Dossier Optimisme - Philippe Gabilliet
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Dossier Optimisme - Philippe Gabilliet
DOSSIER XXX XXXXXXX XXX XXXXXXX XXX XXXXXXX UN BONHEUR N’ARRIVE JAMAIS SEUL LE POUVOIR DE L’OPTIMISME Pourquoi y a-t-il des optimistes ? Est-ce héréditaire ? S’agit-il d’une disposition du cerveau ? D’après les chercheurs, il semble qu’il existe bien un gène hédoniste. Mais cet état d’esprit dépend d’une quantité de facteurs, comme PAR FABIEN GRUHIER ILLUSTRATIONS JEAN JULIEN Avec : LE NOUVEL OBSERVATEUR 19 SEPTEMBRE 2013 - N° 2550 86 87 LE NOUVEL OBSERVATEUR 19 SEPTEMBRE 2013 - N° 2550 L e tout récent – et bien timide – sursaut trimestriel d’une croissance économique à 0,5% aura-t-il raison de la sinistrose ? Il en faudrait beaucoup plus et, selon tous les sondages et études d’opinion, les Français restent les champions du monde du pessimisme (voir l’interview p. 74). Au point de se complaire dans cet état de désespérance. « Les Français vivent de leur malaise un peu comme les Britanniques vivent de leur famille royale », ironisait le 13 juillet le « New York Times ». En janvier dernier, « Psychologies Magazine » analysait « cette caractéristique bien française : le mépris de l’optimisme ». Pourtant, dans les pays les plus déshérités, le moral est souvent au beau fixe. « Des contrées comme le Ghana, le Nigeria, le Vietnam, le Sud-Soudan ou l’Ouzbékistan sont peuplées de gens qui se disent majoritairement heureux », constate Philippe Gabilliet, professeur dans une grande école parisienne, président de la ligue Optimistes sans Frontières, auteur du livre « Eloge de l’optimisme. Quand les enthousiastes font bouger le monde » (1). La raison principale pour laquelle l’optimisme est de mise, dans ces pays où le niveau de vie reste très inférieur au nôtre : « On y éprouve une sensation de progrès, tandis que chez nous le sentiment d’impuissance nourrit la dépression. » Dès lors, l’urgence consiste à ne pas se laisser abattre, à « investir le maximum d’énergie là où on peut faire bouger les choses ». Le « déclinisme », la résignation constituent « une faute morale », et nous devons à l’inverse « adopter une posture mentale d’optimisation ». Philippe Gabilliet ne tarit pas d’éloges à l’endroit de François Hollande, même s’il s’agit dans son cas d’un « optimisme de comportement » auquel sa fonction le contraint (voir l’article p. 72). Le président est « l’homme qui a dit non » au pessimisme ambiant, qui affiche seul contre tous un moral d’acier, au risque de passer pour un adepte attardé de la méthode Coué : « Pour sortir de notre fixation prioritaire sur ce qui ne va pas, nous avons besoin que de telles voix se fassent entendre. » Mais peut-on devenir optimiste à force de volonté autopersuasive ? Pourquoi y a-t-il des optimistes et des pessimistes ? Est-ce héréditaire, s’agit-il d’une question d’éduca- SYLVIE TESTUD, COMÉDIENNE « Je ne suis pas sûre d’être optimiste mais je me dis : “Il y a toujours quelque chose qu’on ne sait pas, qu’on n’a pas essayé”, alors je fonce… » PROPOS RECUEILLIS PAR ALAIN CHOUFFAN LE NOUVEL OBSERVATEUR 19 SEPTEMBRE 2013 - N° 2550 DOSSIER DOSSIER tion, d’une disposition particulière du cerveau ? Il va sans dire que les scientifiques se sont penchés sur ce sujet délicat, avec des conclusions plutôt contradictoires ou au moins divergentes. Le fondateur de la psychanalyse, Sigmund Freud, considérait l’optimisme comme une caractéristique innée. Des études postérieures en ont abaissé la composante héréditaire à 80%, puis dans une fourchette de 30 à 50%. Il semble donc bien qu’il existe une prédisposition génétique, même si elle n’explique pas tout. Ainsi chacun se demande s’il n’existerait pas un gène de l’optimisme. Or la réponse pourrait bien être positive. Une étude menée en NouvelleZélande en 2003 a mis en évidence un lien entre la façon dont les individus apprécient plus ou moins positivement leur vécu, leur indice de « life satisfaction », et la longueur d’un de leurs gènes, le 5HTT : plus ce gène est long, plus son détenteur est susceptible de secréter de la sérotonine – le neuromédiateur qui régule nos humeurs. Dans sa version longue, ce gène conférerait donc une aptitude à percevoir plus positivement les aléas de la vie, « une résistance durable au stress négatif et à la dépression ». En 2007, une étude de la New York University, publiée dans « Nature », localise dans notre cerveau une « zone de l’optimisme » – dans le mésencéphale (le cerveau moyen, juste derrière les yeux). Cette zone « s’active lorsque nous élaborons des pensées positives concernant notre avenir, et les transforme en émotions agréables ». L’imagerie cérébrale par IRM confirme cette découverte : la zone considérée s’active bien plus intensément chez les optimistes déclarés. immunitaire – et réduit le taux des AVC (accidents vasculaires cérébraux), et ceci d’une façon mesurable. Selon une étude publiée par l’université du Michigan, sur un échantillon de 6 044 hommes et femmes « représentatifs des adultes américains âgés de plus de 50 ans », chaque degré supplémentaire d’optimisme (sur une échelle standardisée qui en compte 16) s’accompagne d’une baisse de 9% du risque d’AVC. Les optimistes vivent plus longtemps et en meilleure forme : entamée dans les années 1960, poursuivie durant trente ans, une vaste enquête épidémiologique de la Mayo Clinic (Minnesota) devait aboutir à cette conclusion : « Les individus initialement identifiés comme optimistes ont vécu presque 20% plus longtemps que les autres, tout en présentant des capacités physiques et une qualité de vie bien meilleures. » Dans une lettre datée de 1646, Descartes notait déjà : « Lorsque l’esprit est plein de joie, cela sert beaucoup à faire que le corps se porte mieux. » Une autre citation est constamment attribuée à Voltaire : « J’ai décidé d’être heureux, car c’est bon pour la santé. » Il semble impossible d’en retrouver la source, mais peu importe puisque la science ne cesse de justifier ce propos. A l’inverse, on note bien entendu que les soucis de toute nature et les excès de stress s’avèrent éminemment préjudiciables. Inter à faire Toutefois, les connaissances actuelles sur la plasticité neuronale laissent supposer que, comme toutes nos autres facultés mentales, l’optimisme peut se cultiver – et le cerveau se modifier en conséquence. D’autre part la composante génétique n’est certainement pas suffisante : pour s’exprimer, elle doit bénéficier de circonstances propices et d’un environnement favorable. C’est pourquoi il ne faut jamais désespérer. L’optimisme n’est pas réductible à des considérations génétiques ou physiologiques. Il dépend largement du milieu dans lequel on baigne, et de toutes sortes de 88 facteurs sociaux, comme l’éducation, les conditions matérielles, les événements de la vie – et Philippe Gabilliet de souligner « le rôle crucial d’une enfance aimante ». Pour l’Américain Martin Seligman, fondateur de la psychologie positive moderne et le premier spécialiste mondial en la matière, « on ne naît pas optimiste ou pessimiste, mais on le devient » – que ce soit avec l’aide de son hérédité ou malgré elle. Comme son inverse, l’optimisme peut être qualifié de contagieux, car il s’avère transmissible par simple contact : il « se propage par vagues au sein des cercles d’amis et membres d’une famille », selon une étude de Nicholas Christakis, de la Harvard Medical School, publiée dans le « British Medical Journal ». Une telle confirmation de l’influence du milieu sur le moral plaide en faveur de l’efficacité des thérapies psychologiques et comportementales qui visent à renforcer l’optimisme (lire l’article p. 68). Il n’est même pas interdit de supposer que les conditionnements euphorisants, visant à nous focaliser sur le bon côté des choses, laissent – en plus de leur action sur le cerveau – une empreinte indélébile au plus profond des gènes. On sait aujourd’hui que l’environnement peut modifier non pas l’ADN, mais son expression. C’est le domaine nouveau de l’« épigénétique » : les influences d’autrui, les sentiments, le milieu extérieur modulent les gènes de l’individu de façon durable – accentuant ou diminuant leur action. L’équipe de Mohamed Kabbaj (université de Floride) vient d’établir que, chez les couples de campagnols, l’attachement amoureux s’inscrit lisiblement sur certains gènes, par « acétylation de l’ADN ». Alors pourquoi le degré d’optimisme humain, inné ou acquis, ne se graverait-il pas lui aussi dans l’ADN ? Au moins, il existe bel et bien une certitude : l’optimisme est excellent pour la santé. « Les femmes optimistes souffrent moins souvent de dépression postpartum », constate la revue « Cerveau & Psycho » qui ajoute : « Elles sont également moins affectées lorsqu’elles sont opérées d’un cancer du sein, ou lorsque les tentatives de fécondation in vitro se révèlent infructueuses. » Mais l’optimisme est bon pour tout le monde, et pour tous les sexes : il permet d’obtenir de meilleures notes en fac, de continuer à se sentir moins malheureux en cas de coup dur, d’avoir en moyenne davantage d’amis. Il ralentit l’évolution de plusieurs maladies, comme l’athérosclérose ou même le sida. Aide à mieux supporter les effets secondaires des chimiothérapies. Renforce le système Inter à faire Ceci a, dans le passé, été maintes fois démontré pour les maladies cardiovasculaires, le diabète, l’hypertension. Une ambitieuse recherche francoanglo-finlandaise, portant sur une cohorte de 7 268 personnes et publiée cet été, vient d’établir que le simple fait de s’estimer stressé – sur une base purement déclarative, en réponse à un questionnaire – doit être pris très au sérieux. Car, constate Hermann Nabi, de l’Inserm, « les participants s’étant auto-diagnostiqués les plus stressés au début de l’étude (en 1985) affichent une statistique plus que doublée (2,12 exactement) de décès par crise cardiaque ». Ils avaient donc raison de se sentir menacés ! A l’inverse, pour le docteur Thierry Janssen, chirurgien devenu psychothérapeute, « les émotions agréables s’accompagnent de réactions propices à la réparation de notre corps ». Il convient toutefois de se méfier aussi… des bouffées d’optimisme par excès : si elles sont 89 excellentes pour la santé, elles peuvent mener tout droit à la ruine, par addiction aux jeux d’argent. Jean-Claude Dreher (CNRS, Centre de Neurosciences cognitives de Lyon) a constaté que « les joueurs pathologiques souffrent d’un biais d’optimisme qui modifie leur représentation subjective des probabilités, dans des situations impliquant des paris financiers risqués ». Bref, il n’est pas toujours conseillé de (trop) voir la vie en rose. « L’optimisme, c’est comme le cholestérol, il y a le bon et le mauvais, explique Philippe Gabilliet. Quand on se trouve, sans le moindre moyen d’action, face à une situation de risque vital, l’optimisme peut constituer un poison mortel, et on a davantage intérêt à la posture du pessimisme responsable, ou du réalisme de combat. » Inter à faire Le même écrit, dans son livre : « La compréhension des liens réels entre optimisme et santé pose aux spécialistes des problèmes tout à fait spécifiques. » En effet, par quel mystérieux mécanisme – biochimique, hormonal, génétique ? – un simple état d’esprit positif pourrait-il avoir un effet sur notre physiologie et sur le fonctionnement de nos organes ? Cependant, « l’idée selon laquelle il existerait chez l’homme un circuit chimique de l’optimisme est aujourd’hui acceptée par nombre de chercheurs ». En particulier dans le domaine prometteur de la psychoneuro-immunologie, celui du docteur Thierry Janssen – auteur du livre « le Défi positif » (2). Ce spécialiste insiste sur « l’importance du plaisir, l’une des grandes voies du bonheur pour chacun de nous », ce que nul ne contestera. Mais le bonheur, encore faut-il savoir s’en servir : l’indispensable « adaptation hédonique » est un art qui consiste – plutôt que d’en vouloir toujours plus – à « ralentir pour prendre le temps de goûter ». C’est ainsi que l’on peut devenir optimiste, éventuellement… en se contentant de peu. On peut même découvrir le plaisir de la sérénité par… la méditation bouddhiste « en version laïcisée » : à la faculté de médecine de Strasbourg, le docteur Jean-Gérard Bloch a créé un diplôme intitulé : « Médecine, méditation et neurosciences ». Rhumatologue de formation, cet universitaire est persuadé que la pratique de la méditation agit de manière positive sur la santé en modi- LE NOUVEL OBSERVATEUR 19 SEPTEMBRE 2013 - N° 2550 DOSSIER DOSSIER fiant le fonctionnement du cerveau. Pour plus d’efficacité, les cours et travaux pratiques se déroulent non pas à la fac ou au CHU, mais dans un lieu jugé plus propice : le monastère du mont Sainte-Odile. Les participants, tous médecins, bénéficient d’« une approche scientifiquement validée des liens unissant le corps et l’esprit ». Et peu importe si le mécanisme biochimique de ces liens n’est pas complètement élucidé. Pour faire de l’optimisme un objet d’étude crédible, les psychologues ont dû en établir une définition, et créer un outil mesurant son degré – comme l’échelle de Richter pour les tremblements de terre. Il s’agit d’un questionnaire homologué, dans lequel le sujet coche des cases pour auto-évaluer sa capacité à « continuer de fournir des efforts, même si l’objectif est difficile à atteindre » ; à « rester motivé en cas d’échec » ; à « accepter les réalités difficiles sans renoncer à chercher des solutions », etc. Bref, c’est du genre : aide-toi, le ciel t’aidera. Certains spécialistes se risquent à distinguer entre différentes catégories d’optimisme – depuis le talent pour mobiliser ses atouts jusqu’à la niaise béatitude, en passant par les nuances intermédiaires. Le pessimisme, lui, n’a pas été à ce point disséqué. On ne sait donc pas à laquelle de ses éventuelles catégories les Français appartiennent. Selon « Psychologies Magazine », notre pessimisme généralisé serait un peu « la faute à Voltaire » : nous trouvons plus chic et plus spirituel de douter de tout, de nous assimiler à l’élite supposée de « ceux à qui on ne la fait pas » – à l’inverse des moutons de Panurge ou de Candide. Notre fierté nationale est à ce prix. Il y a péril en la demeure car ce sno- RÉINVENTER LE PROGRÈS L’ANALYSE DE LAURENT JOFFRIN A -t-on encore le droit d’être optimiste ? Peut-on, sans être traité de ravi de la crèche, penser que le progrès est encore possible, que l’avenir n’est pas forcément sinistre, que le sort de la pauvre humanité peut s’améliorer ? La France est frappée d’un mal étrange, d’une manie décourageante, qui consiste à ignorer systématiquement les faits positifs, à ne voir dans un verre que sa partie vide, à noircir tous les tableaux. Ce pessimisme n’est pas seulement une maladie, déprimante, telle que nous l’analysons dans ce dossier. C’est aussi un mensonge. Un mensonge politique, accrédité par un pernicieux complot des atrabilaires, une conspiration des bonnets de nuit, qui annoncent l’apocalypse pour promouvoir leurs idées douteuses, quand elles ne sont pas réactionnaires. Ugiam aut vere vellacepudam facieni muscium hil moditis ipsandam incia vit INTER À FAIRE bisme confine au suicide – notamment économique : c’est quoi, cette manie orgueilleuse de n’exceller que dans la haute couture et les fusées Ariane, en méprisant la fabrication des objets ordinaires… ? D’où de nombreuses initiatives pour nous remonter les bretelles. La Ligue des Optimistes de France (3) s’apprête à décerner – au château Smith Haut Lafitte, au cœur du vignoble bordelais ! – le premier prix du livre optimiste, et nous signale ainsi que la France n’a rien à envier au Bangladesh pourtant optimiste. Le Conseil écono- mique et social, soucieux de montrer qu’il sert à quelque chose, organise en mai 2014 un grand colloque intitulé « le Printemps de l’optimisme ». Et le groupe de presse du « Figaro » vient de ressusciter « Jours de France » – le regretté « hebdomadaire de la vie heureuse », du non moins regretté Marcel Dassault. Ainsi, Françaises, Français, cessez donc de gémir : une pluie de bonnes nouvelles se prépare ! (1) Ed. Saint-Simon. (2) Ed. Les Liens qui Libèrent. (3) http ://fr.optimistan.or De Bonneville Orlandini LES SECRETS DE L’OPTIMISME SONT SUR BFMTV JEUDI 19 SEPTEMBRE Laurent Joffrin du Nouvel Observateur sera l’invité de Karine de Ménonville et Ronald Guintrange dans “Midi-15H”. 1ÈRE CHAÎNE D’INFO DE FRANCE BFMTV-optimisme 180x58 NouvelObs.indd 1 LE NOUVEL OBSERVATEUR 19 SEPTEMBRE 2013 - N° 2550 90 16/09/13 17:32 L’actualité fournit un parfait exemple de cette déformation désabusée du réel. La France et les Etats-Unis menacent d’intervenir en Syrie. Aussitôt une armée de commentateurs annoncent la catastrophe que des bombardements occidentaux ne manqueraient pas de provoquer dans cette poudrière. Après diverses tergiversations, on arrive à un compromis russo-américain visant à contrôler les armes chimiques détenues par la Syrie. Aussitôt on n’entend que sarcasmes et dénigrements : Assad et Poutine ont filouté tout le monde, à commencer par Obama, tout cela n’est que ruse et faux-semblant destiné à couvrir la poursuite de la répression féroce exercée par le régime syrien. Arguments parfaitement contradictoires qui aboutissent à la même conclusion : rien ne vaut rien et tout tourne toujours mal. Alors que le contrôle international sur les armements chimiques pourrait, après tout, limiter les combats et enclencher un processus de négociation. Mais rien n’y fait : celui qui formule cette hypothèse passe pour un boy-scout. Il est entendu, au fond, que l’affaire syrienne n’a pas de solution, que ces peuplades sont vouées à s’entre-tuer, que les démocraties n’ont que faire de ces conflits obscurs. Ce scepticisme fondamental dérive d’un préjugé plus large : rien ne change jamais sous le soleil noir de la guerre ; le monde est condamné à vivre et revivre sans fin les violences inhumaines qui émaillent son histoire. Or la réalité est tout autre. On lira l’étude consacrée à la violence guerrière par l’université canadienne de ColombieBritannique. Il en ressort que le nombre des conflits et le nombre des morts, des blessés et des réfugiés qu’ils occasionnent ne cessent de baisser – en moyenne – depuis la fin de la guerre froide. Incroyable mais vrai : le monde est moins violent aujourd’hui qu’il ne l’était il y a vingt ans. Fait tout simple, plutôt rassurant, mais ignoré dans les commentaires. Les mêmes œillères faussent le jugement qu’on porte sur l’état social de la planète. Pour une grande partie de l’opinion, la pauvreté persiste indéfiniment à la surface du globe, et la crise financière n’a fait qu’aggraver les choses. Idée tout aussi fausse : en fait, la misère ne cesse de reculer au fil des décennies. En avril dernier, la Banque mondiale nous apprend que le nombre des terriens très pauvres est passé en trente ans de 50% de la population des anciens pays en développement (aujourd’hui « émergents ») à 20%. Cette amélioration spectaculaire se vérifie par l’allongement permanent de l’espérance de vie des humains sous toutes les latitudes, un fait fondamental lui aussi passé sous silence. INTER À FAIRE De la même manière, les faits et gestes des anciens dictateurs et des nouveaux despotes occupent une grande partie de l’actualité, laissant à penser que la liberté stagne sur la planète. C’est le contraire qui est vrai : le nombre des dictatures ne cesse de décroître depuis les années 1950 et les démocraties – imparfaites mais existantes – essaiment sur tous les continents. Nous croyons aller dans le mur. Nous vivons en fait dans un monde où la misère et la violence régressent et où la liberté progresse. Cette perception faussée tient à des traits de caractère que nous analysons plus loin, en même temps que nous examinons les moyens individuels d’y remédier. Mais il est aussi le fruit d’une intense propagande, 91 menée par une assemblée d’oiseaux de mauvais augure qui viennent de la droite et de la gauche. INTER À FAIRE D’abord l’extrême droite, qui ne voit que menace dans le monde d’aujourd’hui, qui exige le repli national, qui annonce « le grand remplacement » des Européens de souche par une population islamique. On pourrait aussi bien plaider, sans rien nier des difficultés, que la grande majorité des musulmans s’intègrent pacifiquement à la population européenne. Mais ce serait ruiner une construction idéologique qui justifie ces mesures d’intolérance xénophobe dont l’extrême droite est obsédée. Il y a ensuite cette fraction des classes dirigeantes qui ne voit que déclin, renoncement et frilosité chez les Français, alors qu’existent dans ce pays prospère et bien éduqué tous les moyens de redresser progressivement une situation difficile. Mais ce serait admettre que le grand retour en arrière sur les conquêtes sociales de la Libération, objectif caché de l’establishment libéral, n’est pas aussi urgent qu’on le dit dans les salons et les conseils d’administration. Il y a encore la gauche de la gauche, persuadée que le capitalisme honni, irrésistible et barbare, nous conduit au recul général de la civilisation, que toute réforme est vaine, que toute amélioration est illusoire. Alors que la situation sociale de la planète, en moyenne, ne cesse de s’améliorer grâce à la lutte des ONG, des syndicats et des partis progressistes à travers le monde. Il y a enfin les écologistes, si précieux pour nous avertir des dangers environnementaux, mais qui en tirent une vision catastrophiste, qui voient l’avenir non en vert mais en noir, qui changent le principe de précaution en principe d’abstention, qui récusent la technique, alors même que la solution des problèmes de pollution ou d’épuisement des ressources qu’ils dénoncent passe justement par elle. Ce pessimisme, arme politique, est l’autre nom du conservatisme. Il décourage les initiatives, il apeure les populations, il LE NOUVEL OBSERVATEUR 19 SEPTEMBRE 2013 - N° 2550