BOY DAKAR
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BOY DAKAR www.lemasque.com Laurence Gavron BOY DAKAR Éditions du Masque 17, rue Jacob 75006 Paris Du même auteur John Cassavetes, Laurence Gavron et Denis Lenoir, Éditions Rivages Cinéma, 1986. Marabouts d’ficelle, collection Velours, Éditions Baleine-Le Seuil, 2000. ISBN 978-27024-3385-0 2008, Éditions du Masque, département des éditions Jean-Claude Lattès Tous droits de traduction, de reproduction, d’adaptation, de représentation réservés pour tous pays À Dakar, ma ville. À ceux qui me l’ont fait découvrir et aimer : Nafi et Idé Affogbolo, Jo Gaye, Willie boy, Batch, Mapie, Abel Semou Bop, BDB, feu Ameth Diallo, feu Djibril Diop Mambéty, Pape Thiam, Musaa Baydi Ndiaye, Thierno Saïdou Sall, feu Seydou Barry. À tous ceux qui m’ont adoptée et fait confiance : Merby, Habi Ndiaye, Karine Gueye, Laurence Maréchal et Nylaan Thiam, Sobel Ngom, Véro et Yali Diagne, Agnès BopTraoré et sa famille, Sylviane Diop et Nelly, Oumar Ndao, Pape Ndao, Awa Bass Ndao, Naphie Diop et Abib Ndiaye, Jacqueline Fatima Bocoum, Demba Ndiaye et Djenaba Dia, feu Tonton Buba Thiam Ndiaye, Hélène Lam, les gardiens, marchands de journaux et Ass le boucher du Point E, Arlette Diop et Mariétou Faye, Alioune Ndiaye et Jean Adamou, Fadel Gaye, Ablaye et Alpha Thiam, Pape Diatta, Habib Ndao et Abib Ndiaye, Babacar « ku baax » Seck, Dudsek, Boy Fall, la « Table Libre », Marie-José Crespin, Germaine Acogny et Chouchou, tous « mes » Wane, Moussa Dramé et sa famille, Valérie et Philippe Rouquet. Et aussi les mendiants de la Corniche, les vendeuses et les patrons des Fins Palais, les techniciens du CCF, Modou Mbodji, Riri Mbaye bien sûr, ma sœur, Seydina « maam booy » et Souleymane Faye, Madiama Dieng, feu Sega Sow, Doudou Doukouré et Tocatina, Abasse Ndione, feu Njaga Mbaye, Samba Diabaré Samb, Madiambal Diagne et Babacar Diop. Aux peintres et aux clodos, aux fous et aux musiciens, aux gens de la rue et aux notables. Merci à Maam Daawur Wàdd, grand spécialiste de la langue wolof, à Rone Camara, Buba Diallo, Christian Diop et Tata Annette, à Maître Michel Bass, pour leurs conseils judicieux À Corinne Bacharach, mon amie depuis 35 ans. À Variety, pour tout. Merci à J.B. Pouy pour son soutien, à Fadel Gaye pour sa patience et ses encouragements, à Sylvie Rozenker et JeanPaul Archie pour m’avoir supportée. À mon plus ancien ami, Bertrand Lebeau-Leibovici, pour son enthousiasme. À Tonton Cheikh Hamidou Kane, à Seydou Nourou Ndiaye. À tous les non-transhumants, fidèles à eux-mêmes et à leurs opinions. Toute ressemblance avec des personnes ayant réellement existé serait tout à fait fortuite. Souleymane/Jules Faye Le brigadier Souleymane Faye – qu’on appelait aussi Jules, Dieu sait pourquoi –, de la PJ de Médina, se trouvait encore au lit lorsqu’il reçut un appel de son supérieur, le commissaire Aziz Diagne. Jules Faye raccrocha le combiné, encore endormi. Ses mains cherchaient les fesses rebondies, cambrées, fermes et opulentes de la femme qui avait accompagné sa soirée, puis sa nuit. Comment s’appelait-elle déjà ? Rokhaya ? Awa ? Magatte ? Il ne réussissait à se souvenir que de ce fessier si élégant, large et haut placé, qui se balançait d’un côté à l’autre avec la régularité d’un métronome lorsqu’elle se déplaçait. La veille au soir, il était allé boire une dernière « ordinaire » chez Aida, avant de rentrer chez lui, après être descendu du boulot. Au comptoir, la vue de cette paire de fesses si impressionnantes l’avait rendu fou. Ses yeux s’étaient écarquillés en pétillant, ses lèvres légèrement ouvertes, humides, en un sourire béat. Quant au reste, je vous laisse imaginer à quelle vitesse tout s’était réveillé ! Ah, il n’avait certainement pas été déçu, Jules, de sa nuit ! C’était une déesse, au nom de Dieu, de Serigne Touba et de tous les prophètes ! Pas particulièrement jolie, non, mais un « backside » comme on disait en wolof anglicisé, un wong comme il en avait rarement vu. Et ils aimaient ça, les grosses fesses bien rondes, les Sénégalais, et particulièrement Jules Faye. 8 Laurence Gavron Il est vrai que le brigadier faisait partie de la fameuse catégorie des saay-saay ou autres bandits, c’est-à-dire des grands coquins devant l’Éternel, dragueurs impénitents, très accros à la chose et qui ne peuvent pas voir passer une femme sans la déshabiller des yeux, la scruter de haut en bas. C’est à peine s’ils ne se léchaient pas les babines, parfois, en les regardant, en leur parlant. Les appeler « macho » ne serait qu’une pâle allusion à ce qu’ils sont véritablement. Cela dit, il n’était malheureusement pas question de refaire un câlin, si savoureux pourtant, avec la fille ; il n’en aurait pas le temps, le devoir l’appelait. Ce foutu devoir, même le samedi, la nuit, le dimanche, tout ça pour un salaire de misère, payé avec un retard d’une régularité sans pareille, sauf lorsqu’il n’était pas payé du tout, ou trois mois plus tard, en raison des caprices d’un ministère, d’une banque, ou du président lui-même. C’étaient toujours les mêmes qui en prenaient pour leur grade : les fonctionnaires. Heureusement, il y avait les petits à-côtés, les billets verts ou bleus passés discrètement de la main à la main pour activer une affaire ou faire taire un témoin gênant – là, il fallait plusieurs billets ! –, donner un coup de pouce à un propriétaire de bar ou à un entrepreneur. Il fallait bien se débrouiller pour vivre, et ne pas vivre trop mal. Il tripota la fille quelques instants, assez pour se donner le courage de se lever, mais pas trop, afin de ne pas être tenté de rester au lit avec elle. – Tu m’attends, chouchou boy, je vais pas durer. J’ai encore du taf pour toi ! La fille émit un vague gémissement et se rapprocha du brigadier qui s’empressa de sortir du lit. Le vieil homme gisait inanimé, comme recouvert d’un halo de calme. Deux mouches voletaient autour de lui, rivalisant d’ardeur auprès de son corps sans vie, s’approchant de la tache de sang coagulé sur sa poitrine, non loin de ce cœur qui avait désormais, c’était certain, définitivement cessé de battre. Le brigadier Souleymane Faye n’imaginait pas une seconde que cet assassinat, ce petit crime de quartier, serait bientôt suivi de plusieurs autres. Que ces différents meurtres allaient faire trembler le régime en place et lui faire gagner des galons, à lui, l’éternel brigadier qui ne croyait plus guère à une montée en grade. Jules Faye regardait autour de lui, dans cette petite chambre de la Gueule Tapée, quartier proche de la Médina qui était le fief du flic au ventre rebondi. Première observation, aucun signe extérieur de richesse, ou alors le vieux saltigué 1 cachait bien son jeu. Allongé sur le dos, sa peau couleur chocolat chaud avait viré au verdâtre glauque, son teint tourné comme une mayonnaise ratée, les cheveux gris tirant de plus en plus sur le blanc, trop longs, mal peignés et pleins de nœuds, étaient ébouriffés autour de son visage dont l’éclat habituel avait disparu au profit de cet air absent, lointain, que donnait immédiatement la mort lorsqu’elle apparaissait. 1. Saltigué : quelqu’un qui possède un savoir traditionnel, guérisseur, féticheur. 10 Laurence Gavron Jules/Souleymane se grattait le menton d’un air songeur, tout en laissant vaquer son regard du corps du mort aux murs malheureusement plus peints depuis longtemps de la petite pièce. Quelques vieilles photos s’étaient envolées aux quatre coins de la chambre, sans doute à cause de la bagarre ante-mortem. Le sol était jonché de miettes, un peu de café froid s’était renversé et mélangé aux taches de sang, des bouts de ficelle et de corde côtoyaient des os d’animaux, des plumes, des noix de cola et plusieurs bocaux en ferraille datant de Mathusalem. D’un geste quasi automatique de sa main droite, Jules baissa les paupières du vieux, que personne n’avait eu l’occasion, ou ne s’était donné la peine, de clore.