Sermon 3 pour l`Annonciation
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Sermon 3 pour l`Annonciation
Collectanea Cisterciensia 74 (2012) 341-346 BERNARD DE CLAIRVAUX, Sermon 3 pour l’Annonciation Trésor littéraire cistercien DEVANT DIEU, AVEC UN CŒUR HUMBLE ET VACANT BERNARD DE CLAIRVAUX, Sermon 3 pour l’Annonciation 1 À travers les âges, les maîtres spirituels s’accordent pour donner une même consigne de vie : il s’agit de se tenir « vacant » devant Dieu, de faire le vide en soi, le vide de soi, pour devenir, aussi entièrement que possible, pure capacité d’accueil. En latin, on disait capax Dei. L’ascèse, l’effort consiste à rester libre par rapport à l’encombrement des soucis et préoccupations, de manière à vivre une « vacance » (ou encore un « repos », un « loisir »), qui est disponibilité et réceptivité à Dieu. Dans l’espace vacant et libre que nous lui offrons, il peut entrer en hôte bienvenu. La Bible chante ainsi le bonheur de l’homme humble et pauvre de cœur, qu’elle oppose au malheur de l’homme orgueilleux et riche de cœur. Bernard a prononcé ce sermon le jour de l’Annonciation de l’année 1150 ! Cette précision de date, rare en ce domaine, contribue à nous rendre ce texte plus proche, comme s’il avait un ancrage mieux établi dans le cours de l’histoire humaine. * * * Le contexte : l’humilité de Marie plaît à Dieu 7.1 L’ange Gabriel fut envoyé par Dieu dans une ville de Galilée appelée Nazareth (Lc 1, 26). Tu t’étonnes : Nazareth, une ville si petite, se voit illustrée par la visite d’un messager – et quel messager – d’un si grand roi ! Mais un grand trésor est caché en cette petite ville ; caché, oui, mais aux yeux des hommes, non de Dieu. Marie n’est-elle pas le trésor de Dieu ? Où elle se trouve, là aussi se tient __________________ 1. Le texte latin se trouve dans Sancti Bernardi Opera, vol. V, Rome 1968. 342 Bernard de Clairvaux le cœur de Dieu (Mt 6, 21). Ses yeux sont posés sur elle : en tout lieu il porte son regard sur l’humilité de sa servante (Lc 1, 48). […] Marie et nous : son humilité de cœur nous appelle tous 8.3 C’est en toi seule, Marie, que ce Roi, ce si riche Roi, s’est dépouillé ; que le Très-haut s’est abaissé ; que l’Immense s’est abrégé et fait inférieur aux anges ; que le vrai Dieu et Fils de Dieu s’est incarné. Mais en vue de quel fruit ? C’est pour que tous nous soyons enrichis par sa pauvreté, élevés par son humilité, agrandis par son abrégement, et que, par notre adhésion à Dieu en son incarnation, nous commencions à ne former plus qu’un seul esprit avec lui (1 Co 6, 17). 9.1 Mais, frères, dans quel vase la grâce se déversera-t-elle de préférence ? […] Quel récipient, oui, pourrions-nous proposer qui soit apte à recevoir la grâce ? Le baume est très pur, il requiert un vase très solide. Or qu’y a-t-il d’aussi pur, qu’y a-t-il d’aussi solide que l’humilité du cœur ? Aussi est-ce à juste titre que Dieu a posé son regard sur l’humilité de sa servante (Lc 1, 48). Pourquoi à juste titre, demandes-tu ? Parce qu’une âme humble ne se laisse pas encombrer par le mérite humain, elle n’empêche donc pas la plénitude de la grâce divine de se répandre librement en elle. Des étapes vers l’humilité du cœur 9.2 Mais à cette humilité, il nous faut monter par un certain nombre de degrés. En un premier temps, le cœur de l’homme trouve encore plaisir à pécher, il n’a pas encore remplacé son habitude mauvaise par un choix de vie meilleure, il ne peut accueillir la grâce, encombré qu’il est par ses propres vices. 9.3 Deuxième temps : cet homme a désormais pris la décision de corriger sa conduite et de ne plus reprendre sa vie antérieure dans le mal. Mais ses péchés passés, bien qu’ils soient déjà en un certain sens retranchés, demeurent pourtant encore en lui et ne laissent pas de place à la grâce. Et ils y demeurent jusqu’à ce qu’ils soient lavés par la confession et supprimés par les fruits de conversion qui les remplacent (Lc 3, 18). 9.4 Mais malheur à toi si, plus pernicieuse peut-être que les vices et que les péchés2, l’ingratitude leur succède. De toute évidence, quoi de plus opposé à la grâce ? Avec le temps, la ferveur de notre __________________ 2. Les « vices et péchés » résument les deux premiers obstacles décrits en 9.2 et 9.3. Sermon 3 pour l’Annonciation 343 conversion s’attiédit, la charité peu à peu se refroidit, l’injustice grandit, si bien que nous achevons dans la chair ce que nous avions commencé dans l’Esprit (Ga 3, 3). De là vient que nous ne sommes plus conscients des dons que Dieu nous a faits et nous nous trouvons tout à la fois sans élan et sans gratitude. La crainte du Seigneur, nous l’abandonnons ; la solitude de la vie religieuse, nous la négligeons ; nous nous laissons aller au bavardage, à la vaine curiosité, aux plaisanteries, ou encore aux critiques et aux murmures ; nous nous occupons de bagatelles et fuyons le travail et la discipline de vie – tout cela chaque fois que nous le pouvons sans nous faire remarquer, comme si, du même coup, c’était sans dommage pour nous. Comment nous étonner dès lors que la grâce nous fasse défaut, gênée qu’elle est par de tels obstacles ? Quatrième étape : le plein de l’orgueil et le vide de l’humilité 9.5 Mais si quelqu’un, selon le mot de l’Apôtre, vit dans la gratitude pour la parole du Christ, la parole de grâce qui habite en lui (Col 3,15-16), s’il se montre plein d’élan envers Dieu, s’il est attentionné, s’il est fervent d’esprit, qu’il fasse attention à soi-même, de peur de placer sa confiance dans ses propres mérites, et de prendre son appui sur ses propres œuvres. La grâce ne pourrait entrer en pareille âme : de fait, elle est pleine, et en elle la grâce ne peut plus trouver place pour soi. 10.1 Avez-vous regardé ce Pharisien en train de prier (Lc 18,11) ? Il n’était ni voleur, ni injuste, ni adultère. Se présentait-il sans les fruits de la conversion ? Non ! Il jeûnait deux fois la semaine et il donnait le dixième de tout ce qu’il possédait. Ou le soupçonnez-vous d’être sans gratitude ? Écoutez donc ce qu’il dit : Dieu, je te rends grâce. Mais cet homme n’était pas vide de lui-même, il n’était pas dépouillé de soi (Ph 2, 7), il n’était pas humble, au contraire il était élevé. Il ne s’est pas soucié de savoir ce qui lui manquait, mais il s’est exagéré son mérite ; aussi n’était-ce pas là une plénitude solide, mais une enflure. Il est donc reparti vide pour avoir simulé la plénitude. Tout au contraire du publicain qui s’était dépouillé de soi et avait pris soin de présenter un vase vide : il a pu emporter une grâce plus abondante. Notre feuille de route, en quatre points 10.2 Nous donc, mes frères, si nous désirons obtenir la grâce, voici : abstenons-nous dorénavant des vices et menons une vie de conversion pour nos péchés passés. Ayons encore le souci de nous 344 Bernard de Clairvaux montrer tout à la fois pleins d’élan envers Dieu et vraiment humbles. C’est sur de pareilles âmes que Dieu se plaît à poser son regard de bienveillante faveur. Selon le mot du Sage, la grâce et la miséricorde de Dieu sont pour ses saints, et sa faveur pour ses élus (Sg 4, 15). 10.3 Ne serait-ce pas pour cette raison qu’il appelle à quatre reprises l’âme sur laquelle il pose son regard : Reviens, reviens, Sunamite, reviens, reviens, que nous te regardions (Ct 6, 12). Il l’appelle ainsi à ne persister ni dans l’habitude du péché, ni dans la conscience de ses péchés, ni non plus dans la tiédeur et la torpeur de l’ingratitude, ni enfin dans l’aveuglement de l’orgueil. De ce quadruple danger, daigne le Seigneur nous rappeler et nous arracher, lui qui, par Dieu le Père, a été fait pour nous sagesse et justice et sanctification et rédemption 3 (1 Co 1, 30), Jésus-Christ notre Seigneur. Amen. * * * Dans le contexte de la fête de l’Annonciation, Bernard propose à ses frères l’humilité de cœur, telle que Marie l’a vécue et en demeure pour nous le modèle. Le père abbé, en bon guide spirituel, nous balise la route en distinguant quatre temps qu’il nous apprend à discerner. D’abord, il nous faut quitter la vie dans le péché, puis nous engager dans une vie de conversion. Ensuite il convient que nous demeurions dans la gratitude4. Mais celle-ci ne suffit pas. Il faut encore craindre l’orgueil et la suffisance (dont le Pharisien nous présente la figure emblématique) pour vivre l’humilité de Marie (ou du Publicain). Le cœur humble est un cœur dépouillé, vide de soi, sans nul repli sur soi, tout à l’opposé du cœur plein d’orgueil de l’homme suffisant et imbu de soi. C’est en ce sens que j’entends dans le titre donné à ce texte l’expression « cœur humble et vacant ». Je rencontre parfois des chrétiens sourcilleux qui craignent les expressions telles que « faire le vide », avoir un cœur vide ; ils y soupçonnent comme un relent extrême-oriental qui ne serait pas chrétien. Bernard n’éprouve pas cette méfiance. Ce qu’il lit dans l’Évangile, ce qu’il attend de ses disciples, c’est qu’il nous faut avoir un cœur vide. Vide, et donc __________________ 3. Je crois pouvoir affirmer que pour Bernard ces quatre attributs du Christ renvoient subtilement aux quatre étapes évoquées ci-dessus, mais en sens inverse : la rédemption nous sauve du péché, la sanctification nous ouvre une vie de conversion, la justice nous donne de vivre dans la gratitude (voir ci-dessus au § 9.4 : l’injustice ; voir aussi le sermon Div 19) et enfin la sagesse consisterait dans l’humilité du cœur, à l’image de Marie. 4. Bernard parle ailleurs du « vice majeur qu’est l’ingratitude » (Div 27). Sermon 3 pour l’Annonciation 345 accueillant pour l’hôte qui se présentera. Telle est bien l’attitude spirituelle qu’il apprécie chez Marie comme chez le Publicain. Plutôt que le terme de « vacuité », que je trouve trop abstrait, j’aime employer celui de « vacance », bien plus riche en résonances. Ce mot français, relativement rare au singulier, peut se révéler précieux dans le vocabulaire de la vie intérieure. J’aime l’entendre de la bouche du poète Guillevic : La vacance Me gratifie. Ou encore - et l’on perçoit bien ici qu’il s’agit de la vie spirituelle et de sa qualité de silence et donc d’accueil : Le silence Est silence Quand l’enchante La vacance5. Ceci m’invite à évoquer la figure d’un autre poète, français mais d’origine chinoise, François Cheng. Ce « passeur » entre les langues et les cultures réussit à traduire en termes contemporains ce qui risque trop souvent de rester enfermé dans un vocabulaire spirituel spécialisé. Écoutons-le nous exhorter : Il faut sauver les beautés offertes et nous serons sauvés par elles. Pour cela, il nous faut, à l’instar des artistes, nous mettre dans une posture d’accueil, ou alors, à l’instar des saints, dans une posture de prière, ménager constamment en nous un espace vide fait d’attente attentive, une ouverture faite d’empathie d’où nous serons en état de ne plus négliger, de ne plus gaspiller, mais de repérer ce qui advient d’inattendu et d’inespéré6. Remarquons le parallélisme et même l’équivalence entre la posture d’accueil et la posture de prière. La description de cette posture spirituelle devant le réel fait irrésistiblement penser à ce que disait Bernard : « un espace vide fait d’attente attentive », « une ouverture » à « ce qui advient d’inattendu et d’inespéré ». En cette dernière expression, ne trouvons-nous pas ce que désignait traditionnellement la « grâce » ? S’il fallait être plus convaincant, ajoutons ces vers que l’on dirait sortis tout droit de l’Évangile : __________________ 5. E. GUILLEVIC, Inclus, Paris, Gallimard, 1973, p. 126 et 128. 6. F. CHENG, Œil ouvert et cœur battant, Paris, Desclée de Brouwer, 2011, p. 55. 346 Bernard de Clairvaux Qui accueille s’enrichit Qui exclut s’appauvrit Qui élève s’élève Qui abaisse s’abaisse7 Le Pharisien est celui qui précisément exclut et abaisse, il est imbu de soi, suffisant et méprise donc les autres : « je ne suis pas comme… », « moi, je…, moi, je… ». Agissant ainsi, il s’appauvrit et s’abaisse. Le saint, en revanche, est celui qui s’ouvre, qui accueille, qui apprécie et estime les autres supérieurs à soi. N’est-ce pas là précisément la grandeur de l’humilité ? Abbaye N.D. d’Orval Bernard-Joseph SAMAIN, ocso B – 6823 VILLERS-DEVANT-ORVAL __________________ 7. F. CHENG, À l’orient de tout (Poésie), Paris, Gallimard, 2005, p. 312.