Jules Michelet, Histoire de la Révolution française

Transcription

Jules Michelet, Histoire de la Révolution française
1
Jules Michelet, Histoire de la Révolution française (1847-1853)
Mots clés : Histoire, Révolution, Émotion, Subjectivité, Grand homme, Peuple.
L’Histoire de la Révolution française de Jules Michelet est un des sommets de
l’historiographie du XIXe siècle. Cette œuvre trace une fresque vivante d’un
événement qui semble alors fondateur. Mais le récit, qui s’efforce souvent de
reconstituer au plus près le rythme haletant des événements, et la physionomie de leurs
acteurs, se double aussi d’une réflexion sur le processus révolutionnaire ; celle-ci
intéresse encore historiens et philosophes d’aujourd’hui. Enfin, le style de Michelet et
la puissance évocatoire de son récit ont fasciné de nombreux écrivains, de Proust à
Malraux, et continuent d’inspirer comme en témoigne le récent roman de Pierre
Michon, Les Onze (2009), consacré au Comité de Salut Public et qui greffe un épisode
fictif sur l’Histoire de la Révolution de Michelet.
Quelques mots sur la date où cette œuvre a été écrite. Si, en 1846, Michelet, qui
est alors un historien reconnu, professeur au Collège de France, entreprend de
reconstituer l’histoire de la Révolution, ce n’est pas sans rapport avec la situation
contemporaine. C’est alors le règne de Louis-Philippe, qu’on appelle aussi Monarchie
de Juillet (1830-1848). Ce régime monarchique, issu d’une révolution, celle de Juillet
1830, est devenu très conservateur. Seize ans après son instauration, il rassemble
contre lui une masse grandissante de mécontents. L’œuvre que Michelet entreprend
s’explique par ce contexte prérévolutionnaire, qu’elle contribue, en retour, à alimenter.
Nul doute que Michelet, opposant au régime de Louis-Philippe, n’ait souhaité en
publiant cette œuvre contribuer à réveiller l’esprit de la Révolution et à hâter la venue
d’une nouvelle république.
Le premier tome de l’Histoire de la Révolution paraît en 1847. Dans l’hiver qui
suit, en février 1848, éclate la révolution que l’on appelle Révolution de 1848 et qui,
renversant Louis-Philippe, institue la IIe République. Or le travail de l’historien est
loin d’être fini, il lui faudra six autres tomes pour conduire le récit de la première
2
Révolution jusqu’à la chute de Robespierre en juillet 1794 (le 9-Thermidor). Il ne
réussira à boucler cette œuvre énorme qu’en 1853. Mais, pendant qu’il se consacrait à
retracer l’histoire de la Révolution française de 1789, la Révolution de 1848 suivait
son cours et allait elle-même vers sa conclusion, une triste conclusion qui allait
marquer durablement tous ceux qu’avait soulevé l’espoir de ses débuts : le coup d’État
du président de la République d’alors, Louis-Napoléon Bonaparte, le 2 décembre
1851. Ce coup d’État inaugure vingt ans de Second Empire (1852-1870).
Il s’introduit ainsi un dialogue permanent entre l’histoire racontée et l’histoire
vécue au moment de l’écriture.
Michelet, refusant de prêter le serment de fidélité que Louis-Napoléon Bonaparte
exige des fonctionnaires après son coup d’État, perd ses deux postes, de professeur au
Collège de France et de directeur de la section historique des Archives. La catastrophe
collective qu’est pour lui l’échec de la Deuxième République, combinée au
bouleversement de sa propre carrière, contribue à dramatiser le récit des années de la
Terreur (1793-1794) et à approfondir l’analyse des causes de la dérive révolutionnaire.
Cette interférence entre l’histoire racontée et l’histoire vécue explique en partie
que l’œuvre de Michelet réussit si bien à donner le sentiment d’un climat
révolutionnaire, d’un cours d’événements vécu au jour le jour, restituant la tension des
infléchissements imprévisibles.
La Révolution n’est pas aux yeux de Michelet un événement comme un autre.
Elle constitue une rupture majeure, elle ouvre une ère nouvelle. Elle est l’événement
démesuré qui surplombe toute l’histoire. D’un côté elle est l’aboutissement de très
longs siècles d’oppression. Les souffrances accumulées pendant des siècles expliquent
aux yeux de l’historien l’énergie irrésistible du soulèvement. D’un autre côté, elle
fonde l’histoire sur de nouvelles bases, elle marque un nouvel âge de l’humanité et
institue un nouveau type de société. Conclusion apocalyptique d’un passé qui plonge
dans la nuit du Moyen Âge, la Révolution est aussi un programme, ou une prophétie,
dont on ne sait pas encore quand il sera pleinement réalisé.
Au moment où Michelet l’écrit, l’histoire de la Révolution est toujours brûlante.
D’abord parce que soixante ans seulement séparent des faits et que de nombreux
3
témoins de ceux-ci sont encore vivants. Michelet a été élevé dans le souvenir de cette
période, notamment à travers la personne de son père, qui a connu le Paris
révolutionnaire et a vu d’assez près certains épisodes. De plus, l’historien a collecté
autour de lui de nombreux autres témoignages.
Ensuite, l’interprétation de la Révolution fait l’objet depuis le début du XIXe
siècle de nombreux débats. Avant que Michelet ne se mette à l’œuvre, plusieurs
histoires de cette période ont été écrites, selon des points de vue divers. Les contrerévolutionnaires, comme Joseph de Maistre, y voient un événement monstrueux,
envoyé par Dieu comme punition des idées impies du siècle des Lumières. D’autres
historiens, comme Adolphe Thiers, défendent les acquis de la première phase de la
Révolution, celle qui a vu la ruine de l’Ancien Régime, l’abolition des privilèges et la
déclaration des Droits de l’homme, mais ont une vision très critique de la deuxième
phase, celle de la république jacobine. D’autres encore défendent la radicalisation du
mouvement révolutionnaire en 1793-94 et expliquent la Terreur comme une lutte entre
les classes populaires et la bourgeoisie, lutte ayant pris le relais de l’affrontement entre
privilégiés de l’Ancien Régime d’un côté, bourgeoisie et peuple de l’autre. En écrivant
à son tour une Histoire de la Révolution, Michelet entre à son tour dans le débat autour
du sens de cet événement majeur.
Or, si l’interprétation de la Révolution préoccupe tant les hommes du XIXe
siècle, c’est parce que le sens donné à la Révolution est indissociable des idées
politiques de chacun d’eux. Lors de la Révolution de 1848, les partis qui s’affrontent
se réfèrent encore aux partis de la Grande Révolution. Dans les Assemblées de la IIe
République, on retrouve la Montagne qui était déjà le nom de la fraction avancée des
républicains lors de la première Révolution.
À la différence de Tocqueville1, Michelet n’est pas un auteur qui procède selon la
forme de l’essai. Son histoire se coule dans le genre du récit, un récit qui se veut, selon
une formule célèbre de son auteur, « la résurrection de la vie intégrale » du passé.
1
Contemporain de Michelet et auteur d’un célèbre ouvrage intitulé L’Ancien Régime et la
Révolution.
4
La puissance du style est d’ailleurs une des caractéristiques frappantes de cet
historien, qui de son vivant captivait ses auditeurs et ses lecteurs par son don de faire
revivre le passé sous leurs yeux. Il obtient cet effet par la reconstitution des détails
matériels et de l’atmosphère sensible, par des notations sur le temps météorologique,
les costumes, les lieux, les couleurs, les bruits. Il se sert des Mémoires des
contemporains pour restituer des impressions, des expressions fugitives, des émotions,
qui donnent au lecteur le sentiment d’être témoin en temps réel de la scène. Ainsi
lorsqu’il évoque la procession des États généraux au tout début de la Révolution :
« Au passage de la Reine, il y eut quelques murmures, des femmes crièrent “Vive
le duc d’Orléans !” croyant la blesser davantage en nommant son ennemi…
L’impression fut forte sur elle, elle pensa s’évanouir, on la soutint ; mais elle se remit
bien vite, relevant sa tête hautaine, belle encore. »
Michelet ne cherche pas à faire une histoire objective, qui considère froidement
son objet. Il s’efforce plutôt de susciter chez son lecteur une émotion équivalente à
celle des contemporains de l’événement. Pour cela, il joue habilement de relais de
subjectivité.
Il rapporte l’événement à travers le regard de spectateurs, attestés ou supposés.
Cela lui permet de créer un point de vue subjectif, d’ouvrir la voie à l’expression des
émotions. D’autre part, la présence de ces spectateurs solennise le fait raconté, le
transforme en scène à proprement parler, lui confère un caractère fascinant.
Ainsi lors de son exécution, Charlotte Corday (la meurtrière de Marat) devient le
centre d’un cercle de regards :
« On assure que Robespierre, Danton, Camille Desmoulins, se placèrent sur son
passage et la regardèrent. Paisible image, mais d’autant plus terrible, de la Némésis
révolutionnaire, elle troublait les cœurs, les laissait pleins d’étonnement.
Les observateurs sérieux qui la suivirent jusqu’aux derniers moments, gens de
lettres, médecins, furent frappés d’une chose rare ; les condamnés les plus fermes se
soutenaient par l’animation, soit par des chants patriotiques, soit par un appel
redoutable qu’ils lançaient à leurs ennemis. Elle montra un calme parfait, parmi les
cris de la foule, une sérénité grave et simple ; elle arriva à la place dans une majesté
singulière, et comme transfigurée dans l’auréole du couchant.
5
Un médecin qui ne la perdait pas de vue dit qu’elle lui sembla un moment pâle,
quand elle aperçut le couteau. »
Un autre procédé consiste à exprimer sa propre émotion d’historien pour établir
un lien entre celle des hommes du passé et celle qu’il voudrait éveiller chez son
lecteur. Michelet atteste souvent le bouleversement que lui cause le fait de raconter
une journée particulièrement marquante et met en parallèle l’émotion de l’écriture
avec celle de l’événement. Parfois c’est l’émotion devant la découverte d’une trace du
passé qui rétablit une sorte de communication immédiate et bouleversante avec les
hommes d’antan, l’impression d’une proximité charnelle avec les acteurs de l’histoire.
Ainsi lorsque Michelet raconte qu’il a découvert aux Archives les dernières lettres
d’un Girondin proscrit et pourchassé, dont le papier était taché de rouge. La vision de
cette tache rouge sur la lettre ultime lui cause l’impression de toucher le drame même
des derniers moments de cet homme (il s’agit seulement d’un tissu qui a déteint sur la
lettre, l’historien le comprend après, mais l’émotion première a joué son rôle quasi
médiumnique).
On a souvent reproché à Michelet l’implication trop grande de sa subjectivité
dans le récit historique, mais elle se comprend à travers la volonté de faire apparaître
l’histoire, et en l’occurrence la Révolution, comme une partie constitutive de l’être
humain moderne. En racontant l’histoire de la Révolution, Michelet pense qu’il permet
au lecteur contemporain de revivre et de comprendre les événements qui l’ont fait tel
qu’il est. Ce passé révolutionnaire a produit l’individualité moderne2, chacun devrait
être conscient de l’avoir en soi. En faisant revivre à ses contemporains les émotions
des hommes du passé, Michelet souhaite les rendre solidaires de ceux-ci, de leurs
luttes et de leurs idéaux.
La génération d’historiens à laquelle appartient Michelet s’est élevée contre le
rôle excessif attribué aux grands hommes dans l’Histoire telle qu’on l’écrivait avant la
Révolution. Si le grand homme est un catalyseur souvent indispensable des idées et
des actions, la force réellement agissante reste l’acteur collectif, le peuple, la nation.
L’Histoire de la Révolution donne à Michelet l’occasion de déployer pleinement cette
2
Abolissant la société d’Ancien Régime fondée sur une organisation en « ordres », la
Révolution dégage le statut moderne de l’individu.
6
conception. Certes les grandes figures, Mirabeau, Danton, Robespierre, Marat, SaintJust, Camille Desmoulins ne sont pas négligées. Michelet dans des portraits
mémorables analyse leur charisme particulier, leurs contradictions, l’impression qui se
dégageait de leur physionomie. Il suit leur évolution, procède par portraits successifs,
les montre devenant plus grands que nature au moment où leur destin individuel
rencontre l’esprit de la Révolution et où, pour un temps toujours assez bref, ils
incarnent les aspirations collectives, l’esprit même de la Révolution.
Ainsi de Danton en 1792, au moment où devant l’invasion des armées ennemies
on a décrété la Patrie en danger:
« Danton fut, il faut le dire, dans ce moment sublime et sinistre, la voix même de
la Révolution et de la France ; en lui elle trouva le cœur énergique, la poitrine
profonde, l’attitude grandiose qui pouvait exprimer sa foi. »
Si Michelet excelle à dresser devant nous ces grandes figures de la Révolution en
les dotant d’une sorte d’aura mythique, il n’en oublie pas pour autant les hommes de
moindre envergure, mais dont l’impulsion a été décisive à un moment particulier. Il
caractérise leur rôle, leur donne en quelques traits un relief saisissant, cherchant à
saisir ce qui leur a conféré une influence sur la foule :
« Il y avait d’abord des têtes de colonne, des hommes singuliers qu’on voyait
infailliblement partout où il y avait du bruit, qui marquaient ou par la puissance de la
voix, ou par quelque défaut physique, par tel ridicule même, qui amusait la foule et
servait de drapeau. » : « un hurleur admirable, Saint-Huruge », « un bossu terrible,
Cuirette-Verrières », « un petit homme, Mouchet, tout noir de peau, boiteux,
bancroche », « un baragouineur spirituel, anglo-italien, Rotondo », « et avec ces
parleurs, il y avait un homme qui ne parlait pas, qui tuait, l’Auvergnat Fournier, dit
l’Américain. »
Dans ce grouillement de personnages qui rend la diversité de l’engagement
collectif, Michelet n’oublie pas les femmes de la Révolution. Elles aussi très diverses :
la Reine, dont l’historien exagère peut-être le rôle néfaste ; les grandes aristocrates
victimes de la fureur populaire, comme la princesse de Lamballe tuée pendant les
massacres de Septembre ; les femmes de cœur impliquées dans l’action
révolutionnaire et mourant sur la guillotine, comme Madame Roland ; les héroïnes
7
sanglantes, Charlotte Corday ; les pasionarias qui sombrent dans la folie, comme la
belle Théroigne de Méricourt ; mais aussi les anonymes comme cette vieille femme
effrayée par les massacres de septembre qu’on entrevoit marmottant chez elle des
prières devant les bustes en plâtres de deux révolutionnaires.
Cette multiplicité de personnages individualisés rend le foisonnement des
attitudes, des motifs, des conduites et contribue à suggérer la densité et la complexité
humaine de l’événement collectif. Les individualités se détachent de la foule,
occupent le devant de la scène pendant un instant, puis se résorbent dans la masse. Les
grands hommes ne sont grands qu’un temps, lorsqu’ils se trouvent en adéquation avec
l’urgence l’événement, mais arrive toujours le moment où l’histoire les dépasse, où ils
ne la comprennent plus et ne l’incarnent plus.
S’il est une chose que l’histoire de Michelet veut mettre en lumière, c’est bien en
effet, le danger du grand homme, du culte de l’individu. « France, guéris-toi des
individus ! » inscrit-il en exergue d’un texte conclusif intitulé « Le tyran ». C’est que
par deux fois au cours de l’histoire récente, la prise de pouvoir d’un individu a
confisqué à son profit l’immense énergie collective d’une révolution : la première
République a été mise à bas par le coup d’Etat de Napoléon Bonaparte en 1799, la
deuxième par celui de son neveu, Louis-Napoléon en 1851. Michelet porte donc une
attention d’une acuité particulière aux processus qui permettent de telles dérives. Son
Histoire de la Révolution suit une courbe significative : elle montre à l’orée du grand
bouleversement l’action unanime d’un peuple que ne domine vraiment aucune
personnalité. Puis elle suit les failles qui parcourent cette unanimité et la façon dont
peu à peu l’impulsion collective va s’amoindrir, comment la Révolution restera aux
mains de quelques-uns et perdra du même coup sa force, ce qui explique qu’elle ait eu
besoin de moyens de plus en plus violents, la Terreur, pour se prolonger.
Ce qui est proprement révolutionnaire pour Michelet, c’est le Peuple. Il le place
au cœur de son histoire non seulement parce qu’il est convaincu que c’est le peuple qui
fait l’histoire, mais aussi parce qu’il pense que l’histoire est faite pour le peuple. La
Révolution, c’est l’avènement du peuple. Écoutons l’incipit de l’œuvre, la première
phrase du premier chapitre : « La convocation des Etats généraux de 1789 est l’ère
véritable de la naissance du peuple. Elle appela le peuple tout entier à l’exercice de ses
8
droits. » Certains lui ont reproché d’avoir mythifié le peuple. En effet le peuple est
chez lui une sorte de figure moderne du Christ. Et l’on peut considérer que son
Histoire de la Révolution transpose le modèle évangélique et raconte la naissance du
messie-peuple, l’espoir de salut qu’elle suscite, la vie, la trahison et la passion de ce
nouveau sauveur. Cet arrière-plan, discutable évidemment du point de vue de la
rigueur historique, contribue à donner au récit de Michelet un sens symbolique, une
grande puissance dramatique ainsi qu’une dimension lyrique.
Son Histoire de la Révolution s’attache à dire la foi nouvelle qui s’est exprimée
dans les actes mêmes des révolutionnaires. Il donne ainsi à sentir ce qu’ont pu être
l’exaltation collective, le sentiment d’ouvrir des horizons nouveaux, la dépense
d’énergie extraordinaire pour la chose publique, la transformation du sens de la vie
individuelle, la modification de la temporalité qui accompagnent l’événement
révolutionnaire et font de lui une expérience telle qu’elle bouleverse l’être tout entier.
Cette reconstitution de ce que peut être l’expérience révolutionnaire, faite par un
homme d’un siècle qui a connu de nombreux épisodes de ce type, justifie à elle seule
qu’on continue de lire l’Histoire de la Révolution française, même si l’œuvre du point
de vue de la science historique est évidemment datée.
L’Histoire de la Révolution française existe en édition « Folio » Gallimard (3
volumes).
Une lecture introductive utile : Michelet, La Révolution française, I Les grandes
journées, II Portraits de la Révolution, Le livre de Poche, 1989 [choix de textes
présentés par P. Petitier]
Paule Petitier
Professeur de Littérature française
UFR LAC
9