Le Proche-Orient et la crise syrienne

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Le Proche-Orient et la crise syrienne
Le Proche-Orient et la crise syrienne
Ce projet interdisciplinaire s’inscrit dans l’axe « Territoire, ville, production et échange » du
quadriennal de l’Université Lyon 2. Il associe des chercheurs du Groupe de Recherche et
d’Etudes sur la Méditerranée et le Moyen-Orient (UMR 5291), Environnement Ville et
Société (UMR 5600), Triangle (UMR 5206) et le Groupe d’Analyse et de Théorie
Economique (UMR 5824). Il a obtenu un soutien financier de l’Université Lyon 2 pour 20132014.
A-Programme scientifique
Depuis ses débuts, la crise syrienne retient toute notre attention. Nous nous efforçons
d’analyser les causes de cette crise1, son déroulement2, son inscription régionale3, de la placer
dans le contexte internationale4 et d’évaluer ses conséquences sur les pays voisins. Le 31
janvier 2011, une centaine d’opposants syriens manifestaient pacifiquement place Arnous à
Damas. Ils étaient silencieux, portaient des bougies et tenaient des écriteaux sur lesquels
étaient simplement inscrits « na’am al houryé » (oui à la liberté). Le lieu était habilement
choisi : une petite place à la fin de la grande avenue commerçante de Salhyeh, devant la statue
d’Hafez el-Assad. Le slogan était ironique car lorsqu’on dit « na’am » en Syrie c’est lors du
plébiscite présidentiel qui vise à reconduire le raïs pour un nouveau mandat de 7 ans, avec des
scores dignes de l’Union Soviétique5. Malgré ses déclarations rassurantes au Washington Post
en décembre 20116, Bashar el Assad savait qu’il n’était pas à l’abri d’une contagion
révolutionnaire. Durant l’hiver 2010-2011, les Syriens avaient pu suivre les évènements de
Tunisie et d’Egypte en direct sur les chaînes panarabes : la saoudienne Al Arabya et la
qatarienne Al Jeziraa. Le feu couvait et il a suffi d’une étincelle, en mars 2011, pour mettre le
feu aux poudres : l’arrestation d’une douzaine d’adolescents à Deraa, torturés et emprisonnés
durant trois semaines, pour avoir écrits sur le mur de leur école des slogans anti-régime.
A ce stade de la crise, nous étions bien dans un processus révolutionnaire, comparable à celui
de l’Egypte et de la Tunisie, mais depuis le conflit est entré dans une logique de guerre civile
avec des tendances communautaristes, en raison de la nature du régime et de l’organisation de
la société syrienne. L’internationalisation rapide du conflit syrien complique également sa
résolution et menace la stabilité des pays voisins. L’appartenance de la Syrie à l’axe proiranien, qualifié également de « croissant chiite », provoque un affrontement régional avec les
membres de l’axe pro-saoudien, que l’on pourrait qualifier à contrario « de sainte alliance
sunnite », qui se limite pour l’instant au terrain syrien. Mais les risques de débordement en
Irak et au Liban sont importants car cela réactive des antagonismes politiques et
communautaires.
Nos explications de la crise syrienne ne font pas consensus. Le qualificatif de guerre civile
n’est pas accepté par tous les chercheurs, le caractère « communautaire » du conflit l’est
Balanche Fabrice, « Les territoires de la révolte en Syrie », Outre Terre, n°27, septembre 2011 et « Le retournement de l’espace syrien »,
Moyen-Orient, Paris, octobre 2011
2
« La crise syrienne : itinéraire de la transformation d’une révolte en guerre civile », Diplomatie, n°58, Paris, septembre 2012
3
Balanche Fabrice, « Communautés, fragmentation territoriale et gouvernance au Proche-Orient », Etudes Interculturelles, Chaire Unesco de
l’Université catholique de Lyon, mai 2012
4
Balanche Fabrice, « Métropolisation et mondialisation : des facteurs de déstabilisation politique dans le monde arabe » (en espagnol), Foro
internacional, Mexico, Février 2012
5 En 1998, Hafez el Assad a culminé à 99,98% des voix. Bashar el Assad a commencé plus modestement en 2000 avec 97%, car il fallait lui
laisser une marge de progression pour les prochains plébiscites.
6 « Bashar al-Assad denies crackdown in exclusive interview with Barbara Walters », Washington Post, 7th December 2011.
http://www.washingtonpost.com/blogs/blogpost/post/bashar-assad-denies-crackdown-in-exclusive-interview-with-barbarawalters/2011/12/07/gIQAR9CEcO_blog.html
1
encore moins. Mais c’est précisément ce qui nous intéresse et qui nous permettra d’avancer
dans la compréhension de cette crise en ouvrant un débat entre chercheurs sur les causes de
cette crise, les éléments qui la rattachent aux autres mouvements du monde arabe et ceux qui
la rendent spécifiques. On peut distinguer trois paradigmes explicatifs, souvent opposés
- L’échec d’une trajectoire de développement et la remise en question des pratiques de l’Etat
- La résurgence ou la permanence du communautarisme
- La place particulière de la région dans la géopolitique mondiale
Notre objectif est de confronter, comme nous avons déjà commencé à le faire, ces visions lors
du colloque « Le Liban et la crise syrienne »7 et dans plusieurs articles « Sur la
confessionalisation et les autres lectures territoriales de la révolte syrienne (à propos des
contributions du GREMMO) »8 Il s’agit d’affiner ces différents modes explicatifs et par
ailleurs, de voir si et comment ils peuvent se compléter ou si au contraire ils reposent sur des
postulats antagonistes et irréductibles
L’originalité de notre approche est d’autre part de ne pas limiter nos analyses à la crise
syrienne mais d’envisager la région du Proche-Orient dans son ensemble dans sa relation avec
cette crise à travers la question des réfugiés, la déstabilisation économique par la mise en
question de la fonction de redistribution qu’ils assument, la tendance de longue durée
(néolibéralisme) révélée et portée à blanc par la crise actuelle, la mise à l’épreuve des Etats
dans leur fonction sécuritaire, la géopolitique et la géoéconomie.
1-La crise des modèles de développement
La crise syrienne est sans doute un événement majeur de ce début de siècle ; elle se produit
dans un moment encore marqué par la première crise de la mondialisation (2008), une
vingtaine d’année après que ce pays a instauré une politique de libéralisation interne et
d’ouverture croissante au capital global. Il nous semble donc qu’une perspective socioéconomique, fondée sur la reconnaissance du rôle joué par les institutions dans les
phénomènes de développements - voire de stagnation - , a toute sa légitimité. La
problématique dite « institutions et développement » est ; d’ailleurs, devenue une
préoccupation commune aux diverses écoles de pensée économique : les avatars de la
réintroduction du capitalisme en Russie ont rappelé à tous que le système de marché
n’engendre pas de lui-même les conditions de sa réussite.
La démarche qui sous-tend le présent projet ne reconnaît pas simplement cet enseignement de
l’histoire récente ; elle s’inscrit dans une conception théorique qui immerge l’économie dans
la variabilité et l’historicité des structures sociales. L’approche comparative est incluse dans
une telle conception, car elle est sans doute la plus adaptée en raison d’une spécificité des faits
sociaux : leur « non-reproductibilité ». Ceci est d’ailleurs l’ambition de l’ « école de la
régulation », qui est une forme d’analyse institutionnelle de l’économie, développée dès les
années 1970, grâce à des travaux de M. Aglietta et R. Boyer, par exemple.
Nous aimerions donc émettre une série d’hypothèses sur la transition qui fut engagée en Syrie
dans les années 1990 et l’évolution des rapports entre Etat et société, qui doit avoir des
7
8
Colloque international organisé par le GREMMO et le Grand Lyon, avec le soutien de l’Université Lyon 2 et de l’IEP, les 14-15 mars 2013
http://rumor.hypotheses.org/2601
conséquences économiques. Compte-tenu de la spécificité des sociétés orientales, où coexistent, en effet, des entités ethno-confessionnelles qui sont le fruit de l’histoire, la nature de
l’Etat syrien est un enjeu. A bien des égards, celui-ci relève de la problématique du néopatrimonialisme, et les suggestions théoriques plus contemporaines, développées à partir de
l’Etat issu de la révolution islamique en Iran, ou de l’étonnant syndrome libanais, sont
précieuses. Mais, elles sont insuffisantes pour rendre compte d’un Etat dont certains experts
disent qu’il est le captif d’une minorité, ce qui, paradoxalement, serait, par la même, une
garantie pour les autres minorités, et, in fine, comble du paradoxe, nous aurions donc affaire
ici à une formation sociale originale, adaptée à la singularité multiconfessionnelle et multiethnique de l’ « Orient compliqué ». La guerre civile actuelle serait donc plus le retour du
refoulé communautaire, qui exprimerait l’essence des sociétés de cette région, compte-tenu
des nouveaux rapports de force géopolitiques et des fragilités de toute société en voie de
libéralisation et de modernisation.
En ce sens, quelle que soit la validité des analyses précitées, toute réflexion économique
prenant sérieusement en compte la question du contexte social, doit aussi produire une théorie
de l’Etat et de la nature des groupes sociaux. Autrement dit, la problématique « institution et
développement » sera dialectiquement liée, dans notre esprit, à cette autre problématique, «
économie et société ».
La Syrie est un cas exemplaire d’une transition ratée d’une économie dirigiste et égalitariste
sur plan territorial vers un modèle économique plus libéral mais incapable de maintenir la
cohésion du territoire. La politique d’aménagement du territoire et de développement lancée
par le régime baathiste fut remise en cause à la fin des années 1980, avant d’être
définitivement enterrée par Bashar el Assad. Le nouveau président a tout misé sur l’ouverture
et la libéralisation de l’économie pour attirer les investissements étrangers, en particulier en
provenance du Golfe. Il ne s’est pas préoccupé de la montée des tensions sociales, si ce n’est
que par quelques mesures marginales comme une allocation destinée à l’achat du fuel
domestique pour les plus modeste en 20089. Un traité de libre-échange avec la Turquie, signé
en 2008, a mis à mal l’industrie manufacturière syrienne, incapable de résister à la
concurrence turque. La sécheresse, entre 2007 et 2010, a causé une grave crise dans le monde
rural, en particulier les campagnes céréalières du nord-est, dont la population n’eut d’autre
solution que de migrer massivement vers les grandes villes syriennes. Un des seuls points
positifs fut la croissance du tourisme, qui connut une envolée grâce au développement de
l’infrastructure hôtelière. Fort de ce succès, Bashar el Assad affirma qu’il s’agissait du
« nouveau pétrole de Syrie », et qu’il allait permettre de créer deux millions d’emplois à
l’horizon 2020. Cette annonce était destinée à donner de l’espoir aux millions de jeunes,
diplômés ou non, que l’économie syrienne est désormais incapable d’intégrer. La politique de
réforme économique qui devait permettre, notamment, de créer de l’emploi, n’a pas eu le
succès escompté. Elle a même provoqué l’effet inverse, allant à l’encontre de la demande
sociale et accentuant le mécontentement de la population.
Pourquoi la Syrie a-t-elle échoué tandis que d’autres pays sont parvenus à prendre le
tournant ? S’agit-il d’une exception syrienne ? Ou bien d’un blocage que partagent les autres
pays arabes non pétroliers en raison de la domination de l’économie pétrolière à l’échelle
régionale ?
9 En 2008, le régime a multiplié par trois le prix du fuel, passant de 6 LS à 18 LS le litre. Le fuel était jusque-là largement subventionné, ce
qui grevait les finances de l’Etat. Mais la vérité des prix fut insupportable pour la majorité de la population.
L’un des exemples qui seront analysés de manière privilégiée dans le cadre de ce
questionnement est la question des services publics, notamment les services d’eau et
d’électricité. Instruments essentiels de la construction des Etats (Verdeil 2008), leur fonction
redistributive est remise en question depuis une quinzaine d’années à travers la mise en place
de politiques néolibérales, notamment la mise en place de partenariats publics-privés, la
redéfinition des échelles d’intervention (rescalling des territoires d’intervention), ainsi que des
réformes tarifaires. Ces réformes font l’objet de fortes contestations non seulement par les
usagers consommateurs qui protestent contre les prix, dans un contexte de paupérisation des
sociétés, mais aussi des élites traditionnelles, dont les leviers de redistribution sont gelés (voir
Allès 2012). Nos enquêtes concerneront l’évolution de la situation en Jordanie, notamment le
secteur de l’eau ; et la situation au Liban (réformes de l’eau potable et de l’électricité). Ces
réformes seront analysées non seulement en termes d’économie politique mais également en
termes territoriaux, une de nos hypothèses ici étant que les logiques de fragmentation
introduites par ces réformes néolibérales s’inscrivent dans l’espace et viennent redoubler
d’anciennes lignes de clivages (sociales, mais aussi politico-communautaires).
2- La résurgence ou la permanence du communautarisme
La géographie française n’apprécié pas le terme de « communauté », car il s’oppose à notre
républicanisme assimilationniste, mais également en raison de l’influence marxiste, déclinante
certes, mais qui a marqué la géographie comme l’ensemble des sciences sociales. Si nous
hésitons aujourd’hui à parler « de classes sociales », justement en raison de la référence au
marxisme, en revanche les géographes utilisent davantage le terme de « groupe social » ou de
« classe socio-spatiale». Dans les deux cas, les géographes insistent davantage sur les liens
sociaux liés à la profession, au niveau de vie, à l’appartenance territoriale mais rarement à des
solidarités de type religieuses et ethniques. Certes l’individu est multiforme, il possède des
appartenances plurielles avec des liens forts et des liens faibles10, le fait de partager une même
religion ne rapproche pas forcément, le fait d’avoir le même style de vie est plus pertinent. Or,
dans de nombreuses régions du monde, il ne faut pas oublier que style de vie et religion se
confondent souvent.
Le sociologue palestino-américain, Hisham Charabi11 démontre que l’autoritarisme patriarcal
qui règne au Proche-Orient est le véritable responsable du maintien des systèmes politiques
autoritaires. Seule une évolution des structures familiales offrant plus d’égalité entre les
hommes et les femmes et moins de hiérarchie entre les ascendants et les descendants
permettra d’en finir avec la dictature. Effectivement les pouvoirs autoritaires en place ne sont
que l’émanation de ces sociétés bloquées, pour paraphraser le titre de l’ouvrage de Philippe
Droz-Vincent12. Le conservatisme de la société entretient celui du régime et vice versa. Dans
ce contexte le communautarisme ne peut que perdurer car il est constitutif de la société et
d’un système de pouvoir. Il constitue le non dit des rapports sociaux et des rapports de
pouvoir. Difficile à appréhender dans le discours ou dans les pratiques, il se repère par contre
plus facilement dans l’espace. En tant que construction du système de pouvoir et de
l’organisation sociale, l’espace nous révèle la force du communautarisme.
Le régime de Bachar el Assad ne s’est pas écroulé comme un château de cartes, alors que
ceux de Ben Ali et Moubarak sont tombés en quelques semaines. Le régime de Khadafi a été
emporté par une rébellion soutenue par les forces de l’OTAN. Le président yéménite Saleh a
10
Degenne Alain et Forsé Maurice, Les réseaux sociaux, Armand Colin, Paris, 1994, 288 p.
Sharabi Hisham, Neopatriarchy, A Theory of Distorted Change in Arab Society, New York: Oxford University Press, 1988, 207 p.
12
Droz-Vincent Phillippe, Moyen-Orient : pouvoirs autoritaires, sociétés bloquées, Paris PUF, 2004, 305 p.
11
dû céder le pouvoir lui aussi sous les pressions intérieures et extérieures. Mais Bachar el
Assad demeure, et aucun signe ne prouve son départ au cours de l’année 2013. Pour le roi de
Jordanie, il peut tenir encore 6 mois (discours en février 2013) et pour le premier ministre
irakien, il en aurait au minimum pour deux ans (déclaration en février 2013). Même si la
moitié nord de la Syrie lui échappe en grande partie, Bachar el Assad demeure bien installé à
Damas, l’appareil d’Etat et l’armée fonctionnent quasi normalement.
Cette situation nous interroge. La révolte syrienne repose sur un mécontentement social et
politique comparable à celui de l’Egypte et de la Tunisie. La situation syrienne était même
pire si on en juge par l’étendue des manifestations dans les premiers mois de la révolte, et la
détermination des Syriens face à la violence de la répression. Mais aujourd’hui, nous sommes
passés d’une révolution à une guerre civile, que la chute du régime ne suffira pas à
interrompre13. Un risque de fragmentation du pays est à craindre malgré les dénégations des
deux camps (régime et opposition), qui affirment leur attachement à une Syrie unie et
multicommunautaires. Mais sortons du discours convenu pour analyser les différentes causes
de la révolte et les fractures au sein de la société syrienne. Il apparaît nettement que le facteur
communautaire à base confessionnelle, ethnique et tribal ne peut être négligé14.
Le communautarisme n’est pas le seul facteur du conflit, mais à mesure que la crise se
prolonge, les populations se réfèrent de plus en plus à ses identités primaires pour leur
protection. A la faveur de la crise, le communautarisme se révèle au grand jour, tout comme il
l’a été au Liban durant la guerre civile. Car le communautarisme est un élément constitutif de
la société au Proche-Orient. Mais est-il un facteur majeur ou secondaire ? Cette question
mérite d’être posée car nous sommes toujours gênés, en particulier les géographes français,
devant cet objet. Ce qui n’est pas le cas des géographes anglo-saxons beaucoup plus
décomplexés devant cette question15. Il est vrai que nous avons eu une géographie coloniale
qui utilisait à outrance le communautarisme. Par réaction la nouvelle géographie marxiste,
puis marxienne et ensuite simplement modélisatrice, n’analysait plus la société qu’en terme de
classes ou de groupes sociaux, mais sans référence à l’ethnie ou la religion, jugés au mieux
comme des identités en voie de disparition. La montée en puissance de la notion de territoire,
au détriment de celle d’espace, nous oblige à nous pencher davantage sur les questions
d’identités. Les travaux de Guy Di Méo16 et de Paul Claval17, sur les identités locales ont
ouvert à la voie à toute une réflexion sur l’identité culturelle des territoires, et les diverses
conséquences politiques et économiques.
Guerre civile ou révolte d’un peuple opprimé par un régime dictatorial ? Lutte des classes ou
conflit identitaire ? La crise syrienne et les fractures qu’elle réactive dans les pays voisins
nous donnent matière à réfléchir sur les modes d’organisation sociale et les rapports entre les
groupes durant les périodes de crise tout en tentant de répondre concrètement à ces questions.
3- Une géopolitique à plusieurs échelles dans le cadre d’une certaine guerre froide.
Comment les géopolitiques locales se connectent-elles avec la géopolitique internationale et
comment réagissent-elles à la mondialisation. Dans son roman Le Rocher de Tanios18, Amin
Balanche Fabrice, « La crise syrienne : itinéraire de la transformation d’une révolution en guerre civile », Diplomatie, n°58, septembre
2012.
14
Balanche Fabrice, « Géographie de la révolte syrienne », Outre Terre, Octobre 2011, n°29.
15
Collignon Béatrice, « La géographie et les minorités », in Géographies anglo-saxonnes. Tendances contemporaines, Belin, 2001, pp.23-56.
16
Di Méo Guy, Les territoires du quotidien, Paris, L’Harmatan, 1996, 208 p. et Géographie sociale et territoire, Nathan Université, Paris,
1998, 317 p
17
Claval Paul, La Géographie culturelle, Nathan, Paris, 1995
18
Maalouf Amin, Le Rocher de Tanios, Éditions Grasset, Paris, 1993.
13
Maalouf, montre comment une querelle entre un village maronite et un village druze peut
déclencher une intervention internationale à travers le jeu des alliances. La même querelle
identitaire entraîna après l’attentat de Sarajevo l’Europe dans la première guerre mondiale. Le
Proche-Orient fait partie de ces zones tampons entre les puissances régionales et
internationales qui se prêtent à un conflit meurtrier depuis deux siècles. Jacques Lévy
remarque dans L’espace légitime19 que le conflit israélo-arabe ne s’est pas interrompu
mécaniquement avec la fin de la guerre froide, car il est de ces conflits que l’on peut qualifier
d’identitaire, de ces géopolitiques locales qui perdurent.
Avec la fin de la guerre froide, la mondialisation économique s’est étendue au Proche-Orient.
Mais dans cette économie de relation plus que de transaction, dans cette arène du capitalisme
des copains, les bienfaits attendus en termes de développement et de démocratisation se font
attendre. Certains réseaux sont activés par le libéralisme économique tandis que d’autres se
retrouvent marginalisés. Sans surprise les territoires gagnant sont les métropoles tandis que les
petites villes et les périphéries déclinent privés des investissements publics et du
protectionnisme économique en Syrie.
Le moteur de la mondialisation au Moyen-Orient est le GCC, ses excédents commerciaux
sont équivalant à ceux de la Chine, sa croissance annuelle est comprise entre 6 et 10% par an
depuis 2003, ce qui en fait le principal pourvoyeur d’investissements et réceptacle des
migrations de travail pour les pays de la région. Les pays du GCC forment un bloc
géopolitique, une « Sainte alliance » sunnite, sous parapluie américain qui craint par-dessus
tout l’Iran. Ce dernier, grâce à l’intervention américaine qui l’a débarrassé de Saddam
Hussein, a pu constituer un axe stratégique avec le Hezbollah libanais, la Syrie de Bachar el
Assad, l’Irak de Nouri al Maliki, qualifié abusivement de « Croissant chiite », qui dispose lui
aussi d’immenses réserves en hydrocarbures capable d’entretenir un conflit majeur dans la
région. La géopolitique et l’économie sont intimement liées au Proche-Orient, les deux pôles
géopolitiques régionaux sont liés à la nouvelle alliance internationale qui se dessine, avec
d’un côté l’OTAN et de l’autre le couple Chine-Russie. Une parenthèse de vingt années, où
les Etats Unis dominaient le monde, s’est donc achevée avec la crise syrienne. Les nouvelles
fractures géopolitiques internationales et régionales traversent le Proche-Orient, réactivant les
clivages communautaires et infra communautaires.
Le Proche-Orient connait un regain identitaire au profit des différentes communautés
confessionnelles, ethniques et locales, au détriment d’autres formes d’organisations sociales.
Mais s’agit-il vraiment d’un regain ou bien simplement d’une redécouverte de l’évidence par
les chercheurs ? La mondialisation a contribué à saper les bases des constructions nationales.
A la fin des années 1980, le mode de développement baathiste en Syrie était à bout de souffle.
Dans les années 1990, le Liban divisé par la guerre civile, n’est pas parvenu à reconstruire un
véritable Etat, dans le cadre d’une reconstruction prédatrice orchestrée par Rafic Hariri. La
population, sans la défense d’un Etat protecteur face à la mondialisation et aux menaces
internes, n’a d’autre choix qu’un repli sécuritaire sur ses structures primaires : la famille, le
clan, la communauté. Une opinion partagée par Jean Pierre Derriennic dans Les guerres
civiles : « privés de la protection d’un Etat minimalement efficace, beaucoup de gens se
réfugient dans des solidarités identitaires qui alimentent des conflits interminables »20. Ce
dernier précise dans son ouvrage que les guerres partisanes et socio-économiques devraient
d’ailleurs disparaître au XXIème siècle au profit des guerres civiles identitaires, ce qui n’exclus
pas des paramètres partisans et socio-économiques, mais mineurs par rapport à l’identitaire.
19
20
Lévy Jacques, L’espace légitime. Sur la dimension géographique de la fonction politique, Presses de Sc. Po., Paris, 1995, 442 p.
Derriennic Jean-Pierre, Les guerres civiles, Presses de Sciences Po, 2001, p. 269.
Les communautés constituent ainsi des groupes sociaux en quête de soutiens extérieurs pour
exister dans le cadre d’Etat affaiblis ou faillis.
Un des enjeux géopolitiques particulièrement mis en avant durant la période concerne les
nouveaux territoires de la production et du transport. La découverte potentielle de pétrole et
de gaz dans les eaux territoriales du Liban et de la Syrie est présentée par de nombreux
analystes comme un des ressorts du conflit, la Turquie, la Russie mais aussi le Qatar, sans
parler des Israéliens et des Chypriotes, ayant des intérêts divergents dans les scénarios de
valorisation et d’exportation de ces richesses potentielles.
B-Résultats attendus
Le premier objectif est de contribuer à la compréhension de la crise au Proche-Orient en
diffusant largement les résultats. Nous avons mentionnés plusieurs publications dans le
paragraphe précédent qui témoignent de la richesse de la production des membres du projet
sur le sujet. Désormais il s’agit de nous fédérer par des publications communes qui mettront
en valeur l’expertise « lyonnaise » sur le sujet.
Le colloque « Le Liban et la crise syrienne » organisé à Lyon en mars 2013 fera l’objet d’une
publication sous la forme d’un numéro spécial de la revue « Maghreb-Machrek » en janvier
2014. La revue Eurorient a déjà réservée les colloques futurs à Grenoble et Genève. Les autres
rencontres n’auront pas de difficultés à être publiées en raison du fort intérêt du public et des
chercheurs pour le sujet.
Le colloque prévu à Lyon en mars 2015 fera l’objet d’un ouvrage dont le titre s’impose
naturellement : « Le Proche-Orient et la crise syrienne : paradigmes en débat ». Le sujet est
assez vaste pour nourrir un ouvrage de référence sur le Proche-Orient. Plusieurs maisons
d’éditions sont susceptibles de nous publier : Karthala, les Editions du Cygnes et Demopolis.
La visibilité permanente du programme sera assurée par un blog. Il sera l’occasion de publier
rapidement les débats issus des séminaires et nos diverses interventions médiatiques. Ce blog
sera créé sur la plateforme Hypotheses mise à disposition par le CLEO/revues.org Les médias
nous sollicitent régulièrement pour avoir des informations sur la crise syrienne, nos pages
facebook et le site du GREMMO sont énormément fréquentées par des personnes désireuses
d’avoir de l’information. Ce blog permettra de multiplier les communiqués, les billets et
réflexions que nous avons sur le sujet et s’imposer comme une référence francophone à
l’exemple du « Syria Comments » de Josua Landis.
Divers sujets de master seront proposés aux étudiants désireux de s’inscrire dans ce
programme, en espérant que cela leur donne envie de poursuivre en thèse. Un de nos objectifs
est justement de susciter des vocations parmi les étudiants lyonnais. Les trois colloques que
nous avons organisés cette années 2012-2013 (« Le Kurdistan d’Irak : une entité en
construction », « Villes, espaces et pouvoirs dans le monde arabe et musulman », « Le Liban
et la crise syrienne » étaient ouverts aux étudiants, et nous avons eu le plaisir de les voir
assister nombreux aux séances. Les manifestations scientifiques sont l’occasion pour les
étudiants de réfléchir à leurs sujets de recherche et de se confronter concrètement à la
méthodologie et aux objectifs de la recherche.
Ce programme de recherche permet de renforcer le partenariat avec les collectivités locales et
les ONG. Entre 2008 et 2011, le GREMMO a travaillé en partenariat avec diverses ONG
françaises dans le cadre du programme : « Recherche et professionnels de l’humanitaire » qui
a donné lieu à un numéro spécial de la revue A contrario (n° 18, 2012/2, 150 p.) dirigé par
Jamie Furniss et Daniel Meier. : « Le laïc et le religieux dans l’humanitaire ». Après cet
échange fructueux les diverses ONG (MSF, MDF Handicap international et Triangle) nous
ont régulièrement sollicité pour notre expertise sur le monde arabe et musulman, et
particulièrement la crise syrienne en raison de l’importance des conséquences humanitaires.
Quant aux collectivités locales, en particulier le Grand Lyon, elles sont toutes autant
intéressées par cette expertise dans le cadre leurs opérations de coopération décentralisée.
C’est dans ce cadre que le Grand Lyon a co-financé le colloque « Le Liban et la crise
syrienne » car il s’inquiète de l’avenir de son partenariat avec Tripoli. A travers ce
programme nous aimerions changer d’échelle et être davantage sollicités par les autorités
nationales et européennes. Il s’agit de prouver que l’expertise n’est pas seulement concentrée
à Paris.
L’objectif plus institutionnel de ce programme est de structurer un pôle de recherche Monde
arabe et musulman contemporain à Lyon 2. L’université Lyon 2 compte un laboratoire
spécialisé sur le monde arabe et musulman, le GREMMO, mais également de nombreux
universitaires travaillant sur cette aire culturelle mais dispersés dans des équipes
disciplinaires, ce type de programme est l’occasion de les associer et de leur donner plus de
visibilité. Au-delà de Lyon 2, nous espérons créer un réseau de chercheurs en Rhône-Alpes et
Suisse (Saint Etienne, Lyon, Grenoble, Genève) à travers notamment nos collaborations dans
l’organisation des colloques de Grenoble en octobre 2013 (« La Turquie et la crise syrienne »)
et de Genève en décembre 2013 (« Les déplacements de population liés à la crise syrienne »).
C-Description et Echéancier des travaux
1-Approfondissements empiriques sur le terrain
La compréhension de la situation exige des travaux de terrain. La situation au Proche-Orient
est mouvante et exige d’être appréhendée directement. Les doctorants et les étudiants de
master nous fournissent de précieuses informations, mais cela implique que nous soyons
régulièrement sur le terrain pour pouvoir les suivre et constater de visu les processus en cours.
L’idéal serait que nous fassions chacun trois missions longues (deux semaines) au ProcheOrient durant les dix-huit mois du programme.
Le programme pourra être modifié en fonction de l’évolution de la crise, voire de
l’accessibilité au terrain syrien. A ce titre, il faut envisager plusieurs scénarios pour les deux
années à venir :
A- Un écroulement du régime de Bachar el Assad en 2013, suivit d’un rapide retour au
calme qui rend possible des missions en Syrie
B- Le conflit perdure encore pendant plusieurs années, ce qui interdit aux chercheurs
l’accès au terrain syrien. Mais la situation reste relativement calme dans le reste du
Proche-Orient
C- Le conflit perdure encore plusieurs années, le Liban fini par être déstabilisé à son tour,
ce qui réduit les missions à la Jordanie et au Kurdistan d’Irak.
D- Le régime de Bachar el Assad parvient à se rétablir en 2013-2014, mais la rupture des
relations diplomatiques avec la communauté internationale nous interdit de retourner
en Syrie.
Nous avons plutôt tendance à privilégier le deuxième scénario. Ce qui justifie notre
problématique à moyen terme : la crise syrienne et ses conséquences sur le Proche-Orient. Le
troisième scénario n’est cependant pas à exclure. Une sortie de crise rapide en Syrie est
souhaitable pour tout le monde, en particulier pour les Syriens, mais il est peu probable que
l’accès au terrain soit sécurisé ou autorisé (dans le cadre du quatrième scénario) pour les
chercheurs avant plusieurs années.
C’est donc plutôt en observateur extérieur qu’il faut envisager les recherches sur la Syrie. Le
Liban, la Jordanie et l’Irak constituent d’excellents postes d’observation pour ce travail, car
nous pouvons y recueillir des témoignages quant à la situation sur le terrain. A titre
d’exemple, lors de deux séjours à Erbil (décembre 2011 et mars 2012), nous avons pu réaliser
de nombreux entretiens auprès d’opposants kurdes syriens qui nous ont permis de mieux
comprendre la position des Kurdes dans la révolte syrienne. Ces deux séjours nous ont permis
également de repérer les fractures apparues en Irak à la faveur de la crise syrienne.
2-Rencontres scientifiques
Le programme de recherche commencera officiellement en octobre 2013 pour une période de
18 mois. Mais en fait nous avons déjà constitué une équipe informelle sur ce thème. Depuis le
début de la crise syrienne (mars 2011), les chercheurs de l’équipe se sont mobilisés à travers
de nombreux séminaires, conférences et publication. Les colloques sur le Kurdistan d’Irak en
octobre 2012 (Lyon 2-IFPO-Université d’Erbil) et surtout en mars 2013 : « Le Liban et la
crise syrienne » (Lyon 2 – Grand Lyon) ont contribué à l’élaboration de ce programme de
recherche. Les collègues de Saint Etienne Grenoble et de Genève sont désireux de collaborer
à cette recherche et de constituer ainsi un réseau régional. Deux rencontres sont déjà
programmées.
18 octobre 2013 : journée d’études à l’IEP de Grenoble : « Les enjeux internationaux de la
crise syrienne » durant laquelle seront traitées la question des kurdes et des alévis, la
géopolitique de l’énergie, le nouveau rôle régional de la Turquie.
23 octobre 2013 : journée d’études à l’USJ de Beyrouth : « Beyrouth entre mondialisation et
crise syrienne ».
Les processus d’intégration de Beyrouth dans la mondialisation et leurs conséquences sur
l’espace urbain. Depuis 20 ans quel bilan peut-on faire de la reconstruction de Beyrouth ? La
ville possède-t-elle les infrastructures publiques et privées capables d’en faire un pôle de
l’économie mondialisée ?
Les conséquences de la crise syrienne sur le développement de Beyrouth. Comment les
acteurs économiques réagissent-ils face à la crise syrienne ? Les chantiers immobiliers ont-ils
ralentis ? La place financière de Beyrouth est-elle toujours aussi prisée ? Comment les
activités économiques globalisées s’adaptent-elles à la situation ?
Février 2014 : Colloque à l’Université de Genève : « Les déplacements de population liés à la
crise syrienne ». Ce colloque intéresse particulièrement les autorités suisses qui sont
confrontés à l’afflux de réfugiés syriens. La situation de l’économie syrienne ne permettait
pas d’intégrer les masses de jeunes qui affluaient chaque année sur le marché du travail en
raison de la forte croissance démographique du pays. Le conflit a jeté sur les routes des
millions de Syriens, dont des dizaines de milliers commencent à arriver en Europe ce qui pose
le problème de leur accueil. Le colloque se divisera en deux parties : la situation économique
du pays avant et pendant le conflit, puis les mouvements migratoires.
Octobre 2014, atelier dans le cadre spécial Syrie dans le cadre du colloque « Renaissances
arabes et musulmanes » organisé à l’Université Lyon 2.
Trois journées d’études seront organisées ensuite pour traiter précisément des trois thèmes
définis dans le programme de recherche : mars 2014, octobre 2014, janvier 2015. Nous
inviterons à chaque fois au moins un collègue du Proche-Orient pour animer ces séminaires.
En mai 2015, nous terminerons le programme par un colloque final à Lyon : « Le ProcheOrient et la crise syrienne : paradigmes en débat ». Il marquera une étape majeure dans la
compréhension de cette crise régionale. La manifestation s’étendra sur trois journées. Elle
comprendra des séances plénières et des ateliers en parallèle. Un large appel à communication
sera lancé au printemps 2014.