Les groupes de pression - Les Classiques des sciences sociales
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Les groupes de pression - Les Classiques des sciences sociales
Jean Meynaud Directeur d’études à l’École pratique des Hautes Études (1960) Les groupes de pression « QUE SAIS-JE ? » Un document produit en version numérique par Mme Marcelle Bergeron, bénévole Professeure à la retraite de l’École Dominique-Racine de Chicoutimi, Québec et collaboratrice bénévole Courriel : [email protected] Dans le cadre de la collection : "Les classiques des sciences sociales" dirigée et fondée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://classiques.uqac.ca Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 2 Politique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques Toute reproduction et rediffusion de nos fichiers est interdite, même avec la mention de leur provenance, sans l’autorisation formelle, écrite, du fondateur des Classiques des sciences sociales, JeanMarie Tremblay, sociologue. 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Jean-Marie Tremblay, sociologue Fondateur et Président-directeur général, LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES. Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 3 Un document produit en version numérique par Mme Marcelle Bergeron, bénévole, professeure à la retraite de l’École Dominique-Racine de Chicoutimi, Québec. courriel : mailto:[email protected] JEAN MEYNAUD LES GROUPES DE PRESSION. PARIS : UNIVERSITAIRES DE FRANCE « QUE SAIS-JE ? CONNAISSANCES ACTUELLES N° 895, 127 p. LES » PRESSES LE POINT DES [Autorisation formelle accordée par les ayant-droit, Mme Meynaud-Zographos (épouse) et de Mme Hélène-Yvonne Meynaud (fille), le 19 octobre 2008 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.] Courriels des ayant-droit : Mme Meynaud-Zographos (épouse) : [email protected] Hélène-Yvonne Meynaud (fille) : [email protected] Police de caractères utilisés : Pour le texte : Times, New Roman 12 points. Pour les citations : Times, New Roman 10 points. Pour les notes de bas de page : Times, New Roman 10 points. Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2007 pour Macintosh. Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’) Édition complétée le 28 avril 2009 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, Québec. Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 4 Jean Meynaud (1960) PARIS : LES PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE CONNAISSANCES ACTUELLES N° 895, 127 p. « QUE SAIS-JE ?» LE POINT DES Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) DU MÊME AUTEUR ________ DANS LA MÊME COLLECTION (en collaboration avec Alain LANCELOT) La participation des Français à la vie politique, n° 911, 2e éd. Les attitudes politiques, n° 993, 2e éd. ÉTUDES DE SCIENCE POLITIQUE Mornes 6, Lausanne 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10. 11. La science politique : fondements et perspectives, 226 p.,(épuisé). 1 Technocratie et politique, 116 p., 1960 (épuisé). Les groupes de pression internationaux, 560 p., 1961. Destin des idéologies, 164 p., 1961. Les savants dans la vie internationale (en collaboration avec Brigitte SCHRÖDER), 220 p., 1962. Planification et politique ? 192 p., 1963. Études politiques vaudoises (sous la direction de J. MEYNAUD 320 p., 1963. Les consommateurs et le pouvoir, 624 p., 1964. Rapport sur la classe dirigeante italienne, 368 p., 1964. Les forces politiques en Grèce, 530 p., 1965. Commerce et politique (en collaboration avec Adalbert KORFF (sous presse). ARMAND COLIN Cahiers de la Fondation nationale des Sciences politiques Les groupes de pression en France, 372 p., 1958 (épuisé). Introduction à la science politique, 376 p., 1959, 2e éd. Nouvelles études sur les groupes de pression en France, 468 p., 1962 AUTRES LIVRES SUR LES GROUPES DE PRESSION Les organisations professionnelles en Suisse, 344 p., Payot, Lausanne 1963. I gruppi di pressione in Francia e Italia, 140 p., E.S.I, Naples, 1963. 5 Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) Table des matières INTRODUCTION Chapitre I. I. II. III. IV. V. – – – – – Identification Facteur de la sélection Classification des groupes Éléments de puissance Rapports entre les groupes Frontières de la catégorie Chapitre II. Modes d'activité I. II. III. IV. V. – – – – – Les groupes et la politique L'action sur l'opinion publique Méthodes de pression Les voies d'accès au pouvoir gouvernemental Le déroulement de l'action Chapitre III. Résultats de la lutte I. – Critères d'appréciation des résultats II. – Facteurs de la situation III. – Difficultés dans l'exploitation des résultats Chapitre IV. Place dans la vie politique I. – Essai d'appréciation générale II. – Validité du schéma pour d'autres formes de société CONCLUSION 6 Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 7 INTRODUCTION Retour à la table des matières Au cours des dernières années, l'expression « groupe de pression » (littéralement traduite de l'anglais : pressure group), est devenue, malgré son incorrection grammaticale, d'usage courant en France. Dans son acception la plus générale, elle évoque les luttes engagées pour rendre les décisions des pouvoirs publics conformes aux intérêts ou aux idées d'une catégorie sociale quelconque. Cette étude constitue l'un des secteurs de prédilection de la science politique contemporaine. Elle entre dans les recherches de cette discipline pour identifier les forces qui orientent et actionnent l'appareil gouvernemental. Démarche d'esprit positif : il s'agit, non de définir les règles idéales du jeu des institutions, mais de préciser les modalités de leur fonctionnement. Cette enquête s'inspire donc de la méthode d’analyse des faits sociaux que tant de Français, de Montesquieu à Durkheim, ont contribué à établir. Le détachement qu'elle exige se révèle d'une application difficile dans le domaine de la politique : la ligne de partage entre l'exposé d'ambition scientifique et l'essai de nature polémique, est souvent difficile à tracer. Les groupes de pression apportent un exemple typique de ce flottement. Les uns y voient un puissant instrument d'annulation de la démocratie ; ils vont jusqu'à réclamer une stricte réglementation de leurs activités. D'autres jugent de telles attaques excessives et les considèrent comme une tentative faite pour impressionner l'opinion. Controverse qui ne semble pas près de finir, compte tenu des rares données indiscutables concernant le rôle des groupes. On ne peut affirmer que l'on présentera ici un point de vue totalement objectif. Du moins essaiera-t-on de mettre en lumière les divers aspects du phénomène, évitant des appréciations d'ordre qualitatif. Beaucoup des exemples cités seront empruntés à la vie française, mais on aura également recours à l'expérience de pays étrangers : élargissement des perspectives qui permettra d'établir le caractère universel des mouvements et opérations que nous allons étudier. Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 8 CHAPITRE PREMIER IDENTIFICATION Retour à la table des matières Ce chapitre vaudra peut-être au lecteur une surprise : découvrir, sous une présentation nouvelle, des phénomènes familiers à tous les observateurs. La remarque incite à distinguer les faits rapportés de l'appareil qui permet de les saisir. Les groupes de pression forment une catégorie d'analyse, inventée voici quelques décennies, pour systématiser l'étude de pratiques qui, sous une forme ou une autre, appartiennent à tous les régimes. En France, les recherches de ce type sont très récentes : il serait puéril d'en déduire que les interventions corporatives sur les autorités publiques constituent un trait original des IVe et Ve Républiques. Autre motif d'étonnement : l'ampleur de l'utilisation qui en est faite. Beaucoup trouveront surprenant de voir figurer dans ce tableau des activités qui leur paraissent dignes de louanges : ils accepteront le terme de pression pour caractériser les démarches des bouchers ou des marchands de vin, mais refuseront de l'appliquer à celles des anciens combattants ou des assurés sociaux. Discrimination compréhensible, certes, sur le plan humain : on ne peut pourtant la retenir car elle aboutirait à des listes de groupes variant selon les affiliations de son auteur. Le seul critère qui préserve des interprétations subjectives est la constatation chez les intéressés de la volonté d'influencer les décisions des pouvoirs publics. Dès qu'elle se manifeste, l'organisme considéré entre dans la classe des groupes de pression. L'inclusion est donc étrangère à tout jugement d'ordre moral sur la valeur de l'action entreprise ; en particulier, elle n'implique, par elle-même, aucune désapprobation. Cet effort de neutralité a provoqué un malaise chez ceux qui, tout en admettant le bien-fondé d'une énumération compréhensive, exigent que l'on en différencie les éléments, selon les buts visés. Il est possible, dit-on fréquemment, que les syndicats ouvriers et patronaux forment, les uns et les autres, des groupes de pression, mais l'on ne saurait placer au même niveau de la conscience, le travailleur qui défend son droit à la vie et le chef d'entreprise qui lutte pour le Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 9 maintien de ses bénéfices. En termes humains, cet essai de hiérarchisation possède aussi des bases solides. Cependant, il n'est réalisable qu'à partir de principes d'évaluation extérieurs et supérieurs à ce que révèle l'observation des faits. Or, dans les sociétés pluralistes, ces principes varient d'un groupe à l'autre : l'adoption d'une échelle de valeurs particulière traduirait seulement des préférences personnelles. L'analyse des groupes de pression doit donc être conduite indépendamment de toute position normative. Pour autant qu'un tel détachement soit possible, son auteur est tenu de se comporter comme un entomologiste. Ce souci est compatible avec la certitude qu'aucune société ne saurait se passer d'une morale, d'un critère du bien public opposable au déchaînement des appétits particuliers ; mais la formulation de ces normes, si elle prend appui sur les résultats du travail scientifique, si même elle en constitue l'indispensable prolongement ne relève pas du chercheur comme tel. I. – Facteur de la sélection Retour à la table des matières Le langage courant, et aussi la terminologie statistique, utilisent volontiers le terme de groupe pour désigner un ensemble, d'individus possédant une ou plusieurs caractéristiques communes (répartition par classes d’âge ou niveaux de revenu). Une telle situation, si elle peut conduire à l'action collective, ne la suscite pas nécessairement. Tout dépend de la conscience qu'ont les gens de ce trait partagé et de l’importance qu'ils lui attribuent. S'il est improbable que des hommes à cheveux roux envisagent d'unifier leur conduite sur la base et en fonction de cette seule particularité, une telle attitude au contraire ne saurait étonner venant de personnes de couleur dans une société dominée par les préjugés raciaux. On en arrive ainsi à la notion sociologique d'un comportement uniformisé, sur la base d'une ou plusieurs identités d'ordre physique, social ou spirituel. Des auteurs, aux États-Unis, appellent groupes d'intérêt les rassemblements réalisés sur un tel fondement (le terme d’intérêt couvrant aussi bien la défense d'avantages matériels que la sauvegarde de valeurs morales). Mais l’unification des conduites obtenue est susceptible de bien des variantes dans la durée et la fermeté. Elle n'intervient parfois qu'en des circonstances déterminées, de façon sporadique et souvent éphémère : il en résulte des manifestations, éventuellement puissantes et violentes, qui s'évanouissent une fois le motif de rupture disparu ou l'excitation initiale tombée. On emploie, pour décrire la situation, les expressions de groupe inorganisé, diffus ou virtuel. Dans d'autres cas, de plus en plus nombreux, l'intérêt commun est assez vivement ressenti pour provoquer le désir ou l'acceptation d'une organisation qui le prenne en charge : dès lors, un mécanisme volontaire Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 10 d’unification, plus ou moins rationalisé, se substitue à la perspective d'actions parallèles de type spontané. Il est difficile de classer les intérêts d'après leur aptitude à se doter d'une structure bien établie. Voici cependant une observation de portée générale : les hommes se groupent et se défendent beaucoup solidement comme producteurs ou travailleurs que comme consommateurs. En période de pénurie, les ménagères peuvent être capables de prendre à partie avec brutalité tel commerçant soupçonné de pratiques illégales, mais l'approvisionnement redevenu normal, elles ne songent guère à se servir de la puissance que leur vaudrait une action collective pour peser sur les prix ou exiger le respect de la qualité. Au cours des dernières années, diverses tentatives ont été faites pour briser l'apathie des consommateurs dont la plus marquante reste celle de l'Union fédérale de la Consommation. Ces efforts, accomplis avec des moyens matériels réduits, bénéficient d'une audience croissante, mais encore limitée. Autre secteur faiblement encadré : les locataires et spécialement les mal-logés. Les organismes qui entendent les représenter (Confédération nationale des Locataires et Confédération générale du Logement), sont pauvres en membres et en ressources financières ; il leur arrive de remporter des succès limités (surtout pour la protection des locataires en place), mais leur influence sur la politique du logement est médiocre. Dernier exemple : les vieillards et, notamment, les victimes de cette spoliation silencieuse qu'est l'inflation. Les groupes d'intérêt ainsi caractérisés ne se transforment en organisme de pression qu'à partir du moment où les responsables utilisent l'action sur l'appareil gouvernemental pour faire triompher leurs aspirations ou revendications. Un syndicat de producteurs se comporte en groupe d'intérêt s'il institue et surveille par ses propres moyens la répartition de la clientèle entre ses membres : il devient groupe de pression s'il tente d'obtenir des Pouvoirs publics un texte réglementant l'entrée de nouveaux éléments dans la branche. Au total, la catégorie « groupes de pression » englobe un secteur d'activité des groupes d'intérêt : plus exactement, elle consiste à analyser ceux-ci sous un aspect déterminé. La part des interventions sur les autorités dans le dispositif d'action collective est très variable. Handicapées par le nombre des exploitants, les branches agricoles sont tenues de s'en remettre aux Pouvoirs publics pour imposer l'aménagement de la production que réalisent d'eux-mêmes les secteurs industriels gagnés à la concentration. Mais la situation change aussi avec les époques : l'expansion contemporaine des fonctions économiques et sociales de l'État a largement accru les préoccupations politiques des organisations professionnelles. Bien entendu, il y a de multiples groupes d'intérêt qui, par leur vocation même, semblent éloignés de la sphère gouvernementale ; la pratique établit pourtant qu'il n'est aucun d'entre eux qui ne puisse, à l'occasion, se muer en organisme de pression (union de chasseurs protestant contre l'élévation des droits de chasse et faisant éventuellement campagne, lors d'une élection, contre les députés responsables). Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 11 D'un autre côté, on peut observer des groupes d'intérêt qui se fondent exclusivement sur l'action politique pour réaliser leurs objectifs. Certaines organisations professionnelles se comportent en fait comme de purs groupes de pression : on l'a vu en France pour les associations d'affaires de dimensions réduites (Confédération générale des Petites et Moyennes Entreprises, Union de Défense des Commerçants et Artisans ...), et même pour l'agriculture (Fédération nationale des Syndicats d'Exploitants Agricoles). Mais ce n'est là qu'une appréciation, peut-être contestable. Plus évident semble le cas d'organismes dont la vocation ne saurait être accomplie que par une décision appropriée des Pouvoirs publics. Ainsi, l'Association pour l'Achèvement du Canal du Nord et plus généralement les groupes constitués pour obtenir un allongement ou un perfectionnement d'une voie navigable quelconque. On peut mentionner encore le cas des groupes tendant à la réforme des institutions pénales (telle la Howard League for Penal Reform en Grande-Bretagne), ou à l'établissement de la prohibition (telle l’Anti-saloon League aux États-Unis qui, entre les deux guerres, parvint temporairement à ses fins). Certains d'entre eux effectuent une propagande intense auprès de l'opinion, mais ce n’est qu’un détour pour peser davantage sur les autorités. Il existe actuellement en France de nombreux groupements qui relèvent de cette catégorie. Citons ceux qui interviennent sur le problème des subventions aux écoles confessionnelles : l'Association des Parents d'Élèves de l'Enseignement libre, le Comité national d'Action laïque... C'était également le cas des multiples mouvements constitués par la population d'origine européenne de l'Algérie (telle l'Union française nord-africaine) pour s'opposer à une transformation du statut politique de ce territoire. En définitive, la catégorie « groupes de pression » n'est pas réellement homogène. Le facteur de sélection réside dans l'adoption d'une voie spécifique pour défendre les revendications de l'organisme. On rassemble ainsi, sous le même titre, des groupements dont l'action politique est l'unique moyen et d'autres dont elle n'est que l'une des préoccupations. II. – Classification des groupes Retour à la table des matières La constellation des groupes de pression reflète étroitement les structures socio-économiques et les querelles idéologiques du pays considéré. À ce titre, on relève d'un État à l'autre des variations significatives dont voici quelques-unes. Un premier facteur tient aux proportions respectives des grands secteurs de l'activité économique dans le produit national. Il y a aussi bien des causes particulières de Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 12 divergences. Dans les États à forte immigration on observe la présence de groupements qui unissent les habitants originaires d'un pays ou d'une région géographique déterminée. La religion est aussi un élément de clivage, les diverses confessions (catholique, protestante, orthodoxe ...), ne témoignant pas d'un comportement similaire à l'égard des autorités publiques. Mentionnons enfin le rôle des anciens combattants dans les pays qui ont participé aux deux guerres mondiales, celui des sinistrés dans plusieurs d'entre eux, ou encore celui des réfugiés et expulsés dans la République fédérale allemande. Les divergences sont donc clairement perceptibles. Cependant, si l'on s'en tient à des États approximativement comparables par le niveau culturel, le développement économique et le régime politique, on relève d'un cas à l'autre d'assez nombreuses similitudes. Ainsi en va-t-il de l'Europe occidentale, à laquelle on peut joindre les États-Unis, divers membres du Commonwealth et, sous certaines réserves, le Japon actuel. Dans ce secteur du monde, le seul jusqu'à présent où le concept de groupe de pression ait fait l'objet d'une application systématique, il semble permis de distinguer deux séries d'organismes. Les uns ont comme objectif essentiel la conquête d'avantages matériels pour leurs adhérents ou la protection de situations acquises, tendant ainsi à accroître le bien-être de la catégorie représentée. Les principaux d'entre eux sont les organisations professionnelles. Les autres trouvent leur raison d'être dans la défense, d'esprit, désintéressé, de positions spirituelles ou morales, dans la promotion de causes ou l'affirmation de thèses : nous les classerons sous une formule assez vague, mais souple, celle des groupements à vocation idéologique. Si le but de cette distinction est de mettre un peu d'ordre dans une matière complexe, il ne faut pas cependant en exagérer la portée. Beaucoup de groupes peuvent se réclamer légitimement de l'un et de l'autre. 1. Les organisations professionnelles. – On trouve partout trois grands secteurs d'application : patronat, agriculture, travail. Les modalités du rassemblement se différencient d'un pays à l'autre. Soit, par exemple, le travail : dans certains cas, il n'y a qu'une organisation pour l'ensemble des travailleurs ; dans d'autres, par contre, on relève des groupements séparés pour les ouvriers, les employés, les cadres, les fonctionnaires publics... Même diversité en ce qui concerne le patronat : petites et moyennes entreprises plus ou moins séparées des affaires importantes ; indépendance plus ou moins large du commerce par rapport au secteur industriel ; position plus ou moins puissante des intérêts bancaires ou financiers, etc. Cependant, sous cette apparente variété, la structure des organisations professionnelles obéit à une double tendance : spécialisation et regroupement. La tendance à la spécialisation est compréhensible. Elle veut donner aux groupes une assise homogène qui renforce la capacité d'action des responsables. Dans l'agriculture, elle suscite une organisation par produit (blé, tabac, betteraves ...), que complique parfois le souci d'intérêts régionaux (vin en France : Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 13 voir, entre autres, la Confédération générale des Vignerons du Midi). Pour les travailleurs le rassemblement se fait soit par industrie ou branches (personnel de la métallurgie) soit par métier ou qualification professionnelle (mécaniciens de locomotive) ; ce second procédé peut conduire à la constitution de syndicats disposant d'une position privilégiée (conducteurs du Métro à Paris). Quant au patronat, l'union s'effectue naturellement en fonction du produit fabriqué ou du service rendu. La tendance au regroupement se justifie par des intérêts et des points de vue communs qui s'affirment malgré, les oppositions professionnelles ou géographiques. Soit le cas du textile. Chaque produit suscite d'abord la création d'organismes spécialisés selon les stades successifs d'élaboration (pour la laine : négoce des matières premières, délainage, effilochage, lavage, carbonisage, peignage, filature, tissage, teinture et apprêts, etc.). Pourtant, tous se retrouvent dans un Comité central de la Laine qui représente et défend l'intégralité de la profession. Sur beaucoup de points, la laine et le coton restent en opposition ouverte, quoique ces deux secteurs aient également des préoccupations communes. D'où l'existence d'une Union des Industries textiles qui comprend coton, laine, lin et chanvre, soie, jute, etc. Les industriels du textile et de la métallurgie ont certes des soucis propres : pourtant, sur plusieurs problèmes (politique sociale de l'État), leurs positions sont identiques ou analogues. On aboutit ainsi à une vaste « centrale » chargée de combattre au nom du patronat tout entier. Les mêmes causes produisent les mêmes effets pour l'agriculture et le travail. Quelques noms suffiront pour établir la réalité de cette tendance. Pour le patronat, Conseil national du Patronat français, Federation of British industries, Bundesverband der Deustchen Industrie, National Association of Manufacturers (États-Unis), Associated Chambers of Manufacturers (Australie), etc. Pour l'agriculture : Fédération nationale des Syndicats d'Exploitants agricoles, National farmers' Union (Grande-Bretagne), American farm, bureau federation, etc. Pour le travail : plusieurs organisations en France (Confédération générale du Travail, Confédération française démocratique du Travail, Force ouvrière ...) Trade Union Congress en GrandeBretagne, American Federation of Labor et Congress of Industrial Organizations (aujourd'hui réunies) aux États-Unis, Deutscher Gewerkschaftsband et Deutsche Angestelltengewerkschaft (le premier de ces organismes affirmant une vocation générale, le second se spécialisant dans la défense des employés), etc. Ces organisations ont des structures variées. Les unes n'admettent comme membres que des associations, d'autres acceptent aussi l'adhésion de firmes individuelles. Les bases mêmes du regroupement se révèlent multiples. Certaines combinent deux niveaux : l'activité professionnelle (métallurgie, production du blé ...), et la localisation territoriale (organismes attirant tous les industriels et commerçants d'une ville ou d'une région, tous les agriculteurs d'un département ...). Enfin, les relations entre le centre et les unités composantes Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 14 obéissent à des règles extrêmement diverses. Toutes les nuances se rencontrent depuis un fédéralisme assez poussé qui donne à l'organisme central le pouvoir de représentation et de négociation, jusqu'à des formules d'allure confédérale qui en font un simple, organe de coordination ou de coopération. Le Trade Union Congress, par exemple, s'il constitue l'état-major du mouvement ouvrier n'intervient pas dans les négociations de salaires qui relèvent des Unions affiliées. En comparaison, les prérogatives des « centrales » françaises restent beaucoup plus considérables. Ces organismes constituent dans l'ensemble le secteur le mieux connu du grand public. Il n'est pas certain pourtant qu'ils en forment toujours la partie la plus dynamique et la plus efficace. En bien des cas, l'opposition des intérêts entre leurs adeptes conduit les centrales à prendre des positions prudentes. Elles ne témoignent de puissance que si les membres savent surmonter leurs conflits : ce qui est, le cas en Allemagne du « front vert », bloc unissant étroitement les associations agricoles malgré leurs oppositions particulières. Ces organisations disposent aussi d'une grande force de marchandage à propos de questions déterminées dont la solution importe également à tous leurs membres (lutte patronale pour la suppression du contrôle des prix aux États-Unis après la seconde guerre mondiale). L'harmonie des intérêts et préoccupations est pourtant loin d'être toujours acquise – voir, en France, le cas du Marché commun sur lequel la laine (favorable) et le coton (défavorable), s'opposaient manifestement. Cependant, ces « centrales », si elles n'ont pas la capacité manœuvrière des organismes spécialisés disposent en général d'une force morale plus grande. En dehors de ces grands blocs, on observe d'autres secteurs très agissants, parmi lesquels celui des professions libérales. Malgré une indéniable tradition d'individualisme, leurs membres ont compris la valeur de l'action collective et s'en servent avec une extrême habileté. La médecine compte parmi les professions les plus puissantes et les mieux organisées. Aux États-Unis, l'American Medical association est parvenue à bloquer les efforts pour l'instauration d'une médecine sociale. En France, la Confédération des Syndicats médicaux a eu raison de divers projets gouvernementaux susceptibles de gêner ses adhérents (dans l'ordre de la fiscalité, de la tarification des honoraires, des rapports avec les Caisses de Sécurité sociale ...). Mais s'ils jouissent d'une position privilégiée (prestige de l'« homme en blanc »), les médecins ne sont qu'un exemple parmi bien d'autres : il n'y a aujourd'hui aucune profession, des dentistes aux experts comptables, des avocats aux techniciens en « relations publiques » qui n'ait son propre organe de défense et de représentation. Mentionnons enfin les groupements qui, tout en se réclamant au premier chef de principes moraux, comptent assurer à leurs adhérents des avantages matériels. Ainsi, en va-t-il de l'action menée en France au nom des étudiants par l'Union nationale des Étudiants de France ou en faveur des familles par l'Union nationale des Associations familiales. Les organismes d'anciens combattants, par Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 15 l'importance qu'ils attachent aux pensions et retraites, méritent d'être assimilés à cette catégorie. Dernier exemple : celui des exploitations coopératives qui entendent expulser le profit de la vie économique – en Grande-Bretagne, le mouvement coopératif, dont le groupe de tête s'intitule Co-operative Union, constitue une force puissante, quoique aujourd'hui en perte relative de vitesse. 2. Les groupements à vocation idéologique. – C'est une catégorie foncièrement hétérogène dont le titre choisi ne traduit peut-être pas correctement la richesse et la variété. Plusieurs de ses éléments font preuve d'une ambition moralisatrice. L'influence de ceux qui la composent est très inégale : cependant certains (ainsi aux États-Unis l'Anti-saloon League) sont parvenus à un moment donné à terroriser les parlementaires moyens. Les cas que l'on va citer ne forment qu'un échantillon dont il n'est pas permis de certifier la représentativité par suite du foisonnement des groupes relevant de ce schéma (Fédération française contre L'Armement atomique, Union des Écrivains pour la Vérité, Front d'Action civique contre l'Abstention, Association pour défendre la mémoire du Maréchal Pétain ...). Plusieurs sociétés secrètes, et en particulier la Franc-Maçonnerie, présentent des traits communs avec les groupements analysés ici : cependant, il semble préférable de maintenir une distinction entre les deux séries d'organismes. Voici deux exemples anglais caractéristiques de groupes luttant pour la défense d'une cause. D'abord, la Lord's day Observance Society. Fondée en 1831, elle lutte pour le respect intégral de la paix du dimanche qu'aucune manifestation collective, y compris les réunions sportives, ne doit troubler. Des oppositions se manifestent (comme en témoigne la création d'une Sunday Freedom Association) : cependant, la société qui dispose de très forts appuis religieux, conserve une position inflexible sur le problème et a réussi à bloquer tout essai de réforme ou d'ajustement. Deuxième cas : la Royal Society for the Prevention of Cruelty to Animals fondée en 1824 pour porter secours aux animaux en détresse. L'une de ses préoccupations principales est d'obtenir des réglementations publiques prohibant, au fur et à mesure de leur apparition les « pratiques cruelles ». La lutte contre les préjugés raciaux a inspiré la formation de nombreux groupements. Aux États-Unis, la National Association for the Advancement of Colored People dont l'influence s'est révélée globalement importante ; en France, le Mouvement contre le Racisme, l'anti-sémitisme et pour la paix ; en GrandeBretagne, le Council of Christians and Jews, fondé en 1942 pour combattre l'action anti-juive ; en Australie, le mouvement des Good Neighbour councils, qui s'efforce de faciliter l'acclimatation sociale des nouveaux venus... Encore que son ambition soit plus large, la Ligue des Droits de l'Homme, née en 1898 dans les déchirements de l'Affaire Dreyfus, peut être mentionnée ici. On pourrait citer encore de multiples exemples d'organismes qui luttent pour obtenir le triomphe d'une réforme des institutions (en Grande-Bretagne, la Proportional Representation Society, la Campaign for the limitation of Select Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 16 Police problems), ou la diffusion d'idéologies. Notons à ce propos les Associations pour les Nations Unies qui, en beaucoup de pays, s'efforcent d'encourager la solidarité et la coopération internationales, et aussi, les mouvements visant à assurer l'expansion de l'idéologie européenne (Gauche européenne, Ligue européenne de Coopération économique, Mouvement fédéraliste Européen, Nouvelles Équipes internationales, etc.). En France, les problèmes de l'enseignement ont toujours suscité des contestations. Le plus ancien des groupes qui s'y soient consacrés est la Ligue de l'Enseignement ; disposant d'importants appuis pour l'accomplissement de ses tâches pédagogiques, elle n'a cessé de mener un ardent combat pour la laïcité. La formule originale des groupements de parents d'élèves a connu une sérieuse expansion à l'époque récente (Associations des Parents d'Élèves de l'Enseignement libre, Fédération des Parents d'Élèves des Écoles publiques, Fédération des Associations de Parents d'Élèves des Lycées et Collèges français ...). Sur un plan différent, mais partiellement connexe, on note aujourd'hui un effort de promotion de la recherche : Mouvement national pour le Développement scientifique, Association nationale de la Recherche technique... On peut également placer sous cette rubrique les associations féminines, du moins celles dont l'objectif principal n'est pas la défense d'intérêts professionnels propres à leurs membres. On en rencontre dans de nombreux pays. Ainsi, aux États-Unis où l'une des plus caractéristiques reste la League of Women Voters qui se propose l'éducation civique des électrices comme la promotion de projets déterminés. La France en possède plusieurs dont l'ambition est de réaliser l'encadrement civique et social des femmes (Ligue d'Action catholique, Union féminine civique, et sociale, Union des Femmes françaises ...). Encore un exemple, important d'ailleurs : celui des Églises. Il est certain que leur vocation se situe bien au delà des activités courantes d'un groupe de pression. Pourtant, elles empruntent souvent ce mode d'action. L'intervention peut avoir pour objet la protection d'un statut matériel, mais, en beaucoup de cas, elle tend à protéger les intérêts spirituels et moraux dont l'Église estime avoir la charge (en Italie, lutte contre l'instauration du divorce). On connaît par ailleurs l'intensité des divergences de vues quant aux écoles libres dans plusieurs pays. Dans la mesure où les églises se préoccupent de rendre plus dynamique l'œuvre d'évangélisation, notamment en fondant des mouvements sociaux ou professionnels, leur activité, comme organisme de pression sur les autorités, semble appelée à se développer – c'est le cas, on le sait, de l'Église catholique. 3. Relativité de la classification. – En voici un exemple. La Société des Agrégés se préoccupe du contenu des programmes scolaires et des méthodes d'enseignement. Si le combat pour la qualité de l'instruction constitue un objectif désintéressé, la société lutte aussi pour le bien-être de ses membres (ainsi, opposition au raccourcissement des vacances). Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 17 Soit le cas des Anciens Combattants. Sans négliger les intérêts matériels de leurs adhérents, les associations qui les représentent n'ont jamais hésité à prendre position sur les grands problèmes de la vie nationale, souvent dans un sens conservateur. L'une des plus typiques à cet égard est l'American Legion qui, depuis sa fondation, au lendemain de la première guerre mondiale, s'est attachée à écarter toute infiltration de « radicalisme » dans la politique américaine. Encore que la peur d'une révolution sociale ait joué un rôle dans la formation de la British Legion, il semble qu'en Grande-Bretagne les prises de position des Anciens Combattants, très préoccupés de l'ajustement de leurs pensions, aient revêtu un caractère beaucoup moins unilatéral. En France, les considérations idéologiques ont fortement pesé sur la constitution et l'activité des associations de ce secteur : au surplus, des groupements particuliers ont été fondés pour rassembler les militaires ayant lutté sur les théâtres d'opérations de la France d'Outre-Mer (corps expéditionnaire d'Extrême-Orient ...). L'interpénétration des idéologies et des préoccupations matérielles s'observe aussi au niveau des organisations professionnelles. Elle y est même parfois si marquée que les premières sont avancées comme la justification, sinon la seule raison d'être, des secondes. Chez les médecins, par exemple, c'est au nom de la défense de la médecine libérale et sur le thème populaire du « médecin de famille » qu'a été menée la lutte contre la plupart des projets gouvernementaux. Le patronat se livre à l'apologie de la « libre entreprise » et des mécanismes du marché par le canal d'organismes dotés de puissantes ressources financières (en France, l'Association de la libre entreprise ; en Grande-Bretagne, l'Economic League qui, en 1956, a distribué 20 millions de brochures, tenu 18 000 réunions et provoqué 33 500 discussions de groupes ...). Durant les années cinquante, la Fédération nationale des Syndicats d'Exploitants agricoles a appuyé son programme de revendications sur la nécessité de sauvegarder la petite exploitation familiale, facteur essentiel du potentiel démographique et de la stabilité sociale. Beaucoup seront tentés de voir dans ces attitudes une tentative pour donner une expression respectable à des revendications intéressées. Et, de prime abord, bien des éléments semblent militer en faveur de cette thèse. Il est possible que les « classes moyennes » jouent un rôle fondamental dans l'équilibre politico-social du pays : l'argument est surtout invoqué pour justifier la non-application du droit commun fiscal à diverses catégories. Le souci de protéger la « libre entreprise » n'a jamais empêché le patronat d'appliquer un strict dirigisme professionnel et d'exiger l'intervention des Pouvoirs publics dans tous les cas où de tels procédés semblent favorables aux intérêts défendus. L'argumentation idéologique serait-elle donc simplement destinée à distraire le public tandis que les comptables calculent les bénéfices ? Beaucoup d'idées ont une existence propre et ne se ramènent pas à des intérêts. Cependant elles se défendent souvent par rapport à des institutions ou des pratiques qui les incarnent plus ou moins exactement. On comprend donc que les Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 18 groupes de pression s'efforcent d'établir un lien entre une idée, ou un système d'idées, et les mesures sollicitées ou repoussées. Pourtant, dans de nombreux cas, l'opération reste discutable, car on écartera demain l'idéologie sur laquelle on a jugé expédient de s'appuyer aujourd'hui. Et il est également fréquent que la liaison invoquée soit artificielle, sinon fallacieuse. Rien, par exemple, ne justifierait de se fonder sur « la libre entreprise » pour refuser le contrôle des ententes ou, comme le patronat y est parvenu en France, pour placer la procédure sous le sceau du secret : la destruction inconditionnelle du dirigisme professionnel serait le postulat numéro un d'une réelle économie de marché (dont la quasi-totalité des patrons ne veulent plus aujourd'hui). On est donc porté à conclure, qu'en bien des occasions, les groupes se livrent à une manipulation systématique des idéologies dans un sens favorable à leurs avantages matériels. Le syndicalisme ouvrier pose un autre problème. Dans beaucoup de pays, il entend réaliser une double tâche – provoquer une amélioration immédiate de la situation matérielle et morale des salariés et susciter une transformation, d'ordre socialiste, du système de production. Divers courants révolutionnaires les ont jugés incompatibles, l'élévation du niveau de vie risquant de valoir au régime une plus grande stabilité. La thèse réformiste qui prédomine aujourd'hui s'accommode d'un tel dualisme : elle recommande une lutte quotidienne, conduite en fonction d'objectifs de longue portée. Cependant, ailleurs et spécialement aux États-Unis, le syndicalisme déclare accepter l'appropriation privée des moyens de production : d'où un comportement spécial à l'égard des patrons et autorités publiques. III. – Éléments de puissance Retour à la table des matières L'une des insuffisances notoires de la science politique est l'absence d'un instrument de mesure qui permettrait de classer, en fonction de leur puissance respective, les divers groupes intervenant habituellement dans la vie publique. Sans un tel appareil, l'évaluation reste approximative et différente d'un auteur à l'autre. 1. Les éléments de base. – Il en existe deux : le nombre des membres et la capacité financière. Ils sont partiellement substituables. Le nombre est à lui seul facteur de puissance dans les régimes où les hommes politiques sont tenus de solliciter périodiquement la confiance des électeurs : la résistance longtemps victorieuse dès bouilleurs de cru à l'abolition de leurs privilèges, s'explique aisément si l'on considère que, depuis 1945, leur effectif a oscillé selon les campagnes entre 2,5 et 3,5 millions. La possession par les syndicats affiliés au Trade Union Congress de 8,5 millions de membres explique Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 19 l'importance attribuée aux déclarations des dirigeants syndicalistes. Cependant, l'impression laissée par le chiffre brut doit être corrigée par deux séries de considérations. La première concerne le rapport entre le nombre des adhérents et l'effectif potentiel. On s'aperçoit alors que le T. U. C. comprend environ 45 %, du total des travailleurs britanniques (pourcentage très supérieur à celui du syndicalisme français qui ne dépasse pas 15 à 20 %). L'un des éléments essentiels de l'influence exercée par la National Farmers' Union est de grouper environ 90 %, des cultivateurs d'Angleterre et du Pays de Galles : la Fédération nationale des Syndicats d'Exploitations agricoles ne revendique que 700 000 adhérents sur un total de 2 100 000 exploitants. Deuxième point plus difficile à expliciter : la qualité de l'adhésion. Chacun sait que la combativité des travailleurs syndiqués change d'un secteur à l'autre et plus généralement encore d'une époque à l'autre. Il en va de même pour tous les organismes. Le Conseil national du Patronat français par exemple, déclare représenter 900 000 firmes : mais s'agit-il d'un ensemble inerte dont beaucoup d'éléments ne cotisent pas ou d'un bloc capable d'appliquer avec fermeté les consignes venues du centre ? L'importance numérique constitue pour les dirigeants un atout essentiel. Il arrive que le groupe parvienne à mobiliser un effectif très supérieur au chiffre de ses membres habituels. Il en est ainsi en France (rappel de l'explosion syndicale d'août 1953 et du succès spectaculaire remporté par diverses manifestations paysannes). Mais de tels mouvements, qui ont pu surprendre les responsables, restent généralement sans lendemain : ils ne sauraient suppléer à l'insuffisance du recrutement ordinaire. Les associations vivent en principe des subsides qui leur sont apportés par leurs adhérents. Le nombre n'est pas nécessairement facteur de richesse. Bien souvent, l'ampleur de la clientèle est inversement proportionnelle à sa capacité de paiement : d'où l'obligation de fixer des taux de cotisation très bas dont le recouvrement représente une lourde servitude. Dans plusieurs pays, et notamment en France, il existe un décalage marqué entre le chiffre des membres déclarés et celui des cotisants réguliers. Les groupements industriels, spécialement dans les branches concentrées, sont incomparablement mieux placés pour se procurer les fonds nécessaires à leur fonctionnement ordinaire. Aux cotisations usuelles s'ajoutent parfois des versements exceptionnels motivés par une campagne particulière (ainsi, l'aide supplémentaire de 25 dollars demandée en 1948 par l'American Medical Association, à chacun de ses participants pour lutter contre un projet d'assurance maladie obligatoire). L'octroi de subventions extraordinaires se révèle plus ou moins facile à obtenir selon les circonstances et aussi le secteur de l'économie en cause. C'est là un sujet sur lequel Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 20 les intéressés demeurent volontiers hermétiques. Le voile a été partiellement levé aux États-Unis avec l'obligation faite aux lobbyists par la réglementation fédérale de 1946 de déclarer les sommes reçues et dépensées. Mais les spécialistes sont d'accord pour marquer le caractère très fragmentaire des informations ainsi divulguées. Il arrive que l'État contribue directement au financement du groupe, soit en lui versant des subventions sur les ressources publiques (Ligue de l'Enseignement) ou en lui attribuant des facilités matérielles, soit en l'autorisant à faire un prélèvement sur des ressources spécialisées (cas de l'Union nationale des Associations familiales et des Unions départementales qui bénéficient obligatoirement de 0,03 % des dépenses de prestations légales des Caisses et Organismes d'Allocations familiales). De telles situations sont moins rares qu'on ne serait tenté de le supposer a priori (Fédération nationale des Organismes de Sécurité sociale, Union nationale des Caisses d'Allocations familiales, Chambres de Commerce, d'Agriculture, des Métiers, Organisations de fonctionnaires, de déportés, de consommateurs, de malades, etc.). Ainsi, en plusieurs cas, les Pouvoirs publics facilitent-ils financièrement l'exercice de la pression qui pèse sur eux. Dans certaines limites, le chiffre des adhérents et la capacité financière sont substituables. La richesse permet d'obtenir de multiples services, dont les groupes à effectif important, obtiennent parfois l'équivalent de leurs membres, sous forme d'une activité gratuite ou quasi gratuite (phénomène courant dans les syndicats de travailleurs européens : on l'a également observé pour le poujadisme lors de la phase d'enthousiasme). Le nombre impressionne les autorités et frappe l'opinion publique, mais l'argent permet des démarches variées. 2. Le facteur organisation. – On a déjà noté que divers groupes d'intérêt ne parviennent pas à se donner un support administratif et demeurent en quelque sorte à l'état virtuel. Il en existe d'autres à structure très faible. Une telle situation ne conduit pas nécessairement les Pouvoirs publics à négliger les intérêts en cause ; parfois, l'attention portée aux demandes d'un groupe de médiocre surface tient compte de la masse des adhérents potentiels que celui-ci n'arrive pas à saisir. À supposer que les sinistrés de guerre, par exemple, n'aient pas mis sur pied un appareil articulé de défense et de représentation, les autorités ne s'en seraient pas moins penchées sur leur cas : les choses étant ce qu'elles sont, les sinistrés seront mieux protégés si un ou plusieurs organismes spécialisés font de cette protection leur tâche quotidienne. Rien de ce que l'on pourrait écrire sur l'organisation n'est spécifique aux groupes de pression. Une machine administrative bien conduite aboutit à rationaliser l'action de la collectivité : elle lui assure la continuité et l'oriente dans des directions adéquates. L'organisateur de métier sait tirer le meilleur parti des ressources disponibles : il est bien placé pour découvrir la limite de ce que l'on peut envisager d'obtenir et établir en conséquence la tactique à suivre. Ces Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 21 considérations sont spécialement valables pour les associations professionnelles, l'efficacité des groupes à vocation moralisatrice dépendant souvent de facteurs difficiles à rationaliser et parfois d'impondérables. Deux traits jouent un rôle considérable : la qualité des dirigeants et l'ampleur du réseau de relations qu'ils parviennent à constituer (au sein des milieux parlementaires, des bureaux ministériels, des organes de formation de l'opinion publique). Sous cet angle, les groupes riches bénéficient de facilités particulières. Dernière remarque : le rôle des minorités actives dans la gestion de ces organismes. C'est là un phénomène observé dans tous les groupements humains de quelque importance : l'apathie de la masse des adhérents permet généralement à quelques-uns de saisir et de conserver, éventuellement durant une longue période, les leviers de commande. En lisant les statuts des groupes de pression, on s'aperçoit qu'ils respectent le schéma démocratique : les dirigeants tiennent leurs pouvoirs de la base et se soumettent à son contrôle. Mais le fonctionnement effectif ne ratifie pas cette vue idéale : la plupart des groupes – patronaux, agricoles, ouvriers... – déterminent leur action quotidienne et la politique à long terme selon des mécanismes oligarchiques dont la sérénité n'est que rarement troublée par des impulsions extérieures au cercle dirigeant (voir cependant le rôle joué par la minorité Reconstruction au sein de la C.F.T.C ...). En sens inverse, l'absence d'unité dans le groupe ou d'unanimité au sein du cercle dirigeant est susceptible de constituer un facteur certain d'affaiblissement. Dans cette perspective, la valeur d'une direction se mesure souvent à sa capacité d'obtenir l'adoption de compromis acceptables par les divers courants en présence. 3. Le statut social. – Il s'agit de la réputation dont jouit le groupe dans le public, en somme, du jugement moral porté sur lui. C'est un élément sérieux de l'influence. Observons par exemple le cas de la Confédération générale des Planteurs de Betteraves. Cet organe, représentant une culture riche et relativement concentrée, bénéficie d'une remarquable organisation. Ses dirigeants ont une rare efficacité, son réseau de relations une indéniable qualité. Cependant, elle a dû affronter, durant plusieurs années, de violentes campagnes de presse qui semblent avoir eu de profondes répercussions sur l'opinion. À tort ou à raison, son prestige et son crédit moral dans le pays en furent nettement diminués. Cette situation a facilité l'œuvre de réforme entreprise par M. Ramadier en 1956-1957 (notamment arrêt de l'envoi à la carburation de l'alcool industriel). Le statut social dépend de multiples facteurs qu'il est difficile d'exposer brièvement. L'ancienneté du groupe contribue généralement à asseoir son autorité. Le facteur-clé paraît résider dans une sorte d'évaluation normative effectuée par le public. Le résultat varie avec les époques et les pays : ainsi, en France, la cote du grand patronat est faible spécialement dans les milieux intellectuels. Les commerçants ont souvent mauvaise réputation. Entre aussi en ligne de compte le Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 22 poids de diverses actions entreprises par les groupes sans tenir suffisamment compte des réactions éventuelles des victimes : la cessation des livraisons de produits indispensables (lait), comme aussi les barrages de routes effectués les jours de fête n'ont certainement pas accru dans les milieux urbains, la popularité des paysans. La réputation n'est pas une donnée rigide acquise une fois pour toutes. Elle évolue de façon insensible, mais finalement effective. Le cas des syndicats dans les pays anglo-saxons est significatif. Depuis la grande dépression, ils bénéficiaient d'une cote morale élevée, cependant que le prestige des grandes affaires déclinait, même aux États-Unis. Or, il est possible que la situation se soit modifiée actuellement par suite du rôle moteur attribué aux syndicats dans le déclenchement et la propagation des tensions inflationnistes. À en croire des campagnes qui paraissent bien excessives, les plus puissants d'entre eux (aux États-Unis : acier, construction d'automobiles ...), parviendraient à arracher des augmentations de salaires dont le taux dépasse les gains de productivité et dont la hausse des prix est l'inévitable corollaire. Ne s'aventure-t-on pas déjà à prédire qu'en de larges secteurs de la communauté, l'on saura gré aux patrons, et finalement aux autorités, de résister à de telles prétentions ? 4. Action individuelle et action collective. – Jusqu'à présent, on a raisonné comme si l'exercice de la pression sur l'appareil gouvernemental était exclusivement le fait de groupes rassemblant un nombre variable d'unités ou d'individus isolés. Est-il donc inconcevable que des firmes interviennent, comme telles, sans passer par le relais de l'association ? Il suffit de réfléchir un instant à la puissance des grandes entreprises privées (General Motors ou Standard Oil N. J. aux États-Unis, Imperial Tobbacco ou Imperial Chemical en Grande-Bretagne, Schneider ou Pechiney en France, etc.), pour comprendre qu'une telle éventualité est au contraire plausible. En divers pays dont la France, les grosses affaires évitent de s'avancer à découvert sur la scène politique. Pour elles, la solution idéale est d'intervenir par le canal d'un groupement dont la présidence, sinon la direction effective, est assurée par un « moyen » et si possible par un « petit ». Cependant, l'expansion des activités étatiques a depuis longtemps conduit les grandes entreprises à entretenir des rapports directs avec les autorités et spécialement les services ministériels. Dès lors, est-il légitime d'introduire ces organismes dans la catégorie des groupes de pression ? On ne saurait avoir de doutes quant au fond une grande firme négociant pour son compte l'octroi d'une licence d'importation ou la passation d'une commande se comporte comme un syndicat qui traiterait de la question pour la généralité de ses membres. Il est par contre permis d'hésiter sur le plan de la conceptualisation : cette inclusion ne va-t-elle pas augmenter l'hétérogénéité de la catégorie en cause ? Les progrès de l'analyse conduiront sans doute à une présentation plus achevée et Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 23 donc, décomposée de la notion : dans l'immédiat, il semble préférable d'accepter l'assimilation. Mais voici une autre difficulté : l'influence exercée par des personnalités isolées. Elle repose souvent en définitive sur la possession ou la gestion d'un complexe économique et l'on retombe sur des situations déjà évoquées. Cependant, il n'en va pas nécessairement ainsi. Il arrive qu'un homme dispose d'une puissance disproportionnée à la base matérielle sur laquelle il lui est loisible de s'appuyer (un Jean Monnet dans les premières années de la IVe République). On connaît aussi des cas où une personnalité pèse sur la conduite de la politique sans le secours d'une quelconque organisation ou plate-forme (le général de Gaulle dans la période ayant précédé la formation du R.P.F. et, encore que de façon plus limitée, durant celle ayant suivi sa désintégration). En de telles occurrences, on peut certes parler de pression, mais il ne faudrait pas assimiler à une activité de nature collective des actes traduisant un engagement personnel. C'est ici l'occasion de déplorer que la science politique ne soit pas encore parvenue à établir un tableau ordonné des diverses variables susceptibles d'affecter la marche de l'appareil gouvernemental. IV. – Rapports entre les groupes Retour à la table des matières Fréquemment d'hostilité, ils se présentent cependant parfois sous la forme de pactes de coopération, voire d'alliances étroites. 1. Oppositions et rivalités. – Elles ont une double origine : le morcellement de la défense d'un intérêt ou d'un secteur entre plusieurs groupements qui se disputent la clientèle potentielle ; l'impossibilité de satisfaire les revendications d'une catégorie sans porter atteinte à une autre. La première hypothèse correspond à un mécanisme de fragmentation qui atteint de façon inégale, les divers segments de l'organisation professionnelle. Il résulte de considérations extérieures aux éléments matériels en cause. Autrement dit, certains facteurs de division – opinions politiques et affiliations religieuses en particulier – empêchent les hommes de s'unir sur la seule base de l'intérêt. En bien des pays, le syndicalisme des travailleurs constitue un exemple de cet émiettement : en Belgique, partage entre la Fédération générale du Travail apparentée aux mouvements politiques de gauche, la Confédération des Syndicats chrétiens et les syndicats libéraux (bien moins importants au total) ; en Allemagne, même situation avant 1933, tandis que les syndicalistes allemands sont parvenus après la guerre à unifier leur mouvement. Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 24 En France, les tendances à la fragmentation pour des raisons idéologiques sont puissantes. Le cas du syndicalisme ouvrier est connu. Mais on observe un tel processus dans bien d'autres secteurs : ainsi l'agriculture. À la veille de la guerre, deux groupements y tenaient une place prépondérante (quoique non exclusive) : l'Union nationale des Syndicats agricoles de couleur politique modérée et la Fédération nationale de la Mutualité du Crédit et de la Coopération agricole, d'inspiration radicale socialiste. Après le bref intermède unificateur de la Confédération générale de l'Agriculture la même opposition se retrouve aujourd'hui entre la Fédération nationale des Syndicats d'Exploitants agricoles et la Confédération nationale de la Mutualité de la Coopération et du Crédit agricole sans oublier la présence du Centre national des Jeunes Agriculteurs. Le mouvement des Anciens Combattants est un autre exemple de l'éclatement provoqué par des considérations partisanes. Des causes analogues ont eu, dans un pays comme l'Italie, des effets semblables. Toutes choses égales, la fragmentation affaiblit la capacité de manœuvre et d'influence ; elle fait le jeu de l'adversaire et élargit la faculté d'arbitrage des Pouvoirs publics. On peut concevoir qu'elle soit surmontée par des concessions réciproques et un esprit de conciliation (ainsi, les dirigeants socialistes des syndicats allemands réservent-ils une place aux travailleurs chrétiens dans les organes de commandement et de gestion). Par contre, l'opposition des intérêts dérive de la nature des choses et se révèle de portée universelle. Ces rivalités ont des fondements multiples. D'abord, le clivage d'ordre social entre le patronat et les travailleurs. Mais ces derniers sont loin de constituer un front homogène : les querelles à propos du « reclassement » des fonctionnaires et les tactiques suivies par le personnel du secteur nationalisé ont, de ce point de vue, ouvert des perspectives significatives. Considérons ensuite les divergences d'ordre économique : les oppositions entre activités exportatrices et branches vouées au marché intérieur n'ont cessé de peser sur la politique commerciale des États. Le conflit intervient souvent de produit à produit (textiles naturels et synthétiques, beurre et margarine ...), ou de service à service (concurrence entre les modes de transport ...). En certains cas, il surgit aussi entre les diverses sources d'approvisionnement d'une même demande. Ainsi, les producteurs indépendants de pétrole aux États-Unis s'efforcent-ils d'obtenir la réduction autoritaire des importations (en provenance du Moyen-Orient) effectuées par les grandes compagnies. Autre facteur de rivalité : les compétitions régionales. La politique française de décentralisation industrielle se heurte à la volonté de chaque secteur territorial de susciter l'implantation d'usines. Ces luttes sont, pour la plupart, simples à relever. D'autres, sans avoir moins d'importance, se révèlent plus diffuses. Ainsi l'affrontement agriculture-industrie que l'on peut en une large mesure, assimiler au conflit campagnes-villes. La publication des statistiques du revenu national fournit un aliment nouveau à la Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 25 controverse en permettant aux branches défavorisées de revendiquer une part dont le taux ne leur impose pas une pénalisation insupportable. Au total, l'analyse des groupes de pression est, pour une bonne part, celle de leurs rivalités. Ces antagonismes ont de sérieuses conséquences économiques ; il n'est pas possible d'interpréter correctement l'inflation sans en tenir compte. Ils retentissent directement sur le processus politique en obligeant les autorités à des choix (rôle du compromis). 2. Coopération et alliances. – Lorsque des dissensions idéologiques provoquent une fragmentation, la solution la plus radicale est celle d'une fusion ou réunification (l’A.F.L.-C.I.O. aux États-Unis, la C.G.T. en 1936 ...). C'est aussi d'ailleurs la plus difficile. Faute d'y parvenir, on essaiera de mettre en œuvre des solutions partielles, du type pacte ou cartel d'unité d'action. Parfois l'entente se réalise du seul fait de la similitude des revendications (anciens combattants). La coopération entre intérêts différents soulève des problèmes plus complexes. Réaliser une action conjointe et la formation d'alliances sont choses aisées en présence d'un objectif commun ou, le cas échéant, d'objectifs complémentaires. En certaines occasions on voit s'ébaucher ou se matérialiser une entente sur un problème donné, entre formations qui se veulent ordinairement adverses : ainsi arrive-t-il que patrons et ouvriers d'une industrie déterminée, se retrouvent côte à côte pour lutter contre une éventuelle réduction du tarif douanier. Sur un plan très voisin, on peut signaler la lutte commune engagée par les syndicats maritimes de l'A.F.L. et du C.I.O. et la National Federation of American shipping contre la proposition de Paul Hoffmann (alors administrateur de l'E.C.A.), s'efforçant d'adoucir l'obligation de transporter sur bateaux américains la moitié des cargaisons attribuées au titre de l'aide Marshall. Il s'agit là d'une convergence exceptionnelle dans un climat global de rivalité. Plus fréquente est la situation de groupes qui, tout en défendant des intérêts séparés, en viennent à se soutenir sur des questions particulières. La coopération se substitue, non à l'hostilité, mais à l'indifférence. L’inventaire très détaillé que l'on possède des groupes de pression américains, révèle de multiples coalitions : Antisaloon League et églises protestantes pour obtenir l'établissement de la prohibition ; producteurs d'argent et groupes agricoles sympathiques à une politique monétaire inflationniste pour obliger l'État à un relèvement du prix de ce métal ; Chemins de fer et Chambres de Commerce dans le but de faire approuver des modifications au tarif des transports susceptibles de valoir des avantages à chacune des deux parties... Parfois l'entente se crée du seul fait des positions prises (en France, les diverses forces qui ont lutté pour et contre l'établissement d'un tunnel routier sous le mont Blanc). C'est naturellement dans le cadre d'activités complémentaires que la coopération est le plus facile à réaliser. Souvent elle se traduit par la création d'un Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 26 organe commun dont le type en France est l'Union routière rassemblant une trentaine d'associations attachées aux problèmes nés de la route (travaux publics, constructeurs d'automobiles, distributeurs de pétrole, transports routiers, organisations de tourisme, assureurs ...). On peut en rapprocher le Roads Campaign Council britannique composé de douze groupements intéressés par la réalisation d'un programme étendu de construction routière. Un exemple typique est fourni par le réseau serré de relations instituées sur la question de l’alcool industriel. Les pièces maîtresses en sont l'Union nationale des Groupements de Distillation d'Alcool et l'Institut français de l'Alcool. Il trouve son origine dans l'accord de Béziers (1922), réservant au Midi viticole la consommation dite de bouche et au Nord betteravier les circuits industriels. Le fonctionnement de ce secteur n'a été rendu possible que par la distillation annuelle d'importantes quantités de betteraves et fruits alcooligènes et l'achat, par l'État, de ces alcools à un prix garanti. Ces situations ont pour effet plutôt de renforcer par l'entente divers intérêts, que de mettre fin à des rivalités proprement dites (sauf peut-être l'accord vigneronsbetteraviers). Au surplus, ces coalitions se heurtent à d'autres forces (par exemple les organisations routières aux chemins de fer). Elles provoquent des oppositions nouvelles. L'accord de Béziers stipulait que les « betteraviers » lanceraient l'alcool carburant : d'où des efforts, combattus par les importateurs de pétrole, pour obtenir l'incorporation à l'essence de quantités croissantes d'alcool. L'apaisement du conflit vin-betterave a suscité la lutte betterave-pétrole. Ce climat de rivalité est probablement l'un des principaux traits de notre sujet. Il est facile à observer au plan des groupements à vocation idéologique : le combat contre l'aide aux écoles confessionnelles du Comité national d'Action laïque (Ligue de l'Enseignement, Fédération autonome de l'Éducation nationale, Fédération des Parents d'Élèves des Écoles publiques), est sans équivoque. On le trouve aussi au niveau des organisations professionnelles parfois de façon ostensible, en d'autres cas dissimulé sous une apparence de solidarité. Sauf pour assurer la protection du régime capitaliste et lutter contre le progrès social, il y a peu d'unité entre les groupes d'affaires : le combat pour la répartition du revenu national constitue leur aliment quotidien. À de rares exceptions près, la même remarque s'impose pour tous les milieux socio-économiques (y compris le syndicalisme ouvrier). Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 27 V. – Frontières de la catégorie Retour à la table des matières Il existe aujourd'hui une propension à étendre largement l'emploi de la catégorie groupes de pression et, en particulier, à y intégrer des organes mêmes de l'appareil gouvernemental. Le ministère de l'Agriculture, dit-on fréquemment, est, dans tous les pays, un organisme de pression au service des paysans. L'administration dans son ensemble fonctionne comme un lobby. Quant à l'Armée, n'était-elle pas devenue en France, lors du 13 mai 1958, le premier des groupes de pression du pays ? Une telle extension est-elle légitime ? Beaucoup de ceux qui l'acceptent ignorent qu'une justification intellectuelle lui a été fournie par la théorie américaine faisant du groupe la base de la vie politique. Selon cette position, dont les fondements ont été établis, voici quarante ans, par A. Bentley, la marche de la politique dépend à tout instant de l'affrontement des diverses forces sociales qui entrent en lutte et tentent d'imposer leurs conceptions par tous les moyens concevables. Il n'y a aucune différence de fond entre les institutions gouvernementales et les groupements particuliers : comme les seconds, les premiers (notamment, les assemblées parlementaires), sont des groupes organisés qui interviennent dans le combat politique pour y faire prévaloir leur volonté. Les phénomènes gouvernementaux sont le résultat des pressions que les groupes (y compris les organismes publics et naturellement les partis), exercent les uns sur les autres. Cette conception est séduisante. Elle permet de rendre compte du comportement d'organes de nature publique qui interviennent auprès des autorités dans les mêmes termes, et quelquefois avec les mêmes moyens (dont la grève), que des groupes privés : ainsi, universités et facultés (en particulier, à l'heure actuelle les Facultés des Sciences). Elle tend à débarrasser l'analyse politique d'entités abstraites, comme l'État ou le Pouvoir, dont l'utilisation a considérablement obscurci les problèmes. Elle souligne à juste titre l'interpénétration constante des activités publiques et privées, l'intensité des relations entre les gouvernants (hommes politiques et fonctionnaires) et les gouvernés. Une objection toutefois : l'appareil gouvernemental a compétence pour prendre des décisions qui s'imposent aux membres de la communauté (et dont le recours à la force est l'ultime sanction). Cette situation ne crée-t-elle pas une différence importante entre les institutions gouvernementales et les groupements particuliers qui interdirait de les traiter comme des organismes de même nature ? Selon une opinion plus modérée, qui a des partisans en France, l'Administration ou l'Armée constitueraient certes, par nature, des institutions Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 28 publiques. Elles se transformeraient toutefois en groupes de pression si, sortant de leurs fonctions propres, elles s'efforcent d'orienter, et le cas échéant de bloquer, les décisions des gouvernants (en utilisant à cet effet, par une sorte de détournement, les facultés et ressources de tous ordres dont elles ont été dotées par les autorités politiques elles-mêmes). Précieuse pour l'analyse du comportement administratif et militaire, cette suggestion ne semble pas susceptible, dans l'état de nos connaissances, de fournir un principe univoque de classification. Il est impossible, spécialement aux niveaux élevés des mécanismes étatiques, de séparer complètement la formation de la décision (ou choix d'une ligne de conduite) et l'application de la mesure adoptée. Entre la politique et les services administratifs (et aussi le secteur militaire), il existe, presque nécessairement, une osmose interdisant de considérer que l'Administration ou l'Armée peuvent former de purs instruments d'exécution. Dès lors, ces organes relèveraient toujours de la catégorie « groupes de pression » par certains côtés de leur activité et de leurs préoccupations (cet aspect demeurant extérieurement peu marqué, comme ce fut, semble-t-il, le cas pour l'Armée française de 1815 à 1939). Allons plus loin : on devrait, dans cette perspective, étendre l'assimilation à tous les organes qui sortent de leur mission spécifique. Il en irait ainsi pour le Parlement lorsque par exemple, il tente d'influencer le déroulement des affaires purement administratives au moyen d'interventions, directes ou indirectes, sur les fonctionnaires. En définitive, on serait ramené à la thèse de Bentley dont la conséquence essentielle est le refus d'établir des lignes de distinction rigoureuses entre les divers participants au jeu politique. À cette théorie s'oppose une notion plus restreinte des groupes de pression considérés comme des organes extérieurs à la machine gouvernementale proprement dite. La catégorie exprimerait en somme les actions effectuées du dehors sur les autorités habilitées par la Constitution ou tout autre dispositif réglementaire à préparer, arrêter et exécuter les décisions en cause. En prenant position sur la demande d'un groupe, en recommandant aux instances supérieures son adoption ou son rejet, l'Administration est certes soumise à l'action des intéressés et accomplit elle-même de multiples interventions : cependant, elle se borne à réaliser, dans des conditions éventuellement discutables, une tâche pour laquelle elle a vocation légale. Il apparaît difficile de considérer qu'elle se transforme ainsi en organisme de pression. Les groupes seraient donc séparés des organes gouvernementaux par un critère d'extériorité. D'un autre côté, ils différeraient des partis par la nature de la vocation : ceux-ci ayant comme objectif de conquérir le pouvoir et de le conserver, le groupe se préoccupant seulement d'agir sur les responsables sans se substituer à eux. S'il en vient à briguer le pouvoir (en présentant des candidats aux élections), il change de nature et devient une formation partisane : ainsi en fut-il pour l'Union de Défense des Commerçants et Artisans lors des élections générales du 2 janvier 1956. Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 29 La force de la thèse de Bentley va croissant au fur et à mesure que s'accuse l'interpénétration des mécanismes étatiques et des intérêts privés. Cependant, elle n'a pas supplanté la position traditionnelle qui demeure la plus répandue dans les pays européens. L'explication présentée ici sera fondée sur la conception restreinte de la catégorie groupes de pression. Indubitablement, par l'effet d'un conservatisme théorique, mais aussi dans un souci d'efficacité : compte tenu des faiblesses de la science politique, l'adoption d'une conception large risquerait de provoquer une irrémédiable confusion. Dans cette perspective, le cas de l’Armée est facile à expliciter. La plupart du temps, son rôle est considérable, souvent même en nette expansion par rapport à 1940 (États-Unis) : le vieux schéma de la subordination du pouvoir militaire au pouvoir civil, ne rend plus compte de l'état actuel de ces relations. Son influence s'affirme selon des modalités différentes. Tantôt elle se limite à une action sur tels aspects de la politique gouvernementale : c'est là, pour une large part, le résultat du caractère de plus en plus compréhensif de la défense nationale. À tout prendre il n'est aucun secteur de la vie du pays (y compris, l'éducation des jeunes et la planification économique), qui n'en relève directement ou indirectement. On parle trop volontiers de guerre totale pour s'étonner de l'ampleur du droit de regard que les militaires tentent de s'arroger. Cependant, il arrive que l'Armée ne se contente pas d'influencer l'action des Pouvoirs publics ; elle entend alors se saisir des leviers de commande, soit directement, soit par personnes interposées. Il s'agit là, non d'une véritable pression, mais d'une modification du rapport des forces à l'intérieur de la sphère gouvernementale, en vertu duquel l'organe chargé de défendre l'ordre légal, profite de ses ressources matérielles pour le jeter bas et en fonder un nouveau. Il apparaît anormal, sur le plan de la cohérence théorique, d'introduire dans l'activité des groupes de pression, le coup d'État militaire et l'institution d'un régime correspondant. On en dira autant des circonstances dans lesquelles l'Armée se borne à faciliter ou rendre possible, le passage d'un régime à l'autre (quitte à bénéficier ensuite dans le régime ainsi établi, d'une amélioration de son statut matériel ou moral). Position qui ne revient nullement à contester la possibilité de liaisons entre les groupes de pression et l'Armée. Celle-ci peut certes se déterminer de son propre chef, mais comme tous les organes publics, elle est soumise aux sollicitations et injonctions de groupements particuliers y compris des groupes d'affaires dont elle est susceptible, à l'occasion, de devenir l'instrument. La séparation entre les institutions et les groupes de pression, qu'à un stade ultérieur de son développement la science politique aura peut-être intérêt à revoir, semble assez nette sur le papier. Il en résulte la difficulté de classer les organismes intermédiaires de plus en plus nombreux dans la majorité des pays. Voici le cas le plus remarquable : celui des entreprises publiques. La tendance actuelle est Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 30 d'abandonner la formule de la régie directe et de constituer des organes dotés de la personnalité. Tout en subissant divers contrôles, ils disposent d'une large autonomie et, sur de nombreux points, utilisent les méthodes de gestion des firmes privées. Or, ces êtres hybrides réalisent souvent une super-concentration économique qui leur ouvre des facultés d'action et d'influence considérables. Que l'on songe, pour l'Italie par exemple, au poids de l'Istituto per la ricostruzione industriale ou de l'Ente nazionale idrocarburi (longtemps personnifiée par E. Mattei) : certains commentateurs ont dit de ce dernier qu'il formait un État dans l'État. Que l'on réfléchisse, pour la France, à la puissance des grandes affaires nationalisées dans le secteur financier (Banque de France), ou industriel (Électricité, Charbonnages, ...). Mais les entreprises publiques ne sont pas seules à poser un problème de classement. Considérons entre autres le cas des services créés sous forme d'établissements publics en vue d'associer des personnalités extérieures à l'Administration à la réalisation de tâches qui pourraient être accomplies directement par les bureaux ministériels : Office national interprofessionnel des Céréales, Institut des Vins de Consommation courante, Office national de la Navigation, Office scientifique et technique des Pêches maritimes, Ports autonomes... Au total, dans le cadre de la conception restreinte que nous adoptons ici, ces organismes constituent une frange intermédiaire que l'on peut hésiter à ranger dans la catégorie des groupes de pression : cependant, au moins pour les entreprises publiques, pratiquant le jeu du marché, l'assimilation ne semble pas déraisonnable. Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 31 CHAPITRE II MODES D'ACTIVITÉ Retour à la table des matières Un premier aspect du problème est l'extrême variété que présente le comportement des groupes. Déjà perceptible au plan national, elle s'accuse si l'on passe d'un pays à un autre. Par ailleurs, tout en conservant des traits permanents, l'action des organismes considérés a subi des transformations qui, sur divers points, équivalent à une métamorphose. Notre ambition ne peut donc être que limitée : énoncer les principales orientations et souligner les modifications actuelles les plus significatives. Cette richesse, cette plasticité, suggèrent un second trait : l'ampleur des moyens dont disposent les groupes pour atteindre leurs objectifs. Il est vrai que la totalisation de ces modes risque de créer l'impression d'une puissance formidable, voire irrésistible. Mais une sérieuse réserve s'impose aussitôt : la plupart des groupes ne peuvent jamais employer cumulativement ces multiples moyens et assez rares demeurent ceux qui disposent en fait d'un éventail étendu. I. – Les groupes et la politique Retour à la table des matières L'exposé de cette relation rencontre un obstacle : la revendication, extrêmement fréquente, par les groupes d'une position d'apolitisme. Cette assertion a de quoi surprendre, les interventions sur l'appareil gouvernemental étant innombrables, les contacts entre responsables publics et privés rigoureusement suivis et parfois quotidiens. Comment concilier cette situation avec la prétention de ne pas faire de politique qu'affichent des dirigeants des organisations professionnelles et même en diverses circonstances, ceux de groupements à vocation idéologique... S'agit-il là Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 32 d'une déclaration sincère, de la conséquence d'une myopie, ou d'une volonté préméditée de mystification ? 1. La réalité des interventions. – Laissons de côté pour un instant la qualification de la démarche. La volonté d'agir sur les autorités est peu contestable et les intéressés s'en défendent de moins en moins. Pourtant la publicité donnée par les groupes à ce segment de leur activité reste variable. Les organisations faisant appel à une clientèle de masse (paysans, petites et moyennes entreprises ...), ne font généralement aucun mystère de leurs interventions. Les grandes affaires, et spécialement les intérêts financiers, restent infiniment plus réservés et s'efforcent, au moins dans certains pays dont la France, de travailler dans un climat de discrétion, sinon de clandestinité. Le développement des fonctions économiques et sociales de l'État a provoqué la multiplication et l'intensification de ces contacts et démarches : toutefois il n'est pas certain que l'on ait une notion exacte des implications du mouvement. La politique gouvernementale comporte des discussions de principe à propos desquelles les groupes interviennent de façon ostensible ; mais, au niveau de l'exécution, elle se traduit par un grand nombre de décisions concrètes qui affectent directement les intérêts spécialisés. Il y a le contrôle des prix en général, il y a aussi, et peut-être surtout, la discussion qui intervient pour chaque produit avec les services compétents. Or, il est rare que la décision soit du ressort final d'un seul ministère : trois ou quatre signatures sont parfois nécessaires pour obtenir une autorisation, une dérogation, une attribution. Seuls les techniciens connaissent la quantité de permis que les entreprises doivent se procurer et le nombre d'actes économiques qui sont conditionnés par une décision préalable des services administratifs. La pression porte autant sur le détail de la mise en œuvre que sur la formulation du dessein d'ensemble. L'essentiel est donc de comprendre que généralement, le recours à la voie gouvernementale constitue, non une possibilité parmi d'autres, mais une stricte obligation. Notre système économique étant ce qu'il est, les dirigeants manqueraient à leur mission s'ils n'utilisaient pas cette technique d'action. La volonté de créer une société libérée des corps intermédiaires s'est, à l'épreuve, révélée une complète utopie : dès lors, il n'est pas possible, sans modifier profondément notre régime politique, d'interdire à ces organisations de défendre les intérêts de leurs membres par les moyens appropriés. Il est certes compréhensible que beaucoup s'irritent des démarches des groupes surtout lorsqu'elles s'appuient sur des moyens susceptibles de compromettre la tranquillité ou la sécurité de la communauté et ont comme conséquence finale une ponction dans les finances publiques. On reste difficilement impassible devant l'impudence avec laquelle ces organismes assimilent au souci de l'intérêt général, n'importe quelle revendication. Mais il semble inconcevable, et il serait probablement dangereux, d'imposer des mécanismes chargés de les réglementer et Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 33 de les canaliser, par exemple, en effectuant un tri préalable. On a proposé de confier une telle mission au Conseil économique, avec obligation pour les groupements d'exposer leurs revendications devant cette assemblée à l'exclusion de tout autre recours. Rarement vit-on projet plus naïf. Et à le supposer praticable, on aboutirait à faire de cette assemblée le dictateur de l'économie française. Au surplus, le système laisserait hors de sa juridiction les activités des organismes à vocation idéologique dont il ne faut pas oublier la présence. En définitive, les groupes interviennent en permanence sur les autorités et, à moins de changer fondamentalement l'esprit de notre régime, il paraît impossible d'interdire, voire même de limiter, de telles démarches. Par là, ils entendent peser sur les décisions et orienter pour leur secteur particulier, le fonctionnement de la machine gouvernementale. Mais la politique ne consiste-t-elle pas à infléchir la conduite des affaires publiques ? 2. Les groupes et les partis. – En réalité, les groupes, selon une conception très répandue, réduisent la politique au jeu des affiliations et idéologies partisanes. Pour eux, le groupe ne fait pas de politique, quand il présente à l'appareil gouvernemental des demandes en termes purement techniques, sans se fonder sur des amitiés de partis, ni se lier à l'un quelconque d'entre eux, Ainsi exprimée, la thèse de l'apolitisme devient moins invraisemblable, et pourtant, même dans cette perspective arbitrairement restreinte, elle ne correspond que rarement aux faits. On distinguera trois sortes de situations. La première se réfère à une volonté de neutralité du groupement à l'égard des partis opposés : elle est peu fréquente en pratique. En Grande-Bretagne, la National Farmers' Union passe pour se conformer à un tel schéma : elle se garde, scrupuleusement d'intervenir dans les élections et collabore dans les mêmes termes avec celui des deux partis qui occupe le pouvoir. Autre forme de neutralité s'accommodant d'une immixtion active dans le jeu partisan : la recommandation faite aux membres de voter pour celui des candidats qui a soutenu les revendications du groupe ou s'engage à le faire, quelle que soit son affiliation partisane (cela suppose, en principe, un système de partis à discipline de vote relâchée). Les syndicats américains (et spécialement l'A.F.L.), ont pendant longtemps pratiqué cette distinction empirique. Leur but était simplement de soutenir les candidats progressistes, qui n'étaient pas tous démocrates ; mais on sait que depuis Roosevelt, le syndicalisme s'est de plus en plus engagé dans l'appui de ces derniers. Divers groupes français ont pris l'habitude, lors des élections, de demander à tous les candidats des éclaircissements, voire des engagements écrits (défenseurs et adversaires des subventions aux écoles confessionnelles, partisans de l'intégration européenne, etc.). Dans bien des cas, le souci de neutralité que semble révéler une telle démarche n'est qu'apparent, le groupe sachant parfaitement à quoi s'en tenir quant à ceux qui l'appuieront. Admettons que ce vœu soit sincère : les responsables Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 34 des organismes ont bien latitude de s'adresser à tous, mais ne peuvent empêcher que le soutien ne leur soit exclusivement promis par les représentants d'une tendance. Malgré leur volonté de satisfaire tout le monde, les partis ne sont pas totalement aptes à éviter les sujétions découlant de leur clientèle et de leur programme. Ainsi la nature des intérêts ou des idéologies défendus par le groupe détermine sélectivement, dans des limites assez larges, il est vrai, le soutien reçu des partis : d'où, inévitablement, la création de liens particuliers. Au surplus, à la supposer acquise, l'universalité de l'appui partisan n'a pas toujours pour effet de rompre de tels rapports : tous (communistes compris) font profession de défendre les revendications des organisations paysannes qui pourtant, dans leur ensemble, demeurent acquises aux formations modérées. La seconde situation, la plus courante, consiste à former des relations privilégiées entre un groupe et tel ou tel parti. Si la question est souvent assez simple dans les régimes bi-partisans, elle apparaît plus complexe dans les systèmes à partis multiples. Toutes choses égales, la concurrence entre partis de tendances voisines pour une même clientèle, renforce la puissance du groupe. Le groupe apporte ainsi au parti des concours multiples (soutien électoral, éloges dans la presse corporative, subventions ...). Il en reçoit une aide pour la défense de ses revendications. Dans certains pays, un aspect important de cette coopération est sa participation à la rédaction du programme du parti. Le second tient généralement compte de ces demandes non sans exercer parfois une action modératrice (rapports entre la Federation of British industries et le parti conservateur). La position respective des deux séries d'organismes relève d'une analyse cas par cas. Les partis s'efforcent volontiers d'obtenir le concours des groupes qui leur sont liés pour les diverses campagnes qu'ils réalisent dans le pays. Ils n'y parviennent pas toujours (refus de la C.F.T.C. de s'associer à la position du M.R.P. sur la défense des écoles confessionnelles). À l'inverse, les groupes s'efforcent de tirer le maximum des partis amis ou sympathisants : entre autres, l'approche des élections rend ces derniers plus « réceptifs ». Un cas particulièrement intéressant pour l’analyse politique est celui des partis indirects, constitués par affiliation collective d'autres organisations. L'exemple le mieux connu est celui des partis socialistes qui reçoivent l'adhésion de syndicats. Généralement, ils cumulent le recrutement individuel et collectif avec une nette prédominance pour ce dernier. Tel est le cas du parti travailliste social-démocrate en Suède dont les 2/3 des 750 000 inscrits sont affiliés par leurs syndicats. Tel est aussi le cas du parti travailliste britannique. Il en résulte une interpénétration étroite des programmes et des mots d'ordre des deux formations, non exclusives d'ailleurs de positions propres à chacune d'entre elles (spécialement dans la mesure Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 35 où le parti s'efforce de gagner à sa cause les classes moyennes non syndiquées). Au cours des dernières années en Grande-Bretagne, le Labour et plusieurs des grands syndicats inscrits au T.U.C. ont eu divers sujets de controverse. Une troisième situation correspond à la catégorie des « organisations annexes », pour reprendre l'expression de Maurice Duverger. Le parti tient en mains et contrôle le groupe dont il a souvent suscité la création et dont il s'efforce de satisfaire les revendications propres. Mais il ne craint pas d'utiliser celui-ci, de façon plus ou moins ouverte, pour la défense de ses propres objectifs. Comme le note Duverger, le parti communiste est passe maître dans ce genre de tactique. Il a su promouvoir un vaste réseau d'organismes dont le recrutement s'étend au delà de ses adeptes (pour la France : Union des Femmes françaises, Union de la Jeunesse républicaine, Secours populaire, Association France-U.R.S.S., Combattants de la Paix, etc.). D'autres partis – tels les socialistes et les républicains populaires – ont tenté d'utiliser la même formule mais ils n'ont jamais eu la même maîtrise ni obtenu des résultats équivalents. Au total, même en adoptant une conception exagérément restrictive de la politique, on voit que la prétention des groupes à l'apolitisme est le plus souvent pure mystification. Mais quelle est l'intensité de cette participation à la politique ? 3. Fréquence des interventions. – La question est particulièrement intéressante pour les organismes qui ne sont pas de purs groupes de pression entièrement orientés vers la voie gouvernementale. Elle mériterait d'être analysée de près pour les organisations professionnelles. La plupart des études sociologiques de la participation à la vie politique en révèlent la faible intensité. Pour beaucoup, l'action politique se borne à déposer un bulletin dans l'urne le jour de l'élection. On peut se demander si, dans notre civilisation, ce ne sont pas désormais les groupes qui constituent les acteurs principaux de la vie publique et les interlocuteurs prépondérants du gouvernement. Ainsi, dans les régimes de démocratie représentative, l'action du citoyen serait en quelque sorte « médiatisée » par l'intervention des forces collectives. L'hypothèse gagne en vraisemblance si l'on considère que l'individu établit normalement des liens avec plusieurs groupes qui s'occupent chacun d'un aspect de ses préoccupations. Déjà observable en France, la tendance atteint son maximum dans les pays anglo-saxons et scandinaves où le nombre des « associations volontaires » est immense. Ces affiliations multiples sont susceptibles de valoir aux intéressés des « conflits de loyautés », comme disent les sociologues américains. Malheureusement, nous demeurons mal renseignés sur la part des activités de nature politique dans le travail des organisations professionnelles. L'idée qu'elle va grandissant paraît solide, mais devrait être soumise à vérification expérimentale Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 36 (étude de l'horaire des dirigeants, fonctions des divers services, analyse du contenu de la presse corporative). II. – L'action sur l’opinion publique Retour à la table des matières En certains pays, elle tient une place considérable dans le dispositif d'activité des groupes. Ailleurs, l'évolution est moins nette : la tendance au détachement apparent vis-à-vis de l'opinion persiste. Au cours des dernières années, la National Association of Manufacturers (États-Unis), n'a cessé de lutter pour imposer au public une image des hommes d'affaires qui leur soit favorable. Loin d'avoir honte des profits réalisés, elle tend à les présenter comme nécessaires au bon fonctionnement de l'économie et, par là, à l'élévation du niveau de vie de la masse. En bref, elle s'est efforcée de faire accepter ses propres conceptions comme des valeurs positives. Les thèmes de sa propagande ont naturellement varié selon les circonstances : en 1933 par exemple, elle a lancé une grande campagne pour absoudre le capitalisme de toute responsabilité dans le déclenchement et la prolongation de la crise, cependant qu'après le New-Deal, elle a entrepris un effort massif pour réinculquer aux Américains la certitude des mérites de la libre entreprise. Utilisant tous les moyens d'information disponibles, elle a essayé d'atteindre les « éléments-clés » dans la formation de l’opinion, en particulier éducateurs, hommes d'Église, personnalités dirigeantes des clubs de femmes, des groupements agricoles, etc. L'exemple a été suivi par les organismes à vocation spécialisée. La National Association of Real Estate Boards a incité, par une aide financière, divers collèges et universités à créer des cours où son point de vue est exposé : elle a de même stimulé l'établissement de manuels consacrés à la propriété foncière, à la construction et à la gestion des immeubles. La National Electric Light, de son côté, a tenté de développer dans le public des attitudes favorables aux « Electrical Utilities ». L'Association of American Railroads a acheté aux journaux des pages entières en vue de convaincre les lecteurs que les transporteurs routiers devraient, par des taxes appropriées, contribuer plus largement à l'entretien des routes. Le tableau change complètement si l’on observe l'attitude du Conseil national du Patronat français. Pour des raisons encore assez imprécises, l'estime sociale dont bénéficient les grandes affaires en France est faible. À diverses reprises, de sérieuses accusations ont été émises contre le patronat dans son ensemble (exportation systématique de capitaux ; manque complet de dynamisme et état d'esprit malthusien dans la mise en œuvre des grandes ressources naturelles ; « pourrissement » par l'argent de la vie politique ; capitulation complète devant Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 37 Hitler...). On aurait pu penser que le patronat prendrait à cœur de discuter la validité de ces accusations ou encore d'établir que beaucoup de reproches adressés aux patrons représentent en fait des erreurs ou des insuffisances de la société française tout entière. Or, les intéressés ne semblent jamais avoir suscité, ni même envisagé de le faire, de campagne systématique pour redresser la situation en leur faveur. La situation se modifie lentement, davantage au niveau de grandes firmes agissant en leur nom propre, que des organisations professionnelles elles-mêmes (expansion des « relations publiques »). Rappelons aussi la création de l'Association de la Libre Entreprise. Cependant, l'effort actuel paraît viser davantage les milieux déjà acquis que les adversaires ou simplement les indifférents. L'action sur l'opinion peut avoir pour objectif direct l'éducation du public : il en va ainsi, par exemple, dans la lutte contre l'alcoolisme (activités du Haut-Comité d'Étude et d'Information sur l'Alcoolisme ainsi que du Comité national de Défense contre l'Alcoolisme). Mais dans la plupart des cas, il s'agit de peser, par un détour, sur la position et les décisions des Pouvoirs publics. On estime, non sans quelque apparence de raison, qu'il leur sera plus difficile de prendre des mesures contre un groupe bénéficiant d'un fort courant d'opinion favorable. L'opération peut être faite pour améliorer globalement le statut social du groupe : il arrive aussi qu'elle ait trait à des mesures particulières dont les intéressés veulent empêcher la réalisation, par exemple la campagne menée en 1950 en Grande-Bretagne contre le projet du gouvernement travailliste d'alors de nationaliser l'industrie sucrière. Financée par Tate, and Lyle Ltd, le plus gros sucrier britannique, elle fut conduite par une firme spécialisée dans les « relations publiques », Aims of industry. On peut la tenir pour un modèle du genre. Il semble que l'ampleur et l'ingéniosité des moyens mis en œuvre aient vivement frappé les destinataires de ces « messages ». Trait significatif : le refus de faire de la publicité payante dans la presse, les organisateurs estimant le matériel documentaire produit assez intéressant pour que les journaux le passent volontairement. Le coût total dépassa 200 000 livres. Un aspect significatif de ce détour est de créer dans l'esprit des responsables gouvernementaux ce que l'on a appelé une « opinion sur l'opinion publique ». Il s'agit de les persuader que le public est sympathique aux revendications présentées ou aux causes défendues. La presse dont disposent les groupes est un premier moyen de réaliser cet objectif. Mais il lui est difficile d'échapper au reproche de partialité. D'où, pour les organismes de pression l'importance de la presse ordinaire, et singulièrement de la grande presse qui se doit de communiquer au jour le jour, en les sélectionnant, les manifestations de l'opinion. Les rapports entre les groupes et les organismes d'information constituent un thème à propos duquel les responsables restent très discrets. Les groupes envoient naturellement aux journaux tout un matériel couvrant leurs revendications Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 38 courantes, leurs points de vue habituels (communiqués fournissant le texte des motions votées à un congrès, « lettres ouvertes », interviews ...). La pratique des conférences de presse se développe. Il arrive que les groupements obtiennent l'insertion gratuite de tout ou partie de cette documentation : c'est loin d'être toujours le cas. On peut aussi penser à des techniques plus élaborées et plus coûteuses : publication d'articles « inspirés », montage d'une campagne systématique (et parfois aussi consigne de mutisme observée sur une affaire ou une question). Quant à la rémunération de ces services, elle revêt des formes diverses : subventions par versement direct ou souscription d'abonnements, distribution de publicité commerciale... Toutes ces opérations sont, évidemment, plus aisées lorsque le groupe détient directement ou indirectement, le contrôle de l'organe en cause. Les groupes de pression ont tendance à faire leur profit du perfectionnement des techniques publicitaires et à retenir les leçons de la « persuasion clandestine ». On passe ainsi insensiblement de l'information presque objective, au « viol des esprits » qui vise à détruire la possibilité et même le goût de la réflexion autonome. Un rapport officiel américain parle, à ce propos, d'une lutte pour orienter l'esprit de la nation, d'un effort pour capturer l'opinion publique : dans cette entreprise aucun moyen de peser sur la pensée des hommes, aucun processus institutionnel de formation des idées, aucune innovation mécanique ou psychologique ne sont négligés ou sous-estimés. Nous n'en sommes pas encore là en Europe, mais plusieurs indices permettent de considérer que l'on s'y oriente de plus en plus vers la manipulation de l'opinion au profit des groupements particuliers (multiplication à Paris des cabinets de « relations publiques » ...). Toutes ces campagnes coûtent cher. Beaucoup de groupes industriels et commerciaux sont indifférents à de telles considérations dans la mesure où c'est finalement le consommateur qui en solde le coût. Mais il n'en est pas ainsi pour la totalité d'entre eux. En résulte-t-il un handicap insurmontable pour les organisations pauvres ? C'est s'interroger quant à l'efficacité de l'action sur le grand public. Envisageons deux cas intéressants : la campagne de presse des médecins contre le projet de M. Gazier (tarification des honoraires), et la propagande des producteurs de betteraves – intelligemment conçue et luxueusement présentée – en faveur du carburant national. Les premiers ont connu le succès, les seconds l'échec. Mais d'autres facteurs tenant à l'état des forces politiques, n'ont-ils pas joué, soit pour renforcer, soit pour annuler l'effet de l'action entreprise... Dans le cas de Tate and Lyle, on a tenté d'apprécier la portée de la campagne au moyen de sondages d'opinion publique : en novembre 1950 (donc avant la victoire conservatrice d'octobre 1951), on a découvert qu'à l'issue des opérations, 57 %, des personnes interrogées étaient hostiles à la nationalisation projetée et 25 %, seulement favorables. Ne peut-on lier le succès de cette campagne à l'indiscutable lassitude Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 39 dont témoignaient alors les Britanniques à l'égard des hommes et des méthodes du Labour ? À défaut d'un jugement complet sur le problème, cette remarque suggère une constatation importante. La propagande menée par les groupes économiques et les hommes d'affaires est susceptibles d'atteindre les objectifs visés, si toutefois, les conditions sociales et le niveau de la conjoncture d'alors s'y prêtent. Il est fort improbable qu'un essai d'exaltation de la libre entreprise et de l'économie spontanée, si puissant et scientifiquement organisé soit-il, trouve la moindre audience auprès des travailleurs en période de chômage massif. Certains ont affirmé qu'aux États-Unis les techniques du new lobby (information, éducation, persuasion), auraient définitivement remplacé celles de l’old lobby (action directe sur les hommes politiques et les fonctionnaires au besoin à l'aide de moyens non avouables : chantage, corruption ...). Cette thèse est peu convaincante : il semble y avoir davantage cumul que substitution. En tout cas, la question ne se pose guère pour les États européens où les tentatives d'endoctrinement, quoique en expansion, sont encore limitées : l'exercice de la pression directe y reste prédominant. III. – Méthodes de pression Retour à la table des matières On va d'abord présenter un inventaire, sinon exhaustif, du moins relativement compréhensif des méthodes concevables et effectivement appliquées à un moment ou l'autre. On fera ensuite quelques remarques sur la possibilité de leur application. 1. Inventaire des moyens. – Ils sont extrêmement nombreux. Nous en distinguerons cinq catégories. 1° Essai de persuasion. – L'un des moyens d'action qui s'offrent le plus naturellement aux groupes est de chercher à persuader l'autorité compétente que leurs revendications sont justes : il s'agit, en somme, de constituer un dossier et de le plaider. C'est la méthode favorite de ceux qui aspirent à la « respectabilité » : convaincre par l'exposé d'arguments rationnels, fournir ce que les spécialistes anglo-saxons appellent the best advice. À l'époque actuelle, cette volonté se traduit par l'établissement et la remise aux responsables d'une documentation sur les problèmes considérés, complète et soigneusement préparée (souvent par des experts qualifiés), de ton modéré et d'allure objective. Il faut parfois beaucoup de perspicacité, et une bonne connaissance technique du sujet, pour déceler le point où l'analyse cesse d'être Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 40 impartiale et se met au service de la revendication déterminée. Pour citer quelques exemples français : l'effort de la Chambre syndicale des Constructeurs d'Automobiles contre l'extension à son secteur de la libération des échanges ; la lutte du Syndicat général de l'Industrie cotonnière contre le Marché commun ; la critique de l'entreprise publique par le Comité d'Action et d'Expansion économique ; les études sur le logement du Centre national pour l'Amélioration de l'Habitat ; l'activité de l'Institut technique français de la Betterave industrielle, etc. Cette documentation est susceptible de peser sur les responsables de la décision qui, en divers cas (parlementaires), n'en possèdent pas d'autre. Les négociations empruntent naturellement toutes les formes possibles de contact : l'entretien direct est l'une des plus courantes. Une large partie du temps des parlementaires, des ministres et de plusieurs catégories de fonctionnaires, est désormais consacrée à la réception des représentants des intérêts ou idéologies organisés. 2° Menaces. – Ce procédé intervient lorsque les autorités se révèlent insuffisamment « réceptives » aux yeux de leurs interlocuteurs. Les groupes vont plus ou moins loin dans cette voie et donnent une publicité plus ou moins grande aux actions entreprises ou envisagées ; certains n'hésitent pas à déclarer ouvertement leurs desseins. À l'égard des parlementaires, la menace courante réside dans ce que l'on appelle parfois « le chantage à la non-réélection » : les groupements mécontents de l'activité d'un député, ou d'un parti tout entier, tentent d'inciter leurs membres à mener des campagnes locales contre les récalcitrants. Certains groupes (depuis longtemps aux États-Unis, plus récemment en France), sont passés maîtres dans l'art d'effrayer les parlementaires en organisant, le jour d'un scrutin décisif, des envois massifs de lettres, télégrammes, coups de téléphone, etc. La collecte de signatures, parfois obtenues par un tenace « porte à porte », ressortit à cette technique qui comporte d'autres variétés plus brutales : en certaines circonstances, occupation des tribunes ou envahissement des couloirs des Assemblées... Dans les pays où règne l'instabilité ministérielle, les groupes n'hésitent pas à agiter l'éventualité d'un renversement du cabinet par l'intermédiaire des députés affiliés ou amis. Sans surestimer leurs possibilités, il apparaît qu'en France, sous la IVe République, divers groupes ont fortement contribué à susciter des crises. Quelques exemples : dislocation du cabinet de M. André Marie (août 1948), à la suite du raidissement des syndicats ouvriers qui jugeaient excessives les concessions faites aux paysans ; chute du cabinet de M. René Pleven (janvier 1952), qui entendait procéder à une réforme de la S.N.C.F. et de la Sécurité sociale à laquelle les intéressés – cheminots surtout – étaient hostiles ; renversement de M. René Mayer (mai 1953), dû pour une large part, aux intérêts ruraux et à l'intervention de l’Amicale parlementaire agricole. Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 41 À l'égard des fonctionnaires, les menaces portent, évidemment, sur le déroulement de leur carrière. Leur efficacité dépend de la protection dont jouissent statutairement les agents publics. Dans les pays où l'engagement et le renvoi des fonctionnaires sont à la discrétion des partis au pouvoir, les agents se trouvent fort mal placés pour résister aux pressions des intérêts coalisés. Cependant, même dans ceux où elle atteint son plus haut niveau (Grande-Bretagne ou France), la sauvegarde n'est jamais parfaite : à défaut d'une révocation, les groupes obtiennent parfois d'hommes politiques dévoués à leur cause, le déplacement du récalcitrant, ou des mesures pénalisatrices (retard dans l'avancement, octroi d'un poste vacant à un candidat jugé plus souple ...). Encore qu'il soit difficile de se référer à des cas précis, on ne saurait écarter la possibilité pour le groupe de « tenir » un homme politique ou un fonctionnaire par des circonstances de sa vie privée : à côté des menaces concernant la carrière publique ou administrative, il faut faire une place (vraisemblablement restreinte) au chantage tout court. 3° Rôle de l'argent. – C'est un sujet sur lequel on dispose de plus de certitudes morales que de preuves écrites. En premier lieu, les ressources financières ouvrent aux groupes la possibilité de renforcer et de perfectionner leurs moyens d'action courants (information et propagande). De plus, elles permettent de s'attacher divers responsables par des liens de débiteur ou simplement de reconnaissance. De ce point de vue, deux niveaux sont à distinguer. Le premier, d'ordre collectif, concerne le financement des partis politiques (dont les ressources demeurent généralement soustraites à la publicité). Il est ainsi courant que les groupes disposant des moyens nécessaires, assurent le paiement d'une fraction des dépenses entraînées par les campagnes électorales. En plusieurs pays, les syndicats ouvriers aident les partis socialistes sans dissimuler l'existence, et parfois l'ampleur, de ce concours. De même, les affaires aident les formations modérées, mais de façon généralement moins ostensible. Il peut s'agir de subsides attribués par des industriels à titre privé (États-Unis) ou puisés dans la caisse d'une organisation professionnelle. En certains cas, plusieurs branches ou groupements s'unissent pour constituer un organisme distributeur, aidant, soit des partis en bloc, soit des candidats isolés (en France, successivement Comité républicain du Commerce et de l’Industrie, Union des Intérêts économiques, Centre d'Études administratives). Dans les périodes troublées, des chefs d'industrie sont allés plus loin en subventionnant des organisations de combat susceptibles de les protéger contre le danger communiste, au besoin par l'établissement d'un régime autoritaire : Fasci di combattimenti italiens (1922), parti nazi (1932), ligues paramilitaires en France (1934-1936). Le second niveau est d'ordre individuel : corruption de tels ou tels responsables qui soutiendront inconditionnellement les demandes du groupe et s'efforceront d'obtenir les appuis nécessaires s'ils n'ont eux-mêmes compétence pour décider. Il Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 42 s'agit parfois d'un achat pur et simple qui lie complètement l'intéressé (versement d'un capital, ou même d'une mensualité). La corruption peut revêtir des formes beaucoup plus subtiles qui, sans engager autant le bénéficiaire, limitent sa liberté d'action (ainsi, service rendu par une entreprise à un parlementaire en embauchant tel membre de sa famille, ou tel de ses électeurs influents). Certaines de ces pratiques sont d'apparence anodine : cadeaux de fin d'année, séjours de week-end à la campagne, invitations à déjeuner, etc. On aurait tort cependant de sous-estimer le relâchement qui peut en résulter dans la gestion des affaires, surtout sur le plan de la fonction publique. Les actes de corruption se précisent généralement à l'occasion de « scandales ». On pourrait en dresser une longue liste : affaire Stavisky en France ; découverte de liaisons entre des associations de criminels et des organes publics américains par le Comité Kefauver en 1951 ; multiples dossiers de cet ordre... Encore deux cas : celui de Sherman Adams, assistant personnel du président des États-Unis, et celui de Bobby Baker longtemps collaborateur du président Johnson. 4° Sabotage de l'action gouvernementale. – Ses formes sont multiples, mais on en mentionnera seulement quelques-unes. D'abord, le refus de la coopération avec les Pouvoirs publics. Il peut placer les autorités dans une position difficile, et, ainsi empêcher ou du moins compliquer, le travail administratif. Comme exemple de cette attitude, on mentionnera, pour la Grande-Bretagne, le refus de l'Iron and Steel Federation de faciliter la transition lors de la nationalisation de la sidérurgie en 1950. La Fédération interdit alors à ses leaders de siéger dans les nouveaux conseils appelés à gérer l'industrie et n'admit en son sein aucun des représentants de ces organismes. Mais, le plus souvent, l'opposition porte sur la gestion courante et reste passagère : ainsi, à diverses reprises, la Fédération nationale des Syndicats d'Exploitants agricoles a-t-elle décidé de rompre, en tant qu'organisation syndicale, toutes relations avec le Gouvernement et l'administration. En août 1957, l'Union nationale des Coopératives agricoles de Céréales, mécontente du prix fixé pour le blé, recommanda aux dirigeants des organismes membres des comités départementaux et du Conseil central de l'O.N.I.C., de s'abstenir de toute participation aux réunions de ces services. Seconde forme : la pression sur la Trésorerie par le « montage » de crises financières. Dans le passé, la Banque de France a été souvent accusée d'avoir agi en ce sens (ainsi, en 1935, refus d'escompter des effets gouvernementaux et, en mai, d'élever le taux de l'escompte : d'où la survenance d'une panique, à la suite de laquelle le président du Conseil d'alors, Etienne Flandin, décida d'abandonner la politique choisie et de retourner à celle de la déflation). De façon plus générale, on reproche volontiers aux milieux financiers d'avoir faussé l'expérience du Front populaire. Même imputation en Grande-Bretagne : ce sont des exportations systématiques de capitaux qui auraient provoqué, en 1931, la chute du Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 43 Gouvernement travailliste. La même critique, encore que plus évasivement exprimée, a été faite lors du renversement de la majorité, en octobre 1951. Ces diverses accusations exagèrent peut-être l'aspect « volontaire » des phénomènes constatés : mais il serait absurde de contester l'intérêt des milieux financiers pour la politique. Troisième forme : le refus de paiement de l'impôt. Il a été recommandé à diverses reprises par les dirigeants des organisations de petites et moyennes entreprises qui, pour paralyser plus encore la trésorerie de l'État, ont aussi suggéré à leurs adhérents de retirer leurs fonds en dépôt dans les Caisses d'Épargne, et les Chèques postaux, etc. Préconisée assez timidement par la Confédération générale des Petites et Moyennes Entreprises, cette « fermeture du robinet », a été vivement prônée par le mouvement Poujade qui fut lancé par sa résistance ouverte à l'exercice du contrôle fiscal et à la réalisation des saisies. Mais le procédé a parfois été suggéré par de hautes autorités spirituelles (l'évêque de Luçon, conseillant en 1950, à ses fidèles de différer le paiement des impôts jusqu'à pleine satisfaction de l'enseignement confessionnel). L'Administration des Finances est discrète sur le résultat de telles manœuvres. On sait cependant que l'action poujadiste a fortement entravé l'exercice du contrôle fiscal dans les départements situés au sud de la Loire. Par contre, la rentrée des impôts ne semble pas en avoir beaucoup souffert : les tribunaux français ont refusé d'assimiler de tels actes à l'exercice du droit de grève et déclaré que l'invitation à s'y livrer constituait un délit. On peut en rapprocher diverses activités, illégales dans l'état de la réglementation, accomplies à découvert par les organismes de locataires, en particulier la Confédération générale du Logement (résistance aux expulsions, ou occupation de locaux vacants par des familles de sans-logis). En plusieurs cas, les autorités n'ont pas eu recours à la force pour empêcher ou gêner de telles opérations. Cette situation permet de dégager les facteurs sur lesquels s'appuient les groupes pour promouvoir l'illégalité : c'est essentiellement un concours d'opinion qui choisit le parti des « rebelles » contre une « mauvaise loi ». 5° Action directe. – Il s'agit de ce que l'on appelle parfois l'épreuve de force. Si, dans certaines de ses manifestations, l'intention des intéressés n'est pas de saboter l'action gouvernementale, le résultat global n'en est pas tellement éloigné. La grève est le mode privilégié de cette tactique. Du fait de la concentration économique, le phénomène a depuis longtemps cessé d'avoir un aspect privé. Les autorités ne sauraient demeurer passives devant un mouvement qui bloque une industrie vitale, comme la sidérurgie, ou paralyse une région. L'intervention est inévitable dans le cas des grandes affaires nationalisées, dont la marche conditionne toute l'économie (transports, charbon, électricité ...). Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 44 Dans la France contemporaine, la grève ne s'applique plus aux seuls rapports de travail : on l'emploie de plus en plus souvent dans d'autres secteurs, au besoin avec les adaptations indispensables. En voici quelques exemples : grève des étudiants pour appuyer leurs revendications auprès des Pouvoirs publics ; fermeture des boutiques par les commerçants, ou grève des achats sur les marchés de gros pour protester contre un système de taxation des prix ; cessation des livraisons aux centres urbains par les paysans, etc. Deux types de manifestations confinent au sabotage : la grève dite électorale, qui consiste pour les municipalités à refuser d'organiser les élections et celle dite « administrative » par laquelle les maires décident de ne plus accomplir les actes de leurs fonctions (procédés volontiers utilisés dans le Midi viticole). En bien des cas, le public est la principale victime. Les responsables en viennent parfois à considérer que c'est là une excellente tactique, les autorités se voyant contraintes de céder pour éviter au citoyen des sacrifices immérités. Le type de ce calcul est donné par la tactique paysanne de barrage des routes qui entend bloquer la circulation routière durant une journée (un dimanche de préférence), soit dans une région déterminée, soit sur l'ensemble du territoire. Comme autre modalité on citera les manifestations de masse qui impliquent des risques de collision avec la police, voire avec la troupe. Dans certains milieux ruraux on est allé jusqu'à agiter la menace d'une désorganisation de la vie nationale (des régions entières repliées sur elles-mêmes cessant toutes transactions, achats et ventes, avec le reste du pays). De telles manœuvres sont souvent payantes à court terme : on ne saurait affirmer qu'en définitive elles consolident réellement la position de ceux qui les emploient. Depuis la fin de la guerre, les groupes de pression ont fréquemment adopté en France un ton violent et recouru à l'action directe. Très significative est l'attitude consistant à évoquer le pire même si la menace ne s'est pas encore matérialisée (les pharmaciens, inquiets de certains projets prêtés à un ministre, préviennent qu'ils sont disposés à s'abandonner à des « solutions de désespoir »). Semblables tendances sont graves si l'on considère que la négociation et le compromis restent les traits majeurs ou inévitables du fonctionnement d'une société divisée. On en vient à voir dans l'épreuve de force, non un moyen ultime à n'utiliser qu'exceptionnellement, mais la tactique à suivre comme entrée de jeu. 2. Faculté d'emploi. – L'inventaire que l'on vient d'ébaucher est impressionnant. Certains font observer qu'il n'est pas rationnel de classer dans les méthodes de pression l'essai de persuasion, mode d'intervention acceptable dans un régime pluraliste. Il paraît difficile de les suivre. Entre la négociation et la menace, la transition est parfois insensible : une démarche déterminée peut changer de sens en cours de route. D'autre part, la fourniture d'une documentation « inspirée » est aussi un moyen de pression. Conservons en mémoire la liste présentée, mais gardons-nous de la considérer comme un arsenal où tous les groupes pourraient puiser à leur guise. Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 45 En premier lieu, ils subissent de sérieuses limitations, du fait de leur structure et de leur clientèle, qui conditionnent les ressources disponibles. Si les sidérurgistes ne peuvent avoir recours à l'action de masse, les étudiants ne sauraient mobiliser des fortunes. Rares sont ceux qui disposent d'un clavier étendu. Le regroupement des organismes spécialisés, en vastes fédérations ou confédérations, augmente les possibilités, sans toutefois les rendre indéfinies. Cependant, les groupes doivent compter avec un second facteur limitatif : une sorte d'embargo social qui interdit souvent en pratique le recours à certains procédés. Il peut s'agir des circonstances (caractère délicat du recours à la grève dans des périodes de péril national). Le souci de ménager l'opinion publique incite aussi à la modération. Mais la restriction la plus sérieuse provient de l’état des mœurs : elle frappe aujourd'hui nettement l'utilisation de l'argent. Certes, la moralité publique varie d'un pays à l'autre : la vie politique reste au total beaucoup plus corrompue aux États-Unis qu'en Grande-Bretagne. Cependant, on peut considérer que, dans l'ensemble ces pays économiquement développés et spécialement en Europe, la corruption n’est plus une technique d'asservissement du pouvoir. Il ne s'agit pas d'ignorer les scandales multiples qui ont jalonné la IVe République : trafics sur le ravitaillement (vin), affaire dite des généraux, affaire des bons d'Arras, trafic des piastres, etc. Les rapports de la Cour des Comptes révèlent des séries de gaspillages et d'opérations abusives qui ont tout de même eu des bénéficiaires ! Par ailleurs, diverses situations ne sont pas propres à affermir l'indépendance de la politique à l'égard de l'argent (parlementaires membres du Conseil d'administration d'entreprises importantes, ou plaidant pour elles auprès des tribunaux, etc.). Quelle est pourtant la portée réelle de ces phénomènes – dont la liste fournie n'est certes pas exhaustive – sur la conduite des affaires publiques ? Que la vénalité ait pu jouer son rôle au niveau de l'octroi de licences d'importations, que d'appréciables enrichissements individuels aient résulté de ces relations et compromissions est incontestable : mais il reste bien douteux que ces pratiques aient exercé une influence réelle au niveau de la direction suprême du pays et même, disons-le, de l'écrasante majorité des actes de gestion. Encore qu'en divers milieux on se plaise à affirmer le contraire, sans d'ailleurs aucune preuve, la plupart des parlementaires et la quasi-totalité des fonctionnaires de la IVe comme de la IIIe République, ont été des gens honnêtes au regard de l'argent, connaissant comme tant d'autres citoyens des fins de mois difficiles. Un fait pourrait renforcer cette tendance : le nombre même des personnalités et des services dont le concours est de facto et de jure nécessaire à la formation d'une décision ou à l'élaboration d'une politique. Il est possible que quatre ou cinq personnes seulement aient été associées à la préparation de l'Entente cordiale : mais des centaines de fonctionnaires et plusieurs assemblées élues suivent aujourd'hui la question du déplacement des Halles de Paris et se contrôlent réciproquement. Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 46 Ces divers facteurs contribuent à ce que l'on pourrait appeler le style d'action du groupe. Il découle de l'ampleur et de la nature des ressources disponibles : il résulte aussi de l'image que le groupement entend suggérer – ou maintenir – de lui dans le public. Les uns, à tort d'ailleurs, sont assez peu sensibles aux jugements de l'opinion sur leurs activités : d'autres, plus réalistes, en font grand cas. Pour prendre des exemples frappants disons qu'il y a le style des petites et moyennes entreprises et celui de l'Union des Industries métallurgiques et minières. La faculté des groupes quant au choix des modes de pression est donc limitée (dans certains cas par auto-discipline). Mais la peur qu'ils inspirent aux parlementaires contribue à renforcer leur puissance (spécialement en matière électorale). De nombreuses études ont été effectuées sur ce problème en divers pays : elles ont montré sans équivoque la faiblesse, très souvent l'insignifiance, des déplacements de voix que des groupes jugés très puissants (les organisations agricoles américaines) sont susceptibles de provoquer. Mais quand il s'agit de réélection, les parlementaires demeurent peu sensibles à l'argumentation rationnelle et préfèrent accumuler les précautions. La puissance des groupes est pour beaucoup le fruit de la crainte excessive qu'ils savent répandre dans les milieux politiques. Les fonctionnaires n'éprouvent généralement pas les mêmes angoisses. Mais, à leur niveau, un autre facteur intervient qui, toutes choses égales, renforce la position des groupes – la volonté d'« éviter les histoires », de ne pas susciter des protestations dans la presse ou au Parlement, de concéder le minimum nécessaire au maintien de relations courtoises, etc. Certes, nombreux sont les hauts fonctionnaires qui repoussent de pareils soucis – on n'oserait dire que cette intransigeance caractérise toujours le comportement moyen de l'agent public. IV. – Les voies d'accès au Pouvoir gouvernemental Retour à la table des matières La configuration du système gouvernemental varie d'un pays à l'autre : les différences portent plus encore sur le mode de fonctionnement que sur la structure de l'appareil. Rien ne saurait être plus dangereux quant à la validité de l'analyse que le raisonnement par analogie. Les indications fournies dans cette section n'ont d'autre valeur que celle d'une orientation générale : une étude plus précise devant nécessairement se situer au plan d'un pays déterminé. 1. Les Assemblées parlementaires. – Pour des raisons diverses mais convergentes, les Parlements traversent aujourd'hui une phase de déclin. Cependant, quand elles traduisent correctement dans leur composition la carte électorale du pays et sont libres de leur fonctionnement, les Assemblées jouent un Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 47 rôle dans la conduite des affaires publiques (spécialement au titre du contrôle de l'Exécutif et de l'Administration). Les groupes, surtout les organisations de masse, ne peuvent manquer d'attacher une grande importance à cette voie d'accès. Les relations qu'ils établissent avec les parlementaires dépendent de facteurs multiples : nature du régime électoral, structure des partis (et en particulier état de la discipline de vote), méthodes de travail de l'Assemblée (importance du règlement)... Leur intensité dépend de l'ampleur des services rendus par les groupes aux partis et de la qualité des liaisons idéologiques. Les groupements s'efforcent naturellement d'obtenir la plus large audience : cependant, il leur est fort utile de disposer de concours individualisés. Comment les recruter ? Un premier moyen est de faire élire un certain nombre de leurs membres afin d'obtenir une représentation directe : compte tenu des rapports étroits qui les unissent aux partis socialistes, les syndicats ouvriers y parviennent la plupart du temps. Dans les autres secteurs, la séparation entre le travail du groupement et celui du parti est fréquemment plus accusée. En définitive, beaucoup de groupes (la plupart peut-être), restent dans l'incapacité d'envoyer l'un des leurs au Parlement. D'où la recherche de contacts et l'établissement de rapports d'ordre très varié avec des parlementaires extérieurs à l'organisation intéressée. Le système de représentation des groupes à la Chambre des Communes est intéressant à étudier. Il y est admis que des M.P.s agissent régulièrement comme défenseurs d'intérêts déterminés. L'origine de ces porte-parole est diverse : soit membres du groupe élus au Parlement, soit membres du Parlement, auxquels on offre après leur élection une place dans l'organe dirigeant du groupe... Certaines organisations forment de petits groupements de députés, amis ou sympathisants dont la structure est souvent très souple. De telles liaisons ne restent pas dissimulées. Les publications officielles sont assez explicites sur ce point. De plus, il est d'usage que tout membre de la Chambre se préparant à parler sur un sujet auquel il est personnellement ou pécuniairement intéressé, déclare son affiliation. Le comportement du Parlement français est différent et les relations, quand elles existent, sont volontiers tenues secrètes. L'attribution à un député de la qualité de porte-parole d'un groupe est généralement péjorative. Cependant, divers groupements procèdent de façon ouverte en suscitant la création, sous des titres divers, d'un rassemblement des parlementaires favorables. En 1933, au faîte de sa puissance, la Ligue des Droits de l'Homme inspirait un groupe inter-parlementaire de 240 députés et sénateurs. Pour la IVe République, on citera l'Association parlementaire pour la Défense de l'Enseignement libre, l’Amicale parlementaire agricole, le Groupe inter-parlementaire de l'Artisanat, l'Inter-groupe européen, etc. L'objectif de ces formations est d'assurer la cohésion des votes sur un problème ou une politique : il semble que ce procédé de liaison maintenu sous la Ve ne soit pas sans efficacité. Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 48 Dans plusieurs Parlements, on note l'existence de commissions permanentes dont le rôle est considérable et dont les groupes s'efforcent naturellement de faire la conquête. En Italie, elles sont dotées d'attributions législatives. En France, sous les IIIe et IVe Républiques, les Commissions des Assemblées étaient puissantes : elles harcelaient les ministres et s'arrogeaient le droit de modifier, parfois de fond en comble, les projets gouvernementaux. Or, c'était le texte de la Commission qui servait de base à la discussion en séance plénière de l'Assemblée. D'où l'utilité pour les défenseurs d'un groupe d'être élus à celle correspondant à l’activité de celui-ci. Le travail leur y était facilité par l'absentéisme. Un rapport de Georges Lavau donne l'exemple suivant. De 1951 à 1954, il y eut rarement plus d'une dizaine de membres présents aux séances de la Commission de la Population (sur un effectif total de 22 à 23 membres) : d'où l'impossibilité de faire voter la proposition de Mme Poinso-Chapuis relative aux débits de boisson, le vote de quatre ou cinq députés favorables à ces derniers, et particulièrement assidus, suffisant à bloquer l'entreprise. Autre facteur favorable à l'action des groupes : la non-publicité des séances. On sait que la nouvelle Constitution a réduit de façon drastique les facultés de manœuvre des Commissions. 2. L'Exécutif. – Il se compose d'un petit nombre d'hommes dont le mode de désignation et les rapports avec les Assemblées parlementaires varient selon la nature du régime. Un trait commun rapproche les divers pays : l'extension des prérogatives le droit et de fait – spécialement dans l'ordre économique et financier – de cette branche de l'appareil étatique que la terminologie constitutionnelle française désigne comme le « Gouvernement » (le chef de l'État, en régime parlementaire, demeurant extérieur à celui-ci alors qu'il se confond avec lui sous le régime dit présidentiel). Partons du cas du ministre dans un régime de type britannique ou français (IIIe et IVe Républiques). C'est un personnage double. Homme politique élu, il est soumis aux diverses pressions qui s'exercent sur les parlementaires : il s'y ajoute le poids du parti lui-même prompt à s'alarmer des conséquences, électoralement dangereuses, d'une attitude intransigeante prise par ceux de ses membres qui occupent les postes de commande. En même temps, il est le chef hiérarchique d'un département ministériel dont il est responsable vis-à-vis du Parlement, et dont il subit fatalement l'influence. D'où une dualité de préoccupations dont la portée respective dépend de facteurs multiples : compétence technique du ministre à l'égard des problèmes de son département, durée de ses fonctions, valeur et autorité personnelle des hauts fonctionnaires placés sous ses ordres. On sait que l'actuelle Constitution s'est efforcée de « dépolitiser » la carrière ministérielle, en exigeant du parlementaire qui y accède la renonciation préalable à son siège au Parlement. De plus, l'habitude a été prise de confier plusieurs départements à des « techniciens » extérieurs à la politique (surtout de hauts fonctionnaires). Il ne semble pas que ces pratiques aient, à elles seules, entraîné des modifications profondes dans le dispositif de pression des groupes et Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 49 l'accomplissement de leurs démarches. En effet, aucun ministre, homme politique ou technicien, ne saurait refuser le contact avec les groupes ; d'autre part, on peut penser que les politiciens devenus ministres essaieront de retrouver leurs sièges aux élections suivantes et il n'est pas exclu que les « techniciens » eux-mêmes ne prennent goût à la politique (s'ils ne l'ont déjà)... Particularité du système français : l'importance des cabinets ministériels, c'està-dire des collaborateurs personnels du ministre, choisis par lui et responsables uniquement devant lui. Au cours de la période récente, ces cabinets jadis simples organes de « relations publiques » ont pris une place grandissante, devenant parfois, au détriment des services, l'outil de travail essentiel du ministre. D'où le souci des groupes de pression d'entretenir avec eux des rapports étroits : on connaît des directeurs de cabinet ou des « conseillers techniques » qui se sont faits les champions d'intérêts déterminés. 3. L’Administration. – L'augmentation de ses pouvoirs est un phénomène désormais connu. Les hauts fonctionnaires participent étroitement à l'élaboration des mesures qu'ils sont ensuite chargés de faire appliquer. Action très marquée sous les régimes à crises ministérielles fréquentes : les ministres ne faisant que passer là où les fonctionnaires demeurent. Une situation analogue s'observe dans les systèmes assurant la stabilité des ministres (ainsi en Grande-Bretagne). Les efforts pour « dépolitiser » le recrutement et la carrière des agents publics ne peuvent que développer la tendance. On a peut-être propension à exagérer la portée de l'évolution, témoin les expressions françaises de « quatrième pouvoir », ou américaine d'« administocratie ». Mais l'influence propre des services n'est pas contestable. Actuellement, plusieurs observateurs voient dans la haute fonction publique un secteur de la technocratie. Le mode de relations varie avec les pays. Ainsi, aux États-Unis il arrive fréquemment que de grands dirigeants industriels ou financiers occupent des postes ministériels, cependant que des cadres supérieurs d'entreprises privées accomplissent un séjour dans l’Administration. Le président Eisenhower a ouvert si largement les portes du Gouvernement aux représentants des grandes affaires que ses adversaires l'on accusé d'avoir constitué un « cabinet Cadillac » ! Les choses sont différentes en France. Cependant, d'autres facteurs facilitent l'établissement de contacts étroits entre les hauts fonctionnaires et les dirigeants des organisations professionnelles (surtout industrielles et financières) : l'identité de milieu social (l'École nationale d'Administration l'a, semble-t-il, réduite) et la communauté de formation (en particulier, rôle de l'École polytechnique). Autre phénomène qui a retenu l'attention : le « pantouflage », c'est-à-dire l'évasion des hauts fonctionnaires hors de l'administration. Ce phénomène, dû en grande partie à la médiocrité relative des traitements, affecte de façon inégale les grands corps de l'État. L'Inspection des Finances vient largement en tête (suivie de loin par les Ingénieurs des Mines, le Conseil d'État ...). L'essentiel des départs Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 50 s'effectue vers le secteur privé (en particulier, les banques). Encore que l'on manque d'informations statistiques, on peut croire que les grandes organisations patronales ont également l'habitude de recruter de tels collaborateurs. Ces fonctionnaires sont naturellement choisis pour leur valeur intrinsèque, souvent considérable ; de plus, leur présence est susceptible de faciliter les liens de la firme, ou du groupement, avec l'administration (relations dont la portée est essentielle en période d'économie dirigée). Du fait des amitiés qu'ils ont conservées, mais aussi parce qu'ils ont une connaissance intime de l'administration, qu'ils savent comment établir un dossier et connaissent les limites à ne pas dépasser dans la présentation des demandes. Divers auteurs en ont conclu que, désormais, la machine gouvernementale se trouve orientée dans un sens favorable aux groupes susceptibles d'entretenir des contacts fréquents avec elle (essentiellement, les grandes organisations patronales, dotées d'une bureaucratie experte, et les organismes représentatifs de divers secteurs spécialisés, telles les productions agricoles, les forêts ...). Pour autant que la France, la Grande-Bretagne et d'autres pays européens approximativement comparables soient mis en cause, cette appréciation doit être tempérée de quelques réserves. D'abord, il n'est pas certain que les services spécialisés se fassent les défenseurs inconditionnels de leur clientèle : ils la soutiennent certes, mais non sans avoir la plupart du temps procédé d'eux-mêmes à une première réduction des demandes. Ensuite, ils ne sont pas les seuls en cause et doivent subir le contrôle constant d'autres administrations (les Finances) dont l'imperméabilité à l'égard du secteur privé reste solide et va parfois jusqu'à l'incompréhension de nécessités élémentaires. Sur le plan scientifique, on ne peut raisonner comme si l'Administration formait un bloc monolithique, penchant tout entier d'un côté ou de l'autre. La rivalité des services, et en particulier le contrôle serré des bureaux financiers, sont des données immédiates de la vie politique avec lesquelles il faut compter. Dans l'ensemble, les services administratifs – ne serait-ce que par leur surveillance réciproque – constituent plutôt un frein à la pression des groupes. Il s'agit certes d'une étanchéité relative et non parfaite. Cette supposition tient compte d'une propension des fonctionnaires à accorder des satisfactions aux intéressés dans le but d'éviter les querelles (lassitude, désir de plaire à tel homme politique, esprit de corps, souci de protéger des relations mondaines, connivence technique ...). L'hypothèse, fondée sur un comportement moyen, laisse échapper des cas individuels, Elle a certes été contestée et l'on doit admettre que le « pantouflage » constitue une pratique regrettable. Au surplus, l'introduction directe des intérêts particuliers dans l'appareil gouvernemental ne constitue-t-elle pas un fait nouveau ? 4. L'officialisation des contacts. – Dans une large mesure, les rapports entre l'appareil gouvernemental et les groupes ne sont pas institutionnalisés. Ils se Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 51 déroulent, pour ainsi dire, en marge du fonctionnement officiel de la vie politique. Il existe pourtant une tendance à en faire une pièce officielle du dispositif étatique. Aux États-Unis, par exemple, les commissions des deux assemblées (en particulier les standing committees) tiennent depuis longtemps des audiences publiques au cours desquelles les porte-parole d'organisations, qui ont des intérêts en jeu ou passent pour disposer d'informations utiles, viennent exposer leurs points de vue et sont ensuite interrogés par les commissaires. De telles réunions ont presque toujours lieu dès que les Assemblées traitent d'une question controversée ou concernant un grand nombre de personnes : elles offrent aux groupes de pression une tribune dont la curiosité de certains parlementaires rend parfois la pratique dangereuse. En Suède, on a l'habitude, lors de la préparation des lois, de composer une Commission royale chargée d'étudier la question et de soumettre des propositions au Cabinet. Elle est constituée d'éléments variables : parlementaires, membres des bureaux administratifs et représentants des groupes intéressés. Ces commissions, dont les séances ne sont presque jamais publiques, cherchent à aboutir à des propositions unanimes qui s'analysent nécessairement en un compromis. Le rapport est ensuite soumis à de multiples instances, aussi bien administratives que privées. Dans ce pays, les groupes de pression – des organismes patronaux aux ligues de tempérance – participent donc officiellement à l'élaboration de la loi. En Grande-Bretagne, ces méthodes de consultation sont si employées qu'on a pu qualifier le régime politique de « gouvernement par commissions » (K. C. Wheare). En France, la prolifération de tels organismes au niveau administratif est également un trait de la situation présente. On en recense plus de 4 500 dont les neuf dixièmes établis auprès des administrations centrales. Beaucoup il est vrai, n'ont qu'une activité secondaire et plusieurs n'ont eu qu’une existence épisodique. Sous des titres divers (conseils, comités, commissions ...), ils rassemblent généralement fonctionnaires, experts et représentants des intérêts (désignés ou présentés par les groupes). Certains de ces organismes comportent aussi des parlementaires. Facultative la plupart du temps, la consultation peut être obligatoire pour l'administration (les cas où elle n'agit que sur avis conforme demeurant exceptionnels). Cette méthode de travail, ou « administration consultative », ouvre indubitablement une nouvelle voie d'accès aux intérêts organisés (qui s'est superposée, sans les remplacer aux modes traditionnels de contact). Il est loin d'être acquis qu'elle ait fondamentalement transformé les rapports entre fonctionnaires et groupes de pression, l'officialisation ne supprimant pas, par ellemême, les facteurs de résistance. Cependant quelques-uns de ces organismes (Conseil supérieur des Alcools) ont exercé une influence certaine. Reste à signaler le Conseil économique créé comme une assemblée de style parlementaire par la Constitution de 1946 et repris dans la nouvelle. S'il a procuré Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 52 aux groupes une tribune supplémentaire, d'assez faible résonance d'ailleurs, son action ne paraît pas avoir été appréciable pour l'élaboration et l'exécution de la politique gouvernementale. 5. Autres niveaux d'intervention. – Deux secteurs particuliers de l'appareil étatique doivent être maintenant évoqués : les tribunaux et l'armée. La science politique américaine consacre une large place à l'étude du pouvoir judiciaire et, en particulier, analyse la pression que les groupes s'efforcent de faire peser sur les juges. Dans les pays européens, où la plupart du temps les tribunaux n'ont pas le contrôle des lois, on considère volontiers que la structure et l'activité de la magistrature n'intéressent pas, à proprement parler, l'analyse politique (à l'exception, éventuellement, de la juridiction administrative). Cette position est insoutenable. En aucun pays et à aucune époque, la tâche du juge ne s'est limitée à exécuter purement et simplement les dispositions prises par le législateur : les magistrats interviennent dans l'élaboration des règles d'autorité. Il serait utile d'entreprendre une description systématique des considérations extérieures qui pèsent sur leur travail quotidien (intervention directe des hommes politiques, rôle des instances ministérielles, pression des groupes, sollicitations du milieu social ...). De telles observations valent aussi pour l'armée. On a eu longtemps tendance à la considérer comme un simple instrument d'exécution, entièrement subordonné au pouvoir civil et donc complètement extérieur à la politique. Aujourd'hui, ce schéma ne traduit plus la réalité. Interprétant de façon compréhensive le concept de « défense nationale », l'armée s'intéresse aux secteurs les plus variés de l'action gouvernementale et joue un rôle dans leur fonctionnement : on sait aussi qu'en plusieurs pays, des militaires se sont emparés du pouvoir, ou en contrôlent étroitement l'exercice. En choisissant de telles voies, l'armée s'expose naturellement à la pression des groupes (principalement de ceux à vocation idéologique). De ce point de vue, les événements du 13 mai 1958 sont riches d'enseignements (en particulier rôle de l'Union pour le Salut et le Renouveau de l'Algérie française). En divers systèmes, l'armée possède un prolongement direct dans la société civile : les officiers de réserve ou de complément. Il existe ainsi en France une Union nationale des Officiers de Réserve à laquelle sont affiliées de nombreuses associations de réservistes, constituées soit par spécialité (Association des Officiers de Réserve du Service des Poudres), soit par zone territoriale (Association des Officiers de Réserve de Paris et de la Région parisienne). Leurs liens avec l'armée active sont étroits et traduisent un processus d'influence réciproque : les officiers de réserve forment, il est vrai, un groupe de pression ayant, à l'occasion, des préoccupations strictement matérielles mais reçoivent, dans certaines situations, une orientation de l'armée active ou de quelques-uns de ses secteurs. De ce point de vue, on signalera le procédé des « carrefours », qui traduisent généralement une prise de position politique sans équivoque des réservistes et à la tenue desquels l'armée active s'associait de plusieurs manières. Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 53 V. – Le déroulement de l'action Retour à la table des matières Deux observations préalables. La gestion des groupes ne s'effectue pas toujours sur un mode rationalisé, beaucoup n'ayant pas les moyens matériels indispensables à cet effet. D'où une activité parfois désordonnée reposant sur des concours bénévoles dévoués, mais inexperts. D'autre part, ces organisations n'ont pas une complète liberté de manœuvre : des facteurs objectifs interviennent pour imposer la lutte à un moment et sur un terrain que le groupe n'aurait pas choisis s'il demeurait entièrement maître de sa stratégie. 1. Le choix du moment. – Il n'est que partiellement livré à l'initiative des groupes, mais les mieux organisés d'entre eux laissent rarement passer une occasion favorable. La campagne électorale est l'une des circonstances qui leur permettent de peser sur les dirigeants politiques. Se fondant sur le nombre de leurs adhérents, ou sur leur capacité financière, ils s'efforcent de tirer le plus haut prix des services qu'ils s'estiment en mesure de rendre. Cet appui est probablement de bien moindre portée qu'on ne le pense. Mais les aspirants à un mandat préfèrent limiter les risques : d'où la souscription de nombreuses promesses. Ce serait, au fond, un marché de dupes pour l'élu s'il devait par la suite consacrer toutes ses forces à leur exécution. Il n'en va que rarement ainsi. Quelques engagements, surveillés par des groupes particulièrement puissants, sont suivis d'application (vote de la loi Barangé dès septembre 1951) : en bien des cas, les assurances prodiguées durant la campagne se réduisent à de bonnes intentions (dont on s'efforcera au besoin de prouver la sincérité par le dépôt d'une proposition qui n'aura pas de suite). Autre occasion favorable aux groupes dans les pays à crises ministérielles répétées : la formation du nouveau cabinet. La réceptivité des pressentis se révèle alors considérable : elle ne se maintient pas nécessairement en cas d'accès aux leviers de commande. Une fois les élus en place, les groupes s'efforcent de conserver avec eux des relations continues, qui prennent des formes diverses selon la configuration du régime gouvernemental et les mœurs des assemblées. On en trouve un aspect banal en France dans la participation de parlementaires aux congrès des groupes (manifestations placées sous la présidence d'un des représentants de la circonscription où elle se tient) : évoquons aussi les fameux banquets... Mais ces contacts peuvent avoir, on l'a vu, une assise plus sérieuse. Il va sans dire que, pour les groupes qui y sont admis, l'administration forme un centre précieux de rapports (idéal par la continuité des interlocuteurs ...). Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 54 De tous les services que les dirigeants de ces organismes attendent de telles relations, l'un a une valeur spéciale : l'information sur ce qui se prépare dans les milieux compétents. Il s'agit pour les groupes de ne pas être pris de court, de s'efforcer de détruire dans l'œuf un projet désagréable, et le cas échéant, de mettre au point, à l'avance, un dispositif de bataille. D'où un culte de l'indiscrétion qui, dans plusieurs pays, dont la France, a pris des proportions stupéfiantes : il est presque impossible d'y garder secret le moindre programme. Les fonctionnaires semblent plus hermétiques que les hommes politiques eux-mêmes, mais il faut compter avec les membres des cabinets ministériels, dont beaucoup, désireux de se faire valoir à l'extérieur, n'hésitent pas à laisser filtrer, au besoin par de savantes imprudences, les idées du « patron » et celles des agents placés sous son autorité. Enfin, les groupes interviennent avec le maximum de vigueur lorsque des problèmes qui les concernent sont officiellement posés. Par rapport à la décision politique, ils se trouvent dans l'une des trois positions suivantes : 1° Défensive. – Cette situation se produit beaucoup plus fréquemment qu'on ne le pense. Elle résulte d'un mouvement propre de l'appareil gouvernemental ou de l'agrément par celui-ci de l'initiative d'une organisation rivale. L'acte ou le dispositif envisagé sont parfois d'une importance primordiale : ainsi, menace de nationalisation d'une branche industrielle, ou contrôle d'une profession libérale (telle la médecine) ; ou encore limitation d'une forme d'activité économique (réglementation de la création et de l'expansion des magasins populaires sur la pression du petit commerce) et entraves apportées à la fabrication d'un produit (revendications des producteurs de beurre contre les « margariniers »). Il arrive que les intéressés aient une grande faculté de blocage. Depuis très longtemps, on souligne en France le caractère archaïque de la procédure judiciaire : mais les éléments en cause ont été assez forts pour s'opposer à toute réforme. Il a fallu attendre les ordonnances des 23 et 24 décembre 1958 pour qu'un timide essai de modernisation soit entrepris. Autre exemple : l'organisation vétuste des abattoirs et des circuits de distribution de la viande. 2° Offensive. – Il s'agit pour le groupe d'obtenir de nouveaux avantages ou le développement des anciens. À la vérité, la plupart se révèlent insatiables et considèrent l'acquis comme le tremplin de futures victoires. Mais, contrairement à des affirmations plus polémiques qu'objectives, ils ne sont pas toujours capables d'imposer leurs points de vue particuliers aux pouvoirs. L'offensive peut heurter directement un ou plusieurs autres groupes, soit sur le plan des intérêts matériels (revendications des travailleurs contre les patrons), soit sur celui des positions idéologiques (subventions aux écoles confessionnelles). En divers cas, l'incidence des mesures réclamées est plus diffuse, qu'elles se répercutent sur l'ensemble des consommateurs (garantie de prix des produits agricoles, élévation de la protection douanière), ou qu'elles se diluent dans les Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 55 finances publiques (régime du « forfait » et adoucissement du contrôle fiscal pour les petits commerçants, octroi de subventions aux chantiers navals ...). L'offensive aboutit donc souvent à susciter des réactions défensives chez d'autres : il lui arrive aussi de se dérouler dans l'indifférence de l'opinion. 3° Offensive-défensive. – On entend par là les actions engagées par le groupe pour obtenir le retour à une situation antérieure ou revenir sur les conséquences d'une précédente défaite. Dans la France contemporaine, le cas le plus saisissant en est le démantèlement, deux fois réalisé, de mesures visant à réduire la consommation de l'alcool. Le premier de ces essais fut l'œuvre du régime de Vichy qui, s'inspirant des travaux effectués avant la guerre par le Haut-Comité de la Population, promulgua diverses mesures tendant à limiter l'alcoolisme (dont l'interdiction des apéritifs à base d'alcool et des apéritifs à base de vin titrant plus de 18°, la suppression de la vente de boissons distillées, dans les débits, trois jours par semaine, etc.). Le gouvernement provisoire de la République prit à Alger, en juin 1944, une ordonnance validant les textes anti-alcooliques de Vichy. Dès sa formation, l'Assemblée nationale constituante votait à main levée l'abrogation de ce texte. La proximité des élections de 1951 permit aux groupes intéressés d'obtenir l'abolition des derniers vestiges de cette réglementation (loi du 6 janvier 1951 autorisant à nouveau la publicité pour les apéritifs à base de vin et les liqueurs ; loi du 24 mai rétablissant la liberté de fabrication et de vente pour toutes les boissons précédemment interdites). Un second essai devait être fait par le gouvernement de M. Mendès-France. L'Assemblée nationale déploya une énergie considérable, d'abord pour empêcher les mesures appropriées (en utilisant toutes les ressources de la procédure), ensuite afin d'obtenir l'annulation des textes pris malgré elle (ainsi, le décret du 26 décembre 1954, qui contenait sur le plan fiscal, des dispositions gênantes pour les débitants de boisson et dont l'abrogation fut finalement rétroactive). Dans ces deux cas, le combat fut principalement mené par l'Union nationale des Limonadiers, Débitants de boissons, qui constitue l'une des trois sections professionnelles (sans personnalité civile) de la Fédération nationale de l'Industrie hôtelière de France et d'Outre-Mer. En règle générale, de tels revirements sont plus aisés lorsqu'un gouvernement « ami » succède à un gouvernement « ennemi » (ce qui, en France du moins, n'impliquait pas nécessairement une modification dans la composition des assemblées parlementaires). Observons cependant l'irréversibilité de diverses situations sur lesquelles, même un changement complet de la majorité, ne permet pas de revenir (en 1951, les Conservateurs ont accepté les nationalisations réalisées par les Travaillistes, à l'exception de l'acier et des transports routiers). Les actions offensives semblent avoir à première vue leurs meilleures chances de succès sous un gouvernement « ami » : pourtant, les groupes ont souvent intérêt à prendre date, Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 56 en affirmant des revendications momentanément vouées à l'échec, par l'état présent des forces politiques. Au surplus, des considérations diverses peuvent inciter un gouvernement à considérer avec quelque faveur les revendications d'un groupe dont pourtant les dirigeants le combattent (attitude de ministres socialistes, à l'égard des syndicats patronaux). Quant aux attaques les plus graves, acculant le groupe à une résistance parfois sans espoir, elles ne peuvent guère venir que de gouvernements franchement adversaires, s'inspirant d'une idéologie qui récuse les valeurs de l'organisation, ou entend les subordonner à d'autres objectifs. 2. Le choix du terrain. – Il n'est pas besoin d'insister sur son importance : cependant, la sélection n'est pas toujours à l'initiative des groupes. Ceux-ci sont très rarement aptes à se battre sur les différents terrains. Entrent en ligne de compte la nature et l'importance numérique de la clientèle, le tempérament des dirigeants et l'ampleur des facilités bureaucratiques, la qualité des relations et le jugement de l'opinion. Les groupements patronaux de style « respectable » préfèrent les négociations dans les bureaux aux discussions sur le forum. Les organisations à recrutement massif attendent davantage des parlementaires que des fonctionnaires. La nature du problème en cause importe aussi : il est en tous points plus facile d'exprimer publiquement une revendication sur les salaires, qu'une demande visant à alléger les impôts payés par les sociétés sur les bénéfices de leurs filiales. En principe, la liberté de manœuvre des groupes semble sévèrement limitée par la répartition des compétences à l'intérieur de l'appareil gouvernemental. Cette division du travail n'est pas exclusive d'une certaine fluidité dont divers procédés ont notablement accru le poids (pouvoirs spéciaux conférés par le Parlement au gouvernement pour une durée limitée ; formule de la loi-cadre par laquelle l'assemblée se borne à poser les principes de la matière légiférée laissant aux services administratifs, au besoin sous son contrôle, le soin de prendre les textes d'application, etc.). Au surplus, les divers rouages de la machine étatique ne sont pas sans relations : les parlementaires ont bien des moyens d'atteindre les fonctionnaires et les seconds ne sont pas sans avoir la possibilité en de nombreux cas, d'influencer les premiers (rôle considérable des fonctionnaires détachés auprès des Commissions permanentes des Assemblées). Il arrive qu'un groupe soit assez fort pour imposer une complète modification du terrain, généralement de l'Exécutif au Législatif. L'activité de la Fédération nationale des Syndicats d'Exploitants agricoles durant les années 1956-1957 est un excellent exemple d'un tel transfert. S'étant heurtée à une nette résistance du ministre des Finances, M. Ramadier (appuyé par le président du Conseil, M. Guy Mollet), la Fédération décida de se désintéresser du secteur ministériel et administratif pour concentrer toutes ses forces sur les parlementaires. La même tendance se manifesta tout d'abord sous le Cabinet de M. Bourgès-Maunoury : très irritée de la politique des prix du ministre des Finances, M. Félix Gaillard, la Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 57 Fédération lança une grande campagne d'agitation. Elle écrivit à ses fédérations de province pour leur exposer les périls qui découlaient de la politique ministérielle (diminution attendue du revenu agricole), et elle revendiqua la réunion anticipée du Parlement. Le Cabinet préférant prendre les devants, convoqua le Parlement en session extraordinaire le 17 septembre 1957 : il fut renversé le 30, à propos de la loi-cadre sur l'Algérie, mais les attaques incessantes des organisations professionnelles, et au premier chef celles des paysans, avaient contribué à le discréditer aux yeux d'un grand nombre de députés. Finalement, les paysans obtinrent de M. F. Gaillard, un régime de prix correspondant à leurs souhaits. On sait que, sous la Ve République, la F.N.S.E.A. n'a pas été en mesure d'imposer un tel transfert. Le mécanisme a parfois joué en sens inverse, spécialement à l'initiative des ministres, pour des mesures dont le Parlement hésitait à prendre la responsabilité, ou sur lesquelles il ne parvenait pas à se décider. Malgré d'interminables discussions, les Assemblées, sous les deux premières législatures de la IVe République, se sont révélées incapables d'adopter un dispositif de contrôle des ententes professionnelles, auquel les organisations patronales étaient fort hostiles. Finalement, la loi sur les pouvoirs spéciaux du 11 juillet 1953 a permis, en date du 9 août, de prendre un décret « relatif au maintien et au rétablissement de la libre, concurrence industrielle et commerciale » (de contenu fort modeste) – dispositif d'ailleurs assez symbolique vis-à-vis du capital monopoliste. Un tel transfert peut donc causer des déboires aux groupes : mais la procédure des pouvoirs spéciaux a été appliquée si souvent que les intéressés ont appris soit à se défendre contre elle, soit à s'en servir. 3. Le choix des moyens. – Il dépend à la fois des facultés propres au groupe et aussi du terrain sur lequel il choisit d'opérer, ou est contraint de se battre. D'où l'avantage allant aux groupes qui ont un clavier relativement large. Leur action, du moins quand ils sont rationnellement conduits, se modèle sur les habitudes et les valeurs du secteur considéré. Ainsi n'a-t-il jamais été difficile en France d'obtenir d'un parlementaire la présentation en son nom d'un texte complètement rédigé dans les bureaux de l'organisation en cause. Les groupes bénéficient de cette façon d'un authentique droit d'initiative indirecte (dont certains ne font pas mystère en énumérant dans les journaux corporatifs les textes de l'organisation, qui ont été déposés sur le bureau des Assemblées, avec le nom du, ou des députés responsables). Naturellement, le même service est rendu, et de façon encore plus massive, à propos des amendements. Cette faculté est beaucoup plus restreinte lorsqu'il s'agit de textes dont la rédaction est laissée à des services administratifs. Cependant, le dispositif de l'Administration consultative permet aux groupes de récupérer partiellement le droit d'initiative (présentation au cours d'une séance du Conseil compétent, d'un Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 58 texte parfaitement au point, qui servira éventuellement de base à la discussion, et dont le service intéressé s'inspirera ensuite lors de la rédaction finale). Les développements précédents autorisent à ne pas multiplier les exemples. Une observation toutefois ayant trait à l'action sur l'opinion s'impose. Tant qu'un groupe réussit à agir au niveau ministériel et administratif, il n'a pas toujours un intérêt immédiat à entreprendre une activité d'information et de persuasion : en certains cas, il aura même, sur le plan de l'efficacité, avantage à restreindre son public et à dissimuler soigneusement les avantages acquis. Par contre, dès que l'un d'entre eux est contraint de se battre à visage découvert, l'action sur l'opinion devient pour lui, à plus ou moins brève échéance, un impératif. Et s'il néglige cet aspect du problème, il risque de voir, au jour de l'épreuve décisive, se dérober les soutiens sur lesquels il pensait pouvoir compter. Sous les trois aspects évoqués, l'activité des groupes doit s'adapter aux changements dans les institutions. Cette tâche est complexe : elle sera moins difficile si les modifications s'effectuent à un rythme lent (par exemple, extension des compétences de l'administration). Mais il arrive que la rupture soit brutale : ainsi, l'accentuation du déclin du Parlement provoquée par le passage de la IVe à la Ve République. Des groupes risquent alors de perdre leurs instruments habituels d'influence sans être immédiatement capables de mettre en œuvre d'autres modes d'intervention. Il peut en résulter une phase d'actions violentes susceptibles de se prolonger jusqu'au moment où existera de nouveau un dispositif qui permette de canaliser une pression privée de son point usuel d'application. Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 59 CHAPITRE III RÉSULTATS DE LA LUTTE Retour à la table des matières Il serait aisé de donner un exposé très fourni des succès remportés par ces organismes. Selon leur style et la nature du problème posé, les dirigeants sont prompts à crier victoire, ou au contraire préfèrent minimiser, voire dissimuler les avantages acquis : sur plusieurs plans, le bilan des décisions favorables aux intérêts, demeurerait massif. C'est ainsi que procèdent, généralement, les polémistes tentant d'alerter l'opinion contre certains groupes. Ces présentations oublient de signaler un phénomène : la densité des échecs subis. Sans verser dans le paradoxe, on pourrait aussi analyser le sujet en fonction des revendications non satisfaites, ou des pertes non évitées. Dans la quasi-totalité des pays, le manque de documents sérieux complique l'étude de cette question. On pourrait sans doute en savoir davantage par la seule utilisation des matériaux existants (presse corporative) : ces recherches monographiques viennent à peine de commencer. I. – Critères d'appréciation des résultats De même qu'il ne nous est pas possible de coter numériquement le potentiel d'action respectif des groupes, nous n'avons pas les moyens d'exprimer, en une commune unité, les résultats de leur activité. Parfois la situation est nette : ainsi, lorsque les ligues de tempérance obtiennent une stricte réglementation de la consommation d'alcool, les partisans des écoles confessionnelles font octroyer à celles-ci des subventions publiques et, en sens inverse, lorsque les métallurgistes français ne parviennent pas à empêcher l'institution de la Communauté européenne du Charbon et de l'Acier, les producteurs de betteraves ne réussissent plus à imposer l'introduction d'alcool dans l'essence, etc. Mais, très souvent, l'affaire Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 60 manque d'une telle clarté. Trois éléments d'interprétation au moins doivent être mentionnés. 1. Ampleur des résultats par rapport à l'objectif. – Presque toujours, les responsables des groupes préfèrent dépasser l'objectif réel dans les revendications initiales. Ce procédé, fondement universel du marchandage, sévit particulièrement en matière de revendications chiffrées (prix, traitements, subventions, faveurs fiscales ...). Il devient ainsi difficile d'apprécier de l'extérieur la portée de la décision finale : les dirigeants eux-mêmes agissent souvent avec souplesse. L'étude des réactions des groupes à la mesure prise, livre rarement des matériaux univoques. Beaucoup ont tendance, par principe, à proclamer leur mécontentement des concessions effectuées, ou à présenter celles-ci comme une première étape. Cette dépréciation volontaire trouve sa limite dans le souci de conserver l'estime et la confiance des adhérents. Il arrive donc, à l'inverse, qu'un gain minime fasse l'objet d'une déclaration enthousiaste. Ainsi s'explique que, sur un problème déterminé, des groupes aux intérêts cependant antagonistes, en viennent à crier victoire, chacun vantant les succès obtenus sur des points particuliers. En voici un exemple : les discussions sur le retour des loyers au droit commun, tenues à l'Assemblée nationale en décembre 1957. Tous les groupes affirmèrent avoir remporté un avantage : non seulement les organisations de locataires (dont les thèses étaient au départ assez diverses), mais aussi l'Union nationale de la Propriété bâtie. Il est vrai que, par un balancement assez subtil, la décision prise donnait aux uns et aux autres des motifs de satisfaction. Même observation pour la loi-cadre sur le logement (publiée au J.O. en date du 7 août 1957) : dans le dispositif complexe qu'elle instituait, chaque organisation pouvait trouver des éléments susceptibles de la mettre en bonne posture vis-à-vis de sa clientèle. Habileté manœuvrière, évidemment : mais, pour partie, attitude traduisant de façon concrète la réalité. Soit un grand événement comme la signature du traité de Rome, fondant la Communauté économique européenne. Les groupements à vocation européenne peuvent se déclarer satisfaits. Cependant, le traité a été assorti d'un long délai de réalisation, de multiples clauses de réserve et de sauvegarde dans lesquelles nombre de milieux, et en particulier les agriculteurs, ont trouvé de précieux apaisements. La Communauté se présente comme l'image affaiblie (et même dégradée) d'un processus dynamique d'intégration européenne : elle constitue, authentiquement, un compromis. Or, le compromis est l'un des traits, pas nécessairement ou pas toujours heureux, des régimes pluralistes, soit dans les rapports directs du gouvernement avec les groupes (voir les concessions qu'avait faites aux médecins M. Gazier sur son projet initial), soit dans les arbitrages que prononcent, ou la médiation qu'exercent les Pouvoirs publics, entre intérêts rivaux. Il en découle que les succès Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 61 ou échecs observés se signalent généralement par un critère de relativité. Dans la plupart des cas, on est conduit à parler, en termes nécessairement vagues, de succès plus ou moins grands, d'échec plus ou moins sérieux. Lorsqu'au printemps de 1955, le mouvement poujadiste imposa l'élévation des forfaits et la renonciation au contrôle polyvalent pour les affaires petites et moyennes, il remporta une grande victoire : elle ne fut pas totale, puisque l'amnistie intégrale revendiquée ne se trouva pas accordée. Lorsque les étudiants ne parviennent pas à arracher l'attribution du présalaire, leur défaite est loin d'être complète, car elle s'accompagne d'une élévation du nombre des bourses et d'une augmentation des facilités matérielles de tous ordres consenties. 2. Permanence de la situation. – On peut toujours en appeler d'un échec mais, en sens inverse, les résultats favorables acquis ne sont pas nécessairement définitifs. Ainsi, à ne prendre la situation qu’à un moment précis, on risque de s'exagérer la force ou l'impuissance d'un groupement particulier. Soit le cas des professions qui vivent de la vente de boissons alcoolisées (et surtout les débitants). Jusqu'à présent, leur triomphe auprès des autorités a été grand, presque absolu. L'état des forces et des mœurs politiques paraît garantir à ces relations un caractère durable. Cependant, le dernier mot n'a pas été dit et il est possible que, par des moyens variés (au besoin d'apparence modeste), la cause de l'antialcoolisme fasse quelques progrès. L'ordonnance du 7 janvier 1959 modifiant le « Code des débits de boissons et des mesures contre l'alcoolisme » en prévoit plusieurs : dispositions sanctionnant certains faits, jusqu'alors non punissables ou frappés très légèrement (en cas de récidive de contravention d'ivresse, faculté de supprimer pour un an le droit de conduire un véhicule à moteur) ; interdiction de certains types de publicité de l'alcool (notamment auprès des mineurs ...), etc. Autres démarches gouvernementales allant dans le même sens : l'élévation des droits fiscaux sur les vins, etc. N'oublions pas non plus la propagande du HautComité d'Étude et d'Information sur l'Alcoolisme. Il est possible qu'à la longue, de telles décisions aient un effet appréciable. Des renversements, éventuellement lents, sont donc possibles. En sens inverse, des groupes battus à un moment donné ont eu, dans bien des cas, l'occasion d'une revanche totale ou partielle contre un groupe rival, l'appareil gouvernemental, ou les deux à la fois. Si le mouvement du balancier est trop accusé, il en résulte un esprit de résistance farouche ou de revanche à tout prix, susceptible de donner à la vie politique une discontinuité peu propice à la cohésion sociale (des accords Matignon à la charte du Travail, de la promotion des forces ouvrières en 1944-45 à la non-reconnaissance de la C.G.T. par les ministres et les patrons). 3. Résultat isolé et influence globale. – Si l'on s'en tient à une opération particulière, on risque d'aboutir à une conclusion fausse sur l'action du groupe Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 62 considéré. La Chambre syndicale de la Sidérurgie française a perdu la bataille du plan Schuman : elle reste un puissant instrument d'intervention. Les Anciens Combattants n'étaient pas devenus une force négligeable du seul fait que la réforme monétaire de 1958 avait supprimé la retraite attribuée sous la IIIe République. La Confédération nationale de la Boucherie française pourrait subir quelques échecs partiels sans que l'on puisse pour autant douter de sa faculté de marchandage. En revanche, l'intérêt actuel des Pouvoirs publics vis-à-vis des transports fluviaux ne doit pas dissimuler que depuis cinquante ans au moins, l'influence de ce secteur sur la machine gouvernementale a été extrêmement médiocre. Ce cas est si typique qu'il justifie quelques explications. Sous l'action des chemins de fer, et dans une moindre mesure, des transporteurs routiers, les transports fluviaux sont généralement considérés en France comme un mode périmé de liaison : d'où l'extrême faiblesse de leur part dans les budgets publics. C'est là une vieille tendance dont les manifestations s'observent dès la fin du XIXe siècle. Il en résulte pour le pays une voie d'eau dont l'infrastructure archaïque et les méthodes d'exploitation arriérées entraînent un retard de plusieurs décennies sur nos partenaires du Marché commun (Allemagne et Benelux). Or, des spécialistes qualifiés estiment que, pour le transport des pondéreux, la voie d'eau modernisée conserve un important avantage sur le chemin de fer électrifié. Mais jusqu'à présent, les autorités sont demeurées sourdes à ce point de vue comme le montre la répartition des crédits d'investissement. Un seul chiffre pour cet aprèsguerre : de 1946 à 1952, le réseau fluvial n'a bénéficié au total que de 15,2 milliards de crédit (soit une moyenne d'un peu plus de 2 milliards par an), représentant le 1/25 des sommes allouées à ce titre à la S.N.C.F. durant cette période. Résultat (que plusieurs déclarent préjudiciable à notre industrie lourde) : sur 8 500 kilomètres de voies navigables, 1 100 seulement sont accessibles à des chalands de grandes dimensions (et 1 600 ne le sont qu'à ceux de moins de 200 tonnes). Le Marché commun a obligé à revoir le problème. Le Comité régional pour l'Aménagement et l'Équipement du Bassin lorrain, par exemple, a créé une Commission des Voies navigables qui défend l'établissement d'une liaison moderne Rhin-Méditerranée (dont le tracé soulève par endroits des rivalités considérables). Il semble que les autorités soient actuellement décidées à faire un effort. À supposer que les assemblées et les bureaux tiennent un peu plus compte que par le passé des revendications de l'Association nationale de la Navigation fluviale, on ne pourra pourtant classer celle-ci parmi les groupes qui influencent habituellement et fortement le choix économique des autorités politiques. Tels sont les critères sur lesquels s'appuie l'analyse des résultats acquis. C'est en face d'un tel bilan que l'on pourrait juger objectivement de la puissance et de l'influence des groupes de pression ; son établissement ne pourra résulter que de travaux patients à peine ébauchés. Est-il possible de présenter dès maintenant, à Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 63 titre d'hypothèse de travail les facteurs qui paraissent déterminer la situation et son évolution ? II. – Facteurs de la situation Retour à la table des matières Nous en distinguerons trois séries : le jeu des forces politiques dans ses rapports avec l'appareil gouvernemental ; la distribution des intérêts plaçant le groupe considéré en face d'indifférents, de rivaux ou d'alliés ; les réactions de l'opinion (soit sur une question spécifique, soit sur la conduite générale des affaires publiques). Une organisation qui contrôle parfaitement ces facteurs est bien placée pour accomplir son programme : c'est, en gros, le cas des associations d'Anciens Combattants. En sens inverse, toute faiblesse sur l'un de ces trois facteurs apparaît susceptible de provoquer ou de faciliter l'échec. 1. Le jeu des forces politiques. – Il s'agit en premier lieu de l'accueil réservé par les partis aux revendications des groupes. D'où pour ces derniers, l'importance de l'action sur les parlementaires. Mais d'autres secteurs de l'appareil gouvernemental entrent en ligne de compte avec, parfois, une influence décisive. Raisonnant sur le cas de son pays, un auteur anglais, S. Finer, a cru pouvoir poser des règles simples. Considérons les projets d'un ministre que l'organisme intéressé s'efforce de combattre par pression sur le Parlement. En premier lieu, le groupe a chance de vaincre s'il réussit à rassembler contre le ministre non seulement l'opposition, mais une fraction suffisante du parti au pouvoir : dans une situation de ce type, un ministre dut renoncer à un projet qui augmentait la contribution des enseignants à leur caisse de retraite (1956) et un autre à un projet diminuant certains avantages financiers attribués aux pêcheurs (1955). Le groupe est beaucoup moins bien placé si le ministre est en mesure d'ajouter le concours de l'opposition à celui des députés de son parti qui l'appuient sur le problème en cause : en 1956, le ministre put rejeter diverses prétentions des transporteurs routiers (qui entendaient poursuivre jusqu'au bout le démantèlement de l'œuvre de nationalisation), en s'appuyant sur le refus des travaillistes. La situation la plus courante est celle où la question considérée engendre un alignement partisan : ministre et son parti d'un côté, opposition de l'autre. Le ministre dispose d'une grande liberté de manœuvre. Il peut choisir de faire certaines concessions à l'opposition : celle-ci les tiendra pour bienvenues car l'arithmétique parlementaire peut, à tout moment, réduire à néant ses prétentions. Avec ses propres partisans, le ministre entretient des relations plus complexes : l'ampleur des sacrifices qu'il acceptera va dépendre de facteurs nombreux et pour partie impondérables. Dans un tel cas, les facultés du groupe restent soumises à indétermination jusqu'à l'issue de la bataille. Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 64 Aucune présentation de ce type ne pouvait être envisagée dans un système aussi fluide que celui de la France sous les IIIe et IVe République. On met volontiers en cause le nombre des partis, mais il est au moins aussi important de noter le caractère socialement composite de leur électorat (plusieurs milieux économiquement homogènes ayant l'habitude, pour des raisons idéologiques, de distribuer leurs suffrages entre des partis politiquement adversaires, sinon entre toutes les formations existantes) Le groupe connaît sa plus grande force lorsqu'il n'existe pas de division claire et rigide sur ses revendications. Ou, si l'on préfère, lorsque chacune des formations partisanes recrute de façon appréciable dans la clientèle du groupe ou espère y parvenir. Les groupes sont sensibles aux possibilités que leur ouvrent de telles circonstances. Rappelons que le bénéfice de cette situation n'est pas nécessairement perdu, même si, en fait, les dirigeants, malgré les affirmations de principe, penchent dans un sens politique particulier. En définitive, l'établissement de liaisons exclusives ou trop étroites avec un parti, ou un ensemble de partis, n'est pas, de prime abord, un facteur toujours favorable (cas du syndicalisme ouvrier en France et dans plusieurs autres pays). En France, de nombreuses couches socio-économiques trouvent des appuis pratiquement sur tous les bancs de l'Assemblée (agriculteurs, petits commerçants, artisans ...). La volonté de ne s'aliéner a priori aucune de ces catégories, conduit même les partis à transiger sur leur idéologie fondamentale : ainsi, la défense de la petite propriété paysanne par les communistes et, plus encore, l'appui inconditionnel qu'ils apportent aux revendications du petit commerce. On pourrait en dire autant pour des groupes comme les bouilleurs de cru et les débitants de boissons (l'élément le moins perméable à leurs revendications sous la IVe République ayant été le M.R.P.). Par contre, comme l'a marqué avec perspicacité Georges Lavau, les groupements à vocation désintéressée sont généralement moins bien placés de ce point de vue et se trouvent souvent défavorisés par le caractère idéologique des partis français : il est assez rare que les questions dont ils s'occupent ne soient pas de celles qui provoquent un alignement partisan. Toutes choses égales, ces groupes ont probablement une force supérieure dans les régimes à partis faiblement marqués par l'idéologie où il reste possible de jouer sur plusieurs tableaux (États-Unis). La situation est différente lorsque les revendications des groupes provoquent une division (même si ceux-ci tentent de l'atténuer par des proclamations d'apolitisme ou éventuellement des mesures plus concrètes …). Il en va ainsi presque nécessairement à propos des demandes qui passent pour être celles des grandes affaires ou des riches : une question comme la « décote » sur stocks sépare les partis à l'Assemblée car elle intéresse surtout les affaires de dimensions appréciables. Les problèmes sociaux se résolvent souvent dans le même sens : le vote du Fonds national de Solidarité sous le gouvernement de M. Guy Mollet Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 65 divise la gauche et la droite. C'est normalement dans cette catégorie qu'entrent la plupart des activités des groupes à vocation idéologique. La concurrence des partis joue en de nombreux cas comme facteur de renforcement des organisations considérées. Ainsi quand la clientèle d'un groupe est disputée par deux ou trois formations de style voisin : par exemple aux élections de 1951, le combat pour la clientèle catholique entre R.P.F., indépendants et M.R.P. (et en sens inverse la lutte pour les voix laïques entre les diverses fractions de la gauche). Il en résulte nécessairement intransigeance et surenchère. La tendance qui gagne l'élection se voit ensuite obligée d'agir de façon rapide et brutale, en négligeant les accommodements qui, sans désarmer l'adversaire, atténueraient l'amertume de sa défaite. Mais la victoire ainsi acquise est instable. Sans doute convient-il de ne pas s'exagérer les conséquences de ce clivage partisan. Nombre d'avantages acquis sont totalement ou partiellement irréversibles (ainsi, la législation sociale). Même en matière idéologique, la séparation entre les formations n'est pas dépourvue de fluidité (spécialement du fait de celles qui se veulent centristes) : jointe à des considérations de tactique parlementaire, cette propriété peut faciliter le maintien d'un dispositif malgré des transformations dans l'assiette des assemblées (loi Barangé sous la dernière législature de la IVe République). Enfin, un parti au pouvoir devient assez volontiers empirique, ce qui le conduit, pour des raisons variées, à traiter avec modération l'adversaire qui, le cas échéant, n'hésitera pas à se rapprocher du vainqueur et à témoigner d'opportunisme dans ses rapports avec lui. En dehors des attaches partisanes, interviennent diverses résistances tirées du fonctionnement de l'appareil gouvernemental. En voici quelques-unes. D'abord, l'existence de dispositions (constitution, règlement des Assemblées ...), qui entravent l'exercice des prérogatives parlementaires. Un seul exemple : la réglementation du droit d'initiative financière des députés. En dépit de plusieurs biais permettant de tourner les normes instituées, la IVe République, spécialement dans ses dernières années, avait largement amoindri cette faculté. L'article 40 de l'actuelle Constitution parachève le mouvement en décidant que « les propositions et amendements formulés par les membres du Parlement ne sont pas recevables lorsque leur adoption aurait pour conséquence, soit la diminution des ressources publiques, soit la création ou l'aggravation d'une charge publique ». D'autre part, il faut compter avec la volonté du ministre lui-même : homme politique, il est nécessairement sensible aux pressions des électeurs, mais chef d'un département ministériel, il ne peut manquer de tenir compte des vues des fonctionnaires. Autre élément : la position dont témoigne éventuellement sur la question, le Cabinet dans son ensemble. Sensible à l'opinion, le Premier Ministre sera parfois tenté d'adopter une position plus souple que son ministre des Finances (lequel parera éventuellement au risque en agitant la menace de sa démission). Toutes choses égales, la stabilité ministérielle peut pousser les responsables à une Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 66 plus grande prudence à l'égard des revendications particulières : rendant moins difficile de « personnaliser » les erreurs ou les abus, cette situation conduira, peutêtre, les ministres à plus de sévérité dans la sélection des demandes. Reste enfin l'Administration. Son rôle est considérable. D'abord, elle intervient directement lors de la préparation des projets présentés par les ministres, ou celle de leur riposte éventuelle aux propositions des parlementaires. Cette pesée se trouve naturellement portée à son plus haut point en cas de pouvoirs spéciaux octroyés au Cabinet. De plus, les bureaux assument en permanence l'exécution des mesures prises. En divers milieux, on a souvent reproché aux hauts fonctionnaires français de mépriser, sinon de saboter, les souhaits de la majorité parlementaire, surtout lorsqu'elle est orientée à gauche. La charge est excessive. Les ministres ont tout de même les moyens d'obtenir l'obéissance de leurs collaborateurs élevés : en particulier, ils ont la prérogative de choisir, et donc de déplacer à leur guise les plus hauts fonctionnaires. L'argument de la sanction n'est peut-être pas le principal élément en cette affaire. Lorsqu'un ministre a des idées claires et un plan précis qu'il manifeste la volonté d'appliquer sans défaillance, les hauts fonctionnaires, dans l'ensemble, suivent le mouvement. Mais il n'en est pas toujours ainsi. Trop souvent, le ministre n'a pas de programme propre : d'où, pour compenser ce vide, l'exercice d'une activité un peu désordonnée susceptible de compromettre des efforts menés de longue date par les fonctionnaires, mais non de susciter le respect et l'acquiescement de ces derniers. D'autre part, la pratique de la délégation de signature (aux membres de cabinet, mais aussi aux chefs de service) ne va pas sans précipiter et approfondir cette abdication. La résistance de l'Administration a revêtu des formes multiples : retard systématique dans la prise des décrets d'application de textes votés par le Parlement (entre tant d'autres, la loi cadre sur le logement), ayant pour résultat de différer la mise en œuvre des conquêtes parlementaires de groupes et parfois finalement d'annuler celles-ci. La marge de manœuvre des fonctionnaires paraît d'autant plus grande que cette application se situe à un niveau plus technique (règlements d'hygiène, règlements sur la sécurité des installations électriques ...). Les vieilles administrations témoignent parfois d'un grand entêtement à propos de ce qu'elles considèrent comme la défense de l'intérêt public : les régies fiscales s'efforcent de limiter au minimum les concessions faites par les assemblées aux revendications de groupes, et reviennent constamment à la charge pour combler une faille de la législation, ou obtenir une disposition rigoureuse. On ne saurait présenter les services comme de simples outils d'exécution : ils ont leurs propres conceptions qu'ils s'efforcent de faire partager aux ministres (et par des biais divers, aux parlementaires), et qu'ils tentent, le cas échéant, de mettre en œuvre de leur propre mouvement. En un sens, l'extension des tâches des cabinets ministériels est une réaction des hommes politiques contre cette puissance de l'Administration qui, pour s'exercer souvent dans le sens de l'intérêt public, n'est exclusive, ni de maladresse et Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 67 d'incompréhension des situations sociales, ni d'un certain culte de la routine et du précédent. Cet état d'esprit s'est naturellement étendu aux services publics organisés sous forme autonome, et en particulier aux grandes entreprises publiques qui sont vraiment à la charnière des organes de l'État et des groupes de pression. On a pu citer l'exemple de l'une d'entre elles dont les dirigeants, soucieux de moderniser l'appareil de production et d'accroître sa rentabilité, entendaient rayer de la liste de leurs fournisseurs les affaires de dimensions réduites (ce qui revenait à les contraindre à s'intégrer à un ensemble plus grand, ou de reconvertir leur activité). Or, la liste serait longue des organismes autonomes, ou semi-autonomes, capables de mener une action correspondant à leur appréciation propre de la situation (évoquons seulement les pouvoirs d'un Office des Changes ...). L'Administration est donc puissante. Cependant, un facteur limite sa capacité de résistance : les rivalités intra-administratives qui constituent l'un des traits les plus marquants, les plus universels et les plus mal connus des mécanismes modernes de gouvernement. Leurs raisons d'être sont multiples. Les unes tiennent à de simples oppositions de personnes. D'autres, ont un fondement plus substantiel et par conséquent permanent. L'une des plus évidentes est celle qui sépare les « économistes » et les « financiers », les premiers reprochant aux seconds de tout subordonner à l'orthodoxie budgétaire (au détriment de l'équipement, de la croissance, de l'harmonie sociale). Autre ligne de division : les « financiers » et les « ingénieurs », les premiers accusant les seconds d'un goût pervers pour l'innovation technique, même inutile, et les seconds décrivant les premiers comme guidés par des réactions de boutiquier. D'où la formation de clans, – ou, comme disent certains, de cliques – facilitée, surtout dans le deuxième cas, par la différence des Écoles qui assurent le recrutement de ces agents. Ajoutons de façon encore plus large, la tendance de chaque service « dépensier » à défendre sa clientèle contre les organismes contrôlant la distribution des fonds. Cette notion de « clientèle » est importante car le fonctionnaire s'intéresse fatalement à ceux qu'il rencontre souvent : la communauté de préoccupations facilite la compréhension... Il en résulte, pour les groupes habiles et bien placés, la possibilité de trouver toujours des défenseurs, ou au moins des interlocuteurs attentifs, dans un secteur donné de l’Administration. Il reste pourtant que ces bonnes dispositions seront souvent amoindries et parfois annulées dans leurs conséquences par l'intervention d'un autre service. 2. La distribution des intérêts. – C'est là le second des facteurs qui commandent les résultats acquis. Son importance est capitale. En principe, il n'existe aucune revendication d'un groupe de pression qui ne touche un autre secteur de la communauté. Il en va nécessairement ainsi pour Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 68 toutes les demandes ayant, directement ou indirectement, des incidences matérielles. Au niveau des activités idéologiques ou moralisatrices, le conflit ne serait évitable que si les citoyens témoignaient d'une unanimité de vues sur le problème considéré, ce qui, dans une société pluraliste est inconcevable. On s'explique ainsi que la formation et l'activité de groupes idéologiques aillent généralement par couple d'acteurs s'opposant diamétralement (défense des écoles libres-laïcité ...). Considérons par exemple les discussions sur la politique à suivre aux ÉtatsUnis, du printemps de 1940 à Pearl Harbour. Elles engendrèrent la formation de nombreux groupes, de tendances contraires. D'un côté, les interventionnistes dont les uns préconisaient seulement une aide aux alliés (Committee for peace through the revision of the neutrality Law et Committee to Defend American by aiding the Allies) et d'autres réclamaient une déclaration de guerre à l'Allemagne (Fight for freedom Committee). À l'opposé, les non-interventionnistes : les uns à clientèle restreinte (le German American Bund, à tendances ouvertement pro-nazies, le Christian Front d'allure antisémite, l'American Peace Mobilization créée par les communistes, qui lutta contre l'intervention jusqu'au 22 juin 1941), les autres, à rayonnement plus vaste, qui aboutirent à la création le 4 septembre 1940, d'un puissant organisme America First (dont une partie des membres combattit farouchement contre l'institution du prêt-bail). Il arrive que la formation d'un groupe ne provoque pas, en matière idéologique, l'émergence d'un rival, soit parce que la nouvelle formation est dérisoire, soit parce que le combat se situe sur un autre plan (partis politiques contre « suffragettes » dans plusieurs des pays où le droit de vote était contesté aux femmes), soit parce que la loi empêche la propagande publique en faveur de certaines idées (en France, interdiction de la propagande raciste ...). Dans des cas de ce genre, l'action emprunte éventuellement d'autres canaux que le groupe de pression proprement dit : sociétés secrètes, organisations terroristes, ligues para-militaires, etc. Au total, il est rare en ce domaine que la riposte ne s'exerce pas. Par contre, une analyse, même rapide, laisse le sentiment qu'il n'en va pas de même au plan des revendications matérielles. Fréquemment, les demandes d'une catégorie de citoyens n'ont pas pour conséquence de léser les intérêts particuliers d'un autre groupe, mais de peser sur la communauté tout entière. C'est le cas de celles qui se concrétisent par un appel aux finances publiques ou plus généralement, entraînent une incidence sur les dépenses et recettes de l’État. Il en va ainsi spécialement en matière fiscale : chaque groupe ne s'intéresse qu'à ses propres affaires et ignore, ou feint d'ignorer, les démarches du voisin ou de l'adversaire (sauf pour en tirer un argument en faveur de sa propre thèse). Les Ligues de contribuables n'ont d'autre objectif que d'obtenir la détaxation ou des privilèges pour des catégories déterminées. On pourrait faire des observations analogues pour l'octroi de subventions. Lorsqu'une lutte s'ébauche, fréquemment en termes vagues, elle s'inspire davantage du souci, souvent à Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 69 fondement idéologique, de lutter contre un groupe ou une catégorie déterminée, que de défendre le Trésor public : d'un côté, le « gouffre » de la sécurité sociale ou des nationalisations, le parasitisme des fonctionnaires « budgétivores », de l'autre, la soumission aux « trusts » de l'appareil financier gouvernemental, la volonté de faire payer les « riches ». Mais qui dénonce la sécurité sociale admet des subventions aux productions structurellement inutiles ; qui conteste la fraude commise par les grandes sociétés considère que cette notion n'est pas applicable aux dissimulations des petits et des moyens. Le bien de la communauté n'a rien à voir dans de telles attitudes qu'inspire la sauvegarde d'intérêts matériels, de positions idéologiques, de tactiques électorales. On n'a jamais vu de groupe de pression de l'intérêt public... Autre lacune : la défense du consommateur. Réserve faite du secteur coopératif, il n'y a pas d'association qui soit capable d'organiser, sur une base puissante, la lutte contre la hausse des prix. On peut même observer entre les divers groupements une étrange connivence qui fut jadis mise en lumière par la Conférence du Palais-Royal (juillet 1946), où, contrairement à l'attente un peu naïve du gouvernement, tous les intéressés – paysans, industriels, agriculteurs... – s'entendirent au détriment du consommateur. On dira que, finalement, tout le monde se retrouve au même niveau relatif. Ce serait oublier les couches souffrantes ou déshéritées : vieillards ; catégories non syndiquées ou faiblement organisées : travailleurs à domicile... En réalité, au cas de revendications à incidence diffuse, le seul obstacle est constitué par l'appareil gouvernemental. Or, par construction même, le Parlement est mal placé pour organiser une telle résistance. L'analyse du fonctionnement des institutions oblige à écrire que seul l'Exécutif, appuyé sur l’Administration, est apte à imposer les limitations commandées par l'intérêt général. S'il faillit à sa tâche, il n'y a pas de mécanisme de remplacement. La question se modifie lorsque les revendications d'un groupe touchent directement les intérêts d'un autre. En matière économico-sociale, un tel affrontement constitue une éventualité fréquente et nous retombons ainsi sur le cas (normal en matière de positions idéologiques), de groupes qui se surveillent étroitement et consacrent une bonne part de leurs forces à se combattre. La lutte revêt souvent un aspect bipolaire. On en trouve les manifestations déjà signalées dans tous les secteurs de la vie économique et sociale. Production de biens matériels (producteurs de la métropole et de l'outre-mer, producteurs de betteraves et importateurs de pétrole, textiles naturels et synthétiques) et fourniture de services (chemins de fer et transporteurs routiers). Concurrence entre les entreprises selon la dimension de l'exploitation (« gros » et « petits » livreurs de céréales, grands magasins et petits détaillants), ou sa nature (secteur privé et coopératif). Professions libérales : insatisfaction de la médecine générale – les « omnipraticiens », à l'égard des spécialistes accusés de vouloir dominer les Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 70 organisations professionnelles ; luttes entre les médecins et les assurés sociaux sur la tarification des soins. Rapports du travail : patrons et ouvriers, mais aussi travailleurs entre eux (dans nombre de pays, attitude défavorable des autochtones à l'égard de la main-d'œuvre étrangère avec parfois, une arrière-pensée de discrimination raciale). Il arrive que le combat prenne un aspect triangulaire. En France, la classique rivalité beurre-margarine recouvre trois intérêts : producteurs de beurre « fermier », fabricants de beurre « laitier » selon des procédés d'esprit industriel, margariniers (soit à concurrence de 80 % la société Astra du groupe Unilever). Les deux produits beurriers s'unissent contre les corps gras d'origine végétale, mais les partisans du beurre « laitier » sont favorables à une reconversion de la production fermière qui léserait des intérêts disposant d'une puissante protection politique. D'où des manœuvres subtiles qui ont provisoirement abouti à une tolérance réciproque. Lorsqu'elle est possible, l'union renforce la capacité d'influence. Ainsi au Comité national routier (groupant 98 % des transports par route à longue distance), s'est opposée, sur le problème de l'adoption d'un nouveau tarif, une Conférence nationale des Usagers des Transports (celle-ci, rassemblant les grandes industries privées utilisatrices ainsi que trois grandes entreprises nationalisées, et entendant aussi s'attaquer, à l'occasion, à d'autres modes de transport dont la S.N.C.F.). Autre exemple plus ancien : l'association réalisée avec succès en 1945 par la C.F.T.C., les associations familiales et les mutualistes contre la C.G.T. (qu'appuyait le ministère du Travail), pour obtenir le principe de l'autonomie et de la spécialité des Caisses d'Allocations familiales. L'existence de rivalités ouvre sans doute aux gouvernants d'appréciables facultés de manœuvre dont on pourrait envisager qu'elles soient utilisées pour imposer une solution d'arbitrage conforme aux intérêts du pays. Mais il arrive souvent que les autorités, hésitant à choisir, se réfugient dans l'immobilisme. Ou, pis encore, qu'elles tentent de donner satisfaction à tout le monde par l'intervention d'une variable supplémentaire : les finances publiques. De ce point de vue, la politique dite de coordination des transports offre ample matière à réflexion. 3. Réactions de l'opinion. – On partira d'un exemple – l'extension de la Faculté des Sciences sur le terrain occupé par la Halle aux Vins. Après diverses péripéties, l'affaire a tourné à la complète satisfaction des scientifiques dont les revendications ont été soutenues par la quasi-totalité de la presse et un très fort concours d'opinion. Pourquoi ce succès? Tout le monde était d'accord quant à la nécessité de développer les locaux de cette Faculté. Mais fallait-il construire en banlieue un édifice vraiment adapté aux nécessités de ce temps ou demeurer au Quartier Latin et pour cela, exproprier le négoce du vin ? Il y avait certainement matière à hésitation, notamment pour ce qui est du coût de l'opération. L'habileté des organisateurs de la campagne à son stade final a été de simplifier le problème en opposant l'état tragique de la science Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 71 et le désintéressement de ses porte-parole à la cupidité des marchands de vin : d'un côté, l'avenir du pays et les besoins de ses élites, de l'autre une profession prête à toutes les manœuvres pour conserver ses privilèges. Dès lors, quiconque eût préconisé le transfert hors du centre de Paris de la Faculté des Sciences, comme on l'a fait dans bien des capitales étrangères, aurait été dit à la solde des négociants. Nombreux sont les groupes qui, pour des raisons morales, bénéficient d'un préjugé favorable : Anciens Combattants, Résistants et Déportés, Malades... Toutefois, cette sollicitude n'est acquise que si les intéressés arrivent à briser le mur du silence : l'innombrable cohorte des « économiquement faibles », la masse des petits rentiers ruinés par l'inflation n'y parviennent guère. D'où l'indifférence de la société à l'égard de leurs misères, D'autre part, le soutien accordé n'est pas nécessairement durable : il risque d'être supprimé si, à tort ou à raison, le public estime la juste mesure dépassée. Au printemps de 1936, les grévistes bénéficiaient d'un appui de la population qu'avait profondément bouleversée la révélation de la condition lamentable imposée à beaucoup de travailleurs : à l'automne 1938, le vent avait tourné. En tant que force capable de ralentir l'action des groupes, l'opinion doit être étudiée sous deux aspects : l'attachement à certaines valeurs sociales, le jugement porté sur un problème particulier. On sait qu'elle est loin d'obéir toujours à des considérations rationnelles, qu'elle est capable d'emballements et de revirements rapides, qu'elle se fonde souvent sur une information partielle ou partiale. Telle qu'elle existe, telle qu'elle se forme ou qu'on la déforme, l'opinion représente un facteur avec lequel les groupes doivent compter. Beaucoup des auteurs qui ont étudié la vie politique anglaise soulignent le rôle qu'y jouent certaines croyances : en particulier l'idée qu'il existe un « intérêt public » dépassant les intérêts particuliers. Comme il est de règle dans une société pluraliste, les positions diffèrent sur le contenu de cette notion : chacun est cependant convaincu qu'elle a une réalité et doit être respectée. Conclusion : pour justifier une mesure, il ne suffit pas de dire qu'elle est « bonne pour le commerce » : il faut aussi établir qu'elle est « bonne pour le pays » (en utilisant l'un des critères communément acceptés comme signe du bien public : par exemple, le plein emploi). Autre trait du caractère anglais : le respect des procédures constitutionnelles et de la légalité. Ce peuple est trop évolué pour accepter l'idée que la loi est toujours conforme à la justice : mais, tant qu'elle existe, chacun doit la respecter. Dans une telle atmosphère, on comprend le tort qu'ont pu faire à la cause du syndicalisme et plus particulièrement au Labour Party, plusieurs grèves déclenchées de façon « sauvage » (au besoin sans l'avis préalable et contre le sentiment des instances supérieures) et conduites sans tenir compte des conséquences que le mouvement pourrait avoir sur la vie du pays. L'opinion agit également par le sentiment qui l'anime, à un moment donné, à l'égard des revendications particulières d'un groupe déterminé. L'un des facteurs Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 72 qui ont entraîné la défaite des sidérurgistes dans leur lutte contre la C.E.C.A. a été le renom défavorable attaché au Comité des Forges, dont ils étaient les successeurs. En sens inverse, les remarquables performances techniques de la S.N.C.F. lui valent un prestige certain. III. – Difficultés dans l'exploitation des résultats Retour à la table des matières En bien des cas, la victoire remportée par les groupes de pression sur le plan politique se suffit à elle-même : ainsi, quand l'objectif de l'action est d'obtenir une subvention publique et que celle-ci est inscrite au budget. Il reste toujours possible que l'avantage conquis suscite chez d'autres citoyens protestations et rancœurs susceptibles elles-mêmes d'engendrer un mouvement de contestation, puis un retournement de la situation. Ces faits demeurent conformes au schéma déjà tracé. Par contre, il y a des cas où le succès politique ne parvient pas à garantir une réussite complète et même n'arrive pas à éviter l'échec. L'organisation a convaincu le gouvernement de la justesse de son point de vue et obtenu les mesures souhaitées : mais la réalité s'oppose en quelque sorte à la décision prise qui se trouve ainsi totalement ou partiellement privée de ratification dans les faits. Voici un exemple dans l'ordre idéologique. La lutte contre la discrimination raciale aux États-Unis et, en particulier, la ségrégation scolaire. À diverses reprises, les organismes de défense des noirs ont obtenu des instances supérieures (président, Cour suprême ...), des dispositions capables de hâter l'égalisation des statuts : plusieurs d'entre elles pourtant, n'ont été que très incomplètement appliquées. C'est le cas type d'une décision en avance sur les mœurs : la répartition des souverainetés qui découle du fédéralisme, permettant souvent de systématiser et de renforcer les réactions spontanées des secteurs de l'opinion hostiles au rapprochement des conditions. De ce point de vue, est instructive l'analyse des procédés par lesquels plusieurs États ont pratiquement annulé l'application du 15e amendement (interdiction de discriminations raciales dans le droit de suffrage). Sur le plan des batailles économiques, le meilleur exemple dont en dispose est celui des prix agricoles. Les paysans ont appris à leurs dépens qu'il ne suffit pas d'une décision gouvernementale, pour triompher des conditions naturelles ou des réactions du marché. Ainsi la loi du 10 juillet 1933 fixant le prix minimum du blé à 115 francs le quintal fut un succès politique, suivi d'un échec économique. La taxation engendra des fraudes au détriment des producteurs, de nombreux meuniers effectuant des achats au-dessous du cours légal. Ceux-ci cédant la farine aux boulangers au prix officiel (ou éventuellement avec une certaine ristourne), réalisèrent souvent d'appréciables bénéfices. Le jeu du marché a annulé la disposition adoptée. Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 73 L'inefficacité relative de diverses formes d'aide gouvernementale contraste avec le secours que vaut aux producteurs une conjoncture de rareté (même si elle résulte en partie de manipulations artificielles). Très significative est à cet égard l'évolution du marché du vin durant les années cinquante, spécialement pour les vignerons languedociens. Pendant des années, malgré de multiples dispositifs de soutien et le recours à la distillation des excédents, le niveau des prix a connu un profond marasme. La situation change brutalement à l'automne 1957 par suite de la médiocrité de la récolte qui permet une forte poussée spéculative. Perceptible dès la campagne 1956-1957, mais encore très faible, la hausse s'accentue à partir de juillet 1957 pour atteindre en novembre, des montants records : les prix à la propriété vont jusqu'à tripler et même (au maximum) à quadrupler. Au mois de juillet 1958, le mouvement se renverse et une profonde baisse s'amorce et se développe. On en revient alors à l'aide de l'État dont les services mettent au point le ne plan de réglementation et de soutien du marché du vin. Ainsi une insuffisance, réellement marginale, de la production, vaut-elle aux producteurs des prix étonnamment élevés alors que l'action de l'appareil gouvernemental ne leur assure pas, dans la plupart des cas, le minimum indispensable de rentabilité. Les producteurs n'ont alors d'autre remède que d'exiger des autorités un concours encore plus grand. On passe d'une simple taxation à une garantie d'écoulement. D'autres considérations interviennent alors pour limiter l'octroi d'un tel régime : en particulier, son coût pour les finances publiques. Certes, aucun groupe de pression ne s'oppose comme tel aux demandes des vignerons : mais l'Administration, et spécialement les « Finances » pèsent de toutes leurs forces pour éviter la création ou l'extension de semblables dispositifs. Autrement dit, les producteurs n'obtiennent pas le quantum d'aide qui permettrait de surmonter l'influence adverse des conditions naturelles et du marché : d'où l'obligation pour eux de reprendre continuellement la lutte. Ainsi s'explique la position actuelle de certains milieux ruraux (en particulier, le Centre national des Jeunes Agriculteurs) : ayant constaté l'inaptitude de la pression politique à empêcher la dégradation de la condition paysanne, ils déclarent souhaitable de préférer à la défense des prix agricoles par l'État une politique spéciale d'investissements et une participation au reclassement de la population agricole excédentaire. La situation est encore plus claire lorsque les intérêts d'un autre groupe sont en jeu. Depuis longtemps, le petit commerce, mène, en France et ailleurs, une lutte sévère contre les formes modernes de la distribution (grands magasins d'abord, puis monoprix, devenus magasins populaires, camions-bazar, etc.), Dans ce combat, il a marqué de nombreux points : institution à l'encontre des « gros » d'une fiscalité discriminatoire et même contrôle très strict de la création et de l'extension de certaines formes de la distribution. Cependant, la part du commerce« rationalisé » dans le chiffre d'affaires total s'accroît (l’augmentation du volume des ventes au détail bénéficiant surtout aux grands magasins et maisons à Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 74 succursales multiples. Certes, les Pouvoirs publics auraient la possibilité de prendre des mesures bloquant encore plus efficacement la concentration en matière commerciale. Mais leur liberté de manœuvre trouve des limites dans l'existence d'organismes comme la Fédération nationale des Entreprises à Commerces multiples dont la puissance ne saurait être négligée. De façon générale, tous les groupes se battent contre les aspects de l'évolution qui leur sont défavorables. S'agissant d'un mouvement de fond, il leur est possible, grâce aux autorités, de réaliser un freinage mais non un renversement. Aucune pression des producteurs de blé, ou des boulangers ne saurait faire que l'amélioration du niveau de vie n'entraîne la diminution de la consommation de pain au profit de celle de la viande et des fruits. Tôt ou tard, les faits prennent leur revanche. Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 75 CHAPITRE IV PLACE DANS LA VIE POLITIQUE Retour à la table des matières Le fonctionnement de la vie politique implique le recours à des« mythes » ou à des « boucs émissaires ». Les régimes de dictature en font un usage systématique. Dans les régimes démocratiques, les partis ne dédaignent pas d'y avoir recours, ne serait-ce que pour éviter l'argumentation objective et rationnelle qu'ils sont souvent incapables de fournir aux citoyens. Or, l'on tente aujourd’hui en divers milieux, d'implanter dans l'esprit du public l'image d'un lobby omniprésent et tout-puissant. Que des faits ou des situations isolés justifient cette position n'est pas contestable : est-il pour autant légitime de conclure à une colonisation globale de l'appareil gouvernemental ou, ce qui revient au même, à l'exercice d'une pression irrésistible par les intérêts coalisés sans distinguer entre la force respective de ceux-ci ? La vie politique dans son rythme de courte et de longue période se réduirait-elle à des groupes, manipulant à leur guise l'opinion publique et l'ensemble des gouvernants ? I. – Essai d'appréciation générale Pour le citoyen moyen (et l'observateur de métier, quand il se laisse aller à ses inclinations personnelles), l'activité de nombreux groupes (revendications exprimées, ton utilisé pour les défendre, moyens mis en œuvre pour les appuyer), a quelque chose d'insupportable. N'oublions pas pourtant qu'en plusieurs cas, ces organismes soulèvent des questions dont, en tout état de cause, la communauté aurait à se préoccuper. Si les groupes de pression présentent des dangers, ils rendent aussi des services : leur puissance connaît des limites. 1. Évaluation des demandes. – Partons d'un problème qui suscite des polémique : la construction des routes. On comprend que beaucoup aient à cœur de Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 76 critiquer les modes de pression utilisés à diverses reprises par les défenseurs des activités routières et en particulier les transporteurs. Cependant, un réseau routier adéquat constitue, pour le pays, un actif d'intérêt national aux incidences profondes sur la vie économique (mise en valeur du territoire par une industrialisation décentralisée qui s'écarte au besoin des axes de la voie ferrée ; expansion du tourisme, français et étranger ...). Or, l'automobiliste qui parcourt les diverses régions sait fort bien que sur plusieurs liaisons, l'entretien, faute de crédits adéquats, est devenu insuffisant. Quant aux autoroutes qu'on accuse parfois d'avoir compromis la construction de logements, un simple coup d'œil sur la carte montre que leur réalisation est à peine ébauchée – ce qui ne revient pas à préconiser qu'elles aient priorité, sur les autres projets sociaux (problème des arbitrages). Autrement dit, il apparaît souhaitable de bien distinguer la demande d'une adaptation des routes aux besoins de notre époque et les tactiques suivies pour en promouvoir la matérialisation. Allons plus loin : en beaucoup d'occasions, l'appareil gouvernemental serait tenu de prendre en considération des problèmes déterminés, même s'il n'existait aucun groupe pour en faire l'objet de revendications particulières. Soit la question déjà signalée du Marché commun. Il est vrai que les organisations professionnelles ont pesé sur les autorités responsables pour obtenir des aménagements et des sauvegardes. En tout état de cause, les négociateurs français auraient-ils pu négliger les difficultés que vaudrait à l'agriculture et à diverses branches industrielles, l'application intégrale du schéma envisagé. II est inutile de multiplier les exemples : l'élargissement des responsabilités économiques et sociales de l'État entraîne inévitablement l'augmentation des matières dont, en aucun cas, il ne saurait se désintéresser. On pourra bien, il est vrai, énumérer des revendications fort étrangères, sinon même complètement opposées, aux besoins du pays et au bien-être de l'ensemble des citoyens. Il paraît raisonnable de s'attendre à ce que la liste en varie selon les auteurs : divergences dont la source la plus solide réside dans une interprétation différente de l'intérêt public. Caractéristique des sociétés pluralistes, cette relativité doit être perçue, sinon pour dissiper les oppositions, du moins pour établir leur origine. Peu de notions ont été et demeurent aussi utilisées dans la langue courante que celle d'intérêt général, peu ont été moins analysées par la science politique. Une étude rapide établit que son contenu effectif – ou si l'on veut, l'ensemble des représentations mentales qui la constituent – est essentiellement variable. D'une civilisation à l'autre, d'une catégorie de citoyens à l'autre, les hommes ont compris différemment les impératifs susceptibles de régir la vie de la communauté et de constituer la pierre de touche des actions particulières. Il est difficile de spécifier les facteurs qui déterminent ces positions. Entrent sans aucun doute dans ce complexe les grandes idéologies morales et sociales, les sentiments religieux, mais aussi le poids des facteurs géographiques, la considération des avantages Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 77 matériels... Il est certes permis de critiquer telle conception de l'intérêt commun : ce ne peut être qu'à partir d'une autre conception, c'est-à-dire d'une morale, d'une idéologie, d'une religion ou d'une volonté égoïste. Aucune société ne saurait subsister sans avoir de tels critères pour fonder la participation de chacun aux charges publiques, assurer l'arbitrage entre les activités ou prétentions rivales, imposer aux individus et aux groupes le respect des normes d'intérêt national. La formule voulant que le bien public découle de la totalisation des préoccupations particulières est pure démagogie : son application intégrale conduirait à la dissolution de la vie sociale. D'un autre côté, l'intérêt public n'est pas nécessairement opposé aux intérêts privés : on peut même prétendre qu'au moins dans certaines limites, il s'en nourrit. Si ces formules sont aisées à exprimer sur le papier, il est difficile de les traduire en pratique. On obtiendra par exemple un assez large assentiment en déclarant matière d'intérêt général la protection de la santé publique. S'agissant d'augmenter les moyens des instituts chargés de lutter contre le cancer, beaucoup se déclareront favorables. Supposons que les spécialistes rendent irrécusable la liaison entre le cancer du poumon et le fait de fumer des cigarettes. L'État devra-t-il alors engager la lutte pour obtenir que les citoyens s'abstiennent de fumer ou réduisent leur consommation ? Qu'en pensera la Fédération des Planteurs de Tabac qui, dans son dernier Congrès d'avril 1959, déplorait que le Français moyen fumât moins que l'Européen et redoutait que la dernière hausse de prix entraînât une baisse des achats ? Intérêt particulier certes, mais cette production revêt une importance considérable pour un grand nombre de foyers ruraux (spécialement dans les départements du Sud-Ouest). Qu'en pensera le ministre des Finances qui tire des ressources fort appréciables de cette habitude ? Enfin, qu'en pensera le consommateur lui-même... Certains prétendent que de tels problèmes, insolubles en termes généraux, trouveraient aisément une solution au niveau de cas précis. Ainsi estiment-ils possible d'établir à partir de la comptabilité nationale, que le percement du tunnel routier sous le mont Blanc constitue pour le pays un pur gaspillage. Faisons à la dite comptabilité beaucoup plus de confiance qu'elle n'en mérite encore et admettons qu'elle se révèle capable de nous aider à réaliser un degré convenable de cohérence dans l'action économico-sociale des autorités : on peut alors nous montrer que tel projet n'est pas conforme à la maximation du bien-être, compte tenu des hypothèses adoptées. Cependant, le choix d'autres bases donnerait un autre système de cohérence. Or, la sélection de ces hypothèses (par exemple, ampleur et orientation de l'investissement net), résulte d'un calcul volontaire dans lequel entre au premier chef la vision que les responsables se font du destin national. Elle comporte certes des éléments rationnels (ainsi, prévisions sur le développement de la circulation automobile) : mais elle englobe aussi des motifs d'ordre idéologique ou moral (souci de ne pas accabler la génération présente qui, Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 78 après tout, mérite quelque considération). C'est à partir de telles options que le tunnel sous le mont Blanc trouve ou perd sa légitimité. Ces observations ne veulent nullement déprécier la notion d'intérêt public sans lequel une société va à la dérive : elles prétendent seulement montrer son caractère conventionnel et exprimer par là la difficulté d'établir une hiérarchie entre les diverses revendications. 2. Dangers de l'activité des groupes. – On ne saurait contester que ce bilan est souvent lourd pour la communauté : il semble qu'il en soit ainsi pour la France contemporaine. La conséquence la plus sérieuse est peut-être le discrédit de la notion même d'intérêt public. Sans doute, les hommes politiques et les partis (qu'une concurrence effrénée n'a cessé de pousser à la plus extrême démagogie), portent-ils une grande responsabilité dans cette dégradation. Mais les groupes ne sauraient s'exonérer d'une large participation à ce processus. La brutalité mise à identifier au bien du pays les revendications les plus égoïstes, comme l'acharnement déployé pour obtenir des gouvernements « amis » la satisfaction intégrale des demandes présentées, ont conduit beaucoup de Français à considérer que, sous de belles paroles, l'attitude des autorités publiques vise toujours à défendre et enrichir la faction dominante. L'idée même qu'un gouvernement puisse témoigner d'une quelconque impartialité à l'égard des divers intérêts en présence et ne pas sacrifier systématiquement les uns aux autres a quasiment disparu de l'esprit public français. Même dans le cas où elle est sincère, l'invocation du bien public passe pour une habileté tactique ou une mystification. Les conséquences en sont nombreuses : ainsi l'extrême difficulté et peut-être la quasi-impossibilité de construire un système fiscal moderne où le prélèvement sur le revenu relègue à un rang secondaire l'impôt sur les prix. L'effort actuellement entrepris en divers milieux pour démanteler le système des droits successoraux est l'indice de la volonté des catégories dominantes de s'inspirer uniquement de la défense de leurs intérêts propres. Certains seront tentés de contester la gravité du problème en observant que les efforts des groupes s'annulent réciproquement. Ce n'est pas toujours le cas. Si beaucoup d'organisations professionnelles se battent à armes égales (« betteraviers » et « pétroliers », chemins de fer et « routiers » ...), la rivalité qui caractérise tant de secteurs n'est pas exclusive d'inégalité. Inégalité dans la représentation tout d'abord. Dès le départ, en l'a vu, diverses catégories (vieillards, petits rentiers, travailleurs à domicile ...), sont affectées d'une nette infériorité. On observe le même décalage sur le plan territorial : jusqu'à maintenant, ce sont les régions déjà les mieux équipées qui ont fait l'utilisation la plus étendue des multiples facilités ouvertes au titre de la décentralisation industrielle et de la Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 79 reconversion. Mais aussi, inégalité dans la puissance : les porte-parole des cultures, industries et professions dotées de moyens puissants disposent ainsi de l'avantage que garantit, en tant d'occasions, l'emploi judicieux de l'argent (excellence de l'organisation ...). Enfin, au sein même d'une catégorie donnée, il arrive que les « gros » s'abritent derrière les « petits » : quand le gouvernement manifeste le désir de taxer les grandes exploitations agricoles, la Fédération intéressée traite aussitôt de « défi au bon sens » la discrimination envisagée. Ces propos n'affaiblissent pas la portée des observations déjà faites sur la rivalité entre les groupes. L'existence d'un rival, même relativement faible, est toujours un handicap par rapport aux situations où les demandes ne suscitent aucune contestation. Un danger subsiste pour le mieux organisé : que l'autre parvienne à s'assurer l'aide du secteur gouvernemental. L'inégalité est dès lors l'un des motifs qui poussent tant de groupes à rechercher le concours de la puissance publique : c'est pour eux le seul moyen de la compenser. Les groupes abusent volontiers de leurs facultés. Il faut suivre avec attention l'évolution de l'opinion à l'égard de la grève dont tant de catégories font usage. L'un des traits de ce phénomène à notre époque est de peser directement sur la vie d'individus et de collectivités extérieurs au conflit. D'où l'impopularité certaine des grèves de médecins, de professeurs (cours et examens), de juges, etc. Les travailleurs échappent à cette réprobation : cependant, certains arrêts dans les services nationalisés, qui nuisent à une masse d'usagers financièrement bien moins pourvus que les grévistes, risquent de connaître la même défaveur. Encore s'agit-il là de manifestations ostensibles : or, les groupes abusent aussi de leur puissance par des moyens occultes dont certains contraires à la légalité (corruption) ou en marge de ce que la morale courante tolère. Et rien n'est changé à l'affaire si ces actes sont finalement moins nombreux que le public ne l'imagine couramment. D'où le reproche que beaucoup font aux groupes – leur aspect le plus critiquable selon certains : la dissimulation d'un grand nombre de leurs activités ou, en termes neutres, l'absence de publicité qui les caractérise. Le chercheur qui, en beaucoup de cas, se voit refuser toute documentation (y compris la communication des statuts !), serait fort mal placé pour contester cette position. Il est évident que tout développement de l'information demeure susceptible de renforcer l'esprit démocratique dans le fonctionnement des institutions. Il faut pourtant convenir que l'organisation d'une publicité satisfaisante en pareille matière soulève des problèmes complexes et n'a reçu nulle part encore de solution complète. En quelques pays, on a tenté de surveiller par la « bande » certains aspects de cette activité occulte (contrôle des dépenses électorales et obligation pour les partis de publier leurs comptes annuels). Sans entrer dans une discussion de ces mesures, observons que la plupart du temps leur application demeure partielle et insuffisante (dans la République fédérale allemande, seuls les socialistes fournissent – et de façon incomplète – les informations sur la provenance des ressources exigées par l'art. 21, al. I, de la loi fondamentale). Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 80 L'ensemble de ces critiques paraît impressionnant : on ne saurait pour autant oublier qu'en bien des cas les groupes remplissent des fonctions utiles, voire indispensables. 3. Fonctions des groupes. – Partons de la politique économique et financière où elles sont manifestes. On peut en recenser trois séries. D'abord, la fourniture d'une information complète et circonstanciée concernant la situation : faute d'une documentation appropriée, les responsables des services administratifs sont susceptibles de commettre des erreurs graves sur le sens et le contenu des mesures à prendre, ou des rectifications à apporter en cours d'exécution. Or, les dirigeants des organisations professionnelles sont souvent les mieux placés pour procurer ces données. En second lieu, l'acquiescement des intéressés aux mesures envisagées : en trente ans d'économie dirigée, les bureaux ont appris la difficulté, sinon la quasi-impossibilité, de faire totalement abstraction du consentement de ceux que touche ou concerne une décision isolée ou une politique. Les dirigeants du groupe rendent de grands services en acceptant d'exposer l'action entreprise à leurs adhérents et de leur en recommander l'exacte application. Il arrive de plus que cet accord ne suffise pas et que la participation active des intéressés se révèle indispensable à la mise en œuvre (réalisation d'un effort particulier d'exportation dans un secteur déterminé). Avec des variantes tenant aux caractéristiques des problèmes, on peut considérer que l'accomplissement de tout ou partie de ces fonctions est, selon le cas, utile ou indispensable dans tous les secteurs de l'action gouvernementale. Il serait vain de dissimuler qu'à tous les stades, cette coopération comporte des dangers pour les services qui en bénéficient. L'information est rarement impartiale et l'acquiescement-participation ne va jamais sans quelques concessions. Cependant, les fonctionnaires paraissent les moins mal placés pour faire la part du feu. Au surplus, il n'y a pas de solution de remplacement. Il ne serait pas difficile, d'ailleurs, d'énumérer des exemples de réussite d'une telle collaboration (le développement de la production rizicole en Camargue, par exemple). D'une façon plus générale, les organisations rendent à la communauté le service de canaliser et de « rationaliser » des aspirations et mouvements qui, sans elles, prendraient souvent une forme désordonnée et violente, aux conséquences imprévisibles. L'erreur est de penser qu'en supprimant ou en réglementant le groupement, on mettrait fin aux revendications de portée idéologique ou matérielle qu'il exprime. La marche des événements, lorsque les dirigeants, débordés par des agitateurs extrémistes, ne contrôlent plus la situation, devrait pourtant donner à réfléchir (dans le passé, les émeutes viticoles du Languedoc qui nécessitèrent l'envoi de la troupe). On pourrait certes citer des cas où l'incitation est venue d'en haut. Est-ce pourtant une erreur de considérer que, généralement, l'appareil central (surtout s'il prend une forme bureaucratique), tend à jouer un rôle modérateur et se trouve le mieux à même de négocier la cessation du conflit sur la base de l'inévitable compromis ? Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 81 La défense des intérêts d'une collectivité par un groupe fortement organisé renforce certes, la capacité de pression de l'unité : en même temps, elle la canalise dans un sens qui facilite le marchandage et finalement un règlement pacifique. Rousseau avait peut-être raison en proscrivant les sociétés particulières, mais l'une des conditions de la démocratie lui semblait être un « État très petit où le peuple soit facile à rassembler et où chaque citoyen puisse aisément connaître tous les autres » (Contrat social, liv. III, chap. IV). Dans nos grandes sociétés industrialisées, l'organisation est la seule voie ouverte au citoyen pour faire entendre son opinion et exposer ses préoccupations. Nous ne pouvons pas plus revenir à une société individualiste qu'à l'ère des diligences et de l'éclairage à la chandelle. 4. Poids des groupes sur la vie politique. – On aurait pu douter de sa réalité même en considérant les mesures adoptées à la fin de 1958 pour assurer le redressement du franc. Plusieurs groupes considérés comme très puissants voyaient s'effondrer en un instant le résultat d'un long effort de pression (indexation pour les grands produits agricoles). À première vue, la liste des intérêts directement ou indirectement lésés semblait impressionnante. Une analyse plus poussée montrerait, certes, une réelle sélectivité dans l'audace gouvernementale. Non seulement, les couches aisées se trouvaient moins frappées que les autres, mais, de plus, de subtiles distinctions étaient opérées entre les travailleurs. Autre trait de l'opération : l'absence de négociations avec les intéressés. En bien des secteurs, les autorités se comportaient comme si les groupes de pression n'existaient pas. Depuis, la roue a tourné : après une phase d'indifférence sereine, les autorités, inquiètes du climat social, ont marqué le désir de se rapprocher des catégories en cause. Très vite des concessions ont été faites (assurés sociaux), ou des compensations, au moins partielles, accordées (paysans). D'autres ont suivi en plusieurs domaines. Phénomène plus marquant encore : le souci gouvernemental de revenir à la négociation. Des instructions ont été données aux super-préfets afin qu'ils maintiennent dans leur région un contact étroit avec les organisations professionnelles. Et depuis lors, en de nombreux cas, le pouvoir a en fait témoigné à l'égard des groupes de bien plus de souplesse et de compréhension que l'intransigeance des déclarations officielles ne conduisait à l'envisager. Ce retour à la tradition invite à un essai d'évaluation du poids des groupes sur la vie politique. Un premier aspect du problème, relativement simple, est de dégager ce qu'il est permis de considérer comme des« abus » aux termes de la philosophie économicosociale dont prétendent s'inspirer les responsables du pouvoir. La seule étude du rapport de la Cour des Comptes pour les exercices 1955 et 1956 ouvre sous cet angle bien des perspectives. Ainsi en va-t-il des passages consacrés aux opérations effectuées par les différents fonds d'assainissement des produits agricoles (viande, Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 82 lait, viticulture ...), et aux interventions sur divers marchés. La Cour insiste aussi sur le gaspillage des deniers publics entraîné par l'octroi de subventions à des organismes dont, même avec ce concours, il n'a pas été possible de prolonger l'activité (Moteurs Salmson et Société des Schistes bitumineux d'Autun, par exemple) ; elle souligne les irrégularités commises dans la passation de nombreux marchés. Inutile de multiplier les exemples : savoureuse par bien des côtés, la lecture de ce document est affligeante pour le contribuable. Autre source d'information édifiante sur la puissance de certains groupes : les rapports annuels de la Commission de Vérification des Comptes des Entreprises publiques. Cette Commission qui, sur des problèmes graves, semble prêcher dans le désert, démontre implicitement la force de marchandage considérable du personnel de ces entreprises à l'égard des autorités. Au total, un volume serait nécessaire pour établir les modalités par lesquelles les catégories intéressées (des producteurs de blé aux constructions navales, de la distillation de l'alcool aux caisses de soutien des produits d'outre-mer) ont pesé sur les finances publiques. Un second aspect du problème est l'influence générale des groupes sur les grands secteurs de l'activité gouvernementale. Elle est certainement marquée dans l'ordre de la politique économique et financière : le protectionnisme interne et externe qui a longtemps caractérisé l'économie française est, en grande partie, le résultat de l'action des organismes professionnels. Sur ce point, les rapports du Service des Études économiques et financières du ministère des Finances (spécialement celui sur les comptes provisoires de la nation des années 1951 et 1952) apportent des éléments significatifs : sans recevoir de démenti sérieux, le Service a pu affirmer qu'il n'existait plus en France que fort peu de marchés réellement libres (« foisonnement des réglementations, des protections avouées ou occultes... »). Cependant, ce dispositif protectionniste, fruit de multiples manœuvres convergentes, a subi à l'époque la plus récente quelques coups sévères. Face aux réactions prudentes et conservatrices des milieux professionnels, le dynamisme de divers secteurs de l'Administration a marqué des points. Tout compte fait, il n'apparaît pas que la puissance des groupes ait jamais été aussi marquée dans l'élaboration et l'exécution de la politique étrangère, spécialement au niveau des grandes options (Pacte atlantique, intégration européenne ...). La constellation des forces politiques, l'intervention de quelques puissantes personnalités (Jean Monnet), les réactions globales de l'opinion publique, semblent avoir exercé l'influence majeure : situation non exclusive de l'intervention sur des problèmes précis, de milieux spécialisée – financiers, économiques, syndicaux... – et de divers groupes, dont les Anciens Combattants. Les intérêts nord-africains ont lourdement pesé sur l'appareil gouvernemental et cela depuis longtemps (ainsi, au temps du Front populaire, lutte contre le projet Blum-Violette visant à une modeste extension du droit d'accès à la citoyenneté française). Sous la IVe République, ils sont parvenus à bloquer toute solution Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 83 évolutive. Si l'incapacité de ce régime à résoudre correctement la transformation du statut de plusieurs territoires fut la cause principale de sa chute, les groupes algériens (et d'autres avant eux ou avec eux), y ont fortement contribué. Reste à mentionner l'influence des groupements à vocation idéologique. Plusieurs de ceux-ci, aux ressources modiques, ne disposent que d'un rayonnement limité : d'autres au contraire, exercent une action appréciable et parfois considérable. Aujourd'hui, les milieux « scientifiques » agissent sur la répartition des crédits disponibles au titre de la recherche et de l'enseignement (action parfaitement légitime, mais dont les sciences humaines peuvent éprouver des déboires) : la perspective des applications du travail des savants aide considérablement, il est vrai, cet essai de persuasion, désintéressée dans son principe. L'action des défenseurs de l'école libre ne saurait être oubliée : elle trouve son point d'appui principal dans la répartition des forces au sein du Parlement, Le rôle de semblables groupes ne réside-t-il pas dans la consolidation et l’exploitation d'une situation de force qui se dégage, plus ou moins approximativement de la composition des Assemblées ? Reste enfin un troisième point : le poids global des groupes sur le fonctionnement et l'orientation de la vie politique. On est conduit à l'évoquer à cause de l'insistance de beaucoup d'entre eux (appartenant à tous les secteurs des relations sociales), à se prononcer sur des problèmes extérieurs à leur compétence. Cette intrusion, que l'on dénonce parfois avec vigueur, est pratiquement inévitable : la liaison entre des phénomènes en apparence éloignés (niveau des exportations et donc de l'activité d'une branche, et politique étrangère à l'égard d'un pays), lui donne souvent légitimité. D'autre part, compte tenu de l'apathie du citoyen à l'égard des problèmes gouvernementaux, il n'est pas mauvais en soi que les grandes catégories économico-sociales expriment des points de vue sur les questions d'importance nationale (sous réserve de ne pas oublier qu'en dépit de ses prétentions le « sommet » ne traduit pas toujours fidèlement les opinions de la « base » ...). Est-il possible d'émettre un jugement sur le sens de cette orientation ? Diverses présentations récentes en exagèrent probablement la portée. Posons une question : la troisième victoire consécutive des Conservateurs sur les Travaillistes a-t-elle eu quelque lien commun avec les manœuvres de groupes de pression ? N'a-t-elle pas traduit des positions et des aspirations qu'aucun groupe particulier, si puissant soitil, ne pourrait réussir à inspirer ou à manipuler... Qui, en France, ramènerait à une activité d'organismes de pression les grands mouvements du Front populaire et de la Libération ? Autrement dit, la vie politique obéit à des impulsions, éventuellement rythmiques, qui loin de découler de l'activité des groupes, en conditionnent l'efficacité. Voici donc la conclusion que nous proposons. Profitant de leur force politique, divers groupes parviennent à bénéficier de situations abusives dont le bilan cumulé Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 84 sur les finances publiques est parfois lourd. D'autre part, ils exercent une action appréciable sur le fonctionnement de l'activité gouvernementale, généralement pour protéger l'ordre de choses existant : et sur de nombreux points (progrès technique), patrons et ouvriers n'ont pas nécessairement des réactions dissemblables. Pourtant, cette influence, variable selon les secteurs, n'est jamais totale et se trouve parfois remise en question brutalement ou par voie d'évolution insensible. Enfin, les groupes concourent à la formation générale de l'opinion et de l'orientation politique avec une intensité qui dépend des circonstances et des problèmes : elle est également fonction de l'audience et de l'appui qu'ils obtiennent des divers segments de la machine gouvernementale (administration, armée ...). L'un des résultats les plus sûrs de leurs démarches reste indirect et involontaire : le démantèlement de la notion d'intérêt public, plus exactement le discrédit dont elle est affectée auprès des membres de la communauté. Action au total considérable, mais qui demeure loin de représenter l'ensemble de la vie politique : qui se limiterait à étudier les groupes ne donnerait qu'une vue partielle du combat pour le pouvoir. II – Validité du schéma pour d'autres formes de société Retour à la table des matières La catégorie « groupes de pression » a été forgée pour rendre compte de la vie politique dans les sociétés industrialisées de type occidental : c'est uniquement dans ce contexte que l'on en a assuré la mise en œuvre et éprouvé l'utilité. Cependant, à une époque récente, on a voulu l'étendre à des sociétés différentes : compte tenu des dimensions et de l'esprit de cet ouvrage, on se limitera à évoquer de tels essais. Les pays communistes, d'abord. En certains d'entre eux, les Universités font désormais une place à l'analyse sociologique telle que la conçoit l'Occident : c'est le cas de la Pologne. Or, une fois écarté ce qu'ils appellent le dogmatisme dans les recherches sociales, des savants polonais ont pu observer l'action d'organismes défendant des intérêts particuliers (dont le nombre et l'énergie vont croissant à mesure que la planification et la gestion se décentralisent et que la bureaucratie se réduit). Ces groupes collaborent à la préparation des actes législatifs fondamentaux et fournissent des avis aux commissions spécialisées de la Diète. On souligne également le rôle important de groupes non économiques, au premier rang desquels l'Église catholique qui a obtenu l'introduction de l'enseignement religieux dans les écoles de l'État toutes les fois où la majorité des parents d'élèves d'une classe déterminée le réclame (d'où la récente formation à Varsovie d'une Association de soutien de l'École laïque). Cependant, les analogies ainsi relevées ne doivent pas masquer les différences entre les deux types de sociétés (en Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 85 Pologne, par exemple, rôle de direction exercé par le parti ouvrier qui se prononce autoritairement sur les priorités à établir entre les intérêts ; absence de plusieurs des méthodes utilisées par l'Occident ...). De telles études ont été également effectuées en Yougoslavie : les résultats n'en sont pas fondamentalement différents. Les pays non encore ou faiblement industrialisés, ensuite. Nombreux sont les auteurs autochtones à affirmer que le concept « groupes de pression » convient également à ces sociétés. Nous manquons encore des analyses monographiques susceptibles de légitimer un tel jugement par un recensement précis des analogies et des différences. Un cas qui retient particulièrement l'attention est celui des sociétés en voie de transition où coexistent les formes anciennes et modernes de l'organisation sociale. Tel est aujourd'hui, entre tant d'autres, le cas du Liban. On y observe le jeu des groupes de pression traditionnels (les grandes familles d'assiette féodale et les communautés religieuses) et d'associations issues de nouvelles conditions sociales (celles de commerçants et industriels, les syndicats de travailleurs, etc.). Mais on constate aussi, et le point est important, la présence d'intérêts non enfermés dans une structure quelconque et ne disposant pas de moyens d'expression propres : les étudiants, les ruraux attirés par les villes et n'y trouvant pas de situation stable... (éléments prêts à s'associer à n'importe quel mouvement de foule). La combinaison de ces éléments d'âge si divers contribue à donner à la politique libanaise l'aspect complexe qui est le sien. Reste à évoquer le problème de la société internationale et des relations qui y prennent place. Grosso modo, on peut y observer à deux niveaux, des phénomènes analogues à ceux décrits dans cet ouvrage. D'abord, au plan des États isolés : chacun d'entre eux subit de façon plus ou moins intense la pression de forces extérieures. La structure et les modes d'action en sont très divers : groupes d'allure nationale, mais assez puissants pour étendre leur influence au delà des frontières de leur pays d'origine (grandes affaires capitalistes comme les sociétés pétrolières) ; groupes dont le recrutement possède une base internationale (les organisations de patrons, comme la Chambre de Commerce internationale ou de travailleurs, comme la Fédération syndicale mondiale). On note aussi de tels efforts au niveau des organisations intergouvernementales (l'O.N.U. et ses agences spécialisées ...), qu'il n'est plus permis de considérer comme un simple instrument des politiques nationales. Si elles devaient, par la suite, acquérir un authentique pouvoir de décision (impliquant soumission de la minorité à la majorité), ce qui n'est encore que l'exception, une intensification des pressions qu'elles subissent déjà, ne manquerait pas de se produire. Dans l'état présent de la théorie politique, on ne peut se prononcer de façon péremptoire sur la légitimité et la valeur heuristique d'une telle extension de la catégorie« groupes de pression », mais il est déjà notable que le problème soit posé. Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 86 CONCLUSION Retour à la table des matières Le tableau des groupes de pression que l'on vient d'esquisser ne comporte-t-il pas de sérieuses lacunes ? Beaucoup seront probablement tentés de le penser en évoquant les nombreuses catégories que cet ouvrage n'analyse pas (mouvements de résistance contre une puissance occupante) ou ne fait que mentionner (ligues paramilitaires). Portant sur les organismes d'information, de noyautage et de combat, étroitement associés aux événements de la période la plus récente, ce silence, reconnaissons-le, a de quoi surprendre. Il est indispensable de le justifier. En principe, l'intégration de ces phénomènes dans le cadre tracé ne soulèverait pas de difficultés particulières. Il suffirait d'élargir les objectifs des groupes jusqu'au renversement par la violence de l'ordre établi. La liste des instruments devrait embrasser le recours à l'émeute et les diverses tactiques de subversion. Dans cette perspective, l'armée devient l'une des voies d'accès les plus efficaces ou, si l'on préfère, l'un des points essentiels d'application de la pression. Des liaisons, qui ne sont pas à sens unique, s'établissent alors entre des militaires en service actif et les représentants de ces groupements. L'assimilation est d'autant plus plausible qu'en plusieurs cas il n'existe pas de solution de continuité entre les démarches dans le cadre du régime et les tentatives visant à le dominer ou à le renverser. L'essai de persuasion par les moyens habituels ayant échoué, on en vient au soulèvement insurrectionnel, considéré comme la dernière carte. En voulant introduire des distinctions dans un tel processus, ne court-on pas le danger d'une séparation arbitraire et artificielle ? Deux motifs pourtant ont conduit à accepter ce risque. Le premier tient aux difficultés de la documentation sur de pareils sujets. En dépit de la publication de multiples travaux journalistiques, les données élémentaires de la question font encore défaut. Pourtant, l'argument n'est pas décisif. En appliquant à ces problèmes les techniques, lentes il est vrai, de l'investigation scientifique, il serait sans aucun doute possible d'aboutir à des explications plus solides que les affabulations si souvent répandues. Rares sont aujourd'hui les questions sur lesquelles une équipe de chercheurs qualifiés ne serait pas en mesure d'apporter des éléments de valeur. Jean Meynaud, Les groupes de pression, (1960) 87 Le deuxième obstacle demeure, au moins pour l'instant, plus difficile à vaincre : il touche à la cohérence théorique de l'analyse. La catégorie « groupes de pression », telle que l'a forgée la science politique contemporaine, est-elle apte à accueillir les réseaux et autres organismes clandestins, les groupements d'autoprotection et les « services d'ordre », les dispositifs armés mis en place pour résister au gouvernement par le fer et le feu... Cette extension n'aboutirait-elle pas à enlever toute portée à un instrument d'étude qui a fait ses preuves pour la description et l'évaluation de la politique courante ? Les spécialistes anglo-saxons considèrent volontiers que partis et groupes de pression suffisent à traduire les luttes autour du pouvoir, les premiers tentant de le conquérir et les seconds de l'influencer. C'est une position probablement réaliste pour les pays dans lesquels s'affirme un consentement général sur le jeu des institutions gouvernementales et où prévaut globalement le souci de la légalité. S'il n'en est pas ainsi, cette présentation dualiste ne convient plus. En prenant avec quelques autres la responsabilité d'introduire dans la science politique française la notion de « groupes de pression » – approximativement dans l'acception et, donc, dans les limites que lui donnent les auteurs anglo-saxons – nous avons toujours eu le sentiment qu'elle ne suffit pas à embrasser la totalité des rivalités et combats qui se manifestent dans la sphère gouvernementale de pays comme la France. Elle s'applique beaucoup mieux aux affaires quotidiennes qu'aux changements révolutionnaires. Les événements de ces dernières années rendent cette incapacité éclatante : par bien des côtés, un organisme comme l'Union pour le Salut et le Renouveau de l'Algérie française, échappe aux cadres habituels de l'analyse politique. Malheureusement, le déroulement des faits est allé plus vite que le perfectionnement des concepts scientifiques. Au stade actuel, l'attitude la moins contestable paraît être de conserver la catégorie « groupes de pression » qui permet déjà de systématiser une part appréciable des interventions qui s'exercent sur les autorités. Mais cette tâche ne doit pas dispenser d'un autre effort, beaucoup plus complexe : identifier tous les groupements que ce concept semble mal préparé à absorber et tenter d'en réaliser une classification rigoureuse (qui ne se laisse pas abuser par le qualificatif adopté : ainsi, mouvements de type paramilitaire prenant le titre de « partis »). Il s'agit donc avant tout d'établir une typologie. À l'issue de ces recherches, il sera possible de situer ces catégories les unes par rapport aux autres, de montrer leurs ressemblances et différences, d'énoncer les liaisons qui les unissent, autrement dit, de passer des recherches fragmentaires à une vision synthétique. Ainsi sera-t-on en mesure d'évaluer avec plus d'exactitude le rôle spécifique et l'influence propre des organismes que l'on a essayé d'analyser dans ces pages.