Les menaces

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Dossier de l’environnement de l’INRA n°29
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Les menaces
Pertes d’habitats – Espèces envahissantes – La tomate, un alien ? – Des premiers
agriculteurs à l’agriculture intensive – Pesticides, nitrates, jardins et terrains de sport –
Menaces planétaires.
Régulièrement, des scientifiques se regroupent pour hiérarchiser les menaces qui pèsent sur la
biodiversité. Selon les spécialités représentées dans le groupe, le classement des accusés peut changer,
mais on retrouve toujours à peu près les mêmes : les pertes d’habitats, les destructions directes, la
fragmentation des milieux, l’agriculture intensive, différentes pollutions, les espèces invasives, voire
la démographie humaine et, depuis peu, les changements climatiques. Chacune des menaces repérées
mérite réflexion.
Pertes d’habitats
Distinguons d’emblée les pertes quasi-totales des transformations plus ou moins accentuées.
L’installation d’un centre commercial disposant de vastes parcs de stationnement est un bon exemple
du premier cas. En région parisienne, environ 3 000 km2 sont ainsi bétonnés ou bitumés. Pour autant,
les milieux urbains et suburbains ne sont pas totalement dépourvus d’une biodiversité à la richesse
parfois surprenante. Nous en reparlerons.
La plus grande part des pertes d’habitat résulte de changements d’usage. Ce peut être le passage d’un
milieu naturel à un milieu utilisé par l’agriculture, ou des modifications de pratiques agricoles.
Réfléchissons aux modifications profondes du paysage, et donc de la faune, qui ont suivi l’arrivée de
la culture du maïs-grain au Nord de la Loire après la seconde guerre mondiale. Ces changements
peuvent êtres considérables. À l’échelle mondiale on estime que 45 000 km² de milieux forestiers
disparaissent chaque année ! Dans notre pays, on se plaint de la disparition des surfaces ouvertes à
cause de la déprise agricole et, bien sûr, de celle des zones humides.
Parfois le changement est assez subtil. Ainsi, la substitution d’un boisement de pins de Douglas à des
espèces indigènes est bien une perte d’habitat. N’oublions cependant pas que la nature n’est pas figée,
que les successions écologiques sont la règle, et que les formations climaciques n’échappent pas à
cette règle à la suite de différents événements naturels (incendies, tempêtes…).
Parfois aussi, la perte d’habitat est la conséquence d’agressions technologiques, de projets
d’ingénieurs ne prenant pas toujours en compte les impacts écologiques. Tout le monde a entendu
parler de l’assèchement presque total de la mer d’Aral à cause de l’irrigation de la culture intensive du
coton ! Il faudrait aussi, s’agissant de pertes d’habitats, analyser les conséquences écologiques des
grands barrages, qui n’ont pas toujours été évaluées, sans oublier les pollutions chroniques, comme
celle des phosphates des lessives qui transforment de manière durable la qualité des milieux d’eaux
douces.
Espèces envahissantes
Très souvent placées parmi les plus importants facteurs contribuant à réduire la biodiversité, les
espèces envahissantes méritent de retenir notre attention. Encore faut-il savoir de quoi l’on parle !
Williamson (1996) définit l’invasion comme étant l’accroissement durable de l’aire de répartition d’un
taxon. Cette définition n’est pas très opérationnelle car, si l’on considère un grand laps de temps,
presque toutes les espèces pourraient être qualifiées d’envahissantes. Elle ne tient pas compte d’une
notion essentielle, le fait que la biodiversité soit toujours dynamique ; la figer peut rendre stérile toute
tentative de gestion.
Peut-on définir quelques caractéristiques d’invasion ? En premier lieu, je pense que chaque invasion
est un cas particulier. Si nous prenons le critère du rôle joué par l’homme nous trouvons, pour en rester
aux exemples les plus connus : le faisan de Colchide introduit dans la nature pour augmenter le
nombre d’espèces de gibier ; le ragondin qui a été introduit volontairement en Europe pour être élevé
en captivité d’où il s’est échappé pour se répandre au dehors. Mais en Asie centrale il a été
directement relâché dans le milieu naturel pour l’exploitation de sa fourrure.
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La Nature, singulière ou plurielle ?
Les menaces
D’autre part, personne ne sait vraiment si la tourterelle turque a bénéficié d’une aide indirecte de
l’homme pour effectuer en quelques dizaines d’années la conquête de l’Europe. En revanche, elle a été
introduite volontairement en Guadeloupe en 1976 par un homme qui souffrait de voir l’avifaune en
mauvais état après le passage d’un cyclone !
Le héron garde-bœuf africain a probablement traversé l’Atlantique pendant des siècles sans trouver de
conditions favorables, cependant au cours du siècle dernier il s’installe avec succès en Amérique, et
spécialement dans les Antilles, profitant du bétail apporté par les Européens. Dans le même temps, il
se répand dans le Sud de l’Europe, dont la France, alors que le bétail sauvage ou domestique y est
présent depuis des millénaires. On ne sait ce qui a changé, l’oiseau ou le climat ?
Au-delà de ces observations superficielles, on a parfois tenté de trouver des explications objectives à
ces invasions, sans grands succès à mon avis (Hengeveld, 1988). De même, on a voulu distinguer
l’espèce invasive qui a un effet négatif sur la biodiversité indigène, de celle qui n’induit que des
conséquences économiques… Oui, mais un insecte récemment apparu qui ne s’attaque qu’au maïs est
l’objet de traitements pesticides qui, eux, nuisent sûrement à la biodiversité. Notons que ces différents
exemples pourraient être complétés avec le règne végétal.
La tomate, un alien ?
La diversité des situations d’invasion ne doit pas nous empêcher d’agir. Et je regrette que notre
législation ne soit pas encore arrivée à trouver une manière simple et efficace de mettre fin aux
introductions volontaires qui se révèlent indésirables. Mais il ne faut pas non plus tomber dans un
excès de lutte contre l’organisme étranger. J’ai ainsi été surpris de trouver la tomate dans la liste des
espèces envahissantes que renferme le document d’objectifs d’une zone Natura 2000 de la Loire ;
alors que si l’on peut apercevoir un pied de tomate sur un vaste banc de sable, c’est le grand
maximum ! Il peut aussi y avoir prescription : je n’entends pas de plaintes au sujet du pissenlit, dont
on me dit qu’il est bien une plante envahissante, mais arrivée il y a plus de mille ans.
La situation doit cependant être prise au sérieux ; par exemple dans l’île de la Réunion où les plantes
exogènes posent de très gros problèmes. Rappelons aussi l’île de Guam, où l’arrivée d’un serpent a été
durement ressentie par l’avifaune (Aguon, 1993).
Bien entendu, la question des espèces jugées indésirables a suscité quelques controverses. Il arrive que
la lutte en faveur de la biodiversité indigène soit assimilée par quelques « penseurs » à une forme de
racisme, voire de génocide ! Dans le genre, les 237 pages de l’ouvrage de Theodoropoulos (2004)
atteignent des sommets étonnants. On peut d’ailleurs remarquer ici qu’en matière de protection de la
biodiversité le genre littéraire qui consiste à critiquer sévèrement la plupart des initiatives (espèces
protégées, réserves naturelles, Natura 2000, etc.) sans faire de propositions alternatives crédibles, est
très répandu !
Pour terminer, soulignons que l’acceptation ou le refus d’une espèce introduite comporte un aspect
social. L’introduction en France continentale du mouflon de Corse, population « marronne » du
mouton domestique (Vigne, 1989), n’a pas soulevé de protestations alors que celle du Sylvilagus
floridanus (une espèce de lapin à qui il arrive de ronger l’écorce des arbres) a fait l’objet de
manifestations défavorables et d’interdictions (Arthur & Chapuis, 1983). Les différences sociales entre
les différents promoteurs de ces introductions – le Sylvilagus étant le gibier du pauvre – apportent sans
doute une explication.
Des premiers agriculteurs à l’agriculture intensive
Les débuts de l’agriculture ont probablement eu un impact important et positif sur la biodiversité, en
diversifiant les milieux. On peut se poser des questions quant à la formation des flores et faunes de ces
nouveaux milieux qui devaient, au moins en partie, avoir existé sur des superficies restreintes pour être
capables d’une telle expansion. Bien que nous soyons surtout réduit aux hypothèses, nous pouvons
imaginer quelques conséquences des modifications apportées par les premiers agriculteurs. Ainsi,
Thomas (1993) estime que sur les 55 espèces de rhopalocères* (les papillons de jour) susceptibles de
se reproduire en Grande-Bretagne, 18 % ne se sont maintenues que grâce aux microclimats plus
cléments créés par l’agriculture, lorsque le climat s’est refroidi il y a environ 6 000 ans. On peut aussi
citer l’exemple des bocages, facteurs de diversité.
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Malheureusement, nous sommes bien obligé de tempérer ces remarques et de placer certaines formes
d’agriculture parmi les menaces ; en rappelant toutefois que la survie de l’homme implique forcément
qu’il soit une menace, même s’il est nécessaire de la minimiser. Force est de constater que le niveau de
vie des agriculteurs, la satisfaction des consommateurs et la protection de la biodiversité sont trois
objectifs difficilement compatibles. Même s’il s’agit de la mise en œuvre des trois piliers du
développement durable : social, écologique et économique.
Par ailleurs, les formes d’agriculture qui se présentent à nous sont diverses : agriculture
conventionnelle, agriculture biologique, agriculture intégrée, durable, raisonnée… et j’en passe ! En
fait, par rapport à notre préoccupation de protection de la biodiversité, ces différentes appellations
doivent être surtout évaluées d’après les quantités et qualités de pesticides et d’engrais utilisés, même
si ce ne sont pas les seuls critères importants.
Une analyse rapide montre que certaines de ces dénominations ne représentent pas un progrès en
terme de réduction des nuisances. Ceci étant, et sans chercher à entrer dans les détails, rappelons-nous
que nous détenons le record d’Europe de consommation de pesticides avec environ 74 500 tonnes
chaque année ! Il n’est pas nécessaire de posséder beaucoup d’imagination pour comprendre quel
impact peuvent avoir de tels déversements sur la faune des invertébrés et sur la faune et la flore en
général, par voie de conséquence.
Pesticides, nitrates, jardins et terrains de sport
Dans certains cas, des études à la fois globales et de longue durée viennent préciser l’importance des
menaces. Ainsi, Benton et ses collaborateurs (2002) ont travaillé sur les captures d’arthropodes,
réalisées pendant vingt-sept ans grâce à un piège aspirateur situé en Écosse. L’abondance des
arthropodes récoltés décline, mais pas de manière linéaire. Elle a été mise en relation avec huit
mesures de pratiques agricoles aux environs du piège, ainsi qu’avec des données climatiques.
Parallèlement, ces chercheurs ont suivi durant la même période quinze espèces d’oiseaux insectivores
fréquentant les terres cultivées. L’analyse des résultats montre bien qu’en dehors de toute fluctuation
du climat, les changements provoqués par l’agriculture – remembrement, réduction des surfaces non
cultivées et augmentation considérable des pesticides et engrais – sont responsables de la diminution
du nombre d’arthropodes. En conséquence, les raréfactions observées chez les oiseaux étudiés peuvent
être reliées aux variations quantitatives et qualitatives des ressources alimentaires.
Schifferli (2000) est arrivé à la conclusion que les oiseaux européens inféodés aux milieux cultivés
étaient bien plus menacés que ceux fréquentant les autres types d’habitat. Les oiseaux insectivores
sont menacés en premier lieu, mais il faut savoir que nombre d’espèces herbivores nourrissent leurs
oisillons avec un régime presque exclusivement composé d’invertébrés durant les premières semaines.
Petite note optimiste, cependant : les jachères créées par la politique agricole commune en Europe de
l’Ouest peuvent avoir des conséquences positives sur la biodiversité. Mais elles ont été mises en place
pour des raisons économiques, et non pas pour favoriser la biodiversité. Pour preuve, en 2004, la
Commission européenne a proposé de réduire de moitié les surfaces des jachères pour compenser la
faible récolte céréalière de 2003. Aucune évaluation de l’impact sur la biodiversité n’a, bien entendu,
été effectuée.
À propos d’agriculture encore, que dire des nitrates et de leurs effets dévastateurs sur de nombreux
écosystèmes, en particulier sur le littoral ? Ou encore des pesticides ? Faudra-t-il attendre pour agir
que leurs nuisances pour la santé humaine – qui atteignent en premier lieu les agriculteurs et leurs
familles – provoquent un scandale de santé publique ?
Ajoutons à nos griefs la question de l’eau. Sa pollution, sans doute, mais sa consommation parfois
excessive pour l’irrigation. Quand on lit que dans le Loiret des ruisseaux semblent définitivement
disparus, on ne peut que s’inquiéter. Rappelons-nous cependant, avant de trop nous indigner, des trois
exigences signalées plus haut (revenus des agriculteurs, intérêts des consommateurs et protection de la
biodiversité) et des difficultés rencontrées pour les rendre compatibles. Cette compréhension ne doit
pas cependant affaiblir nos exigences.
Si parfois on ne sait quelle solution de rechange offrir, il arrive que celle-ci soit évidente. Ainsi il n’est
nullement indispensable d’utiliser la bromadiolone pour lutter contre les ragondins, le piégeage serait
aussi efficace (mais moins rémunérateur pour certains).
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La Nature, singulière ou plurielle ?
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Bien sûr, nous disposons avec le plan d’action Agriculture de la Stratégie nationale pour la
biodiversité d’un certain nombre de propositions intéressantes, notamment s’agissant de l’interdiction
de certains insecticides. Malheureusement remplacer l’expression « pesticide » par le terme « produits
phytosanitaires » ne suffit pas à rassurer. Quand verrons-nous un plan concret destiné à réduire de
manière progressive, mais significative, les quantités de produits toxiques utilisés ? Quand le plan
interministériel pour les pesticides sera-t-il mis en application ?
Enfin, pour ne rien laisser dans l’ombre, rappelons qu’aux côtés de l’agriculture proprement dite, les
parcs, jardins et terrains de sport engazonnés représentent en France plus de 1,14 million d’hectares,
sur lesquels divers pesticides et engrais sont largement épandus (Girardin, 1994).
Menaces planétaires
De nombreux bouleversements d’origine anthropique peuvent venir perturber de vastes régions de la
planète, voire sa totalité. Se souvient-on de l’époque ou l’on retrouvait du DDT dans les œufs des
oiseaux du pôle Sud, ou des ravages sur les forêts européennes que provoquaient les pluies acides ?
Des mesures appropriées ont permis de réduire ces menaces. Pourrons-nous faire de même vis-à-vis
du phénomène que les Anglo-Saxons nomment « global change », le changement de climat dû à la
présence de plus en plus importante des gaz à effet de serre ? Ses conséquences peuvent sans doute
être prévues de manière globale s’agissant du niveau de la température moyenne du globe. Mais il
reste bien des inconnues : modification régionale des climats, sécheresse, fréquence des ouragans,
élévation du niveau de la mer, modifications des grands courants marins, les sujets d’inquiétude ne
manquent pas. Quant à nos capacités d’intervention, elles relèvent plus du politique que du
scientifique, et ne sont certes pas évidentes. Les refus de pays très développés, les légitimes aspirations
des pays les plus pauvres permettent-elles d’espérer une amélioration sensible ?
Par ailleurs, comment prévenir les effets du changement de climat sur la biodiversité ? On a préconisé
de créer des corridors Sud-Nord, permettant la remontée des espèces vers des latitudes nordiques, et
d’autres en montagne vers des altitudes plus élevées. On a même envisagé des translocations
(introduction, réintroduction, renforcement, etc.) pour des espèces menacées. Bien que ce genre de
migrations se soient bien produit à la fin de la dernière époque glaciaire – ou lors de la petite période
glaciaire du XVIIe – soyons prudents dans nos évaluations.
Par exemple, même si la température augmente, la photopériode ne change pas. Parfois aussi, même si
une espèce peut s’adapter au changement de température, elle peut ne pas supporter des changements
induits comme, par exemple, les conséquences de la remontée des arbres en montagne et la fermeture
des milieux ! Les réflexions en cours attirent l’attention sur bien d’autres sérieuses menaces. Ainsi on
a estimé qu’une montée du niveau de la mer de cinquante centimètres réduirait de 32 % les surfaces de
plage que fréquentent les tortues marines pour pondre (Fish et al., 2005) „
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