La modélisation des nuages moléculaires interstellaires
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La modélisation des nuages moléculaires interstellaires
Astrophysique et hautes énergies La modélisation des nuages moléculaires interstellaires Les nuages moléculaires, pouponnières d’étoiles, sont le siège de mécanismes physico-chimiques complexes responsables de la formation de nombreuses molécules. La prise en compte de la nature non linéaire de cette chimie dans un milieu fortement hors d’équilibre rend les modèles plus délicats à interpréter mais nous ouvre en échange une richesse de comportements insoupçonnée. PRÉSENTATION ET CONTEXTE ASTROPHYSIQUE otre galaxie (la Voie lactée) contient environ 100 milliards d’étoiles. On sait moins qu’elle contient également, dilué entre ces étoiles, assez de gaz pour en former 10 milliards de plus (p. 7 de la réf. (1)). Ce gaz (essentiellement de l’hydrogène, avec 10 % d’hélium) n’est ni uniformément réparti, ni au repos. De nouvelles étoiles se forment en permanence dans les nuages les plus sombres et les plus denses, suivant une dynamique largement contrôlée par les processus chimiques au sein du gaz. En évoluant, ces étoiles chauffent et déchirent les nuages où elles se sont formées. Elles rendent également de la matière au gaz, soit de façon continue sous forme de vent stellaire, soit de façon brutale comme dans le cas des supernovae. Ce gaz est enrichi en éléments lourds formés par les réactions nucléaires au cœur des étoiles. En se refroidissant, il va reformer de nouveaux nuages au sein desquels de nouvelles étoiles pourront naître, poursuivant le cycle. Cette évolution est très lente. Les temps caractéristiques d’un cycle complet sont de l’ordre de 10 mil- N − Laboratoire d’astrophysique extragalactique et de cosmologie, URA 173 CNRS, Observatoire de Paris - Section de Meudon, 5, place Jules Janssen, 92195 Meudon Cedex. 22 lions d’années pour le gaz interstellaire, et de quelques millions à de nombreux milliards d’années pour les étoiles, en fonction de leur masse. Des événements extérieurs (ondes de choc ou de densité dues aux supernovae, passage des bras spiraux, etc.) viennent périodiquement perturber le milieu. Le gaz reste en permanence loin de l’équilibre. Les étoiles rayonnent (de l’énergie radiative et de la matière) en s’alimentant d’abord sur leur énergie potentielle de gravitation, puis sur les transformations nucléaires de leur cœur. A l’autre extrémité de la chaîne, les nuages moléculaires rayonnent également. Ils le font à beaucoup plus basse énergie : leur température, voisine de 10 K seulement, ne permet d’exciter par collision que des raies de rotation de molécules (comme CO) ou des raies atomiques de structure fine (par exemple du carbone neutre), et c’est dans les domaines infrarouge et radio qu’il faut les observer. La source d’énergie permettant de maintenir quelque temps un état stationnaire est principalement le rayonnement UV des étoiles proches qui baigne la périphérie des nuages, supplanté par les rayons cosmiques dans les zones où l’absorption du rayonnement par les poussières rend le nuage trop sombre. Ces rayons cosmiques très énergétiques (probablement créés lors des explosions de supernovae) apportent, même dans les régions les plus protégées, une source d’énergie continue qui empêche l’équilibre au sens thermodynamique de s’établir. De nombreuses observations, principalement dans le domaine des ondes millimétriques, ont permis de déterminer les caractéristiques essentielles des nuages moléculaires. Leur densité varie de 102 à 106 particules par cm3, la température dépasse rarement quelques dizaines de Kelvin, 1% de la masse est sous forme de poussières submicroniques et les principaux éléments (présents à l’état de traces) sont C, N, O et S dans le gaz, auxquels s’ajoutent des éléments plus réfractaires dans les grains de poussière. Ces nuages ont des tailles pouvant dépasser la dizaine de parsecs pour les complexes les plus étendus, ils sont très faiblement ionisés (les électrons représentent environ 1 ppm) et magnétisés (environ 10–10 T). Plus de 100 molécules (au sens large) ont été détectées, allant d’espèces simples comme CO à des « monstres » comme HC9N (linéaire), C3H2 (cyclique) ou MgNC. On peut alors se demander comment ces molécules, souvent des radicaux très fragiles, peuvent être synthétisées puis survivre assez longtemps pour être détectées dans un milieu aussi hostile et apparemment inapte à laisser se développer une telle variété. Notre équipe s’est attachée à comprendre cette chimie inhabituelle, à faire ressortir ses mécanismes essentiels et à les modéliser numériquement. Ces modèles Astrophysique et hautes énergies sont des outils d’interprétation pour les observateurs, suggérant souvent de nouvelles demandes. Ils sont aussi un aiguillon (nous le verrons) pour les physico-chimistes et ont suscité des travaux en physique atomique et moléculaire (au sens le plus large). Enfin, ils s’insèrent dans l’étude globale de l’évolution des galaxies et montrent le rôle clé de la chimie dans la dynamique de la formation d’étoiles. Ce type de réaction ion-neutre est efficace car il n’y a généralement pas de barrière d’activation à franchir, contrairement à beaucoup de réactions neutre-neutre,... même quand elles sont globalement exothermiques. H2 étant de loin l’espèce la plus abondante, l’hydrogénation se poursuit jusqu’à saturation. Les espèces neutres sont alors formées par réaction avec les électrons (recombinaison dissociative) : AB LA CHIMIE INTERSTELLAIRE Voyons donc comment une chimie complexe peut se développer. Tout d’abord, le gaz est mieux protégé qu’il n’y paraît. Dans un nuage sombre, le principal agresseur, le rayonnement ultraviolet incident, est arrêté par les poussières dans le premier dixième de l’épaisseur. Audelà, les molécules ont une chance de survivre assez longtemps pour entrer en collision avec un éventuel partenaire de réaction (libre parcours moyen : le million de kilomètres, taux de collision : une par semaine, mais l’évolution dure plusieurs millions d’années...). La faible densité n’autorise que des réactions binaires, et comme il n’y a pas, ou très peu, d’énergie cinétique disponible, les réactions exothermiques sont extrêmement favorisées. Pour qu’une espèce stable puisse se former lors de ces collisions, il est indispensable que l’excès d’énergie cinétique apporté par les deux réactants soit évacué sous une forme ou une autre. Cela se produit de façon simple dans un grand nombre de réactions d’hydratation où un ion (éventuellement moléculaire) réagit avec une molécule d’hydrogène : X + + + H2 → HX + H L’énergie cinétique excédentaire est emportée par l’atome d’hydrogène, ce qui stabilise le nouvel ion HX+. + − +e →A+B Certaines réactions ion-neutre sont endothermiques. C’est par exemple le cas de + C + H2 → CH + + H − 4 640 K. Dans ce cas, la principale voie de formation passe par l’association radiative : X + + H2 → H2 X + + hm qui permet au photon émis d’emporter l’énergie excédentaire. Ce type de réaction est cependant beaucoup plus lent que la voie précédente, et constitue souvent un goulot d’étranglement dans la chaîne réactionnelle. Malheureusement, certaines espèces n’obéissent pas à ce schéma simple, en particulier la principale d’entre elles, H2. Cette molécule est en effet homonucléaire et n’a donc pas de moment dipolaire permettant des transitions radiatives rapides. Lors de la collision de deux atomes * d’hydrogène, le complexe H2 ne peut ni éjecter de particule (faute de troupe), ni émettre un photon avant que les deux hydrogènes reprennent leur route chacun de leur côté. La « voie gazeuse » étant fermée, on admet couramment que la formation de H2 passe par une catalyse en phase adsorbée à la surface de grains de poussière interstellaire qui jouent donc là (outre leur rôle d’écran au rayonnement) un deuxième rôle essentiel dans la dynamique des nuages. A titre d’exemple, l’encadré 1 illustre la chaîne de réactions conduisant à la formation de CS et SO. Ces processus chimiques sont détaillés dans les articles de D. Flower (2) et de J. Lequeux et E. Roueff (3). LA MODÉLISATION DU MILIEU INTERSTELLAIRE Confronté à des observations, la tâche du théoricien qui cherche à les expliquer consiste donc à construire un modèle physique plausible de l’environnement et des processus internes à un nuage interstellaire. Il s’appuie bien sûr sur de nombreux (et solides) travaux précédents, mais l’impossibilité flagrante aussi bien d’expérimenter que d’aller vérifier sur place les différentes hypothèses laisse une grande liberté. Nous nous limiterons à titre d’exemple à un nuage moléculaire « calme », c’està-dire éloigné de sources de perturbations rapides comme une région de formation d’étoile ou un reste de supernova. Les premiers choix à faire sont stratégiques. Va-t-on s’intéresser à la dynamique (influence de la gravité ? ; hydro- ou magnétohydrodynamique ?), aux processus radiatifs (transfert de rayonnement dans les raies ?), à la chimie (voir plus haut...) ? Veut-on déterminer un état stationnaire du système ou en suivre l’évolution temporelle ? Vat-on décrire l’état d’une cellule de gaz « typique » ou s’intéresser à la structure spatiale du nuage ? Dans un monde parfait, il faudrait évidemment tenir compte de tout cela à la fois (et de tous les couplages), mais il est immédiatement évident que cet idéal restera hors d’atteinte pour (très) longtemps encore. Il faut donc choisir, et privilégier certains aspects en en simplifiant d’autres (parfois outrageusement). La pierre de touche justifiant ces choix reste évidemment la confrontation avec les observations et le pouvoir prédictif du modèle. 23 Encadré 1 FORMATION DE CS ET SO Schéma simplifié illustrant la chaîne de réactions menant du soufre atomique (ionisé ou non) aux molécules CS et SO. Un certain nombre de réactions caractéristiques du milieu interstellaire sont illustrées ici. Les électrons et les ions intervenant proviennent en dernier ressort de l’ionisation par les rayons cosmiques. Les réactions favorisées par une ionisation élevée sont en rouge, et celles favorisées par une ionisation basse, en bleu. L’essentiel du soufre est sous une forme « non moléculaire » (S ou S+ suivant les circonstances). L’ionisation de S est due soit aux photons induits localement par le rayonnement cosmique, soit à un échange de charge avec C+ toujours présent à l’état de trace. La neutralisation a lieu par recombinaison radiative (émission d’un photon stabilisateur). C’est à partir de ces deux espèces que se construisent les espèces moléculaires. Formation de CS : la réaction de S+ avec CH est une réaction ion-neutre typique qui libère aussi un hydrogène atomique. L’addition ultérieure d’un hydrogène par réaction avec H2 est très rapide du fait de l’abondance de l’hydrogène. Elle est suivie par une recombinaison dissociative qui donne CS. 24 Formation de SO : la réaction directe de S et OH est assez lente (neutre-neutre) et dépend de la présence de OH (qui est favorisée par une faible ionisation comme le montre une analyse semblable de la chimie de l’oxygène). La voie principale passe plutôt par un échange de proton de S avec + H 3 pour obtenir SH+, suivi d’un échange de charge avec S pour obtenir SH. La réaction de SH avec O est moins défavorisée car O est toujours abondant. Notons que l’autre voie possible pour cette réaction ~ SH + O → S + OH ! est inhibée par une barrière de 950 K. On remarque que SO est favorisé par une ionisation basse, + qui permet à H 3 de survivre, et très défavorisé par une + ionisation haute qui détruit H 3 , favorise une abondance plus élevée de C (pour d’autres raisons) qui détruit SO au profit de S et CS, et de C+ qui détourne une partie de SH vers la voie aboutissant à CS. Il est donc diffıcile d’obtenir simultanément des abondances élevées de CS et SO dans un même environnement. Leur observation simultanée sur certaines lignes de visée suggère donc que l’ensemble du gaz n’est pas dans le même état chimique. Astrophysique et hautes énergies En règle générale, les modèles étudiant le détail des processus chimiques sont contraints de tenir compte également des processus radiatifs. Ceux-ci sont en effet fortement couplés (réactions de photoionisation et de photo-dissociation), et ce sont les photons émergeant, responsables du refroidissement du gaz, qui sont détectés et nous renseignent sur le nuage. Malgré la puissance toujours croissante des moyens de calcul actuels, il est difficile d’accroître beaucoup plus la complexité du modèle sans saturer l’« ordinateur ». On ne peut donc guère dans ce cas que déterminer l’état stationnaire d’une structure simple (généralement 1D) ou (exclusif) suivre l’évolution temporelle d’une cellule de gaz. Le reste est hors d’atteinte. Les résultats obtenus par ce type de modèle sont néanmoins souvent très satisfaisants. J. Black et A. Dalgarno (4) ont ainsi prédit, dès 1977, que le radical C2 devait être abondant dans certains nuages. Les observations sont venues par la suite confirmer la présence de cette molécule dans le milieu interstellaire. système dynamique devient disponible, et la chimie interstellaire n’est plus qu’un cas parmi d’autres de systèmes chimiques. Un certain nombre de ceux-ci, bien connus en laboratoire (voir (5)), présentent toute une gamme de comportements asymptotiques allant d’un état d’équilibre au chaos dynamique (en passant par bistabilité, oscillations...). L’encadré 2 en propose un résumé. De façon surprenante, le cloisonnement entre disciplines a fait que les astronomes ont mis longtemps à prendre conscience de ce fait. Il était couramment admis dans la communauté des « astro-chimistes » qu’il existait la solution au modèle, et l’importance des conditions initiales pour l’étude des phases transitoires (qui peuvent durer un million d’années dans notre cas !), aussi bien que la possibilité d’évolutions différentes dans un même environnement (en cas d’états stationnaires multiples), n’étaient pas reconnues. Des modèles récents ont montré que les conditions physiques du milieu interstellaire sont compatibles avec une chimie bistable (deux états stationnaires différents peuvent être atteints en fonction des conditions initiales), voire avec l’existence d’oscillations chimiques (voir (6) (7)). La figure 1 montre par exemple le rapport d’abondance de deux espèces importantes dans les nuages moléculaires, C et CO, en fonction de la densité du milieu. Ces espèces sont fondamentales car leurs transitions radiatives respectives sont les principales sources de refroidissement du gaz au cœur des nuages. Le bilan thermique est donc directement contrôlé par ces abondances, ce qui fixe la température, qui ellemême contrôle la chimie et l’excitation des raies observées. On s’aperçoit qu’il existe dans ce cas une zone bistable assez large, pour des valeurs de la densité justement typiques de celles déduites par exemple de rapports d’intensités de raies. Le carbone atomique neutre est abondant dans un état stationnaire dont les autres caractéristiques essentielles sont un degré d’ionisation (relativement) élevé, et un rôle important joué par les réactions d’échange de charge + + + Y → X + Y !. Au ~X PROCESSUS NON LINÉAIRES DANS LES MODÈLES Si l’on rentre maintenant un peu plus dans le fonctionnement des modèles, on s’aperçoit que les réseaux de réactions chimiques évoqués plus haut amènent à décrire l’évolution temporelle des abondances des espèces chimiques sous la forme d’un système d’équations différentielles non linéaires couplées. Ces modèles constituent donc un cas particulier de « système dynamique », dans lequel les variables (les abondances) évoluent sous le contrôle d’un certain nombre de paramètres (les contraintes physiques) qui peuvent être constants (système autonome) ou non (système forcé). De ce point de vue, tout l’acquis de ces dernières années en matière de Figure 1 - Courbe d’hystérésis caractéristique d’un phénomène de bistabilité. On représente ici le rapport d’abondance du carbone atomique sur le monoxyde de carbone (deux espèces importantes de la chimie interstellaire) en fonction de la densité du gaz. Pour des valeurs intermédiaires de la densité, les équations d’évolution des abondances chimiques admettent trois solutions stationnaires, dont une est instable (branche du milieu). L’évolution du gaz peut le conduire vers l’une ou l’autre des deux solutions stables en fonction de son état initial. 25 Encadré 2 SYSTÈMES DYNAMIQUES CHIMIQUES Les équations d’évolution des abondances chimiques permettent d’écrire un système différentiel de la forme suivante : sens thermodynamique du terme. Du coup, rien n’empêche qu’il existe plusieurs états stationnaires différents (stables ou non) pour un même jeu de paramètres de contrôle (phénomène de bistabilité, voire de multi-stabilité). dX = F X, a, t ~ ! dt où X est un vecteur représentant les variables du système (les abondances chimiques), a est un vecteur représentant les paramètres de contrôle, et t le temps. F est un vecteur de fonctions définissant le système différentiel et contenant (entre autres) des termes quadratiques correspondant aux réactions binaires entre espèces chimiques, et des termes linéaires correspondant aux couplages avec le milieu extérieur (photo-ionisation, dissociations...). Les taux de réaction associés dépendent eux-mêmes de la température de façon fortement non linéaire. Les états stationnaires d’un tel système correspondent aux solutions du système d’équations ordinaires non linéaires obtenu en annulant tous les termes d/dt. Ces états stationnaires peuvent être stables ou non en fonction du signe des valeurs propres du Jacobien de F en ces points. Dans le premier cas, l’ensemble des conditions initiales qui permettent au système d’évoluer vers l’état stationnaire constituent son bassin d’attraction. Tant que le système reste couplé au « monde extérieur », cet état stationnaire n’est en général pas un état d’équilibre au contraire, l’autre état stationnaire a un degré d’ionisation très bas, ce qui inhibe la recombinaison disso+ ciative d’un ion clé, H3 . L’abondance de celui-ci permet alors le développement d’une chimie dominée par l’échange de protons + + + H2 !, qui ~ X + H3 → XH favorise la formation de molécules saturées au détriment des radicaux. Ce dernier état est celui que l’on rencontre le plus couramment. L’analyse de nombreux systèmes bistables a montré que leur apparition est liée à l’existence de mécanismes de contre-réaction dans la chaîne de réactions. Un tel mécanisme (partiel) a été ici identifié, lié à la molécule d’oxygène O2. Les temps caractéristiques des réactions 26 En fonction des valeurs des paramètres de contrôle, d’autres comportements asymptotiques sont possibles. Le plus simple est l’évolution vers un état oscillant permanent. Dans l’espace de phase (où les coordonnées d’un point sont les valeurs des variables, et donc où ce point représente l’état du système), la trajectoire de phase est donc, après dissipation des transitoires, une courbe fermée. Le système reste complètement prédictible, mais ne se stabilise jamais. Enfin, l’attracteur peut être beaucoup plus complexe (attracteur « étrange », de structure fractale). L’évolution est alors apériodique, caractérisée par une grande sensibilité aux conditions initiales ; elle est dite « chaotique ». Insistons sur le fait que le système reste parfaitement déterministe, bien que non prédictible à long terme. Tous ces comportements ont été observés, et sont étudiés dans de nombreux systèmes chimiques de laboratoire, dont le plus connu est probablement la réaction de Belouzov-Zhabotinsky. La référence (5) détaille tous ces processus. indiquées sur la figure 2 permettent d’appliquer l’approximation de quasistationnarité à O2 et O2+ (la réaction neutre-neutre O + OH est plus lente). On voit alors que la destruction d’un atome d’oxygène (par réaction avec OH) à l’entrée du cycle provoque la formation de 2 atomes d’oxygène à la sortie. L’équation gouvernant les variations d’abondance de O s’écrit donc (F et D désignent les autres processus de formation et de destruction) : d@O# = + k @ O # @ OH # + F − D. dt Le taux de formation de O peut donc augmenter proportionnellement à l’abondance de O lui-même, permettant parfois une avalanche Figure 2 - Une partie du réseau de réactions chimiques relatif aux espèces oxygénées. On a isolé ici une boucle de contre-réaction, partiellement responsable de l’apparition de la bistabilité. F et D symbolisent qualitativement l’ensemble des autres processus de formation et de destruction de O. Astrophysique et hautes énergies caractéristique d’un mécanisme d’auto-catalyse. Pour un réseau chimique donné, l’extension ou l’existence même d’une zone de bistabilité dépend des paramètres de contrôle du modèle. Bien que tous les mécanismes n’aient pas encore été identifiés, il est déjà certain que l’ionisation du milieu joue un rôle fondamental. Les deux états stationnaires ont un degré d’ionisation différant d’au moins un facteur 10 (HIP, High Ionisation Phase, LIP, Low Ionisation Phase), et tout paramètre influençant directement ce degré d’ionisation est donc essentiel. Le taux d’ionisation par les rayons cosmiques (noté ζ) joue ici un rôle critique : c’est le processus de couplage avec le milieu extérieur, responsable à la fois de l’injection d’énergie dans le gaz (qui maintient l’écart à l’équilibre thermodynamique) et de la création d’électrons. L’exploration numérique détaillée d’un modèle a montré que la position des points de bifurcation (catastrophe) dans les courbes d’hystérésis semblables à la figure 1 variait linéairement en fonction du paramètre ζ/nH, où ζ est le taux d’ionisation défini plus haut et nH la densité du gaz (voir figure 3). Cela s’explique qualitativement par le fait que l’ionisation est proportionrc + − nelle à la densité ~ X → X + e , réaction d’ordre 1), alors que la recombinaison est proportionnelle + − à son carré ~ X + e → Produits, réaction d’ordre 2). En revanche, le détail du mécanisme ainsi que l’explication de la largeur de la zone de bistabilité résiste encore et toujours à nos efforts. LES TESTS OBSERVATIONNELS Ces développements sont-ils corroborés par les observations ? Un lien direct est toujours difficile à faire, le modèle étant très simplifié. En revanche, deux remarques de natures différentes sont encouragean- Figure 3 - Position des points de bifurcation des solutions bistables vers la solution monostable dans le plan des paramètres de contrôle nH (nombre de particule par unité de volume en cm–3) − f (taux d’ionisation par les rayons cosmiques s–1). Chaque point correspond à un modèle différent déterminant les états stationnaires de 407 espèces réagissant suivant 3 934 réactions chimiques. Les deux droites de régression ont une pente 1 (quasi parfaite). Entre les deux courbes deux états stationnaires stables sont accessibles ; à l’extérieur, seul l’un ou l’autre est possible. tes quant à sa pertinence. La première vient du grand nombre de nuages dans lesquels les transitions radiatives de C (dans le domaine sub-millimétrique) ont été observées, ce qui conduit à lui attribuer une abondance presque comparable (en ordre de grandeur) à celle de CO. Or, ce fait d’observation est en contradiction avec les modèles ne présentant qu’une phase chimique. Celle-ci est en effet systématiquement la LIP caractérisée par une faible abondance de C (voir la figure 1). De nombreuses propositions ont été faites pour remédier à cette carence : effets d’évolution temporelle, mélange entre différentes parties du nuage, etc. La reconnaissance du fait qu’il peut s’agir d’une solution « oubliée » des équations chimiques est probablement la plus simple. La deuxième remarque est plus méthodologique. La multiplication des observations et leur qualité grandissante semblent s’accompagner d’une difficulté accrue à concevoir des modèles satisfaisants. Aucune loi générale ne se dégage, et ce qui semble établi à partir d’un objet particulier est souvent contre- dit par les observations ultérieures d’un autre objet supposé de la même famille. La tentation première du modélisateur est, dans ce cas, d’élaborer le modèle pour lui donner plus de souplesse. On a vu ainsi se développer de nombreux modèles « multi-composantes », où chaque élément de nuage est censé rendre compte d’une partie des observations. Malheureusement, le nombre de paramètres libres de ces modèles augmente (beaucoup) plus vite que le nombre d’observables (et donc de contraintes), ce qui rend ces propositions plausibles mais très arbitraires. La possibilité d’observer plusieurs comportements dynamiques pour un même jeu de paramètres de contrôle lève une partie de cette hypothèque. Il est ainsi naturel que deux zones d’un même nuage, du fait de leur passé propre, évoluent de façon fondamentalement différente bien qu’elles soient soumises aux mêmes contraintes d’environnement. Il suffit que leurs états initiaux respectifs soient chacun dans un bassin d’attraction séparé du système dynamique associé. 27 Si l’on accepte ce point de vue, cela permet même des comportements beaucoup plus riches. La turbulence observée dans les nuages induit en effet dans ce cas un système de réaction-diffusion dont l’étude spatio-temporelle reste à faire. Les études théoriques montrent qu’en général une des phases doit l’emporter in fine, mais les temps caractéristiques très longs liés aux processus chimiques (jusqu’à 10 millions d’années, soit le même ordre de grandeur que l’âge des nuages) peuvent permettre à des états transitoires de dominer les observations. Les autres types de comportements dynamiques complexes n’ont pas encore été autant étudiés, bien que des oscillations chimiques aient été mises en évidence dans certains cas (voir (7)). Le couplage de telles oscillations avec le bilan thermique du gaz est cependant un mécanisme séduisant de génération de structures spatiales dans un environnement homogène. QUELQUES DIFFICULTÉS... Deux raisons expliquent probablement cette lenteur dans l’analyse. Tout d’abord la lourdeur intrinsèque des réseaux chimiques nécessaires. Certains modèles font appel à plus de 400 espèces différentes interagissant par le biais de plus de 4 000 réactions (et il en existe probablement bien plus en réalité). De tels réseaux sont justifiés par le fait que l’on cherche dans ce cas à expliquer l’abondance d’espèces complexes (HC9N...) qui sont observées à l’état de trace, bien qu’elles ne jouent aucun rôle dans le comportement d’ensemble du système. Il est évidemment extrêmement difficile de se retrouver dans un tel foisonnement et peu d’auteurs se sont attachés à identifier le petit nombre de variables dynamiques (probablement composées) responsables du comportement de base. 28 Cette tâche est d’autant plus ardue que les processus mis en jeu correspondent à des conditions physiques très éloignées de la physique de laboratoire et donc souvent mal connues (et c’est là la deuxième raison...). Nous avons vu plus haut l’importance de l’ion H3+ dans la LIP. La réaction de recombinaison − + dissociative, H3 + e → H2 + H (ou 3H), qui inhibe son influence dans la HIP est une des plus étudiées en laboratoire. Malheureusement, il est très difficile de s’assurer + que l’ion H3 est bien totalement relaxé dans son état fondamental au moment de la mesure ou qu’il ne subit aucune influence de l’appareillage, et les taux de réaction annoncés varient encore de près d’un facteur 10 suivant les auteurs (ils différaient de plus d’un facteur 1 000 il y a 5 ans !). L’adoption, sur des critères parfois en partie subjectifs, de l’un ou l’autre de ces taux a évidemment des conséquences dramatiques sur le type de comportement que le système peut présenter. Malheureusement ces incertitudes sur les données physiques indispensables est la règle plutôt que l’exception. Un petit nombre de réactions a été étudié en laboratoire, mais généralement à température ambiante alors que le comportement à très basse température peut être sensiblement différent (par exemple l’existence ou non d’une barrière d’activation de 50 K, soit environ 4 10–3 eV, a des conséquences énormes dans un gaz à 10 K). Pour la plupart, on ne dispose que d’estimations théoriques, toujours très délicates à ces températures, voire d’aucune estimation, et on en est réduit à des arguments heuristiques du type « taux de Langevin » ou « équipartition de l’énergie ». L’importance des différentes voies de sortie d’une réaction donnée est en particulier généralement inconnue (par exemple, la recombinaison dissociative de H3O+ donne-t-elle H2O ou OH ? Il semble qu’ici la réponse soit 1/3 H2O et 2/3 OH, mais...). Les conséquences de ces incertitudes sur les résultats de modèles sont illustrées sur la figure 4. Ici, le même modèle a été calculé un grand nombre de fois en perturbant à chaque fois l’ensemble des taux de réactions de façon aléatoire de telle sorte qu’ils restent à l’intérieur d’une fourchette d’un facteur 2 autour de la valeur de référence. Chaque point correspond à un état stationnaire du système obtenu pour les mêmes conditions initiales. Le fait d’avoir choisi des valeurs des paramètres de contrôle autorisant la bistabilité rend évidemment le résultat très spectaculaire, puisque l’amplification non linéaire présente dans les équations transforme une incertitude d’un facteur 2 en une dispersion sur plus de trois ordres de grandeurs des résultats ! Mais on voit aussi qu’à l’intérieur de chaque phase la dispersion est supérieure à un facteur 10, nettement plus grande que l’incertitude initiale. Ce type d’analyse de sensibilité n’est que rarement entrepris et amène à considérer avec réserve toute interprétation détaillée d’une observation particulière. En revanche, elle ne remet pas en cause au fond la légitimité des modèles. En effet, les tendances lourdes sont conservées, tous ces modèles quantitativement différents présentent le même comportement qualitatif et la même robustesse vis-à-vis de perturbations extérieures. Les espèces clés des réseaux chimiques et les principaux chemins réactionnels sont identifiés. Nous avons montré que le bilan thermique est gouverné par l’abondance d’espèces négligeables d’un point de vue hydrodynamique. Les modèles détaillés de transfert de rayonnement donnent des contraintes fortes sur les abondances observées. Enfin, bien que ce soit peu spectaculaire, de nombreuses hypothèses a priori plausibles ont pu être rejetées grâce aux expériences numériques qu’autorisent les modèles. Nous savons donc décrire le comportement typique d’une classe Astrophysique et hautes énergies cellule de gaz individuelle. Cette simplification est légitime (grâce aux résultats sur l’universalité) une fois réalisée l’étude en profondeur du comportement de cette cellule isolée, ce qui est aujourd’hui largement réalisé. Un article récent d’Image de la physique décrit comment la dynamique des tremblements de terre peut être décrite à l’aide d’un « système critique autoorganisé » (8). La construction d’un tel modèle du milieu interstellaire est à notre portée et semble très prometteuse. Figure 4 - Dispersion des états stationnaires d’un modèle particulier lorsque l’on laisse fluctuer les taux de réaction chimique aléatoirement d’un facteur au plus 2, pour les mêmes paramètres de contrôle et les mêmes conditions initiales. L’incertitude réelle sur ces taux de réaction est en général bien supérieure... d’objets, mais pas les particularités précises de tel ou tel. Cette conclusion n’est bien sûr qu’une formulation particulière des comportements « universels » que l’on observe dans l’étude des systèmes dynamiques comme la très classique « cascade de Feigenbaum » de doublement de période d’un système oscillant ou l’existence d’exposants critiques universels pour les changements de phases de deuxième espèce. Les modèles « explicites » du milieu interstellaire, qui visent à l’exhaustivité dans le détail, semblent ainsi avoir atteint leurs limites. Ils sont incapables de décrire un objet particulier, bien qu’ils restent indispensables pour tester des processus physiques. Un certain nombre de prédictions de ces modèles sont inaccessibles à l’observation, soit qu’elles concernent des quantités hors d’atteinte des instruments présents ou à venir (abondances infimes de certains intermédiaires réactionnels...), soit que la confusion intrinsèque des observations due au fait qu’elles intègrent à une longueur d’onde tous les signaux émis le long de la ligne de visée ne permette pas de séparer spatialement les informations. Réciproquement, l’explication d’un certain nombre d’observations semble hors de portée. Par exemple, il est bien établi maintenant qu’au sein d’un nuage la dispersion de vitesse observée (attribuée généralement à la turbulence) varie en loi de puissance avec la taille de l’échantillon où elle est mesurée. Cette relation reste vraie sur au moins 4 décades, c’est-à-dire jusqu’à la limite de résolution des instruments actuels. Il est actuellement exclu (et pour longtemps) de concevoir un modèle (magnéto-)hydrodynamique de turbulence supersonique développée incluant la chimie et le transfert de rayonnement, susceptible d’expliquer ces observations. POUR ALLER AU-DELÀ Une autre approche est donc nécessaire. Elle fait aujourd’hui plus appel à l’imagination et à l’intuition physique qu’à de l’artillerie lourde, mais semble possible. En effet, il est clair qu’un suivi temporel d’une structure spatiale complexe ne peut se faire qu’au prix d’une simplification extrême de la description d’une En effet, celui-ci est constitué d’un grand nombre de cellules de gaz (de taille inférieure à l’échelle de dissipation de la turbulence) couplées à leurs plus proches voisines par diffusion de la matière, mais aussi aux cellules plus lointaines par émission et absorption de rayonnement. Ce système est couplé à l’extérieur par l’intermédiaire du flux de rayons cosmiques qui dépose en chaque point, à un rythme très lent, une petite quantité d’énergie. La taille du système rend les raies de refroidissement opaques, ce qui provoque un réchauffement progressif du gaz. Le champ magnétique ambiant couplé à la (faible) ionisation confère une certaine « rigidité » au gaz, qui tend à s’opposer aux mouvements macroscopiques. Cependant, si l’énergie interne dépasse l’énergie magnétique, une instabilité pourrait se développer et mettre brutalement en mouvement la cellule de gaz. Les raies devenant transparentes par décalage Doppler, le gaz se refroidit en rayonnant une partie de son énergie à l’extérieur du nuage et en déposant le reste dans les cellules de vitesse comparable. Une réaction en chaîne peut donc avoir lieu... Un tel modèle est formellement semblable à celui présenté dans (8) ; le champ de vitesse turbulent peut se développer naturellement par conversion progressive d’énergie thermique en énergie cinétique macroscopique (à l’inverse de l’évolution naturelle) grâce au couplage 29 extérieur, des zones de fort gradient peuvent apparaître (intermittence) provoquant des excursions de température qui elles-mêmes vont permettre l’apparition transitoire d’espèces chimiques en principe inhibées à basse température... indispensable, le seul qui nous permette d’étudier des objets à jamais hors de portée pour l’homme, mais ça n’est qu’un outil : il faut apprendre à s’en servir. Ce modèle reste aujourd’hui hautement spéculatif et probablement insuffisant. Les idées sous-jacentes sont cependant suffisamment séduisantes pour qu’il soit exploré de façon beaucoup plus quantitative. Ce travail est actuellement en cours. POUR EN SAVOIR PLUS La modélisation du milieu interstellaire n’en est qu’à ses débuts. Certaines voies sont maintenant bien explorées, d’autres restent à défricher. Il faut se méfier de deux écueils : rejeter les modèles parce qu’ils ne sont pas parfaits, et leur faire une confiance aveugle parce qu’ils sont gros et compliqués. L’expérience numérique est un outil (1) Wynn-Williams (G.), « The fullness of space », Cambridge University Press, 1992. Bonne présentation de tous les aspects du milieu interstellaire. Accessible à tous. (2) Flower (D.), « Interstellar chemistry », International Reviews in Physical Chemistry, Vol. 14, n° 2, 421-443, 1995. (3) Lequeux (J.) et Roueff (E.), « Interstellar molecules », Physics Reports, Vol. 200, p. 241, 1991. Tous deux plus spécialisés, mais très clairs et parfaitement à jour. Article proposé par : Jacques le Bourlot, e-mail : [email protected] 30 (4) Black (J. H.) et Dalgarno (A.), Ap. J. Suppl., 34, 405, 1977. Prédiction par un modèle de l’existence de C2 dans le milieu interstellaire. (5) Vidal (C.), Lemarchand (H.), « La réaction créatrice », Hermann, 1988. La cinétique chimique étudiée du point de vue des systèmes dynamiques. (6) Le Bourlot (J.), Pineau des Forêts (G.) et Roueff (E.), « Complexe dynamical behaviour in interstellar chemistry », Astron. Astrophys., 297, 251-260, 1995. (7) Flower (D.), Pineau des Forêts (G.), « Interstellar hysteresis », Physics World, 9, 37, 1996. Beaucoup plus simple que le précédent. (8) Sornette (D.), « Les phénomènes critiques auto-organisés », Image de la physique, 9, 1993. Introduction à un sujet en évolution très rapide.