Les groupes de pression en France, 372 p., 1958 (épuisé).
Introduction à la science politique, 376 p., 1959, 2e éd.
Nouvelles études sur les groupes de pression en France, 468 p., 1962
AUTRES LIVRES SUR LES GROUPES DE PRESSION
Les organisations professionnelles en Suisse, 344 p., Payot, Lausanne 1963.
I gruppi di pressione in Francia e Italia, 140 p., E.S.I, Naples, 1963.
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Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
Table des matières
INTRODUCTION
Chapitre I.
I.
II.
III.
IV.
V.
–
–
–
–
–
Identification
Facteur de la sélection
Classification des groupes
Éléments de puissance
Rapports entre les groupes
Frontières de la catégorie
Chapitre II. Modes d'activité
I.
II.
III.
IV.
V.
–
–
–
–
–
Les groupes et la politique
L'action sur l'opinion publique
Méthodes de pression
Les voies d'accès au pouvoir gouvernemental
Le déroulement de l'action
Chapitre III. Résultats de la lutte
I. – Critères d'appréciation des résultats
II. – Facteurs de la situation
III. – Difficultés dans l'exploitation des résultats
Chapitre IV. Place dans la vie politique
I. – Essai d'appréciation générale
II. – Validité du schéma pour d'autres formes de société
CONCLUSION
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Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
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INTRODUCTION
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Au cours des dernières années, l'expression « groupe de pression »
(littéralement traduite de l'anglais : pressure group), est devenue, malgré son
incorrection grammaticale, d'usage courant en France. Dans son acception la plus
générale, elle évoque les luttes engagées pour rendre les décisions des pouvoirs
publics conformes aux intérêts ou aux idées d'une catégorie sociale quelconque.
Cette étude constitue l'un des secteurs de prédilection de la science politique
contemporaine. Elle entre dans les recherches de cette discipline pour identifier les
forces qui orientent et actionnent l'appareil gouvernemental. Démarche d'esprit
positif : il s'agit, non de définir les règles idéales du jeu des institutions, mais de
préciser les modalités de leur fonctionnement. Cette enquête s'inspire donc de la
méthode d’analyse des faits sociaux que tant de Français, de Montesquieu à
Durkheim, ont contribué à établir.
Le détachement qu'elle exige se révèle d'une application difficile dans le
domaine de la politique : la ligne de partage entre l'exposé d'ambition scientifique
et l'essai de nature polémique, est souvent difficile à tracer. Les groupes de
pression apportent un exemple typique de ce flottement. Les uns y voient un
puissant instrument d'annulation de la démocratie ; ils vont jusqu'à réclamer une
stricte réglementation de leurs activités. D'autres jugent de telles attaques
excessives et les considèrent comme une tentative faite pour impressionner
l'opinion. Controverse qui ne semble pas près de finir, compte tenu des rares
données indiscutables concernant le rôle des groupes.
On ne peut affirmer que l'on présentera ici un point de vue totalement objectif.
Du moins essaiera-t-on de mettre en lumière les divers aspects du phénomène,
évitant des appréciations d'ordre qualitatif.
Beaucoup des exemples cités seront empruntés à la vie française, mais on aura
également recours à l'expérience de pays étrangers : élargissement des perspectives
qui permettra d'établir le caractère universel des mouvements et opérations que
nous allons étudier.
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
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CHAPITRE PREMIER
IDENTIFICATION
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Ce chapitre vaudra peut-être au lecteur une surprise : découvrir, sous une
présentation nouvelle, des phénomènes familiers à tous les observateurs. La
remarque incite à distinguer les faits rapportés de l'appareil qui permet de les saisir.
Les groupes de pression forment une catégorie d'analyse, inventée voici quelques
décennies, pour systématiser l'étude de pratiques qui, sous une forme ou une autre,
appartiennent à tous les régimes. En France, les recherches de ce type sont très
récentes : il serait puéril d'en déduire que les interventions corporatives sur les
autorités publiques constituent un trait original des IVe et Ve Républiques.
Autre motif d'étonnement : l'ampleur de l'utilisation qui en est faite. Beaucoup
trouveront surprenant de voir figurer dans ce tableau des activités qui leur
paraissent dignes de louanges : ils accepteront le terme de pression pour
caractériser les démarches des bouchers ou des marchands de vin, mais refuseront
de l'appliquer à celles des anciens combattants ou des assurés sociaux.
Discrimination compréhensible, certes, sur le plan humain : on ne peut pourtant la
retenir car elle aboutirait à des listes de groupes variant selon les affiliations de son
auteur. Le seul critère qui préserve des interprétations subjectives est la
constatation chez les intéressés de la volonté d'influencer les décisions des
pouvoirs publics. Dès qu'elle se manifeste, l'organisme considéré entre dans la
classe des groupes de pression. L'inclusion est donc étrangère à tout jugement
d'ordre moral sur la valeur de l'action entreprise ; en particulier, elle n'implique,
par elle-même, aucune désapprobation.
Cet effort de neutralité a provoqué un malaise chez ceux qui, tout en admettant
le bien-fondé d'une énumération compréhensive, exigent que l'on en différencie les
éléments, selon les buts visés. Il est possible, dit-on fréquemment, que les
syndicats ouvriers et patronaux forment, les uns et les autres, des groupes de
pression, mais l'on ne saurait placer au même niveau de la conscience, le
travailleur qui défend son droit à la vie et le chef d'entreprise qui lutte pour le
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maintien de ses bénéfices. En termes humains, cet essai de hiérarchisation possède
aussi des bases solides. Cependant, il n'est réalisable qu'à partir de principes
d'évaluation extérieurs et supérieurs à ce que révèle l'observation des faits. Or,
dans les sociétés pluralistes, ces principes varient d'un groupe à l'autre : l'adoption
d'une échelle de valeurs particulière traduirait seulement des préférences
personnelles.
L'analyse des groupes de pression doit donc être conduite indépendamment de
toute position normative. Pour autant qu'un tel détachement soit possible, son
auteur est tenu de se comporter comme un entomologiste. Ce souci est compatible
avec la certitude qu'aucune société ne saurait se passer d'une morale, d'un critère
du bien public opposable au déchaînement des appétits particuliers ; mais la
formulation de ces normes, si elle prend appui sur les résultats du travail
scientifique, si même elle en constitue l'indispensable prolongement ne relève pas
du chercheur comme tel.
I. – Facteur de la sélection
Retour à la table des matières
Le langage courant, et aussi la terminologie statistique, utilisent volontiers le
terme de groupe pour désigner un ensemble, d'individus possédant une ou
plusieurs caractéristiques communes (répartition par classes d’âge ou niveaux de
revenu). Une telle situation, si elle peut conduire à l'action collective, ne la suscite
pas nécessairement. Tout dépend de la conscience qu'ont les gens de ce trait
partagé et de l’importance qu'ils lui attribuent. S'il est improbable que des hommes
à cheveux roux envisagent d'unifier leur conduite sur la base et en fonction de cette
seule particularité, une telle attitude au contraire ne saurait étonner venant de
personnes de couleur dans une société dominée par les préjugés raciaux. On en
arrive ainsi à la notion sociologique d'un comportement uniformisé, sur la base
d'une ou plusieurs identités d'ordre physique, social ou spirituel.
Des auteurs, aux États-Unis, appellent groupes d'intérêt les rassemblements
réalisés sur un tel fondement (le terme d’intérêt couvrant aussi bien la défense
d'avantages matériels que la sauvegarde de valeurs morales). Mais l’unification des
conduites obtenue est susceptible de bien des variantes dans la durée et la fermeté.
Elle n'intervient parfois qu'en des circonstances déterminées, de façon sporadique
et souvent éphémère : il en résulte des manifestations, éventuellement puissantes et
violentes, qui s'évanouissent une fois le motif de rupture disparu ou l'excitation
initiale tombée. On emploie, pour décrire la situation, les expressions de groupe
inorganisé, diffus ou virtuel. Dans d'autres cas, de plus en plus nombreux, l'intérêt
commun est assez vivement ressenti pour provoquer le désir ou l'acceptation d'une
organisation qui le prenne en charge : dès lors, un mécanisme volontaire
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d’unification, plus ou moins rationalisé, se substitue à la perspective d'actions
parallèles de type spontané.
Il est difficile de classer les intérêts d'après leur aptitude à se doter d'une
structure bien établie. Voici cependant une observation de portée générale : les
hommes se groupent et se défendent beaucoup solidement comme producteurs ou
travailleurs que comme consommateurs. En période de pénurie, les ménagères
peuvent être capables de prendre à partie avec brutalité tel commerçant soupçonné
de pratiques illégales, mais l'approvisionnement redevenu normal, elles ne songent
guère à se servir de la puissance que leur vaudrait une action collective pour peser
sur les prix ou exiger le respect de la qualité. Au cours des dernières années,
diverses tentatives ont été faites pour briser l'apathie des consommateurs dont la
plus marquante reste celle de l'Union fédérale de la Consommation. Ces efforts,
accomplis avec des moyens matériels réduits, bénéficient d'une audience
croissante, mais encore limitée. Autre secteur faiblement encadré : les locataires et
spécialement les mal-logés. Les organismes qui entendent les représenter
(Confédération nationale des Locataires et Confédération générale du Logement),
sont pauvres en membres et en ressources financières ; il leur arrive de remporter
des succès limités (surtout pour la protection des locataires en place), mais leur
influence sur la politique du logement est médiocre. Dernier exemple : les
vieillards et, notamment, les victimes de cette spoliation silencieuse qu'est
l'inflation.
Les groupes d'intérêt ainsi caractérisés ne se transforment en organisme de
pression qu'à partir du moment où les responsables utilisent l'action sur l'appareil
gouvernemental pour faire triompher leurs aspirations ou revendications. Un
syndicat de producteurs se comporte en groupe d'intérêt s'il institue et surveille par
ses propres moyens la répartition de la clientèle entre ses membres : il devient
groupe de pression s'il tente d'obtenir des Pouvoirs publics un texte réglementant
l'entrée de nouveaux éléments dans la branche. Au total, la catégorie « groupes de
pression » englobe un secteur d'activité des groupes d'intérêt : plus exactement,
elle consiste à analyser ceux-ci sous un aspect déterminé.
La part des interventions sur les autorités dans le dispositif d'action collective
est très variable. Handicapées par le nombre des exploitants, les branches agricoles
sont tenues de s'en remettre aux Pouvoirs publics pour imposer l'aménagement de
la production que réalisent d'eux-mêmes les secteurs industriels gagnés à la
concentration. Mais la situation change aussi avec les époques : l'expansion
contemporaine des fonctions économiques et sociales de l'État a largement accru
les préoccupations politiques des organisations professionnelles. Bien entendu, il y
a de multiples groupes d'intérêt qui, par leur vocation même, semblent éloignés de
la sphère gouvernementale ; la pratique établit pourtant qu'il n'est aucun d'entre
eux qui ne puisse, à l'occasion, se muer en organisme de pression (union de
chasseurs protestant contre l'élévation des droits de chasse et faisant
éventuellement campagne, lors d'une élection, contre les députés responsables).
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D'un autre côté, on peut observer des groupes d'intérêt qui se fondent
exclusivement sur l'action politique pour réaliser leurs objectifs. Certaines
organisations professionnelles se comportent en fait comme de purs groupes de
pression : on l'a vu en France pour les associations d'affaires de dimensions
réduites (Confédération générale des Petites et Moyennes Entreprises, Union de
Défense des Commerçants et Artisans ...), et même pour l'agriculture (Fédération
nationale des Syndicats d'Exploitants Agricoles). Mais ce n'est là qu'une
appréciation, peut-être contestable.
Plus évident semble le cas d'organismes dont la vocation ne saurait être
accomplie que par une décision appropriée des Pouvoirs publics. Ainsi,
l'Association pour l'Achèvement du Canal du Nord et plus généralement les
groupes constitués pour obtenir un allongement ou un perfectionnement d'une voie
navigable quelconque. On peut mentionner encore le cas des groupes tendant à la
réforme des institutions pénales (telle la Howard League for Penal Reform en
Grande-Bretagne), ou à l'établissement de la prohibition (telle l’Anti-saloon
League aux États-Unis qui, entre les deux guerres, parvint temporairement à ses
fins). Certains d'entre eux effectuent une propagande intense auprès de l'opinion,
mais ce n’est qu’un détour pour peser davantage sur les autorités.
Il existe actuellement en France de nombreux groupements qui relèvent de
cette catégorie. Citons ceux qui interviennent sur le problème des subventions aux
écoles confessionnelles : l'Association des Parents d'Élèves de l'Enseignement
libre, le Comité national d'Action laïque... C'était également le cas des multiples
mouvements constitués par la population d'origine européenne de l'Algérie (telle
l'Union française nord-africaine) pour s'opposer à une transformation du statut
politique de ce territoire.
En définitive, la catégorie « groupes de pression » n'est pas réellement
homogène. Le facteur de sélection réside dans l'adoption d'une voie spécifique
pour défendre les revendications de l'organisme. On rassemble ainsi, sous le même
titre, des groupements dont l'action politique est l'unique moyen et d'autres dont
elle n'est que l'une des préoccupations.
II. – Classification des groupes
Retour à la table des matières
La constellation des groupes de pression reflète étroitement les structures
socio-économiques et les querelles idéologiques du pays considéré. À ce titre, on
relève d'un État à l'autre des variations significatives dont voici quelques-unes. Un
premier facteur tient aux proportions respectives des grands secteurs de l'activité
économique dans le produit national. Il y a aussi bien des causes particulières de
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
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divergences. Dans les États à forte immigration on observe la présence de
groupements qui unissent les habitants originaires d'un pays ou d'une région
géographique déterminée. La religion est aussi un élément de clivage, les diverses
confessions (catholique, protestante, orthodoxe ...), ne témoignant pas d'un
comportement similaire à l'égard des autorités publiques. Mentionnons enfin le
rôle des anciens combattants dans les pays qui ont participé aux deux guerres
mondiales, celui des sinistrés dans plusieurs d'entre eux, ou encore celui des
réfugiés et expulsés dans la République fédérale allemande. Les divergences sont
donc clairement perceptibles. Cependant, si l'on s'en tient à des États
approximativement comparables par le niveau culturel, le développement
économique et le régime politique, on relève d'un cas à l'autre d'assez nombreuses
similitudes. Ainsi en va-t-il de l'Europe occidentale, à laquelle on peut joindre les
États-Unis, divers membres du Commonwealth et, sous certaines réserves, le
Japon actuel.
Dans ce secteur du monde, le seul jusqu'à présent où le concept de groupe de
pression ait fait l'objet d'une application systématique, il semble permis de
distinguer deux séries d'organismes. Les uns ont comme objectif essentiel la
conquête d'avantages matériels pour leurs adhérents ou la protection de situations
acquises, tendant ainsi à accroître le bien-être de la catégorie représentée. Les
principaux d'entre eux sont les organisations professionnelles. Les autres trouvent
leur raison d'être dans la défense, d'esprit, désintéressé, de positions spirituelles ou
morales, dans la promotion de causes ou l'affirmation de thèses : nous les
classerons sous une formule assez vague, mais souple, celle des groupements à
vocation idéologique. Si le but de cette distinction est de mettre un peu d'ordre
dans une matière complexe, il ne faut pas cependant en exagérer la portée.
Beaucoup de groupes peuvent se réclamer légitimement de l'un et de l'autre.
1. Les organisations professionnelles. – On trouve partout trois grands
secteurs d'application : patronat, agriculture, travail. Les modalités du
rassemblement se différencient d'un pays à l'autre. Soit, par exemple, le travail :
dans certains cas, il n'y a qu'une organisation pour l'ensemble des travailleurs ;
dans d'autres, par contre, on relève des groupements séparés pour les ouvriers, les
employés, les cadres, les fonctionnaires publics... Même diversité en ce qui
concerne le patronat : petites et moyennes entreprises plus ou moins séparées des
affaires importantes ; indépendance plus ou moins large du commerce par rapport
au secteur industriel ; position plus ou moins puissante des intérêts bancaires ou
financiers, etc. Cependant, sous cette apparente variété, la structure des
organisations professionnelles obéit à une double tendance : spécialisation et
regroupement.
La tendance à la spécialisation est compréhensible. Elle veut donner aux
groupes une assise homogène qui renforce la capacité d'action des responsables.
Dans l'agriculture, elle suscite une organisation par produit (blé, tabac,
betteraves ...), que complique parfois le souci d'intérêts régionaux (vin en France :
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
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voir, entre autres, la Confédération générale des Vignerons du Midi). Pour les
travailleurs le rassemblement se fait soit par industrie ou branches (personnel de la
métallurgie) soit par métier ou qualification professionnelle (mécaniciens de
locomotive) ; ce second procédé peut conduire à la constitution de syndicats
disposant d'une position privilégiée (conducteurs du Métro à Paris). Quant au
patronat, l'union s'effectue naturellement en fonction du produit fabriqué ou du
service rendu.
La tendance au regroupement se justifie par des intérêts et des points de vue
communs qui s'affirment malgré, les oppositions professionnelles ou
géographiques. Soit le cas du textile. Chaque produit suscite d'abord la création
d'organismes spécialisés selon les stades successifs d'élaboration (pour la laine :
négoce des matières premières, délainage, effilochage, lavage, carbonisage,
peignage, filature, tissage, teinture et apprêts, etc.). Pourtant, tous se retrouvent
dans un Comité central de la Laine qui représente et défend l'intégralité de la
profession. Sur beaucoup de points, la laine et le coton restent en opposition
ouverte, quoique ces deux secteurs aient également des préoccupations communes.
D'où l'existence d'une Union des Industries textiles qui comprend coton, laine, lin
et chanvre, soie, jute, etc. Les industriels du textile et de la métallurgie ont certes
des soucis propres : pourtant, sur plusieurs problèmes (politique sociale de l'État),
leurs positions sont identiques ou analogues. On aboutit ainsi à une vaste
« centrale » chargée de combattre au nom du patronat tout entier. Les mêmes
causes produisent les mêmes effets pour l'agriculture et le travail.
Quelques noms suffiront pour établir la réalité de cette tendance. Pour le
patronat, Conseil national du Patronat français, Federation of British industries,
Bundesverband der Deustchen Industrie, National Association of Manufacturers
(États-Unis), Associated Chambers of Manufacturers (Australie), etc. Pour
l'agriculture : Fédération nationale des Syndicats d'Exploitants agricoles, National
farmers' Union (Grande-Bretagne), American farm, bureau federation, etc. Pour le
travail : plusieurs organisations en France (Confédération générale du Travail,
Confédération française démocratique du Travail, Force ouvrière ...) Trade Union
Congress en GrandeBretagne, American Federation of Labor et Congress of
Industrial Organizations (aujourd'hui réunies) aux États-Unis, Deutscher
Gewerkschaftsband et Deutsche Angestelltengewerkschaft (le premier de ces
organismes affirmant une vocation générale, le second se spécialisant dans la
défense des employés), etc.
Ces organisations ont des structures variées. Les unes n'admettent comme
membres que des associations, d'autres acceptent aussi l'adhésion de firmes
individuelles. Les bases mêmes du regroupement se révèlent multiples. Certaines
combinent deux niveaux : l'activité professionnelle (métallurgie, production du
blé ...), et la localisation territoriale (organismes attirant tous les industriels et
commerçants d'une ville ou d'une région, tous les agriculteurs d'un
département ...). Enfin, les relations entre le centre et les unités composantes
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
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obéissent à des règles extrêmement diverses. Toutes les nuances se rencontrent
depuis un fédéralisme assez poussé qui donne à l'organisme central le pouvoir de
représentation et de négociation, jusqu'à des formules d'allure confédérale qui en
font un simple, organe de coordination ou de coopération. Le Trade Union
Congress, par exemple, s'il constitue l'état-major du mouvement ouvrier
n'intervient pas dans les négociations de salaires qui relèvent des Unions affiliées.
En comparaison, les prérogatives des « centrales » françaises restent beaucoup plus
considérables.
Ces organismes constituent dans l'ensemble le secteur le mieux connu du grand
public. Il n'est pas certain pourtant qu'ils en forment toujours la partie la plus
dynamique et la plus efficace. En bien des cas, l'opposition des intérêts entre leurs
adeptes conduit les centrales à prendre des positions prudentes. Elles ne
témoignent de puissance que si les membres savent surmonter leurs conflits : ce
qui est, le cas en Allemagne du « front vert », bloc unissant étroitement les
associations agricoles malgré leurs oppositions particulières. Ces organisations
disposent aussi d'une grande force de marchandage à propos de questions
déterminées dont la solution importe également à tous leurs membres (lutte
patronale pour la suppression du contrôle des prix aux États-Unis après la seconde
guerre mondiale). L'harmonie des intérêts et préoccupations est pourtant loin d'être
toujours acquise – voir, en France, le cas du Marché commun sur lequel la laine
(favorable) et le coton (défavorable), s'opposaient manifestement. Cependant, ces
« centrales », si elles n'ont pas la capacité manœuvrière des organismes spécialisés
disposent en général d'une force morale plus grande.
En dehors de ces grands blocs, on observe d'autres secteurs très agissants,
parmi lesquels celui des professions libérales. Malgré une indéniable tradition
d'individualisme, leurs membres ont compris la valeur de l'action collective et s'en
servent avec une extrême habileté. La médecine compte parmi les professions les
plus puissantes et les mieux organisées. Aux États-Unis, l'American Medical
association est parvenue à bloquer les efforts pour l'instauration d'une médecine
sociale. En France, la Confédération des Syndicats médicaux a eu raison de divers
projets gouvernementaux susceptibles de gêner ses adhérents (dans l'ordre de la
fiscalité, de la tarification des honoraires, des rapports avec les Caisses de Sécurité
sociale ...). Mais s'ils jouissent d'une position privilégiée (prestige de l'« homme en
blanc »), les médecins ne sont qu'un exemple parmi bien d'autres : il n'y a
aujourd'hui aucune profession, des dentistes aux experts comptables, des avocats
aux techniciens en « relations publiques » qui n'ait son propre organe de défense et
de représentation.
Mentionnons enfin les groupements qui, tout en se réclamant au premier chef
de principes moraux, comptent assurer à leurs adhérents des avantages matériels.
Ainsi, en va-t-il de l'action menée en France au nom des étudiants par l'Union
nationale des Étudiants de France ou en faveur des familles par l'Union nationale
des Associations familiales. Les organismes d'anciens combattants, par
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
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l'importance qu'ils attachent aux pensions et retraites, méritent d'être assimilés à
cette catégorie. Dernier exemple : celui des exploitations coopératives qui
entendent expulser le profit de la vie économique – en Grande-Bretagne, le
mouvement coopératif, dont le groupe de tête s'intitule Co-operative Union,
constitue une force puissante, quoique aujourd'hui en perte relative de vitesse.
2. Les groupements à vocation idéologique. – C'est une catégorie
foncièrement hétérogène dont le titre choisi ne traduit peut-être pas correctement la
richesse et la variété. Plusieurs de ses éléments font preuve d'une ambition
moralisatrice. L'influence de ceux qui la composent est très inégale : cependant
certains (ainsi aux États-Unis l'Anti-saloon League) sont parvenus à un moment
donné à terroriser les parlementaires moyens. Les cas que l'on va citer ne forment
qu'un échantillon dont il n'est pas permis de certifier la représentativité par suite du
foisonnement des groupes relevant de ce schéma (Fédération française contre
L'Armement atomique, Union des Écrivains pour la Vérité, Front d'Action civique
contre l'Abstention, Association pour défendre la mémoire du Maréchal Pétain ...).
Plusieurs sociétés secrètes, et en particulier la Franc-Maçonnerie, présentent des
traits communs avec les groupements analysés ici : cependant, il semble préférable
de maintenir une distinction entre les deux séries d'organismes.
Voici deux exemples anglais caractéristiques de groupes luttant pour la défense
d'une cause. D'abord, la Lord's day Observance Society. Fondée en 1831, elle lutte
pour le respect intégral de la paix du dimanche qu'aucune manifestation collective,
y compris les réunions sportives, ne doit troubler. Des oppositions se manifestent
(comme en témoigne la création d'une Sunday Freedom Association) : cependant,
la société qui dispose de très forts appuis religieux, conserve une position
inflexible sur le problème et a réussi à bloquer tout essai de réforme ou
d'ajustement. Deuxième cas : la Royal Society for the Prevention of Cruelty to
Animals fondée en 1824 pour porter secours aux animaux en détresse. L'une de ses
préoccupations principales est d'obtenir des réglementations publiques prohibant,
au fur et à mesure de leur apparition les « pratiques cruelles ».
La lutte contre les préjugés raciaux a inspiré la formation de nombreux
groupements. Aux États-Unis, la National Association for the Advancement of
Colored People dont l'influence s'est révélée globalement importante ; en France,
le Mouvement contre le Racisme, l'anti-sémitisme et pour la paix ; en GrandeBretagne, le Council of Christians and Jews, fondé en 1942 pour combattre
l'action anti-juive ; en Australie, le mouvement des Good Neighbour councils, qui
s'efforce de faciliter l'acclimatation sociale des nouveaux venus... Encore que son
ambition soit plus large, la Ligue des Droits de l'Homme, née en 1898 dans les
déchirements de l'Affaire Dreyfus, peut être mentionnée ici.
On pourrait citer encore de multiples exemples d'organismes qui luttent pour
obtenir le triomphe d'une réforme des institutions (en Grande-Bretagne, la
Proportional Representation Society, la Campaign for the limitation of Select
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
16
Police problems), ou la diffusion d'idéologies. Notons à ce propos les Associations
pour les Nations Unies qui, en beaucoup de pays, s'efforcent d'encourager la
solidarité et la coopération internationales, et aussi, les mouvements visant à
assurer l'expansion de l'idéologie européenne (Gauche européenne, Ligue
européenne de Coopération économique, Mouvement fédéraliste Européen,
Nouvelles Équipes internationales, etc.).
En France, les problèmes de l'enseignement ont toujours suscité des
contestations. Le plus ancien des groupes qui s'y soient consacrés est la Ligue de
l'Enseignement ; disposant d'importants appuis pour l'accomplissement de ses
tâches pédagogiques, elle n'a cessé de mener un ardent combat pour la laïcité. La
formule originale des groupements de parents d'élèves a connu une sérieuse
expansion à l'époque récente (Associations des Parents d'Élèves de l'Enseignement
libre, Fédération des Parents d'Élèves des Écoles publiques, Fédération des
Associations de Parents d'Élèves des Lycées et Collèges français ...). Sur un plan
différent, mais partiellement connexe, on note aujourd'hui un effort de promotion
de la recherche : Mouvement national pour le Développement scientifique,
Association nationale de la Recherche technique...
On peut également placer sous cette rubrique les associations féminines, du
moins celles dont l'objectif principal n'est pas la défense d'intérêts professionnels
propres à leurs membres. On en rencontre dans de nombreux pays. Ainsi, aux
États-Unis où l'une des plus caractéristiques reste la League of Women Voters qui
se propose l'éducation civique des électrices comme la promotion de projets
déterminés. La France en possède plusieurs dont l'ambition est de réaliser
l'encadrement civique et social des femmes (Ligue d'Action catholique, Union
féminine civique, et sociale, Union des Femmes françaises ...).
Encore un exemple, important d'ailleurs : celui des Églises. Il est certain que
leur vocation se situe bien au delà des activités courantes d'un groupe de pression.
Pourtant, elles empruntent souvent ce mode d'action. L'intervention peut avoir
pour objet la protection d'un statut matériel, mais, en beaucoup de cas, elle tend à
protéger les intérêts spirituels et moraux dont l'Église estime avoir la charge (en
Italie, lutte contre l'instauration du divorce). On connaît par ailleurs l'intensité des
divergences de vues quant aux écoles libres dans plusieurs pays. Dans la mesure
où les églises se préoccupent de rendre plus dynamique l'œuvre d'évangélisation,
notamment en fondant des mouvements sociaux ou professionnels, leur activité,
comme organisme de pression sur les autorités, semble appelée à se développer –
c'est le cas, on le sait, de l'Église catholique.
3. Relativité de la classification. – En voici un exemple. La Société des
Agrégés se préoccupe du contenu des programmes scolaires et des méthodes
d'enseignement. Si le combat pour la qualité de l'instruction constitue un objectif
désintéressé, la société lutte aussi pour le bien-être de ses membres (ainsi,
opposition au raccourcissement des vacances).
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
17
Soit le cas des Anciens Combattants. Sans négliger les intérêts matériels de
leurs adhérents, les associations qui les représentent n'ont jamais hésité à prendre
position sur les grands problèmes de la vie nationale, souvent dans un sens
conservateur. L'une des plus typiques à cet égard est l'American Legion qui, depuis
sa fondation, au lendemain de la première guerre mondiale, s'est attachée à écarter
toute infiltration de « radicalisme » dans la politique américaine. Encore que la
peur d'une révolution sociale ait joué un rôle dans la formation de la British
Legion, il semble qu'en Grande-Bretagne les prises de position des Anciens
Combattants, très préoccupés de l'ajustement de leurs pensions, aient revêtu un
caractère beaucoup moins unilatéral. En France, les considérations idéologiques
ont fortement pesé sur la constitution et l'activité des associations de ce secteur : au
surplus, des groupements particuliers ont été fondés pour rassembler les militaires
ayant lutté sur les théâtres d'opérations de la France d'Outre-Mer (corps
expéditionnaire d'Extrême-Orient ...).
L'interpénétration des idéologies et des préoccupations matérielles s'observe
aussi au niveau des organisations professionnelles. Elle y est même parfois si
marquée que les premières sont avancées comme la justification, sinon la seule
raison d'être, des secondes. Chez les médecins, par exemple, c'est au nom de la
défense de la médecine libérale et sur le thème populaire du « médecin de
famille » qu'a été menée la lutte contre la plupart des projets gouvernementaux. Le
patronat se livre à l'apologie de la « libre entreprise » et des mécanismes du
marché par le canal d'organismes dotés de puissantes ressources financières (en
France, l'Association de la libre entreprise ; en Grande-Bretagne, l'Economic
League qui, en 1956, a distribué 20 millions de brochures, tenu 18 000 réunions et
provoqué 33 500 discussions de groupes ...). Durant les années cinquante, la
Fédération nationale des Syndicats d'Exploitants agricoles a appuyé son
programme de revendications sur la nécessité de sauvegarder la petite exploitation
familiale, facteur essentiel du potentiel démographique et de la stabilité sociale.
Beaucoup seront tentés de voir dans ces attitudes une tentative pour donner une
expression respectable à des revendications intéressées. Et, de prime abord, bien
des éléments semblent militer en faveur de cette thèse. Il est possible que les
« classes moyennes » jouent un rôle fondamental dans l'équilibre politico-social du
pays : l'argument est surtout invoqué pour justifier la non-application du droit
commun fiscal à diverses catégories. Le souci de protéger la « libre entreprise » n'a
jamais empêché le patronat d'appliquer un strict dirigisme professionnel et d'exiger
l'intervention des Pouvoirs publics dans tous les cas où de tels procédés semblent
favorables aux intérêts défendus. L'argumentation idéologique serait-elle donc
simplement destinée à distraire le public tandis que les comptables calculent les
bénéfices ?
Beaucoup d'idées ont une existence propre et ne se ramènent pas à des intérêts.
Cependant elles se défendent souvent par rapport à des institutions ou des
pratiques qui les incarnent plus ou moins exactement. On comprend donc que les
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
18
groupes de pression s'efforcent d'établir un lien entre une idée, ou un système
d'idées, et les mesures sollicitées ou repoussées. Pourtant, dans de nombreux cas,
l'opération reste discutable, car on écartera demain l'idéologie sur laquelle on a
jugé expédient de s'appuyer aujourd'hui. Et il est également fréquent que la liaison
invoquée soit artificielle, sinon fallacieuse. Rien, par exemple, ne justifierait de se
fonder sur « la libre entreprise » pour refuser le contrôle des ententes ou, comme le
patronat y est parvenu en France, pour placer la procédure sous le sceau du secret :
la destruction inconditionnelle du dirigisme professionnel serait le postulat numéro
un d'une réelle économie de marché (dont la quasi-totalité des patrons ne veulent
plus aujourd'hui). On est donc porté à conclure, qu'en bien des occasions, les
groupes se livrent à une manipulation systématique des idéologies dans un sens
favorable à leurs avantages matériels.
Le syndicalisme ouvrier pose un autre problème. Dans beaucoup de pays, il
entend réaliser une double tâche – provoquer une amélioration immédiate de la
situation matérielle et morale des salariés et susciter une transformation, d'ordre
socialiste, du système de production. Divers courants révolutionnaires les ont jugés
incompatibles, l'élévation du niveau de vie risquant de valoir au régime une plus
grande stabilité. La thèse réformiste qui prédomine aujourd'hui s'accommode d'un
tel dualisme : elle recommande une lutte quotidienne, conduite en fonction
d'objectifs de longue portée. Cependant, ailleurs et spécialement aux États-Unis, le
syndicalisme déclare accepter l'appropriation privée des moyens de production :
d'où un comportement spécial à l'égard des patrons et autorités publiques.
III. – Éléments de puissance
Retour à la table des matières
L'une des insuffisances notoires de la science politique est l'absence d'un
instrument de mesure qui permettrait de classer, en fonction de leur puissance
respective, les divers groupes intervenant habituellement dans la vie publique.
Sans un tel appareil, l'évaluation reste approximative et différente d'un auteur à
l'autre.
1. Les éléments de base. – Il en existe deux : le nombre des membres et la
capacité financière. Ils sont partiellement substituables.
Le nombre est à lui seul facteur de puissance dans les régimes où les hommes
politiques sont tenus de solliciter périodiquement la confiance des électeurs : la
résistance longtemps victorieuse dès bouilleurs de cru à l'abolition de leurs
privilèges, s'explique aisément si l'on considère que, depuis 1945, leur effectif a
oscillé selon les campagnes entre 2,5 et 3,5 millions. La possession par les
syndicats affiliés au Trade Union Congress de 8,5 millions de membres explique
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
19
l'importance attribuée aux déclarations des dirigeants syndicalistes. Cependant,
l'impression laissée par le chiffre brut doit être corrigée par deux séries de
considérations.
La première concerne le rapport entre le nombre des adhérents et l'effectif
potentiel. On s'aperçoit alors que le T. U. C. comprend environ 45 %, du total des
travailleurs britanniques (pourcentage très supérieur à celui du syndicalisme
français qui ne dépasse pas 15 à 20 %). L'un des éléments essentiels de l'influence
exercée par la National Farmers' Union est de grouper environ 90 %, des
cultivateurs d'Angleterre et du Pays de Galles : la Fédération nationale des
Syndicats d'Exploitations agricoles ne revendique que 700 000 adhérents sur un
total de 2 100 000 exploitants.
Deuxième point plus difficile à expliciter : la qualité de l'adhésion. Chacun sait
que la combativité des travailleurs syndiqués change d'un secteur à l'autre et plus
généralement encore d'une époque à l'autre. Il en va de même pour tous les
organismes. Le Conseil national du Patronat français par exemple, déclare
représenter 900 000 firmes : mais s'agit-il d'un ensemble inerte dont beaucoup
d'éléments ne cotisent pas ou d'un bloc capable d'appliquer avec fermeté les
consignes venues du centre ?
L'importance numérique constitue pour les dirigeants un atout essentiel. Il
arrive que le groupe parvienne à mobiliser un effectif très supérieur au chiffre de
ses membres habituels. Il en est ainsi en France (rappel de l'explosion syndicale
d'août 1953 et du succès spectaculaire remporté par diverses manifestations
paysannes). Mais de tels mouvements, qui ont pu surprendre les responsables,
restent généralement sans lendemain : ils ne sauraient suppléer à l'insuffisance du
recrutement ordinaire.
Les associations vivent en principe des subsides qui leur sont apportés par leurs
adhérents. Le nombre n'est pas nécessairement facteur de richesse. Bien souvent,
l'ampleur de la clientèle est inversement proportionnelle à sa capacité de
paiement : d'où l'obligation de fixer des taux de cotisation très bas dont le
recouvrement représente une lourde servitude. Dans plusieurs pays, et notamment
en France, il existe un décalage marqué entre le chiffre des membres déclarés et
celui des cotisants réguliers. Les groupements industriels, spécialement dans les
branches concentrées, sont incomparablement mieux placés pour se procurer les
fonds nécessaires à leur fonctionnement ordinaire.
Aux cotisations usuelles s'ajoutent parfois des versements exceptionnels
motivés par une campagne particulière (ainsi, l'aide supplémentaire de 25 dollars
demandée en 1948 par l'American Medical Association, à chacun de ses
participants pour lutter contre un projet d'assurance maladie obligatoire). L'octroi
de subventions extraordinaires se révèle plus ou moins facile à obtenir selon les
circonstances et aussi le secteur de l'économie en cause. C'est là un sujet sur lequel
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
20
les intéressés demeurent volontiers hermétiques. Le voile a été partiellement levé
aux États-Unis avec l'obligation faite aux lobbyists par la réglementation fédérale
de 1946 de déclarer les sommes reçues et dépensées. Mais les spécialistes sont
d'accord pour marquer le caractère très fragmentaire des informations ainsi
divulguées.
Il arrive que l'État contribue directement au financement du groupe, soit en lui
versant des subventions sur les ressources publiques (Ligue de l'Enseignement) ou
en lui attribuant des facilités matérielles, soit en l'autorisant à faire un prélèvement
sur des ressources spécialisées (cas de l'Union nationale des Associations
familiales et des Unions départementales qui bénéficient obligatoirement de
0,03 % des dépenses de prestations légales des Caisses et Organismes
d'Allocations familiales). De telles situations sont moins rares qu'on ne serait tenté
de le supposer a priori (Fédération nationale des Organismes de Sécurité sociale,
Union nationale des Caisses d'Allocations familiales, Chambres de Commerce,
d'Agriculture, des Métiers, Organisations de fonctionnaires, de déportés, de
consommateurs, de malades, etc.). Ainsi, en plusieurs cas, les Pouvoirs publics
facilitent-ils financièrement l'exercice de la pression qui pèse sur eux.
Dans certaines limites, le chiffre des adhérents et la capacité financière sont
substituables. La richesse permet d'obtenir de multiples services, dont les groupes
à effectif important, obtiennent parfois l'équivalent de leurs membres, sous forme
d'une activité gratuite ou quasi gratuite (phénomène courant dans les syndicats de
travailleurs européens : on l'a également observé pour le poujadisme lors de la
phase d'enthousiasme). Le nombre impressionne les autorités et frappe l'opinion
publique, mais l'argent permet des démarches variées.
2. Le facteur organisation. – On a déjà noté que divers groupes d'intérêt ne
parviennent pas à se donner un support administratif et demeurent en quelque sorte
à l'état virtuel. Il en existe d'autres à structure très faible. Une telle situation ne
conduit pas nécessairement les Pouvoirs publics à négliger les intérêts en cause ;
parfois, l'attention portée aux demandes d'un groupe de médiocre surface tient
compte de la masse des adhérents potentiels que celui-ci n'arrive pas à saisir. À
supposer que les sinistrés de guerre, par exemple, n'aient pas mis sur pied un
appareil articulé de défense et de représentation, les autorités ne s'en seraient pas
moins penchées sur leur cas : les choses étant ce qu'elles sont, les sinistrés seront
mieux protégés si un ou plusieurs organismes spécialisés font de cette protection
leur tâche quotidienne.
Rien de ce que l'on pourrait écrire sur l'organisation n'est spécifique aux
groupes de pression. Une machine administrative bien conduite aboutit à
rationaliser l'action de la collectivité : elle lui assure la continuité et l'oriente dans
des directions adéquates. L'organisateur de métier sait tirer le meilleur parti des
ressources disponibles : il est bien placé pour découvrir la limite de ce que l'on
peut envisager d'obtenir et établir en conséquence la tactique à suivre. Ces
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
21
considérations sont spécialement valables pour les associations professionnelles,
l'efficacité des groupes à vocation moralisatrice dépendant souvent de facteurs
difficiles à rationaliser et parfois d'impondérables.
Deux traits jouent un rôle considérable : la qualité des dirigeants et l'ampleur
du réseau de relations qu'ils parviennent à constituer (au sein des milieux
parlementaires, des bureaux ministériels, des organes de formation de l'opinion
publique). Sous cet angle, les groupes riches bénéficient de facilités particulières.
Dernière remarque : le rôle des minorités actives dans la gestion de ces
organismes. C'est là un phénomène observé dans tous les groupements humains de
quelque importance : l'apathie de la masse des adhérents permet généralement à
quelques-uns de saisir et de conserver, éventuellement durant une longue période,
les leviers de commande. En lisant les statuts des groupes de pression, on
s'aperçoit qu'ils respectent le schéma démocratique : les dirigeants tiennent leurs
pouvoirs de la base et se soumettent à son contrôle. Mais le fonctionnement
effectif ne ratifie pas cette vue idéale : la plupart des groupes – patronaux,
agricoles, ouvriers... – déterminent leur action quotidienne et la politique à long
terme selon des mécanismes oligarchiques dont la sérénité n'est que rarement
troublée par des impulsions extérieures au cercle dirigeant (voir cependant le rôle
joué par la minorité Reconstruction au sein de la C.F.T.C ...).
En sens inverse, l'absence d'unité dans le groupe ou d'unanimité au sein du
cercle dirigeant est susceptible de constituer un facteur certain d'affaiblissement.
Dans cette perspective, la valeur d'une direction se mesure souvent à sa capacité
d'obtenir l'adoption de compromis acceptables par les divers courants en présence.
3. Le statut social. – Il s'agit de la réputation dont jouit le groupe dans le
public, en somme, du jugement moral porté sur lui. C'est un élément sérieux de
l'influence. Observons par exemple le cas de la Confédération générale des
Planteurs de Betteraves. Cet organe, représentant une culture riche et relativement
concentrée, bénéficie d'une remarquable organisation. Ses dirigeants ont une rare
efficacité, son réseau de relations une indéniable qualité. Cependant, elle a dû
affronter, durant plusieurs années, de violentes campagnes de presse qui semblent
avoir eu de profondes répercussions sur l'opinion. À tort ou à raison, son prestige
et son crédit moral dans le pays en furent nettement diminués. Cette situation a
facilité l'œuvre de réforme entreprise par M. Ramadier en 1956-1957 (notamment
arrêt de l'envoi à la carburation de l'alcool industriel).
Le statut social dépend de multiples facteurs qu'il est difficile d'exposer
brièvement. L'ancienneté du groupe contribue généralement à asseoir son autorité.
Le facteur-clé paraît résider dans une sorte d'évaluation normative effectuée par le
public. Le résultat varie avec les époques et les pays : ainsi, en France, la cote du
grand patronat est faible spécialement dans les milieux intellectuels. Les
commerçants ont souvent mauvaise réputation. Entre aussi en ligne de compte le
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
22
poids de diverses actions entreprises par les groupes sans tenir suffisamment
compte des réactions éventuelles des victimes : la cessation des livraisons de
produits indispensables (lait), comme aussi les barrages de routes effectués les
jours de fête n'ont certainement pas accru dans les milieux urbains, la popularité
des paysans.
La réputation n'est pas une donnée rigide acquise une fois pour toutes. Elle
évolue de façon insensible, mais finalement effective. Le cas des syndicats dans les
pays anglo-saxons est significatif. Depuis la grande dépression, ils bénéficiaient
d'une cote morale élevée, cependant que le prestige des grandes affaires déclinait,
même aux États-Unis. Or, il est possible que la situation se soit modifiée
actuellement par suite du rôle moteur attribué aux syndicats dans le déclenchement
et la propagation des tensions inflationnistes. À en croire des campagnes qui
paraissent bien excessives, les plus puissants d'entre eux (aux États-Unis : acier,
construction d'automobiles ...), parviendraient à arracher des augmentations de
salaires dont le taux dépasse les gains de productivité et dont la hausse des prix est
l'inévitable corollaire. Ne s'aventure-t-on pas déjà à prédire qu'en de larges secteurs
de la communauté, l'on saura gré aux patrons, et finalement aux autorités, de
résister à de telles prétentions ?
4. Action individuelle et action collective. – Jusqu'à présent, on a raisonné
comme si l'exercice de la pression sur l'appareil gouvernemental était
exclusivement le fait de groupes rassemblant un nombre variable d'unités ou
d'individus isolés. Est-il donc inconcevable que des firmes interviennent, comme
telles, sans passer par le relais de l'association ? Il suffit de réfléchir un instant à la
puissance des grandes entreprises privées (General Motors ou Standard Oil N. J.
aux États-Unis, Imperial Tobbacco ou Imperial Chemical en Grande-Bretagne,
Schneider ou Pechiney en France, etc.), pour comprendre qu'une telle éventualité
est au contraire plausible.
En divers pays dont la France, les grosses affaires évitent de s'avancer à
découvert sur la scène politique. Pour elles, la solution idéale est d'intervenir par le
canal d'un groupement dont la présidence, sinon la direction effective, est assurée
par un « moyen » et si possible par un « petit ». Cependant, l'expansion des
activités étatiques a depuis longtemps conduit les grandes entreprises à entretenir
des rapports directs avec les autorités et spécialement les services ministériels. Dès
lors, est-il légitime d'introduire ces organismes dans la catégorie des groupes de
pression ?
On ne saurait avoir de doutes quant au fond une grande firme négociant pour
son compte l'octroi d'une licence d'importation ou la passation d'une commande se
comporte comme un syndicat qui traiterait de la question pour la généralité de ses
membres. Il est par contre permis d'hésiter sur le plan de la conceptualisation :
cette inclusion ne va-t-elle pas augmenter l'hétérogénéité de la catégorie en cause ?
Les progrès de l'analyse conduiront sans doute à une présentation plus achevée et
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
23
donc, décomposée de la notion : dans l'immédiat, il semble préférable d'accepter
l'assimilation.
Mais voici une autre difficulté : l'influence exercée par des personnalités
isolées. Elle repose souvent en définitive sur la possession ou la gestion d'un
complexe économique et l'on retombe sur des situations déjà évoquées. Cependant,
il n'en va pas nécessairement ainsi. Il arrive qu'un homme dispose d'une puissance
disproportionnée à la base matérielle sur laquelle il lui est loisible de s'appuyer (un
Jean Monnet dans les premières années de la IVe République). On connaît aussi
des cas où une personnalité pèse sur la conduite de la politique sans le secours
d'une quelconque organisation ou plate-forme (le général de Gaulle dans la période
ayant précédé la formation du R.P.F. et, encore que de façon plus limitée, durant
celle ayant suivi sa désintégration).
En de telles occurrences, on peut certes parler de pression, mais il ne faudrait
pas assimiler à une activité de nature collective des actes traduisant un engagement
personnel. C'est ici l'occasion de déplorer que la science politique ne soit pas
encore parvenue à établir un tableau ordonné des diverses variables susceptibles
d'affecter la marche de l'appareil gouvernemental.
IV. – Rapports entre les groupes
Retour à la table des matières
Fréquemment d'hostilité, ils se présentent cependant parfois sous la forme de
pactes de coopération, voire d'alliances étroites.
1. Oppositions et rivalités. – Elles ont une double origine : le morcellement
de la défense d'un intérêt ou d'un secteur entre plusieurs groupements qui se
disputent la clientèle potentielle ; l'impossibilité de satisfaire les revendications
d'une catégorie sans porter atteinte à une autre.
La première hypothèse correspond à un mécanisme de fragmentation qui atteint
de façon inégale, les divers segments de l'organisation professionnelle. Il résulte de
considérations extérieures aux éléments matériels en cause. Autrement dit, certains
facteurs de division – opinions politiques et affiliations religieuses en particulier –
empêchent les hommes de s'unir sur la seule base de l'intérêt. En bien des pays, le
syndicalisme des travailleurs constitue un exemple de cet émiettement : en
Belgique, partage entre la Fédération générale du Travail apparentée aux
mouvements politiques de gauche, la Confédération des Syndicats chrétiens et les
syndicats libéraux (bien moins importants au total) ; en Allemagne, même situation
avant 1933, tandis que les syndicalistes allemands sont parvenus après la guerre à
unifier leur mouvement.
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
24
En France, les tendances à la fragmentation pour des raisons idéologiques sont
puissantes. Le cas du syndicalisme ouvrier est connu. Mais on observe un tel
processus dans bien d'autres secteurs : ainsi l'agriculture. À la veille de la guerre,
deux groupements y tenaient une place prépondérante (quoique non exclusive) :
l'Union nationale des Syndicats agricoles de couleur politique modérée et la
Fédération nationale de la Mutualité du Crédit et de la Coopération agricole,
d'inspiration radicale socialiste. Après le bref intermède unificateur de la
Confédération générale de l'Agriculture la même opposition se retrouve
aujourd'hui entre la Fédération nationale des Syndicats d'Exploitants agricoles et
la Confédération nationale de la Mutualité de la Coopération et du Crédit agricole
sans oublier la présence du Centre national des Jeunes Agriculteurs. Le
mouvement des Anciens Combattants est un autre exemple de l'éclatement
provoqué par des considérations partisanes. Des causes analogues ont eu, dans un
pays comme l'Italie, des effets semblables.
Toutes choses égales, la fragmentation affaiblit la capacité de manœuvre et
d'influence ; elle fait le jeu de l'adversaire et élargit la faculté d'arbitrage des
Pouvoirs publics. On peut concevoir qu'elle soit surmontée par des concessions
réciproques et un esprit de conciliation (ainsi, les dirigeants socialistes des
syndicats allemands réservent-ils une place aux travailleurs chrétiens dans les
organes de commandement et de gestion). Par contre, l'opposition des intérêts
dérive de la nature des choses et se révèle de portée universelle.
Ces rivalités ont des fondements multiples. D'abord, le clivage d'ordre social
entre le patronat et les travailleurs. Mais ces derniers sont loin de constituer un
front homogène : les querelles à propos du « reclassement » des fonctionnaires et
les tactiques suivies par le personnel du secteur nationalisé ont, de ce point de vue,
ouvert des perspectives significatives. Considérons ensuite les divergences d'ordre
économique : les oppositions entre activités exportatrices et branches vouées au
marché intérieur n'ont cessé de peser sur la politique commerciale des États. Le
conflit intervient souvent de produit à produit (textiles naturels et synthétiques,
beurre et margarine ...), ou de service à service (concurrence entre les modes de
transport ...). En certains cas, il surgit aussi entre les diverses sources
d'approvisionnement d'une même demande. Ainsi, les producteurs indépendants de
pétrole aux États-Unis s'efforcent-ils d'obtenir la réduction autoritaire des
importations (en provenance du Moyen-Orient) effectuées par les grandes
compagnies. Autre facteur de rivalité : les compétitions régionales. La politique
française de décentralisation industrielle se heurte à la volonté de chaque secteur
territorial de susciter l'implantation d'usines.
Ces luttes sont, pour la plupart, simples à relever. D'autres, sans avoir moins
d'importance, se révèlent plus diffuses. Ainsi l'affrontement agriculture-industrie
que l'on peut en une large mesure, assimiler au conflit campagnes-villes. La
publication des statistiques du revenu national fournit un aliment nouveau à la
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
25
controverse en permettant aux branches défavorisées de revendiquer une part dont
le taux ne leur impose pas une pénalisation insupportable.
Au total, l'analyse des groupes de pression est, pour une bonne part, celle de
leurs rivalités. Ces antagonismes ont de sérieuses conséquences économiques ; il
n'est pas possible d'interpréter correctement l'inflation sans en tenir compte. Ils
retentissent directement sur le processus politique en obligeant les autorités à des
choix (rôle du compromis).
2. Coopération et alliances. – Lorsque des dissensions idéologiques
provoquent une fragmentation, la solution la plus radicale est celle d'une fusion ou
réunification (l’A.F.L.-C.I.O. aux États-Unis, la C.G.T. en 1936 ...). C'est aussi
d'ailleurs la plus difficile. Faute d'y parvenir, on essaiera de mettre en œuvre des
solutions partielles, du type pacte ou cartel d'unité d'action. Parfois l'entente se
réalise du seul fait de la similitude des revendications (anciens combattants). La
coopération entre intérêts différents soulève des problèmes plus complexes.
Réaliser une action conjointe et la formation d'alliances sont choses aisées en
présence d'un objectif commun ou, le cas échéant, d'objectifs complémentaires. En
certaines occasions on voit s'ébaucher ou se matérialiser une entente sur un
problème donné, entre formations qui se veulent ordinairement adverses : ainsi
arrive-t-il que patrons et ouvriers d'une industrie déterminée, se retrouvent côte à
côte pour lutter contre une éventuelle réduction du tarif douanier. Sur un plan très
voisin, on peut signaler la lutte commune engagée par les syndicats maritimes de
l'A.F.L. et du C.I.O. et la National Federation of American shipping contre la
proposition de Paul Hoffmann (alors administrateur de l'E.C.A.), s'efforçant
d'adoucir l'obligation de transporter sur bateaux américains la moitié des
cargaisons attribuées au titre de l'aide Marshall. Il s'agit là d'une convergence
exceptionnelle dans un climat global de rivalité.
Plus fréquente est la situation de groupes qui, tout en défendant des intérêts
séparés, en viennent à se soutenir sur des questions particulières. La coopération se
substitue, non à l'hostilité, mais à l'indifférence. L’inventaire très détaillé que l'on
possède des groupes de pression américains, révèle de multiples coalitions : Antisaloon League et églises protestantes pour obtenir l'établissement de la
prohibition ; producteurs d'argent et groupes agricoles sympathiques à une
politique monétaire inflationniste pour obliger l'État à un relèvement du prix de ce
métal ; Chemins de fer et Chambres de Commerce dans le but de faire approuver
des modifications au tarif des transports susceptibles de valoir des avantages à
chacune des deux parties... Parfois l'entente se crée du seul fait des positions prises
(en France, les diverses forces qui ont lutté pour et contre l'établissement d'un
tunnel routier sous le mont Blanc).
C'est naturellement dans le cadre d'activités complémentaires que la
coopération est le plus facile à réaliser. Souvent elle se traduit par la création d'un
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
26
organe commun dont le type en France est l'Union routière rassemblant une
trentaine d'associations attachées aux problèmes nés de la route (travaux publics,
constructeurs d'automobiles, distributeurs de pétrole, transports routiers,
organisations de tourisme, assureurs ...). On peut en rapprocher le Roads
Campaign Council britannique composé de douze groupements intéressés par la
réalisation d'un programme étendu de construction routière. Un exemple typique
est fourni par le réseau serré de relations instituées sur la question de l’alcool
industriel. Les pièces maîtresses en sont l'Union nationale des Groupements de
Distillation d'Alcool et l'Institut français de l'Alcool. Il trouve son origine dans
l'accord de Béziers (1922), réservant au Midi viticole la consommation dite de
bouche et au Nord betteravier les circuits industriels. Le fonctionnement de ce
secteur n'a été rendu possible que par la distillation annuelle d'importantes
quantités de betteraves et fruits alcooligènes et l'achat, par l'État, de ces alcools à
un prix garanti.
Ces situations ont pour effet plutôt de renforcer par l'entente divers intérêts, que
de mettre fin à des rivalités proprement dites (sauf peut-être l'accord vigneronsbetteraviers). Au surplus, ces coalitions se heurtent à d'autres forces (par exemple
les organisations routières aux chemins de fer). Elles provoquent des oppositions
nouvelles. L'accord de Béziers stipulait que les « betteraviers » lanceraient l'alcool
carburant : d'où des efforts, combattus par les importateurs de pétrole, pour obtenir
l'incorporation à l'essence de quantités croissantes d'alcool. L'apaisement du conflit
vin-betterave a suscité la lutte betterave-pétrole.
Ce climat de rivalité est probablement l'un des principaux traits de notre sujet.
Il est facile à observer au plan des groupements à vocation idéologique : le combat
contre l'aide aux écoles confessionnelles du Comité national d'Action laïque (Ligue
de l'Enseignement, Fédération autonome de l'Éducation nationale, Fédération des
Parents d'Élèves des Écoles publiques), est sans équivoque. On le trouve aussi au
niveau des organisations professionnelles parfois de façon ostensible, en d'autres
cas dissimulé sous une apparence de solidarité. Sauf pour assurer la protection du
régime capitaliste et lutter contre le progrès social, il y a peu d'unité entre les
groupes d'affaires : le combat pour la répartition du revenu national constitue leur
aliment quotidien. À de rares exceptions près, la même remarque s'impose pour
tous les milieux socio-économiques (y compris le syndicalisme ouvrier).
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
27
V. – Frontières de la catégorie
Retour à la table des matières
Il existe aujourd'hui une propension à étendre largement l'emploi de la
catégorie groupes de pression et, en particulier, à y intégrer des organes mêmes de
l'appareil gouvernemental. Le ministère de l'Agriculture, dit-on fréquemment, est,
dans tous les pays, un organisme de pression au service des paysans.
L'administration dans son ensemble fonctionne comme un lobby. Quant à l'Armée,
n'était-elle pas devenue en France, lors du 13 mai 1958, le premier des groupes de
pression du pays ? Une telle extension est-elle légitime ?
Beaucoup de ceux qui l'acceptent ignorent qu'une justification intellectuelle lui
a été fournie par la théorie américaine faisant du groupe la base de la vie politique.
Selon cette position, dont les fondements ont été établis, voici quarante ans, par A.
Bentley, la marche de la politique dépend à tout instant de l'affrontement des
diverses forces sociales qui entrent en lutte et tentent d'imposer leurs conceptions
par tous les moyens concevables. Il n'y a aucune différence de fond entre les
institutions gouvernementales et les groupements particuliers : comme les seconds,
les premiers (notamment, les assemblées parlementaires), sont des groupes
organisés qui interviennent dans le combat politique pour y faire prévaloir leur
volonté. Les phénomènes gouvernementaux sont le résultat des pressions que les
groupes (y compris les organismes publics et naturellement les partis), exercent les
uns sur les autres.
Cette conception est séduisante. Elle permet de rendre compte du
comportement d'organes de nature publique qui interviennent auprès des autorités
dans les mêmes termes, et quelquefois avec les mêmes moyens (dont la grève), que
des groupes privés : ainsi, universités et facultés (en particulier, à l'heure actuelle
les Facultés des Sciences). Elle tend à débarrasser l'analyse politique d'entités
abstraites, comme l'État ou le Pouvoir, dont l'utilisation a considérablement
obscurci les problèmes. Elle souligne à juste titre l'interpénétration constante des
activités publiques et privées, l'intensité des relations entre les gouvernants
(hommes politiques et fonctionnaires) et les gouvernés. Une objection toutefois :
l'appareil gouvernemental a compétence pour prendre des décisions qui s'imposent
aux membres de la communauté (et dont le recours à la force est l'ultime sanction).
Cette situation ne crée-t-elle pas une différence importante entre les institutions
gouvernementales et les groupements particuliers qui interdirait de les traiter
comme des organismes de même nature ?
Selon une opinion plus modérée, qui a des partisans en France,
l'Administration ou l'Armée constitueraient certes, par nature, des institutions
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
28
publiques. Elles se transformeraient toutefois en groupes de pression si, sortant de
leurs fonctions propres, elles s'efforcent d'orienter, et le cas échéant de bloquer, les
décisions des gouvernants (en utilisant à cet effet, par une sorte de détournement,
les facultés et ressources de tous ordres dont elles ont été dotées par les autorités
politiques elles-mêmes). Précieuse pour l'analyse du comportement administratif et
militaire, cette suggestion ne semble pas susceptible, dans l'état de nos
connaissances, de fournir un principe univoque de classification. Il est impossible,
spécialement aux niveaux élevés des mécanismes étatiques, de séparer
complètement la formation de la décision (ou choix d'une ligne de conduite) et
l'application de la mesure adoptée. Entre la politique et les services administratifs
(et aussi le secteur militaire), il existe, presque nécessairement, une osmose
interdisant de considérer que l'Administration ou l'Armée peuvent former de purs
instruments d'exécution. Dès lors, ces organes relèveraient toujours de la catégorie
« groupes de pression » par certains côtés de leur activité et de leurs
préoccupations (cet aspect demeurant extérieurement peu marqué, comme ce fut,
semble-t-il, le cas pour l'Armée française de 1815 à 1939).
Allons plus loin : on devrait, dans cette perspective, étendre l'assimilation à
tous les organes qui sortent de leur mission spécifique. Il en irait ainsi pour le
Parlement lorsque par exemple, il tente d'influencer le déroulement des affaires
purement administratives au moyen d'interventions, directes ou indirectes, sur les
fonctionnaires. En définitive, on serait ramené à la thèse de Bentley dont la
conséquence essentielle est le refus d'établir des lignes de distinction rigoureuses
entre les divers participants au jeu politique.
À cette théorie s'oppose une notion plus restreinte des groupes de pression
considérés comme des organes extérieurs à la machine gouvernementale
proprement dite. La catégorie exprimerait en somme les actions effectuées du
dehors sur les autorités habilitées par la Constitution ou tout autre dispositif
réglementaire à préparer, arrêter et exécuter les décisions en cause. En prenant
position sur la demande d'un groupe, en recommandant aux instances supérieures
son adoption ou son rejet, l'Administration est certes soumise à l'action des
intéressés et accomplit elle-même de multiples interventions : cependant, elle se
borne à réaliser, dans des conditions éventuellement discutables, une tâche pour
laquelle elle a vocation légale. Il apparaît difficile de considérer qu'elle se
transforme ainsi en organisme de pression. Les groupes seraient donc séparés des
organes gouvernementaux par un critère d'extériorité. D'un autre côté, ils
différeraient des partis par la nature de la vocation : ceux-ci ayant comme objectif
de conquérir le pouvoir et de le conserver, le groupe se préoccupant seulement
d'agir sur les responsables sans se substituer à eux. S'il en vient à briguer le
pouvoir (en présentant des candidats aux élections), il change de nature et devient
une formation partisane : ainsi en fut-il pour l'Union de Défense des Commerçants
et Artisans lors des élections générales du 2 janvier 1956.
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
29
La force de la thèse de Bentley va croissant au fur et à mesure que s'accuse
l'interpénétration des mécanismes étatiques et des intérêts privés. Cependant, elle
n'a pas supplanté la position traditionnelle qui demeure la plus répandue dans les
pays européens. L'explication présentée ici sera fondée sur la conception restreinte
de la catégorie groupes de pression. Indubitablement, par l'effet d'un conservatisme
théorique, mais aussi dans un souci d'efficacité : compte tenu des faiblesses de la
science politique, l'adoption d'une conception large risquerait de provoquer une
irrémédiable confusion.
Dans cette perspective, le cas de l’Armée est facile à expliciter. La plupart du
temps, son rôle est considérable, souvent même en nette expansion par rapport à
1940 (États-Unis) : le vieux schéma de la subordination du pouvoir militaire au
pouvoir civil, ne rend plus compte de l'état actuel de ces relations. Son influence
s'affirme selon des modalités différentes. Tantôt elle se limite à une action sur tels
aspects de la politique gouvernementale : c'est là, pour une large part, le résultat du
caractère de plus en plus compréhensif de la défense nationale. À tout prendre il
n'est aucun secteur de la vie du pays (y compris, l'éducation des jeunes et la
planification économique), qui n'en relève directement ou indirectement. On parle
trop volontiers de guerre totale pour s'étonner de l'ampleur du droit de regard que
les militaires tentent de s'arroger.
Cependant, il arrive que l'Armée ne se contente pas d'influencer l'action des
Pouvoirs publics ; elle entend alors se saisir des leviers de commande, soit
directement, soit par personnes interposées. Il s'agit là, non d'une véritable
pression, mais d'une modification du rapport des forces à l'intérieur de la sphère
gouvernementale, en vertu duquel l'organe chargé de défendre l'ordre légal, profite
de ses ressources matérielles pour le jeter bas et en fonder un nouveau. Il apparaît
anormal, sur le plan de la cohérence théorique, d'introduire dans l'activité des
groupes de pression, le coup d'État militaire et l'institution d'un régime
correspondant. On en dira autant des circonstances dans lesquelles l'Armée se
borne à faciliter ou rendre possible, le passage d'un régime à l'autre (quitte à
bénéficier ensuite dans le régime ainsi établi, d'une amélioration de son statut
matériel ou moral).
Position qui ne revient nullement à contester la possibilité de liaisons entre les
groupes de pression et l'Armée. Celle-ci peut certes se déterminer de son propre
chef, mais comme tous les organes publics, elle est soumise aux sollicitations et
injonctions de groupements particuliers y compris des groupes d'affaires dont elle
est susceptible, à l'occasion, de devenir l'instrument.
La séparation entre les institutions et les groupes de pression, qu'à un stade
ultérieur de son développement la science politique aura peut-être intérêt à revoir,
semble assez nette sur le papier. Il en résulte la difficulté de classer les organismes
intermédiaires de plus en plus nombreux dans la majorité des pays. Voici le cas le
plus remarquable : celui des entreprises publiques. La tendance actuelle est
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
30
d'abandonner la formule de la régie directe et de constituer des organes dotés de la
personnalité. Tout en subissant divers contrôles, ils disposent d'une large
autonomie et, sur de nombreux points, utilisent les méthodes de gestion des firmes
privées. Or, ces êtres hybrides réalisent souvent une super-concentration
économique qui leur ouvre des facultés d'action et d'influence considérables. Que
l'on songe, pour l'Italie par exemple, au poids de l'Istituto per la ricostruzione
industriale ou de l'Ente nazionale idrocarburi (longtemps personnifiée par E.
Mattei) : certains commentateurs ont dit de ce dernier qu'il formait un État dans
l'État. Que l'on réfléchisse, pour la France, à la puissance des grandes affaires
nationalisées dans le secteur financier (Banque de France), ou industriel
(Électricité, Charbonnages, ...).
Mais les entreprises publiques ne sont pas seules à poser un problème de
classement. Considérons entre autres le cas des services créés sous forme
d'établissements publics en vue d'associer des personnalités extérieures à
l'Administration à la réalisation de tâches qui pourraient être accomplies
directement par les bureaux ministériels : Office national interprofessionnel des
Céréales, Institut des Vins de Consommation courante, Office national de la
Navigation, Office scientifique et technique des Pêches maritimes, Ports
autonomes...
Au total, dans le cadre de la conception restreinte que nous adoptons ici, ces
organismes constituent une frange intermédiaire que l'on peut hésiter à ranger dans
la catégorie des groupes de pression : cependant, au moins pour les entreprises
publiques, pratiquant le jeu du marché, l'assimilation ne semble pas déraisonnable.
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
31
CHAPITRE II
MODES D'ACTIVITÉ
Retour à la table des matières
Un premier aspect du problème est l'extrême variété que présente le
comportement des groupes. Déjà perceptible au plan national, elle s'accuse si l'on
passe d'un pays à un autre. Par ailleurs, tout en conservant des traits permanents,
l'action des organismes considérés a subi des transformations qui, sur divers
points, équivalent à une métamorphose. Notre ambition ne peut donc être que
limitée : énoncer les principales orientations et souligner les modifications
actuelles les plus significatives.
Cette richesse, cette plasticité, suggèrent un second trait : l'ampleur des moyens
dont disposent les groupes pour atteindre leurs objectifs. Il est vrai que la
totalisation de ces modes risque de créer l'impression d'une puissance formidable,
voire irrésistible. Mais une sérieuse réserve s'impose aussitôt : la plupart des
groupes ne peuvent jamais employer cumulativement ces multiples moyens et
assez rares demeurent ceux qui disposent en fait d'un éventail étendu.
I. – Les groupes et la politique
Retour à la table des matières
L'exposé de cette relation rencontre un obstacle : la revendication, extrêmement
fréquente, par les groupes d'une position d'apolitisme. Cette assertion a de quoi
surprendre, les interventions sur l'appareil gouvernemental étant innombrables, les
contacts entre responsables publics et privés rigoureusement suivis et parfois
quotidiens. Comment concilier cette situation avec la prétention de ne pas faire de
politique qu'affichent des dirigeants des organisations professionnelles et même en
diverses circonstances, ceux de groupements à vocation idéologique... S'agit-il là
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
32
d'une déclaration sincère, de la conséquence d'une myopie, ou d'une volonté
préméditée de mystification ?
1. La réalité des interventions. – Laissons de côté pour un instant la
qualification de la démarche. La volonté d'agir sur les autorités est peu contestable
et les intéressés s'en défendent de moins en moins. Pourtant la publicité donnée par
les groupes à ce segment de leur activité reste variable. Les organisations faisant
appel à une clientèle de masse (paysans, petites et moyennes entreprises ...), ne
font généralement aucun mystère de leurs interventions. Les grandes affaires, et
spécialement les intérêts financiers, restent infiniment plus réservés et s'efforcent,
au moins dans certains pays dont la France, de travailler dans un climat de
discrétion, sinon de clandestinité.
Le développement des fonctions économiques et sociales de l'État a provoqué
la multiplication et l'intensification de ces contacts et démarches : toutefois il n'est
pas certain que l'on ait une notion exacte des implications du mouvement. La
politique gouvernementale comporte des discussions de principe à propos
desquelles les groupes interviennent de façon ostensible ; mais, au niveau de
l'exécution, elle se traduit par un grand nombre de décisions concrètes qui affectent
directement les intérêts spécialisés. Il y a le contrôle des prix en général, il y a
aussi, et peut-être surtout, la discussion qui intervient pour chaque produit avec les
services compétents. Or, il est rare que la décision soit du ressort final d'un seul
ministère : trois ou quatre signatures sont parfois nécessaires pour obtenir une
autorisation, une dérogation, une attribution. Seuls les techniciens connaissent la
quantité de permis que les entreprises doivent se procurer et le nombre d'actes
économiques qui sont conditionnés par une décision préalable des services
administratifs. La pression porte autant sur le détail de la mise en œuvre que sur la
formulation du dessein d'ensemble.
L'essentiel est donc de comprendre que généralement, le recours à la voie
gouvernementale constitue, non une possibilité parmi d'autres, mais une stricte
obligation. Notre système économique étant ce qu'il est, les dirigeants
manqueraient à leur mission s'ils n'utilisaient pas cette technique d'action. La
volonté de créer une société libérée des corps intermédiaires s'est, à l'épreuve,
révélée une complète utopie : dès lors, il n'est pas possible, sans modifier
profondément notre régime politique, d'interdire à ces organisations de défendre
les intérêts de leurs membres par les moyens appropriés.
Il est certes compréhensible que beaucoup s'irritent des démarches des groupes
surtout lorsqu'elles s'appuient sur des moyens susceptibles de compromettre la
tranquillité ou la sécurité de la communauté et ont comme conséquence finale une
ponction dans les finances publiques. On reste difficilement impassible devant
l'impudence avec laquelle ces organismes assimilent au souci de l'intérêt général,
n'importe quelle revendication. Mais il semble inconcevable, et il serait
probablement dangereux, d'imposer des mécanismes chargés de les réglementer et
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
33
de les canaliser, par exemple, en effectuant un tri préalable. On a proposé de
confier une telle mission au Conseil économique, avec obligation pour les
groupements d'exposer leurs revendications devant cette assemblée à l'exclusion de
tout autre recours. Rarement vit-on projet plus naïf. Et à le supposer praticable, on
aboutirait à faire de cette assemblée le dictateur de l'économie française. Au
surplus, le système laisserait hors de sa juridiction les activités des organismes à
vocation idéologique dont il ne faut pas oublier la présence.
En définitive, les groupes interviennent en permanence sur les autorités et, à
moins de changer fondamentalement l'esprit de notre régime, il paraît impossible
d'interdire, voire même de limiter, de telles démarches. Par là, ils entendent peser
sur les décisions et orienter pour leur secteur particulier, le fonctionnement de la
machine gouvernementale. Mais la politique ne consiste-t-elle pas à infléchir la
conduite des affaires publiques ?
2. Les groupes et les partis. – En réalité, les groupes, selon une conception
très répandue, réduisent la politique au jeu des affiliations et idéologies partisanes.
Pour eux, le groupe ne fait pas de politique, quand il présente à l'appareil
gouvernemental des demandes en termes purement techniques, sans se fonder sur
des amitiés de partis, ni se lier à l'un quelconque d'entre eux, Ainsi exprimée, la
thèse de l'apolitisme devient moins invraisemblable, et pourtant, même dans cette
perspective arbitrairement restreinte, elle ne correspond que rarement aux faits. On
distinguera trois sortes de situations.
La première se réfère à une volonté de neutralité du groupement à l'égard des
partis opposés : elle est peu fréquente en pratique. En Grande-Bretagne, la
National Farmers' Union passe pour se conformer à un tel schéma : elle se garde,
scrupuleusement d'intervenir dans les élections et collabore dans les mêmes termes
avec celui des deux partis qui occupe le pouvoir. Autre forme de neutralité
s'accommodant d'une immixtion active dans le jeu partisan : la recommandation
faite aux membres de voter pour celui des candidats qui a soutenu les
revendications du groupe ou s'engage à le faire, quelle que soit son affiliation
partisane (cela suppose, en principe, un système de partis à discipline de vote
relâchée). Les syndicats américains (et spécialement l'A.F.L.), ont pendant
longtemps pratiqué cette distinction empirique. Leur but était simplement de
soutenir les candidats progressistes, qui n'étaient pas tous démocrates ; mais on sait
que depuis Roosevelt, le syndicalisme s'est de plus en plus engagé dans l'appui de
ces derniers.
Divers groupes français ont pris l'habitude, lors des élections, de demander à
tous les candidats des éclaircissements, voire des engagements écrits (défenseurs et
adversaires des subventions aux écoles confessionnelles, partisans de l'intégration
européenne, etc.). Dans bien des cas, le souci de neutralité que semble révéler une
telle démarche n'est qu'apparent, le groupe sachant parfaitement à quoi s'en tenir
quant à ceux qui l'appuieront. Admettons que ce vœu soit sincère : les responsables
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
34
des organismes ont bien latitude de s'adresser à tous, mais ne peuvent empêcher
que le soutien ne leur soit exclusivement promis par les représentants d'une
tendance. Malgré leur volonté de satisfaire tout le monde, les partis ne sont pas
totalement aptes à éviter les sujétions découlant de leur clientèle et de leur
programme.
Ainsi la nature des intérêts ou des idéologies défendus par le groupe détermine
sélectivement, dans des limites assez larges, il est vrai, le soutien reçu des partis :
d'où, inévitablement, la création de liens particuliers. Au surplus, à la supposer
acquise, l'universalité de l'appui partisan n'a pas toujours pour effet de rompre de
tels rapports : tous (communistes compris) font profession de défendre les
revendications des organisations paysannes qui pourtant, dans leur ensemble,
demeurent acquises aux formations modérées.
La seconde situation, la plus courante, consiste à former des relations
privilégiées entre un groupe et tel ou tel parti. Si la question est souvent assez
simple dans les régimes bi-partisans, elle apparaît plus complexe dans les systèmes
à partis multiples. Toutes choses égales, la concurrence entre partis de tendances
voisines pour une même clientèle, renforce la puissance du groupe.
Le groupe apporte ainsi au parti des concours multiples (soutien électoral,
éloges dans la presse corporative, subventions ...). Il en reçoit une aide pour la
défense de ses revendications. Dans certains pays, un aspect important de cette
coopération est sa participation à la rédaction du programme du parti. Le second
tient généralement compte de ces demandes non sans exercer parfois une action
modératrice (rapports entre la Federation of British industries et le parti
conservateur).
La position respective des deux séries d'organismes relève d'une analyse cas
par cas. Les partis s'efforcent volontiers d'obtenir le concours des groupes qui leur
sont liés pour les diverses campagnes qu'ils réalisent dans le pays. Ils n'y
parviennent pas toujours (refus de la C.F.T.C. de s'associer à la position du M.R.P.
sur la défense des écoles confessionnelles). À l'inverse, les groupes s'efforcent de
tirer le maximum des partis amis ou sympathisants : entre autres, l'approche des
élections rend ces derniers plus « réceptifs ».
Un cas particulièrement intéressant pour l’analyse politique est celui des partis
indirects, constitués par affiliation collective d'autres organisations. L'exemple le
mieux connu est celui des partis socialistes qui reçoivent l'adhésion de syndicats.
Généralement, ils cumulent le recrutement individuel et collectif avec une nette
prédominance pour ce dernier. Tel est le cas du parti travailliste social-démocrate
en Suède dont les 2/3 des 750 000 inscrits sont affiliés par leurs syndicats. Tel est
aussi le cas du parti travailliste britannique. Il en résulte une interpénétration
étroite des programmes et des mots d'ordre des deux formations, non exclusives
d'ailleurs de positions propres à chacune d'entre elles (spécialement dans la mesure
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
35
où le parti s'efforce de gagner à sa cause les classes moyennes non syndiquées). Au
cours des dernières années en Grande-Bretagne, le Labour et plusieurs des grands
syndicats inscrits au T.U.C. ont eu divers sujets de controverse.
Une troisième situation correspond à la catégorie des « organisations
annexes », pour reprendre l'expression de Maurice Duverger. Le parti tient en
mains et contrôle le groupe dont il a souvent suscité la création et dont il s'efforce
de satisfaire les revendications propres. Mais il ne craint pas d'utiliser celui-ci, de
façon plus ou moins ouverte, pour la défense de ses propres objectifs. Comme le
note Duverger, le parti communiste est passe maître dans ce genre de tactique. Il a
su promouvoir un vaste réseau d'organismes dont le recrutement s'étend au delà de
ses adeptes (pour la France : Union des Femmes françaises, Union de la Jeunesse
républicaine, Secours populaire, Association France-U.R.S.S., Combattants de la
Paix, etc.). D'autres partis – tels les socialistes et les républicains populaires – ont
tenté d'utiliser la même formule mais ils n'ont jamais eu la même maîtrise ni
obtenu des résultats équivalents.
Au total, même en adoptant une conception exagérément restrictive de la
politique, on voit que la prétention des groupes à l'apolitisme est le plus souvent
pure mystification. Mais quelle est l'intensité de cette participation à la politique ?
3. Fréquence des interventions. – La question est particulièrement
intéressante pour les organismes qui ne sont pas de purs groupes de pression
entièrement orientés vers la voie gouvernementale. Elle mériterait d'être analysée
de près pour les organisations professionnelles. La plupart des études
sociologiques de la participation à la vie politique en révèlent la faible intensité.
Pour beaucoup, l'action politique se borne à déposer un bulletin dans l'urne le jour
de l'élection. On peut se demander si, dans notre civilisation, ce ne sont pas
désormais les groupes qui constituent les acteurs principaux de la vie publique et
les interlocuteurs prépondérants du gouvernement. Ainsi, dans les régimes de
démocratie représentative, l'action du citoyen serait en quelque sorte
« médiatisée » par l'intervention des forces collectives.
L'hypothèse gagne en vraisemblance si l'on considère que l'individu établit
normalement des liens avec plusieurs groupes qui s'occupent chacun d'un aspect de
ses préoccupations. Déjà observable en France, la tendance atteint son maximum
dans les pays anglo-saxons et scandinaves où le nombre des « associations
volontaires » est immense. Ces affiliations multiples sont susceptibles de valoir
aux intéressés des « conflits de loyautés », comme disent les sociologues
américains.
Malheureusement, nous demeurons mal renseignés sur la part des activités de
nature politique dans le travail des organisations professionnelles. L'idée qu'elle va
grandissant paraît solide, mais devrait être soumise à vérification expérimentale
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
36
(étude de l'horaire des dirigeants, fonctions des divers services, analyse du contenu
de la presse corporative).
II. – L'action sur l’opinion publique
Retour à la table des matières
En certains pays, elle tient une place considérable dans le dispositif d'activité
des groupes. Ailleurs, l'évolution est moins nette : la tendance au détachement
apparent vis-à-vis de l'opinion persiste.
Au cours des dernières années, la National Association of Manufacturers
(États-Unis), n'a cessé de lutter pour imposer au public une image des hommes
d'affaires qui leur soit favorable. Loin d'avoir honte des profits réalisés, elle tend à
les présenter comme nécessaires au bon fonctionnement de l'économie et, par là, à
l'élévation du niveau de vie de la masse. En bref, elle s'est efforcée de faire
accepter ses propres conceptions comme des valeurs positives. Les thèmes de sa
propagande ont naturellement varié selon les circonstances : en 1933 par exemple,
elle a lancé une grande campagne pour absoudre le capitalisme de toute
responsabilité dans le déclenchement et la prolongation de la crise, cependant
qu'après le New-Deal, elle a entrepris un effort massif pour réinculquer aux
Américains la certitude des mérites de la libre entreprise. Utilisant tous les moyens
d'information disponibles, elle a essayé d'atteindre les « éléments-clés » dans la
formation de l’opinion, en particulier éducateurs, hommes d'Église, personnalités
dirigeantes des clubs de femmes, des groupements agricoles, etc.
L'exemple a été suivi par les organismes à vocation spécialisée. La National
Association of Real Estate Boards a incité, par une aide financière, divers collèges
et universités à créer des cours où son point de vue est exposé : elle a de même
stimulé l'établissement de manuels consacrés à la propriété foncière, à la
construction et à la gestion des immeubles. La National Electric Light, de son côté,
a tenté de développer dans le public des attitudes favorables aux « Electrical
Utilities ». L'Association of American Railroads a acheté aux journaux des pages
entières en vue de convaincre les lecteurs que les transporteurs routiers devraient,
par des taxes appropriées, contribuer plus largement à l'entretien des routes.
Le tableau change complètement si l’on observe l'attitude du Conseil national
du Patronat français. Pour des raisons encore assez imprécises, l'estime sociale
dont bénéficient les grandes affaires en France est faible. À diverses reprises, de
sérieuses accusations ont été émises contre le patronat dans son ensemble
(exportation systématique de capitaux ; manque complet de dynamisme et état
d'esprit malthusien dans la mise en œuvre des grandes ressources naturelles ;
« pourrissement » par l'argent de la vie politique ; capitulation complète devant
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
37
Hitler...). On aurait pu penser que le patronat prendrait à cœur de discuter la
validité de ces accusations ou encore d'établir que beaucoup de reproches adressés
aux patrons représentent en fait des erreurs ou des insuffisances de la société
française tout entière. Or, les intéressés ne semblent jamais avoir suscité, ni même
envisagé de le faire, de campagne systématique pour redresser la situation en leur
faveur. La situation se modifie lentement, davantage au niveau de grandes firmes
agissant en leur nom propre, que des organisations professionnelles elles-mêmes
(expansion des « relations publiques »). Rappelons aussi la création de
l'Association de la Libre Entreprise. Cependant, l'effort actuel paraît viser
davantage les milieux déjà acquis que les adversaires ou simplement les
indifférents.
L'action sur l'opinion peut avoir pour objectif direct l'éducation du public : il en
va ainsi, par exemple, dans la lutte contre l'alcoolisme (activités du Haut-Comité
d'Étude et d'Information sur l'Alcoolisme ainsi que du Comité national de Défense
contre l'Alcoolisme). Mais dans la plupart des cas, il s'agit de peser, par un détour,
sur la position et les décisions des Pouvoirs publics. On estime, non sans quelque
apparence de raison, qu'il leur sera plus difficile de prendre des mesures contre un
groupe bénéficiant d'un fort courant d'opinion favorable. L'opération peut être faite
pour améliorer globalement le statut social du groupe : il arrive aussi qu'elle ait
trait à des mesures particulières dont les intéressés veulent empêcher la réalisation,
par exemple la campagne menée en 1950 en Grande-Bretagne contre le projet du
gouvernement travailliste d'alors de nationaliser l'industrie sucrière.
Financée par Tate, and Lyle Ltd, le plus gros sucrier britannique, elle fut
conduite par une firme spécialisée dans les « relations publiques », Aims of
industry. On peut la tenir pour un modèle du genre. Il semble que l'ampleur et
l'ingéniosité des moyens mis en œuvre aient vivement frappé les destinataires de
ces « messages ». Trait significatif : le refus de faire de la publicité payante dans la
presse, les organisateurs estimant le matériel documentaire produit assez
intéressant pour que les journaux le passent volontairement. Le coût total dépassa
200 000 livres.
Un aspect significatif de ce détour est de créer dans l'esprit des responsables
gouvernementaux ce que l'on a appelé une « opinion sur l'opinion publique ». Il
s'agit de les persuader que le public est sympathique aux revendications présentées
ou aux causes défendues. La presse dont disposent les groupes est un premier
moyen de réaliser cet objectif. Mais il lui est difficile d'échapper au reproche de
partialité. D'où, pour les organismes de pression l'importance de la presse
ordinaire, et singulièrement de la grande presse qui se doit de communiquer au
jour le jour, en les sélectionnant, les manifestations de l'opinion.
Les rapports entre les groupes et les organismes d'information constituent un
thème à propos duquel les responsables restent très discrets. Les groupes envoient
naturellement aux journaux tout un matériel couvrant leurs revendications
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
38
courantes, leurs points de vue habituels (communiqués fournissant le texte des
motions votées à un congrès, « lettres ouvertes », interviews ...). La pratique des
conférences de presse se développe. Il arrive que les groupements obtiennent
l'insertion gratuite de tout ou partie de cette documentation : c'est loin d'être
toujours le cas. On peut aussi penser à des techniques plus élaborées et plus
coûteuses : publication d'articles « inspirés », montage d'une campagne
systématique (et parfois aussi consigne de mutisme observée sur une affaire ou une
question). Quant à la rémunération de ces services, elle revêt des formes diverses :
subventions par versement direct ou souscription d'abonnements, distribution de
publicité commerciale... Toutes ces opérations sont, évidemment, plus aisées
lorsque le groupe détient directement ou indirectement, le contrôle de l'organe en
cause.
Les groupes de pression ont tendance à faire leur profit du perfectionnement
des techniques publicitaires et à retenir les leçons de la « persuasion clandestine ».
On passe ainsi insensiblement de l'information presque objective, au « viol des
esprits » qui vise à détruire la possibilité et même le goût de la réflexion autonome.
Un rapport officiel américain parle, à ce propos, d'une lutte pour orienter l'esprit de
la nation, d'un effort pour capturer l'opinion publique : dans cette entreprise aucun
moyen de peser sur la pensée des hommes, aucun processus institutionnel de
formation des idées, aucune innovation mécanique ou psychologique ne sont
négligés ou sous-estimés. Nous n'en sommes pas encore là en Europe, mais
plusieurs indices permettent de considérer que l'on s'y oriente de plus en plus vers
la manipulation de l'opinion au profit des groupements particuliers (multiplication
à Paris des cabinets de « relations publiques » ...).
Toutes ces campagnes coûtent cher. Beaucoup de groupes industriels et
commerciaux sont indifférents à de telles considérations dans la mesure où c'est
finalement le consommateur qui en solde le coût. Mais il n'en est pas ainsi pour la
totalité d'entre eux. En résulte-t-il un handicap insurmontable pour les
organisations pauvres ? C'est s'interroger quant à l'efficacité de l'action sur le grand
public.
Envisageons deux cas intéressants : la campagne de presse des médecins contre
le projet de M. Gazier (tarification des honoraires), et la propagande des
producteurs de betteraves – intelligemment conçue et luxueusement présentée – en
faveur du carburant national. Les premiers ont connu le succès, les seconds l'échec.
Mais d'autres facteurs tenant à l'état des forces politiques, n'ont-ils pas joué, soit
pour renforcer, soit pour annuler l'effet de l'action entreprise... Dans le cas de Tate
and Lyle, on a tenté d'apprécier la portée de la campagne au moyen de sondages
d'opinion publique : en novembre 1950 (donc avant la victoire conservatrice
d'octobre 1951), on a découvert qu'à l'issue des opérations, 57 %, des personnes
interrogées étaient hostiles à la nationalisation projetée et 25 %, seulement
favorables. Ne peut-on lier le succès de cette campagne à l'indiscutable lassitude
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
39
dont témoignaient alors les Britanniques à l'égard des hommes et des méthodes du
Labour ?
À défaut d'un jugement complet sur le problème, cette remarque suggère une
constatation importante. La propagande menée par les groupes économiques et les
hommes d'affaires est susceptibles d'atteindre les objectifs visés, si toutefois, les
conditions sociales et le niveau de la conjoncture d'alors s'y prêtent. Il est fort
improbable qu'un essai d'exaltation de la libre entreprise et de l'économie
spontanée, si puissant et scientifiquement organisé soit-il, trouve la moindre
audience auprès des travailleurs en période de chômage massif.
Certains ont affirmé qu'aux États-Unis les techniques du new lobby
(information, éducation, persuasion), auraient définitivement remplacé celles de
l’old lobby (action directe sur les hommes politiques et les fonctionnaires au
besoin à l'aide de moyens non avouables : chantage, corruption ...). Cette thèse est
peu convaincante : il semble y avoir davantage cumul que substitution. En tout cas,
la question ne se pose guère pour les États européens où les tentatives
d'endoctrinement, quoique en expansion, sont encore limitées : l'exercice de la
pression directe y reste prédominant.
III. – Méthodes de pression
Retour à la table des matières
On va d'abord présenter un inventaire, sinon exhaustif, du moins relativement
compréhensif des méthodes concevables et effectivement appliquées à un moment
ou l'autre. On fera ensuite quelques remarques sur la possibilité de leur application.
1. Inventaire des moyens. – Ils sont extrêmement nombreux. Nous en
distinguerons cinq catégories.
1° Essai de persuasion. – L'un des moyens d'action qui s'offrent le plus
naturellement aux groupes est de chercher à persuader l'autorité compétente que
leurs revendications sont justes : il s'agit, en somme, de constituer un dossier et de
le plaider. C'est la méthode favorite de ceux qui aspirent à la « respectabilité » :
convaincre par l'exposé d'arguments rationnels, fournir ce que les spécialistes
anglo-saxons appellent the best advice.
À l'époque actuelle, cette volonté se traduit par l'établissement et la remise aux
responsables d'une documentation sur les problèmes considérés, complète et
soigneusement préparée (souvent par des experts qualifiés), de ton modéré et
d'allure objective. Il faut parfois beaucoup de perspicacité, et une bonne
connaissance technique du sujet, pour déceler le point où l'analyse cesse d'être
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
40
impartiale et se met au service de la revendication déterminée. Pour citer quelques
exemples français : l'effort de la Chambre syndicale des Constructeurs
d'Automobiles contre l'extension à son secteur de la libération des échanges ; la
lutte du Syndicat général de l'Industrie cotonnière contre le Marché commun ; la
critique de l'entreprise publique par le Comité d'Action et d'Expansion
économique ; les études sur le logement du Centre national pour l'Amélioration de
l'Habitat ; l'activité de l'Institut technique français de la Betterave industrielle, etc.
Cette documentation est susceptible de peser sur les responsables de la décision
qui, en divers cas (parlementaires), n'en possèdent pas d'autre.
Les négociations empruntent naturellement toutes les formes possibles de
contact : l'entretien direct est l'une des plus courantes. Une large partie du temps
des parlementaires, des ministres et de plusieurs catégories de fonctionnaires, est
désormais consacrée à la réception des représentants des intérêts ou idéologies
organisés.
2° Menaces. – Ce procédé intervient lorsque les autorités se révèlent
insuffisamment « réceptives » aux yeux de leurs interlocuteurs. Les groupes vont
plus ou moins loin dans cette voie et donnent une publicité plus ou moins grande
aux actions entreprises ou envisagées ; certains n'hésitent pas à déclarer
ouvertement leurs desseins.
À l'égard des parlementaires, la menace courante réside dans ce que l'on
appelle parfois « le chantage à la non-réélection » : les groupements mécontents de
l'activité d'un député, ou d'un parti tout entier, tentent d'inciter leurs membres à
mener des campagnes locales contre les récalcitrants. Certains groupes (depuis
longtemps aux États-Unis, plus récemment en France), sont passés maîtres dans
l'art d'effrayer les parlementaires en organisant, le jour d'un scrutin décisif, des
envois massifs de lettres, télégrammes, coups de téléphone, etc. La collecte de
signatures, parfois obtenues par un tenace « porte à porte », ressortit à cette
technique qui comporte d'autres variétés plus brutales : en certaines circonstances,
occupation des tribunes ou envahissement des couloirs des Assemblées...
Dans les pays où règne l'instabilité ministérielle, les groupes n'hésitent pas à
agiter l'éventualité d'un renversement du cabinet par l'intermédiaire des députés
affiliés ou amis. Sans surestimer leurs possibilités, il apparaît qu'en France, sous la
IVe République, divers groupes ont fortement contribué à susciter des crises.
Quelques exemples : dislocation du cabinet de M. André Marie (août 1948), à la
suite du raidissement des syndicats ouvriers qui jugeaient excessives les
concessions faites aux paysans ; chute du cabinet de M. René Pleven (janvier
1952), qui entendait procéder à une réforme de la S.N.C.F. et de la Sécurité sociale
à laquelle les intéressés – cheminots surtout – étaient hostiles ; renversement de M.
René Mayer (mai 1953), dû pour une large part, aux intérêts ruraux et à
l'intervention de l’Amicale parlementaire agricole.
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
41
À l'égard des fonctionnaires, les menaces portent, évidemment, sur le
déroulement de leur carrière. Leur efficacité dépend de la protection dont jouissent
statutairement les agents publics. Dans les pays où l'engagement et le renvoi des
fonctionnaires sont à la discrétion des partis au pouvoir, les agents se trouvent fort
mal placés pour résister aux pressions des intérêts coalisés. Cependant, même dans
ceux où elle atteint son plus haut niveau (Grande-Bretagne ou France), la
sauvegarde n'est jamais parfaite : à défaut d'une révocation, les groupes obtiennent
parfois d'hommes politiques dévoués à leur cause, le déplacement du récalcitrant,
ou des mesures pénalisatrices (retard dans l'avancement, octroi d'un poste vacant à
un candidat jugé plus souple ...).
Encore qu'il soit difficile de se référer à des cas précis, on ne saurait écarter la
possibilité pour le groupe de « tenir » un homme politique ou un fonctionnaire par
des circonstances de sa vie privée : à côté des menaces concernant la carrière
publique ou administrative, il faut faire une place (vraisemblablement restreinte)
au chantage tout court.
3° Rôle de l'argent. – C'est un sujet sur lequel on dispose de plus de certitudes
morales que de preuves écrites. En premier lieu, les ressources financières ouvrent
aux groupes la possibilité de renforcer et de perfectionner leurs moyens d'action
courants (information et propagande). De plus, elles permettent de s'attacher divers
responsables par des liens de débiteur ou simplement de reconnaissance. De ce
point de vue, deux niveaux sont à distinguer.
Le premier, d'ordre collectif, concerne le financement des partis politiques
(dont les ressources demeurent généralement soustraites à la publicité). Il est ainsi
courant que les groupes disposant des moyens nécessaires, assurent le paiement
d'une fraction des dépenses entraînées par les campagnes électorales. En plusieurs
pays, les syndicats ouvriers aident les partis socialistes sans dissimuler l'existence,
et parfois l'ampleur, de ce concours. De même, les affaires aident les formations
modérées, mais de façon généralement moins ostensible. Il peut s'agir de subsides
attribués par des industriels à titre privé (États-Unis) ou puisés dans la caisse d'une
organisation professionnelle. En certains cas, plusieurs branches ou groupements
s'unissent pour constituer un organisme distributeur, aidant, soit des partis en bloc,
soit des candidats isolés (en France, successivement Comité républicain du
Commerce et de l’Industrie, Union des Intérêts économiques, Centre d'Études
administratives). Dans les périodes troublées, des chefs d'industrie sont allés plus
loin en subventionnant des organisations de combat susceptibles de les protéger
contre le danger communiste, au besoin par l'établissement d'un régime
autoritaire : Fasci di combattimenti italiens (1922), parti nazi (1932), ligues paramilitaires en France (1934-1936).
Le second niveau est d'ordre individuel : corruption de tels ou tels responsables
qui soutiendront inconditionnellement les demandes du groupe et s'efforceront
d'obtenir les appuis nécessaires s'ils n'ont eux-mêmes compétence pour décider. Il
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
42
s'agit parfois d'un achat pur et simple qui lie complètement l'intéressé (versement
d'un capital, ou même d'une mensualité). La corruption peut revêtir des formes
beaucoup plus subtiles qui, sans engager autant le bénéficiaire, limitent sa liberté
d'action (ainsi, service rendu par une entreprise à un parlementaire en embauchant
tel membre de sa famille, ou tel de ses électeurs influents). Certaines de ces
pratiques sont d'apparence anodine : cadeaux de fin d'année, séjours de week-end à
la campagne, invitations à déjeuner, etc. On aurait tort cependant de sous-estimer
le relâchement qui peut en résulter dans la gestion des affaires, surtout sur le plan
de la fonction publique.
Les actes de corruption se précisent généralement à l'occasion de « scandales ».
On pourrait en dresser une longue liste : affaire Stavisky en France ; découverte de
liaisons entre des associations de criminels et des organes publics américains par le
Comité Kefauver en 1951 ; multiples dossiers de cet ordre... Encore deux cas :
celui de Sherman Adams, assistant personnel du président des États-Unis, et celui
de Bobby Baker longtemps collaborateur du président Johnson.
4° Sabotage de l'action gouvernementale. – Ses formes sont multiples, mais
on en mentionnera seulement quelques-unes.
D'abord, le refus de la coopération avec les Pouvoirs publics. Il peut placer les
autorités dans une position difficile, et, ainsi empêcher ou du moins compliquer, le
travail administratif. Comme exemple de cette attitude, on mentionnera, pour la
Grande-Bretagne, le refus de l'Iron and Steel Federation de faciliter la transition
lors de la nationalisation de la sidérurgie en 1950. La Fédération interdit alors à ses
leaders de siéger dans les nouveaux conseils appelés à gérer l'industrie et n'admit
en son sein aucun des représentants de ces organismes. Mais, le plus souvent,
l'opposition porte sur la gestion courante et reste passagère : ainsi, à diverses
reprises, la Fédération nationale des Syndicats d'Exploitants agricoles a-t-elle
décidé de rompre, en tant qu'organisation syndicale, toutes relations avec le
Gouvernement et l'administration. En août 1957, l'Union nationale des
Coopératives agricoles de Céréales, mécontente du prix fixé pour le blé,
recommanda aux dirigeants des organismes membres des comités départementaux
et du Conseil central de l'O.N.I.C., de s'abstenir de toute participation aux réunions
de ces services.
Seconde forme : la pression sur la Trésorerie par le « montage » de crises
financières. Dans le passé, la Banque de France a été souvent accusée d'avoir agi
en ce sens (ainsi, en 1935, refus d'escompter des effets gouvernementaux et, en
mai, d'élever le taux de l'escompte : d'où la survenance d'une panique, à la suite de
laquelle le président du Conseil d'alors, Etienne Flandin, décida d'abandonner la
politique choisie et de retourner à celle de la déflation). De façon plus générale, on
reproche volontiers aux milieux financiers d'avoir faussé l'expérience du Front
populaire. Même imputation en Grande-Bretagne : ce sont des exportations
systématiques de capitaux qui auraient provoqué, en 1931, la chute du
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
43
Gouvernement travailliste. La même critique, encore que plus évasivement
exprimée, a été faite lors du renversement de la majorité, en octobre 1951. Ces
diverses accusations exagèrent peut-être l'aspect « volontaire » des phénomènes
constatés : mais il serait absurde de contester l'intérêt des milieux financiers pour
la politique.
Troisième forme : le refus de paiement de l'impôt. Il a été recommandé à
diverses reprises par les dirigeants des organisations de petites et moyennes
entreprises qui, pour paralyser plus encore la trésorerie de l'État, ont aussi suggéré
à leurs adhérents de retirer leurs fonds en dépôt dans les Caisses d'Épargne, et les
Chèques postaux, etc. Préconisée assez timidement par la Confédération générale
des Petites et Moyennes Entreprises, cette « fermeture du robinet », a été vivement
prônée par le mouvement Poujade qui fut lancé par sa résistance ouverte à
l'exercice du contrôle fiscal et à la réalisation des saisies. Mais le procédé a parfois
été suggéré par de hautes autorités spirituelles (l'évêque de Luçon, conseillant en
1950, à ses fidèles de différer le paiement des impôts jusqu'à pleine satisfaction de
l'enseignement confessionnel).
L'Administration des Finances est discrète sur le résultat de telles manœuvres.
On sait cependant que l'action poujadiste a fortement entravé l'exercice du contrôle
fiscal dans les départements situés au sud de la Loire. Par contre, la rentrée des
impôts ne semble pas en avoir beaucoup souffert : les tribunaux français ont refusé
d'assimiler de tels actes à l'exercice du droit de grève et déclaré que l'invitation à
s'y livrer constituait un délit.
On peut en rapprocher diverses activités, illégales dans l'état de la
réglementation, accomplies à découvert par les organismes de locataires, en
particulier la Confédération générale du Logement (résistance aux expulsions, ou
occupation de locaux vacants par des familles de sans-logis). En plusieurs cas, les
autorités n'ont pas eu recours à la force pour empêcher ou gêner de telles
opérations. Cette situation permet de dégager les facteurs sur lesquels s'appuient
les groupes pour promouvoir l'illégalité : c'est essentiellement un concours
d'opinion qui choisit le parti des « rebelles » contre une « mauvaise loi ».
5° Action directe. – Il s'agit de ce que l'on appelle parfois l'épreuve de force.
Si, dans certaines de ses manifestations, l'intention des intéressés n'est pas de
saboter l'action gouvernementale, le résultat global n'en est pas tellement éloigné.
La grève est le mode privilégié de cette tactique. Du fait de la concentration
économique, le phénomène a depuis longtemps cessé d'avoir un aspect privé. Les
autorités ne sauraient demeurer passives devant un mouvement qui bloque une
industrie vitale, comme la sidérurgie, ou paralyse une région. L'intervention est
inévitable dans le cas des grandes affaires nationalisées, dont la marche
conditionne toute l'économie (transports, charbon, électricité ...).
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
44
Dans la France contemporaine, la grève ne s'applique plus aux seuls rapports de
travail : on l'emploie de plus en plus souvent dans d'autres secteurs, au besoin avec
les adaptations indispensables. En voici quelques exemples : grève des étudiants
pour appuyer leurs revendications auprès des Pouvoirs publics ; fermeture des
boutiques par les commerçants, ou grève des achats sur les marchés de gros pour
protester contre un système de taxation des prix ; cessation des livraisons aux
centres urbains par les paysans, etc. Deux types de manifestations confinent au
sabotage : la grève dite électorale, qui consiste pour les municipalités à refuser
d'organiser les élections et celle dite « administrative » par laquelle les maires
décident de ne plus accomplir les actes de leurs fonctions (procédés volontiers
utilisés dans le Midi viticole).
En bien des cas, le public est la principale victime. Les responsables en
viennent parfois à considérer que c'est là une excellente tactique, les autorités se
voyant contraintes de céder pour éviter au citoyen des sacrifices immérités. Le
type de ce calcul est donné par la tactique paysanne de barrage des routes qui
entend bloquer la circulation routière durant une journée (un dimanche de
préférence), soit dans une région déterminée, soit sur l'ensemble du territoire.
Comme autre modalité on citera les manifestations de masse qui impliquent des
risques de collision avec la police, voire avec la troupe. Dans certains milieux
ruraux on est allé jusqu'à agiter la menace d'une désorganisation de la vie nationale
(des régions entières repliées sur elles-mêmes cessant toutes transactions, achats et
ventes, avec le reste du pays). De telles manœuvres sont souvent payantes à court
terme : on ne saurait affirmer qu'en définitive elles consolident réellement la
position de ceux qui les emploient.
Depuis la fin de la guerre, les groupes de pression ont fréquemment adopté en
France un ton violent et recouru à l'action directe. Très significative est l'attitude
consistant à évoquer le pire même si la menace ne s'est pas encore matérialisée (les
pharmaciens, inquiets de certains projets prêtés à un ministre, préviennent qu'ils
sont disposés à s'abandonner à des « solutions de désespoir »). Semblables
tendances sont graves si l'on considère que la négociation et le compromis restent
les traits majeurs ou inévitables du fonctionnement d'une société divisée. On en
vient à voir dans l'épreuve de force, non un moyen ultime à n'utiliser
qu'exceptionnellement, mais la tactique à suivre comme entrée de jeu.
2. Faculté d'emploi. – L'inventaire que l'on vient d'ébaucher est
impressionnant. Certains font observer qu'il n'est pas rationnel de classer dans les
méthodes de pression l'essai de persuasion, mode d'intervention acceptable dans un
régime pluraliste. Il paraît difficile de les suivre. Entre la négociation et la menace,
la transition est parfois insensible : une démarche déterminée peut changer de sens
en cours de route. D'autre part, la fourniture d'une documentation « inspirée » est
aussi un moyen de pression. Conservons en mémoire la liste présentée, mais
gardons-nous de la considérer comme un arsenal où tous les groupes pourraient
puiser à leur guise.
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
45
En premier lieu, ils subissent de sérieuses limitations, du fait de leur structure
et de leur clientèle, qui conditionnent les ressources disponibles. Si les
sidérurgistes ne peuvent avoir recours à l'action de masse, les étudiants ne
sauraient mobiliser des fortunes. Rares sont ceux qui disposent d'un clavier étendu.
Le regroupement des organismes spécialisés, en vastes fédérations ou
confédérations, augmente les possibilités, sans toutefois les rendre indéfinies.
Cependant, les groupes doivent compter avec un second facteur limitatif : une
sorte d'embargo social qui interdit souvent en pratique le recours à certains
procédés. Il peut s'agir des circonstances (caractère délicat du recours à la grève
dans des périodes de péril national). Le souci de ménager l'opinion publique incite
aussi à la modération. Mais la restriction la plus sérieuse provient de l’état des
mœurs : elle frappe aujourd'hui nettement l'utilisation de l'argent.
Certes, la moralité publique varie d'un pays à l'autre : la vie politique reste au
total beaucoup plus corrompue aux États-Unis qu'en Grande-Bretagne. Cependant,
on peut considérer que, dans l'ensemble ces pays économiquement développés et
spécialement en Europe, la corruption n’est plus une technique d'asservissement du
pouvoir. Il ne s'agit pas d'ignorer les scandales multiples qui ont jalonné la IVe
République : trafics sur le ravitaillement (vin), affaire dite des généraux, affaire
des bons d'Arras, trafic des piastres, etc. Les rapports de la Cour des Comptes
révèlent des séries de gaspillages et d'opérations abusives qui ont tout de même eu
des bénéficiaires ! Par ailleurs, diverses situations ne sont pas propres à affermir
l'indépendance de la politique à l'égard de l'argent (parlementaires membres du
Conseil d'administration d'entreprises importantes, ou plaidant pour elles auprès
des tribunaux, etc.). Quelle est pourtant la portée réelle de ces phénomènes – dont
la liste fournie n'est certes pas exhaustive – sur la conduite des affaires publiques ?
Que la vénalité ait pu jouer son rôle au niveau de l'octroi de licences
d'importations, que d'appréciables enrichissements individuels aient résulté de ces
relations et compromissions est incontestable : mais il reste bien douteux que ces
pratiques aient exercé une influence réelle au niveau de la direction suprême du
pays et même, disons-le, de l'écrasante majorité des actes de gestion.
Encore qu'en divers milieux on se plaise à affirmer le contraire, sans d'ailleurs
aucune preuve, la plupart des parlementaires et la quasi-totalité des fonctionnaires
de la IVe comme de la IIIe République, ont été des gens honnêtes au regard de
l'argent, connaissant comme tant d'autres citoyens des fins de mois difficiles. Un
fait pourrait renforcer cette tendance : le nombre même des personnalités et des
services dont le concours est de facto et de jure nécessaire à la formation d'une
décision ou à l'élaboration d'une politique. Il est possible que quatre ou cinq
personnes seulement aient été associées à la préparation de l'Entente cordiale :
mais des centaines de fonctionnaires et plusieurs assemblées élues suivent
aujourd'hui la question du déplacement des Halles de Paris et se contrôlent
réciproquement.
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
46
Ces divers facteurs contribuent à ce que l'on pourrait appeler le style d'action
du groupe. Il découle de l'ampleur et de la nature des ressources disponibles : il
résulte aussi de l'image que le groupement entend suggérer – ou maintenir – de lui
dans le public. Les uns, à tort d'ailleurs, sont assez peu sensibles aux jugements de
l'opinion sur leurs activités : d'autres, plus réalistes, en font grand cas. Pour
prendre des exemples frappants disons qu'il y a le style des petites et moyennes
entreprises et celui de l'Union des Industries métallurgiques et minières.
La faculté des groupes quant au choix des modes de pression est donc limitée
(dans certains cas par auto-discipline). Mais la peur qu'ils inspirent aux
parlementaires contribue à renforcer leur puissance (spécialement en matière
électorale). De nombreuses études ont été effectuées sur ce problème en divers
pays : elles ont montré sans équivoque la faiblesse, très souvent l'insignifiance, des
déplacements de voix que des groupes jugés très puissants (les organisations
agricoles américaines) sont susceptibles de provoquer. Mais quand il s'agit de
réélection, les parlementaires demeurent peu sensibles à l'argumentation
rationnelle et préfèrent accumuler les précautions. La puissance des groupes est
pour beaucoup le fruit de la crainte excessive qu'ils savent répandre dans les
milieux politiques.
Les fonctionnaires n'éprouvent généralement pas les mêmes angoisses. Mais, à
leur niveau, un autre facteur intervient qui, toutes choses égales, renforce la
position des groupes – la volonté d'« éviter les histoires », de ne pas susciter des
protestations dans la presse ou au Parlement, de concéder le minimum nécessaire
au maintien de relations courtoises, etc. Certes, nombreux sont les hauts
fonctionnaires qui repoussent de pareils soucis – on n'oserait dire que cette
intransigeance caractérise toujours le comportement moyen de l'agent public.
IV. – Les voies d'accès au Pouvoir gouvernemental
Retour à la table des matières
La configuration du système gouvernemental varie d'un pays à l'autre : les
différences portent plus encore sur le mode de fonctionnement que sur la structure
de l'appareil. Rien ne saurait être plus dangereux quant à la validité de l'analyse
que le raisonnement par analogie. Les indications fournies dans cette section n'ont
d'autre valeur que celle d'une orientation générale : une étude plus précise devant
nécessairement se situer au plan d'un pays déterminé.
1.
Les Assemblées parlementaires. – Pour des raisons diverses mais
convergentes, les Parlements traversent aujourd'hui une phase de déclin.
Cependant, quand elles traduisent correctement dans leur composition la carte
électorale du pays et sont libres de leur fonctionnement, les Assemblées jouent un
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
47
rôle dans la conduite des affaires publiques (spécialement au titre du contrôle de
l'Exécutif et de l'Administration). Les groupes, surtout les organisations de masse,
ne peuvent manquer d'attacher une grande importance à cette voie d'accès. Les
relations qu'ils établissent avec les parlementaires dépendent de facteurs multiples :
nature du régime électoral, structure des partis (et en particulier état de la
discipline de vote), méthodes de travail de l'Assemblée (importance du
règlement)... Leur intensité dépend de l'ampleur des services rendus par les
groupes aux partis et de la qualité des liaisons idéologiques. Les groupements
s'efforcent naturellement d'obtenir la plus large audience : cependant, il leur est
fort utile de disposer de concours individualisés. Comment les recruter ?
Un premier moyen est de faire élire un certain nombre de leurs membres afin
d'obtenir une représentation directe : compte tenu des rapports étroits qui les
unissent aux partis socialistes, les syndicats ouvriers y parviennent la plupart du
temps. Dans les autres secteurs, la séparation entre le travail du groupement et
celui du parti est fréquemment plus accusée. En définitive, beaucoup de groupes
(la plupart peut-être), restent dans l'incapacité d'envoyer l'un des leurs au
Parlement. D'où la recherche de contacts et l'établissement de rapports d'ordre très
varié avec des parlementaires extérieurs à l'organisation intéressée.
Le système de représentation des groupes à la Chambre des Communes est
intéressant à étudier. Il y est admis que des M.P.s agissent régulièrement comme
défenseurs d'intérêts déterminés. L'origine de ces porte-parole est diverse : soit
membres du groupe élus au Parlement, soit membres du Parlement, auxquels on
offre après leur élection une place dans l'organe dirigeant du groupe... Certaines
organisations forment de petits groupements de députés, amis ou sympathisants
dont la structure est souvent très souple. De telles liaisons ne restent pas
dissimulées. Les publications officielles sont assez explicites sur ce point. De plus,
il est d'usage que tout membre de la Chambre se préparant à parler sur un sujet
auquel il est personnellement ou pécuniairement intéressé, déclare son affiliation.
Le comportement du Parlement français est différent et les relations, quand
elles existent, sont volontiers tenues secrètes. L'attribution à un député de la qualité
de porte-parole d'un groupe est généralement péjorative. Cependant, divers
groupements procèdent de façon ouverte en suscitant la création, sous des titres
divers, d'un rassemblement des parlementaires favorables. En 1933, au faîte de sa
puissance, la Ligue des Droits de l'Homme inspirait un groupe inter-parlementaire
de 240 députés et sénateurs. Pour la IVe République, on citera l'Association
parlementaire pour la Défense de l'Enseignement libre, l’Amicale parlementaire
agricole, le Groupe inter-parlementaire de l'Artisanat, l'Inter-groupe européen,
etc. L'objectif de ces formations est d'assurer la cohésion des votes sur un
problème ou une politique : il semble que ce procédé de liaison maintenu sous la
Ve ne soit pas sans efficacité.
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
48
Dans plusieurs Parlements, on note l'existence de commissions permanentes
dont le rôle est considérable et dont les groupes s'efforcent naturellement de faire
la conquête. En Italie, elles sont dotées d'attributions législatives. En France, sous
les IIIe et IVe Républiques, les Commissions des Assemblées étaient puissantes :
elles harcelaient les ministres et s'arrogeaient le droit de modifier, parfois de fond
en comble, les projets gouvernementaux. Or, c'était le texte de la Commission qui
servait de base à la discussion en séance plénière de l'Assemblée. D'où l'utilité
pour les défenseurs d'un groupe d'être élus à celle correspondant à l’activité de
celui-ci. Le travail leur y était facilité par l'absentéisme. Un rapport de Georges
Lavau donne l'exemple suivant. De 1951 à 1954, il y eut rarement plus d'une
dizaine de membres présents aux séances de la Commission de la Population (sur
un effectif total de 22 à 23 membres) : d'où l'impossibilité de faire voter la
proposition de Mme Poinso-Chapuis relative aux débits de boisson, le vote de
quatre ou cinq députés favorables à ces derniers, et particulièrement assidus,
suffisant à bloquer l'entreprise. Autre facteur favorable à l'action des groupes : la
non-publicité des séances. On sait que la nouvelle Constitution a réduit de façon
drastique les facultés de manœuvre des Commissions.
2. L'Exécutif. – Il se compose d'un petit nombre d'hommes dont le mode de
désignation et les rapports avec les Assemblées parlementaires varient selon la
nature du régime. Un trait commun rapproche les divers pays : l'extension des
prérogatives le droit et de fait – spécialement dans l'ordre économique et financier
– de cette branche de l'appareil étatique que la terminologie constitutionnelle
française désigne comme le « Gouvernement » (le chef de l'État, en régime
parlementaire, demeurant extérieur à celui-ci alors qu'il se confond avec lui sous le
régime dit présidentiel).
Partons du cas du ministre dans un régime de type britannique ou français (IIIe
et IVe Républiques). C'est un personnage double. Homme politique élu, il est
soumis aux diverses pressions qui s'exercent sur les parlementaires : il s'y ajoute le
poids du parti lui-même prompt à s'alarmer des conséquences, électoralement
dangereuses, d'une attitude intransigeante prise par ceux de ses membres qui
occupent les postes de commande. En même temps, il est le chef hiérarchique d'un
département ministériel dont il est responsable vis-à-vis du Parlement, et dont il
subit fatalement l'influence. D'où une dualité de préoccupations dont la portée
respective dépend de facteurs multiples : compétence technique du ministre à
l'égard des problèmes de son département, durée de ses fonctions, valeur et autorité
personnelle des hauts fonctionnaires placés sous ses ordres.
On sait que l'actuelle Constitution s'est efforcée de « dépolitiser » la carrière
ministérielle, en exigeant du parlementaire qui y accède la renonciation préalable à
son siège au Parlement. De plus, l'habitude a été prise de confier plusieurs
départements à des « techniciens » extérieurs à la politique (surtout de hauts
fonctionnaires). Il ne semble pas que ces pratiques aient, à elles seules, entraîné
des modifications profondes dans le dispositif de pression des groupes et
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
49
l'accomplissement de leurs démarches. En effet, aucun ministre, homme politique
ou technicien, ne saurait refuser le contact avec les groupes ; d'autre part, on peut
penser que les politiciens devenus ministres essaieront de retrouver leurs sièges
aux élections suivantes et il n'est pas exclu que les « techniciens » eux-mêmes ne
prennent goût à la politique (s'ils ne l'ont déjà)...
Particularité du système français : l'importance des cabinets ministériels, c'està-dire des collaborateurs personnels du ministre, choisis par lui et responsables
uniquement devant lui. Au cours de la période récente, ces cabinets jadis simples
organes de « relations publiques » ont pris une place grandissante, devenant
parfois, au détriment des services, l'outil de travail essentiel du ministre. D'où le
souci des groupes de pression d'entretenir avec eux des rapports étroits : on connaît
des directeurs de cabinet ou des « conseillers techniques » qui se sont faits les
champions d'intérêts déterminés.
3. L’Administration. – L'augmentation de ses pouvoirs est un phénomène
désormais connu. Les hauts fonctionnaires participent étroitement à l'élaboration
des mesures qu'ils sont ensuite chargés de faire appliquer. Action très marquée
sous les régimes à crises ministérielles fréquentes : les ministres ne faisant que
passer là où les fonctionnaires demeurent. Une situation analogue s'observe dans
les systèmes assurant la stabilité des ministres (ainsi en Grande-Bretagne). Les
efforts pour « dépolitiser » le recrutement et la carrière des agents publics ne
peuvent que développer la tendance. On a peut-être propension à exagérer la
portée de l'évolution, témoin les expressions françaises de « quatrième pouvoir »,
ou américaine d'« administocratie ». Mais l'influence propre des services n'est pas
contestable. Actuellement, plusieurs observateurs voient dans la haute fonction
publique un secteur de la technocratie.
Le mode de relations varie avec les pays. Ainsi, aux États-Unis il arrive
fréquemment que de grands dirigeants industriels ou financiers occupent des
postes ministériels, cependant que des cadres supérieurs d'entreprises privées
accomplissent un séjour dans l’Administration. Le président Eisenhower a ouvert
si largement les portes du Gouvernement aux représentants des grandes affaires
que ses adversaires l'on accusé d'avoir constitué un « cabinet Cadillac » ! Les
choses sont différentes en France. Cependant, d'autres facteurs facilitent
l'établissement de contacts étroits entre les hauts fonctionnaires et les dirigeants
des organisations professionnelles (surtout industrielles et financières) : l'identité
de milieu social (l'École nationale d'Administration l'a, semble-t-il, réduite) et la
communauté de formation (en particulier, rôle de l'École polytechnique).
Autre phénomène qui a retenu l'attention : le « pantouflage », c'est-à-dire
l'évasion des hauts fonctionnaires hors de l'administration. Ce phénomène, dû en
grande partie à la médiocrité relative des traitements, affecte de façon inégale les
grands corps de l'État. L'Inspection des Finances vient largement en tête (suivie de
loin par les Ingénieurs des Mines, le Conseil d'État ...). L'essentiel des départs
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
50
s'effectue vers le secteur privé (en particulier, les banques). Encore que l'on
manque d'informations statistiques, on peut croire que les grandes organisations
patronales ont également l'habitude de recruter de tels collaborateurs. Ces
fonctionnaires sont naturellement choisis pour leur valeur intrinsèque, souvent
considérable ; de plus, leur présence est susceptible de faciliter les liens de la
firme, ou du groupement, avec l'administration (relations dont la portée est
essentielle en période d'économie dirigée). Du fait des amitiés qu'ils ont
conservées, mais aussi parce qu'ils ont une connaissance intime de l'administration,
qu'ils savent comment établir un dossier et connaissent les limites à ne pas
dépasser dans la présentation des demandes.
Divers auteurs en ont conclu que, désormais, la machine gouvernementale se
trouve orientée dans un sens favorable aux groupes susceptibles d'entretenir des
contacts fréquents avec elle (essentiellement, les grandes organisations patronales,
dotées d'une bureaucratie experte, et les organismes représentatifs de divers
secteurs spécialisés, telles les productions agricoles, les forêts ...). Pour autant que
la France, la Grande-Bretagne et d'autres pays européens approximativement
comparables soient mis en cause, cette appréciation doit être tempérée de quelques
réserves. D'abord, il n'est pas certain que les services spécialisés se fassent les
défenseurs inconditionnels de leur clientèle : ils la soutiennent certes, mais non
sans avoir la plupart du temps procédé d'eux-mêmes à une première réduction des
demandes. Ensuite, ils ne sont pas les seuls en cause et doivent subir le contrôle
constant d'autres administrations (les Finances) dont l'imperméabilité à l'égard du
secteur privé reste solide et va parfois jusqu'à l'incompréhension de nécessités
élémentaires. Sur le plan scientifique, on ne peut raisonner comme si
l'Administration formait un bloc monolithique, penchant tout entier d'un côté ou de
l'autre. La rivalité des services, et en particulier le contrôle serré des bureaux
financiers, sont des données immédiates de la vie politique avec lesquelles il faut
compter.
Dans l'ensemble, les services administratifs – ne serait-ce que par leur
surveillance réciproque – constituent plutôt un frein à la pression des groupes. Il
s'agit certes d'une étanchéité relative et non parfaite. Cette supposition tient compte
d'une propension des fonctionnaires à accorder des satisfactions aux intéressés
dans le but d'éviter les querelles (lassitude, désir de plaire à tel homme politique,
esprit de corps, souci de protéger des relations mondaines, connivence
technique ...). L'hypothèse, fondée sur un comportement moyen, laisse échapper
des cas individuels, Elle a certes été contestée et l'on doit admettre que le
« pantouflage » constitue une pratique regrettable. Au surplus, l'introduction
directe des intérêts particuliers dans l'appareil gouvernemental ne constitue-t-elle
pas un fait nouveau ?
4. L'officialisation des contacts. – Dans une large mesure, les rapports entre
l'appareil gouvernemental et les groupes ne sont pas institutionnalisés. Ils se
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
51
déroulent, pour ainsi dire, en marge du fonctionnement officiel de la vie politique.
Il existe pourtant une tendance à en faire une pièce officielle du dispositif étatique.
Aux États-Unis, par exemple, les commissions des deux assemblées (en
particulier les standing committees) tiennent depuis longtemps des audiences
publiques au cours desquelles les porte-parole d'organisations, qui ont des intérêts
en jeu ou passent pour disposer d'informations utiles, viennent exposer leurs points
de vue et sont ensuite interrogés par les commissaires. De telles réunions ont
presque toujours lieu dès que les Assemblées traitent d'une question controversée
ou concernant un grand nombre de personnes : elles offrent aux groupes de
pression une tribune dont la curiosité de certains parlementaires rend parfois la
pratique dangereuse. En Suède, on a l'habitude, lors de la préparation des lois, de
composer une Commission royale chargée d'étudier la question et de soumettre des
propositions au Cabinet. Elle est constituée d'éléments variables : parlementaires,
membres des bureaux administratifs et représentants des groupes intéressés. Ces
commissions, dont les séances ne sont presque jamais publiques, cherchent à
aboutir à des propositions unanimes qui s'analysent nécessairement en un
compromis. Le rapport est ensuite soumis à de multiples instances, aussi bien
administratives que privées. Dans ce pays, les groupes de pression – des
organismes patronaux aux ligues de tempérance – participent donc officiellement à
l'élaboration de la loi. En Grande-Bretagne, ces méthodes de consultation sont si
employées qu'on a pu qualifier le régime politique de « gouvernement par
commissions » (K. C. Wheare).
En France, la prolifération de tels organismes au niveau administratif est
également un trait de la situation présente. On en recense plus de 4 500 dont les
neuf dixièmes établis auprès des administrations centrales. Beaucoup il est vrai,
n'ont qu'une activité secondaire et plusieurs n'ont eu qu’une existence épisodique.
Sous des titres divers (conseils, comités, commissions ...), ils rassemblent
généralement fonctionnaires, experts et représentants des intérêts (désignés ou
présentés par les groupes). Certains de ces organismes comportent aussi des
parlementaires. Facultative la plupart du temps, la consultation peut être
obligatoire pour l'administration (les cas où elle n'agit que sur avis conforme
demeurant exceptionnels).
Cette méthode de travail, ou « administration consultative », ouvre
indubitablement une nouvelle voie d'accès aux intérêts organisés (qui s'est
superposée, sans les remplacer aux modes traditionnels de contact). Il est loin
d'être acquis qu'elle ait fondamentalement transformé les rapports entre
fonctionnaires et groupes de pression, l'officialisation ne supprimant pas, par ellemême, les facteurs de résistance. Cependant quelques-uns de ces organismes
(Conseil supérieur des Alcools) ont exercé une influence certaine.
Reste à signaler le Conseil économique créé comme une assemblée de style
parlementaire par la Constitution de 1946 et repris dans la nouvelle. S'il a procuré
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
52
aux groupes une tribune supplémentaire, d'assez faible résonance d'ailleurs, son
action ne paraît pas avoir été appréciable pour l'élaboration et l'exécution de la
politique gouvernementale.
5. Autres niveaux d'intervention. – Deux secteurs particuliers de l'appareil
étatique doivent être maintenant évoqués : les tribunaux et l'armée.
La science politique américaine consacre une large place à l'étude du pouvoir
judiciaire et, en particulier, analyse la pression que les groupes s'efforcent de faire
peser sur les juges. Dans les pays européens, où la plupart du temps les tribunaux
n'ont pas le contrôle des lois, on considère volontiers que la structure et l'activité
de la magistrature n'intéressent pas, à proprement parler, l'analyse politique (à
l'exception, éventuellement, de la juridiction administrative). Cette position est
insoutenable. En aucun pays et à aucune époque, la tâche du juge ne s'est limitée à
exécuter purement et simplement les dispositions prises par le législateur : les
magistrats interviennent dans l'élaboration des règles d'autorité. Il serait utile
d'entreprendre une description systématique des considérations extérieures qui
pèsent sur leur travail quotidien (intervention directe des hommes politiques, rôle
des instances ministérielles, pression des groupes, sollicitations du milieu
social ...).
De telles observations valent aussi pour l'armée. On a eu longtemps tendance à
la considérer comme un simple instrument d'exécution, entièrement subordonné au
pouvoir civil et donc complètement extérieur à la politique. Aujourd'hui, ce
schéma ne traduit plus la réalité. Interprétant de façon compréhensive le concept
de « défense nationale », l'armée s'intéresse aux secteurs les plus variés de l'action
gouvernementale et joue un rôle dans leur fonctionnement : on sait aussi qu'en
plusieurs pays, des militaires se sont emparés du pouvoir, ou en contrôlent
étroitement l'exercice. En choisissant de telles voies, l'armée s'expose
naturellement à la pression des groupes (principalement de ceux à vocation
idéologique). De ce point de vue, les événements du 13 mai 1958 sont riches
d'enseignements (en particulier rôle de l'Union pour le Salut et le Renouveau de
l'Algérie française). En divers systèmes, l'armée possède un prolongement direct
dans la société civile : les officiers de réserve ou de complément. Il existe ainsi en
France une Union nationale des Officiers de Réserve à laquelle sont affiliées de
nombreuses associations de réservistes, constituées soit par spécialité (Association
des Officiers de Réserve du Service des Poudres), soit par zone territoriale
(Association des Officiers de Réserve de Paris et de la Région parisienne). Leurs
liens avec l'armée active sont étroits et traduisent un processus d'influence
réciproque : les officiers de réserve forment, il est vrai, un groupe de pression
ayant, à l'occasion, des préoccupations strictement matérielles mais reçoivent, dans
certaines situations, une orientation de l'armée active ou de quelques-uns de ses
secteurs. De ce point de vue, on signalera le procédé des « carrefours », qui
traduisent généralement une prise de position politique sans équivoque des
réservistes et à la tenue desquels l'armée active s'associait de plusieurs manières.
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
53
V. – Le déroulement de l'action
Retour à la table des matières
Deux observations préalables. La gestion des groupes ne s'effectue pas toujours
sur un mode rationalisé, beaucoup n'ayant pas les moyens matériels indispensables
à cet effet. D'où une activité parfois désordonnée reposant sur des concours
bénévoles dévoués, mais inexperts. D'autre part, ces organisations n'ont pas une
complète liberté de manœuvre : des facteurs objectifs interviennent pour imposer
la lutte à un moment et sur un terrain que le groupe n'aurait pas choisis s'il
demeurait entièrement maître de sa stratégie.
1. Le choix du moment. – Il n'est que partiellement livré à l'initiative des
groupes, mais les mieux organisés d'entre eux laissent rarement passer une
occasion favorable.
La campagne électorale est l'une des circonstances qui leur permettent de peser
sur les dirigeants politiques. Se fondant sur le nombre de leurs adhérents, ou sur
leur capacité financière, ils s'efforcent de tirer le plus haut prix des services qu'ils
s'estiment en mesure de rendre. Cet appui est probablement de bien moindre portée
qu'on ne le pense. Mais les aspirants à un mandat préfèrent limiter les risques :
d'où la souscription de nombreuses promesses. Ce serait, au fond, un marché de
dupes pour l'élu s'il devait par la suite consacrer toutes ses forces à leur exécution.
Il n'en va que rarement ainsi. Quelques engagements, surveillés par des groupes
particulièrement puissants, sont suivis d'application (vote de la loi Barangé dès
septembre 1951) : en bien des cas, les assurances prodiguées durant la campagne
se réduisent à de bonnes intentions (dont on s'efforcera au besoin de prouver la
sincérité par le dépôt d'une proposition qui n'aura pas de suite). Autre occasion
favorable aux groupes dans les pays à crises ministérielles répétées : la formation
du nouveau cabinet. La réceptivité des pressentis se révèle alors considérable : elle
ne se maintient pas nécessairement en cas d'accès aux leviers de commande.
Une fois les élus en place, les groupes s'efforcent de conserver avec eux des
relations continues, qui prennent des formes diverses selon la configuration du
régime gouvernemental et les mœurs des assemblées. On en trouve un aspect banal
en France dans la participation de parlementaires aux congrès des groupes
(manifestations placées sous la présidence d'un des représentants de la
circonscription où elle se tient) : évoquons aussi les fameux banquets... Mais ces
contacts peuvent avoir, on l'a vu, une assise plus sérieuse. Il va sans dire que, pour
les groupes qui y sont admis, l'administration forme un centre précieux de rapports
(idéal par la continuité des interlocuteurs ...).
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
54
De tous les services que les dirigeants de ces organismes attendent de telles
relations, l'un a une valeur spéciale : l'information sur ce qui se prépare dans les
milieux compétents. Il s'agit pour les groupes de ne pas être pris de court, de
s'efforcer de détruire dans l'œuf un projet désagréable, et le cas échéant, de mettre
au point, à l'avance, un dispositif de bataille. D'où un culte de l'indiscrétion qui,
dans plusieurs pays, dont la France, a pris des proportions stupéfiantes : il est
presque impossible d'y garder secret le moindre programme. Les fonctionnaires
semblent plus hermétiques que les hommes politiques eux-mêmes, mais il faut
compter avec les membres des cabinets ministériels, dont beaucoup, désireux de se
faire valoir à l'extérieur, n'hésitent pas à laisser filtrer, au besoin par de savantes
imprudences, les idées du « patron » et celles des agents placés sous son autorité.
Enfin, les groupes interviennent avec le maximum de vigueur lorsque des
problèmes qui les concernent sont officiellement posés. Par rapport à la décision
politique, ils se trouvent dans l'une des trois positions suivantes :
1° Défensive. – Cette situation se produit beaucoup plus fréquemment qu'on ne
le pense. Elle résulte d'un mouvement propre de l'appareil gouvernemental ou de
l'agrément par celui-ci de l'initiative d'une organisation rivale. L'acte ou le
dispositif envisagé sont parfois d'une importance primordiale : ainsi, menace de
nationalisation d'une branche industrielle, ou contrôle d'une profession libérale
(telle la médecine) ; ou encore limitation d'une forme d'activité économique
(réglementation de la création et de l'expansion des magasins populaires sur la
pression du petit commerce) et entraves apportées à la fabrication d'un produit
(revendications des producteurs de beurre contre les « margariniers »).
Il arrive que les intéressés aient une grande faculté de blocage. Depuis très
longtemps, on souligne en France le caractère archaïque de la procédure
judiciaire : mais les éléments en cause ont été assez forts pour s'opposer à toute
réforme. Il a fallu attendre les ordonnances des 23 et 24 décembre 1958 pour qu'un
timide essai de modernisation soit entrepris. Autre exemple : l'organisation vétuste
des abattoirs et des circuits de distribution de la viande.
2° Offensive. – Il s'agit pour le groupe d'obtenir de nouveaux avantages ou le
développement des anciens. À la vérité, la plupart se révèlent insatiables et
considèrent l'acquis comme le tremplin de futures victoires. Mais, contrairement à
des affirmations plus polémiques qu'objectives, ils ne sont pas toujours capables
d'imposer leurs points de vue particuliers aux pouvoirs.
L'offensive peut heurter directement un ou plusieurs autres groupes, soit sur le
plan des intérêts matériels (revendications des travailleurs contre les patrons), soit
sur celui des positions idéologiques (subventions aux écoles confessionnelles). En
divers cas, l'incidence des mesures réclamées est plus diffuse, qu'elles se
répercutent sur l'ensemble des consommateurs (garantie de prix des produits
agricoles, élévation de la protection douanière), ou qu'elles se diluent dans les
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
55
finances publiques (régime du « forfait » et adoucissement du contrôle fiscal pour
les petits commerçants, octroi de subventions aux chantiers navals ...). L'offensive
aboutit donc souvent à susciter des réactions défensives chez d'autres : il lui arrive
aussi de se dérouler dans l'indifférence de l'opinion.
3° Offensive-défensive. – On entend par là les actions engagées par le groupe
pour obtenir le retour à une situation antérieure ou revenir sur les conséquences
d'une précédente défaite. Dans la France contemporaine, le cas le plus saisissant en
est le démantèlement, deux fois réalisé, de mesures visant à réduire la
consommation de l'alcool.
Le premier de ces essais fut l'œuvre du régime de Vichy qui, s'inspirant des
travaux effectués avant la guerre par le Haut-Comité de la Population, promulgua
diverses mesures tendant à limiter l'alcoolisme (dont l'interdiction des apéritifs à
base d'alcool et des apéritifs à base de vin titrant plus de 18°, la suppression de la
vente de boissons distillées, dans les débits, trois jours par semaine, etc.). Le
gouvernement provisoire de la République prit à Alger, en juin 1944, une
ordonnance validant les textes anti-alcooliques de Vichy. Dès sa formation,
l'Assemblée nationale constituante votait à main levée l'abrogation de ce texte. La
proximité des élections de 1951 permit aux groupes intéressés d'obtenir l'abolition
des derniers vestiges de cette réglementation (loi du 6 janvier 1951 autorisant à
nouveau la publicité pour les apéritifs à base de vin et les liqueurs ; loi du 24 mai
rétablissant la liberté de fabrication et de vente pour toutes les boissons
précédemment interdites).
Un second essai devait être fait par le gouvernement de M. Mendès-France.
L'Assemblée nationale déploya une énergie considérable, d'abord pour empêcher
les mesures appropriées (en utilisant toutes les ressources de la procédure), ensuite
afin d'obtenir l'annulation des textes pris malgré elle (ainsi, le décret du 26
décembre 1954, qui contenait sur le plan fiscal, des dispositions gênantes pour les
débitants de boisson et dont l'abrogation fut finalement rétroactive). Dans ces deux
cas, le combat fut principalement mené par l'Union nationale des Limonadiers,
Débitants de boissons, qui constitue l'une des trois sections professionnelles (sans
personnalité civile) de la Fédération nationale de l'Industrie hôtelière de France et
d'Outre-Mer.
En règle générale, de tels revirements sont plus aisés lorsqu'un gouvernement
« ami » succède à un gouvernement « ennemi » (ce qui, en France du moins,
n'impliquait pas nécessairement une modification dans la composition des
assemblées parlementaires). Observons cependant l'irréversibilité de diverses
situations sur lesquelles, même un changement complet de la majorité, ne permet
pas de revenir (en 1951, les Conservateurs ont accepté les nationalisations réalisées
par les Travaillistes, à l'exception de l'acier et des transports routiers). Les actions
offensives semblent avoir à première vue leurs meilleures chances de succès sous
un gouvernement « ami » : pourtant, les groupes ont souvent intérêt à prendre date,
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
56
en affirmant des revendications momentanément vouées à l'échec, par l'état présent
des forces politiques. Au surplus, des considérations diverses peuvent inciter un
gouvernement à considérer avec quelque faveur les revendications d'un groupe
dont pourtant les dirigeants le combattent (attitude de ministres socialistes, à
l'égard des syndicats patronaux). Quant aux attaques les plus graves, acculant le
groupe à une résistance parfois sans espoir, elles ne peuvent guère venir que de
gouvernements franchement adversaires, s'inspirant d'une idéologie qui récuse les
valeurs de l'organisation, ou entend les subordonner à d'autres objectifs.
2. Le choix du terrain. – Il n'est pas besoin d'insister sur son importance :
cependant, la sélection n'est pas toujours à l'initiative des groupes.
Ceux-ci sont très rarement aptes à se battre sur les différents terrains. Entrent
en ligne de compte la nature et l'importance numérique de la clientèle, le
tempérament des dirigeants et l'ampleur des facilités bureaucratiques, la qualité des
relations et le jugement de l'opinion. Les groupements patronaux de style
« respectable » préfèrent les négociations dans les bureaux aux discussions sur le
forum. Les organisations à recrutement massif attendent davantage des
parlementaires que des fonctionnaires. La nature du problème en cause importe
aussi : il est en tous points plus facile d'exprimer publiquement une revendication
sur les salaires, qu'une demande visant à alléger les impôts payés par les sociétés
sur les bénéfices de leurs filiales.
En principe, la liberté de manœuvre des groupes semble sévèrement limitée par
la répartition des compétences à l'intérieur de l'appareil gouvernemental. Cette
division du travail n'est pas exclusive d'une certaine fluidité dont divers procédés
ont notablement accru le poids (pouvoirs spéciaux conférés par le Parlement au
gouvernement pour une durée limitée ; formule de la loi-cadre par laquelle
l'assemblée se borne à poser les principes de la matière légiférée laissant aux
services administratifs, au besoin sous son contrôle, le soin de prendre les textes
d'application, etc.). Au surplus, les divers rouages de la machine étatique ne sont
pas sans relations : les parlementaires ont bien des moyens d'atteindre les
fonctionnaires et les seconds ne sont pas sans avoir la possibilité en de nombreux
cas, d'influencer les premiers (rôle considérable des fonctionnaires détachés auprès
des Commissions permanentes des Assemblées).
Il arrive qu'un groupe soit assez fort pour imposer une complète modification
du terrain, généralement de l'Exécutif au Législatif. L'activité de la Fédération
nationale des Syndicats d'Exploitants agricoles durant les années 1956-1957 est un
excellent exemple d'un tel transfert. S'étant heurtée à une nette résistance du
ministre des Finances, M. Ramadier (appuyé par le président du Conseil, M. Guy
Mollet), la Fédération décida de se désintéresser du secteur ministériel et
administratif pour concentrer toutes ses forces sur les parlementaires. La même
tendance se manifesta tout d'abord sous le Cabinet de M. Bourgès-Maunoury : très
irritée de la politique des prix du ministre des Finances, M. Félix Gaillard, la
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
57
Fédération lança une grande campagne d'agitation. Elle écrivit à ses fédérations de
province pour leur exposer les périls qui découlaient de la politique ministérielle
(diminution attendue du revenu agricole), et elle revendiqua la réunion anticipée
du Parlement. Le Cabinet préférant prendre les devants, convoqua le Parlement en
session extraordinaire le 17 septembre 1957 : il fut renversé le 30, à propos de la
loi-cadre sur l'Algérie, mais les attaques incessantes des organisations
professionnelles, et au premier chef celles des paysans, avaient contribué à le
discréditer aux yeux d'un grand nombre de députés. Finalement, les paysans
obtinrent de M. F. Gaillard, un régime de prix correspondant à leurs souhaits. On
sait que, sous la Ve République, la F.N.S.E.A. n'a pas été en mesure d'imposer un
tel transfert.
Le mécanisme a parfois joué en sens inverse, spécialement à l'initiative des
ministres, pour des mesures dont le Parlement hésitait à prendre la responsabilité,
ou sur lesquelles il ne parvenait pas à se décider. Malgré d'interminables
discussions, les Assemblées, sous les deux premières législatures de la IVe
République, se sont révélées incapables d'adopter un dispositif de contrôle des
ententes professionnelles, auquel les organisations patronales étaient fort hostiles.
Finalement, la loi sur les pouvoirs spéciaux du 11 juillet 1953 a permis, en date du
9 août, de prendre un décret « relatif au maintien et au rétablissement de la libre,
concurrence industrielle et commerciale » (de contenu fort modeste) – dispositif
d'ailleurs assez symbolique vis-à-vis du capital monopoliste. Un tel transfert peut
donc causer des déboires aux groupes : mais la procédure des pouvoirs spéciaux a
été appliquée si souvent que les intéressés ont appris soit à se défendre contre elle,
soit à s'en servir.
3. Le choix des moyens. – Il dépend à la fois des facultés propres au groupe
et aussi du terrain sur lequel il choisit d'opérer, ou est contraint de se battre. D'où
l'avantage allant aux groupes qui ont un clavier relativement large.
Leur action, du moins quand ils sont rationnellement conduits, se modèle sur
les habitudes et les valeurs du secteur considéré. Ainsi n'a-t-il jamais été difficile
en France d'obtenir d'un parlementaire la présentation en son nom d'un texte
complètement rédigé dans les bureaux de l'organisation en cause. Les groupes
bénéficient de cette façon d'un authentique droit d'initiative indirecte (dont certains
ne font pas mystère en énumérant dans les journaux corporatifs les textes de
l'organisation, qui ont été déposés sur le bureau des Assemblées, avec le nom du,
ou des députés responsables). Naturellement, le même service est rendu, et de
façon encore plus massive, à propos des amendements.
Cette faculté est beaucoup plus restreinte lorsqu'il s'agit de textes dont la
rédaction est laissée à des services administratifs. Cependant, le dispositif de
l'Administration consultative permet aux groupes de récupérer partiellement le
droit d'initiative (présentation au cours d'une séance du Conseil compétent, d'un
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
58
texte parfaitement au point, qui servira éventuellement de base à la discussion, et
dont le service intéressé s'inspirera ensuite lors de la rédaction finale).
Les développements précédents autorisent à ne pas multiplier les exemples.
Une observation toutefois ayant trait à l'action sur l'opinion s'impose. Tant qu'un
groupe réussit à agir au niveau ministériel et administratif, il n'a pas toujours un
intérêt immédiat à entreprendre une activité d'information et de persuasion : en
certains cas, il aura même, sur le plan de l'efficacité, avantage à restreindre son
public et à dissimuler soigneusement les avantages acquis. Par contre, dès que l'un
d'entre eux est contraint de se battre à visage découvert, l'action sur l'opinion
devient pour lui, à plus ou moins brève échéance, un impératif. Et s'il néglige cet
aspect du problème, il risque de voir, au jour de l'épreuve décisive, se dérober les
soutiens sur lesquels il pensait pouvoir compter.
Sous les trois aspects évoqués, l'activité des groupes doit s'adapter aux
changements dans les institutions. Cette tâche est complexe : elle sera moins
difficile si les modifications s'effectuent à un rythme lent (par exemple, extension
des compétences de l'administration). Mais il arrive que la rupture soit brutale :
ainsi, l'accentuation du déclin du Parlement provoquée par le passage de la IVe à la
Ve République. Des groupes risquent alors de perdre leurs instruments habituels
d'influence sans être immédiatement capables de mettre en œuvre d'autres modes
d'intervention. Il peut en résulter une phase d'actions violentes susceptibles de se
prolonger jusqu'au moment où existera de nouveau un dispositif qui permette de
canaliser une pression privée de son point usuel d'application.
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
59
CHAPITRE III
RÉSULTATS DE LA LUTTE
Retour à la table des matières
Il serait aisé de donner un exposé très fourni des succès remportés par ces
organismes. Selon leur style et la nature du problème posé, les dirigeants sont
prompts à crier victoire, ou au contraire préfèrent minimiser, voire dissimuler les
avantages acquis : sur plusieurs plans, le bilan des décisions favorables aux
intérêts, demeurerait massif. C'est ainsi que procèdent, généralement, les
polémistes tentant d'alerter l'opinion contre certains groupes. Ces présentations
oublient de signaler un phénomène : la densité des échecs subis. Sans verser dans
le paradoxe, on pourrait aussi analyser le sujet en fonction des revendications non
satisfaites, ou des pertes non évitées.
Dans la quasi-totalité des pays, le manque de documents sérieux complique
l'étude de cette question. On pourrait sans doute en savoir davantage par la seule
utilisation des matériaux existants (presse corporative) : ces recherches
monographiques viennent à peine de commencer.
I. – Critères d'appréciation des résultats
De même qu'il ne nous est pas possible de coter numériquement le potentiel
d'action respectif des groupes, nous n'avons pas les moyens d'exprimer, en une
commune unité, les résultats de leur activité. Parfois la situation est nette : ainsi,
lorsque les ligues de tempérance obtiennent une stricte réglementation de la
consommation d'alcool, les partisans des écoles confessionnelles font octroyer à
celles-ci des subventions publiques et, en sens inverse, lorsque les métallurgistes
français ne parviennent pas à empêcher l'institution de la Communauté européenne
du Charbon et de l'Acier, les producteurs de betteraves ne réussissent plus à
imposer l'introduction d'alcool dans l'essence, etc. Mais, très souvent, l'affaire
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
60
manque d'une telle clarté. Trois éléments d'interprétation au moins doivent être
mentionnés.
1. Ampleur des résultats par rapport à l'objectif. – Presque toujours, les
responsables des groupes préfèrent dépasser l'objectif réel dans les revendications
initiales. Ce procédé, fondement universel du marchandage, sévit particulièrement
en matière de revendications chiffrées (prix, traitements, subventions, faveurs
fiscales ...). Il devient ainsi difficile d'apprécier de l'extérieur la portée de la
décision finale : les dirigeants eux-mêmes agissent souvent avec souplesse.
L'étude des réactions des groupes à la mesure prise, livre rarement des
matériaux univoques. Beaucoup ont tendance, par principe, à proclamer leur
mécontentement des concessions effectuées, ou à présenter celles-ci comme une
première étape. Cette dépréciation volontaire trouve sa limite dans le souci de
conserver l'estime et la confiance des adhérents. Il arrive donc, à l'inverse, qu'un
gain minime fasse l'objet d'une déclaration enthousiaste. Ainsi s'explique que, sur
un problème déterminé, des groupes aux intérêts cependant antagonistes, en
viennent à crier victoire, chacun vantant les succès obtenus sur des points
particuliers.
En voici un exemple : les discussions sur le retour des loyers au droit commun,
tenues à l'Assemblée nationale en décembre 1957. Tous les groupes affirmèrent
avoir remporté un avantage : non seulement les organisations de locataires (dont
les thèses étaient au départ assez diverses), mais aussi l'Union nationale de la
Propriété bâtie. Il est vrai que, par un balancement assez subtil, la décision prise
donnait aux uns et aux autres des motifs de satisfaction. Même observation pour la
loi-cadre sur le logement (publiée au J.O. en date du 7 août 1957) : dans le
dispositif complexe qu'elle instituait, chaque organisation pouvait trouver des
éléments susceptibles de la mettre en bonne posture vis-à-vis de sa clientèle.
Habileté manœuvrière, évidemment : mais, pour partie, attitude traduisant de
façon concrète la réalité. Soit un grand événement comme la signature du traité de
Rome, fondant la Communauté économique européenne. Les groupements à
vocation européenne peuvent se déclarer satisfaits. Cependant, le traité a été assorti
d'un long délai de réalisation, de multiples clauses de réserve et de sauvegarde
dans lesquelles nombre de milieux, et en particulier les agriculteurs, ont trouvé de
précieux apaisements. La Communauté se présente comme l'image affaiblie (et
même dégradée) d'un processus dynamique d'intégration européenne : elle
constitue, authentiquement, un compromis.
Or, le compromis est l'un des traits, pas nécessairement ou pas toujours
heureux, des régimes pluralistes, soit dans les rapports directs du gouvernement
avec les groupes (voir les concessions qu'avait faites aux médecins M. Gazier sur
son projet initial), soit dans les arbitrages que prononcent, ou la médiation
qu'exercent les Pouvoirs publics, entre intérêts rivaux. Il en découle que les succès
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
61
ou échecs observés se signalent généralement par un critère de relativité. Dans la
plupart des cas, on est conduit à parler, en termes nécessairement vagues, de
succès plus ou moins grands, d'échec plus ou moins sérieux.
Lorsqu'au printemps de 1955, le mouvement poujadiste imposa l'élévation des
forfaits et la renonciation au contrôle polyvalent pour les affaires petites et
moyennes, il remporta une grande victoire : elle ne fut pas totale, puisque
l'amnistie intégrale revendiquée ne se trouva pas accordée. Lorsque les étudiants
ne parviennent pas à arracher l'attribution du présalaire, leur défaite est loin d'être
complète, car elle s'accompagne d'une élévation du nombre des bourses et d'une
augmentation des facilités matérielles de tous ordres consenties.
2. Permanence de la situation. – On peut toujours en appeler d'un échec
mais, en sens inverse, les résultats favorables acquis ne sont pas nécessairement
définitifs. Ainsi, à ne prendre la situation qu’à un moment précis, on risque de
s'exagérer la force ou l'impuissance d'un groupement particulier.
Soit le cas des professions qui vivent de la vente de boissons alcoolisées (et
surtout les débitants). Jusqu'à présent, leur triomphe auprès des autorités a été
grand, presque absolu. L'état des forces et des mœurs politiques paraît garantir à
ces relations un caractère durable. Cependant, le dernier mot n'a pas été dit et il est
possible que, par des moyens variés (au besoin d'apparence modeste), la cause de
l'antialcoolisme fasse quelques progrès. L'ordonnance du 7 janvier 1959 modifiant
le « Code des débits de boissons et des mesures contre l'alcoolisme » en prévoit
plusieurs : dispositions sanctionnant certains faits, jusqu'alors non punissables ou
frappés très légèrement (en cas de récidive de contravention d'ivresse, faculté de
supprimer pour un an le droit de conduire un véhicule à moteur) ; interdiction de
certains types de publicité de l'alcool (notamment auprès des mineurs ...), etc.
Autres démarches gouvernementales allant dans le même sens : l'élévation des
droits fiscaux sur les vins, etc. N'oublions pas non plus la propagande du HautComité d'Étude et d'Information sur l'Alcoolisme. Il est possible qu'à la longue, de
telles décisions aient un effet appréciable. Des renversements, éventuellement
lents, sont donc possibles.
En sens inverse, des groupes battus à un moment donné ont eu, dans bien des
cas, l'occasion d'une revanche totale ou partielle contre un groupe rival, l'appareil
gouvernemental, ou les deux à la fois. Si le mouvement du balancier est trop
accusé, il en résulte un esprit de résistance farouche ou de revanche à tout prix,
susceptible de donner à la vie politique une discontinuité peu propice à la cohésion
sociale (des accords Matignon à la charte du Travail, de la promotion des forces
ouvrières en 1944-45 à la non-reconnaissance de la C.G.T. par les ministres et les
patrons).
3. Résultat isolé et influence globale. – Si l'on s'en tient à une opération
particulière, on risque d'aboutir à une conclusion fausse sur l'action du groupe
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
62
considéré. La Chambre syndicale de la Sidérurgie française a perdu la bataille du
plan Schuman : elle reste un puissant instrument d'intervention. Les Anciens
Combattants n'étaient pas devenus une force négligeable du seul fait que la
réforme monétaire de 1958 avait supprimé la retraite attribuée sous la IIIe
République. La Confédération nationale de la Boucherie française pourrait subir
quelques échecs partiels sans que l'on puisse pour autant douter de sa faculté de
marchandage. En revanche, l'intérêt actuel des Pouvoirs publics vis-à-vis des
transports fluviaux ne doit pas dissimuler que depuis cinquante ans au moins,
l'influence de ce secteur sur la machine gouvernementale a été extrêmement
médiocre. Ce cas est si typique qu'il justifie quelques explications.
Sous l'action des chemins de fer, et dans une moindre mesure, des transporteurs
routiers, les transports fluviaux sont généralement considérés en France comme un
mode périmé de liaison : d'où l'extrême faiblesse de leur part dans les budgets
publics. C'est là une vieille tendance dont les manifestations s'observent dès la fin
du XIXe siècle. Il en résulte pour le pays une voie d'eau dont l'infrastructure
archaïque et les méthodes d'exploitation arriérées entraînent un retard de plusieurs
décennies sur nos partenaires du Marché commun (Allemagne et Benelux). Or, des
spécialistes qualifiés estiment que, pour le transport des pondéreux, la voie d'eau
modernisée conserve un important avantage sur le chemin de fer électrifié. Mais
jusqu'à présent, les autorités sont demeurées sourdes à ce point de vue comme le
montre la répartition des crédits d'investissement. Un seul chiffre pour cet aprèsguerre : de 1946 à 1952, le réseau fluvial n'a bénéficié au total que de 15,2
milliards de crédit (soit une moyenne d'un peu plus de 2 milliards par an),
représentant le 1/25 des sommes allouées à ce titre à la S.N.C.F. durant cette
période. Résultat (que plusieurs déclarent préjudiciable à notre industrie lourde) :
sur 8 500 kilomètres de voies navigables, 1 100 seulement sont accessibles à des
chalands de grandes dimensions (et 1 600 ne le sont qu'à ceux de moins de 200
tonnes).
Le Marché commun a obligé à revoir le problème. Le Comité régional pour
l'Aménagement et l'Équipement du Bassin lorrain, par exemple, a créé une
Commission des Voies navigables qui défend l'établissement d'une liaison
moderne Rhin-Méditerranée (dont le tracé soulève par endroits des rivalités
considérables). Il semble que les autorités soient actuellement décidées à faire un
effort. À supposer que les assemblées et les bureaux tiennent un peu plus compte
que par le passé des revendications de l'Association nationale de la Navigation
fluviale, on ne pourra pourtant classer celle-ci parmi les groupes qui influencent
habituellement et fortement le choix économique des autorités politiques.
Tels sont les critères sur lesquels s'appuie l'analyse des résultats acquis. C'est
en face d'un tel bilan que l'on pourrait juger objectivement de la puissance et de
l'influence des groupes de pression ; son établissement ne pourra résulter que de
travaux patients à peine ébauchés. Est-il possible de présenter dès maintenant, à
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
63
titre d'hypothèse de travail les facteurs qui paraissent déterminer la situation et son
évolution ?
II. – Facteurs de la situation
Retour à la table des matières
Nous en distinguerons trois séries : le jeu des forces politiques dans ses
rapports avec l'appareil gouvernemental ; la distribution des intérêts plaçant le
groupe considéré en face d'indifférents, de rivaux ou d'alliés ; les réactions de
l'opinion (soit sur une question spécifique, soit sur la conduite générale des affaires
publiques). Une organisation qui contrôle parfaitement ces facteurs est bien placée
pour accomplir son programme : c'est, en gros, le cas des associations d'Anciens
Combattants. En sens inverse, toute faiblesse sur l'un de ces trois facteurs apparaît
susceptible de provoquer ou de faciliter l'échec.
1. Le jeu des forces politiques. – Il s'agit en premier lieu de l'accueil réservé
par les partis aux revendications des groupes. D'où pour ces derniers, l'importance
de l'action sur les parlementaires. Mais d'autres secteurs de l'appareil
gouvernemental entrent en ligne de compte avec, parfois, une influence décisive.
Raisonnant sur le cas de son pays, un auteur anglais, S. Finer, a cru pouvoir
poser des règles simples. Considérons les projets d'un ministre que l'organisme
intéressé s'efforce de combattre par pression sur le Parlement. En premier lieu, le
groupe a chance de vaincre s'il réussit à rassembler contre le ministre non
seulement l'opposition, mais une fraction suffisante du parti au pouvoir : dans une
situation de ce type, un ministre dut renoncer à un projet qui augmentait la
contribution des enseignants à leur caisse de retraite (1956) et un autre à un projet
diminuant certains avantages financiers attribués aux pêcheurs (1955). Le groupe
est beaucoup moins bien placé si le ministre est en mesure d'ajouter le concours de
l'opposition à celui des députés de son parti qui l'appuient sur le problème en
cause : en 1956, le ministre put rejeter diverses prétentions des transporteurs
routiers (qui entendaient poursuivre jusqu'au bout le démantèlement de l'œuvre de
nationalisation), en s'appuyant sur le refus des travaillistes. La situation la plus
courante est celle où la question considérée engendre un alignement partisan :
ministre et son parti d'un côté, opposition de l'autre. Le ministre dispose d'une
grande liberté de manœuvre. Il peut choisir de faire certaines concessions à
l'opposition : celle-ci les tiendra pour bienvenues car l'arithmétique parlementaire
peut, à tout moment, réduire à néant ses prétentions. Avec ses propres partisans, le
ministre entretient des relations plus complexes : l'ampleur des sacrifices qu'il
acceptera va dépendre de facteurs nombreux et pour partie impondérables. Dans un
tel cas, les facultés du groupe restent soumises à indétermination jusqu'à l'issue de
la bataille.
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
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Aucune présentation de ce type ne pouvait être envisagée dans un système
aussi fluide que celui de la France sous les IIIe et IVe République. On met
volontiers en cause le nombre des partis, mais il est au moins aussi important de
noter le caractère socialement composite de leur électorat (plusieurs milieux
économiquement homogènes ayant l'habitude, pour des raisons idéologiques, de
distribuer leurs suffrages entre des partis politiquement adversaires, sinon entre
toutes les formations existantes)
Le groupe connaît sa plus grande force lorsqu'il n'existe pas de division claire
et rigide sur ses revendications. Ou, si l'on préfère, lorsque chacune des formations
partisanes recrute de façon appréciable dans la clientèle du groupe ou espère y
parvenir. Les groupes sont sensibles aux possibilités que leur ouvrent de telles
circonstances. Rappelons que le bénéfice de cette situation n'est pas
nécessairement perdu, même si, en fait, les dirigeants, malgré les affirmations de
principe, penchent dans un sens politique particulier. En définitive, l'établissement
de liaisons exclusives ou trop étroites avec un parti, ou un ensemble de partis, n'est
pas, de prime abord, un facteur toujours favorable (cas du syndicalisme ouvrier en
France et dans plusieurs autres pays).
En France, de nombreuses couches socio-économiques trouvent des appuis
pratiquement sur tous les bancs de l'Assemblée (agriculteurs, petits commerçants,
artisans ...). La volonté de ne s'aliéner a priori aucune de ces catégories, conduit
même les partis à transiger sur leur idéologie fondamentale : ainsi, la défense de la
petite propriété paysanne par les communistes et, plus encore, l'appui
inconditionnel qu'ils apportent aux revendications du petit commerce. On pourrait
en dire autant pour des groupes comme les bouilleurs de cru et les débitants de
boissons (l'élément le moins perméable à leurs revendications sous la IVe
République ayant été le M.R.P.). Par contre, comme l'a marqué avec perspicacité
Georges Lavau, les groupements à vocation désintéressée sont généralement moins
bien placés de ce point de vue et se trouvent souvent défavorisés par le caractère
idéologique des partis français : il est assez rare que les questions dont ils
s'occupent ne soient pas de celles qui provoquent un alignement partisan. Toutes
choses égales, ces groupes ont probablement une force supérieure dans les régimes
à partis faiblement marqués par l'idéologie où il reste possible de jouer sur
plusieurs tableaux (États-Unis).
La situation est différente lorsque les revendications des groupes provoquent
une division (même si ceux-ci tentent de l'atténuer par des proclamations
d'apolitisme ou éventuellement des mesures plus concrètes …). Il en va ainsi
presque nécessairement à propos des demandes qui passent pour être celles des
grandes affaires ou des riches : une question comme la « décote » sur stocks sépare
les partis à l'Assemblée car elle intéresse surtout les affaires de dimensions
appréciables. Les problèmes sociaux se résolvent souvent dans le même sens : le
vote du Fonds national de Solidarité sous le gouvernement de M. Guy Mollet
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
65
divise la gauche et la droite. C'est normalement dans cette catégorie qu'entrent la
plupart des activités des groupes à vocation idéologique.
La concurrence des partis joue en de nombreux cas comme facteur de
renforcement des organisations considérées. Ainsi quand la clientèle d'un groupe
est disputée par deux ou trois formations de style voisin : par exemple aux
élections de 1951, le combat pour la clientèle catholique entre R.P.F., indépendants
et M.R.P. (et en sens inverse la lutte pour les voix laïques entre les diverses
fractions de la gauche). Il en résulte nécessairement intransigeance et surenchère.
La tendance qui gagne l'élection se voit ensuite obligée d'agir de façon rapide et
brutale, en négligeant les accommodements qui, sans désarmer l'adversaire,
atténueraient l'amertume de sa défaite. Mais la victoire ainsi acquise est instable.
Sans doute convient-il de ne pas s'exagérer les conséquences de ce clivage
partisan. Nombre d'avantages acquis sont totalement ou partiellement irréversibles
(ainsi, la législation sociale). Même en matière idéologique, la séparation entre les
formations n'est pas dépourvue de fluidité (spécialement du fait de celles qui se
veulent centristes) : jointe à des considérations de tactique parlementaire, cette
propriété peut faciliter le maintien d'un dispositif malgré des transformations dans
l'assiette des assemblées (loi Barangé sous la dernière législature de la IVe
République). Enfin, un parti au pouvoir devient assez volontiers empirique, ce qui
le conduit, pour des raisons variées, à traiter avec modération l'adversaire qui, le
cas échéant, n'hésitera pas à se rapprocher du vainqueur et à témoigner
d'opportunisme dans ses rapports avec lui.
En dehors des attaches partisanes, interviennent diverses résistances tirées du
fonctionnement de l'appareil gouvernemental. En voici quelques-unes.
D'abord, l'existence de dispositions (constitution, règlement des
Assemblées ...), qui entravent l'exercice des prérogatives parlementaires. Un seul
exemple : la réglementation du droit d'initiative financière des députés. En dépit de
plusieurs biais permettant de tourner les normes instituées, la IVe République,
spécialement dans ses dernières années, avait largement amoindri cette faculté.
L'article 40 de l'actuelle Constitution parachève le mouvement en décidant que
« les propositions et amendements formulés par les membres du Parlement ne sont
pas recevables lorsque leur adoption aurait pour conséquence, soit la diminution
des ressources publiques, soit la création ou l'aggravation d'une charge publique ».
D'autre part, il faut compter avec la volonté du ministre lui-même : homme
politique, il est nécessairement sensible aux pressions des électeurs, mais chef d'un
département ministériel, il ne peut manquer de tenir compte des vues des
fonctionnaires. Autre élément : la position dont témoigne éventuellement sur la
question, le Cabinet dans son ensemble. Sensible à l'opinion, le Premier Ministre
sera parfois tenté d'adopter une position plus souple que son ministre des Finances
(lequel parera éventuellement au risque en agitant la menace de sa démission).
Toutes choses égales, la stabilité ministérielle peut pousser les responsables à une
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
66
plus grande prudence à l'égard des revendications particulières : rendant moins
difficile de « personnaliser » les erreurs ou les abus, cette situation conduira, peutêtre, les ministres à plus de sévérité dans la sélection des demandes.
Reste enfin l'Administration. Son rôle est considérable. D'abord, elle intervient
directement lors de la préparation des projets présentés par les ministres, ou celle
de leur riposte éventuelle aux propositions des parlementaires. Cette pesée se
trouve naturellement portée à son plus haut point en cas de pouvoirs spéciaux
octroyés au Cabinet. De plus, les bureaux assument en permanence l'exécution des
mesures prises.
En divers milieux, on a souvent reproché aux hauts fonctionnaires français de
mépriser, sinon de saboter, les souhaits de la majorité parlementaire, surtout
lorsqu'elle est orientée à gauche. La charge est excessive. Les ministres ont tout de
même les moyens d'obtenir l'obéissance de leurs collaborateurs élevés : en
particulier, ils ont la prérogative de choisir, et donc de déplacer à leur guise les
plus hauts fonctionnaires. L'argument de la sanction n'est peut-être pas le principal
élément en cette affaire. Lorsqu'un ministre a des idées claires et un plan précis
qu'il manifeste la volonté d'appliquer sans défaillance, les hauts fonctionnaires,
dans l'ensemble, suivent le mouvement. Mais il n'en est pas toujours ainsi. Trop
souvent, le ministre n'a pas de programme propre : d'où, pour compenser ce vide,
l'exercice d'une activité un peu désordonnée susceptible de compromettre des
efforts menés de longue date par les fonctionnaires, mais non de susciter le respect
et l'acquiescement de ces derniers. D'autre part, la pratique de la délégation de
signature (aux membres de cabinet, mais aussi aux chefs de service) ne va pas sans
précipiter et approfondir cette abdication. La résistance de l'Administration a
revêtu des formes multiples : retard systématique dans la prise des décrets
d'application de textes votés par le Parlement (entre tant d'autres, la loi cadre sur le
logement), ayant pour résultat de différer la mise en œuvre des conquêtes
parlementaires de groupes et parfois finalement d'annuler celles-ci. La marge de
manœuvre des fonctionnaires paraît d'autant plus grande que cette application se
situe à un niveau plus technique (règlements d'hygiène, règlements sur la sécurité
des installations électriques ...). Les vieilles administrations témoignent parfois
d'un grand entêtement à propos de ce qu'elles considèrent comme la défense de
l'intérêt public : les régies fiscales s'efforcent de limiter au minimum les
concessions faites par les assemblées aux revendications de groupes, et reviennent
constamment à la charge pour combler une faille de la législation, ou obtenir une
disposition rigoureuse. On ne saurait présenter les services comme de simples
outils d'exécution : ils ont leurs propres conceptions qu'ils s'efforcent de faire
partager aux ministres (et par des biais divers, aux parlementaires), et qu'ils
tentent, le cas échéant, de mettre en œuvre de leur propre mouvement. En un sens,
l'extension des tâches des cabinets ministériels est une réaction des hommes
politiques contre cette puissance de l'Administration qui, pour s'exercer souvent
dans le sens de l'intérêt public, n'est exclusive, ni de maladresse et
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
67
d'incompréhension des situations sociales, ni d'un certain culte de la routine et du
précédent.
Cet état d'esprit s'est naturellement étendu aux services publics organisés sous
forme autonome, et en particulier aux grandes entreprises publiques qui sont
vraiment à la charnière des organes de l'État et des groupes de pression. On a pu
citer l'exemple de l'une d'entre elles dont les dirigeants, soucieux de moderniser
l'appareil de production et d'accroître sa rentabilité, entendaient rayer de la liste de
leurs fournisseurs les affaires de dimensions réduites (ce qui revenait à les
contraindre à s'intégrer à un ensemble plus grand, ou de reconvertir leur activité).
Or, la liste serait longue des organismes autonomes, ou semi-autonomes, capables
de mener une action correspondant à leur appréciation propre de la situation
(évoquons seulement les pouvoirs d'un Office des Changes ...).
L'Administration est donc puissante. Cependant, un facteur limite sa capacité
de résistance : les rivalités intra-administratives qui constituent l'un des traits les
plus marquants, les plus universels et les plus mal connus des mécanismes
modernes de gouvernement.
Leurs raisons d'être sont multiples. Les unes tiennent à de simples oppositions
de personnes. D'autres, ont un fondement plus substantiel et par conséquent
permanent. L'une des plus évidentes est celle qui sépare les « économistes » et les
« financiers », les premiers reprochant aux seconds de tout subordonner à
l'orthodoxie budgétaire (au détriment de l'équipement, de la croissance, de
l'harmonie sociale). Autre ligne de division : les « financiers » et les
« ingénieurs », les premiers accusant les seconds d'un goût pervers pour
l'innovation technique, même inutile, et les seconds décrivant les premiers comme
guidés par des réactions de boutiquier. D'où la formation de clans, – ou, comme
disent certains, de cliques – facilitée, surtout dans le deuxième cas, par la
différence des Écoles qui assurent le recrutement de ces agents. Ajoutons de façon
encore plus large, la tendance de chaque service « dépensier » à défendre sa
clientèle contre les organismes contrôlant la distribution des fonds. Cette notion de
« clientèle » est importante car le fonctionnaire s'intéresse fatalement à ceux qu'il
rencontre souvent : la communauté de préoccupations facilite la compréhension...
Il en résulte, pour les groupes habiles et bien placés, la possibilité de trouver
toujours des défenseurs, ou au moins des interlocuteurs attentifs, dans un secteur
donné de l’Administration. Il reste pourtant que ces bonnes dispositions seront
souvent amoindries et parfois annulées dans leurs conséquences par l'intervention
d'un autre service.
2. La distribution des intérêts. – C'est là le second des facteurs qui
commandent les résultats acquis. Son importance est capitale.
En principe, il n'existe aucune revendication d'un groupe de pression qui ne
touche un autre secteur de la communauté. Il en va nécessairement ainsi pour
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
68
toutes les demandes ayant, directement ou indirectement, des incidences
matérielles. Au niveau des activités idéologiques ou moralisatrices, le conflit ne
serait évitable que si les citoyens témoignaient d'une unanimité de vues sur le
problème considéré, ce qui, dans une société pluraliste est inconcevable. On
s'explique ainsi que la formation et l'activité de groupes idéologiques aillent
généralement par couple d'acteurs s'opposant diamétralement (défense des écoles
libres-laïcité ...).
Considérons par exemple les discussions sur la politique à suivre aux ÉtatsUnis, du printemps de 1940 à Pearl Harbour. Elles engendrèrent la formation de
nombreux groupes, de tendances contraires. D'un côté, les interventionnistes dont
les uns préconisaient seulement une aide aux alliés (Committee for peace through
the revision of the neutrality Law et Committee to Defend American by aiding the
Allies) et d'autres réclamaient une déclaration de guerre à l'Allemagne (Fight for
freedom Committee). À l'opposé, les non-interventionnistes : les uns à clientèle
restreinte (le German American Bund, à tendances ouvertement pro-nazies, le
Christian Front d'allure antisémite, l'American Peace Mobilization créée par les
communistes, qui lutta contre l'intervention jusqu'au 22 juin 1941), les autres, à
rayonnement plus vaste, qui aboutirent à la création le 4 septembre 1940, d'un
puissant organisme America First (dont une partie des membres combattit
farouchement contre l'institution du prêt-bail).
Il arrive que la formation d'un groupe ne provoque pas, en matière idéologique,
l'émergence d'un rival, soit parce que la nouvelle formation est dérisoire, soit parce
que le combat se situe sur un autre plan (partis politiques contre « suffragettes »
dans plusieurs des pays où le droit de vote était contesté aux femmes), soit parce
que la loi empêche la propagande publique en faveur de certaines idées (en France,
interdiction de la propagande raciste ...). Dans des cas de ce genre, l'action
emprunte éventuellement d'autres canaux que le groupe de pression proprement
dit : sociétés secrètes, organisations terroristes, ligues para-militaires, etc. Au total,
il est rare en ce domaine que la riposte ne s'exerce pas. Par contre, une analyse,
même rapide, laisse le sentiment qu'il n'en va pas de même au plan des
revendications matérielles.
Fréquemment, les demandes d'une catégorie de citoyens n'ont pas pour
conséquence de léser les intérêts particuliers d'un autre groupe, mais de peser sur la
communauté tout entière. C'est le cas de celles qui se concrétisent par un appel aux
finances publiques ou plus généralement, entraînent une incidence sur les dépenses
et recettes de l’État. Il en va ainsi spécialement en matière fiscale : chaque groupe
ne s'intéresse qu'à ses propres affaires et ignore, ou feint d'ignorer, les démarches
du voisin ou de l'adversaire (sauf pour en tirer un argument en faveur de sa propre
thèse). Les Ligues de contribuables n'ont d'autre objectif que d'obtenir la
détaxation ou des privilèges pour des catégories déterminées. On pourrait faire des
observations analogues pour l'octroi de subventions. Lorsqu'une lutte s'ébauche,
fréquemment en termes vagues, elle s'inspire davantage du souci, souvent à
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
69
fondement idéologique, de lutter contre un groupe ou une catégorie déterminée,
que de défendre le Trésor public : d'un côté, le « gouffre » de la sécurité sociale ou
des nationalisations, le parasitisme des fonctionnaires « budgétivores », de l'autre,
la soumission aux « trusts » de l'appareil financier gouvernemental, la volonté de
faire payer les « riches ». Mais qui dénonce la sécurité sociale admet des
subventions aux productions structurellement inutiles ; qui conteste la fraude
commise par les grandes sociétés considère que cette notion n'est pas applicable
aux dissimulations des petits et des moyens. Le bien de la communauté n'a rien à
voir dans de telles attitudes qu'inspire la sauvegarde d'intérêts matériels, de
positions idéologiques, de tactiques électorales. On n'a jamais vu de groupe de
pression de l'intérêt public...
Autre lacune : la défense du consommateur. Réserve faite du secteur
coopératif, il n'y a pas d'association qui soit capable d'organiser, sur une base
puissante, la lutte contre la hausse des prix. On peut même observer entre les
divers groupements une étrange connivence qui fut jadis mise en lumière par la
Conférence du Palais-Royal (juillet 1946), où, contrairement à l'attente un peu
naïve du gouvernement, tous les intéressés – paysans, industriels, agriculteurs... –
s'entendirent au détriment du consommateur. On dira que, finalement, tout le
monde se retrouve au même niveau relatif. Ce serait oublier les couches
souffrantes ou déshéritées : vieillards ; catégories non syndiquées ou faiblement
organisées : travailleurs à domicile...
En réalité, au cas de revendications à incidence diffuse, le seul obstacle est
constitué par l'appareil gouvernemental. Or, par construction même, le Parlement
est mal placé pour organiser une telle résistance. L'analyse du fonctionnement des
institutions oblige à écrire que seul l'Exécutif, appuyé sur l’Administration, est
apte à imposer les limitations commandées par l'intérêt général. S'il faillit à sa
tâche, il n'y a pas de mécanisme de remplacement.
La question se modifie lorsque les revendications d'un groupe touchent
directement les intérêts d'un autre. En matière économico-sociale, un tel
affrontement constitue une éventualité fréquente et nous retombons ainsi sur le cas
(normal en matière de positions idéologiques), de groupes qui se surveillent
étroitement et consacrent une bonne part de leurs forces à se combattre.
La lutte revêt souvent un aspect bipolaire. On en trouve les manifestations déjà
signalées dans tous les secteurs de la vie économique et sociale. Production de
biens matériels (producteurs de la métropole et de l'outre-mer, producteurs de
betteraves et importateurs de pétrole, textiles naturels et synthétiques) et fourniture
de services (chemins de fer et transporteurs routiers). Concurrence entre les
entreprises selon la dimension de l'exploitation (« gros » et « petits » livreurs de
céréales, grands magasins et petits détaillants), ou sa nature (secteur privé et
coopératif). Professions libérales : insatisfaction de la médecine générale – les
« omnipraticiens », à l'égard des spécialistes accusés de vouloir dominer les
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
70
organisations professionnelles ; luttes entre les médecins et les assurés sociaux sur
la tarification des soins. Rapports du travail : patrons et ouvriers, mais aussi
travailleurs entre eux (dans nombre de pays, attitude défavorable des autochtones à
l'égard de la main-d'œuvre étrangère avec parfois, une arrière-pensée de
discrimination raciale). Il arrive que le combat prenne un aspect triangulaire. En
France, la classique rivalité beurre-margarine recouvre trois intérêts : producteurs
de beurre « fermier », fabricants de beurre « laitier » selon des procédés d'esprit
industriel, margariniers (soit à concurrence de 80 % la société Astra du groupe
Unilever). Les deux produits beurriers s'unissent contre les corps gras d'origine
végétale, mais les partisans du beurre « laitier » sont favorables à une reconversion
de la production fermière qui léserait des intérêts disposant d'une puissante
protection politique. D'où des manœuvres subtiles qui ont provisoirement abouti à
une tolérance réciproque.
Lorsqu'elle est possible, l'union renforce la capacité d'influence. Ainsi au
Comité national routier (groupant 98 % des transports par route à longue distance),
s'est opposée, sur le problème de l'adoption d'un nouveau tarif, une Conférence
nationale des Usagers des Transports (celle-ci, rassemblant les grandes industries
privées utilisatrices ainsi que trois grandes entreprises nationalisées, et entendant
aussi s'attaquer, à l'occasion, à d'autres modes de transport dont la S.N.C.F.). Autre
exemple plus ancien : l'association réalisée avec succès en 1945 par la C.F.T.C.,
les associations familiales et les mutualistes contre la C.G.T. (qu'appuyait le
ministère du Travail), pour obtenir le principe de l'autonomie et de la spécialité des
Caisses d'Allocations familiales.
L'existence de rivalités ouvre sans doute aux gouvernants d'appréciables
facultés de manœuvre dont on pourrait envisager qu'elles soient utilisées pour
imposer une solution d'arbitrage conforme aux intérêts du pays. Mais il arrive
souvent que les autorités, hésitant à choisir, se réfugient dans l'immobilisme. Ou,
pis encore, qu'elles tentent de donner satisfaction à tout le monde par l'intervention
d'une variable supplémentaire : les finances publiques. De ce point de vue, la
politique dite de coordination des transports offre ample matière à réflexion.
3. Réactions de l'opinion. – On partira d'un exemple – l'extension de la
Faculté des Sciences sur le terrain occupé par la Halle aux Vins. Après diverses
péripéties, l'affaire a tourné à la complète satisfaction des scientifiques dont les
revendications ont été soutenues par la quasi-totalité de la presse et un très fort
concours d'opinion. Pourquoi ce succès?
Tout le monde était d'accord quant à la nécessité de développer les locaux de
cette Faculté. Mais fallait-il construire en banlieue un édifice vraiment adapté aux
nécessités de ce temps ou demeurer au Quartier Latin et pour cela, exproprier le
négoce du vin ? Il y avait certainement matière à hésitation, notamment pour ce
qui est du coût de l'opération. L'habileté des organisateurs de la campagne à son
stade final a été de simplifier le problème en opposant l'état tragique de la science
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
71
et le désintéressement de ses porte-parole à la cupidité des marchands de vin : d'un
côté, l'avenir du pays et les besoins de ses élites, de l'autre une profession prête à
toutes les manœuvres pour conserver ses privilèges. Dès lors, quiconque eût
préconisé le transfert hors du centre de Paris de la Faculté des Sciences, comme on
l'a fait dans bien des capitales étrangères, aurait été dit à la solde des négociants.
Nombreux sont les groupes qui, pour des raisons morales, bénéficient d'un
préjugé favorable : Anciens Combattants, Résistants et Déportés, Malades...
Toutefois, cette sollicitude n'est acquise que si les intéressés arrivent à briser le
mur du silence : l'innombrable cohorte des « économiquement faibles », la masse
des petits rentiers ruinés par l'inflation n'y parviennent guère. D'où l'indifférence de
la société à l'égard de leurs misères, D'autre part, le soutien accordé n'est pas
nécessairement durable : il risque d'être supprimé si, à tort ou à raison, le public
estime la juste mesure dépassée. Au printemps de 1936, les grévistes bénéficiaient
d'un appui de la population qu'avait profondément bouleversée la révélation de la
condition lamentable imposée à beaucoup de travailleurs : à l'automne 1938, le
vent avait tourné.
En tant que force capable de ralentir l'action des groupes, l'opinion doit être
étudiée sous deux aspects : l'attachement à certaines valeurs sociales, le jugement
porté sur un problème particulier. On sait qu'elle est loin d'obéir toujours à des
considérations rationnelles, qu'elle est capable d'emballements et de revirements
rapides, qu'elle se fonde souvent sur une information partielle ou partiale. Telle
qu'elle existe, telle qu'elle se forme ou qu'on la déforme, l'opinion représente un
facteur avec lequel les groupes doivent compter.
Beaucoup des auteurs qui ont étudié la vie politique anglaise soulignent le rôle
qu'y jouent certaines croyances : en particulier l'idée qu'il existe un « intérêt
public » dépassant les intérêts particuliers. Comme il est de règle dans une société
pluraliste, les positions diffèrent sur le contenu de cette notion : chacun est
cependant convaincu qu'elle a une réalité et doit être respectée. Conclusion : pour
justifier une mesure, il ne suffit pas de dire qu'elle est « bonne pour le
commerce » : il faut aussi établir qu'elle est « bonne pour le pays » (en utilisant
l'un des critères communément acceptés comme signe du bien public : par
exemple, le plein emploi). Autre trait du caractère anglais : le respect des
procédures constitutionnelles et de la légalité. Ce peuple est trop évolué pour
accepter l'idée que la loi est toujours conforme à la justice : mais, tant qu'elle
existe, chacun doit la respecter. Dans une telle atmosphère, on comprend le tort
qu'ont pu faire à la cause du syndicalisme et plus particulièrement au Labour
Party, plusieurs grèves déclenchées de façon « sauvage » (au besoin sans l'avis
préalable et contre le sentiment des instances supérieures) et conduites sans tenir
compte des conséquences que le mouvement pourrait avoir sur la vie du pays.
L'opinion agit également par le sentiment qui l'anime, à un moment donné, à
l'égard des revendications particulières d'un groupe déterminé. L'un des facteurs
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
72
qui ont entraîné la défaite des sidérurgistes dans leur lutte contre la C.E.C.A. a été
le renom défavorable attaché au Comité des Forges, dont ils étaient les
successeurs. En sens inverse, les remarquables performances techniques de la
S.N.C.F. lui valent un prestige certain.
III. – Difficultés dans l'exploitation des résultats
Retour à la table des matières
En bien des cas, la victoire remportée par les groupes de pression sur le plan
politique se suffit à elle-même : ainsi, quand l'objectif de l'action est d'obtenir une
subvention publique et que celle-ci est inscrite au budget. Il reste toujours possible
que l'avantage conquis suscite chez d'autres citoyens protestations et rancœurs
susceptibles elles-mêmes d'engendrer un mouvement de contestation, puis un
retournement de la situation. Ces faits demeurent conformes au schéma déjà tracé.
Par contre, il y a des cas où le succès politique ne parvient pas à garantir une
réussite complète et même n'arrive pas à éviter l'échec. L'organisation a convaincu
le gouvernement de la justesse de son point de vue et obtenu les mesures
souhaitées : mais la réalité s'oppose en quelque sorte à la décision prise qui se
trouve ainsi totalement ou partiellement privée de ratification dans les faits.
Voici un exemple dans l'ordre idéologique. La lutte contre la discrimination
raciale aux États-Unis et, en particulier, la ségrégation scolaire. À diverses
reprises, les organismes de défense des noirs ont obtenu des instances supérieures
(président, Cour suprême ...), des dispositions capables de hâter l'égalisation des
statuts : plusieurs d'entre elles pourtant, n'ont été que très incomplètement
appliquées. C'est le cas type d'une décision en avance sur les mœurs : la répartition
des souverainetés qui découle du fédéralisme, permettant souvent de systématiser
et de renforcer les réactions spontanées des secteurs de l'opinion hostiles au
rapprochement des conditions. De ce point de vue, est instructive l'analyse des
procédés par lesquels plusieurs États ont pratiquement annulé l'application du 15e
amendement (interdiction de discriminations raciales dans le droit de suffrage).
Sur le plan des batailles économiques, le meilleur exemple dont en dispose est
celui des prix agricoles. Les paysans ont appris à leurs dépens qu'il ne suffit pas
d'une décision gouvernementale, pour triompher des conditions naturelles ou des
réactions du marché. Ainsi la loi du 10 juillet 1933 fixant le prix minimum du blé à
115 francs le quintal fut un succès politique, suivi d'un échec économique. La
taxation engendra des fraudes au détriment des producteurs, de nombreux
meuniers effectuant des achats au-dessous du cours légal. Ceux-ci cédant la farine
aux boulangers au prix officiel (ou éventuellement avec une certaine ristourne),
réalisèrent souvent d'appréciables bénéfices. Le jeu du marché a annulé la
disposition adoptée.
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
73
L'inefficacité relative de diverses formes d'aide gouvernementale contraste
avec le secours que vaut aux producteurs une conjoncture de rareté (même si elle
résulte en partie de manipulations artificielles). Très significative est à cet égard
l'évolution du marché du vin durant les années cinquante, spécialement pour les
vignerons languedociens. Pendant des années, malgré de multiples dispositifs de
soutien et le recours à la distillation des excédents, le niveau des prix a connu un
profond marasme. La situation change brutalement à l'automne 1957 par suite de la
médiocrité de la récolte qui permet une forte poussée spéculative. Perceptible dès
la campagne 1956-1957, mais encore très faible, la hausse s'accentue à partir de
juillet 1957 pour atteindre en novembre, des montants records : les prix à la
propriété vont jusqu'à tripler et même (au maximum) à quadrupler. Au mois de
juillet 1958, le mouvement se renverse et une profonde baisse s'amorce et se
développe. On en revient alors à l'aide de l'État dont les services mettent au point
le ne plan de réglementation et de soutien du marché du vin. Ainsi une
insuffisance, réellement marginale, de la production, vaut-elle aux producteurs des
prix étonnamment élevés alors que l'action de l'appareil gouvernemental ne leur
assure pas, dans la plupart des cas, le minimum indispensable de rentabilité.
Les producteurs n'ont alors d'autre remède que d'exiger des autorités un
concours encore plus grand. On passe d'une simple taxation à une garantie
d'écoulement. D'autres considérations interviennent alors pour limiter l'octroi d'un
tel régime : en particulier, son coût pour les finances publiques. Certes, aucun
groupe de pression ne s'oppose comme tel aux demandes des vignerons : mais
l'Administration, et spécialement les « Finances » pèsent de toutes leurs forces
pour éviter la création ou l'extension de semblables dispositifs. Autrement dit, les
producteurs n'obtiennent pas le quantum d'aide qui permettrait de surmonter
l'influence adverse des conditions naturelles et du marché : d'où l'obligation pour
eux de reprendre continuellement la lutte.
Ainsi s'explique la position actuelle de certains milieux ruraux (en particulier,
le Centre national des Jeunes Agriculteurs) : ayant constaté l'inaptitude de la
pression politique à empêcher la dégradation de la condition paysanne, ils
déclarent souhaitable de préférer à la défense des prix agricoles par l'État une
politique spéciale d'investissements et une participation au reclassement de la
population agricole excédentaire.
La situation est encore plus claire lorsque les intérêts d'un autre groupe sont en
jeu. Depuis longtemps, le petit commerce, mène, en France et ailleurs, une lutte
sévère contre les formes modernes de la distribution (grands magasins d'abord,
puis monoprix, devenus magasins populaires, camions-bazar, etc.), Dans ce
combat, il a marqué de nombreux points : institution à l'encontre des « gros » d'une
fiscalité discriminatoire et même contrôle très strict de la création et de l'extension
de certaines formes de la distribution. Cependant, la part du
commerce« rationalisé » dans le chiffre d'affaires total s'accroît (l’augmentation du
volume des ventes au détail bénéficiant surtout aux grands magasins et maisons à
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
74
succursales multiples. Certes, les Pouvoirs publics auraient la possibilité de
prendre des mesures bloquant encore plus efficacement la concentration en matière
commerciale. Mais leur liberté de manœuvre trouve des limites dans l'existence
d'organismes comme la Fédération nationale des Entreprises à Commerces
multiples dont la puissance ne saurait être négligée.
De façon générale, tous les groupes se battent contre les aspects de l'évolution
qui leur sont défavorables. S'agissant d'un mouvement de fond, il leur est possible,
grâce aux autorités, de réaliser un freinage mais non un renversement. Aucune
pression des producteurs de blé, ou des boulangers ne saurait faire que
l'amélioration du niveau de vie n'entraîne la diminution de la consommation de
pain au profit de celle de la viande et des fruits. Tôt ou tard, les faits prennent leur
revanche.
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
75
CHAPITRE IV
PLACE DANS LA VIE POLITIQUE
Retour à la table des matières
Le fonctionnement de la vie politique implique le recours à des« mythes » ou à
des « boucs émissaires ». Les régimes de dictature en font un usage systématique.
Dans les régimes démocratiques, les partis ne dédaignent pas d'y avoir recours, ne
serait-ce que pour éviter l'argumentation objective et rationnelle qu'ils sont souvent
incapables de fournir aux citoyens. Or, l'on tente aujourd’hui en divers milieux,
d'implanter dans l'esprit du public l'image d'un lobby omniprésent et tout-puissant.
Que des faits ou des situations isolés justifient cette position n'est pas contestable :
est-il pour autant légitime de conclure à une colonisation globale de l'appareil
gouvernemental ou, ce qui revient au même, à l'exercice d'une pression irrésistible
par les intérêts coalisés sans distinguer entre la force respective de ceux-ci ? La vie
politique dans son rythme de courte et de longue période se réduirait-elle à des
groupes, manipulant à leur guise l'opinion publique et l'ensemble des
gouvernants ?
I. – Essai d'appréciation générale
Pour le citoyen moyen (et l'observateur de métier, quand il se laisse aller à ses
inclinations personnelles), l'activité de nombreux groupes (revendications
exprimées, ton utilisé pour les défendre, moyens mis en œuvre pour les appuyer), a
quelque chose d'insupportable. N'oublions pas pourtant qu'en plusieurs cas, ces
organismes soulèvent des questions dont, en tout état de cause, la communauté
aurait à se préoccuper. Si les groupes de pression présentent des dangers, ils
rendent aussi des services : leur puissance connaît des limites.
1. Évaluation des demandes. – Partons d'un problème qui suscite des
polémique : la construction des routes. On comprend que beaucoup aient à cœur de
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
76
critiquer les modes de pression utilisés à diverses reprises par les défenseurs des
activités routières et en particulier les transporteurs. Cependant, un réseau routier
adéquat constitue, pour le pays, un actif d'intérêt national aux incidences profondes
sur la vie économique (mise en valeur du territoire par une industrialisation
décentralisée qui s'écarte au besoin des axes de la voie ferrée ; expansion du
tourisme, français et étranger ...). Or, l'automobiliste qui parcourt les diverses
régions sait fort bien que sur plusieurs liaisons, l'entretien, faute de crédits
adéquats, est devenu insuffisant. Quant aux autoroutes qu'on accuse parfois d'avoir
compromis la construction de logements, un simple coup d'œil sur la carte montre
que leur réalisation est à peine ébauchée – ce qui ne revient pas à préconiser
qu'elles aient priorité, sur les autres projets sociaux (problème des arbitrages).
Autrement dit, il apparaît souhaitable de bien distinguer la demande d'une
adaptation des routes aux besoins de notre époque et les tactiques suivies pour en
promouvoir la matérialisation.
Allons plus loin : en beaucoup d'occasions, l'appareil gouvernemental serait
tenu de prendre en considération des problèmes déterminés, même s'il n'existait
aucun groupe pour en faire l'objet de revendications particulières. Soit la question
déjà signalée du Marché commun. Il est vrai que les organisations professionnelles
ont pesé sur les autorités responsables pour obtenir des aménagements et des
sauvegardes. En tout état de cause, les négociateurs français auraient-ils pu
négliger les difficultés que vaudrait à l'agriculture et à diverses branches
industrielles, l'application intégrale du schéma envisagé. II est inutile de multiplier
les exemples : l'élargissement des responsabilités économiques et sociales de l'État
entraîne inévitablement l'augmentation des matières dont, en aucun cas, il ne
saurait se désintéresser.
On pourra bien, il est vrai, énumérer des revendications fort étrangères, sinon
même complètement opposées, aux besoins du pays et au bien-être de l'ensemble
des citoyens. Il paraît raisonnable de s'attendre à ce que la liste en varie selon les
auteurs : divergences dont la source la plus solide réside dans une interprétation
différente de l'intérêt public. Caractéristique des sociétés pluralistes, cette relativité
doit être perçue, sinon pour dissiper les oppositions, du moins pour établir leur
origine.
Peu de notions ont été et demeurent aussi utilisées dans la langue courante que
celle d'intérêt général, peu ont été moins analysées par la science politique. Une
étude rapide établit que son contenu effectif – ou si l'on veut, l'ensemble des
représentations mentales qui la constituent – est essentiellement variable. D'une
civilisation à l'autre, d'une catégorie de citoyens à l'autre, les hommes ont compris
différemment les impératifs susceptibles de régir la vie de la communauté et de
constituer la pierre de touche des actions particulières. Il est difficile de spécifier
les facteurs qui déterminent ces positions. Entrent sans aucun doute dans ce
complexe les grandes idéologies morales et sociales, les sentiments religieux, mais
aussi le poids des facteurs géographiques, la considération des avantages
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
77
matériels... Il est certes permis de critiquer telle conception de l'intérêt commun :
ce ne peut être qu'à partir d'une autre conception, c'est-à-dire d'une morale, d'une
idéologie, d'une religion ou d'une volonté égoïste.
Aucune société ne saurait subsister sans avoir de tels critères pour fonder la
participation de chacun aux charges publiques, assurer l'arbitrage entre les activités
ou prétentions rivales, imposer aux individus et aux groupes le respect des normes
d'intérêt national. La formule voulant que le bien public découle de la totalisation
des préoccupations particulières est pure démagogie : son application intégrale
conduirait à la dissolution de la vie sociale. D'un autre côté, l'intérêt public n'est
pas nécessairement opposé aux intérêts privés : on peut même prétendre qu'au
moins dans certaines limites, il s'en nourrit. Si ces formules sont aisées à exprimer
sur le papier, il est difficile de les traduire en pratique.
On obtiendra par exemple un assez large assentiment en déclarant matière
d'intérêt général la protection de la santé publique. S'agissant d'augmenter les
moyens des instituts chargés de lutter contre le cancer, beaucoup se déclareront
favorables. Supposons que les spécialistes rendent irrécusable la liaison entre le
cancer du poumon et le fait de fumer des cigarettes. L'État devra-t-il alors engager
la lutte pour obtenir que les citoyens s'abstiennent de fumer ou réduisent leur
consommation ? Qu'en pensera la Fédération des Planteurs de Tabac qui, dans son
dernier Congrès d'avril 1959, déplorait que le Français moyen fumât moins que
l'Européen et redoutait que la dernière hausse de prix entraînât une baisse des
achats ? Intérêt particulier certes, mais cette production revêt une importance
considérable pour un grand nombre de foyers ruraux (spécialement dans les
départements du Sud-Ouest). Qu'en pensera le ministre des Finances qui tire des
ressources fort appréciables de cette habitude ? Enfin, qu'en pensera le
consommateur lui-même...
Certains prétendent que de tels problèmes, insolubles en termes généraux,
trouveraient aisément une solution au niveau de cas précis. Ainsi estiment-ils
possible d'établir à partir de la comptabilité nationale, que le percement du tunnel
routier sous le mont Blanc constitue pour le pays un pur gaspillage. Faisons à la
dite comptabilité beaucoup plus de confiance qu'elle n'en mérite encore et
admettons qu'elle se révèle capable de nous aider à réaliser un degré convenable de
cohérence dans l'action économico-sociale des autorités : on peut alors nous
montrer que tel projet n'est pas conforme à la maximation du bien-être, compte
tenu des hypothèses adoptées. Cependant, le choix d'autres bases donnerait un
autre système de cohérence. Or, la sélection de ces hypothèses (par exemple,
ampleur et orientation de l'investissement net), résulte d'un calcul volontaire dans
lequel entre au premier chef la vision que les responsables se font du destin
national. Elle comporte certes des éléments rationnels (ainsi, prévisions sur le
développement de la circulation automobile) : mais elle englobe aussi des motifs
d'ordre idéologique ou moral (souci de ne pas accabler la génération présente qui,
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
78
après tout, mérite quelque considération). C'est à partir de telles options que le
tunnel sous le mont Blanc trouve ou perd sa légitimité.
Ces observations ne veulent nullement déprécier la notion d'intérêt public sans
lequel une société va à la dérive : elles prétendent seulement montrer son caractère
conventionnel et exprimer par là la difficulté d'établir une hiérarchie entre les
diverses revendications.
2. Dangers de l'activité des groupes. – On ne saurait contester que ce bilan
est souvent lourd pour la communauté : il semble qu'il en soit ainsi pour la France
contemporaine.
La conséquence la plus sérieuse est peut-être le discrédit de la notion même
d'intérêt public. Sans doute, les hommes politiques et les partis (qu'une
concurrence effrénée n'a cessé de pousser à la plus extrême démagogie), portent-ils
une grande responsabilité dans cette dégradation. Mais les groupes ne sauraient
s'exonérer d'une large participation à ce processus. La brutalité mise à identifier au
bien du pays les revendications les plus égoïstes, comme l'acharnement déployé
pour obtenir des gouvernements « amis » la satisfaction intégrale des demandes
présentées, ont conduit beaucoup de Français à considérer que, sous de belles
paroles, l'attitude des autorités publiques vise toujours à défendre et enrichir la
faction dominante.
L'idée même qu'un gouvernement puisse témoigner d'une quelconque
impartialité à l'égard des divers intérêts en présence et ne pas sacrifier
systématiquement les uns aux autres a quasiment disparu de l'esprit public
français. Même dans le cas où elle est sincère, l'invocation du bien public passe
pour une habileté tactique ou une mystification. Les conséquences en sont
nombreuses : ainsi l'extrême difficulté et peut-être la quasi-impossibilité de
construire un système fiscal moderne où le prélèvement sur le revenu relègue à un
rang secondaire l'impôt sur les prix. L'effort actuellement entrepris en divers
milieux pour démanteler le système des droits successoraux est l'indice de la
volonté des catégories dominantes de s'inspirer uniquement de la défense de leurs
intérêts propres.
Certains seront tentés de contester la gravité du problème en observant que les
efforts des groupes s'annulent réciproquement. Ce n'est pas toujours le cas. Si
beaucoup d'organisations professionnelles se battent à armes égales
(« betteraviers » et « pétroliers », chemins de fer et « routiers » ...), la rivalité qui
caractérise tant de secteurs n'est pas exclusive d'inégalité. Inégalité dans la
représentation tout d'abord. Dès le départ, en l'a vu, diverses catégories (vieillards,
petits rentiers, travailleurs à domicile ...), sont affectées d'une nette infériorité. On
observe le même décalage sur le plan territorial : jusqu'à maintenant, ce sont les
régions déjà les mieux équipées qui ont fait l'utilisation la plus étendue des
multiples facilités ouvertes au titre de la décentralisation industrielle et de la
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
79
reconversion. Mais aussi, inégalité dans la puissance : les porte-parole des cultures,
industries et professions dotées de moyens puissants disposent ainsi de l'avantage
que garantit, en tant d'occasions, l'emploi judicieux de l'argent (excellence de
l'organisation ...). Enfin, au sein même d'une catégorie donnée, il arrive que les
« gros » s'abritent derrière les « petits » : quand le gouvernement manifeste le désir
de taxer les grandes exploitations agricoles, la Fédération intéressée traite aussitôt
de « défi au bon sens » la discrimination envisagée.
Ces propos n'affaiblissent pas la portée des observations déjà faites sur la
rivalité entre les groupes. L'existence d'un rival, même relativement faible, est
toujours un handicap par rapport aux situations où les demandes ne suscitent
aucune contestation. Un danger subsiste pour le mieux organisé : que l'autre
parvienne à s'assurer l'aide du secteur gouvernemental. L'inégalité est dès lors l'un
des motifs qui poussent tant de groupes à rechercher le concours de la puissance
publique : c'est pour eux le seul moyen de la compenser.
Les groupes abusent volontiers de leurs facultés. Il faut suivre avec attention
l'évolution de l'opinion à l'égard de la grève dont tant de catégories font usage.
L'un des traits de ce phénomène à notre époque est de peser directement sur la vie
d'individus et de collectivités extérieurs au conflit. D'où l'impopularité certaine des
grèves de médecins, de professeurs (cours et examens), de juges, etc. Les
travailleurs échappent à cette réprobation : cependant, certains arrêts dans les
services nationalisés, qui nuisent à une masse d'usagers financièrement bien moins
pourvus que les grévistes, risquent de connaître la même défaveur. Encore s'agit-il
là de manifestations ostensibles : or, les groupes abusent aussi de leur puissance
par des moyens occultes dont certains contraires à la légalité (corruption) ou en
marge de ce que la morale courante tolère. Et rien n'est changé à l'affaire si ces
actes sont finalement moins nombreux que le public ne l'imagine couramment.
D'où le reproche que beaucoup font aux groupes – leur aspect le plus critiquable
selon certains : la dissimulation d'un grand nombre de leurs activités ou, en termes
neutres, l'absence de publicité qui les caractérise.
Le chercheur qui, en beaucoup de cas, se voit refuser toute documentation (y
compris la communication des statuts !), serait fort mal placé pour contester cette
position. Il est évident que tout développement de l'information demeure
susceptible de renforcer l'esprit démocratique dans le fonctionnement des
institutions. Il faut pourtant convenir que l'organisation d'une publicité satisfaisante
en pareille matière soulève des problèmes complexes et n'a reçu nulle part encore
de solution complète. En quelques pays, on a tenté de surveiller par la « bande »
certains aspects de cette activité occulte (contrôle des dépenses électorales et
obligation pour les partis de publier leurs comptes annuels). Sans entrer dans une
discussion de ces mesures, observons que la plupart du temps leur application
demeure partielle et insuffisante (dans la République fédérale allemande, seuls les
socialistes fournissent – et de façon incomplète – les informations sur la
provenance des ressources exigées par l'art. 21, al. I, de la loi fondamentale).
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
80
L'ensemble de ces critiques paraît impressionnant : on ne saurait pour autant
oublier qu'en bien des cas les groupes remplissent des fonctions utiles, voire
indispensables.
3. Fonctions des groupes. – Partons de la politique économique et financière
où elles sont manifestes. On peut en recenser trois séries. D'abord, la fourniture
d'une information complète et circonstanciée concernant la situation : faute d'une
documentation appropriée, les responsables des services administratifs sont
susceptibles de commettre des erreurs graves sur le sens et le contenu des mesures
à prendre, ou des rectifications à apporter en cours d'exécution. Or, les dirigeants
des organisations professionnelles sont souvent les mieux placés pour procurer ces
données. En second lieu, l'acquiescement des intéressés aux mesures envisagées :
en trente ans d'économie dirigée, les bureaux ont appris la difficulté, sinon la
quasi-impossibilité, de faire totalement abstraction du consentement de ceux que
touche ou concerne une décision isolée ou une politique. Les dirigeants du groupe
rendent de grands services en acceptant d'exposer l'action entreprise à leurs
adhérents et de leur en recommander l'exacte application. Il arrive de plus que cet
accord ne suffise pas et que la participation active des intéressés se révèle
indispensable à la mise en œuvre (réalisation d'un effort particulier d'exportation
dans un secteur déterminé). Avec des variantes tenant aux caractéristiques des
problèmes, on peut considérer que l'accomplissement de tout ou partie de ces
fonctions est, selon le cas, utile ou indispensable dans tous les secteurs de l'action
gouvernementale.
Il serait vain de dissimuler qu'à tous les stades, cette coopération comporte des
dangers pour les services qui en bénéficient. L'information est rarement impartiale
et l'acquiescement-participation ne va jamais sans quelques concessions.
Cependant, les fonctionnaires paraissent les moins mal placés pour faire la part du
feu. Au surplus, il n'y a pas de solution de remplacement. Il ne serait pas difficile,
d'ailleurs, d'énumérer des exemples de réussite d'une telle collaboration (le
développement de la production rizicole en Camargue, par exemple).
D'une façon plus générale, les organisations rendent à la communauté le
service de canaliser et de « rationaliser » des aspirations et mouvements qui, sans
elles, prendraient souvent une forme désordonnée et violente, aux conséquences
imprévisibles. L'erreur est de penser qu'en supprimant ou en réglementant le
groupement, on mettrait fin aux revendications de portée idéologique ou matérielle
qu'il exprime. La marche des événements, lorsque les dirigeants, débordés par des
agitateurs extrémistes, ne contrôlent plus la situation, devrait pourtant donner à
réfléchir (dans le passé, les émeutes viticoles du Languedoc qui nécessitèrent
l'envoi de la troupe). On pourrait certes citer des cas où l'incitation est venue d'en
haut. Est-ce pourtant une erreur de considérer que, généralement, l'appareil central
(surtout s'il prend une forme bureaucratique), tend à jouer un rôle modérateur et se
trouve le mieux à même de négocier la cessation du conflit sur la base de
l'inévitable compromis ?
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
81
La défense des intérêts d'une collectivité par un groupe fortement organisé
renforce certes, la capacité de pression de l'unité : en même temps, elle la canalise
dans un sens qui facilite le marchandage et finalement un règlement pacifique.
Rousseau avait peut-être raison en proscrivant les sociétés particulières, mais l'une
des conditions de la démocratie lui semblait être un « État très petit où le peuple
soit facile à rassembler et où chaque citoyen puisse aisément connaître tous les
autres » (Contrat social, liv. III, chap. IV). Dans nos grandes sociétés
industrialisées, l'organisation est la seule voie ouverte au citoyen pour faire
entendre son opinion et exposer ses préoccupations. Nous ne pouvons pas plus
revenir à une société individualiste qu'à l'ère des diligences et de l'éclairage à la
chandelle.
4. Poids des groupes sur la vie politique. – On aurait pu douter de sa réalité
même en considérant les mesures adoptées à la fin de 1958 pour assurer le
redressement du franc. Plusieurs groupes considérés comme très puissants
voyaient s'effondrer en un instant le résultat d'un long effort de pression
(indexation pour les grands produits agricoles). À première vue, la liste des intérêts
directement ou indirectement lésés semblait impressionnante. Une analyse plus
poussée montrerait, certes, une réelle sélectivité dans l'audace gouvernementale.
Non seulement, les couches aisées se trouvaient moins frappées que les autres,
mais, de plus, de subtiles distinctions étaient opérées entre les travailleurs. Autre
trait de l'opération : l'absence de négociations avec les intéressés. En bien des
secteurs, les autorités se comportaient comme si les groupes de pression
n'existaient pas.
Depuis, la roue a tourné : après une phase d'indifférence sereine, les autorités,
inquiètes du climat social, ont marqué le désir de se rapprocher des catégories en
cause. Très vite des concessions ont été faites (assurés sociaux), ou des
compensations, au moins partielles, accordées (paysans). D'autres ont suivi en
plusieurs domaines. Phénomène plus marquant encore : le souci gouvernemental
de revenir à la négociation. Des instructions ont été données aux super-préfets afin
qu'ils maintiennent dans leur région un contact étroit avec les organisations
professionnelles. Et depuis lors, en de nombreux cas, le pouvoir a en fait témoigné
à l'égard des groupes de bien plus de souplesse et de compréhension que
l'intransigeance des déclarations officielles ne conduisait à l'envisager.
Ce retour à la tradition invite à un essai d'évaluation du poids des groupes sur
la vie politique.
Un premier aspect du problème, relativement simple, est de dégager ce qu'il est
permis de considérer comme des« abus » aux termes de la philosophie économicosociale dont prétendent s'inspirer les responsables du pouvoir. La seule étude du
rapport de la Cour des Comptes pour les exercices 1955 et 1956 ouvre sous cet
angle bien des perspectives. Ainsi en va-t-il des passages consacrés aux opérations
effectuées par les différents fonds d'assainissement des produits agricoles (viande,
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
82
lait, viticulture ...), et aux interventions sur divers marchés. La Cour insiste aussi
sur le gaspillage des deniers publics entraîné par l'octroi de subventions à des
organismes dont, même avec ce concours, il n'a pas été possible de prolonger
l'activité (Moteurs Salmson et Société des Schistes bitumineux d'Autun, par
exemple) ; elle souligne les irrégularités commises dans la passation de nombreux
marchés. Inutile de multiplier les exemples : savoureuse par bien des côtés, la
lecture de ce document est affligeante pour le contribuable.
Autre source d'information édifiante sur la puissance de certains groupes : les
rapports annuels de la Commission de Vérification des Comptes des Entreprises
publiques. Cette Commission qui, sur des problèmes graves, semble prêcher dans
le désert, démontre implicitement la force de marchandage considérable du
personnel de ces entreprises à l'égard des autorités. Au total, un volume serait
nécessaire pour établir les modalités par lesquelles les catégories intéressées (des
producteurs de blé aux constructions navales, de la distillation de l'alcool aux
caisses de soutien des produits d'outre-mer) ont pesé sur les finances publiques.
Un second aspect du problème est l'influence générale des groupes sur les
grands secteurs de l'activité gouvernementale. Elle est certainement marquée dans
l'ordre de la politique économique et financière : le protectionnisme interne et
externe qui a longtemps caractérisé l'économie française est, en grande partie, le
résultat de l'action des organismes professionnels. Sur ce point, les rapports du
Service des Études économiques et financières du ministère des Finances
(spécialement celui sur les comptes provisoires de la nation des années 1951 et
1952) apportent des éléments significatifs : sans recevoir de démenti sérieux, le
Service a pu affirmer qu'il n'existait plus en France que fort peu de marchés
réellement libres (« foisonnement des réglementations, des protections avouées ou
occultes... »). Cependant, ce dispositif protectionniste, fruit de multiples
manœuvres convergentes, a subi à l'époque la plus récente quelques coups sévères.
Face aux réactions prudentes et conservatrices des milieux professionnels, le
dynamisme de divers secteurs de l'Administration a marqué des points.
Tout compte fait, il n'apparaît pas que la puissance des groupes ait jamais été
aussi marquée dans l'élaboration et l'exécution de la politique étrangère,
spécialement au niveau des grandes options (Pacte atlantique, intégration
européenne ...). La constellation des forces politiques, l'intervention de quelques
puissantes personnalités (Jean Monnet), les réactions globales de l'opinion
publique, semblent avoir exercé l'influence majeure : situation non exclusive de
l'intervention sur des problèmes précis, de milieux spécialisée – financiers,
économiques, syndicaux... – et de divers groupes, dont les Anciens Combattants.
Les intérêts nord-africains ont lourdement pesé sur l'appareil gouvernemental et
cela depuis longtemps (ainsi, au temps du Front populaire, lutte contre le projet
Blum-Violette visant à une modeste extension du droit d'accès à la citoyenneté
française). Sous la IVe République, ils sont parvenus à bloquer toute solution
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
83
évolutive. Si l'incapacité de ce régime à résoudre correctement la transformation
du statut de plusieurs territoires fut la cause principale de sa chute, les groupes
algériens (et d'autres avant eux ou avec eux), y ont fortement contribué.
Reste à mentionner l'influence des groupements à vocation idéologique.
Plusieurs de ceux-ci, aux ressources modiques, ne disposent que d'un rayonnement
limité : d'autres au contraire, exercent une action appréciable et parfois
considérable. Aujourd'hui, les milieux « scientifiques » agissent sur la répartition
des crédits disponibles au titre de la recherche et de l'enseignement (action
parfaitement légitime, mais dont les sciences humaines peuvent éprouver des
déboires) : la perspective des applications du travail des savants aide
considérablement, il est vrai, cet essai de persuasion, désintéressée dans son
principe. L'action des défenseurs de l'école libre ne saurait être oubliée : elle trouve
son point d'appui principal dans la répartition des forces au sein du Parlement, Le
rôle de semblables groupes ne réside-t-il pas dans la consolidation et l’exploitation
d'une situation de force qui se dégage, plus ou moins approximativement de la
composition des Assemblées ?
Reste enfin un troisième point : le poids global des groupes sur le
fonctionnement et l'orientation de la vie politique. On est conduit à l'évoquer à
cause de l'insistance de beaucoup d'entre eux (appartenant à tous les secteurs des
relations sociales), à se prononcer sur des problèmes extérieurs à leur compétence.
Cette intrusion, que l'on dénonce parfois avec vigueur, est pratiquement
inévitable : la liaison entre des phénomènes en apparence éloignés (niveau des
exportations et donc de l'activité d'une branche, et politique étrangère à l'égard d'un
pays), lui donne souvent légitimité. D'autre part, compte tenu de l'apathie du
citoyen à l'égard des problèmes gouvernementaux, il n'est pas mauvais en soi que
les grandes catégories économico-sociales expriment des points de vue sur les
questions d'importance nationale (sous réserve de ne pas oublier qu'en dépit de ses
prétentions le « sommet » ne traduit pas toujours fidèlement les opinions de la
« base » ...).
Est-il possible d'émettre un jugement sur le sens de cette orientation ? Diverses
présentations récentes en exagèrent probablement la portée. Posons une question :
la troisième victoire consécutive des Conservateurs sur les Travaillistes a-t-elle eu
quelque lien commun avec les manœuvres de groupes de pression ? N'a-t-elle pas
traduit des positions et des aspirations qu'aucun groupe particulier, si puissant soitil, ne pourrait réussir à inspirer ou à manipuler... Qui, en France, ramènerait à une
activité d'organismes de pression les grands mouvements du Front populaire et de
la Libération ? Autrement dit, la vie politique obéit à des impulsions,
éventuellement rythmiques, qui loin de découler de l'activité des groupes, en
conditionnent l'efficacité.
Voici donc la conclusion que nous proposons. Profitant de leur force politique,
divers groupes parviennent à bénéficier de situations abusives dont le bilan cumulé
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
84
sur les finances publiques est parfois lourd. D'autre part, ils exercent une action
appréciable sur le fonctionnement de l'activité gouvernementale, généralement
pour protéger l'ordre de choses existant : et sur de nombreux points (progrès
technique), patrons et ouvriers n'ont pas nécessairement des réactions
dissemblables. Pourtant, cette influence, variable selon les secteurs, n'est jamais
totale et se trouve parfois remise en question brutalement ou par voie d'évolution
insensible. Enfin, les groupes concourent à la formation générale de l'opinion et de
l'orientation politique avec une intensité qui dépend des circonstances et des
problèmes : elle est également fonction de l'audience et de l'appui qu'ils obtiennent
des divers segments de la machine gouvernementale (administration, armée ...).
L'un des résultats les plus sûrs de leurs démarches reste indirect et involontaire : le
démantèlement de la notion d'intérêt public, plus exactement le discrédit dont elle
est affectée auprès des membres de la communauté. Action au total considérable,
mais qui demeure loin de représenter l'ensemble de la vie politique : qui se
limiterait à étudier les groupes ne donnerait qu'une vue partielle du combat pour le
pouvoir.
II – Validité du schéma
pour d'autres formes de société
Retour à la table des matières
La catégorie « groupes de pression » a été forgée pour rendre compte de la vie
politique dans les sociétés industrialisées de type occidental : c'est uniquement
dans ce contexte que l'on en a assuré la mise en œuvre et éprouvé l'utilité.
Cependant, à une époque récente, on a voulu l'étendre à des sociétés différentes :
compte tenu des dimensions et de l'esprit de cet ouvrage, on se limitera à évoquer
de tels essais.
Les pays communistes, d'abord. En certains d'entre eux, les Universités font
désormais une place à l'analyse sociologique telle que la conçoit l'Occident : c'est
le cas de la Pologne. Or, une fois écarté ce qu'ils appellent le dogmatisme dans les
recherches sociales, des savants polonais ont pu observer l'action d'organismes
défendant des intérêts particuliers (dont le nombre et l'énergie vont croissant à
mesure que la planification et la gestion se décentralisent et que la bureaucratie se
réduit). Ces groupes collaborent à la préparation des actes législatifs fondamentaux
et fournissent des avis aux commissions spécialisées de la Diète. On souligne
également le rôle important de groupes non économiques, au premier rang
desquels l'Église catholique qui a obtenu l'introduction de l'enseignement religieux
dans les écoles de l'État toutes les fois où la majorité des parents d'élèves d'une
classe déterminée le réclame (d'où la récente formation à Varsovie d'une
Association de soutien de l'École laïque). Cependant, les analogies ainsi relevées
ne doivent pas masquer les différences entre les deux types de sociétés (en
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
85
Pologne, par exemple, rôle de direction exercé par le parti ouvrier qui se prononce
autoritairement sur les priorités à établir entre les intérêts ; absence de plusieurs
des méthodes utilisées par l'Occident ...). De telles études ont été également
effectuées en Yougoslavie : les résultats n'en sont pas fondamentalement
différents.
Les pays non encore ou faiblement industrialisés, ensuite. Nombreux sont les
auteurs autochtones à affirmer que le concept « groupes de pression » convient
également à ces sociétés. Nous manquons encore des analyses monographiques
susceptibles de légitimer un tel jugement par un recensement précis des analogies
et des différences. Un cas qui retient particulièrement l'attention est celui des
sociétés en voie de transition où coexistent les formes anciennes et modernes de
l'organisation sociale. Tel est aujourd'hui, entre tant d'autres, le cas du Liban. On y
observe le jeu des groupes de pression traditionnels (les grandes familles d'assiette
féodale et les communautés religieuses) et d'associations issues de nouvelles
conditions sociales (celles de commerçants et industriels, les syndicats de
travailleurs, etc.). Mais on constate aussi, et le point est important, la présence
d'intérêts non enfermés dans une structure quelconque et ne disposant pas de
moyens d'expression propres : les étudiants, les ruraux attirés par les villes et n'y
trouvant pas de situation stable... (éléments prêts à s'associer à n'importe quel
mouvement de foule). La combinaison de ces éléments d'âge si divers contribue à
donner à la politique libanaise l'aspect complexe qui est le sien.
Reste à évoquer le problème de la société internationale et des relations qui y
prennent place. Grosso modo, on peut y observer à deux niveaux, des phénomènes
analogues à ceux décrits dans cet ouvrage. D'abord, au plan des États isolés :
chacun d'entre eux subit de façon plus ou moins intense la pression de forces
extérieures. La structure et les modes d'action en sont très divers : groupes d'allure
nationale, mais assez puissants pour étendre leur influence au delà des frontières
de leur pays d'origine (grandes affaires capitalistes comme les sociétés
pétrolières) ; groupes dont le recrutement possède une base internationale (les
organisations de patrons, comme la Chambre de Commerce internationale ou de
travailleurs, comme la Fédération syndicale mondiale). On note aussi de tels
efforts au niveau des organisations intergouvernementales (l'O.N.U. et ses agences
spécialisées ...), qu'il n'est plus permis de considérer comme un simple instrument
des politiques nationales. Si elles devaient, par la suite, acquérir un authentique
pouvoir de décision (impliquant soumission de la minorité à la majorité), ce qui
n'est encore que l'exception, une intensification des pressions qu'elles subissent
déjà, ne manquerait pas de se produire.
Dans l'état présent de la théorie politique, on ne peut se prononcer de façon
péremptoire sur la légitimité et la valeur heuristique d'une telle extension de la
catégorie« groupes de pression », mais il est déjà notable que le problème soit
posé.
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
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CONCLUSION
Retour à la table des matières
Le tableau des groupes de pression que l'on vient d'esquisser ne comporte-t-il
pas de sérieuses lacunes ? Beaucoup seront probablement tentés de le penser en
évoquant les nombreuses catégories que cet ouvrage n'analyse pas (mouvements de
résistance contre une puissance occupante) ou ne fait que mentionner (ligues
paramilitaires). Portant sur les organismes d'information, de noyautage et de
combat, étroitement associés aux événements de la période la plus récente, ce
silence, reconnaissons-le, a de quoi surprendre. Il est indispensable de le justifier.
En principe, l'intégration de ces phénomènes dans le cadre tracé ne soulèverait
pas de difficultés particulières. Il suffirait d'élargir les objectifs des groupes
jusqu'au renversement par la violence de l'ordre établi. La liste des instruments
devrait embrasser le recours à l'émeute et les diverses tactiques de subversion.
Dans cette perspective, l'armée devient l'une des voies d'accès les plus efficaces
ou, si l'on préfère, l'un des points essentiels d'application de la pression. Des
liaisons, qui ne sont pas à sens unique, s'établissent alors entre des militaires en
service actif et les représentants de ces groupements.
L'assimilation est d'autant plus plausible qu'en plusieurs cas il n'existe pas de
solution de continuité entre les démarches dans le cadre du régime et les tentatives
visant à le dominer ou à le renverser. L'essai de persuasion par les moyens
habituels ayant échoué, on en vient au soulèvement insurrectionnel, considéré
comme la dernière carte. En voulant introduire des distinctions dans un tel
processus, ne court-on pas le danger d'une séparation arbitraire et artificielle ?
Deux motifs pourtant ont conduit à accepter ce risque.
Le premier tient aux difficultés de la documentation sur de pareils sujets. En
dépit de la publication de multiples travaux journalistiques, les données
élémentaires de la question font encore défaut. Pourtant, l'argument n'est pas
décisif. En appliquant à ces problèmes les techniques, lentes il est vrai, de
l'investigation scientifique, il serait sans aucun doute possible d'aboutir à des
explications plus solides que les affabulations si souvent répandues. Rares sont
aujourd'hui les questions sur lesquelles une équipe de chercheurs qualifiés ne serait
pas en mesure d'apporter des éléments de valeur.
Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960)
87
Le deuxième obstacle demeure, au moins pour l'instant, plus difficile à
vaincre : il touche à la cohérence théorique de l'analyse. La catégorie « groupes de
pression », telle que l'a forgée la science politique contemporaine, est-elle apte à
accueillir les réseaux et autres organismes clandestins, les groupements d'autoprotection et les « services d'ordre », les dispositifs armés mis en place pour
résister au gouvernement par le fer et le feu... Cette extension n'aboutirait-elle pas
à enlever toute portée à un instrument d'étude qui a fait ses preuves pour la
description et l'évaluation de la politique courante ?
Les spécialistes anglo-saxons considèrent volontiers que partis et groupes de
pression suffisent à traduire les luttes autour du pouvoir, les premiers tentant de le
conquérir et les seconds de l'influencer. C'est une position probablement réaliste
pour les pays dans lesquels s'affirme un consentement général sur le jeu des
institutions gouvernementales et où prévaut globalement le souci de la légalité. S'il
n'en est pas ainsi, cette présentation dualiste ne convient plus.
En prenant avec quelques autres la responsabilité d'introduire dans la science
politique française la notion de « groupes de pression » – approximativement dans
l'acception et, donc, dans les limites que lui donnent les auteurs anglo-saxons –
nous avons toujours eu le sentiment qu'elle ne suffit pas à embrasser la totalité des
rivalités et combats qui se manifestent dans la sphère gouvernementale de pays
comme la France. Elle s'applique beaucoup mieux aux affaires quotidiennes qu'aux
changements révolutionnaires. Les événements de ces dernières années rendent
cette incapacité éclatante : par bien des côtés, un organisme comme l'Union pour le
Salut et le Renouveau de l'Algérie française, échappe aux cadres habituels de
l'analyse politique. Malheureusement, le déroulement des faits est allé plus vite
que le perfectionnement des concepts scientifiques.
Au stade actuel, l'attitude la moins contestable paraît être de conserver la
catégorie « groupes de pression » qui permet déjà de systématiser une part
appréciable des interventions qui s'exercent sur les autorités. Mais cette tâche ne
doit pas dispenser d'un autre effort, beaucoup plus complexe : identifier tous les
groupements que ce concept semble mal préparé à absorber et tenter d'en réaliser
une classification rigoureuse (qui ne se laisse pas abuser par le qualificatif adopté :
ainsi, mouvements de type paramilitaire prenant le titre de « partis »). Il s'agit donc
avant tout d'établir une typologie.
À l'issue de ces recherches, il sera possible de situer ces catégories les unes par
rapport aux autres, de montrer leurs ressemblances et différences, d'énoncer les
liaisons qui les unissent, autrement dit, de passer des recherches fragmentaires à
une vision synthétique. Ainsi sera-t-on en mesure d'évaluer avec plus d'exactitude
le rôle spécifique et l'influence propre des organismes que l'on a essayé d'analyser
dans ces pages.